RECORD: Darwin, C. R. 1860. Voyages d'un naturaliste: l'Archipel Galapagos et les attolls de coraux. Translated by Mademoiselle A. de Montgolfier (Galapagos) & Madame S. W. Belloc (Attolls). Le tour du monde: 139-159.
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VOYAGES D'UN NATURALISTE
(CHARLES DARWIN).
L'ARCHIPEL GALAPAGOS ET LES ATTOLLS OU
ÎLES DE CORAUX.
1858. — INÉDIT.
L'ARCHIPEL GALAPAGOS.
Groupe volcanique. — Innombrables cratères. — Aspect bizarre de la végétation.
— L'île Chatam. — Colonie de l'île Charles. — L'île James. — Lac salé
dans un cratère. — Histoire naturelle de ce groupe d'îles. — Mammifères ;
souris indigène. — Ornithologie ; familiarité des oiseaux ; terreur de
l'homme, instinct acquis. — Reptiles ; tortues de terre ; leurs habitudes.
(Lors du voyage de circumnavigation entrepris par le
vaisseau de Sa Majesté britannique le Beagle, en 1838, sous
les ordres du capitaine Fitz Roy, M. C. Darwin offrit son
concours pour la partie scientifique, et spécialement pour les
recherches d'histoire naturelle et de géologie. Agréé par
l'Amirauté, il fit partie de l'expédition, et publia sous forme
de journal, à son retour, les nombreuses observations qu'il
avait recueillies, et qui font autorité dans le monde savant. Il
a exploré la plus grande partie de l'archipel Galapagos, peu
connu jusque-là, et en a signalé le premier les singulières
particularités. Ce chapitre et celui où il décrit et explique la
formation des atolls où îles de coraux de l'océan Pacifique,
sont parmi les plus intéressants d'un livre qui abonde en faits
curieux. M. Darwin ne se contente pas d'observer la surface
des choses : il les approfondit, les rapproche, les compare, et,
aidé de sa science et de sa perspicacité, en tire les inductions
les plus lumineuses. Ce caractère particulier de son talent fait
de lui un observateur hors ligne, et conserve à son ouvrage
tout l'attrait de la nouveauté.)
« L'archipel Galapagos consiste en dix principales îles,
dont cinq de plus grandes dimensions que les autres. Elles
sont situées sous l'équateur à environ six cents milles à
l'ouest des côtes de l'Amérique du Sud[1]. Toutes sont
formées de rocs volcaniques. Quelques fragments de granit,
altérés et en partie vitrifiés par la chaleur, peuvent à peine
faire exception. Plusieurs des cratères qui dominent les plus
grandes îles sont immenses et s'élèvent à plus de mille
mètres. Sur leurs flancs s'ouvrent d'innombrables orifices. Je
n'hésite pas à affirmer qu'il doit y avoir dans tout l'archipel
au moins deux mille cratères. Ils se composent de laves et de
scories, ou de couches de tuf finement stratifié ayant l'aspect
du grès : ces couches, d'une symétrie
admirable, ont eu pour
origine des éruptions de boue volcanique, sans mélange de
lave. Une circonstance remarquable, c'est que les lèvres ou
bords de chacun des vingt-huit cratères qui ont été explorés,
s'abaissent brusquement au sud ; parfois ils sont tout à fait
brisés et font brèche. Comme tous ces cratères se sont
probablement formés dans la mer, et que les vagues poussées
par les vents alizés et les grosses houles de l'océan Pacifique
réunissent leurs forces sur les côtes méridionales des îles,
cette singulière uniformité de brisure, dans des cratères
composés d'un tuf friable, s'explique aisément. Quoique cet
archipel soit placé directement sous l'Équateur, le climat est
loin d'y être aussi chaud qu'il l'est en général sous cette
latitude, ce qui semble dû en partie à la température
singulièrement basse des eaux qu'amène là le grand courant
du pôle austral. Il ne tombe de pluie dans les îles que pendant
une courte saison, et encore rarement et avec irrégularité.
Aussi les régions inférieures sont-elles très-stériles, tandis
qu'à une hauteur de trois à quatre cents mètres l'air est
humide et la végétation passablement abondante, surtout dans
les parties sous le vent qui, les premières, reçoivent et
condensent l'humidité de l'atmosphère.
L'île Chatam, dans l'archipel Galapagos. —
Dessin de E. de Bérard d'après un croquis inédit
de Ph. King, midshippman à bord du Beagle.
Le 17 septembre, au matin, nous abordâmes dans l'île
Chatam. Son profil se dessine arrondi et peu accentué, brisé
çà et là par des monticules, débris d'anciens volcans. Rien de
moins attrayant que le premier aspect. Un noir chaos de laves
basaltiques, jeté au milieu de vagues furieuses, couvert de
broussailles rabougries donnant à peine signe de vie. Le sol,
desséché sous l'ardeur du soleil de midi, embrasait l'air
étouffé et suffocant comme l'haleine d'une fournaise. Les
arbustes mêmes nous semblaient exhaler une senteur
désagréable. Quoique je fisse diligence pour recueillir le plus
de plantes possible, je n'en réunis que fort peu, si petites et si
misérables qu'elles eussent mieux figuré dans une flore
arctique que dans celle de l'Équateur. À très-peu de distance
les buissons paraissaient aussi nus que nos arbres en hiver, et
je fus quelque temps à découvrir que non-seulement presque
chaque plante avait toutes ses feuilles, mais que la plupart
étaient en fleurs. L'arbuste le plus commun est du genre des
euphorbiacées : un acacia et un grand cactus d'un port
bizarre, sont les seuls arbres qui fournissent un peu d'ombre.
Après la saison des pluies la verdure se montre sur quelques
points, mais pour disparaître bientôt. Le Beagle fit le tour de
l'île Chatam et jeta l'ancre dans plusieurs baies. Une nuit, je
couchai sur
un rivage où s'élevaient d'innombrables cônes,
noirs et tronqués. Du sommet d'une petite éminence, j'en
comptai soixante, tous terminés par un cratère plus ou moins
parfait, composé souvent d'un simple cercle de scories
rouges cimentées ensemble. Ils ne dépassaient la plaine de
lave que de vingt à trente mètres ; aucun n'avait été trèsrécemment
actif. La montagne, indiquée dans le dessin cidessous,
a 1000 à 1200 mètres de haut. C'est un volcan à
cime plate, avec de récentes coulées de lave sur les flancs
supérieurs : la base est parsemée de petits cratères. La surface
entière de l'île semble avoir été perforée comme un crible par
des vapeurs souterraines. La lave, soulevée dans son état
fluide, a formé çà et là de gigantesques boursouflures.
Ailleurs, les cimes de cavernes de semblable formation se
sont affaissées laissant béantes des fosses circulaires à bords
escarpés. La coupe régulière de ces nombreux cratères
donnait au pays un aspect artificiel qui me rappela vivement
les parties du Staffordshire où abondent les fonderies de fer.
Le jour était d'une chaleur brûlante, et c'était un rude labeur
que de gravir à travers un labyrinthe de broussailles ce sol
inégal et tranchant, mais je fus bien récompensé de ma peine
par l'étrangeté de ce site cyclopéen. Je rencontrai dans ma
course deux grosses tortues de terre, pesant bien au moins
chacune cent kilogrammes. L'une d'elles mangeait un
morceau de cactus ; à mon approche elle leva la tête, me
regarda et s'éloigna avec une majestueuse lenteur ; l'autre
poussa un sifflement
aigu, et retira sa tête sous sa carapace.
Ces énormes reptiles, encadrés de lave noire, de broussailles
nues, de grands cactus, m'apparaissaient comme des animaux
antédiluviens. Quelques rares oiseaux à plumage terne, ne
s'inquiétaient pas plus d'eux que de moi. Le 23, le Beagle fit
voile pour l'île Charles. L'archipel Galapagos a été
longtemps fréquenté, d'abord par les boucaniers, et plus tard
par les pêcheurs de baleines. Mais il n'y a guère plus de six
ans qu'une petite colonie s'y est fondée. Les habitants, au
nombre de deux ou trois cents, sont presque tous gens de
couleur, bannis pour crimes politiques de la république de
l'Équateur, dont Quito est la capitale. Ils se sont établis à
quatre milles et demi dans l'intérieur des terres, à une
élévation d'environ trois cent cinquante mètres. Pour nous y
rendre nous traversâmes des broussailles pareilles à celles de
l'île Chatam ; plus haut les bois devinrent verts et dès que
nous eûmes franchi la crête de l'île, une vivifiante brise du
sud nous souffla au visage, et nos yeux se reposèrent avec
délices sur une végétation vigoureuse. Dans cette haute
région croissent en abondance de robustes graminées et des
fougères herbacées ; il n'y en a pas d'arborescentes. Nulle
part je ne vis un seul individu de la famille des palmiers, ce
qui me surprit d'autant plus qu'à trois cent soixante milles au
nord l'île des Cocos emprunte son nom à la multiplicité de
ces fruits. Les maisons, irrégulièrement bâties sur un plateau,
sont entourées de cultures de patates et de bananes. On ne
saurait se figurer avec quel plaisir nous contemplions de la
boue noire après avoir été si longtemps aveuglés par le sol
poudreux du Pérou et du Chili septentrional. Bien que
pauvres, les habitants trouvent moyen de vivre. Il y a dans les
bois beaucoup de porcs et de chèvres sauvages ; mais la
principale nourriture animale est la chair de tortue. Le
nombre de ces reptiles a fort diminué dans l'île, et cependant
deux jours de chasse suffisent pour assurer l'alimentation de
la colonie le reste de la semaine. Autrefois un seul vaisseau
en enlevait jusqu'à sept cents, et l'équipage d'une frégate, il y
a quelques années, amena en un jour deux cents tortues sur la
plage. Le 29 septembre, nous doublâmes l'extrémité sudouest
de l'île d'Albemarle ; un calme plat nous retint dans ses
eaux, entre elle et l'île de Narborough. Toutes deux sont
couvertes d'immenses déluges de laves noires et nues, qui ont
débordé incandescentes des cimes de vastes cratères, et se
sont étendues à plusieurs milles sur le rivage. Des éruptions
ont eu lieu de mémoire d'homme, et nous vîmes un petit jet
de fumée s'élever en spirale au-dessus des plus hauts
sommets de l'île d'Albemarle, où nous jetâmes l'ancre le soir
dans l'anse de Bank, qui n'est autre chose que la brèche d'un
cratère de tuf. Le lendemain matin, j'allai à la découverte ; au
sud se trouvait un autre cratère de forme elliptique, d'une
symétrie remarquable ; son axe avait un peu moins d'un
mille, et sa profondeur atteignait environ cent soixante-cinq
mètres. Au fond brillait un lac dont le centre était occupé par
un tout petit cratère faisant îlot. Le jour était d'une chaleur
accablante ; l'eau paraissait limpide et bleue. Je descendis en
courant la pente cendreuse ; à demi suffoqué, j'essayai
d'étancher ma soif. Hélas ! c'était de la saumure !
Baie de la Poste, dans l'île Floriana, archipel
Galapagos. — Dessin de E. de Bérard d'après
l'atlas de la Vénus.
Sur les rochers de la côte fourmillaient de grands lézards
noirs, longs de cent vingt à cent trente centimètres : une autre
laide espèce de ces sauriens, d'un brun jaunâtre, habite les
collines ; nous en rencontrâmes plusieurs. Ils s'écartaient
gauchement de notre chemin, et regagnaient leurs trous.
Toute la partie nord de l'île d'Albemarle est d'une complète
stérilité.
Le 8 octobre, nous touchâmes à l'île James, baptisée il y a
longtemps, ainsi que l'île Charles, du nom des Stuarts. M.
Bynoe, moi et nos domestiques, fûmes déposés à terre pour y
passer une semaine, munis de provisions et d'une tente,
tandis que le Beagle allait faire de l'eau. Nous y trouvâmes
des Espagnols, venus de l'île Charles, pour sécher du poisson
et saler de la viande de tortue ; à environ six milles de la côte,
à une élévation de près de sept cents mètres, ils avaient
construit une hutte qu'habitaient deux hommes, dont l'emploi
était d'attraper des tortues, tandis que leurs compagnons
pêchaient sur la plage.
L'île Charles, dans l'archipel Galapagos. —
Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de la
Vénus.
Je leur fis deux visites, et reçus d'eux une nuit l'hospitalité.
De même que dans les autres îles les régions supérieures se
parent d'une verte et florissante végétation, grâce aux nuages
qui restent bas et entretiennent l'humidité. Le terrain est
même assez spongieux pour que de robustes cypéracées s'y
développent et couvrent de grands espaces, où niche et
multiplie un très-petit râle d'eau. Tant que nous restâmes sur
ces hauteurs nous n'eûmes d'autre nourriture que la chair de
tortue. Le plastron rôti avec ce qu'il contient (carne con
cuero, à la façon des Gauchos) est un mets savoureux, et les
jeunes tortues font d'excellente soupe ; mais la viande en
elle-même me semble médiocre.
Un jour, nous fîmes avec les Espagnols une excursion dans
leur bateau baleinier à une salina. Une fois débarqués nous
eûmes à franchir une rugueuse couche de lave, qui entourait
presque complètement le cratère de tuf, au fond duquel est le
lac salé. L'eau n'a que trois à quatre pouces (huit à dix
centimètres) de profondeur et repose sur un lit de sel blanc,
admirablement cristallisé. Le lac, tout à fait circulaire, est
bordé d'une frange de plantes grasses d'un vert brillant ; les
parois presque à pic du cratère sont revêtues d'arbustes, et
tout le site est à la fois pittoresque et curieux. Peu d'années
auparavant, l'équipage d'un navire frété pour la pêche des
veaux marins, attira son capitaine dans ce lieu écarté, et l'y
assassina. Nous vîmes son crâne gisant au milieu des
broussailles.
Pendant la plus grande partie de notre séjour le ciel fut
sans nuages. Si le vent cessait une heure de souffler, la
chaleur devenait intolérable ; deux jours de suite le
thermomètre s'éleva sous la tente à 93°, mais en plein air,
exposé au vent et au soleil, il ne dépassait pas 85°. Enfoui
dans du sable de couleur brune il monta immédiatement à
137°, et je ne sais où il se fût arrêté, l'échelle n'allant pas au
delà de ce chiffre. Le sable noir était encore plus chaud, et
nous brûlait à travers l'épaisseur de nos bottes.
L'histoire naturelle de ces îles est éminemment curieuse.
La plupart de leurs productions organiques sont des créations
aborigènes et ne se rencontrent nulle autre part.
Parmi les races mammifères terrestres, une souris (mus
galapagoensis) peut être considérée comme indigène. Autant
que j'ai pu m'en assurer, elle est particulière à l'île Chatam,
la plus orientale du groupe, et se rattache à une division de la
famille des souris caractéristique de l'Amérique. À l'île
James se trouve un rat assez distinct de l'espèce commune
pour que M. Waterhouse ait cru devoir le classer à part ; mais
comme il appartient à une des divisions de la famille des
rongeurs de l'ancien monde et que depuis cent cinquante ans
cette île est fréquentée par des vaisseaux, je penche à croire
que, primitivement importés, les aïeux de ce rat ont fait
souche d'une variété, résultat du changement de climat, de
nourriture et de sol. Il se peut aussi que la souris de Chatam
soit une modification de l'espèce américaine : car j'ai vu,
dans une des parties les moins fréquentées des Pampas, une
souris native habiter le toit d'une hutte nouvellement bâtie ;
sa transportation à bord d'un navire n'est donc pas chose
improbable.
J'ai obtenu vingt-six espèces d'oiseaux de l'intérieur des
terres, tous spéciaux à l'archipel, sauf un pinson de
l'Amérique du Nord (dolychonyx oryzivorus) qui, sur ce
continent, étend son vol jusqu'au 54e degré de latitude
septentrionale. Il fréquente en général les marais. Les autres
espèces se composent : 1o d'un faucon, dont la curieuse
structure tient du busard et du groupe américain de polybores,
qui se repaissent de charogne : il se rattache à ces derniers par
les habitudes et le son de la voix ; 2o de deux hiboux,
représentants de la chouette blanche d'Europe à oreilles
courtes ; 3o d'un roitelet ou troglodyte, de trois tyrans-gobemouches
et d'un ramier ; 4o d'une hirondelle qui ne diffère de
la progné purpurea des deux Amériques que par sa petitesse
et la couleur terne de son plumage ; 5o de trois espèces de
merles ou oiseaux moqueurs, type essentiellement américain.
Le reste forme un bizarre assemblage de pinsons, ayant tous
des rapports entre eux, et néanmoins différant assez les uns
des autres pour qu'on en distingue treize groupes, divisés en
quatre sous-groupes. Il faut en excepter le cactornis, importé
de l'île de Bow, et qu'on voit souvent grimper le long des
fleurs du grand cactus. Les autres espèces de pinsons
confondues ensemble picorent par bandes sur le sol aride des
terres basses. Les mâles sont d'un noir de jais, et les femelles
généralement brunes. Un fait curieux est la parfaite gradation
des becs dans les différents genres des geospiza : ce qui
semblerait indiquer que, par suite de la disette primitive
d'oiseaux dans l'archipel, la nature a modifié une seule
espèce pour des buts divers. On peut
aussi conjecturer que le
faucon busard a petit à petit dérogé de sa coutume de se
nourrir d'une proie vivante qu'il attaque et tue, et qu'il en est
arrivé à se repaître de cadavres comme le polybore du
continent américain.
Archipel Galapagos. — Aiguade de l'île Charles. — Dessin
de E. de Bérard d'après l'atlas de la Vénus.
Je n'ai pu réunir que onze espèces d'échassiers et
d'oiseaux aquatiques, dont trois seulement sont aborigènes, y
compris un râle qui ne quitte pas les humides sommets des
îles, et une mouette, que j'ai été surpris de trouver
particulière à cet archipel, vu les habitudes errantes de cet
oiseau. La proportion minime de trois espèces nouvelles de
palmipèdes et d'échassiers sur onze, comparées aux vingtcinq
espèces nouvelles sur vingt-six habitant l'intérieur des
terres, s'explique par le grand parcours des oiseaux
aquatiques dans toutes les parties du globe. La même loi
s'étend aux coquillages de mer et d'eau douce, et à un
moindre degré aux insectes de cet archipel. La plupart des
oiseaux de terre ou de rivages, importés et aborigènes, se
distinguent de leurs congénères par leur petitesse et la teinte
foncée de leur plumage. Sauf un roitelet à gorge d'un beau
jaune et un tyran-gobe-mouche à huppe et poitrine écarlates,
aucun ne se pare des brillantes couleurs qui semblent
l'apanage des régions équatoriales. Oiseaux, plantes, insectes,
ont l'aspect grêle, terne, misérable, et le caractère du désert,
comme dans le sud de la Patagonie. On peut en conclure que
le haut coloris des productions des tropiques ne tient ni à la
chaleur, ni à la lumière de ces zones, mais à quelque autre
cause, peut-être à des conditions d'existence plus favorables
à la vie.
Les oiseaux de l'intérieur sont étonnamment privés, surtout
les merles moqueurs, les pinsons, les roitelets, les gobemouches,
les pigeons et les busards. Tous s'approchaient
assez pour qu'on pût les tuer d'un coup de badine ou les
abattre, comme je l'ai moi-même essayé, avec un chapeau ou
un bonnet. Un fusil est presque inutile ici ; avec le bout du
canon je poussai un faucon perché sur une branche, et le fis
déguerpir. Un jour que j'étais couché à terre, un merle vint se
poser sur le bord d'une écuelle faite d'écaille de tortue que je
tenais à la main, et se mit tranquillement à boire ; je levai le
vase sans qu'il s'envolât. J'ai tenté d'attraper ces oiseaux par
les pattes, et peu s'en est fallu que je ne réussisse. Il paraît
qu'autrefois ils étaient encore plus familiers qu'à présent.
Cowley dit en 1684 : « Les tourterelles sont si peu craintives
qu'elles se posent sur nos chapeaux et nos épaules, de
manière qu'on peut les prendre vivantes. Elles n'avaient nulle
terreur de l'homme, jusqu'à ce que quelqu'un des nôtres,
ayant tiré sur elles, les eût mis en défiance. » Dampierre dit
aussi, à la même époque, qu'un homme pouvait facilement en
tuer six à sept douzaines en se promenant le matin.
Aujourd'hui quoique très-privées, elles ne perchent pas sur la
tête des gens et ne se laissent pas massacrer en si grand
nombre. Il est surprenant qu'elles ne soient pas devenues tout
à fait sauvages, car depuis que les boucaniers et les baleiniers
fréquentent ces îles, les matelots qui parcourent les bois pour
trouver des tortues, se font un méchant plaisir d'abattre les
pauvres oiseaux. Dans l'île Charles, colonisée depuis six ans,
je vis un jeune garçon assis près d'une source, une baguette à
la main ; il s'en servait pour tuer les tourterelles et les pinsons
à mesure qu'ils venaient boire. Il en avait déjà un petit tas
qu'il destinait à son dîner. C'était, disait-il, sa façon
habituelle de s'approvisionner. Il semble que les oiseaux de
cet archipel n'ayant pas encore appris que l'homme est de
tous les animaux le plus dangereux, s'en préoccupent aussi
peu que les ombrageuses pies se préoccupent en Angleterre
des vaches et des chevaux au pâturage. Une preuve que cette
familiarité ne tient pas à l'absence des rapaces dans les îles
Galapagos, c'est que la même disposition existe chez les
oiseaux des îles Falkland, où se trouvent des renards, des
milans, des hiboux. Cependant l'oie des montagnes y bâtit
son nid sur des îlots, montrant par là qu'elle connaît le danger
du voisinage du renard, mais elle se laisse approcher par
l'homme. Cette confiance contraste fortement avec les
habitudes de la même espèce dans la Terre de Feu où,
persécutée depuis des siècles par les sauvages habitants, elle
est devenue si défiante, qu'il est aussi difficile d'en tirer une
que de chasser l'oie sauvage en Angleterre, tandis qu'aux îles
Falkland un chasseur peut en un jour abattre plus que sa
charge de ce gibier. Au dire de Pernety, en 1763, le petit
opeliorhynchus venait presque percher sur son doigt, et
cependant il ajoute qu'il était dès lors impossible de tuer le
cygne à col noir. Cet oiseau de passage apportait
probablement avec lui la sagesse qu'il avait puisée en pays
étrangers.
On peut conclure de ces faits et de beaucoup d'autres
analogues, que la terreur de l'homme chez les oiseaux est un
instinct particulier, qui ne s'acquiert qu'au bout d'un certain
temps, même quand il y a persécution, et qui se transmet par
l'hérédité, à travers des générations successives. Ainsi en
Angleterre où, comparativement, très-peu de jeunes oiseaux
sont pourchassés, les petits, même au sortir du nid, ont peur
de l'homme. Au contraire, quoique rudement poursuivis et
massacrés par lui aux îles Falkland et dans l'archipel
Galapagos, ils n'ont pas encore appris cette terreur salutaire.
Quels dégâts ne doit donc pas faire dans un pays
l'introduction de toute nouvelle bête de proie, avant que les
instincts des animaux indigènes se soient adaptés à la ruse ou
à la force du nouveau venu.
Archipel des Galapagos : Oiseaux : Pyrocephalus nanus (en
haut), Tenagra Darwin (ailes déployées), Sylvicola aureola
(au-dessous à droite), Coctarnis assimilis (sur la pierre). —
Reptile : Leiocephalus Grayi. — Dessin de Rouyer d'après
l'atlas du voy. de l'Aventure et du Beagle.
La classe des reptiles est, sans contredit, celle qui donne le
caractère le plus tranché à la zoologie des îles Galapagos. Il y
a peu d'espèces, mais les individus sont extraordinairement
nombreux. Un petit lézard se rattache à un genre de sauriens
de l'Amérique du Sud ; deux espèces (probablement plus) de
l'amblyrhynchus forment un ordre particulier à cet archipel.
On y trouve en grand nombre un serpent identique au
psammophis temminckii du Chili, à ce que m'apprend M.
Bibron. Il y a, je crois, plus d'une espèce de tortues de mer, et
deux ou trois espèces terrestres. Les crapauds et les
grenouilles ne s'y rencontrent nulle part ; j'en fus d'autant
plus surpris que les taillis humides des hautes régions
tempérées me semblaient leur convenir à merveille. Je me
rappe-
rappelai la remarque faite par M. Bory de Saint-
Vincent, qu'aucuns de ces batraciens n'habitent les îles
volcaniques des grands océans. Cela semble vrai pour la mer
Pacifique, et même pour les grandes îles de l'archipel
Sandwich ; mais dans l'océan Indien, l'île Maurice fait en
apparence exception : j'y ai vu en quantité le rana
mascariensis : elle habite également les Séchelles,
Madagascar et Bourbon. Si l'on en croit les rapports de
divers voyageurs, il n'existait en 1669 d'autres reptiles à
Bourbon que des tortues, et on avait essayé en 1768
d'introduire des grenouilles à Maurice. L'absence d'espèces
indigènes de cette famille dans les îles océaniques est
d'autant plus remarquable que les lézards y fourmillent sur
les moindres îlots. Cette différence ne peut-elle avoir pour
cause la facilité avec laquelle les oeufs de ces sauriens,
protégés par des coquilles calcaires, surnagent et sont
transportés à travers l'eau salée, tandis que le frai gélatineux
des grenouilles se dissout et se disperse ? La testudo nigra,
ou tortue noire se trouve sur toutes les îles de l'archipel
Galapagos, ou du moins sur le plus grand nombre. Elle
fréquente de préférence les hauteurs humides, mais elle vit
aussi dans les parties basses et stériles ; elle atteint parfois
des dimensions gigantesques. Le vice-gouverneur de la
colonie nous dit en avoir vu plusieurs si grosses qu'il fallait
sept à huit hommes pour les enlever de terre. Quelques-unes
ont donné jusqu'à deux cents livres de chair. Les vieux mâles
sont les plus gros et se reconnaissent à la longueur de la
queue : les femelles rivalisent rarement de grosseur avec eux.
Les tortues qui habitent les îles où il n'y a point d'eau, ou qui
se tiennent dans les terrains arides et bas, font leur principale
nourriture du succulent cactus : celles qui hantent les régions
supérieures se repaissent des feuilles de différents arbres,
d'une espèce de baie acide et âpre, appelée guayarita, et aussi
d'un lichen verdâtre et filamenteux (usnera plicata) qui pend
par tresses aux branches des arbres. Elles aiment beaucoup
l'eau, en absorbent de grandes quantités, et se vautrent
volontiers dans la boue.
Traduit par Mlle A. DE MONTGOLFIER.
(La suite à la prochaine livraison.)
1. ↑ Elles appartenaient alors à la République de l'Équateur, qui, en 1855, les
a vendues aux États-Unis.
VOYAGES D'UN NATURALISTE
(CHARLES DARWIN).
L'ARCHIPEL GALAPAGOS ET LES ATTOLLS OU
ÎLES DE CORAUX.
1858. — INÉDIT.
L'ARCHIPEL GALAPAGOS[1].
Tortues de terre ; leurs habitudes ; lézard aquatique se nourrissant de plantes
marines ; lézard terrestre herbivore, se creusant un terrier — Importance des
reptiles dans cet archipel où ils remplacent les mammifères. — Différences
entre les espèces qui habitent les diverses îles. — Aspect général américain.
Les sources, que possèdent seules les plus grandes îles de
l'archipel Galapagos, sont toujours situées au centre et à une
hauteur considérable. Les tortues des basses terres, sont donc
obligées de faire de longs voyages pour se désaltérer. De là,
ces sentiers larges et bien battus qui divergent en tous sens
des sources vers les bords de la mer. Ce fut en les suivant que
les Espagnols découvrirent pour la première fois les
fontaines. Lorsque je débarquai à l'île Chatam, je ne pouvais
imaginer quel était l'animal qui voyageait si méthodiquement
le long de ces chemins choisis et nettement tracés. C'est un
curieux spectacle de voir aux abords des sources plusieurs de
ces énormes reptiles, une compagnie montant à la file,
empressée, le cou tendu, et une autre s'en retournant après
avoir bu son soûl. Dès qu'elle arrive à l'eau, la tortue, sans
s'inquiéter des regardants, y plonge sa tête jusque par-dessus
les yeux, et avale goulûment de grandes gorgées ; dix environ
à la minute. Les habitants assurent qu'elle passe trois ou
quatre jours dans le voisinage, avant de redescendre vers les
basses régions : mais ils diffèrent sur la fréquence de ces
visites, que règle probablement le genre de nourriture de
l'animal. Il est cependant certain que les tortues peuvent
exister même sur les îles où l'on ne trouve d'autre eau que
celle qui tombe du ciel pendant le peu de jours pluvieux de
l'année.
Je crois qu'il est avéré que la vessie de la grenouille agit
comme réservoir et entretient l'humidité nécessaire à la vie
de l'individu : il en est de même de la tortue. Quelque temps
après sa visite aux sources la vessie est dilatée par la présence
du fluide qui décroît, dit-on, graduellement et devient de
moins en moins pur. Quand les colons, parcourant les basses
terres, sont surpris par la soif, ils tirent parti de cette
circonstance, et boivent le contenu de la vessie. Dans une
tortue que je vis tuer, cette eau était tout à fait limpide, et
n'avait qu'une très-légère amertume ; néanmoins, celle que
renferme le péricarde passe pour la meilleure, et se boit la
première.
Les tortues, qui se dirigent vers un point fixe, cheminent de
jour et de nuit, et arrivent beaucoup plus tôt au but qu'on ne
le supposerait. En marquant d'avance quelques individus, les
habitants ont constaté qu'elles font à peu près huit milles
(douze à treize kilomètres) en deux ou trois jours. J'en vis
une que j'observais, faire cinquante-cinq mètres en dix
minutes, ce qui suppose environ trois cents mètres à l'heure,
ou six à sept kilomètres par jour, en lui accordant un peu de
temps pour manger en route. Dans la saison où les mâles et
les femelles se rassemblent, le mâle pousse un mugissement
rauque qui s'entend d'assez loin, et annonce aux chasseurs
qu'il peut les prendre par paire. En octobre, lors de mon
passage, c'était l'époque de la ponte. Sur un sol sablonneux,
la femelle dépose ses oeufs ensemble et les recouvre de sable,
mais sur un terrain de roc, elle les laisse tomber
indifféremment dans le premier trou venu ; mon compagnon
en trouva sept dans une fissure. Ils sont blancs, sphériques,
plus gros que les oeufs de poule. Les petits, à peine éclos, sont
dévorés en grand nombre par les busards. Les vieilles tortues
meurent en général d'accident, souvent par suite de chutes
dans des précipices, du moins plusieurs habitants des îles me
dirent n'en avoir jamais trouvé de mortes sans quelque cause
évidente. Ils croient que ces animaux sont complètement
privés du sens de l'ouïe. Il est certain qu'ils n'entendent pas
marcher derrière eux, même très-près. C'était toujours pour
moi un sujet d'amusement, quand je surprenais une grosse
tortue, cheminant pas à pas,
de voir avec quelle promptitude,
aussitôt que je la dépassais, elle rentrait sa tête et ses pattes,
poussait un long sifflement, et s'affaissait à terre avec un
bruit sourd. Il m'est souvent arrivé de monter sur leur dos ; je
frappais quelques coups sur l'arrière partie de la carapace,
elles se relevaient et marchaient, mais il m'était très-difficile
de me maintenir en équilibre. La chair, tant fraîche que salée,
est d'une grande ressource ; on tire de la graisse une huile
parfaitement claire. Quand un des habitants attrape une
tortue, il pratique une incision dans la peau près de la queue,
pour voir s'il y a une certaine épaisseur de graisse sous la
plaque dorsale ; si l'animal ne se trouve pas gras à point, on
le relâche, et il guérit de cette étrange et cruelle opération. Il
ne suffit pas pour s'assurer des chersites ou tortues de terre,
de les retourner sur le dos, comme on fait des thalassites, ou
tortues marines. Les chersites parviennent souvent à se
remettre sur leurs pattes.
Amblyrhinchus cristatus, iguane des îles
Galapagos.
L'amblyrhinchus, genre de lézard remarquable, ne s'étend
pas au delà de cet archipel. Il y en a deux espèces, l'une
terrestre, l'autre aquatique. Cette dernière (A. cristatus) a été
décrite par M. Bell, qui, d'après sa courte et large tête, ses
fortes pattes d'égale longueur, jugea que ses habitudes
devaient être particulières, et différentes de celles de son plus
proche allié, l'iguane. Il est très-commun dans toutes les îles
du groupe, et vit exclusivement sur les plages rocailleuses de
la mer. On n'en trouve jamais au delà de huit ou neuf mètres
du rivage. C'est une créature stupide, lente à se mouvoir,
d'un aspect hideux, d'un noir sale. Il a habituellement un
mètre de long, quelquefois un peu plus, et pèse de quinze à
vingt livres. Ceux de l'île d'Albemarle sont les plus gros. La
queue est aplatie de côté, et les doigts des quatre pattes sont
en partie palmés. On les voit nager à quelques centaines de
mètres de la côte. Le capitaine Collnett dit dans son voyage :
« Ils vont pêcher à la mer par troupes, et se sèchent au soleil
sur les roches ; ce sont des alligators en miniature. » Ils ne
vivent cependant pas de poisson. Ce lézard nage avec
beaucoup de rapidité et d'aisance. Il imprime à son corps et à
sa queue un mouvement ondulatoire, tandis que ses pattes
restent immobiles et se collent à ses côtés. Un des hommes
du bord en prit un, et le rejeta à la mer après l'avoir attaché à
une lourde sonde : il croyait l'avoir infailliblement tué. Au
bout d'une heure, il tira la corde, et l'animal revint à la
surface, aussi alerte et aussi vivace qu'auparavant. Les
membres et les pattes sont admirablement conformés pour
ramper sur les masses de lave raboteuses et déchirées, qui
partout forment la plage. On voit souvent un groupe de six ou
sept de ces hideux reptiles, étalés sur les roches noires, à
quelques pieds au-dessus du ressac, se chauffant au soleil, les
pattes étendues.
Côtes de l'île Albemarle, dans l'archipel Galapagos. —
Dessin de E. de Bérard d'après une aquarelle de sir Charles
Lyell communiquée par M. Darwin.
J'ai ouvert l'estomac de plusieurs et l'ai trouvé très-dilaté
par les débris d'une herbe marine (ulvæ), qui s'épanouit en
minces feuillets d'un vert brillant ou d'un rouge sombre. Je
ne me rappelle pas avoir jamais remarqué cette algue en
nombre sur les roches à hauteur des marées, et j'ai tout lieu
de penser qu'elle croît au fond de la mer, à quelque distance
des côtes. C'est là sans doute le but des excursions maritimes
de ces lézards aquatiques. L'estomac ne contenait absolument
que des algues. M. Bynoe, cependant, y a trouvé une fois un
fragment de crabe, mais qui pouvait s'y rencontrer par
hasard, de même que j'ai vu une chenille au milieu de feuilles
de lichen dans la panse d'une tortue. Les intestins de
l'amblyrhinchus sont comme ceux des autres herbivores,
larges et développés. Son genre de nourriture, la
conformation de sa queue et de ses pattes, le fait notoire de
l'avoir vu nager volontairement dans la mer, prouvent jusqu'à
l'évidence ses habitudes aquatiques ; cependant il existe sous
ce rapport une étrange anomalie : si cet animal est effrayé,
rien ne peut le décider à entrer dans l'eau. Pourchassé et
traqué jusqu'à un petit promontoire, il se laissera plutôt saisir
par la queue que de sauter à la mer. Il ne paraît pas disposé à
mordre, mais, ému de frayeur, il lance par chacune de ses
narines une goutte de fluide. J'en ai jeté un à plusieurs
reprises dans une des grandes flaques d'eau que laisse la
marée en se retirant, il revenait invariablement droit au point
où j'étais. Il nageait près du fond avec un mouvement rapide
et gracieux ; parfois il s'aidait de ses pattes sur le sol inégal.
Arrivé près du bord, et encore sous l'eau, il tentait de se
cacher sous des touffes d'herbe marine, ou dans quelques
crevasses. Jugeait-il le danger passé, il regagnait la terre
sèche, et s'y traînait hors de vue le plus vite qu'il pouvait.
J'attrapai plusieurs fois le même lézard, en l'acculant à
l'extrémité d'une roche surplombant la mer, et le rejetai aussi
souvent à l'eau, d'où il est toujours sorti de la même façon.
L'explication de cette apparente stupidité est peut-être que ce
reptile ne se connaît point d'ennemis à terre, tandis qu'en mer
il doit souvent devenir la proie des nombreux requins. Un
instinct fixe et héréditaire lui fait sans doute regagner le
rivage comme son plus sûr refuge.
Pendant notre visite dans ces îles, je vis très-peu de jeunes
individus de cette espèce, et aucun qui eût moins d'un an. Je
questionnai les habitants sur le lieu où le lézard aquatique
dépose ses oeufs ; ils l'ignoraient, quoiqu'ils connussent trèsbien
les oeufs du lézard terrestre.
Ce dernier (A. demarlii) a la queue ronde et ses pattes ne
sont pas palmées. Au lieu d'être, comme l'autre, commun à
toutes les îles, il n'habite que la partie centrale de l'archipel,
les îles Albemarle, James, Barrington et les Infatigables ; je
ne le vis ni n'en entendis parler dans les îles situées au sud et
au nord. Quelques-uns habitent les hauteurs, mais ils sont en
majorité dans les terres basses et stériles qui avoisinent la
côte. Leur nombre est tel que dans l'île James, où nous
passâmes quelques jours, nous eûmes de la peine à trouver,
pour y dresser notre tente, un endroit qui ne fût pas miné par
leurs terriers. Comme leurs confrères marins, ils sont fort
laids, d'un jaune orangé en dessous, et en dessus d'un rouge
brun. L'abaissement de l'angle facial leur donne l'air
singulièrement stupide. Un peu plus petits que l'espèce
marine, ils pèsent de six à quinze livres. Ils sont lents et à
demi torpides. Quand on ne les effraye pas,
ils rampent sur le
ventre et la queue, s'arrêtent souvent, et sommeillent pendant
une ou deux minutes, les yeux clos, les pattes de derrière
étendues sur le sol. Ils creusent quelquefois leurs terriers
entre des fragments de lave, mais de préférence sur les
plateaux unis du tuf friable et gréseux. Les trous ne paraissent
pas très-profonds, et pénètrent sous terre à angle court, de
sorte qu'en marchant sur ces garennes de lézards, on enfonce
à chaque pas dans le terrain qui cède, au grand ennui du
marcheur fatigué. Pour faire son terrier, l'amblyrhinchus met
en jeu alternativement un seul côté de son corps : une patte de
devant gratte le sol et pousse les débris à la patte de derrière,
qui est placée de manière à les rejeter hors du trou ; quand un
côté est las, l'autre reprend la tâche et ainsi de suite. J'en
observai un à l'oeuvre jusqu'à ce que la moitié de son corps
fût enfouie ; je m'avançai alors et le tirai par la queue, ce qui
parut fort l'étonner. Il se dégagea aussitôt, et me regarda en
face d'un air inquisiteur, comme s'il m'eût dit : « Pourquoi
donc m'avez-vous tiré la queue ? »
Ils mangent de jour et ne s'écartent guère de leurs terriers,
où, en cas d'alarme, ils se réfugient avec l'allure la plus
gauche. La position latérale de leurs pattes ne leur permet de
marcher vite que dans les descentes ; ils ne sont pas du tout
craintifs. Quand ils observent attentivement quelqu'un, ils
agitent leurs queues, se dressent sur leurs pattes de devant, et
impriment à leur tête un mouvement rapide et vertical, pour
se donner l'air formidable ; mais en réalité ils ne le sont pas
le moins du monde. S'avise-t-on de frapper du pied, leur
queue s'abaisse, et ils regagnent leurs trous en toute hâte. J'ai
souvent vu les petits lézards, qui se nourrissent de mouches
remuer la tête de la même façon, quand leur attention était
captivée ; mais j'ignore dans quel but.
Si on tient un
amblyrhinchus et qu'on l'agace avec un bâton, il y enfonce
ses dents très-avant. J'en ai cependant attrapé plusieurs par la
queue, sans qu'ils aient jamais fait mine de me mordre. Si
l'on en place deux à terre et qu'on les maintienne en
présence, ils s'attaquent et se mordent jusqu'au sang.
Ceux qui habitent les basses terres, et c'est le grand
nombre, ont à peine une goutte d'eau à boire en un an, mais
ils consomment beaucoup du savoureux cactus dont les
branches sont souvent brisées et dispersées par le vent. Je me
suis maintes fois amusé à en jeter un morceau au milieu de
deux ou trois de ces lézards assemblés ; il fallait alors les voir
se le disputer et en emporter chacun un fragment, comme des
chiens affamés se disputent un os. Les petits oiseaux les
connaissent pour très-inoffensifs. J'ai vu un pinson gros bec
becqueter le bout d'une tige de cactus, qui est une friandise
fort recherchée de tous les animaux des basses régions, tandis
qu'un amblyrhinchus mangeait l'autre bout ; ensuite le petit
oiseau sauta, avec la plus complète insouciance, sur le dos du
reptile.
J'ai aussi examiné l'estomac de plusieurs individus de
l'espèce terrestre ; je l'ai trouvé plein de fibres végétales et
des feuilles de différents arbres, principalement de l'acacia.
Sur les hauteurs ils se nourrissent des baies acides et
astringentes du guayavita, et j'ai vu sous ces arbustes
d'énormes tortues et des lézards prendre leurs repas en bonne
harmonie. Pour arriver aux feuilles d'acacia, l'amblyrhinchus
grimpe le long des troncs bas et rabougris ; souvent ils
broutent par couple sur la même branche à plusieurs pieds de
terre. Leur chair cuite est blanche et assez goûtée des
estomacs sans préjugés. Humboldt remarque que, sous les
tropiques, dans l'Amérique du Sud, tous les lézards qui
habitent les terrains secs passent pour un mets délicat. Au
dire des habitants des îles Galapagos, ceux qui vivent sur les
hauteurs boivent de l'eau, mais les autres ne quittent pas leurs
terriers bas et stériles pour monter, comme les tortues,
jusqu'aux sources. Lors de notre passage, les femelles avaient
dans le corps de nombreux oeufs gros et de forme oblongue
qu'elles déposent dans leurs terriers, et qu'on recherche
comme nourriture.
Ces deux espèces d'amblyrhinchus ont des rapports
généraux de structure et d'habitude. Toutes deux sont
herbivores, quoique se nourrissant de végétaux trèsdifférents.
Leur nom leur a été donné par M. Bell à cause de
leur court museau. Par le fait, leur bouche se rapproche de
celle de la tortue. Il est curieux de rencontrer une race si bien
caractérisée, se divisant en espèces terrestre et marine, et
confinée dans un si petit coin du globe. L'espèce aquatique
est de beaucoup la plus remarquable, parce que c'est le seul
lézard existant qui se nourrisse des productions végétales de
la mer. Si l'on considère les milliers de sentiers frayés par les
grosses tortues de terre, le grand nombre de tortues de mer,
les innombrables terriers creusés par l'amblyrhinchus
terrestre, les groupes de l'espèce marine qui couvrent les
côtes rocheuses des îles, on admettra que dans nulle autre
partie du monde l'ordre des reptiles ne remplace d'une façon
aussi providentielle les mammifères herbivores. Ces faits
reportent en esprit le géologue aux époques secondaires où
des lézards, égalant en grosseur nos baleines, fourmillaient
dans la mer et sur la terre. Il est à observer, en poursuivant le
même ordre d'idées, qu'au lieu de posséder une végétation
vigoureuse et humide, cet archipel est extrêmement aride et
remarquablement tempéré pour une région équatoriale.
Les quinze espèces de poissons de mer que j'ai pu me
procurer sont des genres nouveaux. J'ai recueilli seize
espèces de coquillages terrestres (dont deux variétés trèsmarquées),
toutes, à l'exception d'un hélice qu'on trouve à
Tahiti, sont particulières à cet archipel. Un naturaliste qui
m'avait précédé, M. Cuming, a rassemblé quatre-vingt-dix
coquillages de mer, sur lesquels quarante-sept sont inconnus
partout ailleurs : fait merveilleux, quand on réfléchit à la
vaste distribution de ces coquillages sur toutes les côtes.
J'ai pris beaucoup de peine pour réunir des spécimens
d'insectes. Sauf la Terre de Feu, je n'ai jamais visité pays si
pauvre sous ce rapport ; même dans les régions humides, j'en
ai trouvé fort peu, quelques diminutifs de diptères et
d'hyménoptères et vingt-cinq espèces de coléoptères, dont
plusieurs variétés nouvelles.
Plus heureux pour la botanique, j'ai rapporté cent quatrevingt-
treize plantes, tant cryptogames que phanérogames ;
cent de ces dernières sont des espèces nouvelles.
Enfin, le trait le plus saillant de l'histoire naturelle de cet
archipel, c'est que les espèces des diverses îles diffèrent entre
elles. Le vice-gouverneur m'assura qu'il pouvait distinguer
avec certitude au premier coup d'oeil une tortue venant de
telle ou telle île. Je ne fis pas d'abord grande attention à ce
dire, ne pouvant imaginer que des îles situées en vue les unes
des autres, séparées par une distance de cinquante à soixante
milles, formées des mêmes rocs, placées sous la même
latitude, s'élevant à une hauteur à peu près égale, pussent
avoir des hôtes différents. Mais il ne me fut plus permis de
douter lorsque, comparant les nombreux spécimens d'oiseaux
moqueurs tués par moi et par plusieurs de mes compagnons
dans les diverses îles, je découvris entre eux, à ma grande
surprise, des différences assez tranchées pour caractériser des
genres distincts. La même observation s'appliquait aux
reptiles, aux insectes, aux plantes. Néanmoins, tout entouré
que j'étais d'espèces nouvelles, les plaines tempérées de la
Patagonie, les chauds et arides déserts du Chili septentrional,
reparaissaient devant mes yeux, évoqués par le son de voix
des oiseaux, par leur plumage, par de légers et innombrables
détails de structure, rappelant les types américains, quoique
séparés du continent par une mer découverte, large de cinq à
six cents milles.
L'archipel Galapagos est donc à lui seul un petit monde, ou
plutôt un satellite de l'Amérique du Sud, d'où lui sont venus
quelques colons nomades, et qui a donné son empreinte
générale aux productions indigènes. Si l'on considère la
petitesse des îles, on s'étonne d'y trouver au
tant de créations nouvelles, circonscrites dans aussi peu d'étendue. En voyant
chaque hauteur couronnée de son cratère et les limites des
cratères de lave encore aussi nettes, on est conduit à penser
qu'à une époque récente, au point de vue géologique, l'Océan
se déroulait là sans entraves ; et on se trouve en présence,
comme espace et comme temps, de cette mystérieuse énigme,
la première apparition d'êtres nouveaux sur la terre.
Comment tant de force créatrice a-t-elle été dépensée pour
peupler ces rocs nus et stériles ? Comment cette force a-t-elle
agi d'une façon diverse, et pourtant analogue, sur des points
aussi rapprochés ? Les espèces nouvelles ont-elles été créées
isolément ? ou sont-ce des variétés de quelques types
originaux, créés primitivement ou importés, et que des
conditions autres ont modifié[2] ?
Traduit par Mlle A. DE MONTGOLFIER.
LES ATTOLES OU ÎLES DE CORAUX.
Île Keeling. — Aspect merveilleux. — Flore exiguë. — Voyage des graines. —
Oiseaux. — Insectes. — Sources à flux et reflux. — Chasse aux tortues. —
Champs de coraux morts. — Pierres transportées par les racines des arbres.
— Grand crabe. — Corail piquant. — Poissons se nourrissant de coraux. —
Formation des attoles. — Profondeur à laquelle le corail peut-vivre. —
Vastes espaces parsemés d'îles de corail. — Abaissement de leurs fondations.
— Barrières. — Franges de récifs. — Changement des franges en barrières et
des barrières en attoles.
Le 1er avril, nous arrivions en vue de l'île Keeling ou île
des Cocos, à environ deux cent quarante lieues (six cents
milles) de la côte de Sumatra. C'est une de ces îles à lagunes,
dites attoles, à formation de corail, et de la même nature que
l'archipel de Low, près duquel nous avions passé. À peine le
vaisseau paraissait-il à l'entrée du chenal qu'un résident de
l'île, un Anglais, M. Liesk, venait à bord et nous mettait au
courant, en quelques mots, de l'histoire de la colonie. Il y
avait environ neuf ans qu'un individu d'assez piètre valeur,
un M. Hare, transportait là une centaine d'esclaves malais, y
compris les enfants. Peu après, le capitaine Ross, qui deux
ans auparavant avait exploré ces parages, vint s'établir dans
l'île avec sa famille ; M. Liesk, second sur le vaisseau,
l'accompagna. Les esclaves malais abandonnèrent
immédiatement leur îlot pour aller se joindre aux gens de M.
Ross, et cette désertion finit par nécessiter le départ du
premier colon.
Îles à coraux : Oeno, dans l'archipel Pomotou. — Dessin de
E. de Bérard d'après un croquis inédit du lieutenant Smyth.
Voyage du capitaine Beechey (communiqué par sir Charles
Lyell).
Les Malais, aujourd'hui libres de nom, le sont
personnellement de fait, bien que traités en général comme
esclaves. Leur habituel mécontentement, la versatilité qui les
fait constamment passer d'une île à l'autre, peut-être aussi
quelque erreur d'administration, rendent l'état des choses
assez peu florissant. Le cochon est le seul quadrupède
domestique de l'île, dont tout le commerce, toute la
prospérité roulent sur sa principale production végétale, le
coco. L'huile extraite des noix s'exporte, les fruits mêmes,
envoyés à Singapoure et à l'île Maurice, servent
principalement à faire du currie. Canards, volailles, cochons,
ceux-ci couverts d'un lard épais, se nourrissent de coco, et il
n'y a pas jusqu'à un colossal crabe de terre qui ne soit pourvu
par la nature des moyens d'ouvrir ce fruit et de s'en repaître.
Le cercle de récifs qui forme la lagune est couronné, dans
presque toute son étendue, d'une guirlande d'îlots très-étroits,
qui, au nord, sous le vent, laissent un passage aux vaisseaux
pour pénétrer à l'intérieur du mouillage. Dès l'entrée, le
spectacle est ravissant. L'eau, calme, limpide, transparente,
peu profonde, repose sur un lit blanc, uni, fin. Le soleil
dardant ses rayons verticaux sur cette immense plaque de
cristal, de plusieurs milles de largeur, la fait resplendir du vert
le plus éclatant ; des lignes de brisants, frangées d'une
éblouissante écume, la séparent des noires et lourdes vagues
de l'Océan, et les festons réguliers et arrondis des cocotiers,
épars sur les îlots, se détachant sur la voûte azurée du ciel,
achèvent d'encadrer ce miroir d'émeraudes, tacheté çà et là
par des lignes de vivants coraux.
Dès le lendemain matin, j'étais sur la rive de l'île de la
Direction, bande de terre ferme, large à peine de quelques
centaines de mètres. Une blanche marge calcaire, d'une
réverbération fatigante sous cet ardent climat, la sépare de la
lagune ; à l'extérieur, elle est défendue par un rebord large et
plat, en roche de corail solide, qui apaise et arrête la violence
de la haute mer. Sauf quelques sables près de la lagune, le sol
n'est qu'une accumulation de fragments de coraux arrondis,
et il faut le climat des régions intertropicales pour produire
une végétation vigoureuse sur ce terrain désagrégé, sec et
rocailleux. Rien de plus élégant néanmoins que les cocotiers,
vieux et jeunes, dont les palmes vertes s'unissent au-dessus
de féeriques petits îlots, qui les encadrent d'un anneau de
sable argenté.
L'histoire naturelle de ces îles est curieuse, grâce à son
indigence même. C'est à peine si trois ou quatre espèces
d'arbres, semés par les vagues, se mêlent aux bouquets de
cocotiers, et l'un d'eux offre seul un bon bois de
construction. Une guilandina croît sur l'un des îlots, et ma
collection d'une vingtaine d'espèces de plantes, dont dix-neuf
appartiennent à différents genres, et à non moins de seize
familles, doit renfermer à peu près toute cette modeste flore
qui semble un refuge de déshérités. Du côté du vent, le ressac
jette des semences et des plantes ; M. Keating, qui a résidé un
an sur ces écueils, cite le kimiri, natif de Sumatra et de la
péninsule de Malacca, la noix de coco de Balci, que
distinguent sa forme et sa grosseur ; le dadass, que les Malais
plantent avec la vigne
1. ↑ Une histoire de l'archipel Galapagos offrirait à la curiosité des épisodes
singuliers. Voici l'un des plus récents :
Le 10 novembre 1848, une goélette d'environ cent tonneaux, partie de
Valparaiso et se dirigeant vers la Californie, jeta l'ancre devant l'île Saint-
Charles pour y renouveler sa provision d'eau. Les passagers, au nombre de
treize, descendirent à terre et s'y livrèrent, pendant quelques heures, aux
plaisirs de la chasse et du bain. Quand ils voulurent retourner à bord, ils
s'aperçurent que la goélette s'éloignait vers la pleine mer. Un canot courut
après, mais le subrécargue et le pilote, qui étaient restés sur le navire,
refusèrent de s'arrêter. Les malheureux passagers, volés et abandonnés,
furent obligés de vivre plusieurs mois, au milieu des privations les plus
cruelles, dans cette lie qui servait de lieu de déportation à la république de
l'Équateur. La goélette et les voleurs furent pris longtemps après devant les
îles Sandwich. Un récit très-dramatique de ces événements a été publié par
l'un des passagers, M. Ernest Charton (frère du directeur du TOUR DU
MONDE) sous ce titre : Vol d'un navire dans l'océan Pacifique.
2. ↑ Ces questions, soulevées ici en passant par le savant voyageur, ont été
examinées et approfondies par lui dans un récent et remarquable ouvrage
sur l'Origine des espèces.
vierge, parce qu'entortillée à la tige
elle se suspend aux épines. Le savonnier, le ricin, des troncs
de palmier sagou, diverses graines inconnues aux habitants
de ces écueils, des masses de teck de Java et de bois jaune,
d'immenses cèdres rouges, blancs, le gommier bleu
d'Australie, tous dans un parfait état, et jusqu'à des canots de
Java, viennent échouer contre ces récifs. L'on suppose, vu la
direction des vents et des courants, que ces épaves sont, pour
la plupart, poussées par la mousson du nord-ouest, jusqu'aux
côtes de la Nouvelle-Hollande, d'où les vents alizés du sudest
les ramènent. Les graines feraient ainsi de six à huit cents
lieues sans perdre leur pouvoir de végétation. Si un petit
nombre des plus délicates périt dans la traversée, entre autres
le mangoustan, les semences robustes, surtout celles des
plantes grimpantes, conservent leur vitalité. Que de végétaux
semés çà et là par l'immense Océan ! Presque toutes les
plantes que j'ai rapportées de ces îles appartiennent aux
espèces riveraines des Indes orientales. Certes, si des oiseaux
attendaient les graines sur la plage pour les attirer hors de
l'eau et les picorer, et qu'elles trouvassent un sol plus
favorable à leur croissance que ces blocs de coraux épars, le
plus isolé des atoles fournirait bientôt une flore tout
autrement riche.
La liste des animaux terrestres est plus bornée encore que
celle des végétaux. Quelques rats ont été apportés de l'île
Maurice sur un vaisseau naufragé, et les seuls oiseaux de
terre sont une bécasse et un râle ; les échassiers, après les
palmipèdes, sont les premiers colons de ces régions
lointaines.
Îles à coraux : Village de Vanou, dans l'île de Vanikoro. —
Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de l'Astrolabe.
Tout ce que j'ai rencontré en fait de reptiles, c'est un petit
lézard, et, à part les araignées, qui sont nombreuses, je n'ai
pu recueillir que treize espèces d'insectes, dont un
coléoptère ; enfin, sous des blocs isolés de corail pullule
seule une petite fourmi. Mais si, de cette terre stérile, nous
reportons nos regards vers la mer, nous y verrons affluer la
vie. Il y a de quoi s'enthousiasmer à contempler le nombre
infini d'êtres organiques dont regorgent les mers tropicales ;
de beaux poissons verts et de mille teintes diverses chatoient
dans les creux, dans les grottes, et les couleurs de plusieurs
des zoophytes sont admirables.
Les longues et étroites bandes de terre qui forment les
îlots, s'élèvent seulement à la hauteur où le ressac peut lancer
des fragments de coraux, où le vent peut entasser des sables
calcaires. Au dehors un rebord de corail plat et solide brise la
première violence des flots, qui, autrement, balayeraient ces
écueils et tout ce qu'ils produisent. Ici l'Océan et la terre
semblent se disputer l'empire : si celle-ci commence à
prendre pied, les citoyens de l'onde maintiennent leurs droits
antérieurs. De tous côtés l'on voit diverses espèces du crabe
ermite promener sur leur dos la coquille dérobée à la plage
voisine : d'innombrables hirondelles de mer, des frégates, des
fous, fixent sur vous leurs yeux stupides et colères, planent
dans l'air, surchargent les branches des arbres, infestent les
bois de leurs nids. Parmi cette population ailée je n'ai
distingué qu'une charmante créature ; une mignonne
hirondelle de mer, d'un blanc de neige. Vous épiant de son
brillant oeil noir, elle voltige doucement, toujours tout près, et
sous cette gracieuse et délicate enveloppe on serait tenté
d'imaginer quelque sylphe léger qui vous observe et vous
suit.
Îles à coraux : Baie de Manevai dans l'île de Vanikoro. —
Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de l'Astrolabe.
Dimanche, 3 avril. — Après le service j'accompagnai le
capitaine Fitz-Roy à l'établissement situé à la pointe d'un îlot
couvert de hauts cocotiers ; le capitaine Ross et M. Liesk y
vivent dans une espèce de grange ouverte aux deux bouts, et
tapissée de nattes d'écorces tressées. Les maisons des Malais
bordent la lagune, et le tout a un air de désolation profonde :
pas un coin de jardin pour rappeler la vie de famille et la
culture. Tous les natifs parlent le même idiome et
appartiennent à l'archipel indien ; ils viennent de Bornéo, des
Célèbes, de Java, de Sumatra. Leurs traits, surtout leur
couleur, les rapprochent des habitants de Tahiti ; quelquesunes
des femmes rentrent davantage dans le type chinois : et
l'expression générale des figures, le son des voix de celles-ci
me plaisaient assez. Cette population semble pauvre ; les
maisons sont dépourvues de mobilier, mais l'embonpoint des
enfants fait l'éloge du régime de noix de cocos et de chair de
tortue.
Sur cette même île se trouvent les puits, où les vaisseaux
s'approvisionnent d'eau douce. Au premier aperçu on
s'étonne d'en voir le niveau descendre et monter suivant le
mouvement des marées. On est allé jusqu'à imaginer qu'ils se
remplissaient d'eau de mer que les sables avaient la vertu de
filtrer et de dessaler. Ces puits, à flux et reflux, sont communs
aussi sur quelques-unes des îles basses des Indes
occidentales. Le sable comprimé, ou le corail poreux, boivent
l'eau salée comme ferait une éponge ; mais la pluie qui
tombe à la surface descend naturellement jusqu'au niveau de
la mer environnante, refoulant un volume égal d'eau salée.
Celle-ci s'élève ou s'abaisse avec la marée, la couche
supérieure d'eau douce suit le mouvement, et pour peu que la
masse soit compacte, il n'y a pas mélange. Il en arrive
autrement partout où le terrain consiste en gros blocs séparés
par des interstices ; là, si l'on creuse un puits, on arrive à
l'eau saumâtre.
Après dîner nous eûmes la curieuse représentation d'une
petite scène superstitieuse, jouée par les femmes des Malais.
Une énorme cuillère de bois, affublée de vêtements, et qu'on
a fait séjourner dans le sépulcre d'un mort, devient inspirée,
et danse et gambade à la pleine lune. Les cérémonies
préparatoires terminées, la cuillère magique parut, portée par
deux femmes, et commença à se démener convulsivement,
tandis que femmes et enfants chantaient à qui mieux mieux.
Je trouvai le spectacle grotesque, mais M. Liesk m'affirma
que la plupart des Malais croient ces mouvements
surnaturels.
La danse n'avait commencé qu'au lever de la lune, et il y
avait plaisir à la contempler. La placide lumière de l'astre
nous arrivait à travers les branches des cocotiers doucement
agitées par la brise du soir. Ces nuits des tropiques sont si
délicieuses qu'elles feraient presque oublier un moment les
chers souvenirs de famille et de patrie, auxquels se rattachent
les meilleurs sentiments de notre âme.
Îles à coraux. — Récits et piton de l'île de Borabora. —
Dessin de E. de Bérard d'après l'atlas de la Coquille.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le 6 avril, j'accompagnai le capitaine au fond de la
lagune : le chenal y tournoie entre des coraux délicatement
ramifiés. Nous vîmes plusieurs tortues auxquelles deux
barques donnaient la chasse. L'eau peu profonde est si
limpide que la tortue, qui y plonge et disparaît
instantanément, est presque aussitôt retrouvée. Le canot à
voile la suit, l'homme, debout à l'avant, s'élance sur la
carapace, s'attache des deux mains au cou de l'animal, et se
laisse emporter jusqu'à ce qu'il soit maître de la tortue
épuisée. Il était amusant de voir les deux bateaux se devancer
l'un l'autre, et les hommes s'élancer la tête la première dans
l'eau à la poursuite de leur proie. À l'archipel des Chagos,
sur ce même océan, les naturels, à ce que raconte le capitaine
Noresby, emploient un odieux moyen pour enlever la
carapace à la tortue vivante. Ils recouvrent de charbons
incandescents l'écaille, qui se retourne et qu'ils arrachent
avec un couteau, laissant l'animal regagner la mer, où au bout
de quelque temps, la carapace se reforme, trop mince pour
être d'aucun usage, tandis que la pauvre créature se traîne
toujours languissante et malade après cette barbare exécution.
Arrivés au bout de la lagune, nous traversâmes l'étroit îlot,
pour voir, du côté du vent, la large mer se briser sur la côte.
Je ne puis dire pourquoi, ni à quel point ce spectacle me
paraît imposant : ces élégants cocotiers, ces lignes de
verdoyants buissons, cette marge plate, infranchissable
barrière, semée de blocs épars, enfin cette frange de vagues
écumantes, qui se ruent alentour des récifs. L'Océan, comme
un invincible et tout-puissant ennemi, lance ses flots, et il est
repoussé, vaincu, par les moyens les plus simples. Ce n'est
pas qu'il épargne les roches de corail, dont les gigantesques
fragments jetés sur la plage proclament sa puissance ; il
n'accorde ni paix ni trêve ; la longue houle, enflée par le
doux mais incessant travail des vents alizés, soufflant
toujours d'une même direction sur cet espace immense,
soulève des vagues presque aussi hautes que celles
qu'accumulent les tempêtes de nos zones tempérées ; on reste
convaincu à voir leur incessante rage, que l'île du roc le plus
dur, de porphyre, de granit, de quartz, serait démolie par cette
irrésistible force, tandis que ces humbles rives demeurent
victorieuses. Un autre pouvoir a pris part à la lutte. La force
organique s'empare un à un des atomes de carbonate de
chaux et les sépare de la bouillonnante écume, pour les unir
dans une symétrique structure. Qu'importe que la tempête
arrache par milliers d'énormes blocs de rochers ! que peutelle
contre le travail incessant de myriades d'architectes à
l'oeuvre nuit et jour ? Nous voyons ici le corps mou et
gélatineux d'un polype vaincre, par l'action des lois vitales,
l'immense pouvoir mécanique des vagues de l'Océan
auxquelles ne résisteraient, ni l'art de l'homme, ni les
ouvrages inanimés de la nature.
Nous ne retournâmes à bord qu'assez tard, étant restés
dans la lagune à examiner les champs de corail et la coquille
géante du chama qui retient, jusqu'à la mort du mollusque, la
main assez hardie pour s'aventurer sous son écaille. Je fus
surpris de voir, presque en tête de la lagune, un large espace,
d'environ deux kilomètres carrés, couvert de coraux, à
branches délicates, tous morts et putréfiés bien que debout. Je
finis cependant par m'expliquer ce fait. La plus courte
exposition à l'air, sous les rayons du soleil, suffit pour tuer
ces zoophytes ; aussi la limite de leur croissance s'arrête-t
elle à la hauteur des plus basses marées du printemps : or,
selon quelques vieilles cartes, l'île qui s'allonge du côté du
vent était jadis divisée par de larges canaux, ainsi que
l'attestent les arbres, plus jeunes aux places de jonction. Lors
du premier état du récif, chaque forte brise, lançant un plus
grand volume d'eau sur la barrière, tendait à exhausser le
niveau de la lagune. Maintenant, au contraire, non-seulement
l'eau n'est plus accrue par les courants extérieurs, mais elle
est repoussée par la force du vent. De là vient, comme la
chose a été observée, qu'en tête de la lagune, la marée ne
s'élève pas autant par les fortes brises que durant le calme.
Cette différence de niveau, quoique peu considérable, a
entraîné la mort des coraux parvenus à leurs dernières limites.
Îles à coraux. — Rade et pic de l'île de Borabora. — Dessin
de E. de Bérard d'après l'atlas de la Coquille.
À quelques milles de Keeling, M. Ross a trouvé, enfouie
sur la côte extérieure d'un petit attole, dont la lagune est
presque entièrement remplie de boue de corail, une diorite,
un fragment de pierre verte arrondi et plus gros qu'une tête
d'homme. Le capitaine et ceux qui l'accompagnaient ont été
également surpris de la trouvaille, conservée depuis comme
curiosité. En effet, dans ces parages où l'on ne rencontre pas
une particule qui ne soit calcaire, le fait devient surprenant.
L'île n'a été que fort peu visitée, un naufrage juste à cette
place est chose improbable ; faute de meilleure explication,
j'en suis venu à croire que ce caillou, engagé dans les racines
d'un arbre apporté par la mer et jeté à la côte, s'était enterré à
cet endroit. J'ai vu, avec plaisir, mon hypothèse confirmée
par Chamisso, le naturaliste distingué qui accompagnait
Kotzebue. Il dit que les habitants de l'archipel de Radak,
groupe d'attoles dans le milieu de l'océan Pacifique,
cherchent des pierres pour aiguiser leurs outils dans les
racines des arbres échoués sur la plage. Il est évident qu'il
n'est pas exceptionnel d'en trouver, puisque les lois attribuent
la propriété de ces pierres aux chefs, et infligent un châtiment
à quiconque tenterait d'en dérober. L'éloignement de toute
terre qui n'est pas l'oeuvre des madrépores, est attesté par la
valeur même qu'attachent au moindre caillou les habitants,
qui sont pourtant de hardis navigateurs.
J'allai un autre jour visiter l'île de West, l'une des plus
fertiles, où les cocotiers s'entourent de jeunes plants
vigoureux, qui fleurissent à leur ombre, et dont les longs
rameaux se recourbent et s'arrondissent en berceaux
gracieux. Pour connaître le charme de ces ravissants bocages,
il faut s'être assis là, et y avoir savouré le breuvage frais et
délicieux qu'offre le lait de coco. Une large baie du sable le
plus pur, le plus blanc, d'un niveau parfait, et que l'eau ne
recouvre qu'aux grandes marées, allonge de petites anses
dans les bois touffus de l'île ; ce champ, qui a l'éclat d'un lac,
et au-dessus duquel se balancent les tiges souples et les
ombres mobiles des cocotiers, est de l'aspect le plus singulier
et le plus agréable.
J'ai parlé du birgos, crabe nourri de noix de coco, et qui,
très-commun sur toute la surface de ces îles, y parvient à une
monstrueuse grosseur. S'il n'est pas de la tribu des pagures
voleurs, il se rapproche fort de cette espèce. Ses deux pattes
de devant sont terminées par de fortes et pesantes tenailles ;
la dernière paire est munie de pinces plus faibles et beaucoup
plus étroites. Je n'aurais pas cru possible que ce crustacé
ouvrît une noix de coco recouverte de toutes ses enveloppes ;
mais M. Liesk m'assura l'avoir souvent pris sur le fait.
L'animal déchire d'abord l'enveloppe, fibre à fibre,
toujours vers l'extrémité où se trouvent trois petits yeux ; il
se met ensuite à marteler de ses rudes tenailles, frappant sur
le même creux jusqu'à ce qu'une ouverture soit faite.
Tournant alors sur lui-même, il extrait de la noix, à l'aide de
ses pinces postérieures fort minces, toute la substance
blanche albumineuse. C'est un des plus curieux exemples
d'instinct dont j'aie ouï parler ; on n'eût jamais imaginé qu'il
entrât dans le plan de la nature d'établir des rapports entre la
structure du crabe et celle
du coco. Le birgos, qui passe le
jour à terre, se rend, dit-on, toutes les nuits à la mer, sans
doute pour humecter ses branchies, et ses petits vivent
quelque temps sur la côte où ils éclosent. Ces crabes habitent
de profonds terriers sous les racines des arbres ; ils y
accumulent des quantités surprenantes de fibres de cocos
épluchées, qui leur servent de lit. Les Malais s'emparent de
ces masses fibreuses qu'ils emploient en façon de câbles. Les
birgos sont excellents à manger, et sous la queue des plus
gros on trouve une masse de graisse qui, fondue, donne un
quart de bouteille d'huile très-limpide. On a prétendu que ce
crabe grimpait au haut des cocotiers pour en dérober les
fruits. Je doute que cela soit possible. Sur le pandanus, la
chose deviendrait plus aisée ; mais M. Liesk m'a affirmé que,
dans ces îles, le birgos se contente des cocos tombés à terre.
Le capitaine Moresby m'apprend que ce crabe habite aussi
les îles de Chagos et de Séchelles, bien qu'on ne le trouve pas
dans l'archipel voisin des Maldives. Il abondait jadis à l'île
Maurice, où l'on n'en voit presque plus. Dans l'océan
Pacifique, cette espèce, ou une d'habitudes semblables,
habite une seule île de corail au nord du groupe de la Société.
En preuve de l'étonnante force des pinces de ce crustacé, le
capitaine me raconta qu'ayant voulu en confiner un dans une
épaisse boîte à biscuit en fer-blanc, dont il avait solidement
assujetti le dessus avec du fil de fer, le prisonnier parvint à
s'évader en retournant les bords du couvercle, laissant le
solide métal traversé de petits trous faits comme avec un
emporte-pièce.
Îles à coraux. — Île de Witsunday, dans l'archipel
Pomoutou. — Dessin de E. de Bérard d'après Beechey.
À ma grande surprise, j'ai découvert que deux espèces de
corail du genre millepore (M. complanata et alcicornis)
avaient le pouvoir de piquer. Leurs branches ou armures, au
lieu d'être visqueuses au sortir de l'eau, sont rudes au
toucher, et exhalent une forte et désagréable odeur. Frottées
ou appuyées contre l'épiderme de la peau, au visage, au bras,
elles occasionnent une sensation analogue à celle que donne
l'ortie, ou plutôt la physalie de Portugal. Plusieurs animaux
de cette classe, l'aplysie des îles du Cap-Vert, une actinée ou
anémone de mer, une coralline flexible alliée aux sertulaires,
possèdent ce moyen d'attaque ou de défense, et, dans la mer
des Indes, on trouve jusqu'à une algue piquante.
Deux espèces de poissons du genre scare, communs ici, se
nourrissent uniquement des polypes du corail ; tous deux sont
d'un splendide moiré vert et bleu : l'un ne quitte pas la
lagune, l'autre les brisants extérieurs. M. Liesk en a vu des
bancs entiers brouter, avec leurs fortes mâchoires, les
sommités des branches de corail. J'ai ouvert un de ces
poissons et j'ai trouvé les intestins dilatés, pleins d'une
substance jaunâtre calcaire et d'une boue sableuse. La
dégoûtante et gluante hollothurie, dont se régalent les
Chinois, se repaît aussi de coraux
et l'appareil osseux de
l'intérieur de son corps semble parfaitement adapté à cette
nourriture.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
C'est dans la matinée du 12 avril que nous sommes sortis
des lagunes pour passer à l'île de France. Je suis heureux
d'avoir visité les attoles ; ces formations sont une des
merveilles du monde. D'après les sondages du capitaine Fitz-
Roy, qui, avec une ligne de plus de six mille pieds de
longueur, ne trouvait plus de fond à une demi-lieue du rivage,
l'île semblerait être formée par une haute montagne sousmarine,
dont les flancs à pic sont plus escarpés que ceux du
cône volcanique le plus abrupt. Le sommet, arrondi en
soucoupe, a près de dix milles (plus de trois lieues et demie)
de diamètre, et, de cette masse énorme, pas un fragment, pas
un atome qui ne porte l'empreinte de la composition
organique. Qu'est-ce que la dimension des pyramides et des
plus gigantesques ruines à côté de ces montagnes de pierre,
accumulées par l'action seule de plusieurs espèces de si
menus, de si délicats petits animaux ?
(Le savant naturaliste range ces écueils en trois grandes
classes : les attoles, les barrières et les franges de coraux.
« Les îles à lagunes qui, de leur nom indien, s'appellent
attoles, dit-il, ont excité un étonnement sans bornes chez la
plupart des voyageurs qui ont traversé la mer Pacifique. »
Dès l'année 1605, Pyrard de Laval s'écriait : « C'est une
merveille de voir chacun de ces attelons, environné d'un
grand banc de pierre tout autour, n'y ayant point d'artifice
humain. » L'esquisse de l'île de Whitsunday, prise de
l'admirable voyage du capitaine Beechey, donne une faible
idée du spectacle singulier que présente un attole. Celui-ci est
l'un des plus petits, et ses îlots étroits sont rapprochés en
cercle comme les perles d'un bracelet).
Les premiers voyageurs imaginèrent que les polypes du
corail bâtissaient d'instinct ces grands cercles, pour se
protéger dans la lagune intérieure. Mais les espèces massives,
dont la croissance, aux bords externes, garantit seule
l'existence des récifs, ne peuvent vivre dans les eaux
tranquilles de l'intérieur de l'attole, où d'autres coraux
délicatement ramifiés s'épanouissent. L'hypothèse exigerait
donc que des espèces, de famille et de genre distincts, se
fussent concertées ensemble pour un intérêt commun ; or, il
n'y a pas d'exemple dans toute la nature d'une telle
combinaison. La théorie la plus généralement admise ensuite
fut que les attoles sont fondés sur des cratères sous-marins ;
ce à quoi s'opposent également la forme, l'étendue de
quelques-uns de ces écueils, le nombre, le rapprochement, la
position relative des autres. Une troisième opinion, plus
spécieuse, fut avancée par Chamisso. Selon lui, la croissance
des coraux étant d'autant plus vigoureuse qu'ils sont plus
exposés au flux et au reflux de la haute mer, ceux du bord
extérieur s'élancent toujours les premiers de la fondation
commune, et déterminent ainsi la structure circulaire du récif.
Ici, comme dans la théorie des cratères, une importante
considération est négligée : ces zoophytes (de nombreux
sondages l'ont prouvé) ne peuvent vivre et construire audessous
de trente mètres de profondeur ; sur quelles bases
auraient-ils donc fondé leurs solides édifices ?
On ne saurait admettre que, dans ces insondables et vastes
mers, à de si grandes distances de tout continent, là où les
eaux sont si limpides, les sables, se disposant par masses à
flancs escarpés, se soient groupés çà et là, ou allongés en
lignes de plusieurs centaines de lieues, pour préparer des
fondements aux polypiers. Il est tout aussi improbable que
des forces expansives aient soulevé, à travers ces espaces
immenses, d'innombrables bancs de rochers, afin de les
placer juste à la distance où les polypes peuvent s'établir,
c'est-à-dire de vingt à trente mètres au-dessous de la surface
des eaux. Si donc les fondations sur lesquelles les coraux
élevèrent les attoles ne sont pas des dépôts de sable, si, pour
atteindre la hauteur voulue, le sol n'a pu se rehausser, il a
fallu qu'il s'abaissât. C'est l'unique solution probable. Ainsi
donc, montagne après montagne, îles après îles, sont
lentement descendues sous les vagues, offrant
successivement de nouvelles bases à l'établissement des
coraux. J'oserais défier d'expliquer autrement les faits ;
toutes les îles étant à fleur d'eau, toutes bâties par les polypes
du corail, il a fallu à toutes une base établie à la même
profondeur.
Avant de nous occuper de la singulière formation des
attoles, voyons un peu ce que sont les barrières de coraux.
Quelques-unes s'étendent en droite ligne devant les rivages
d'un continent ou d'une grande île, d'autres en environnent
de plus petites ; toutes sont séparées de la terre par un large
canal assez profond, et analogue aux lagunes de l'intérieur
des attoles ; structure vraiment curieuse !
Par exemple, à l'île de Bola-Bola (mer Pacifique), la
barrière de récifs s'est convertie en terre ; mais la ligne
blanche d'énormes brisants, semés çà et là de petits îlots bas,
isolés, couronnés de cocotiers, sépare les sombres vagues de
l'Océan de la placide surface du canal intérieur, dont les
claires eaux baignent le plus souvent une bordure de terres
d'alluvion parées des plus splendides productions des
tropiques. Ce ruban diapré de vives couleurs s'étend au pied
des sauvages et abruptes montagnes centrales.
Ces ceintures de coraux, sont de longueurs diverses. Celle
qui fait face à la Nouvelle-Calédonie d'un côté, et la cerne
aux deux bouts, n'a pas moins de cent trente à cent quarante
lieues. Chaque récif (à des distances qui varient d'un
kilomètre jusqu'à seize et dix-huit), enclôt une, deux ou
plusieurs îles rocheuses de différentes hauteurs ; l'un d'eux
en renferme environ une douzaine.
La profondeur du canal n'est pas moins variable ; en
moyenne, elle est de dix à trente brasses, mais peut aller
jusqu'à cinquante-six. À l'intérieur, c'est le plus souvent en
pente douce que le récif s'allonge sous le canal-lagune ;
rarement, il s'y plonge, comme un mur vertical de deux à
trois cents pieds. À l'extérieur, de même que dans les attoles,
le roc escarpé, monte invariablement à pic, du fond de la mer.
Étrange construction ! nous
voyons une île, s'élevant comme
un château fort sur une haute montagne sous-marine,
protégée par un gigantesque rempart de rochers de corail,
toujours escarpé au dehors, parfois au dedans, dont le
sommet se termine par une large plate-forme, et dont la base
est, de distance en distance, percée de brèches, qui ouvrent
aux plus grands vaisseaux l'accès de ses larges fossés.
Du reste, en tout ce qui concerne le récif de corail en luimême,
nulle différence de forme, de contours, de disposition
entre une barrière et un attole. Comme le remarque fort bien
le géographe Balbi : une île, entourée d'une barrière de
coraux, n'est autre chose qu'un attole, qui, au centre de sa
lagune, voit s'élever une autre terre ; supprimez celle-ci et
l'attole est parfait.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Nous arrivons aux franges de récifs dont s'entourent les
îles et les continents dès qu'ils ne sont pas bordés d'un sol
d'alluvion. Lorsque le terrain s'enfonce brusquement sous
l'eau, ces récifs, de peu de largeur, éloignés à peine de
quelques mètres de la rive qu'ils contournent, forment
alentour seulement une frange, un étroit ruban. Si la plage
descend sous l'eau en pente douce, le récif s'étendra plus
loin : quelquefois il s'écartera à plus d'un ou deux kilomètres
du rivage ; alors on pourra s'assurer à l'aide de la sonde,
qu'au dehors du récif la pente du fond s'est prolongée, jamais
le corail ne s'établissant plus bas qu'à trente mètres audessous
du niveau de la mer. Entre ce genre de récif, ceux des
barrières, ceux des attoles, il n'existe pas de différence
essentielle ; seulement, comme les franges ont moins de
largeur, elles ont formé moins d'îlots. La croissance des
coraux, toujours plus énergique au dehors, le rejet des
sédiments constamment à l'intérieur, élèvent davantage le
bord externe du récif, et, entre son arête et le rivage, coule,
sur un fond de sable, un canal de quelques pieds de
profondeur.
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Nulle théorie sur la formation des coraux, à moins qu'elle
n'explique les barrières, les franges et les attoles, ne saurait
être satisfaisante. Nous avons été amenés à croire à
l'abaissement de vastes espaces parsemés d'îles, lesquelles ne
s'élèvent pas au-dessus de la hauteur où le vent et les vagues
peuvent jeter des débris, et qui cependant sont construites par
des zoophytes, auxquels, pour asseoir leurs édifices, il faut
des bases d'une profondeur limitée. Supposons qu'une île
frangée de récifs s'enfonce insensiblement ou de quelques
pieds à la fois, les masses de coraux vivants que baigne le
ressac de la haute mer, stimulés par le violent choc des
vagues du large, qui leur apportent leur nourriture, auront
bientôt regagné la surface. L'eau cependant continuant
d'empiéter peu à peu sur la rive, et l'île s'abaissant de plus en
plus, de plus en plus rétrécie, l'espace entre elle et le récif
s'élargira constamment, et le canal ainsi agrandi, sera plus ou
moins profond, à raison de l'abaissement du terrain, de
l'accumulation de sédiment, et de la croissance des coraux à
branches délicates, les seuls qui puissent vivre dans ces
lagunes. Voilà comment les terres, se reculant des récifs qui
leur servaient de franges, ceux-là conservent, tout en s'en
trouvant écartés, la forme des rivages qui leur ont servi de
moules : voilà comment la frange des récifs devient une
barrière, distante parfois de quinze lieues des rives qu'elle
environne.
Si au lieu d'île, c'est un continent qui s'abaisse, le résultat
est le même sur une plus vaste échelle. Les montagnes
deviennent peu à peu des îlots, encerclés au loin par la
barrière qui, lorsque ces pinacles eux-mêmes disparaissent,
devient un attole, environnant une lagune immense.
En tirant perpendiculairement de l'arête saillante des
nouveaux récifs, une ligne qui arrive aux fondements de
rochers qui supportaient l'ancienne frange, on verra que cette
ligne dépasse la petite limite à laquelle les coraux peuvent
vivre, juste du nombre de pieds dont les terres sont
descendues : les petits architectes, à mesure que s'abaissaient
la fondation primitive, ayant bâti sur la base formée par les
premiers coraux et par leurs fragments consolidés.
Traduit par Mme Sw. BELLOC.
Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)
File last updated 25 September, 2022