RECORD: Candolle, Alphonse de. 1882.05. [Obituary] Darwin considéré au point de vue des causes de son succès et de l'importance de ses travaux. Offprint from Archives de Sciences de la Bibliotheque Universelle. CUL-DAR134.11. Edited by John van Wyhe (Darwin Online, http://darwin-online.org.uk/)

REVISION HISTORY: Transcribed by Christine Chua and edited by John van Wyhe 10.2022. RN1

NOTE: See record in the Darwin Online manuscript catalogue, enter its Identifier here. Reproduced with permission of the Syndics of Cambridge University Library and William Huxley Darwin.

Anon. 1882. [Obituary and estate of Charles Darwin and Memoir of by Alphonse DeCandolle]. Gardener's Monthly and Horticulturist (August): 254: "Memoir of Charles Darwin. — By Prof. Alphonse DeCandolle. The publication committee of the "Archives de Sciences de la Bibliotheque Universelle" have published in their May number, a paper by DeCandolle on "Darwin considered in the aspect of the causes of his success, and the importance of his labors "which may be classed as among the most eloquent of the many tributes to this remarkable man, who, considered at first as the enemy of all religion, came in the end to be so highly venerated as to be buried in Westminster Abbey, amid solemn religious services, followed to the grave by a long course of English clergymen, who sincerely expressed their deep sorrow for the world's great loss. The fixity of species, which before his time few dared question, has been entirely annihilated and chiefly by the courageous devotion of Darwin to his work. There are few living scientific men, who receive new views with more caution than DeCandolle, and it must be regarded as among the triumphs of Darwinism, that such an eminent man is found among Darwin's warm eulogists."


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DARWIN

CONSIDERE AU POINT DE VUE DES CAUSES DE SON SUCCES

ET DE L'IMPORTANCE DE SES TRAVEAUX

PAR

M. Alph, DE CANDOLLE

Les hommes qui influent d'une manière notable sur la direction des idées doivent toujours leur succès à la combinaison de deux causes: une capacité exceptionnelle et l'existence d'un certain état des esprits au de certaines aspirations chez les personnes qu'ils espèrent entrainer. On l'a remarqué sur le grand théâtre du monde, pour les fondateurs de religions et de dynasties. Dans le cercle moins étendu des sciences on peut faire la même observation. Il y a des moments où d'anciennes idées commencent à peser, où les méthodes sont jugées insuffisantes, ou les savants qui travaitient dans une branche eprouvent du malaise et aspirante à quelque chose de nouveau. Qu'un homme audacieux capable et persévérant se montre alors, il a les meilleures chances d'etre écoute.

Pour les naturalistes, Charles Darwin a paru dans un de ces moments.

J'en appelle aux souvenirs de ceux qui travaitient et

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réfléchissaient en 1859, date de l'ouvrage sur l'Origine des espèces. L'édifice de la science était menacé. Des faits nouveaux le battaient en brèche de tous côtés. Ainsi, les descripteurs ne savaient plus ce qu'il faisait penser des espèces, qu'on avait pris l'habitude pendant longtemps de considérer comme des groupes définis, à peu près immuables, produits, il y a quelques milliers d'années, par des causes que l'homme ne pouvait comprendre. D'après des savants très distingués, l'histoire naturelle avait pour objet unique d'étudier ces groupes, leurs organes tels qu'on les voit, leur manière de vivre et leurs ressemblances, qui déterminent des associations d'un ordre plus élevé. Ce qui avait précédé, ce qui pouvait suivre était forcément hypothétique, il ne valait pas la peine d'y penser. Des arguments sérieux, j'en conviens, étaient donnés en faveur de la fixité dans la succession des formes.

Toutefois il existait et il a toujours existé une opinion contraire d'après laquelle les êtres successifs ont été et sont variables indéfiniment. C'est ce dont on a appété la théorie de l'évolution. Darwin n'a jamais prétendu l'avoir découverte, mais il a eu la gloire de montrer mieux que personne comment les phénomènes ont pu se passer et il a appuyé la théorie d'une foule d'observations et de réflexions originales. Avec sa bonne foi parfaite il se plaisait à mentionner ses prédécesseurs, tels que de Lamarck, Erasmus Darwin, son aïeul, et autres, mais il ne les a pas tous connus. Dans une visite que j'ai eu le plaisir de lui faire, en 1880, j'ai pu lui signaler un ouvrage bien curieux, plus ancien que ceux de Lamarck, et dont personne jusqu'ici n'a parlé, si ce n'est pour les choses secondaires qui s'y trouvent. Qu'on me permette une courtes digressions sur cet évolutionniste complètement oublie.

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II ne ressemblait en rien à Diderot, chez lequel on a découvert récemment des idées analogues1. Tout homme d'imagination peut se lancer dans des hypothèses. Cela ne compte pas dans la science. Il faut que les théories sortent lentement et laborieusement des faits. Le savant modeste qui procédait de cette manière, avant de Lamarck et mieux que lui, est Duchesne, dans· son Histoire naturelle des fraisiers. ouvrage publié, en 17662. L'auteur était horticulteur et professeur d'histoire naturelle. Son instruction était aussi variée que solide. Voici l'observation de lui qu'on cite quelquefois, sans remarquer l'originalité des conséquences qu'il en avait déduites. Ayant semé des graines du fraisier sauvage, dit des bois, qu'il avait recueillis autour de Versailles, il vit, a sa grande surprise, que la plupart des pieds obtenus avaient une seule foliole, au lieu des trois qui caractérisent ordinairement les feuilles de l'espèce. Il sema les graines de ces individus singuliers qui donnèrent la même forme. Elle s'est conservée depuis. Les botanistes nomment ce nouveau fraisier Fragaria monophylla. Duchesne partit de ce fait et d'autres qu'il avait observés dans la culture pour raisonner, d'une manière très profonde, sur les formes nouvelles plus ou moins héréditaires, et sur ce qu'on peut appeler espèce, race ou variété. Il estime que beaucoup de formes désignées comme espèces sont des races, dont l'origine peut être constatée ou au moins présumée

1 Revue des Deux Mondes, octobre, 1879.

2 Un volume en 8, qui comprend l'Histoire naturelle des fraisiers, (324 pages et un tableau), et des Remarques particulières, (118 p.). Le premier des ouvrages de Lamarck, Système des animaux sans vertèbres, est de 1801. Ses Recherches sur l'organisation des corps vivant ont paru plus tard et la Philosophie zoologique, en 1809.

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et il laisse tomber de sa plume des mots véritablement extraordinaires pour l'époque. Ainsi, en parlant de la classification des espèces, genres et familles, il dit1 :

"L'ordre généalogique est le seul que la nature indique, le seul qui satisfasse pleinement l'esprit ; tout autre est arbitraire et vide d'idées."

II se hasarde même à donner2 un arbre généalogique des fraisiers, construit d'après les descendances qu'il connaissait, ou présumait. C'est ce que font aujourd'hui des auteurs ultra-darwinistes, avec la différence que Duchesne avait constaté une des descendances, tandis qu'eux les supposent toutes, d'après des vues hypothétiques et des raisonnements plus ou moins contestables.

Personne ne fit attention aux idées émises par Duchesne, à ce point qu'un biographe consciencieux, qui prononça son éloge dans une séance publique, les omit entièrement3.

De Lamarck fut moins dédaigné, parce qu'il parlait des animaux, plus connus que les végétaux, et qu'il indiquait une cause, par laquelle, d'après certains faits démontrent, les organes varient quelquefois dans des générations successives. Cette cause fait juger insuffisante.

On la tourna même en ridicule. Dans ce temps, certaines idées préconçues jouaient un grand rôle. De Lamarck aurait eu dix fois plus de mérite qu'il ne serait pas parvenu à faire pencher la balance du côté de l'évolution.

C'est de 1830 à 1840 que des progrès dans toutes

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2 Page 228.

3 Silvestre, Notice sur A.·N. Duchesne, lue dans Ia séance publique de la Société royale d'agriculture, Mémoires, 1827, tome I, p. 129-152.

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les divisions des sciences naturelles changèrent la face du problème. Les botanistes et les zoologistes décrivaient alors une infinité d'espèces nouvelles et s'efforçaient de mieux distinguer les anciennes. Mais, plus ils se donnaient de peine, plus les limites des espèces semblaient vagues et ondoyantes. La valeur de ces groupes était reconnue inégale. On signalait beaucoup de transitions de l'un à l'autre, et le critère, obtenu quelquefois par de longues expériences sur la fécondation, n'était plus aussi certain qu'on l'avait supposé. En général, les espèces bien distinctes par la forme extérieure ne se croisent pas et surtout ne donnent pas des produits féconds indéfiniment, mais il y a des exceptions. Par exemple, dans la famille très homogène des cucurbitacées, M. Naudin a constaté que les espèces du genre Cucurbita ne peuvent pas se féconder l'une par l'autre, tandis que dans le genre Luffa, deux espèces, nettement différentes par les caractères extérieurs, se fécondent. Au fond, cela signifie qu'elles ont des diversités internes plus grandes que les externes. L'impossibilité d'avoir un critère absolu pour distinguer les espèces est aussi réel que pour distinguer les genres, les familles et les classes.

Personae ne doit en conclure que cos groupes n'existent pas, seulement ils flottent dans un milieu plus ou moins vague. Même chose ses presente dans des catégories de groupes d'une autre nature. Il serail impossible, par exemple, de donner des caractères absolus pour distinguer un hameau d'un village, un village d'un bourg, un bourg d'une ville. Cependant les réunions d'habitations representées par ces termes existent bien. Assez souvent on est embarrassé pour appliquer un des mots, et dans certaines circonstances un village devient un bourg

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ou même une ville. Londres n'a point de limites et a beaucoup varié. C'est cependant quelque chose de réel. Il est aisé de comprendre pourquoi l'incertitude reconnue dans la délimitation des espèces disposait à admettre des variations successives. Étudiées d'ailleurs de près, comme l'a fait Darwin, dans la culture et la domestication, les espèces des deux règnes se sont trouvées variables à un degré extraordinaire.

Tandis que les descripteurs se tourmentaient et sentaient vaciller leur point d'appui, les découvertes en paléontologie s'accumulaient et montraient de plus en plus la diversité successive des êtres. Cuvier recourut alors à l'hypothèse de créations subites et multiples, véritables coups de théâtre. On constata que des espèces avaient paru ou disparu successivement, une à une, et l'hypothèse fut mort-née.

La distribution actuelle des espèces, considérée particulièrement dans les lies, me contraignit d'admettre, en 1855, quatre ans avant le premier ouvrage de Darwin, une création, dans certains cas, de nouvelles formes spécifiques dérivées des anciennes. Je prouvais en outre, surabondamment, que la majorité des espèces remonte à des temps plus recules qu'on ne le supposait et qu'elles ont traversé des changements géologiques ou climatériques. Lyell habituait les géologues à considérer de petites causes, pendant des temps très longs, comme produisant beaucoup d'effet. La notion astronomique des temps infinis pénétrait dans les sciences naturelles. Cinq ou six mille ans devenaient peu de chose dans l'histoire des êtres organisés. Enfin, les découvertes de Béer sur l'évolution des individus analogues à ces des espèces, et l'étude plus fréquente des monstruosités ébranlaient également les

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anciennes idées. L'incertitude son répandait dans toutes les directions. Les faits de classification, de paléontologie, de géographie botanique et zoologique, d'organogénie ne pouvaient plus se comprendre. Il fallait sortir du cercle l'un temps limite et de l'opinion d'une fixité presque complète des formes.

Alors parut Darwin!

Aucun homme n'était plus capable de rattacher tous les phénomènes à la théorie de l'évolution, qu'il expliquait en outre par une cause très important – la sélection - à laquelle personne n'avait pensé, si ce n'est Wallace, qui en avait en l'idée de son cote au même moment. Wallace est zoologiste. Darwin était physiologiste, botaniste, zoologiste, et même géologue. Le récit de son voyage autour du monde en est la preuve et toutes ses publications reposent sur cette prodigieuse variété de connaissances. Il pouvait découvrir et disenter des arguments dans toutes les sciences naturelles. Même des applications assez dédaignées lui étaient familières. II s'était fait éleveur de pigeons, pour constater les variations d'une espèce dont le public anglais s'occupe volontiers. Armé d'une grande persévérance, de beaucoup de méthode, d'une sagacité extraordinaire, aussi fort dans les détails que dans les idées générales il a pu imprimer aux sciences d'observation une impulsion, dont on n'avait pas eu d'exemple, et qui s'étend jusqu'aux sciences sociales et historiques.

Dans toutes les branches de l'activité humaine il y a un trait commun aux individus vraiment supérieurs. C'est de ne négliger aucun fait particulière tout en visant à des théories ou à des actes d'une importance majeure. Ainsi, un grand général s'occupe à la fois de la nourriture où

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même de la chaussure de ses hommes et de plans stratégiques. Un grand jurisconsulte peut plaider le mur mitoyen et rédiger un code. Parmi les naturalistes, Darwin a eu ce caractère exceptionnel de capacité. Le terrain ou espace qu'il parcourait dans ses recherches— ce qu'on appelle en anglais d'un mot qui nous manque, the range— est extraordinaire. Dans ses livres, l'abondance des détails se combine avec des vues théoriques fort élevées. La multitude des exemples peut fatiguer, mais si l'auteur avait trié les principaux et laisse de cote les autres on aurait douté de sa grande impartialité et son immense érudition serait restée dans l'ombre. Il a toujours eu soin de donner le pour et le contre, les arguments forts et les faibles. Au lecteur de comparer, trier et conclure. La méthode n'est pas didactique. Elle est purement scientifique.

La rédaction de Darwin n'était pas précisément littéraire. Sa construction de phrases, l'emploi de certains mots et la division des chapitres laissent quelquefois à désirer, mais la grandeur de l'œuvre est incontestable. Je dis de l'œuvre, parce que chaque ouvrage, malgré sa spécialité, concourt à un ensemble, qu'on a qualifié très vite du nom de darwinisme. Le premier de ces ouvrages, celui sur l'Origine des espèces, salué par quelques naturalistes comme l'aurore d'un nouveau jour, avait frappé les autres et le public d'une sorte de stupeur, mêlée parfois d'indignation. La bataille était engagée brusquement, audacieusement, mais Darwin avait des réservés qu'il lançait coup sur coup. Les critiques dans les journaux et les académies ne pouvaient tenir contre une succession rapide de livres pleins de faits nouveaux et de vues originèrent. C'était comme une invasion par des fors

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ces accablantes. La conspiration du silence, qui réussit quelquefois, n'était pas possible. Les plus récalcitrants furent obligés d'écouter, do discuté, et tel qui d'abord accordait à Darwin une minime part de vérité lui cédait bientôt une moitié ou davantage. Certaines oppositions passionnées, d'une origine étrangère à la science, ont fait lire les ouvrages du novateur. Le public, d'une ignorance profonde sur l'état des sciences naturelles depuis dix ans, se figurait que tout y était nouveau. Il revoyait d'ailleurs, avec plaisir, ce qu'on avait jadis, des livres d'histoire naturelle qui n'étaient ni de pores descriptions, ni de la chimie, ni de l'anatomie. Darwin ramenait l'étude des phénomènes de la végétation et ces des mœurs des animaux qui avaient plu dans les ouvrages de Réaumur, de Bonnet, d'Huber et autres patients observateurs. On sentait encore une fois l'unité dans la variété des êtres organisés.

La contenance de Darwin à l'égard de ses adversaires fut assez curieuse. Évidemment il n'aimait pas la polémique. Au lieu de répondre il poursuivait sa marche. Lui qui n'attaquait pas la religion, ne se faisait aucun souci d'affronter les idées ou les préjugés de personnes pieuses, qu'il connaissait et estimait. Était-ce l'effet d'un sentiment, assez commun chez les hommes de science, que la vérité plane au-dessus de tout et qu'on doit la faire connaitre, même à ses dépens?

Pensait-il que ses principes n'étant pas contraires aux bases de toute opinion religieuse, c'était aux théologiens de s'arranger avec eux et avec les faits? Pourquoi n'accepteraient-ils pas l'évolution des êtres comme ils ont accepté, depuis Galilée, la rotation de la terre et depuis de Laplace, la formation successive des corps célestes? Ces vérités scientifiques, et

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d'autres encore, ont été répandues dans le monde, jusqu'en Chine. Elles n'ont renversé ni le christianisme ni le mahométisme ni le bouddhisme. La suite a montré que Darwin avait eu raison de se taire et de compter sur les effets du temps. Ses deux volumes de la Descendance de l'homme, ont paru en 1871. Ils avaient redoublé les clameurs contre lui, mais bientôt quelques hommes éclairent, laques ou ecclésiastiques, sincèrement attaches aux idées religieuses, l'ont défendu, et onze ans après, quand l'illustre naturaliste est mort, des sermons ont été prêches à Saint-Paul et antres églises de Londres, pour établir que le darwinisme n'est pas opposé à la religion. Ses obsèques ont eu lieu dans l'abbaye de Westminster, sans aucune opposition, avec le concours du clergé Anglican el des plus hante notabilités du pays1.

L'influence de Darwin n'est pas venue seulement de sa capacité et des circonstances dans lesquelles il a paru. Elle s'explique aussi par des conditions de famille et par sa position indépendante. Personae n'ignorent que son père et son aïeul étaient médecins, habitue comme tels ont l'observation et remarquable par une grande sagacité. Erasmus était de plus un poète, un naturaliste, un chimiste, enfin un homme de beaucoup d'esprit. La notice que Darwin a publiée sur Lui en tête de la traduction d'une

1 Je recommanderai aux personnes qui s'occupent des rapports de la science avec la religion la lecture du petit volume publie, en Amérique, par le Dr Asa Gray. Il est intitulé : Natural science and religion, New-York, 1880. Il se compose de deux conférences faites par l'auteur dans l'école de théologie du collège de Yale. La première expose, très clairement, les découvertes modernes en histoire naturelle, la doctrine de l'évolution et les rapports entre les deux règnes organisent. La seconde est sur la question considérée au point de vue religieux.

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biographie allemande par Krause1 est bien curieuse. Elle constate de singulières ressemblances d'idées entre l'aïeul et le petit-fils, qui cependant ne s'est pas connu, carte première est mort une année avant la naissance du second. Erasmus2 était frappe de là, "lutte pour l'existence," dont Charles a parlé si souvent. Elle lui paraissait une loi générale chez les êtres organise. Certains appendices, intuitent on incomplets, dans les végétaux et les animaux étaient pour lui des restes d'anciens organes, à la suite de changements d'une génération à l'autre. Il remarquait les ressemblances bizarres appelées de nos jours mimiques (de l'anglais mimicry), les effets de la prédominance chez les animaux des individus les plus forts dans les relations des deux sexes; il connaissait des plantes insectivores, etc., etc. D'un autre côté on ne trouve pas dans les poèmes d'Erasmus, dans les notes qui les accompagnent et dans ses ouvrages spéciaux de physiologie et d'histoire naturelle l'idée principale, essentielle, conséquence forcée des choses, qui produit des effets incontestables: la sélection. Ni Duchesne, ni Lamarck, ni Erasmus Darwin, tous précurseurs du grand Darwin moderne, n'avaient découvert pour expliquer l'évolution une cause aussi efficace. Probablement elle n'est pas le seule1 mais on l'appellera toujours un facteur d'une importance capitale3.

1 Erasmus Darwin by Ernest Krause, with a preliminary notice by Charles Darwin, un volume in-8°, Londres, 1879.

2 pages 113, 133, 145, 177, etc.

3 Par exemple, on peut soupçonner, d'après certains indices, que les espèces portent en elles une cause qui les ferait prospérer puis s'affaiblir et même s'éteindre. Ce serait une nouvelle ressemblance des groupes avec les individus, dont les éléments, tout au moins, sont passagers.

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En comparant les trois principaux précurseurs de Charles Darwin, j'ai remarqué, avec surprise, quo pour la manière d'exposer les faits et de raisonner, il ressemble plus à Duchesne, dont il n'avait pas lu l'ouvrage, qu'a de Lamarck ou Erasmus Darwin. Lamarck est plus systématique. Erasmus aperçoit beaucoup de choses qu'il n'approfondit pas. Il est diffus et manque de méthode scientifique. Pour la richesse des observations, l'ensemble des doctrines et la grandeur des vues la supériorité de Charles est évidente.

La nombreuse descendance d'Erasmus Darwin à montre, dans l'un et l'autre sexe, des gouts d'observation et de réflexion. M. Francis Galton, auteur de recherches originales et intéressantes sur l'hérédité1, est petit-fils, par sa mère, d'Erasmus. MM. George et Francis Darwin, fils de Charles, sont déjà connus, les uns ou les autres par des bons mémoires de statistique et l'autre par des expériences intéressantes sur des sujets de physiologie. il est difficile de ne pas admettre dans ce cas une influence héréditaire, mais elle a été sans doute corroborée par un désir très naturel d'écouter des conseils ou d'imiter. Les descendants du poète physiologiste dont la réputation était Ires grande à la fin du siècle dernier, ont lu certainement de bonne heure les ouvrages de leur aïeul. En général, l'hérédité explique la nature des organes, des facultés et des tendances, mais l'usage qu'on fait de ces moyens dépend beaucoup des conseils et des exemples, combines avec la pression des circonstances dans lesquelles chacun se trouve. Darwin a eu l'avantage d'une position de fortune,

1 Galton, Hereditary genius, un volume in·8°, 1869; Englishmen of science, their nature and nurture, in-8°, 1874.

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moyenne pour l'Angleterre, suffisante cependant pour lui donner, avec ses habitudes réglées et simples, une véritable indépendance, En sa qualité d'Anglais, il n'a pas eu de service militaire obligatoire. À l'âge le plus important pour un jeune homme, au lieu d'entrer forcément dans une caserne, il a pu s'engager volontairement dans une expédition Scientifique autour du monde. Le trésor de faits el d'idées qu'il a accumule pendant ce voyage de cinq ans à ale dépense peu il peu dans ses nombreuses publications. Sir Joseph Hooker à débute de la même manière, et chacun sait quel profit il en est résulté pour la science.

Darwin n'a pas exercé aucune fonction publique, si ce n'est d'être magistrate dans son comté, ce qui ne demande pas beaucoup de temps. Il n'a jamais professe, mais par ses livres il s'est fait plus de disciples et a mieux répandu ses idées que s'il s'était adresse il des auditoires de mille élèves. Toute son attention, toutes ses forces se sont concentrées sur des travaux de recherche. il était donné d'une si grande activité d'esprit qu'il ne s'est pas laisse endormir par une résidence continue, été et hiver, il l'a campagne, loin des ressources littéraires et des conversations scientifiques. C'est un exemple assez rare. Presque tous les littérateurs et hommes de science de premier ordre ont vécu, pendant une parle au moins do l'année, dans une ville. On ne peut guère ne citer que deux exceptions, de deux genres les différents : Voltaire et Darwin.

J'ai eu la satisfaction de passer une journée dans la maison modeste et confortable de Down, près Beckenham. Il me tardait de causer une secondes fois avec Darwin, que j'avais vues en 1839, et avec lequel j'entretenais une correspondance pleine d'intérêt. C'est par une belle matinée d'automne, en 1880, que je me suis rendu il l'a

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station d'Orpinglon, où m'attendait le break de mon illustre ami. Le trajet jusqu'à Down prend une heure. Il ne presente rien de remarquable, si ce n'est la résidence entourée de beaux arbres, de sir John Lubbock, l'honorable représentant à la chambre des Communes du haut commerce et de la science. Je ne parlerai pas ici de l'accueil aimable qui m'a été fait à Down, et du plaisir que j'éprouvais à causer familièrement avec M. et Mme Darwin el leur fils Francis. Je note seulement que Darwin septuagénaire était plusieurs anime et paraissait plus heureux que je ne l'avais vu quarante et un ans auparavant. Il avait l'œil vif et une expression enjouée, tandis que ses photographies montrent plutôt sa conformation de télé, d'un philosophe de l'antiquité. Sa conversation variée, franche, gracieuse, tout à fait d'un gentleman, me rappelait ce un savant d'Oxford et de Cambridge. Le ton général en Était d'accord avec celui des ouvrages. C'est un cachet de cette sincérité que tout le monde reconnaît comme une des causes du succès de Darwin.

Rien ne m'a paru rester autour de la maison des anciens travaux du propriétaire. Il employait des moyens simples. Ce n'est pas lui qui aurait demandé de construire des palais pour y loger des laboratoires. J'ai cherché la serre dans laquelle de si belles expériences ont été faites sur les hybrides végétaux. Elle ne contenait plus qu'un cep de vigne. Une seule chose m'a frappé, bien qu'elle ne sou pas rare en Angleterre. Des génisses, des poulains et autres animaux domestiques pâturaient autour de nous, avec la tranquillité qui suppose de bons maitres, et j'entendais les aboiements joyeux de chiens qui n'étaient surement pas par maltraites. Vraiment, me disais-je, l'histoire des variations chez les animaux a été faite ici et les obser-

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vations doivent continuer, car Darwin n'est jamais inactif. Je ne me doutais pas de marcher sur les habitations de ces êtres infimes, appelés vers de terre, objet d'un dernier ouvrage dans lequel Darwin a montré une fois de plus quo les petites causes produisent à la longue de grands effets. Il s'en occupait depuis trente ans, mais je l'ignorais.

Rentre à la maison, Darwin me fit voir sa bibliothèque, grande pièce du rez-de-chaussée, très commode pour un homme studieux: beaucoup de livres sur les rayons; du jour de deux côtes; une table pour écrire et une autre pour les appareils destinés aux expériences. Celui sur la direction des racines était encore en action. Darwin me donna une idée de son avant-dernier ouvrage, qui était alors sous presse. Il est seul l'obligeance de m'apprendre que pour ses notes il avait employé, de lui-même, précisément le procède des fragments détachés que mon père et moi avons suivi et dont j'ai parlé en détail dans ma Phylographie. Quatre-vingts ans de noire expérience m'avaient montré sa valeur. J'en suis plus pénétré que jamais, puisque Darwin l'avait imaginé de son côté. Cette méthode donne aux travaux plus d'exactitude, supplée à la mémoire et gagne des années.

J'aurais aimé voir les registres d'expériences, qui ont dû être bien compliques dans certains cas, mais les heures s'écoulaient comme des minutes. Il m'a fallu prendre congé. De précieux souvenirs me restent de cette visite. Je les place à cote de ceux que m'on laisse les Jussieu, les Brongniart, les Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, Arago, Robert Brown, de Martins, Sir William Hooker et autres savants illustres avec lesquels, dans ma tongue carrière, j'ai eu le bonheur de m'entretenir assez souvent.

TIRE DES ARCHIVES DES SCIENCES DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE

Mai 1882, tome VII.

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Avec l'autoriation de la Direction.


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Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)

File last updated 14 December, 2022