RECORD: Darwin, C. R. 1875. Voyage d'un naturaliste autour du monde fait a bord du navire le Beagle de 1831 a 1836. Translated by E. Barbier. Paris: C. Reinwald.
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VOYAGE
D'UN NATURALISTE
AUTOUR DU MONDE
FAIT A BORD DU NAVIRE LE BEAGLE
DE 1831 A 1836
par
CHARLES DARWIN, M.A., F.R.S., ETC.
traduit de l'anglais
PAR M. ED. BARBIER
PARIS
C. REINWALD ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
15, rue des saints-pères, 15
1875
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Préface de l'auteur i
Seconde préface iv
Préface du traducteur vii
I. — San-Iago. — Îles du Cap-Vert 1
II. — Rio de Janeiro 20
III. — Maldonado 41
IV. — Du rio Negro à Bahia Blanca 66
V. — Bahia Blanca 86
VI. — De Bahia Blanca à Buenos Ayres 113
VII. — De Buenos Ayres à Santa-Fé 131
VIII. — Le Banda oriental et la Patagonie 152
IX. — Le Santa Cruz, la Patagonie et les îles Falkland 190
X. — La Terre de Feu 219
XI. — Détroit de Magellan. — Climat des côtes méridionales 248
XII. — Chili central 272
XIII. — Chiloé et les îles Chonos 294
XIV. — Chiloé et Concepcion. — Grand tremblement de terre 313
XV. — Traversée de la Cordillère 336
XVI. — Chili septentrional et Pérou 361
XVII. — Archipel des Galapagos 399
XVIII. — Taïti et la Nouvelle-Zélande 431
XIX. — Australie 461
XX. — Île Keeling. — Îles de corail 483
XXI. — De l'île Maurice en Angleterre 515
Table alphabétique des matières 541
[page] [i]
PRÉFACE DE L'AUTEUR
J'ai dit dans la préface de la première édition de cet ouvrage, et dans la partie zoologique du Voyage du Beagle, à la suite de quelles circonstances je fus amené à me joindre à cette expédition autour du monde. Le capitaine Fitz-Roy, commandant de l'expédition, désirait avoir un naturaliste à bord de son navire et offrait de lui céder partie de son appartement. Je me présentai, et, grâce à l'obligeance du capitaine Beaufort, ingénieur hydrographe, les lords de l'Amirauté voulurent bien accepter mes services. Qu'il me soit donc permis d'exprimer toute ma reconnaissance au capitaine Fitz-Roy, car c'est à lui que je suis redevable d'avoir pu étudier l'histoire naturelle des différents pays que nous avons visités. J'ajoute que, pendant les cinq années que nous avons passées ensemble, j'ai toujours trouvé en lui un ami sincère et dévoué. Je désire aussi exprimer toute ma gratitude aux officiers du Beagle, qui ont toujours été pleins de bonté pour moi.
Ce volume contient, sous forme de journal, l'histoire de notre voyage et quelques brèves observations sur l'histoire naturelle et la géologie qui m'ont semblé de nature à intéresser le public. Dans cette nouvelle édition, j'ai considérablement raccourci quelques parties et j'en ai étendu quelques autres, afin de rendre le volume plus accessible à tous les lecteurs. Mais les naturalistes voudront bien se souvenir que, pour les détails, il leur faut consulter les grandes publications qui comprennent les résultats scientifiques de l'expédition. Ainsi, l'ouvrage traitant l'histoire naturelle de l'expédition contient un Mémoire du professeur Owen, sur les mammifères fossiles ; un Mémoire de M. Waterhouse, sur les mammifères vivants ; un Mémoire de M. Gould, sur les oiseaux ; un Mémoire du révérend L. Jenyns, sur les poissons ; et un Mémoire de M. Bell, sur les reptiles. J'ai ajouté à la description de chaque espèce quelques observations sur ses habitudes et son habitat. Ces travaux, que je dois au zèle désintéressé de ces savants, n'auraient pas pu être entrepris sans la libéralité des lords commissaires du Trésor qui, sur la demande du chancelier de l'Échiquier, ont bien voulu nous allouer une somme 1 000 livres sterling pour défrayer partie des dépenses que nécessitait cette publication.
J'ai publié moi-même quelques volumes sur la structure et la distribution des récifs de corail ; sur les Îles volcaniques visitées pendant le voyage du Beagle ; et sur la Géologie de l'Amérique méridionale. Le sixième volume des Geological Transactions contient deux Mémoires que j'ai écrits sur les Blocs erratiques et sur les Phénomènes volcaniques dans l'Amérique méridionale. MM. Waterhouse, Walter, Newman et White ont publié déjà plusieurs Mémoires intéressants sur les insectes que j'ai recueillis et j'espère qu'il en sera publié d'autres encore. Le docteur J. Hooker doit donner, dans son grand ouvrage sur la Flore de l'hémisphère austral, la description des plantes que j'ai rapportées des parties méridionales de l'Amérique. Il a d'ailleurs publié dans les Linnean Transactions un Mémoire séparé sur la flore de l'archipel Galapagos. Le professeur Henslow a publié une liste des plantes que j'ai recueillies aux îles Keeling ; et le révérend J.-M. Berkeley a décrit mes plantes cryptogames.
J'aurai d'ailleurs le plaisir d'indiquer, dans le courant de cet ouvrage, l'assistance que m'ont prêtée plusieurs autres naturalistes distingués. Mais qu'il me soit permis ici de remercier sincèrement le professeur Henslow, car c'est lui qui, alors que je suivais les cours de l'Université de Cambridge, m'a donné le goût de l'histoire naturelle ; c'est lui qui, pendant mon absence, a bien voulu se charger des collections que j'envoyais de temps en temps en Angleterre ; c'est lui enfin qui, par ses lettres, a dirigé mes recherches, et qui, en un mot, s'est toujours montré pour moi l'ami le plus dévoué.
Juin 1845.
[page] [v SECONDE PRÉFACE]
SECONDE PRÉFACE
Je profite d'une nouvelle édition de mon journal pour corriger quelques erreurs. J'ai dit à la page 38 que la plus grande partie des coquillages enfouis avec les mammifères éteints à Punta Alta, près de Bahia Blanca, appartenaient à des espèces encore existantes. Ces coquillages ont été depuis examinés par M. Alcide d'Orbigny et il déclare que tous sont récents (Observations géologiques dans l'Amérique méridionale, p. 83). M. Auguste Bravard a dernièrement décrit cette région dans un ouvrage espagnol (Observaciones geologicas, 1857) ; il exprime l'opinion que les ossements des mammifères éteints, se trouvant dans les couches inférieures des Pampas, ont été entraînés par les eaux et qu'ils ont été subséquemment enfouis avec des coquillages encore existants. Mais j'avoue que les remarques de M. Bravard ne sont pas de nature à me convaincre. Il croit, en effet, que tout l'énorme dépôt des Pampas, comme les dunes de sable, est de formation sous-aérienne ; cela me semble une théorie insoutenable.
Je donne à la page 406 une liste des oiseaux habitant l'archipel Galapagos. De nouvelles recherches ont prouvé que quelques-uns de ces oiseaux, que l'on croyait alors confinés dans ces îles, se trouvent sur le continent américain. M. Sclater, l'éminent ornithologue, m'apprend que tel est le cas pour le Strix punctatissima, pour le Pyrocephalus nanus et probablement aussi pour l'Otus galapagoensis et pour le Zenaida galapagoensis. Ainsi donc, le nombre des oiseaux indigènes se réduit à vingt-trois, ou probablement à vingt et un. M. Sclater croit qu'une ou deux de ces espèces indigènes sont plutôt des variétés que des espèces, ce qui m'a toujours paru fort probable.
Le docteur Günther (Zoolog. Soc, 24 janvier 1859) affirme que le serpent dont je parle, p. 409, et que, d'après M. Bibron, je considère comme identique avec l'espèce chilienne, est une espèce particulière qui n'habite aucun autre pays.
1er février 1860.
[page] [viii PRÉFACE DU TRADUCTEUR]
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
Le Voyage d'un naturaliste autour du monde, écrit à la demande du capitaine Fitz-Roy, faisait partie dans le principe de la relation que le commandant du Beagle a publiée en 1839. M. Charles Darwin, après avoir revu son journal de voyage, en fit paraître une seconde édition en 1845. Cet ouvrage a été alors stéréotypé et n'a pas été modifié dans les éditions subséquentes.
Faut-il regretter que cet intéressant récit de voyage soit resté tel que l'auteur l'a écrit il y a trente ans ? Sans doute la science a, depuis cette époque, fait d'énormes progrès ; sans doute les différents pays qu'a visités M. Darwin ont complètement changé d'aspect et quelques-uns, presque déserts alors, sont aujourd'hui de puissants États. Mais ces quelques imperfections, si on peut employer cette expression, ne sont-elles pas compensées et au delà par la saveur toute particulière qu'offre un ouvrage datant de la jeunesse de l'illustre naturaliste ? n'est-il pas, en outre, profondément intéressant d'assister à l'éclosion des idées que M. Darwin devait plus tard exposer avec tant d'autorité et de génie dans son ouvrage sur l'Origine des espèces ? Écoutons d'ailleurs le jugement que, dans son Histoire de la création, M. Hæckel porte sur cet ouvrage :
« À peine âgé de vingt-deux ans, en 1831, M. Darwin fut appelé à prendre part à une expédition scientifique, envoyée par le gouvernement anglais pour reconnaître en détail l'extrémité méridionale du continent américain et explorer divers points de la mer du Sud. Comme beaucoup d'autres expéditions célèbres préparées en Angleterre, celle-ci était chargée de résoudre à la fois des problèmes scientifiques et des questions pratiques relatives à l'art nautique. Le navire, commandé par le capitaine Fitz-Roy, portait un nom symboliquement frappant : il s'appelait le Beagle, c'est-à-dire le Limier. Le voyage du Beagle, qui dura cinq ans, eut la plus grande influence sur le développement intellectuel de Darwin, et dès lors, quand il foula pour la première fois le sol de l'Amérique du Sud, germait en lui l'idée de la théorie généalogique que plus tard il réussit à développer complètement. La relation du voyage a été écrite par Darwin, sous une forme très-intéressante, et, chemin faisant, je vous en recommande la lecture. Dans cette relation, bien supérieure à la moyenne habituelle de ces sortes d'ouvrages, on fait non-seulement connaissance avec l'aimable personnalité de Darwin, mais encore on trouve des traces nombreuses de la voie qu'il a suivie pour arriver à ses idées. »
E. Barbier.
[page] [1 CHAPITRE I]
VOYAGE D'UN NATURALISTE
AUTOUR DU MONDE
CHAPITRE I
Porto-Praya. — Ribeira-Grande. — Poussière atmosphérique chargée d'infusoires. — Habitudes d'une limace de mer et d'un poulpe. — Rochers de Saint-Paul ; ils ne sont pas d'origine volcanique. — Incrustations singulières. — Les insectes sont les premiers colons des îles. — Fernando-Noronha. — Bahia. — Rocs polis. — Habitudes d'un Diodon. — Conferves et infusoires marins. — Causes de la coloration de la mer.
San-Iago. — Îles du Cap-Vert.
Après avoir été deux fois repoussé par de terribles tempêtes du sud-ouest, le vaisseau de Sa Majesté le Beagle, brick de dix canons, sous le commandement du capitaine Fitz-Roy, de la marine royale, sortit du port de Devonport le 27 décembre 1831. L'expédition avait pour mission de compléter l'étude des côtes de la Patagonie et de la Terre de Feu, étude commencée sous les ordres du capitaine King, de 1826 à 1830 — de relever les plans des côtes du Chili, du Pérou et de quelques îles du Pacifique — et enfin de faire une série d'observations chronométriques autour du monde. Le 6 janvier, nous arrivons à Ténériffe, où l'on nous empêche de débarquer dans la crainte que nous n'apportions le choléra. Le lendemain matin, nous voyons le soleil se lever derrière la rugueuse silhouette de la plus grande des îles Canaries ; il illumine tout à coup le pic de Ténériffe, pendant que les parties inférieures de l'île sont encore voilées de légères vapeurs : première journée délicieuse, suivie de tant d'autres dont le souvenir ne s'effacera jamais. Le 16 janvier 1832, nous jetons l'ancre à Porto-Praya, dans l'île San-Iago, l'île la plus considérable de l'archipel du Cap-Vert.
Vu de la mer, le voisinage de Porto-Praya offre un aspect désolé. Les feux volcaniques du passé, la chaleur brûlante d'un soleil tropical ont, presque partout, rendu le sol impropre à supporter la moindre végétation. Le pays s'élève en plateaux successifs, coupés de quelques collines affectant la forme de cônes tronqués, et une chaîne irrégulière de montagnes plus élevées borne l'horizon. Le paysage, contemplé à travers l'atmosphère brumeuse particulière à ce climat, offre un grand intérêt, en admettant toutefois qu'un homme qui vient de débarquer et qui traverse pour la première fois un bosquet de cocotiers puisse songer à autre chose qu'au bonheur qu'il ressent. On pense probablement, avec beaucoup de raison d'ailleurs, que cette île est fort insignifiante ; mais pour qui n'a jamais vu que les paysages de l'Angleterre, l'aspect tout nouveau d'une terre absolument stérile possède une sorte de grandeur qu'une végétation plus abondante détruirait entièrement. C'est à peine si l'on peut découvrir une seule feuille verte dans toute l'étendue de ces immenses plaines de lave ; cependant des troupeaux de chèvres et quelques vaches parviennent à trouver leur subsistance dans ces lieux désolés. Il pleut rarement, sauf pendant une petite partie de l'année ; la pluie tombe alors à torrents, immédiatement après, une abondante végétation envahit chaque crevasse. Ces plantes se fanent d'ailleurs presque aussi vite qu'elles ont poussé et les animaux se nourrissent de ce foin naturel. Lors de notre séjour, il n'avait pas plu depuis un an. À l'époque de la découverte de l'île, le voisinage de Porto-Praya était ombragé d'arbres nombreux dont la destruction, ordonnée avec tant d'insouciance, a causé ici, comme à Sainte-Hélène et dans quelques-unes des îles Canaries, une stérilité presque absolue. Des buissons d'arbrisseaux dépourvus de feuilles occupent la partie inférieure de vallées larges et plates, qui, pendant les quelques jours de la saison des pluies, se transforment en rivières. Bien peu de créatures vivantes habitent ces vallées ; l'oiseau le plus commun est un martin-pêcheur (Alcedo iagoensis), qui se pose stupidement sur les branches du ricin et s'élance de là pour saisir les sauterelles et les lézards. Cet oiseau porte de vives couleurs, mais il n'est pas aussi beau que l'espèce européenne ; il diffère aussi considérablement de son congénère d'Europe par sa manière de voler, par ses habitudes et par son affection pour les vallées les plus sèches, qu'il habite ordinairement.
Je me rends, en compagnie de deux des officiers du vaisseau, à Ribeira-Grande, village situé à quelques kilomètres à l'est de Porto-Praya. Jusqu'à la vallée de Saint-Martin, le paysage conserve son aspect brun monotone, mais là, un petit cours d'eau donne naissance à une riche végétation. Une heure après, nous arrivons à Ribeira-Grande et nous sommes tout surpris de nous trouver en présence d'une grande forteresse en ruines et d'une cathédrale. Avant l'ensablement de son port, ce petit village était la ville la plus considérable de l'île ; l'aspect de ce village, quelque pittoresque que soit sa position, n'est pas sans provoquer une profonde mélancolie. Nous prenons pour guide un pâtre nègre et pour interprète un Espagnol qui a fait la guerre de la Péninsule ; ils nous font visiter une multitude d'édifices et principalement une ancienne église où sont enterrés les gouverneurs et les capitaines généraux de l'île. Quelques-unes de ces tombes portent la date du seizième siècle, et, seuls, les ornements héraldiques qui les recouvrent nous rappellent l'Europe dans ce coin perdu. Cette église, ou plutôt cette chapelle, forme un des côtés d'une place au milieu de laquelle croît un bosquet de bananiers ; un hôpital contenant environ une douzaine de misérables habitants occupe un des autres côtés de la même place.
Nous retournons à la venda pour dîner. Une foule considérable d'hommes, de femmes et d'enfants, tous aussi noirs que le jais, se réunissent pour nous examiner. Notre guide et notre interprète, fort joyeux compagnons, éclatent de rire à chacun de nos gestes, à chacune de nos paroles. Avant de quitter la ville, nous visitons la cathédrale, qui ne nous paraît pas aussi riche que la petite église, mais qui s'enorgueillit de la possession d'un petit orgue aux sons singulièrement peu harmonieux. Nous donnons quelques shillings au prêtre nègre, et l'Espagnol, lui caressant la tête, dit avec beaucoup de candeur qu'il pense que la couleur de la peau a peu d'importance. Nous retournons alors à Porto-Praya aussi vite que nos poneys peuvent nous porter.
Un autre jour, nous partons à cheval pour aller visiter le village de Saint-Domingo, situé presque au centre de l'île. Nous trouvons, au beau milieu d'une plaine, quelques acacias rabougris ; les vents alizés, soufflant continuellement dans la même direction, ont courbé le sommet de ces arbres de telle sorte que, quelquefois, le sommet forme un angle droit avec le tronc. La direction des branches est exactement nord-est par nord, et sud-ouest par sud ; ces girouettes naturelles doivent indiquer la direction dominante des vents. Le passage des voyageurs laisse si peu de traces sur ce sol aride, que là nous nous égarons et, pensant aller à San-Domingo, nous nous dirigeons sur Fuentes. Nous ne nous apercevons de notre erreur qu'après notre arrivée à Fuentes, fort heureux d'ailleurs de nous être trompés. Fuentes est un joli village bâti sur le bord d'un petit ruisseau ; là tout paraît prospérer, à l'exception toutefois de ce qui devrait prospérer le plus, les habitants. Nous rencontrons de nombreux enfants noirs, complètement nus et paraissant fort misérables ; ils portaient des paquets de bois à brûler presque aussi gros qu'eux.
Nous voyons auprès de Fuentes une bande considérable de pintades, il y en avait au moins cinquante ou soixante ; ces oiseaux, extrêmement sauvages, ne se laissent pas approcher. Dès qu'ils nous aperçoivent, ils prennent la fuite, tout comme le font les perdrix les jours pluvieux de septembre, en courant la tête renversée en arrière. Si on les poursuit, les pintades s'envolent immédiatement.
Le paysage qui entoure San-Domingo possède une beauté à laquelle on est loin de s'attendre quand on considère le caractère triste et sombre du reste de l'île. Ce village est situé au fond d'une vallée environnée de hautes murailles déchiquetées de laves stratifiées. Ces rochers noirs forment un contraste frappant avec le vert splendide de la végétation qui borde un petit ruisseau d'eau très-claire. Nous arrivons par hasard un jour de grande fête, et le village est encombré de monde. En revenant, nous rejoignons une troupe composée d'environ une vingtaine de jeunes négresses habillées avec beaucoup de goût ; des turbans et de grands châles aux couleurs voyantes font ressortir leur peau noire et leur linge, aussi blanc que la neige. Dès que nous nous approchons d'elles, elles se retournent, jettent leurs châles à terre et se mettent à chanter avec beaucoup d'énergie une chanson sauvage tout en marquant la mesure en se frappant les jambes avec les mains. Nous leur jetons quelques vintéms, qu'elles reçoivent en éclatant de rire, et nous les quittons au moment où leur chant reprend avec plus d'énergie encore.
Un matin, par un temps singulièrement clair, les contours des montagnes éloignées se détachent de la façon la plus nette sur une bande de nuages bleu foncé. À en juger par les apparences et par les cas analogues en Angleterre, je supposai que l'air était saturé d'humidité. Rien de semblable ; l'hygromètre indiquait une différence de 29°,6 entre la température de l'air et le point auquel la rosée se fût condensée ; différence qui se montait à près du double de celle que j'avais observée les jours précédents. Des éclairs continuels accompagnaient cette sécheresse extraordinaire de l'atmosphère. N'est-il pas fort remarquable de trouver une transparence de l'air aussi parfaite jointe à un tel état du temps ?
L'atmosphère est ordinairement brumeuse ; cette brume provient de la chute d'une poussière impalpable qui endommage quelque peu nos instruments astronomiques. La veille de notre arrivée à Porto-Praya, j'avais recueilli un petit paquet de cette fine poussière brune, que la toile métallique de la girouette placée au sommet du grand mât semblait avoir tamisée au passage. M. Lyell m'a aussi donné quatre paquets de poussière tombée sur un navire à quelques centaines de milles au nord de ces îles. Le professeur Ehrenberg trouve que cette poussière est constituée en grande partie par des infusoires revêtus de carapaces siliceuses et des tissus siliceux de plantes. Dans cinq petits paquets que je lui ai envoyés, il a reconnu la présence de soixante-sept formes organiques différentes ! Les infusoires, à l'exception de deux espèces marines, habitent tous l'eau douce. À ma connaissance, on a constaté la chute de poussières identiques dans quinze vaisseaux différents, voguant sur l'Atlantique à des distances considérables de toute côte. La direction du vent au moment de la chute de cette poussière, le fait qu'elle tombe toujours pendant le mois où le harmattan élève, à des hauteurs considérables dans l'atmosphère, d'épais nuages de poussière, nous autorisent à affirmer qu'elle vient d'Afrique. Et cependant, fait fort singulier, bien que le professeur Ehrenberg connaisse plusieurs espèces d'infusoires particulières à l'Afrique, il ne retrouve pas une seule de ces espèces dans la poussière que je lui ai envoyée ; tout au contraire, il y trouve deux espèces que jusqu'à présent on n'a découvertes que dans l'Amérique du Sud. Cette poussière tombe en quantité telle, qu'elle salit tout à bord et qu'elle blesse les yeux ; quelquefois même elle obscurcit l'atmosphère à un tel point, que des bâtiments se sont perdus et jetés à la côte. Elle est souvent tombée sur des vaisseaux éloignés de la côte d'Afrique de plusieurs centaines de milles et même de plus de 1000 milles (1600 kilomètres), et à des points distants de plus de 1 600 milles dans la direction du nord au sud. J'ai été fort surpris de trouver, dans de la poussière recueillie à bord d'un bâtiment, à 300 milles (480 kilomètres) de la terre, des particules de pierre ayant environ le millième d'un pouce carré, mélangées à des matières plus fines. En présence de ce fait on n'a pas lieu d'être surpris de la dissémination des sporules beaucoup plus petits et beaucoup plus légers des plantes cryptogames.
La géologie de cette île constitue la partie la plus intéressante de son histoire naturelle. Dès qu'on entre dans le port, on aperçoit, dans la dune qui fait face à la mer, une bande blanche parfaitement horizontale qui s'étend sur une distance de plusieurs milles le long de la côte et qui se trouve placée à une hauteur d'environ 45 pieds (13 mètres) au-dessus du niveau de l'eau. Quand on examine de plus près cette couche blanche, on trouve qu'elle consiste en matières calcaires qui contiennent de nombreux coquillages dont la plupart existent encore sur la côte voisine. Cette couche repose sur d'anciennes roches volcaniques et a été recouverte à son tour par une coulée de basalte qui a dû se précipiter dans la mer, alors que cette couche blanche renfermant les coquillages reposait au fond des eaux. Il est fort intéressant de remarquer les modifications apportées dans la masse friable par la chaleur des laves qui l'ont recouverte ; partie de cette masse a été transformée en craie cristalline, partie en une pierre tachetée compacte. Partout où les scories de la surface inférieure du courant de lave ont touché la chaux, elle se trouve convertie en groupes de fibres admirablement radiées, ressemblant à de l'arragonite. Les couches de lave s'élèvent en terrasses successives légèrement inclinées vers l'intérieur, d'où sont sortis dans l'origine les déluges de pierre en fusion. Aucun signe d'activité volcanique ne s'est, je crois, manifesté à San-Iago depuis les temps historiques. Il est même rare qu'on puisse découvrir la forme d'un cratère au sommet des nombreuses collines formées de cendres rouges, cependant on peut distinguer sur la côte les couches de lave les plus récentes ; elles forment en effet des lignes de dunes moins élevées, mais qui s'avancent beaucoup plus loin que les laves anciennes ; la hauteur relative des dunes indique donc, en quelque sorte, l'antiquité des laves.
J'observai, pendant mon séjour, les habitudes de quelques animaux marins. Un des plus communs est une grande aplysie. Cette limace de mer a environ 5 pouces de long ; elle est de couleur jaune sale, veiné de pourpre. De chaque côté de la surface inférieure ou du pied, cet animal porte une large membrane qui paraît jouer quelquefois le rôle de ventilateur et qui fait passer un courant d'eau sur les branchies dorsales ou les poumons. Cette limace se nourrit des herbes marines délicates qui poussent au milieu des pierres partout où l'eau est boueuse et peu profonde. J'ai trouvé dans son estomac plusieurs petits cailloux, comme on en trouve parfois dans le gésier d'un oiseau. Quand on dérange cette limace, elle émet une liqueur d'un rouge-pourpre fort brillant qui teint l'eau l'espace d'un pied environ tout autour d'elle. Outre ce moyen de défense, le corps de cet animal est recouvert d'une sorte de sécrétion acide qui, placée sur la peau, produit une sensation de brûlure semblable à celle que produit la physalie ou frégate.
Un Octopus ou poulpe m'a aussi beaucoup intéressé, et j'ai passé de longues heures à étudier ses habitudes. Bien que communs dans les flaques que laisse la marée en se retirant, ces animaux ne s'attrapent pas facilement. Au moyen de leurs longs bras et de leurs suçoirs, ils parviennent à se fourrer dans des crevasses fort étroites et, une fois là, il faut employer une grande force pour les en faire sortir. D'autres fois, ils s'élancent, la queue en avant, avec la rapidité d'une flèche, d'un côté à l'autre de la flaque et colorent en même temps l'eau en répandant autour d'eux une sorte d'encre marron foncé. Ces animaux ont aussi la faculté très-extraordinaire de changer de couleur pour échapper aux regards. Ils semblent varier les teintes de leur corps selon la nature du terrain sur lequel ils passent ; quand ils se trouvent dans un endroit où l'eau est profonde, ils revêtent ordinairement une teinte pourpre brunâtre ; mais, quand on les place sur la terre ou dans un endroit où l'eau est peu profonde, cette teinte foncée disparaît pour faire place à une teinte vert jaunâtre. Si on examine plus attentivement la couleur de ces animaux, on voit qu'ils sont gris et recouverts de nombreuses taches jaune vif ; quelques-unes de ces taches varient en intensité, les autres apparaissent et disparaissent </footer></article> continuellement. Ces modifications de couleur s'effectuent de telle façon, qu'on dirait voir passer constamment sur le corps de l'animal des nuages colorés variant du rouge-jacinthe au brun marron. Toute partie de leur corps soumise à un léger choc galvanique devient presque noire ; on peut produire un effet semblable, quoique moins accentué, en leur grattant la peau avec une aiguille. Ces nuages ou ces bouffées de couleur, comme on pourrait les appeler, sont produits, dit-on, par l'expansion et par la contraction successives de vésicules fort petites contenant des fluides diversement colorés.
Ce poulpe exhibe sa faculté de changer de couleur, et pendant qu'il nage et pendant qu'il reste stationnaire au fond de l'eau. Un de ces animaux, qui semblait parfaitement comprendre que je le surveillais, m'amusait beaucoup en employant tous les moyens possibles pour se soustraire à mes regards. Il restait immobile pendant quelque temps, puis il avançait furtivement l'espace d'un pouce ou deux, tout comme fait le chat qui cherche à se rapprocher d'une souris ; quelquefois il changeait de couleur ; il s'avança ainsi jusqu'à ce que, ayant atteint une partie de la fiaque où l'eau était plus profonde, il s'élança en s'enveloppant d'un nuage d'encre pour cacher le trou où il s'était réfugié.
Plus d'une fois, pendant que je cherchais des animaux marins, la tête à environ 2 pieds au-dessus des rochers de la côte, je reçus un jet d'eau en pleine figure, jet accompagné d'un léger bruit discordant. Tout d'abord je cherchai en vain d'où me venait cette eau, puis je découvris qu'elle était lancée par un poulpe, et, quoiqu'il fût bien caché dans un trou, ce jet me le faisait découvrir. Cet animal possède certainement le pouvoir de lancer de l'eau, et je suis persuadé qu'il peut viser et atteindre un but avec assez de certitude en modifiant la direction du tube ou du siphon qu'il porte à la partie inférieure de son corps. Ces animaux portent difficilement leur tête, aussi ont-ils beaucoup de peine à se traîner quand on les place sur le sol. J'en gardai un pendant quelque temps dans la cabine et je m'aperçus qu'il émet une légère phosphorescence dans l'obscurité.
Les rochers de Saint-Paul. — En traversant l'Atlantique, nous mettons en panne, pendant la matinée du 16 février, dans le voisinage immédiat de l'île Saint-Paul. Cet amas de rochers est situé par 0° 58′ de latitude nord et 29° 15′ de longitude ouest ; il se trouve à 540 milles (865 kilomètres) de la côte d'Amérique et à 350 (560 kilomètres) de l'île de Fernando-Noronha. Le point le plus élevé de l'île Saint-Paul se trouve à 50 pieds seulement au-dessus du niveau de la mer ; la circonférence entière de l'île n'atteint pas trois quarts de mille. Ce petit point s'élève abruptement des profondeurs de l'Océan. Sa constitution minéralogique est fort complexe ; dans quelques endroits, le roc se compose de hornstein ; dans d'autres, de feldspath ; on y trouve aussi quelques veines de serpentine. Fait remarquable : toutes les petites îles qui se trouvent à une grande distance d'un continent dans le Pacifique, dans l'Atlantique ou dans l'océan Indien, à l'exception des îles Seychelles et de ce petit rocher, sont, je crois, composées de matières corallines ou de matières éruptives. La nature volcanique de ces îles océaniques constitue évidemment une extension de la loi qui veut qu'une grande majorité des volcans, actuellement en activité, se trouvent près des côtes ou dans des îles au milieu de la mer et résultent des mêmes causes, qu'elles soient chimiques ou mécaniques.
Les rochers de Saint-Paul, vus d'une certaine distance, sont d'une blancheur éblouissante. Cette couleur est due, en partie, aux excréments d'une immense multitude d'oiseaux de mer et, en partie, à un revêtement formé d'une substance dure, brillante, ayant l'éclat de la nacre, qui adhère fortement à la surface des rochers. Si on l'examine à la loupe, on s'aperçoit que ce revêtement consiste en couches nombreuses extrêmement minces ; son épaisseur totale se monte à environ un dixième de pouce. Cette substance contient des matières animales en grande quantité et sa formation est due, sans aucun doute, à l'action de la pluie et de l'écume de la mer. J'ai trouvé à l'Ascension et sur les petites îles Abrolhos, au-dessous de quelques petites masses de guano, certains corps affectant la forme de rameaux qui se sont évidemment formés de la même manière que le revêtement blanc de ces rochers. Ces corps ramifiés ressemblent si parfaitement à certaines nullipores (famille de plantes marines calcaires fort dures), que dernièrement, en examinant ma collection un peu à la hâte, je ne m'aperçus pas de la différence. L'extrémité globulaire des rameaux a la même conformation que la nacre, ou que l'émail des dents, mais elle est assez dure pour rayer le verre. Peut-être ne serait-il pas hors de propos de mentionner ici que, sur une partie de la côte de l'Ascension où se trouvent d'immenses amas de sable coquillier, l'eau de la mer dépose, sur les rochers exposés à l'action de la marée, une incrustation qui ressemble à certaines plantes cryptogames (Marchantia) qu'on remarque souvent sur les murs humides ; on pourra juger de cette ressemblance par la figure suivante.
La surface des feuillages est admirablement lustrée ; les parties qui se trouvent pleinement exposées à la lumière sont noir de jais, mais celles qui se trouvent sous un rebord de rocher restent grises. J'ai montré à plusieurs géologues des spécimens de ces incrustations, et tous ont été d'avis qu'elles ont une origine volcanique ou ignée ! La dureté et la diaphanéité de ces incrustations, leur poli, qui est aussi parfait que celui des plus beaux coquillages, l'odeur qu'elles émettent et la perte de leur couleur quand on les soumet à l'action du chalumeau, tout prouve leur intime analogie avec les coquillages marins vivants. On sait, en outre, que, dans les coquillages, les parties habituellement recouvertes ou masquées par le corps de l'animal ont une couleur plus pâle que celles qui sont pleinement exposées à la lumière, fait qui, nous venons de le voir, se trouve exact pour ces incrustations.
Quand nous nous rappelons que la chaux, sous forme de phosphate ou de carbonate, entre dans la composition des parties dures, telles que les os et les coquilles de tous les animaux vivants, il est fort intéressant, au point de vue physiologique, de trouver des substances plus dures que l'émail des dents, des surfaces colorées aussi bien polies que celles d'un coquillage, affectant aussi la forme de quelques-unes des productions végétales les plus infimes, reconstituées avec des matières organiques mortes par des moyens inorganiques.
On ne trouve que deux sortes d'oiseaux sur les rochers de Saint-Paul : le fou et le benêt. Le premier est une espèce d'oie, le second un sterne. Ces deux oiseaux ont un caractère si tranquille, si bête, ils sont si peu accoutumés à recevoir des visiteurs, que j'aurais pu en tuer autant que j'aurais voulu avec mon marteau de géologue. Le fou dépose ses œufs sur le roc nu ; le sterne, au contraire, construit un nid fort simple avec des herbes marines. À côté d'un grand nombre de ces nids se trouvait un petit poisson volant que le mâle, je le suppose, avait apporté pour la femelle en train de couver. Un gros crabe fort actif (Grapsus) qui habite les crevasses du rocher me donnait un spectacle fort divertissant ; dès que j'avais dérangé la couveuse, il venait voler le poisson placé auprès du nid. Sir W. Symonds, une des quelques personnes qui ont débarqué sur ces rochers, me dit qu'il a vu ces mêmes crabes prendre les jeunes oiseaux dans les nids et les dévorer. Il ne pousse pas une seule plante, pas même un seul lichen sur cette île ; cependant plusieurs insectes et plusieurs araignées l'habitent. Voici, je crois, la liste complète de la faune terrestre : une mouche (Olfersia) qui vit sur le fou et un acarus qui a dû être importé par les oiseaux dont il est le parasite ; un petit ver brun qui appartient à une espèce qui vit sur les plumes ; un scarabée (Quedius) et un cloporte qui vit dans les excréments des oiseaux ; enfin de nombreuses araignées qui, je le suppose, chassent activement ces petits compagnons des oiseaux de mer. Il y a tout lieu de croire que la description si souvent répétée, d'après laquelle de magnifiques palmiers, de splendides plantes tropicales, puis des oiseaux et enfin l'homme s'emparent, dès leur formation, des îles coralliennes du Pacifique, il y a tout lieu de croire, dis-je, que cette description n'est pas tout à fait correcte. Au lieu de toute cette poésie, il faut malheureusement le dire pour rester dans le vrai, les premiers habitants des terres océaniques nouvellement formées consistent en insectes parasites qui vivent sur les plumes des oiseaux ou se nourrissent de leurs excréments, outre d'ignobles araignées.
Le plus petit rocher des mers tropicales sert de support à d'innombrables sortes de plantes marines, à des quantités incroyables d'animaux mi-partie végétaux, mi-partie animaux ; aussi se trouve-t-il entouré de poissons en grand nombre. Nos marins, dans les bateaux de pèche, avaient à lutter constamment avec les requins pour savoir à qui appartiendrait la plus grosse part des poissons qui avaient mordu à l'hameçon. On m'a dit qu'on avait découvert un rocher près des Bermudes, rocher situé à une grande profondeur, par le seul fait qu'on avait vu un nombre considérable de poissons dans le voisinage.
Fernando-Noronha, 20 février 1832. — Autant que j'ai pu en juger par les quelques heures passées en cet endroit, cette île est d'origine volcanique, mais non pas probablement de date récente. Son caractère le plus remarquable consiste en une colline conique, ayant environ 1000 pieds (300 mètres) d'élévation, dont la partie supérieure est fort escarpée et dont un des côtés surplombe la base. Ce rocher est phonolithique et divisé en colonnes irrégulières. On est d'abord disposé à croire, en voyant une de ces masses isolées, qu'elle s'est élevée soudain à l'état demi-fluide. Mais j'ai pu me rendre compte à Sainte-Hélène que des colonnes de forme et de constitution à peu près analogues provenaient de l'injection du roc en fusion dans des couches molles qui, en se déplaçant, avaient servi pour ainsi dire de moules à ces gigantesques obélisques. L'île entière est couverte de bois, mais la sécheresse du climat est telle, qu'il n'y a pas la moindre verdure. D'immenses masses de rochers, disposés en colonnes, ombragés par des arbres ressemblant à des lauriers et ornés d'autres arbres portant de belles fleurs roses, mais sans une seule feuille, forment un admirable premier plan à mi-hauteur de la montagne.
Bahia ou San-Salvador, Brésil, 29 février. — Quelle délicieuse journée ! Mais le terme délicieux est bien trop faible pour exprimer les sentiments d'un naturaliste qui, pour la première fois, erre dans une forêt brésilienne. L'élégance des herbes, la nouveauté des plantes parasites, la beauté des fleurs, le vert éblouissant du feuillage, mais par-dessus tout la vigueur et l'éclat général de la végétation, me remplissent d'admiration. Un étrange mélange de bruit et de silence règne dans toutes les parties couvertes du bois. Les insectes font un tel bruit, qu'on peut les entendre du vaisseau qui a jeté l'ancre à plusieurs centaines de mètres de la côte ; cependant, à l'intérieur de la forêt, il semble régner un silence universel. Quiconque aime l'histoire naturelle éprouve en un jour comme celui-là un plaisir, une joie plus intense qu'il ne peut espérer en éprouver à nouveau. Après avoir erré pendant quelques heures, je reviens au lieu d'embarquement, mais, avant d'y arriver, un orage tropical me surprend, j'essaye de m'abriter sous un arbre au feuillage si épais, qu'une averse, telle que nous les avons en Angleterre, ne l'aurait jamais traversé ; ici, au contraire, un petit torrent coule le long du tronc au bout de quelques minutes. C'est à cette violence des ondées qu'il faut attribuer la verdure qui pousse dans les fourrés les plus épais ; si les averses, en effet, ressemblaient à celles des climats tempérés, la plus grande partie de l'eau tombée serait absorbée et s'évaporerait avant d'avoir pu atteindre le sol. Je n'essayerai pas actuellement de décrire la magnificence de cette admirable baie, parce que, à notre retour, nous nous y arrêtâmes une seconde fois et que j'aurai sujet d'en parler à nouveau.
Partout où le roc solide se fait jour sur toute la côte du Brésil, sur une longueur d'au moins 2000 milles (3200 kilomètres) et certainement à une distance considérable à l'intérieur des terres, ce roc appartient à la formation granitique. Le fait que cette immense superficie est composée de matériaux que la plupart des géologues croient avoir cristallisés alors qu'ils étaient échauffés et sous une grande pression, donne lieu à bien des réflexions curieuses. Cet effet s'est-il produit sous les eaux d'un profond océan ? Des couches supérieures s'étendaient-elles sur cette première formation, couches enlevées depuis ? Est-il possible de croire qu'un agent, quel qu'il soit, aussi puissant qu'on puisse le supposer, ait pu dénuder le granit sur une superficie de tant de milliers de lieues carrées, si l'on n'admet en même temps que cet agent est à l'œuvre depuis un temps infini ?
À une petite distance de la ville, en un point où un petit ruisseau se jette dans la mer, j'ai pu observer un fait qui se rapporte à un sujet discuté par Humboldt. Les roches syénitiques des cataractes de l'Orénoque, du Nil et du Congo sont recouvertes d'une substance noire et semblent avoir été polies avec de la plombagine. Cette couche, extrêmement mince, a été analysée par Berzélius et, selon lui, elle se compose d'oxydes de fer et de manganèse. Sur l'Orénoque, cette couche noire se trouve sur les rochers recouverts périodiquement par les inondations et seulement aux endroits où le fleuve a un courant très-rapide, ou, pour employer l'expression des Indiens, « les rochers sont noirs là où les eaux sont blanches ». Dans le petit ruisseau dont je parle, le revêtement des rochers est d'un beau brun au lieu d'être noir et me semble composé seulement de matières ferrugineuses. Des spécimens de collection ne sauraient donner une juste idée de ces belles roches brunes, admirablement polies, qui resplendissent aux rayons du soleil. Bien que le ruisseau coule toujours, le revêtement ne se produit qu'aux endroits où les hautes vagues viennent battre de temps en temps le rocher, ce qui prouve que le ressac doit servir d'agent polisseur quand il s'agit des cataractes des grandes rivières. Le mouvement de la marée doit aussi correspondre aux inondations périodiques ; le même effet se produit donc dans des circonstances qui semblent toutes différentes, mais qui au fond sont analogues. On ne peut guère expliquer cependant l'origine de ces revêtements d'oxydes métalliques qui semblent cimentés aux rochers, et on peut, je crois, expliquer encore moins que leur épaisseur reste toujours la même.
Je m'amusai beaucoup un jour à étudier les habitudes d'un Diodon antennatus qu'on avait pris près de la côte. On sait que ce poisson, à la peau flasque, possède la singulière faculté de se gonfler de façon à se transformer presque en une boule. Si on le sort de l'eau pendant quelques instants, il absorbe, dès qu'on le remet à la mer, une quantité considérable d'eau et d'air par la bouche et peut-être aussi par les branchies. Il absorbe cette eau et cet air par deux moyens différents : il aspire fortement l'air qu'il repousse ensuite dans la cavité de son corps, et il l'empêche de ressortir au moyen d'une contraction musculaire visible à l'extérieur. L'eau, au contraire, entre de façon continue dans sa bouche qu'il tient ouverte et immobile ; cette inglutition de l'eau doit donc dépendre d'une succion. La peau de l'abdomen est beaucoup plus flasque que celle du dos, aussi, quand ce poisson se gonfle, le ventre se distend-il beaucoup plus à la surface inférieure qu'à la surface supérieure et, en conséquence, il flotte le dos en bas. Cuvier doute que le diodon puisse nager dans cette position ; néanmoins il peut alors non-seulement s'avancer en droite ligne, mais aussi tourner à droite et à gauche. Il effectue ce dernier mouvement en se servant uniquement de ses nageoires pectorales ; la queue, en effet, s'affaisse et il ne s'en sert pas. Le corps devient si parfaitement léger, grâce à l'air qu'il contient, que les branchies se trouvent en dehors de l'eau, mais le courant d'eau qui entre par la bouche s'écoule constamment par ces ouvertures.
Après être reste gonflé pendant quelque temps, le diodon chasse ordinairement l'air et l'eau avec une force considérable par les branchies et par la bouche. Il peut se débarrasser à volonté d'une partie de l'eau qu'il a laissée entrer. Il paraît donc probable qu'il n'absorbe en partie ce liquide que pour régulariser sa gravité spécifique. Le diodon possède plusieurs moyens de défense. Il peut faire une terrible morsure et rejeter l'eau par la bouche à une certaine distance, tout en faisant un bruit singulier en agitant ses mâchoires. En outre, le gonflement de son corps fait redresser les papilles qui couvrent sa peau et qui se transforment alors en pointes acérées. Mais la circonstance la plus curieuse est que la peau de son ventre sécrète, quand on vient à la toucher, une matière fibreuse d'un rouge-carmin admirable qui tache le papier et l'ivoire d'une façon si permanente, que des taches que j'ai obtenues de cette manière sont encore tout aussi brillantes qu'au premier jour. J'ignore absolument quelle peut être la nature ou l'usage de cette sécrétion. Le docteur Allan de Forres m'a affirmé avoir souvent trouvé un diodon vivant et le corps gonflé dans l'estomac d'un requin ; il s'est en outre assuré que cet animal parvient à se faire un passage en dévorant non-seulement les parois de l'estomac, mais encore les côtés du monstre qu'il finit ainsi par tuer. Qui se serait imaginé qu'un petit poisson, si mou, si insignifiant, pût parvenir à détruire le requin, si grand et si sauvage ?
18 mars. — Nous quittons Bahia. Quelques jours après, à peu de distance des petites îles Abrolhos, j'observai que la mer avait revêtu une teinte brun rougeâtre. Observée à la loupe, toute la surface de l'eau paraissait couverte de brins de foin haché et dont les extrémités seraient déchiquetées. Ce sont de petites conferves en paquets cylindriques, contenant environ cinquante ou soixante de ces petites plantes. M. Berkeley m'apprend qu'elles appartiennent à la même espèce (Trichodesmium erythraeum) que celles trouvées sur une grande étendue de la mer Rouge et qui ont valu ce nom à cette mer. Le nombre de ces plantules doit être infini ; notre vaisseau en traversa plusieurs bandes, dont l'une avait environ 10 mètres de largeur et qui, à en juger par la décoloration de l'eau, devait avoir au moins 2 milles et demi de longueur. On parle de ces conferves dans presque tous les longs voyages. Elles semblent fort communes surtout dans les mers qui avoisinent l'Australie, et au large du cap Leeuwin j'observai une espèce voisine, mais plus petite et évidemment différente. Le capitaine Cook, dans son troisième voyage, remarque que les matelots donnent à ces végétaux le nom de sciure de mer.
Auprès de Keeling-Atoll, dans l'océan Indien, j'observai de nombreuses petites masses de conferves ayant quelques pouces carrés, consistant en longs fils cylindriques fort minces, si minces même, qu'à peine pouvait-on les distinguer à l'œil nu, mélangés à d'autres corps un peu plus grands, admirablement coniques à leurs deux extrémités. La gravure ci-contre représente deux de ces corps unis ensemble. Leur longueur varie entre quatre et six centièmes de pouce, leur diamètre entre six et huit millièmes de pouce. On peut ordinairement distinguer près de l'une des extrémités de la partie cylindrique un septum vert composé de matière granuleuse plus épaisse au milieu. C'est là, je crois, ce qui constitue le fond d'un sac incolore, fort délicat, composé d'une substance pulpeuse, sac qui occupe l'intérieur du fourreau, mais qui ne s'étend point jusque dans les pointes coniques extrêmes. Dans quelques spécimens, des sphères petites, mais admirablement régulières, de substance granuleuse brunâtre, remplacent les septa, et je pus observer la nature des transformations qui les produisent. La matière pulpeuse du revêtement intérieur se groupe tout à coup en lignes qui semblent radier d'un centre commun ; cette matière continue à se contracter avec un mouvement rapide, irrégulier, de telle sorte qu'au bout d'une seconde le tout dévient une petite sphère parfaite qui occupe la position du septum à une des extrémités du fourreau, absolument vide dans toutes ses autres parties. Toute lésion accidentelle accélère la formation de la sphère granuleuse. Je puis ajouter qu'un couple de ces corps se rencontrent fréquemment attachés l'un à l'autre, cône contre cône, par l'extrémité où se trouve le septum.
Je profite de ces remarques pour ajouter quelques autres observations sur la coloration de la mer produite par des causes organiques. Sur la côte du Chili, à quelques lieues au nord de la Conception, le Beagle traversa un jour de grandes bandes d'eau boueuse ressemblant exactement aux eaux d'un fleuve gonflé par les pluies ; une autre fois, nous eûmes occasion, à 50 milles de la terre et à 1 degré au sud de Valparaiso, de remarquer la même coloration sur un espace encore plus étendu. Cette eau, placée dans un verre, affectait une teinte rougeâtre pâle : examinée au microscope, cette eau regorgeait de petits animalcules s'élançant dans toutes les directions et faisant souvent explosion. Ces animalcules affectent la forme ovale ; ils sont contractés vers le milieu par un anneau de cils vibratiles, recourbés. Toutefois il est fort difficile de les examiner avec soin, car, dès qu'ils cessent de se mouvoir, même au moment où ils traversent le champ de vision du microscope, ils font explosion. Quelquefois les deux extrémités éclatent en même temps, quelquefois une des extrémités seulement, et il sort de leur corps une quantité de matière granuleuse grossière et brunâtre. Un moment avant d'éclater, l'animal se gonfle de façon à devenir une fois aussi gros que dans son état normal, et l'explosion a lieu environ quinze secondes après que le mouvement rapide de propulsion en avant a cessé ; dans quelques cas, un mouvement rotatoire sur l'axe le plus allongé précède l'explosion de quelques instants. Deux minutes environ après avoir été isolés, en nombre si considérable qu'ils soient dans une goutte d'eau, ils périssent tous de la façon que je viens d'indiquer. Ces animaux se meuvent l'extrémité la plus étroite en avant, leurs cils vibratiles leur communiquant le mouvement, et ils procèdent ordinairement par bonds rapides. Ils sont extrêmement petits et absolument invisibles à l'œil nu, ils ne couvrent guère, en effet, que le millième de 1 pouce carré. Ils existent en nombre infini, car la plus petite goutte d'eau en contient une quantité considérable. Or, en un seul jour, nous avons traversé deux endroits où l'eau se trouvait ainsi colorée, et l'un des deux s'étendait sur une superficie de plusieurs milles carrés. Quel doit donc être le nombre de ces animaux microscopiques ! Vue à quelque distance, l'eau affecte une couleur rouge semblable à celle qu'affecte l'eau d'un fleuve qui a traversé un district où se trouvent des craies rouges ; dans l'espace où se projetait l'ombre du vaisseau, l'eau prenait une teinte aussi foncée que le chocolat ; on pouvait enfin distinguer nettement la ligne où se rejoignaient l'eau rouge et l'eau bleue. Depuis quelques jours, le temps était fort calme et l'Océan regorgeait, pour ainsi dire, de créatures vivantes.
J'ai vu dans les mers qui entourent la Terre de Feu, à peu de distance de la terre, des espaces où l'eau affecte une couleur rouge brillante ; cette couleur est produite par un grand nombre de crustacés qui ressemblent un peu à de grosses crevettes. Les baleiniers donnent à ces crustacés le nom d'aliment des baleines. Je ne saurais dire si les baleines s'en nourrissent ; mais les sternes, les cormorans et des troupeaux immenses de phoques, sur quelques points de la côte, se nourrissent principalement de ces crustacés, qui ont la faculté de nager. Les marins attribuent toujours au frai la coloration de la mer ; mais je n'ai pu observer ce fait qu'une seule fois. À quelques lieues de l'archipel des Galapagos, notre vaisseau traversa trois bandes d'eau boueuse jaune foncé ; ces bandes avaient plusieurs milles de longueur, mais seulement quelques mètres de largeur, et se trouvaient séparées de l'eau environnante par une ligne sinueuse et cependant distincte. Dans ce cas, cette couleur provenait de petites boules gélatineuses, ayant environ un cinquième de pouce de diamètre, qui contenaient de nombreux ovules extrêmement petits ; j'ai remarqué deux espèces distinctes de boules : l'une affecte une couleur rougeâtre et a une forme différente de l'autre. Il m'est impossible de dire à quels animaux appartiennent ces boules. Le capitaine Colnett remarque que la mer revêt fort souvent cet aspect dans l'archipel des Galapagos et que la direction des bandes indique celle des courants ; cependant, dans le cas que je viens de décrire, les bandes indiquaient la direction du vent. D'autres fois j'ai remarqué sur la mer un revêtement huileux fort mince sous l'influence duquel l'eau prend des couleurs irisées. Sur la côte du Brésil, j'ai eu l'occasion de voir un espace considérable de l'Océan ainsi recouvert ; ce que les marins attribuaient à une carcasse de baleine en putréfaction, qui probablement flottait à quelque distance. Je ne parle pas ici des corpuscules gélatineux que l'on trouve souvent dans l'eau, car ils ne sont jamais réunis en quantités assez considérables pour produire une coloration ; j'aurai d'ailleurs occasion de m'expliquer plus tard à ce sujet.
Les indications que je viens de donner ouvrent le champ à deux questions importantes : en premier lieu, comment se fait-il que les différents corps qui constituent les bandes à bords bien définis restent réunis ? Quand il s'agit des crustacés qui ressemblent aux crevettes, rien d'extraordinaire, car les mouvements de ces animaux sont aussi réguliers, aussi simultanés que ceux d'un régiment de soldats. Mais on ne peut attribuer cette réunion à une action volontaire de la part des ovules ou des conferves, et cette action volontaire n'est pas probable non plus dans le cas des infusoires. En second lieu, quelle est la cause de la longueur et du peu de largeur des bandes ? Ces bandes ressemblent si complètement à ce qu'on peut voir sur chaque torrent, où le courant entraîne en longues files l'écume produite, qu'il faut bien les attribuer à une action semblable des courants de l'air ou de la mer. Si l'on admet cette supposition, il faut croire aussi que ces différents corps organisés proviennent d'endroits où ils se produisent en grand nombre et que les courants de l'air ou de la mer les entraînent au loin. J'avoue cependant qu'il est fort difficile de croire qu'un seul endroit, quel qu'il soit, puisse produire des millions de millions d'animalcules et de conferves. Comment, en effet, ces germes se trouveraient-ils à ces endroits spéciaux ? Les corps producteurs n'ont-ils pas été dispersés par les vents et par les vagues sur toute l'immensité de l'Océan ? Toutefois, il faut bien l'avouer aussi, il n'y a pas d'autre hypothèse pour expliquer ce groupement. Il est bon d'ajouter peut-être que, d'après Scoresby, on trouve invariablement dans une certaine partie de l'océan Arctique de l'eau verte contenant de nombreuses méduses.
· J'emprunte ce fait au docteur E. Dieffenbach, qui l'a constaté dans la traduction allemande de la première édition de ce journal.
· · Les îles du Cap-Vert ont été découvertes en 1449. Nous avons vu la tombe d'un évèque qui porte la date de 1571 ; une autre tombe, ornée d'un écusson composé d'une main et d'un poignard, porte la date de 1497.
· · Je saisis cette occasion pour remercier cet illustre naturaliste de l'obligeance avec laquelle il a examiné un grand nombre de mes spécimens. J'ai adressé (juin 1845) à la Société de géologie un mémoire complet sur la chute de cette poussière.
· · Terme que j'emprunte à la nomenclature de Patrick Symes.
· · Voir Encyclop of Anat. and Physiol., art. Cephalopoda.
· · M. Horner et sir David Brewster ont décrit (Philosophical Transactions, 1836, p. 65) une singulière « substance artificielle ressemblant à la nacre ». Cette substance se dépose en lames brunes, minces, transparentes, admirablement polies, possédant des propriétés optiques particulières à l'intérieur d'un vase dans lequel on fait rapidement tourner dans l'eau un tissu enduit d'abord de glu, puis de chaux. Cette substance est beaucoup plus molle, plus transparente, et contient plus de matières animales que les incrustations naturelles de l'Ascension ; mais c'est encore là une preuve de la facilité avec laquelle le carbonate de chaux et les matières animales se combinent pour former une substance solide ressemblant à de la nacre.
· · Personal Narrative, vol. V, part. I, p. 18.
· · M. Montagne, Comptes rendus, etc., juillet 1844, et Annales des sciences nat., déc. 1844.
· M. Lesson (Voyage de la Coquille, vol. I, p. 255) signale de l'eau rouge au large de Lima, dont la couleur était produite sans doute par la même cause. Le célèbre naturaliste Péron indique, dans le Voyage aux terres australes, douze voyageurs au moins qui ont fait allusion à la coloration de la mer (vol. II, p. 239). On peut ajouter aux voyageurs indiqués par Péron, Humboldt, Pers. Narr., vol VI, p. 804 ; Flinder, Voyage, vol. I, p. 92 ; Labillardière, vol. I, p. 287 ; Ulloa, Voyage ; Voyage de l'Astrolabe et de la Coquille ; capitaine King, Survey of Australia ; etc.
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CHAPITRE II
Rio de Janeiro. — Excursion au nord du cap Frio. — Grande évaporation. — Esclavage. — Baie de Botofogo. — Planaires terrestres. — Nuages sur le Corcovado. — Pluie torrentielle. — Grenouilles chanteuses. — Insectes phosphorescents. — Puissance de saut d'un scarabée. — Brouillard bleu. — Bruit produit par un papillon. — Entomologie. — Fourmis. — Guêpe qui tue une araignée. — Araignée parasite. — Artifices d'une Épeire. — Araignées qui vivent en société. — Araignée ayant une toile non symétrique.
Rio de Janeiro.
Du 4 avril au 5 juillet 1832. — Quelques jours après notre arrivée, je fis la connaissance d'un Anglais qui allait visiter ses propriétés, situées à un peu plus de 100 milles de la capitale, au nord du cap Frio. Il voulut bien m'offrir de l'accompagner, ce que j'acceptai avec plaisir.
8 avril. — Notre troupe se compose de sept personnes. La première étape est fort intéressante. Il fait horriblement chaud ; aussi la tranquillité la plus parfaite règne-t-elle au milieu des bois ; à peine quelques magnifiques papillons volent-ils paresseusement çà et là. Quelle vue admirable, quand on traverse les collines situées derrière Praia-Grande ! Quelles couleurs splendides ! Quelle magnifique teinte bleue foncée ! Comme le ciel et les eaux calmes de la baie semblent se disputer à qui éclipsera l'autre en splendeur ! Après avoir traversé un district cultivé, nous pénétrons dans une forêt dont toutes les parties sont admirables, et à midi nous arrivons à Ithacaia. Ce petit village est situé dans une plaine ; autour d'une habitation centrale se trouvent les huttes des nègres. Ces huttes, par leur forme et par leur position, me rappellent les dessins qui représentent les habitations des Hottentots dans l'Afrique méridionale. La lune se levant de bonne heure, nous nous décidons à partir le même soir pour aller coucher à Lagoa-Marica. Au moment où la nuit commence à tomber, nous passons auprès d'une de ces collines de granit massives, nues, escarpées, si communes dans ce pays. Cet endroit est assez célèbre ; il a, en effet, servi pendant longtemps de refuge à quelques nègres marrons qui, en cultivant un petit plateau situé au sommet, parvinrent à s'assurer des subsistances. On les découvrit enfin, et on envoya une escouade de soldats pour les déloger ; tous se rendirent, à l'exception d'une vieille femme, qui, plutôt que de reprendre la chaîne de l'esclavage, préféra se précipiter du sommet du rocher et se brisa la tête en tombant. Accompli par une matrone romaine, on aurait célébré cet acte et on aurait dit qu'elle y avait été poussée par le noble amour de la liberté ; accompli par une pauvre négresse, on se contenta de l'attribuer à un brutal entêtement. Nous continuons notre voyage durant plusieurs heures ; pendant les quelques derniers milles de notre étape, la route devient difficile, car elle traverse une sorte de pays sauvage entrecoupé de marécages et de lagunes. À la lumière de la lune, le paysage se présente sous un aspect sauvage et désolé. Quelques mouches lumineuses volent autour de nous, et une bécasse solitaire fait entendre son cri plaintif. Le mugissement de la mer, située à une assez grande distance, trouble à peine le silence de la nuit.
9 avril. — Nous quittons, avant le lever du soleil, la misérable hutte où nous avons passé la nuit. La route traverse une étroite plaine sablonneuse située entre la mer et les lagunes. Un grand nombre de magnifiques oiseaux pêcheurs, tels que des aigrettes et des grues, des plantes vigoureuses affectant les formes les plus fantastiques, donnent au paysage un intérêt qu'il n'aurait certes pas possédé autrement. Des plantes parasites, au milieu desquelles nous admirons surtout les orchidées pour leur beauté et l'odeur délicieuse qu'elles exhalent, couvrent littéralement les quelques arbres rabougris disséminés cà et là. Dès que le soleil se lève, la chaleur est intense et la réverbération des rayons du soleil sur le sable blanc devient bientôt insupportable. Nous dînons à Mandetiba ; le thermomètre marque à l'ombre 84 degrés Fahrenheit (28°, 8 centigrades). Les collines boisées se reflètent dans l'eau calme d'un lac immense ; ce spectacle admirable nous aide à supporter les ardeurs de la température. Il y a à Mandetiba une très-bonne vênda ; je veux prouver toute ma reconnaissance de l'excellent dîner que j'y ai fait, dîner qui constitue une exception trop rare, hélas ! en décrivant cette vênda comme le type de toutes les auberges du pays. Ces maisons, souvent fort grandes, sont toutes construites de la même manière : on plante des pieux entre lesquels on entrelace des branches d'arbres, puis on recouvre le tout d'une couche de plâtre. Il est rare qu'on y trouve des planchers, mais jamais de vitres aux croisées ; le toit est ordinairement en bon état. La façade, laissée ouverte, forme une espèce de verandah où on place des bancs et des tables. Les chambres à coucher communiquent toutes les unes avec les autres, et le voyageur dort, comme il peut, sur une plate-forme en bois recouverte d'un mince paillasson. La vênda se trouve toujours au milieu d'une grande cour où l'on attache les chevaux. Notre premier soin en arrivant est de débarrasser nos chevaux de leur bride et de leur selle et de leur donner leur provende. Cela fait, nous nous approchons du senhôr et, le saluant profondément, nous lui demandons d'être assez bon pour nous donner quelque chose à manger. « Tout ce que vous voudrez, monsieur, » répond-il ordinairement. Les quelques premières fois, je m'empressais de remercier intérieurement la Providence qui nous avait conduits auprès d'un homme aussi aimable. Mais, à mesure que la conversation continuait, les choses prenaient une tournure bien moins satisfaisante. « Pourriez-vous nous donner du poisson ? — Oh ! non, monsieur. — De la soupe ? — Non, monsieur. — Du pain ? — Oh ! non, monsieur. — De la viande séchée ? — Oh ! non, monsieur. »
Nous devions nous estimer fort heureux si, après avoir attendu deux heures, nous parvenions à obtenir de la volaille, du riz et de la farinha. Il nous fallait même souvent tuer à coups de pierre les poules qui devaient servir à notre souper. Alors que, absolument épuisés par la faim et par la fatigue, nous nous hasardions à dire timidement que nous serions fort heureux si le repas était prêt, l'hôte nous répondait orgueilleusement, et malheureusement c'est ce qu'il y avait de plus vrai dans ses réponses : « Le repas sera prêt quand il sera prêt, » Si nous avions osé nous plaindre, ou même insister, on nous aurait dit que nous étions des impertinents et on nous aurait priés de continuer notre chemin. Les aubergistes sont fort peu gracieux, souvent même fort grossiers ; leurs maisons et leurs personnes sont la plupart du temps horriblement sales ; on ne trouve dans leurs auberges ni couteaux, ni fourchettes, ni cuillers, et je suis convaincu qu'il serait difficile de trouver en Angleterre un cottage, si pauvre qu'il soit, aussi dépourvu des choses les plus nécessaires à la vie. À un endroit, à Campos-Novos, nous fûmes magnifiquement traités ; on nous donna à dîner du riz et de la volaille, des biscuits, du vin et des liqueurs ; du café le soir, et à déjeuner du poisson et du café. Le tout, y compris d'excellente provende pour les chevaux, ne nous coûta que 3 francs par tête. Cependant, quand l'un de nous demanda à l'aubergiste s'il avait vu un fouet qu'il avait égaré, il lui répondit grossièrement : « Comment voulez-vous que je l'aie vu ? Pourquoi n'en avez-vous pas pris soin ? Les chiens l'ont probablement mangé. »
Après avoir quitté Mandetiba, notre route se continue au milieu d'un véritable enchevêtrement de lacs, dont les uns contieftnent des coquillages d'eau douce et les autres des coquillages marins. J'observai une limnée, coquillage d'eau douce, qui habite en nombre considérable « un lac dans lequel, me dirent les habitants, la mer entre une fois par an et quelquefois plus souvent, ce qui rend l'eau absolument salée. » Je crois qu'on pourrait observer bien des faits intéressants relatifs aux animaux marins et aux animaux d'eau douce dans cette chaîne de lacs qui bordent la côte du Brésil. M. Gay constate qu'il a trouvé dans le voisinage de Rio des solens et des moules, genres marins, et des ampullaires, coquillages d'eau douce, vivant ensemble dans de l'eau saumâtre. J'ai souvent observé moi-même, dans le lac qui se trouve auprès du Jardin botanique, lac dont l'eau est presque aussi salée que celle de la mer, une espèce d'hydrophile ressemblant beaucoup à un dytique, commun dans les fossés de l'Angleterre ; le seul coquillage habitant ce lac appartient à un genre que l'on trouve ordinairement près de l'embouchure des fleuves.
Nous quittons la côte et pénétrons de nouveau dans la forêt. Les arbres sont très-élevés ; la blancheur de leur tronc contraste singulièrement avec ce qu'on est habitué à voir en Europe. Je vois, en feuilletant les notes prises au moment du voyage, que les parasites admirables, étonnants, tout couverts de fleurs, me frappaient par-dessus tout comme les objets les plus nouveaux au milieu de ces scènes splendides. Au sortir de la forêt, nous traversons d'immenses pâturages très-défigurés par un grand nombre d'énormes fourmilières coniques s'élevant à près de 12 pieds de hauteur. Ces fourmilières font exactement ressembler cette plaine aux volcans de boue du Jorullo, tels que les dépeint Humboldt. Il fait nuit quand nous arrivons à Engenhado, après être restés dix heures à cheval. Je ne cessais, d'ailleurs, de ressentir la plus grande surprise en songeant à ce que ces chevaux peuvent supporter de fatigues ; ils me paraissent aussi se remettre de leurs blessures plus rapidement que ne le font les chevaux d'origine anglaise. Les vampires leur causent souvent de grandes souffrances en les mordant au garrot, non pas tant à cause de la perte de sang qui résulte de la morsure, qu'à cause de l'inflammation que produit ensuite le frottement de la selle. Je sais qu'en Angleterre on a dernièrement mis en doute la véracité de ce fait ; il est donc fort heureux que j'aie été présent un jour qu'on attrapa un de ces vampires (Desmodus d'Orbignyi, Wat.) sur le dos même d'un cheval. Nous bivouaquions fort tard, un soir, auprès de Coquimbo, dans le Chili, quand mon domestique, remarquant que l'un de nos chevaux était fort agité, alla voir ce qui se passait ; croyant distinguer quelque chose sur le dos du cheval, il y porta vivement la main et saisit un vampire. Le lendemain matin, l'enflure et les caillots de sang permettaient de voir où le cheval avait été mordu ; trois jours après, nous nous servions du cheval, qui ne paraissait plus se ressentir de la morsure.
13 avril. — Après trois jours de voyage, nous arrivons à Socêgo, propriété du senhôr Manuel Figuireda, parent de l'un de nos compagnons de route. La maison, fort simple et ressemblant à une grange, convient admirablement au climat. Dans le salon, des fauteuils dorés et des sofas contrastent singulièrement avec les murs blanchis à la chaux, le toit en chaume et les fenêtres dépourvues de vitres. La maison d'habitation, les greniers, les écuries et les ateliers pour les nègres, à qui on a appris différents états, forment une sorte de place quadrangulaire au milieu de laquelle sèche une immense pile de café. Ces différentes constructions se trouvent au sommet d'une petite colline dominant les champs cultivés, entourés de tous côtés par une épaisse forêt. Le café constitue le principal produit de cette partie du pays ; on suppose que chaque plant rapporte annuellement en moyenne 2 livres de grains (906 grammes), mais quelques uns en rapportent jusqu'à 8. On cultive aussi en grande quantité le manioc ou cassave. Chaque partie de cette plante trouve son emploi ; les chevaux mangent les feuilles et les tiges ; les racines sont moulues et converties en une sorte de pâte que l'on presse jusqu'à dessiccation, puis on la cuit au four et elle forme alors une espèce de farine qui constitue le principal aliment du Brésil. Fait curieux, mais bien connu, le jus que l'on extrait de cette plante si nutritive est un poison violent. Il y a quelques années, une vache de cette fazênda mourut pour en avoir bu. Le senhôr Figuireda me dit qu'il a planté l'année précédente un sac de feijaô ou haricots et trois sacs de riz ; les haricots produisirent quatre-vingts fois autant, le riz trois cent vingt fois autant. Un admirable troupeau de bestiaux erre dans les pâturages, et il y a tant de gibier dans les bois, que, chacun des trois jours qui avaient précédé notre arrivée, on avait tué un cerf. Cette abondance se traduit au dîner, et alors les invités ploient réellement sous le fardeau, si la table elle-même est en état de résister, car il faut goûter à chaque plat. Un jour, j'avais fait les plus savants calculs pour arriver à goûter de tout et je pensais sortir victorieux de l'épreuve quand, à ma profonde terreur, je vis arriver un dindon et un cochon rôtis. Pendant le repas, un homme est constamment occupé à chasser de la salle une quantité de chiens et de petits négrillons qui cherchent à se faufiler dès qu'ils en trouvent l'occasion. L'idée d'esclavage bannie, il y a quelque chose de délicieux dans cette vie patriarcale, tant on est absolument séparé et indépendant du reste du monde. Aussitôt qu'on voit arriver un étranger, on sonne une grosse cloche et souvent même on tire un petit canon ; c'est sans doute pour annoncer cet heureux événement aux rochers et aux bois d'alentour, car de tous côtés la solitude est complète. Un matin, je vais me promener une heure avant le lever du soleil pour admirer à l'aise le silence solennel du paysage. Bientôt j'entends s'élever dans les airs l'hymne que chantent en chœur tous les nègres au moment de se mettre au travail. Les esclaves sont, en somme, fort heureux dans des fazêndas telles que celle-ci. Le samedi et le dimanche, ils travaillent pour eux ; et, dans cet heureux climat, le travail de deux jours par semaine est plus que suffisant pour soutenir pendant toute la semaine un homme et sa famille.
14 avril. — Nous quittons Socêgo pour nous rendre à une autre propriété située sur le rio Macâe, limite des cultures dans cette direction. Cette propriété a près de 1 lieue de longueur, et le propriétaire a oublié quelle peut en être la largeur. On n'en a encore défriché qu'une toute petite partie, et cependant chaque hectare peut produire à profusion toutes les riches productions des terres tropicales. Comparée à l'énorme étendue du Brésil, la partie cultivée est insignifiante ; presque tout reste à l'état sauvage. Quelle énorme population ce pays ne pourra-t-il pas nourrir dans l'avenir ! Pendant le second jour de notre voyage, la route que nous suivons est si encombrée de plantes grimpantes, qu'un de nos hommes nous précède, la hache à la main, pour nous ouvrir un passage. La forêt abonde en objets admirables au milieu desquels je ne puis me lasser d'admirer les fougères arborescentes, peu élevées, mais au feuillage si vert, si gracieux et si élégant. Dans la soirée, la pluie tombe à torrents et j'ai froid, bien que le thermomètre marque 63 degrés Fahrenheit (18°,3 centigrades). Dès que la pluie a cessé, j'assiste à un curieux spectacle : l'énorme évaporation qui se produit sur toute l'étendue de la forêt. Une épaisse vapeur blanche enveloppe alors les collines jusqu'à une hauteur de 100 pieds environ ; ces vapeurs s'élèvent, comme des colonnes de fumée, au-dessus des parties les plus épaisses de la forêt, et principalement au-dessus des vallées. Je pus observer plusieurs fois ce phénomène, dû, je crois, à l'immense surface de feuillage précédemment échauffée par les rayons du soleil.
Pendant mon séjour dans cette propriété, je fus sur le point d'assister à un de ces actes atroces qui ne peuvent se présenter que dans un pays où règne l'esclavage. À la suite d'une querelle et d'un procès, le propriétaire fut sur le point d'enlever aux esclaves mâles leurs femmes et leurs enfants pour aller les vendre aux enchères publiques à Rio. Ce fut l'intérêt, et non pas un sentiment de compassion, qui empêcha la perpétration de cet acte infâme. Je ne crois même pas que le propriétaire ait jamais pensé qu'il pouvait y avoir quelque inhumanité à séparer ainsi trente familles qui vivaient ensemble depuis de nombreuses années, et cependant, je l'affirme, son humanité et sa bonté le rendaient supérieur à bien des hommes. Mais on peut ajouter, je crois, qu'il n'y a pas de limites à l'aveuglement que produisent l'intérêt et l'égoïsme. Je vais rapporter une anecdote bien insignifiante qui me frappa plus qu'aucun des traits de cruauté que j'ai entendu raconter. Je traversais un bac avec un nègre plus que stupide. Pour arriver à me faire comprendre, je parlais haut et je lui faisais des signes ; ce faisant, une de mes mains passa près de sa figure. Il crut, je pense, que j'étais en colère et que j'allais le frapper, car il abaissa immédiatement les mains et ferma à demi les yeux en me lançant un regard craintif. Je n'oublierai jamais les sentiments de surprise, de dégoût et de honte qui s'emparèrent de moi à la vue de cet homme effrayé à l'idée de parer un coup qu'il croyait dirigé contre sa figure. On avait amené cet homme à une dégradation plus grande que celle du plus infime de nos animaux domestiques.
18 avril. — À notre retour, nous passons à Socêgo deux jours que j'emploie à collectionner des insectes dans la forêt. La plupart des arbres, bien que fort élevés, n'ont pas plus de 3 ou 4 pieds de circonférence, sauf quelques-uns, bien entendu, de dimensions beaucoup plus considérables. Le senhôr Manuel creusait alors un canot de 70 pieds de long dans un seul tronc d'arbre qui avait 110 pieds de long et une épaisseur considérable. Le contraste des palmiers, croissant au milieu des espèces communes à branches, donne toujours au paysage un aspect intertropical. En cet endroit, le chou-palmier, un des plus élégants de la famille, orne la forêt. La tige de ce palmier est si mince, qu'on pourrait l'entourer avec les deux mains, et cependant il balance ses feuilles élégantes à 40 ou 50 pieds au-dessus du sol. Les plantes grimpantes ligneuses, recouvertes elles-mêmes d'autres plantes grimpantes, ont un fort gros tronc ; j'en mesurai quelques-uns, qui avaient jusqu'à 2 pieds de circonférence. Quelques vieux arbres présentent un aspect fort singulier, les tresses de lianes pendant à leurs branches ressemblent à des bottes de foin. Si, après s'être rassasié de la vue du feuillage, on tourne les yeux vers le sol, on se sent transporté d'une admiration égale par l'extrême élégance des feuilles des fougères et des mimosas. Ces dernières recouvrent le sol en faisant un tapis de quelques pouces de hauteur ; si l'on marche sur ce tapis, on voit en se retournant la trace de ses pas indiquée par le changement de teinte produit par l'abaissement des pétioles sensibles de ces plantes. Il est facile, d'ailleurs, d'indiquer les objets individuels qui excitent l'admiration dans ces admirables paysages ; mais il est impossible de dire quels sentiments d'étonnement et d'élévation ils éveillent dans l'âme de celui à qui il est donné de les contempler.
19 avril. — Nous quittons Socêgo et suivons pendant deux jours la route que nous connaissons déjà, route fatigante et ennuyeuse, car elle traverse des plaines sablonneuses où la réverbération est intense, non loin du bord de la mer. Je remarque que chaque fois que mon cheval pose le pied sur le sable siliceux, on entend un faible cri. Le troisième jour, nous prenons une route différente et traversons le joli petit village de Madre de Deôs. C'est là une des principales grandes routes du Brésil ; et cependant elle est en si mauvais état, qu'aucune voiture ne peut la traverser, sauf toutefois les charrettes traînées par les bœufs. Pendant tout notre voyage, nous n'avons pas traversé un seul pont en pierre ; et les ponts en bois sont en si mauvais état, qu'il est souvent nécessaire de passer à côté pour les éviter. On ne connaît guère les distances ; quelquefois, au lieu de poteaux kilométriques, on trouve une croix ; mais c'est simplement pour indiquer l'endroit où un meurtre a été commis. Nous arrivons à Rio dans la soirée du 23 ; nous avions terminé notre petit voyage.
Pendant le reste de mon séjour à Rio, j'habitai un petit cottage situé dans la baie de Botofogo. Impossible de rêver rien de plus délicieux que ce séjour de quelques semaines dans un aussi admirable pays. En Angleterre, quiconque aime l'histoire naturelle a un grand avantage, en ce sens qu'il découvre toujours quelque chose qui attire son attention ; mais, dans ces climats fertiles, regorgeant pour ainsi dire d'êtres animés, les découvertes nouvelles qu'il fait à chaque instant sont si nombreuses, que c'est à peine s'il peut avancer.
Je consacrai presque exclusivement aux animaux invertébrés les quelques observations que je fus à même de faire. L'existence de vers du genre planaire, qui habitent la terre sèche, m'intéressa beaucoup. Ces animaux ont une structure si simple, que Cuvier les a classés au nombre des vers intestinaux, bien qu'on ne les trouve jamais dans le corps d'autres animaux. De nombreuses espèces de ce genre habitent l'eau salée et l'eau douce ; mais celles dont je parle se trouvent même dans les parties les plus sèches de la forêt, sous des troncs pourris, dont elles semblent faire leur nourriture. Comme aspect général, ces animaux ressemblent à de petites limaces, mais avec des proportions beaucoup moindres ; plusieurs espèces portent des raies longitudinales de couleur brillante. Leur conformation est fort simple : vers le milieu de la surface inférieure de leur corps, ou de la partie sur laquelle ils rampent, se trouvent deux petites ouvertures transversales ; une trompe en forme d'entonnoir et fort irritable peut sortir de l'ouverture antérieure. Cet organe conserve encore sa vitalité pendant quelques instants après que le reste du corps de l'animal est complètement mort, qu'on l'ait tué soit en le plongeant dans l'eau salée, soit par tout autre moyen.
Je ne trouvai pas moins de dix espèces différentes de planaires terrestres dans diverses parties de l'hémisphère méridional. Je conservai vivants pendant près de deux mois quelques spécimens que je m'étais procurés à la terre de Van-Diemen ; je les nourrissais de bois pourri. Je coupai l'un d'eux transversalement en deux parties presque égales ; au bout de quinze jours, ces deux parties avaient recouvré la forme d'animaux parfaits. Cependant j'avais divisé l'animal de telle façon qu'une des moitiés contenait les deux orifices inférieurs, tandis que, par conséquent, l'autre n'en avait pas. Vingt-cinq jours après l'opération, on n'aurait pas pu distinguer la moitié la plus parfaite d'un autre spécimen quel qu'il soit. La taille de l'autre avait beaucoup augmenté, et il se formait dans la masse parenchymateuse, vers l'extrémité postérieure, un espace clair dans lequel on pouvait nettement discerner les rudiments d'une bouche ; on ne distinguait cependant pas encore d'ouverture correspondante à la surface inférieure. Si la chaleur, qui s'augmentait considérablement à mesure que nous approchions de l'équateur, n'avait pas cause la mort de tous ces individus, la formation de cette dernière ouverture aurait sans aucun doute complété l'animal. Bien que cette expérience soit très-connue, il n'en était pas moins intéressant d'assister à la production progressive de tous les organes essentiels dans la simple extrémité d'un autre animal. Il est extrêmement difficile de conserver ces planaires, car, dès que la cessation de la vie permet aux lois ordinaires d'agir, leur corps entier se transforme en une masse molle et fluide avec une rapidité que je n'ai remarquée dans aucun autre animal.
Je visitai pour la première fois la forêt où se trouvent ces planaires en compagnie d'un vieux prêtre portugais, qui m'emmena avec lui à la chasse. Cette chasse consiste à lancer quelques chiens dans le bois et ; attendre patiemment pour tirer tout animal qui peut se présenter. Le fils d'un fermier voisin, excellent spécimen de jeune Brésilien sauvage, nous accompagnait. Ce jeune homme portait un pantalon et une chemise en haillons ; il avait la tête nue, et était armé d'un vieux fusil et d'un couteau. L'habitude de porter le couteau est universelle ; les plantes grimpantes rendent d'ailleurs son emploi indispensable dès qu'on veut traverser un bois un peu épais ; mais on peut aussi attribuer à cette habitude les meurtres fréquents qui ont lieu au Brésil. Les Brésiliens se servent du couteau avec une habileté consommée ; ils peuvent le lancer à une assez grande distance, avec tant de force et de précision, qu'ils infligent presque toujours une blessure mortelle. J'ai vu un grand nombre de petits garçons s'essayer en jouant à lancer le couteau ; la facilité avec laquelle ils le plantaient dans un poteau fiché en terre promettait pour l'avenir. Mon compagnon avait tué la veille deux gros singes portant de la barbe. Ces animaux ont des queues qui leur permettent de saisir les objets, queues dont l'extrémité peut encore supporter le poids entier du corps de l'animal après sa mort. L'un d'eux était resté fixé ainsi à une branche, et il fallut couper un gros arbre pour l'atteindre ; ce qui fut d'ailleurs bientôt fait. Outre un de ces singes, nous ne tuâmes guère que quelques petits perroquets verts et quelques toucans. Je profitai toutefois de la connaissance du prêtre portugais ; car, une autre fois, il me donna un beau spécimen du chat Yagouaroundi.
Tout le monde a entendu vanter la beauté du paysage auprès de Botofogo. La maison que j'habitais se trouvait située au pied de la montagne bien connue de Corcovado. On a remarqué, avec beaucoup de raison, que les collines abruptement coniques caractérisent la formation que Humboldt désigne sous le nom de gneiss-granit. Rien de plus frappant que l'aspect de ces immenses masses rondes de rochers nus s'élevant du sein de la végétation la plus exubérante.
Je m'occupais souvent à étudier les nuages qui, arrivant de la mer, venaient se buter, pour ainsi dire, contre la partie la plus élevée du Corcovado. Comme presque toutes les montagnes, quand elles sont ainsi en partie cachées par les nuages, le Corcovado semble s'élever à une hauteur beaucoup plus considérable qu'elle ne l'est réellement, soit 2300 pieds (690 mètres). M. Daniell a fait observer, dans ses essais météorologiques, qu'un nuage paraît quelquefois fixé sur le sommet d'une montagne pendant que le vent continue à souffler. Le même phénomène se présentait ici sous un aspect légèrement différent ; on voyait, en effet, le nuage se recourber et passer rapidement au-dessus du sommet, sans que la partie fixée au flanc de la montagne semblât ni augmenter ni diminuer. Le soleil se couchait, et une douce brise du sud, venant frapper le côté méridional du rocher, remontait pour aller se confondre avec le courant d'air froid supérieur, aussitôt les vapeurs se condensaient ; mais à mesure que les nuages légers avaient passé au-dessus du sommet et se trouvaient soumis à l'influence de l'atmosphère plus chaude du versant septentrional, ils se redissolvaient immédiatement.
Pendant les mois de mai et de juin, commencement de l'hiver dans ce pays, le climat est délicieux. La température moyenne, déduite d'observations faites à neuf heures du matin et à neuf heures du soir, n'était que de 72 degrés Fahrenheit (22°,2 centigrades). Souvent il tombait de fortes ondées ; mais les vents secs du sud séchaient rapidement le sol et on pouvait se promener avec plaisir. Un matin, il plut pendant six heures consécutives et il tomba 1 pouce six dixièmes de pluie. Quand cet orage passa sur les forêts qui entourent le Corcovado, les gouttes d'eau, en venant frapper la multitude innombrable des feuilles, produisaient un bruit fort singulier ; on pouvait l'entendre à un quart de mille de distance, et il ressemblait au bruit que ferait un torrent impétueux. Combien il était délicieux, après une chaude journée, de s'asseoir tranquillement dans le jardin jusqu'à ce qu'il fît nuit ! La nature, dans ces climats, choisit pour ses vocalistes des artistes plus humbles qu'en Europe. Une petite grenouille, du genre Hyla, se pose sur une tige à environ un pouce au-dessus de la surface de l'eau et fait entendre un chant fort agréable ; quand elles sont plusieurs ensemble, chacune d'elles donne sa note harmonieuse. J'éprouvai quelque difficulté à me procurer un spécimen de ces grenouilles. Les pattes de ces animaux se terminent par de petites ventouses, et je m'aperçus qu'ils pouvaient grimper le long d'une glace placée perpendiculairement. De nombreuses cigales, de nombreux grillons, font entendre en même temps leur cri perçant, mais qui toutefois, amoindri par la distance, ne laisse pas d'être agréable. Tous les soirs, ce concert commence dès qu'il fait nuit. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de rester là, immobile, à l'écouter, jusqu'à ce que le passage de quelque insecte curieux vînt éveiller mon attention.
À cette heure, les mouches lumineuses volent de haie en haie ; par une nuit sombre, on peut percevoir à deux cents pas environ la lumière qu'elles projettent. Il est à remarquer que, chez tous les animaux phosphorescents que j'ai pu observer, vers luisants, scarabées brillants et différents animaux marins (tels que crustacés, méduses, néréides, un coralliaire du genre Clytia et un tunicier du genre Pyrosome), la lumière affecte toujours une teinte verte bien définie. Toutes les mouches lumineuses que j'ai pu prendre ici appartiennent aux Lampyrides (famille à laquelle appartient le ver luisant anglais), et le plus grand nombre des spécimens étaient des lampyris occidentalis. Cet insecte, d'après de nombreuses observations faites par moi, émet la lumière la plus brillante quand on l'irrite ; dans les intervalles, les anneaux abdominaux s'obscurcissent. La lumière se produit presque instantanément dans les deux anneaux ; cependant on l'aperçoit d'abord dans l'anneau antérieur. La matière brillante est fluide et très-adhésive ; certains points, où la peau de l'animal avait été déchirée, continuaient à briller et à émettre une légère scintillation alors que les parties saines devenaient obscures. Quand l'insecte est décapité, les anneaux continuent à briller, mais la lumière n'est pas aussi intense qu'auparavant ; une irritation locale, faite avec la pointe d'une aiguille, augmente toujours l'intensité de la lumière. Dans un cas que j'ai pu observer, les anneaux ont conservé leur propriété lumineuse pendant près de vingt-quatre heures après la mort de l'insecte. Ces faits semblent prouver que l'animal possède seulement la faculté d'éteindre pendant de courts intervalles la lumière qu'il émet, mais que, dans tous les autres instants, l'émission lumineuse est involontaire. J'ai trouvé en grand nombre, sur des graviers humides, les larves de ces lampyres qui, par leur forme générale, ressemblent aux femelles du ver luisant de l'Angleterre. Ces larves ne possèdent qu'une faible puissance lumineuse ; tout au contraire de leurs parents, ils simulent la mort dès qu'on les touche et cessent de briller ; l'irritation n'excite pas non plus chez eux une nouvelle émission lumineuse. J'en conservai plusieurs vivants pendant quelque temps ; leur queue constitue un organe fort singulier, car, au moyen d'une disposition très-ingénieuse, elle peut jouer le rôle de suçoir et de réservoir pour la salive ou un liquide analogue. Je leur donnais fort souvent de la viande crue ; or je remarquai invariablement que l'extrémité de la queue venait s'appliquer à la bouche pour déposer une goutte de fluide sur la viande que l'insecte était en train d'avaler. Malgré une pratique si constante, la queue ne semble pas pouvoir trouver facilement la bouche ; tout au moins, la queue va-t-elle d'abord toucher le cou, qui semble lui servir de guide.
Un scarabée, le pyrophore à bec de feu (Pyrophorus luminosus, Illig.), est l'insecte lumineux le plus commun des environs de Bahia. Chez cet insecte, comme chez plusieurs autres que nous avons déjà cités, une irritation mécanique a pour effet de rendre la lumière de l'insecte plus intense. Je m'amusai un jour à observer cet insecte au point de vue de la faculté qu'il possède de faire des bonds assez considérables, faculté-qui ne me semble pas avoir été parfaitement décrite. Quand le pyrophore à bec de feu est placé sur le dos et qu'il se prépare à sauter, il rejette en arrière sa tête et son thorax, de telle sorte que l'épine pectorale se tend et vient reposer sur le bord de son fourreau. L'insecte continue ce mouvement en arrière, en employant toute son énergie musculaire, jusqu'à ce que l'épine pectorale, se tende comme un ressort, et en ce moment il repose sur l'extrémité de sa tête et de ses élytres. Tout à coup il se laisse aller, la tête et le thorax se soulèvent et, en conséquence, la base des élytres vient frapper avec tant de force la surface sur laquelle il s'est posé, qu'il rebondit à la hauteur de 1 ou de 2 pouces. Les pointes avancées du thorax et le fourreau de l'épine servent à maintenir le corps entier pendant le saut. Dans les descriptions que j'ai lues, il me semble qu'on n'a pas assez appuyé sur l'élasticité de l'épine ; un saut aussi soudain ne peut pas être le résultat d'une simple contraction musculaire, sans l'aide de quelque moyen mécanique.
Pendant mon séjour, je ne manquai pas de faire de courtes, mais fort agréables excursions, dans le voisinage. Un jour, je me rendis au Jardin botanique, où l'on peut voir bien des arbres connus pour leur grande utilité. Le camphrier, le poivrier, le cannellier et le giroflier portent des feuilles qui répandent un arôme délicieux ; l'arbre à pain, le jaca et le mango rivalisent par la magnificence de leur feuillage. Dans le voisinage de Bahia, le paysage est surtout remarquable à cause de la présence de ces deux derniers arbres. Avant de les voir, je ne me serais certes pas figuré qu'un arbre pût projeter sur le sol une ombre aussi épaisse. Ces deux arbres ont, avec les arbres toujours verts de ces climats, le même rapport que le laurier et le houx en Angleterre ont avec les espèces décidues d'un vert plus clair. On peut remarquer que, dans les régions intertropicales, les arbres les plus magnifiques entourent les maisons ; c'est sans doute parce que ces arbres sont aussi les plus utiles. En effet, le bananier, le cocotier, les nombreuses espèces de palmiers, l'oranger, l'arbre à pain réunissent en eux ces qualités au suprême degré.
Un jour, une remarque de Humboldt me frappa tout particulièrement. Le grand voyageur fait souvent allusion « aux légères vapeurs qui, sans nuire à la transparence de l'air, rendent les teintes plus harmonieuses et adoucissent les contrastes ». C'est là un phénomène que je n'ai jamais observé dans les zones tempérées. L'atmosphère reste parfaitement transparente jusqu'à une distance d'un demi-mille ou de trois quarts de mille ; mais, si on regarde à une plus grande distance, toutes les couleurs se fondent dans un flou admirable, gris mélangé d'un peu de bleu. L'état de l'atmosphère avait subi peu de modifications depuis le matin jusqu'à midi, heure à laquelle le phénomène se développa dans tout son éclat ; sauf toutefois en ce qui concernait le degré de sécheresse, car, dans l'intervalle, la différence entre le point de la rosée et la température s'était augmenté de 7°,5 à 17 degrés.
Une autre fois, je partis de grand matin et me rendis à la Gavia ou montagne du hunier. La fraîcheur était délicieuse, l'air était tout embaumé ; les gouttes de rosée brillaient encore sur les feuilles des grandes liliacées qui ombrageaient de petits ruisseaux d'eau limpide. Assis sur un bloc de granit, quel plaisir n'éprouvais-je pas à observer les insectes et les oiseaux qui volaient autour de moi ! Les oiseaux-mouches affectionnent tout particulièrement ces endroits solitaires et ombragés. Quand je voyais ces petites créatures bourdonner autour d'une fleur, en faisant vibrer si rapidement leurs ailes qu'à peine on pouvait les distinguer, je ne pouvais m'empêcher de me rappeler les papillons sphinx ; il y a, en effet, la plus grande analogie entre leurs mouvements et leurs habitudes.
Je suivis un sentier qui me conduisit dans une magnifique forêt, et bientôt se déroula à mes regards éblouis une de ces vues admirables si communes dans les environs de Rio. Je me trouvais à une hauteur d'environ 500 ou 600 pieds ; à cette élévation, le paysage revêt ses teintes les plus brillantes ; les formes, les couleurs surpassent si complètement en magnificence tout ce que l'Européen a pu voir dans son pays, qu'il se trouve à court d'expressions pour peindre ce qu'il ressent. L'effet général me rappelait les décors les plus brillants de l'Opéra. Je ne revenais jamais les mains vides de ces excursions. Cette fois, je trouvai un spécimen d'un curieux champignon appelé hymenophallus. Tout le monde connaît le phallus anglais qui, en automne, empeste l'air de son abominable odeur ; quelques-uns de nos scarabées cependant, comme le savent les entomologistes, considèrent cette odeur comme un parfum délicieux. Il en est de même ici, car un Strongylus, attiré par l'odeur, vint se poser sur le champignon que je portais à la main. Ce fait nous permet de constater des rapports analogues dans deux pays fort éloignés l'un de l'autre, entre des plantes et des insectes appartenant aux mêmes familles, bien que les espèces soient différentes. Quand l'homme est l'agent introducteur d'une nouvelle espèce dans un pays, ce rapport disparaît souvent : je puis citer comme exemple de ce fait que les laitues et les choux qui, en Angleterre, sont la proie d'une si grande quantité de limaces et de chenilles, restent intacts dans les jardins qui avoisinent Rio.
Pendant notre séjour au Brésil, je fis une grande collection d'insectes. Quelques observations générales sur l'importance comparative des différents ordres peuvent intéresser les entomologistes anglais. Les lépidoptères, grands et admirablement colorés, dénotent la zone qu'ils habitent bien plus clairement qu'aucune autre race d'animaux. Je ne parle que des papillons, car les phalènes, contrairement à ce qu'aurait pu faire penser la vigueur de la végétation, m'ont paru certainement moins nombreuses que dans nos régions tempérées. Les habitudes du papilio feronia me surprirent beaucoup. Ce papillon est assez commun et fréquente ordinairement les bosquets d'orangers. Bien que s'élevant très-haut en l'air, il se pose fréquemment sur le tronc des arbres. Il se tient alors la tête en bas et les ailes étendues horizontalement, au lieu de les relever verticalement, comme le font la plupart des papillons. C'est, en outre, le seul papillon que j'aie vu se servir de ses pattes pour courir ; je ne lui connaissais pas cette habitude, aussi l'insecte m'échappa-t-il plus d'une fois en se jetant de côté juste au moment où j'allais le saisir avec mes pinces. Mais, fait encore plus singulier, cette espèce possède la faculté d'émettre des sons. À plusieurs reprises, un couple de ces papillons, probablement un mâle et une femelle, passèrent à un mètre ou deux de moi se poursuivant l'un l'autre. Or chaque fois j'entendais distinctement un bruit ressemblant à celui que produirait une roue dentée passant sous un cliquet. Le bruit se renouvelait à de courts intervalles, et pouvait s'entendre à une distance d'environ 20 mètres. Je puis affirmer que cette observation est exempte de toute erreur.
L'aspect général des coléoptères me désappointa beaucoup. On trouve ici des scarabées petits, obscurément colorés, en nombre considérable. Les collections européennes ne possèdent guère jusqu'à présent que des spécimens des espèces tropicales les plus grandes. Un simple coup d'œil, jeté sur ce que sera le catalogue complet de l'avenir, suffirait à détruire à jamais le repos d'un entomologiste. Les scarabées carnivores ou Carabiques se trouvent en fort petit nombre entre les tropiques ; ce fait est d'autant plus remarquable que, dans les pays chauds, les quadrupèdes carnivores existent en plus grand nombre. Ce fait me frappa vivement, et en arrivant au Brésil, et quand je vis réapparaître dans les plaines tempérées de la Plata de nombreux Harpalides si élégants et si actifs. Les araignées, si nombreuses, et les hyménoptères, si rapaces, remplacent-ils les scarabées carnivores ? Les scarabées qui se nourrissent de charognes et les Brachélytres sont fort rares ; d'autre part, les Charençons et les Chrysomélides, qui tous se nourrissent de végétaux, se trouvent en quantités étonnantes. Je ne parle pas ici du nombre des différentes espèces, mais du nombre des individus ; car c'est ce dernier chiffre qui constitue le caractère le plus frappant de l'entomologie d'un pays. Les orthoptères et les hémiptères sont fort nombreux, ainsi que les hyménoptères à aiguillon, les abeilles, peut-être, exceptées. Quiconque entre pour la première fois dans une forêt tropicale reste stupéfait à la vue des travaux exécutés par les fourmis ; on voit de tous côtés des chemins bien battus allant dans toutes les directions, et sur lesquels passe constamment une armée de fourrageurs, les uns partant, les autres revenant chargés de morceaux de feuilles vertes souvent plus grands que leur corps.
Une petite fourmi noire voyage souvent en quantités infinies. Un jour, à Bahia, je fus tout étonné de voir un grand nombre d'araignées, de blattes et d'autres insectes, ainsi que des lézards, traverser un terrain nu en donnant les signes de la plus grande agitation. À quelque distance en arrière, je vis les arbres et les feuilles tout noirs de fourmis. La troupe, après avoir traversé le terrain nu, se divisa et descendit le long d'un vieux mur ; elle réussit ainsi à envelopper quelques insectes, qui firent d'étonnants efforts pour se soustraire à une terrible mort. Quand les fourmis eurent atteint la route, elles changèrent de direction, se divisèrent en files étroites et remontèrent le mur. Je plaçai une petite pierre de façon à intercepter la route de l'une des files ; le bataillon entier l'attaqua, puis se retira immédiatement. Peu après, un autre bataillon revint à la charge ; mais, n'ayant pu enlever l'obstacle, se retira à son tour et on abandonna cette route. En faisant un détour de 1 pouce ou 2, la file aurait pu éviter cette pierre ; c'est ce qui serait sans doute arrivé si elle avait été là dans le principe ; mais ces courageux petits guerriers avaient été attaqués et ne voulaient pas céder.
On trouve en grand nombre dans les environs de Rio certains insectes qui ressemblent à des guêpes et qui construisent avec de l'argile des cellules pour leurs larves dans le coin des vérandahs. Ils emplissent ces cellules d'araignées et de chenilles, qu'ils semblent savoir admirablement piquer avec leur aiguillon, de façon à les paralyser sans les tuer tout à fait, et qui restent là, à moitié mortes, jusqu'à ce que les œufs soient éclos. Les larves se nourrissent de cette horrible masse de victimes impuissantes, mais vivantes encore ; spectacle affreux, qu'un naturaliste enthousiaste appelle cependant amusant et curieux ! Un jour j'observai avec beaucoup d'intérêt un combat terrible entre un Pepsis et une grosse araignée du genre Lycose. La guêpe se précipita soudain sur sa proie, puis s'envola immédiatement ; l'araignée était évidemment blessée, car, en essayant de fuir, elle se laissa rouler le long d'une petite déclivité de terrain ; il lui resta cependant encore assez de force pour se traîner dans une touffe d'herbes où elle se cacha. La guêpe revint bientôt et sembla surprise de ne pas retrouver immédiatement sa victime. Elle commença alors une chasse tout aussi régulière que peut l'être celle d'un chien qui poursuit un renard ; elle vola deci delà, faisant tout le temps vibrer ses ailes et ses antennes. L'araignée, quoique bien cachée, fut bientôt découverte ; et la guêpe, redoutant évidemment encore les mâchoires de son adversaire, manœuvra avec soin pour se rapprocher d'elle et finit par lui infliger deux piqûres sur le côté inférieur du thorax. Enfin, après avoir examiné soigneusement avec ses antennes l'araignée, actuellement immobile, elle se disposa à emporter sa proie ; mais je me saisis du tyran et de sa victime.
Proportionnellement aux autres insectes, le nombre des araignées est ici beaucoup plus considérable qu'il ne l'est en Angleterre, peut-être même plus considérable que toute autre division des animaux articulés. La variété des espèces chez les araignées sauteuses semble presque infinie. Le genre, ou plutôt la famille des Epeires, se caractérise ici par bien des formes singulières ; quelques espèces portent des écailles pointues et coriaces, d'autres de gros tibias revêtus de piquants. On trouve tous les sentiers de la forêt barricadés par la forte toile jaune d'une espèce qui appartient à la même division que l'Epeira clavipes de Fabricius, araignée qui, selon Sloane, fait aux Indes occidentales des toiles assez fortes pour retenir des oiseaux. Une jolie petite araignée, à pattes de devant fort longues, et qui semble appartenir à un genre non décrit, vit en parasite sur presque toutes ces toiles. Elle est trop insignifiante, je suppose, pour que la grande Epeire daigne la remarquer ; elle lui permet donc de se nourrir des petits insectes qui, autrement, ne profiteraient à personne. Quand cette petite araignée est effrayée, elle feint la mort en étendant les pattes de devant, ou se laisse tomber hors de la toile. Une grosse Epeire, appartenant à la même division que les Epeira tuberculata et conica, est extrêmement commune, surtout dans les endroits secs. Cette araignée consolide le centre de sa toile, ordinairement placée au milieu des grandes feuilles de l'agave commun, par deux, ou même par quatre rubans disposés en zigzag qui relient deux des rayons. Dès qu'un gros insecte, tel qu'une sauterelle ou une guêpe, vient se prendre dans la toile, l'araignée, par un brusque mouvement, le fait rapidement tourner sur lui-même ; en même temps elle enveloppe sa proie d'une quantité de fils qui forment bientôt un véritable cocon autour d'elle. L'araignée examine alors sa victime impuissante et la mord sur la partie postérieure du thorax ; puis elle se retire et attend patiemment que le poison ait produit son effet. On peut juger de la virulence de ce poison par le fait que j'ouvris le cocon au bout d'une demi-minute et qu'une large guêpe qui y était enfermée était déjà morte. Cette Epeire se tient toujours la tèle en bas vers le centre de sa toile. Quand on la dérange, elle agit différemment, selon les circonstances ; s'il y a un fourré au-dessous de sa toile, elle se laisse tomber tout à coup. J'ai pu voir plusieurs de ces araignées allonger le fil qui les retient à la toile pour se préparer à tomber. Si, au contraire, le sol est nu, l'Epeire se laisse rarement tomber, mais passe rapidement d'un côté à l'autre de la toile par un couloir central ménagé à cet effet. Si on la dérange encore, elle se livre à une curieuse manœuvre : placée au centre de la toile, qui est attachée à des branches élastiques, elle l'agite violemment jusqu'à ce qu'elle acquière un mouvement vibratoire si rapide, que le corps de l'araignée elle-même devient indistinct.
On sait que, quand un gros insecte se prend dans leurs toiles, la plupart de nos araignées anglaises essayent de couper les lignes et de mettre leur proie en liberté pour sauver leur filet d'une entière destruction. Une fois, cependant, je vis dans une serre, dans le Shropshire, une grosse guêpe femelle se prendre dans la toile irrégulière d'une toute petite araignée, qui, au lieu de couper les lignes de sa toile, continua avec persévérance à entourer de fils le corps, et surtout les ailes de sa proie. La guêpe essaya bien des fois d'abord de frapper son petit antagoniste avec son aiguillon, mais ce fut en vain. Après une lutte de plus d'une heure, j'eus pitié de la guêpe ; je la tuai, puis la replaçai dans la toile. L'araignée revint bientôt et, une heure après, je fus tout surpris de la trouver les mâchoires fixées dans l'orifice par lequel sort l'aiguillon de la guêpe vivante. Je chassai l'araignée deux ou trois fois ; mais, pendant vingt-quatre heures, je la retrouvai suçant toujours à la même place ; elle se gonfla même considérablement, distendue qu'elle était par les sucs de sa proie, qui était beaucoup plus grosse qu'elle ne l'était elle-même.
Il est peut-être bon de mentionner ici que j'ai trouvé près de Santa-Fé Bajada beaucoup de grosses araignées noires, portant sur le dos des taches rouges ; ces araignées vivent en troupes. Les toiles sont placées verticalement, disposition qu'adopte invariablement le genre Epeire ; elles sont séparées l'une de l'autre par un espace d'environ 2 pieds, mais sont toutes attachées à certaines lignes communes extrêmement longues et qui s'étendeut à toutes les parties de la communauté. De cette manière, les toiles unies entourent le sommet de quelques gros buissons. Azara a décrit une araignée vivant en société, qu'il a observée au Paraguay ; Walckenaer pense que ce devait être un Théridion ; mais c'est probablement une Epeire, et elle appartient peut-être à la même espèce que la mienne. Je ne peux cependant me rappeler avoir vu le nid central aussi grand qu'un chapeau, dans lequel, dit Azara, les araignées déposent leurs œufs en automne, au moment de leur mort. Comme toutes les araignées que j'ai vues en cet endroit avaient la même grosseur, elles devaient probablement avoir presque le même âge. Cette habitude de vivre en société chez un genre aussi typique que celui des Epeires, c'est-à-dire chez des insectes si sanguinaires et si solitaires que les deux sexes mêmes s'attaquent souvent l'un l'autre, constitue un fait fort singulier.
Dans une haute vallée des Cordillères, auprès de Mendosa, j'ai trouvé une autre araignée qui construit une toile fort singulière. De fortes lignes rayonnent dans un plan vertical autour d'un centre commun où se tient l'insecte ; mais deux rayons seulement sont réunis par un tissu symétrique, de telle sorte que la toile, au lieu d'être circulaire comme à l'ordinaire, consiste seulement en un segment ayant la forme d'un coin. Toutes les toiles en cet endroit affectaient la même forme.
· Vênda, terme portugais pour désigner une auberge.
· · Annales des sciences naturelles, 1833.
· · J'ai décrit et nommé ces espèces dans les Annals of Nat. Hist., vol. XIV, p. 241.
· · Je désire exprimer toute ma reconnaissance à M. Waterhouse, qui a bien voulu déterminer cet insecte et beaucoup d'autres et m'aider de toutes façons.
· · Kirby, Entomology, vol. II, p. 317.
· · M. Doubleday a dernièrement décrit (devant la Société d'entomologie 3 mars 1845), une conformation particulière des ailes de ce papillon, conformation qui semble lui permettre de produire le bruit dont je parle. « Ce papillon est remarquable, dit-il, en ce qu'il porte une espèce de tambour à la base des ailes antérieures, entre la nervure costale et la nervure sous-costale. Ces deux nervures, en outre, ont à l'intérieur un diaphragme ou vaisseau singulier, qui affecte la forme d'une vis. » Je lis dans les Voyages de Langsdorff (pendant les années 1803-7, p. 74) que, dans l'île Sainte-Catherine, sur les côtes du Brésil, on trouve un papillon, appelé februa Hoffmanseggi, qui, en volant, fait un bruit qui ressemble à celui de la crécelle.
· · Je puis citer ici, comme exemple du produit de la chasse d'un seul jour (23 juin), que je pris soixante-huit espèces de coléoptères, alors que je ne m'occupais pas particulièrement de cet ordre. Parmi ces soixante-huit espèces, il n'y avait que deux espèces de Carabiques, quatre de Brachélytres, quinze de Rhynchophores et quatorze de Chrysomélides. Je rapportai en même temps trente-sept espèces d'Arachnides, ce qui prouve que je n'accordais pas une attention exclusive à l'ordre des coléoptères, ordinairement si favorisé par les naturalistes.
· · Dans un manuscrit du British Museum, manuscrit écrit par M. Abbott, qui a fait ses observations en Géorgie. Voir le mémoire de M. A. White dans les Annals of Nat. Hist., vol. VII, p. 472. Le lieutenant Hutton a décrit un sphex qui habite les Indes et qui a les mêmes habitudes (Journal of the Asiatic Society, vol. I, p. 535).
· · Don Félix Azara (vol. I, p. 175) dit, en parlant d'un insecte hyménoptère appartenant probablement au même genre, qu'il le vit traîner le cadavre d'une araignée à travers de hautes herbes, en droite ligne, jusqu'à son nid, qui se trouvait à une distance de cent soixante-trois pas. Il ajoute que la guêpe, afin de reconnaître la route, faisait de temps en temps des « demi-tours d'environ trois palmes. »
· Azara, Voyage, vol. I, p. 213.
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CHAPITRE III
Montevideo. — Maldonado. — Excursion au rio Polanco. — Lassos et bolas. — Perdrix. — Absence d'arbres. — Daims. — Capybara ou cochon de rivière. — Tucutuco. — Molothrus, habitudes ressemblant à celles du coucou. — Gobe-mouches. — Oiseaux moqueurs. — Faucons se nourrissant de charognes. — Tubes formés par la foudre. — Maison foudroyée.
Maldonado.
5 Juillet 1832. — Nous mettons à la voile dans la matinée et sortons du magnifique port de Rio. Pendant notre voyage jusqu'à la Plata nous ne remarquons rien de particulier, si ce n'est un jour un troupeau considérable de marsouins, au nombre de plusieurs milliers. La mer entière semblait sillonnée par ces animaux et ils nous offraient le spectacle le plus extraordinaire, quand des centaines d'entre eux s'avançaient par bonds qui faisaient sortir de l'eau leur corps tout entier. Alors que notre vaisseau faisait ses neuf nœuds à l'heure, ces animaux pouvaient passer et repasser devant la proue avec la plus grande facilité et s'élancer au loin en avant. Le temps devient mauvais au moment où nous pénétrons dans l'embouchure de la Plata. Par une nuit fort sombre nous sommes environnés par un grand nombre de phoques et de pingouins qui font un bruit si étrange, que l'officier de quart nous assure qu'il entend les mugissements des bestiaux sur la côte. Une autre nuit il nous est donné d'assister à une magnifique représentation de feux d'artifice naturels ; le sommet du mât, les extrémités des vergues, brillaient du feu Saint-Elme ; nous pouvions presque distinguer la forme de la girouette, on aurait dit qu'elle avait été frottée avec du phosphore. La mer était si lumineuse, que les pingouins semblaient laisser derrière eux un sillon de feu, et, de temps en temps, les profondeurs du ciel s'illuminaient soudain à la lueur d'un magnifique éclair.
À l'embouchure du fleuve, j'observe avec beaucoup d'intérêt la lenteur avec laquelle se mêlent les eaux de la mer et celles du fleuve. Ces dernières, boueuses et jaunâtres, flottent à la surface de l'eau salée, grâce à leur moindre gravité spécifique. Nous pouvons tout particulièrement étudier cet effet dans le sillage que laisse le vaisseau, là une ligne d'eau bleue se mêle avec le liquide environnant à la suite d'une quantité de petits ressacs.
26 juillet. — Nous jetons l'ancre à Montevideo. Pendant les deux années suivantes, le Beagle s'occupa à relever les côtes orientales et méridionales de l'Amérique au sud de la Plata. Pour éviter des redites inutiles, j'extrais de mon journal les parties qui se rapportent aux mêmes régions sans faire attention à l'ordre dans lequel nous les avons visitées.
Maldonado est situé sur la rive septentrionale de la Plata, à peu de distance de l'embouchure de ce fleuve. C'est une petite ville très-misérable et très-tranquille ; elle est construite comme toutes les villes de ce pays, c'est-à-dire que les rues se croisent à angle droit et qu'il y a au milieu une grande place, dont l'étendue fait ressortir encore le peu de population de la ville. À peine y fait-on quelque commerce ; les exportations se bornent à quelques peaux et à quelques têtes de bétail vivant. Les habitants se composent principalement de propriétaires, de quelques boutiquiers et des artisans nécessaires, tels que forgerons et charpentiers, qui exécutent tous les travaux dans un rayon de 50 milles. La ville est séparée du fleuve par une rangée de collines de sable ayant environ 1 mille (1609 mètres) de largeur ; elle est entourée de tous les autres côtés par un pays plat, légèrement ondulé, recouvert d'une couche uniforme de beau gazon, que broutent des troupeaux innombrables de bestiaux, de moutons et de chevaux. Il y a fort peu de terres cultivées, même dans le voisinage immédiat de la ville. Quelques haies de cactus et d'agaves indiquent les endroits où l'on a planté un peu de blé ou de maïs. Le pays conserve le même caractère sur presque toute l'étendue de la rive septentrionale de la Plata ; la seule différence consiste, peut-être, en ce que les collines de granit sont ici un peu plus élevées. Le paysage est fort peu intéressant ; à peine voit-on une maison, un enclos ou même un arbre qui l'égaye un peu. Cependant, quand on a été pendant quelque temps emprisonné dans un vaisseau, on éprouve un certain plaisir à se promener, même sur des plaines de gazon dont on ne peut apercevoir les limites. En outre, si la vue est toujours la même, bien des objets particuliers possèdent une grande beauté. La plupart des petits oiseaux portent des couleurs brillantes ; l'admirable gazon vert, brouté fort ras par les bestiaux, est orné de petites fleurs au milieu desquelles il en est une qui ressemble à la marguerite et qui vous rappelle une vieille amie. Que dirait un fleuriste en voyant des plaines entières si complètement couvertes par la verbena melindres que, même à une certaine distance, elles revêtent d'admirables teintes écarlates ?
Je séjournai dix semaines à Maldonado et, pendant ce temps, je pus me procurer une collection presque complète des animaux, des oiseaux et des reptiles de la contrée. Avant de faire aucune observation au sujet de ces animaux, je raconterai une petite excursion que j'ai faite jusqu'à la rivière Polanco, située à environ 70 milles dans la direction du nord. Je puis citer, comme preuve du bon marché excessif de toutes choses dans ce pays, que deux hommes qui m'accompagnaient avec un troupeau d'environ douze chevaux de selle ne me coûtaient que 2 dollars ou environ 10 francs par jour. Mes compagnons portaient sabres et pistolets, précaution que je croyais assez inutile. Toutefois, une des premières nouvelles qui parvinrent à nos oreilles fut que la veille on avait assassiné un voyageur qui venait de Montevideo. On avait trouvé son cadavre sur la route, auprès d'une croix élevée en souvenir d'un meurtre semblable.
Nous passons notre première nuit dans une petite maison de campagne isolée. Là, je m'aperçois bientôt que je possède deux ou trois objets et surtout une boussole de poche qui excitent l'étonnement le plus extraordinaire. Dans chaque maison on me demande d'exhiber la boussole et d'indiquer, au moyen d'une carte, la direction des différentes villes. Que je puisse, moi, parfait étranger, indiquer la route (car route et direction sont deux termes synonymes dans ce pays plat) pour se rendre à tel ou tel endroit où je n'ai jamais été, voilà qui excite l'admiration la plus intense. Dans une maison, une jeune femme, assez malade pour garder le lit, me fait prier de venir lui montrer la fameuse boussole. Si leur surprise est grande, la mienne est plus grande encore de rencontrer autant d'ignorance au milieu de gens qui possèdent des bestiaux par milliers et des estancias ayant une grande étendue. On ne peut expliquer cette ignorance que par la rareté des visites des étrangers dans ce coin reculé. On me demande si c'est la terre ou le soleil qui se meut ; s'il fait plus chaud ou plus froid dans le Nord ; où se trouve l'Espagne, et foule d'autres questions analogues. Presque tous les habitants ont une vague idée que l'Angleterre, Londres et l'Amérique du Nord sont trois noms différents qui s'appliquent au même endroit ; les plus instruits savent que Londres et l'Amérique du Nord sont des pays séparés, situés tout près l'un de l'autre, et que l'Angleterre est une grande ville dans Londres ! Je portais avec moi quelques allumettes chimiques que j'allumais avec mes dents. L'étonnement ne connaissait plus de bornes à la vue d'un homme qui produisait du feu avec ses dents, aussi avait-on l'habitude de réunir toute la famille pour assister à ce spectacle. On m'offrit un jour 1 dollar d'une seule de ces allumettes. Au village de Las Minas on me vit me débarbouiller, ce qui causa des commentaires sans nombre ; un des principaux négociants m'interrogea avec soin relativement à cette pratique si singulière ; il me demanda aussi pourquoi à bord nous portions notre barbe, car il avait entendu dire à mon guide que nous portions alors la barbe. Il me tenait certainement en grande suspicion. Peut-être avait-il entendu parler des ablutions commandées par la religion mahométane et, me sachant hérétique, il en concluait probablement que tous les hérétiques sont des Turcs. Il est usuel dans ce pays de demander l'hospitalité pour la nuit à la première maison un peu confortable que l'on rencontre. L'étonnement que causaient la boussole et mes autres jongleries me servaient dans une certaine mesure, car, avec cela, et les longues histoires que racontaient mes guides sur mon habitude de briser les pierres, sur la faculté que je possédais de distinguer les serpents venimeux de ceux qui ne l'étaient pas, sur ma passion pour collectionner des insectes, etc., je me trouvais en position de leur payer leur hospitalité. Je parle vraiment comme si je m'étais trouvé en pleine Afrique centrale ; le Banda oriental ne serait certes pas flatté de la comparaison, mais tels étaient mes sentiments à cette époque.
Le lendemain nous atteignons le village de Las Minas. Quelques collines de plus, mais en somme le pays conserve le même aspect ; toutefois, un habitant des Pampas y verrait certainement une région alpestre. Le pays est si peu habité, qu'à peine avons-nous rencontré un seul individu pendant toute une journée de voyage. La ville de Las Minas est encore moins importante que Maldonado ; elle est située dans une petite plaine entourée de collines rocheuses fort basses. Elle affecte la forme symétrique ordinaire, et elle n'est pas sans offrir un aspect assez joli avec son église blanchie à la chaux, placée au centre même de la ville. Les maisons des faubourgs s'élèvent sur la plaine comme autant d'êtres isolés, sans jardins, sans cours d'aucune espèce. C'est d'ailleurs la mode du pays, mais toutes les maisons ont, en conséquence, une apparence peu confortable. Nous passons la nuit dans une pulperia ou cabaret. Un grand nombre de Gauchos viennent le soir boire des spiritueux et fumer leurs cigares. Leur apparence est très-frappante ; ils sont ordinairement grands et beaux, mais ils ont empreint sur le visage tous les signes de l'orgueil et de la débauche ; ils portent souvent la moustache et les cheveux fort longs, bouclés sur le dos. Leurs vêtements aux couleurs voyantes, leurs éperons formidables sonnant à leurs talons, leurs couteaux portés à la ceinture en guise de dagues, couteaux dont ils font un si fréquent usage, leur donnent un aspect tout différent de ce que pourrait faire supposer leur nom de Gauchos, ou simples paysans. Ils sont extrêmement polis ; ils ne boivent jamais sans vous demander de goûter à leur boisson ; mais, pendant qu'ils vous font un salut gracieux, on peut se dire qu'ils sont tout prêts à vous assassiner, si l'occasion s'en présente.
Le troisième jour nous suivons une direction assez irrégulière, car j'étais occupé à examiner quelques couches de marbre. Nous apercevons beaucoup d'autruches (Struthio rhea) sur les belles plaines de gazon. Quelques bandes contenaient jusqu'à vingt ou trente individus. Quand ces autruches se placent sur une petite éminence et que leur silhouette se découpe sur le ciel, cela compose un fort joli spectacle. Je n'ai jamais rencontré autruches aussi apprivoisées dans aucune autre partie du pays ; elles vous laissent approcher jusque tout près d'elles, mais alors elles étendent leurs ailes, fuient devant le vent et vous laissent bientôt en arrière, quelle que soit la vitesse de votre cheval.
Nous arrivons le soir à l'habitation de don Juan Fuentes, riche propriétaire foncier, mais que ne connaît personnellement aucun de mes compagnons. Quand on approche de la maison d'un étranger, il y a quelques points d'étiquette à observer. On met son cheval au pas, on récite un Ave, Maria, et il n'est pas poli de mettre pied à terre avant que quelqu'un sorte de la maison et vous demande de descendre de cheval ; la réponse stéréotypée du propriétaire est : Sin pecado concebida, c'est-à-dire « conçue sans péché. » On entre alors dans la maison, on cause de choses et d'autres pendant quelques minutes, puis on demande l'hospitalité pour la nuit, ce qui, bien entendu, s'accorde toujours. L'étranger prend alors ses repas avec la famille et on lui donne une chambre où il fait son lit avec les couvertures de son recado (ou selle des Pampas). Il est curieux de remarquer combien les mêmes circonstances produisent des mœurs presque analogues. Au cap de Bonne-Espérance, on pratique universellement la même hospitalité et presque la même étiquette. La différence de caractère qui existe entre l'Espagnol et le paysan Hollandais se révèle de suite, en ce que le premier ne pose jamais une seule question à son hôte en dehors de ce qu'exigent les règles les plus sévères de la politesse, tandis que le bon Hollandais lui demande d'où il vient, où il va, ce qu'il fait, ou même combien de frères, de sœurs, ou d'enfants il peut avoir.
Peu de temps après notre arrivée chez don Juan, on chasse vers la maison un des grands troupeaux de bestiaux et on choisit trois animaux qui doivent être abattus pour les besoins de l'établissement. Ces bestiaux à demi sauvages sont fort actifs ; or, comme ils connaissent fort bien le fatal lasso, ils font faire aux chevaux une longue et rude chasse avant de se laisser saisir. Après avoir été témoins de la grossière richesse qu'indique un nombre aussi considérable d'hommes, de bestiaux et de chevaux, c'est presque un spectacle que de considérer la misérable maison de don Juan. Le plancher se compose simplement de terre durcie, les fenêtres n'ont pas de vitres ; la décoration du salon consiste en quelques chaises fort communes, quelques tabourets et deux tables. Bien qu'il y ait plusieurs étrangers, le souper ne se compose que de deux plats, immenses à la vérité, l'un contenant du bœuf rôti, l'autre du bœuf bouilli et quelques morceaux de citrouille ; on ne sert aucun autre légume et pas même un morceau de pain. Un grand pot de grès plein d'eau sert de verre à toute la compagnie. Et cependant cet homme possède plusieurs milles carrés de terrain, dont la presque totalité peut produire du blé et avec un peu de soin, tous les légumes ordinaires. On passe la soirée à fumer et on improvise un petit concert vocal avec accompagnement de guitare. Les segnoritas, assises toutes ensemble dans un coin de la salle, ne soupent pas avec les hommes.
On a écrit tant d'ouvrages descriptifs sur ces pays, qu'il est presque superflu de décrire le lasso ou les bolas. Le lasso consiste en une corde très-forte, mais très-mince, faite en cuir non tanné, tressé avec soin. Une des extrémités est fixée à la large sangle qui maintient l'appareil compliqué du recado ; l'autre se termine par un petit anneau de fer ou de cuivre au moyen duquel on peut faire un nœud coulant. Le Gaucho, au moment de se servir du lasso, conserve, dans la main qui lui sert à conduire son cheval, une partie de la corde enroulée, et dans l'autre il tient le nœud coulant qu'il laisse fort large, car il a ordinairement un diamètre d'environ 8 pieds. Il le fait tournoyer autour de sa tête, en ayant soin, par un habile mouvement du poignet, de tenir le nœud coulant ouvert ; puis il le lance et le fait tomber sur l'endroit qui lui plaît. Quand on ne se sert pas du lasso, on l'enroule et on le porte en cet état attaché à l'arrière de la selle. Il y a deux espèces de bolas ou balles ; les plus simples, employées pour chasser les autruches, consistent en deux pierres rondes, recouvertes de cuir et réunies par une mince corde tressée ayant environ 8 pieds de long. L'autre espèce diffère seulement de celle-là en ce qu'elle comporte trois balles réunies par des cordes à un centre commun. Le Gaucho tient dans la main la plus petite des trois boules et fait tournoyer les deux autres autour de sa tête ; puis, après avoir visé, il les lance et les bolas s'en vont à travers l'espace, tournant sur elles-mêmes comme des boulets ramés. Dès que les boules frappent un objet quel qu'il soit, elles s'enroulent autour de lui en se croisant et en se nouant fortement. La grosseur et le poids des boules varient selon le but que l'on se propose ; faites en pierre et à peine de la grosseur d'une pomme, elles frappent avec tant de force, qu'elles brisent quelquefois la jambe du cheval autour de laquelle elles s'enroulent ; on en fait en bois de la grosseur d'un navet, pour prendre les animaux sans les blesser. Quelquefois les boules sont en fer, ce sont celles qui atteignent la plus grande distance. La principale difficulté pour se servir du lasso ou des bolas consiste à monter si bien à cheval, qu'on puisse, tout en allant au galop, ou en tournant tout à coup, les faire tournoyer assez également autour de sa tête pour pouvoir viser ; à pied on apprendrait bien vite à s'en servir. Un jour, je m'amusais à galoper et à faire tournoyer les boules autour de ma tête, lorsque la boule libre rencontra accidentellement un petit arbuste ; le mouvement de révolution cessant tout à coup, la boule tomba à terre, puis rebondit en un instant et alla s'enrouler autour d'une des jambes de derrière de mon cheval ; l'autre boule m'échappa alors et mon cheval se trouva pris. C'était heureusement un vieux cheval expérimenté, car autrement il se serait mis à ruer jusqu'à ce qu'il fût tombé sur le côté. Les Gauchos éclatèrent de rire en criant qu'ils avaient, jusqu'alors vu prendre toutes sortes d'animaux, mais qu'ils n'avaient jamais vu un homme se prendre lui-même.
Le surlendemain j'atteignis le point le plus éloigné que je désirais visiter. Le pays conserve le même caractère, si bien que le beau gazon devient plus fatigant que la route la plus poudreuse. Je vis de tous côtés un grand nombre de perdrix (Nothura major). Ces oiseaux ne vont pas en compagnies et ne se cachent pas comme les perdrix en Angleterre ; c'est au contraire un animal fort stupide. Un homme à cheval n'a qu'à décrire autour de ces perdrix un cercle, ou plutôt une spirale, qui le rapproche d'elles chaque fois davantage, pour en assommer à coups de bâton autant qu'il peut en désirer. La méthode la plus ordinaire est de les chasser avec un nœud coulant, ou un petit lasso fait avec la tige d'une plume d'autruche attachée à l'extrémité d'un long bâton. Un enfant monté sur un vieux cheval tranquille peut ainsi en attraper trente ou quarante en un seul jour. Dans l'extrême nord de l'Amérique septentrionale, les Indiens chassent le lapin d'Amérique en décrivant une spirale autour de lui, pendant qu'il est hors de son gîte ; le milieu du jour, alors que le soleil est élevé et que le corps du chasseur ne projette pas une ombre trop longue, est, pense-t-on, le meilleur moment pour cette espèce de chasse.
Nous revenons à Maldonado par une route un peu différente. Je passe un jour dans la maison d'un vieil Espagnol fort hospitalier, auprès de Pan de Azucar, lieu bien connu à quiconque a remonté la Plata. Un matin de bonne heure, nous faisons l'ascension de la sierra de las Animas. Grâce au soleil levant, le paysage est presque pittoresque. À l'ouest, la vue s'étend sur une immense plaine jusqu'à la montagne de Montevideo, et à l'est, sur la région mamelonnée de Maldonado. Au sommet de la montagne se trouvent plusieurs petits amas de pierres qui évidemment sont là depuis fort longtemps. Mon compagnon m'assure que c'est l'œuvre des anciens Indiens. Ces amas ressemblent, mais sur une petite échelle, à ceux qu'on trouve si communément sur les montagnes du pays de Galles. Le désir de signaler un événement quel qu'il soit par un amas de pierres sur le point le plus élevé du voisinage semble être une passion inhérente à l'humanité. Aujourd'hui il n'existe plus un seul Indien sauvage ou civilisé dans aucune partie de la province, et je ne sache pas que les anciens habitants aient laissé derrière eux de souvenirs plus permanents que ces insignifiants amas de pierres sur le sommet de la sierra de las Animas.
Il y a peu d'arbres dans le Banda oriental ; on pourrait même dire qu'il n'y en a pas du tout, et c'est là un fait fort remarquable. On rencontre des buissons rabougris sur une partie des collines rocheuses ; sur les bords des cours d'eau les plus considérables, surtout au nord de Las Minas, on trouve un assez grand nombre de saules. J'ai appris qu'il y avait un bois de palmiers auprès de l'Arroyo Tapes ; j'ai vu d'ailleurs, près de Pan de Azucar, par 35 degrés de latitude, un palmier ayant une hauteur considérable. En dehors de ces quelques arbres et de ceux plantés par les Espagnols, le bois fait absolument défaut. Au nombre des espèces introduites par les Européens, on peut compter le peuplier, l'olivier, le pêcher et quelques autres arbres fruitiers ; le pêcher a si bien réussi, que c'est là le seul bois à brûler que l'on puisse trouver dans la ville de Buenos-Ayres. Les pays absolument plats, tels que les Pampas, paraissent peu favorables à la croissance des arbres. À quoi attribuer ce fait ? Peut-être à la force des vents, peut-être aussi au mode de drainage. Mais on ne peut expliquer par ces causes l'absence d'arbres dans le voisinage de Maldonado ; les collines rocheuses qui entrecoupent cette région offrent des abris, et on y trouve différentes sortes de terrains ; il y a ordinairement un ruisseau au fond de chaque vallée, et la nature argileuse du sol semble le rendre parfaitement propre à conserver une humidité suffisante. On a pensé, et c'est là une déduction fort probable en soi, que la quantité annuelle d'humidité détermine la présence des forêts ; or, dans cette province, il tombe des pluies abondantes et fréquentes pendant l'hiver, et l'été, bien que sec, ne l'est pas à un degré excessif. Des arbres immenses couvrent la presque totalité de l'Australie ; cependant le climat de ce pays est beaucoup plus aride. Cette absence d'arbres dans le Banda oriental doit donc tenir à quelque autre cause inconnue.
Si l'on ne considérait que l'Amérique du Sud, on serait tenté de croire que les arbres ne croissent que sous un climat fort humide ; la limite des forêts coïncide, en effet, très-singulièrement avec celle des vents humides. Dans la partie méridionale de ce continent, là où soufflent presque constamment en tempête les vents de l'ouest, chargés de l'humidité du Pacifique, toutes les îles, tous les points de la côte occidentale si profondément découpée, depuis le 38e degré de latitude jusqu'à la pointe la plus extrême de la Terre de Feu, sont couverts d'impénétrables forêts. Sur le versant oriental des Cordillères, exactement sous les mêmes latitudes, mais où le ciel bleu et le climat si beau prouvent que le vent a été privé de son humidité en passant sur les montagnes, les plaines arides de la Patagonie ne supportent qu'une fort pauvre végétation. Dans les parties plus septentrionales du continent, dans la région des vents alizés constants du sud-ouest, des forêts magnifiques ornent la côte occidentale, tandis qu'on peut appliquer le nom de désert à toute la côte occidentale depuis 4 degrés latitude sud jusqu'à 32 degrés latitude sud. Sur cette côte occidentale, au nord de 4 degrés latitude sud, alors que les vents alizés perdent leur régularité et que des torrents de pluie tombent périodiquement, les côtes qui bordent le Pacifique, si parfaitement dénudées au Pérou, revêtent, près du cap Blanco, une admirable végétation, si célèbre à Guyaquil et à Panama. Ainsi, dans la partie méridionale et dans la partie septentrionale de ce continent, les forêts et les déserts occupent des positions inverses relativement aux Cordillères, et ces positions semblent déterminées par la direction des vents soufflant le plus constamment. Au milieu du continent se trouve une grande région intermédiaire, comprenant le Chili central et les provinces de la Plata, région où les vents chargés d'humidité n'ont pas à passer au-dessus de hautes montagnes ; or, dans cette région, la terre n'est pas plus un désert qu'elle n'est couverte de forêts. Mais, tout en n'appliquant qu'à l'Amérique du Sud cette règle d'après laquelle les arbres ne croissent que dans un climat rendu humide par des vents chargés de vapeurs, on se trouve en face d'une exception bien prononcée, les îles Falkland. Ces îles, situées sous la même latitude que la Terre de Feu et distantes seulement de 200 ou 300 milles de cette dernière, ont un climat presque analogue et une formation géologique presque identique ; elles abondent en situations favorables ; le sol, comme celui de la Terre de Feu, est une sorte de tourbe, et cependant on y trouve à peine quelques plantes qui méritent le nom d'arbrisseaux ; à la Terre de Feu, au contraire, d'impénétrables forêts couvrent le moindre coin de terre. La direction des vents et des courants de la mer est cependant favorable au transport des graines de la Terre de Feu, comme le prouvent d'ailleurs les canots et les nombreux troncs d'arbres qui, enlevés à cette dernière, viennent s'échouer sur l'île Falkland occidentale. C'est sans doute à cette cause qu'est due la similitude de la flore des deux pays, à l'exception toutefois des arbres, car ceux mêmes qu'on a essayé de transplanter n'ont pu croître aux îles Falkland.
Pendant mon séjour à Maldonado, ma collection s'enrichit de plusieurs quadrupèdes, de quatre-vingts espèces d'oiseaux et de nombreux reptiles, y compris neuf espèces de serpents. Le seul mammifère indigène que l'on trouve encore, fort commun d'ailleurs, est le Cervus campestris. Ce cerf abonde, réuni souvent en petits troupeaux, dans toutes les régions qui bordent la Plata et dans la Patagonie septentrionale. Si on rampe sur le sol pour s'approcher d'un troupeau, ces animaux, poussés par la curiosité, s'avancent souvent vers vous ; j'ai pu, en employant ce stratagème, tuer, au même endroit, trois cerfs appartenant au même troupeau. Bien qu'il soit si apprivoisé et si curieux, cet animal devient excessivement méfiant, dès qu'il vous voit à cheval ; personne, en effet, ne va jamais à pied dans ce pays, et le cerf ne voit un ennemi dans l'homme que quand il est à cheval et armé des bolas. À Bahia-Blanca, établissement récent dans la Patagonie septentrionale, je restai fort surpris de voir combien le cerf s'inquiète peu de la détonation d'une arme à feu. Un jour, je tirai dix coups de fusil à un cerf, à une distance de 80 mètres ; or il semblait beaucoup plus surpris du bruit que faisait la balle en déchirant le sol que de la détonation de mon fusil. Je n'avais plus de poudre, je fus donc obligé de me relever (je l'avoue à ma honte comme chasseur, bien que je tue facilement un oiseau au vol), et j'eus à crier bien fort pour que le cerf daignât s'éloigner.
Le fait le plus curieux que j'aie à noter relativement à cet animal, c'est l'odeur forte et désagréable qu'émet le mâle. Il est impossible de décrire cette odeur ; je me sentis pris de nausées et sur le point de défaillir bien des fois pendant que je dépeçais le spécimen dont la peau se trouve aujourd'hui au Musée zoologique. J'enveloppai la peau dans un foulard de soie pour la transporter chez moi ; or, après avoir fait bien laver ce mouchoir de poche, je m'en servis continuellement ; malgré des lavages fréquents, chaque fois que je le dépliais, et cela pendant dix-neuf mois, je sentais immédiatement cette odeur. C'est là un exemple étonnant de la persistance d'une substance qui doit cependant être fort volatile ; il m'est arrivé souvent, en effet, en passant sous le vent d'un troupeau de cerfs, à une distance d'un demi-mille, de sentir l'air tout empesté par l'odeur du mâle. Je crois que cette odeur est plus pénétrante à l'époque où les cornes du mâle sont parfaites, c'est-à-dire quand elles sont dépouillées de la peau poilue qui les recouvre pendant quelque temps. Quand le cerf émet cette odeur, il va sans dire qu'on ne peut en manger la chair ; mais les Gauchos affirment qu'on peut lui enlever tout mauvais goût en l'enterrant dans de la terre humide et en l'y laissant séjourner quelque temps. J'ai lu quelque part que les habitants des îles situées au nord de l'Écosse traitent de la même façon, avant de la manger, la chair si détestable des oiseaux qui se nourrissent de poisson.
L'ordre des Rongeurs comporte ici de nombreuses espèces ; je me procurai huit espèces de souris. Le plus grand rongeur qui soit au monde, l'Hydrochærus capybara (le cochon d'eau), est fort commun dans ce pays. J'en tuai un, à Montevideo, qui pesait 98 livres ; de l'extrémité du museau à celle de la queue, il avait 3 pieds 2 pouces de longueur et il mesurait 3 pieds 8 pouces de tour. Ces grands rongeurs fréquentent quelquefois les îles à l'embouchure de la Plata, où l'eau est complètement salée ; mais ils sont bien plus abondants sur les bords des fleuves et des lacs d'eau douce. Auprès de Maldonado, ils vivent ordinairement trois ou quatre ensemble. Pendant la journée, ils restent couchés au milieu des plantes aquatiques ou vont tranquillement brouter le gazon de la plaine. Vus à une certaine distance, leur démarche et leur couleur les font ressembler à des cochons ; mais quand ils sont assis, surveillant attentivement tout ce qui se passe, ils reprennent l'aspect de leurs congénères, les cobayes et les lapins. La grande longueur de leur mâchoire leur donne une apparence comique quand on les voit de face ou de profil. À Maldonado, ces animaux sont presque apprivoisés ; en marchant avec précaution, je pus m'approcher à une distance de 3 mètres de quatre d'entre eux. On peut expliquer cette quasi-domesticité par le fait que le jaguar a complètement disparu de ce pays depuis plusieurs années et que le Gaucho ne pense pas que ce soit là un animal digne d'être chassé. À mesure que j'approchais des quatre individus dont je viens de parler, ils faisaient entendre le bruit qui leur est particulier, une espèce de grognement sourd et abrupt ; on ne peut dire que ce soit un son, c'est plutôt une expulsion soudaine de l'air qu'ils ont dans les poumons ; je ne connais qu'un seul bruit qui soit analogue à ce grognement, c'est le premier aboiement enroué d'un gros chien. Après nous être considérés mutuellement pendant quelques minutes, car ils m'examinaient avec autant d'attention que je pouvais les examiner, ils s'élancèrent tous quatre dans l'eau avec la plus grande impétuosité, tout en faisant entendre leur grognement. Après avoir plongé pendant quelque temps, ils revinrent à la surface, mais ils ne me montrèrent que la partie supérieure de leur tête. Quand la femelle nage, on dit que ses jeunes s'asseyent sur son dos. On pourrait facilement tuer un grand nombre de ces animaux, mais leur peau n'a que peu de valeur, et leur chair n'est pas très-bonne. Ils abondent dans les îles du rio Parana et servent de proie ordinaire au jaguar.
Le tucutuco (Ctenomys brasiliensis) est un curieux petit animal qu'on peut décrire en un mot : un rongeur ayant les habitudes de la taupe. Extrêmement nombreux dans quelques parties du pays, il n'en est pas moins difficile de se le procurer, car il ne sort jamais, je crois, hors de terre. Il rejette à l'extrémité de son trou un petit amas de terre, tout comme le fait la taupe ; seulement cet amas est plus petit. Ces animaux minent si complètement des espaces considérables, que les chevaux, en passant sur leurs galeries, s'enfoncent souvent jusqu'au boulet. Les tucutucos semblent, dans une certaine mesure, vivre en société ; l'homme qui me procura mes spécimens en avait pris six d'un seul coup, et il me dit que c'était chose assez commune que de les prendre plusieurs ensemble. Ils ne bougent que pendant la nuit ; ils se nourrissent principalement des racines des plantes, et, pour les trouver, ils creusent d'immenses galeries. On reconnaît partout cet animal, grâce à un bruit tout particulier qu'il fait sous le sol. Une personne qui entend ce bruit pour la première fois reste fort surprise ; car il n'est pas facile de dire d'où il vient, et il est impossible de supposer quelle est la créature qui le fait entendre. Ce bruit consiste en un grognement nasal court, mais pas trop bruyant, répété rapidement quatre fois sur le même ton ; on a donné à cet animal le nom de tucu-tuco pour imiter le son qu'il fait entendre. Partout où cet animal abonde, on peut l'entendre à tous les instants du jour, et souvent exactement au-dessous de l'endroit où l'on se trouve. Dans une chambre, les tucutucos ne se meuvent que lentement et lourdement ; ce qui paraît provenir de l'action de leurs pattes de derrière ; il leur est impossible, l'articulation de la cuisse ne possédant pas un certain ligament, de sauter à la plus petite hauteur verticale. Ils ne cherchent pas à s'échapper ; quand ils sont en colère, ou qu'ils sont effrayés, ils font entendre le tucu-tuco. J'en conservai plusieurs vivants, et la plupart, dès le premier jour, s'apprivoisèrent parfaitement, ne cherchant ni à se sauver ni à mordre ; d'autres restèrent un peu plus longtemps sauvages.
L'homme qui me les avait procurés m'affirma qu'on en trouve un grand nombre aveugles. Un spécimen que j'ai conservé dans l'esprit de vin était en cet état ; M. Reed considère que leur cécité provient d'une inflammation de la membrane nictitante. Alors que l'animal était vivant, je plaçai mon doigt à un demi-pouce de sa tête, et il ne le vit pas ; cependant il se dirigeait dans la chambre presque aussi bien que les autres. Étant données les habitudes strictement souterraines du tucutuco, la cécité, bien que si commune, ne peut être un désavantage sérieux pour lui ; toutefois il paraît étrange qu'un animal quel qu'il soit possède un organe sujet à être si fréquemment altéré. Lamarck eût été heureux de ce fait, s'il l'avait connu quand il discutait (avec plus de vérité probablement qu'on n'en trouve ordinairement chez lui) la cécité graduellement acquise de l'aspalax, un rongeur vivant sous terre, et du protée, un reptile vivant dans de sombres cavernes remplies d'eau ; chez ces deux derniers animaux l'oeil est presque à l'état rudimentaire et recouvert d'une membrane tendineuse et d'une peau. Chez la taupe commune, l'œil est extraordinairement petit, mais parfait ; beaucoup d'anatomistes doutent cependant qu'il soit relié au véritable nerf optique ; la vision de la taupe doit certainement être imparfaite, bien qu'elle lui soit probablement utile quand elle quitte son trou. Chez le tucutuco, qui, je le crois, ne vient jamais à la surface, l'œil est assez grand, mais le plus souvent il ne sert à rien, puisqu'il peut s'altérer sans que cela paraisse causer le moindre dommage à l'animal ; sans aucun doute, Lamarck aurait soutenu que le tucutuco passe actuellement à l'état de l'aspalax et du protée.
On trouve de nombreuses espèces d'oiseaux dans les plaines verdoyantes qui entourent Maldonado. Il y a plusieurs espèces d'une famille qui, par sa conformation et ses habitudes, se rapproche beaucoup de notre sansonnet ; l'une de ces espèces (Molothrus niger) a des habitudes fort remarquables. On peut souvent en voir plusieurs à la fois perchés sur le dos d'un cheval ou d'une vache ; quand ils sont perchés sur une haie, se nettoyant les plumes au soleil, ils essayent quelquefois de chanter ou plutôt de siffler ; le son qu'ils émettent est très-singulier, il ressemble au bruit que ferait de l'air s'échappant sous l'eau par un petit orifice, mais avec assez de force pour produire un son aigu. Selon Azara, cet oiseau, comme le coucou, dépose ses œufs dans le nid d'autres oiseaux. Les paysans m'ont dit plusieurs fois qu'il y a certainement un oiseau qui a cette habitude ; mon aide, personne fort soigneuse, trouva un nid du moineau de ce pays (Zonotrichia matutina) qui contenait un œuf plus grand que les autres et ayant aussi une couleur et une forme différentes. Il y a, dans l'Amérique du Nord, une autre espèce de Molothrus (Molothrus pecoris) qui a aussi cette habitude du coucou et qui, sous tous les rapports, ressemble beaucoup à l'espèce de la Plata, même sous le rapport insignifiant de se percher sur le dos des bestiaux ; il n'en diffère que parce qu'il est un peu plus petit et que son plumage et ses œufs ont une teinte un peu différente. Cette ressemblance frappante de conformation et d'habitudes, chez des espèces représentatives habitant les deux extrémités d'un grand continent, présente toujours un grand intérêt, quoiqu'elle se rencontre fréquemment.
M. Swainson a remarqué avec beaucoup de raison que, à l'exception du Molothrus pecoris, auquel il convient d'ajouter le Molothrus niger, les coucous sont les seuls oiseaux que l'on puisse réellement appeler parasites, c'est-à-dire « qui s'attachent, pour ainsi dire, à un autre animal vivant, animal dont la chaleur fait éclore leurs jeunes, qui nourrit ces jeunes pendant leur enfance et dont la mort causerait la leur. » Il est fort à remarquer que quelques espèces, mais non pas toutes, du coucou et du molothrus aient adopté cette étrange habitude de propagation parasite, tandis que presque toutes leurs autres habitudes diffèrent ; le molothrus, comme notre sansonnet, est un oiseau éminemment sociable, il vit dans les plaines ouvertes sans chercher à se cacher ou à se dissimuler ; le coucou, au contraire, comme chacun le sait, est extrêmement timide ; il ne fréquente que les buissons les plus retirés et se nourrit de fruits et de chenilles. Ces deux genres ont aussi une conformation bien différente. On a proposé bien des théories, on a été jusqu'à invoquer la phrénologie, pour expliquer l'origine de cet instinct si curieux qui pousse le coucou à déposer ses œufs dans les nids d'autres oiseaux. Les seules observations de M. Prévost ont jeté, je crois, quelque lumière sur ce problème. Le coucou femelle, qui, selon la plupart des observateurs, pond au moins cinq ou six œufs, doit, d'après M. Prévost, s'accoupler avec le mâle chaque fois qu'elle a pondu un ou deux œufs. Or, si la femelle était obligée de couver ses propres œufs, elle devrait les couver tous à la fois et déserterait par conséquent les premiers pondus pendant si longtemps qu'ils se pourriraient ; ou bien elle devrait couver chaque œuf séparément, immédiatement après la ponte ; mais, comme le coucou reste dans nos pays moins longtemps qu'aucun autre oiseau migrateur, la femelle n'aurait certainement pas le temps de couver successivement tous ses œufs pendant son séjour. Ce fait que le coucou s'accouple plusieurs fois et que la femelle pond ses œufs à intervalles, semble expliquer qu'elle les dépose dans les nids d'autres oiseaux et qu'elle les abandonne aux soins de leurs pères nourriciers. Je suis d'autant plus disposé à accepter cette explication que, comme on le verra tout à l'heure, j'ai été amené de façon indépendante à adopter les mêmes conclusions relativement aux autruches de l'Amérique méridionale, dont les femelles sont parasites les unes sur les autres, si je puis m'exprimer ainsi ; chaque femelle, en effet, dépose plusieurs œufs dans les nids d'autres femelles, et l'autruche mâle se charge de tous les soins de l'incubation, comme les pères nourriciers pour le coucou.
Je ne citerai plus que deux autres oiseaux, fort communs et que leurs habitudes rendent fort remarquables. On peut regarder le Saurophagus sulphuratus comme le type de la grande tribu américaine des gobe-mouches. Par sa conformation, il ressemble beaucoup au vrai lanier, mais par ses habitudes on peut le comparer à bien des oiseaux. Je l'ai fréquemment observé alors qu'il chassait dans un champ, planant tantôt au-dessus d'un endroit, tantôt au-dessus d'un autre. Alors qu'il est ainsi suspendu dans l'air, on peut facilement, à quelque distance, le prendre pour un des membres de la famille des rapaces ; mais il plonge avec beaucoup moins de force et de rapidité que le faucon. D'autres fois, le saurophage fréquente le voisinage de l'eau ; il reste là, immobile, tout comme un martin-pécheur et attrape les petits poissons qui s'aventurent trop près du bord. On garde souvent ces oiseaux dans des cages ou dans les cours des fermes ; dans ce cas, on leur coupe les ailes. Ils s'apprivoisent bientôt et il est fort amusant d'observer leurs manières comiques, lesquelles, m'a-t-on dit, ressemblent beaucoup à celles de la pie commune. Quand ils volent, ils s'avancent au moyen d'une série d'ondulations, car le poids de leur tête et de leur bec paraît trop élevé comparativement à celui de leur corps. Le soir, le saurophage vient se percher sur un buisson, le plus souvent au bord de la route, et répète continuellement, sans jamais le modifier, un cri aigu et assez agréable qui ressemble quelque peu à des mots articulés. Les Espagnols croient y reconnaître les mots : bien te veo (je te vois bien), aussi lui ont-ils donné ce nom.
J'ai beaucoup remarqué un oiseau moqueur (Mimus orpheus) que les habitants appellent calandria ; cet oiseau fait entendre un chant supérieur à celui de tous les autres oiseaux du pays, c'est même presque le seul de l'Amérique du Sud que j'aie vu se percher pour chanter. On peut comparer ce chant à celui de la fauvette, seulement il est plus puissant ; quelques notes dures, fort élevées, se mêlent à un gazouillement fort agréable. On ne l'entend que pendant le printemps ; pendant les autres saisons, son cri perçant est loin d'être harmonieux. Auprès de Maldonado ces oiseaux sont fort hardis et fort peu sauvages ; ils visitent en grand nombre les maisons de campagne pour arracher des morceaux à la viande suspendue aux murailles ou à des poteaux ; si un autre oiseau, quel qu'il soit, vient se joindre à eux pour partager le festin, les calandria le chassent immédiatement. Une autre espèce, proche alliée de celle-ci, Mimus patagonica de d'Orbigny, qui habite les immenses plaines désertes de la Patagonie, est beaucoup plus sauvage et a un ton de voix un peu différent. Il me semble curieux de mentionner, ce qui prouve l'importance des différences les plus légères entre les habitudes, que, ayant vu cette seconde espèce et ne la jugeant que sous ce rapport, je pensai qu'elle était différente de l'espèce qui avoisine Maldonado. M'étant ensuite procuré un spécimen et en comparant les deux espèces, sans apporter à cette comparaison un soin tout particulier, elles me parurent si absolument semblables, que je changeai d'opinion. Or M. Gould soutient que ce sont deux espèces distinctes : conclusion qui concorde avec la légère différence d'habitudes que M. Gould ne connaissait cependant pas.
Le nombre, le défaut d'énergie, les habitudes dégoûtantes des oiseaux de proie de l'Amérique du Sud qui se nourrissent de charognes, en font des êtres extrêmement curieux pour quiconque n'a été habitué qu'aux oiseaux de l'Europe septentrionale. On peut comprendre dans cette liste quatre espèces de caracaras ou Polyborus, le vautour, le gallinazo et le condor. La conformation des caracaras les fait placer au nombre des aigles ; nous verrons s'ils sont dignes d'un rang aussi élevé. Leurs habitudes les font beaucoup ressembler à nos corbeaux, à nos pies, à nos corneilles, qui se nourrissent de charognes ; tribu d'oiseaux fort répandue dans tout le reste du monde, mais qui n'existe pas dans l'Amérique du Sud. Commençons par le Polyborus brasiliensis. Cet oiseau est fort commun et habite une superficie géographique fort étendue ; il est extrêmement répandu dans les plaines gazonnée de la Plata, où il reçoit le nom de carrancha, et se rencontre même assez souvent dans les plaines stériles de la Patagonie. Dans le désert qui sépare le rio Negro du Colorado, ils se tiennent en grand nombre sur la route des caravanes pour dévorer les cadavres des malheureux animaux que la soif et la fatigue ont fait périr sur le chemin. Bien que fort commun dans ces pays secs et ouverts, ainsi que sur les côtes arides du Pacifique, il habite aussi les impénétrables forêts si humides de la Patagonie occidentale et de la Terre de Feu. Les carranchas, ainsi que les chimangos, sont toujours présents en grand nombre dans les estancias, ainsi que dans les abattoirs. Dès qu'un animal meurt dans la plaine, les gallinazos commencent la curée, puis viennent les deux espèces de polyborus, qui ne laissent absolument que les os. Bien que ces oiseaux se rencontrent ensemble sur la même proie, ils sont loin d'être amis. Alors que le carrancha est tranquillement perché sur une branche d'arbre ou qu'il repose sur le sol, le chimango continue souvent à voler pendant longtemps, allant deci delà, montant et descendant, toujours en demi-cercle, essayant de frapper le carrancha chaque fois qu'il passe près de lui. Ce dernier s'en inquiète peu et se contente de baisser la tête. Bien que les carranchas s'assemblent souvent en grand nombre, ils ne vivent pas en société, car dans les endroits déserts on les voit souvent seuls ou la plupart du temps par couples.
On dit que les carranchas sont fort rusés et qu'ils volent un grand nombre d'œufs. De concert avec les chimangos, ils essayent aussi d'enlever les croûtes qui se forment sur les blessures que les chevaux et les mules ont pu se faire sur le dos. D'un côté, le pauvre animal les oreilles pendantes et le dos courbé, d'un autre, l'oiseau menaçant, jetant des regards d'envie sur cette proie dégoûtante, tout cela forme un tableau que le capitaine Head a décrit avec son esprit et son exactitude ordinaires. Ces faux aigles attaquent très-rarement un animal ou un oiseau vivant ; quiconque a eu occasion de passer la nuit, couché dans sa couverture, dans les plaines désolées de la Patagonie et qui, quand il ouvre les yeux le matin, se voit entouré à distance de ces oiseaux qui le surveillent, comprend immédiatement les habitudes de vautour de ces mangeurs de charogne ; c'est là d'ailleurs un des caractères de ces pays qu'on n'oublie pas facilement et que reconnaîtra quiconque les a parcourus. Si une troupe d'hommes part pour la chasse, accompagnée de chevaux et de chiens, plusieurs de ces oiseaux les accompagnent toute la journée. Dès que le carrancha s'est gorgé, son jabot dénudé se projette en avant ; il est alors, comme toujours d'ailleurs, inactif, lourd et lâche ; son vol pesant et lent ressemble à celui du grolle anglais ; il plane rarement ; par deux fois cependant j'en ai vu un planant à une grande hauteur ; il semblait alors se mouvoir dans l'air avec beaucoup de facilité. Au lieu de sautiller, il court, mais pas aussi vite que quelques-uns de ses congénères. Quelquefois, mais assez rarement, le carrancha fait entendre un cri ; ce cri, fort, très-perçant et très-singulier, peut se comparer au son du g guttural espagnol suivi par un double rr ; quand il pousse ce cri, il élève la tête de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin, le bec tout grand ouvert, le sommet de sa tête touche presque la partie inférieure de son dos. On a contesté ce fait, mais j'ai pu observer fréquemment ces oiseaux la tête si fort renversée en arrière, qu'ils forment presque un cercle. Je puis ajouter à ces observations, en m'appuyant sur la haute autorité d'Azara, que le carrancha se nourrit de vers, de coquillages, de limaces, de sauterelles et de grenouilles ; qu'il tue les jeunes agneaux en leur arrachant le cordon ombilical, et qu'il poursuit le gallinazo avec tant d'acharnement, que ce dernier est obligé de rejeter la charogne dont il a pu se gorger récemment. Azara affirme enfin que cinq ou six carranchas se réunissent souvent pour donner la chasse à de gros oiseaux et même à des hérons. Tous ces faits prouvent que cet oiseau est fort versatile dans ses goûts et qu'il est doué d'une grande ingénuité.
Le Polyborus chimango est beaucoup plus petit que l'espèce précédente. C'est un oiseau véritablement omnivore, il mange de tout, même du pain, et on m'a affirmé qu'il dévaste les champs de pommes de terre à Chiloé, en arrachant les tubercules qu'on vient de planter. De tous les mangeurs de charogne, c'est lui qui quitte ordinairement le dernier le cadavre d'un animal ; bien souvent même, j'en ai vu, à l'intérieur des côtes d'un cheval ou d'une vache ; on aurait dit un oiseau dans une cage. Le Polyborus Novæ Zelandiæ est une autre espèce fort commune dans les îles Falkland. Ces oiseaux ressemblent aux carranchas sous presque tous les rapports. Ils se nourrissent de cadavres et d'animaux marins ; sur les rochers de Ramirez ils doivent même demander toute leur nourriture à la mer. Extrêmement hardis, ils fréquentent le voisinage des maisons pour s'emparer de tout ce que l'on peut jeter au dehors. Dès qu'un chasseur tue un animal, ils se rassemblent autour de lui en grand nombre pour se précipiter sur ce que l'homme pourra abandonner et attendent patiemment, pendant des heures s'il le faut. Dès qu'ils se sont gorgés, leur jabot dénudé se gonfle, ce qui leur donne un aspect dégoûtant. Ils attaquent volontiers les oiseaux blessés ; un cormoran blessé, étant venu se reposer sur la côte, fut immédiatement entouré par plusieurs de ces oiseaux qui achevèrent de le tuer à coups de bec. Le Beagle n'a visité les îles Falkland que pendant l'été, mais les officiers du vaisseau l'Aventure, qui ont passé un hiver sur ces îles, m'ont cité bien des exemples extraordinaires de la hardiesse et de la rapacité de ces oiseaux. Une fois, ils vinrent attaquer un chien qui dormait aux pieds de l'un des officiers ; une autre fois, à la chasse, on dut leur disputer des oies que l'on venait de tuer. On dit que, réunis en troupe (sous ce rapport ils ressemblent aux carranchas), ils se portent à l'entrée d'un terrier et se précipitent sur le lapin dès qu'il en sort. Alors que le vaisseau était dans le port, ils venaient constamment le visiter et il fallait une surveillance de tous les instants pour les empêcher de déchiqueter les morceaux de cuir qui peuvent se trouver dans les manœuvres et d'enlever les quartiers de viande ou le gibier suspendus à la poupe. Ces oiseaux sont fort curieux et par cela seul aussi fort désagréables ; ils ramassent tout ce qui peut se trouver sur le sol ; ils transportèrent à un mille de distance un grand chapeau en toile cirée, ils enlevèrent aussi une paire des boules fort lourdes dont on se sert pour prendre le bétail. M. Usborne fit, pendant une excursion, une perte plus sensible, car ils lui volèrent une petite boussole de Kater, enfermée dans un étui de maroquin rouge ; on ne put jamais la retrouver. Fort querelleurs, ils ont de terribles accès de colère pendant lesquels ils arrachent le gazon avec leur bec. On ne peut pas dire qu'ils vivent véritablement en société ; ils ne planent pas et leur vol est lourd et embarrassé ; sur le sol ils courent fort vite et leur démarche ressemble beaucoup à celle des faisans. Fort bruyants, ils poussent plusieurs cris aigus ; un de ces cris ressemble à celui du grolle anglais, aussi les pêcheurs de phoque leur ont-ils donné le nom de grolle. Circonstance curieuse, ils rejettent la tête en arrière, absolument comme le carrancha, quand ils poussent un cri. Ils construisent leurs nids sur les côtes escarpées, mais seulement sur les petits îlots qui avoisinent la côte, ils ne les placent jamais sur la terre ferme ou sur les deux îles principales ; singulière précaution pour un oiseau si peu sauvage et si hardi. Les marins disent que la chair cuite de ces oiseaux est fort blanche et constitue un mets excellent ; mais il faut bien du courage pour en avaler une seule bouchée.
Il nous reste à parler du vautour (Vultur aurea) et du gallinazo. On trouve le premier partout où le pays est modérément humide, depuis le cap Horn jusqu'à l'Amérique du Nord. Contrairement au Polyborus brasiliensis et au chimango, il a pénétré dans les îles Falkland. Le vautour est un oiseau solitaire, tout au plus le rencontre-t-on par couples. On peut immédiatement le reconnaître, même à une fort grande distance, par son vol élégant et par la hauteur à laquelle il plane. On sait qu'il se nourrit exclusivement de charogne. Sur la côte occidentale de la Patagonie, au milieu des îlots boisés et sur la côte si profondément découpée, il se nourrit exclusivement de ce que la mer peut rejeter à la côte et des cadavres de phoques. Partout où ces derniers se réunissent sur les rochers, on rencontre sûrement des vautours. Le gallinazo (Cathartes atratus) n'habite pas les mêmes régions que la dernière espèce et on ne le trouve jamais au sud du 41e degré de latitude. D'après Azara, une tradition veut que, au temps de la conquête, ces oiseaux ne se trouvaient pas auprès de Montevideo et qu'ils ne soient venus dans ces parages qu'à la suite des habitants. Actuellement, ils habitent en grand nombre la vallée du Colorado, située à 300 milles au sud de Montevideo. Il semble probable que cette migration nouvelle a eu lieu depuis le temps d'Azara. Le gallinazo préfère ordinairement un climat humide, ou plutôt le voisinage de l'eau douce aussi est-il extrêmement abondant au Brésil et à la Plata et ne le trouve-t-on jamais dans les plaines arides et désertes de la Patagonie septentrionale, sauf toutefois le long de quelques fleuves. Ces oiseaux fréquentent les Pampas jusqu'aux Cordillères, mais je n'en ai jamais vu un seul au Chili ; au Pérou on les respecte, car on les regarde comme les véritables balayeurs des rues. On peut certainement dire que ces vautours vivent en société, car ils semblent prendre plaisir dans la compagnie les uns des autres et ils ne se réunissent pas seulement pour fondre sur une proie commune. Par un beau jour, on peut souvent en observer des troupes entières planant à de grandes hauteurs, chaque oiseau décrivant les évolutions les plus gracieuses. Ces évolutions ne peuvent être pour eux qu'un exercice, ou bien peut-être ont-elles quelque rapport avec leurs alliances matrimoniales.
J'ai actuellement cité tous les oiseaux qui se nourrissent de charogne, à l'exception du condor ; peut-être vaut-il mieux remettre ce que j'ai à en dire jusqu'à ce que nous visitions un pays plus en rapport avec ses habitudes que les plaines de la Plata.
À quelques milles de Maldonado, dans une large bande de monticules de sable qui séparent la lagune del Potrero des bords de la Plata, j'ai trouvé un groupe de ces tubes vitrifiés et siliceux que forme la foudre quand elle entre dans le sable. Ces tubes ressemblent sous tous les rapports à ceux de Drigg dans le Cumberland, qui ont été décrits dans les Goological Transactions. Les monticules de sable de Maldonado, n'étant fixés par aucune végétation, changent constamment de position. Grâce à cette cause, les tubes avaient été projetés au-dessus de la surface et de nombreux fragments éparpillés autour d'eux prouvaient qu'ils avaient été autrefois enterrés à une plus grande profondeur. Il y en avait quatre qui entraient perpendiculairement dans le sable à cet endroit ; en creusant avec mes mains je pus en suivre un jusqu'à une profondeur de 2 pieds ; en ajoutant quelques fragments qui avaient évidemment appartenu au même tube, j'obtins une longueur totale de 5 pieds 3 pouces. Le diamètre de ce tube était partout le même, ce qui nous autorise à supposer que, dans l'origine, il avait une longueur bien plus considérable. Mais ce sont là, en somme, de fort petites dimensions si on les compare à celles des tubes de Drigg, dont l'un a été retrouvé sur une longueur de 30 pieds.
La surface intérieure de ces tubes est complètement vitrifiée, luisante et polie. Un petit fragment examiné au microscope ressemble à un morceau de métal soumis à l'action du chalumeau, tant est grand le nombre de bulles d'air ou de vapeur qu'il contient. Le sable, en cet endroit, est entièrement ou en grande partie siliceux, mais sur quelques points du tube il affecte une couleur noire et la surface luisante a un lustre absolument métallique. L'épaisseur des parois du tube varie du treizième au vingtième d'un pouce et se monte même quelquefois à un dixième de pouce. À l'extérieur, les grains de sable sont arrondis et sont quelque peu vitrifiés, mais je n'ai pu remarquer aucun signe de cristallisation. Comme on l'a déjà indiqué dans les Geological Transactions, les tubes sont généralement comprimés et portent de profondes rainures longitudinales, ce qui les fait ressembler absolument à une tige végétale ridée, ou mieux encore à l'écorce de l'orme ou à celle du chêne-liège. Ils ont environ 2 pouces de circonférence, mais, dans quelques fragments cylindriques où les rainures n'existent pas, cette circonférence arrive jusqu'à 4 pouces. Ces rainures proviennent évidemment de la compression exercée par le sable environnant sur le tube pendant que ce dernier était encore mou, par suite des effets de la chaleur intense. À en juger par les fragments non comprimés, l'étincelle devait avoir un diamètre (si l'on peut s'exprimer ainsi) de 1 pouce et quart. M. Hachette et M. Beudant ont réussi, à Paris, à faire des tubes semblables sous tous les rapports à ces fulgurites, en faisant passer des décharges électriques extrêmement intenses à travers du verre réduit en poudre impalpable ; quand ils ajoutaient du sel au verre pour en augmenter la fusibilité, les tubes avaient des dimensions beaucoup plus considérables. Ils ne réussirent pas à obtenir de tubes en faisant passer l'étincelle au travers du feldspath ou du quartz pulvérisé. Un tube obtenu dans du verre pulvérisé avait près de 1 pouce de long, exactement 982 millièmes de pouce, et un diamètre intérieur de 19 millièmes de pouce. Quand on lit en même temps qu'on employa la plus forte batterie qui existât à Paris et qu'on se servit de substances aussi facilement fusibles que le verre pour arriver à former des tubes aussi petits, quel étonnement ne ressent-on pas en pensant à la force d'une décharge électrique qui, frappant le sable en plusieurs endroits, a pu former des cylindres ayant, dans un cas, au moins 30 pieds de long et un diamètre intérieur, aux endroits non comprimés, de 1 pouce et demi, et cela dans une substance aussi extraordinairement réfractaire que le quartz !
Les tubes, comme je l'ai déjà fait remarquer, pénètrent dans le sable dans une direction presque verticale. L'un d'eux cependant, moins régulier que les autres, déviait de la ligne droite ; le coude le plus considérable faisait un angle de 33 degrés. Deux petites branches, écartées d'environ 1 pied, partaient de ce même tube, l'une la pointe tournée en haut, l'autre en bas. Ce fait est d'autant plus remarquable, que le fluide électrique a dû revenir en arrière en faisant avec sa principale ligne de direction un angle aigu de 26 degrés. Outre ces quatre tubes, qui gardaient leur position verticale et que je pus suivre au-dessous de la surface, je trouvai sur le sol plusieurs autres groupes de fragments appartenant certainement à des tubes qui devaient avoir été formés dans le voisinage. Tous se trouvaient sur le sommet plat d'un monticule de sable mouvant ayant environ 60 mètres sur 20, situé au milieu de quelques monticules de sable plus élevés, à une distance d'environ un demi-mille d'une chaîne de collines ayant 4 ou 500 pieds de hauteur. Ce qui me paraît le plus remarquable, ici comme à Drigg, et comme dans le cas observe par M. Ribbentrop en Allemagne, c'est le nombre de tubes trouvés dans un espace aussi restreint. À Drigg, on en observa trois dans un espace de 15 mètres carrés ; en Allemagne, on en trouva le même nombre. Dans le cas que je viens de décrire, il y en avait certainement plus de quatre dans un terrain de 60 mètres sur 20. Or, comme il ne paraît pas probable que ce soient des décharges séparées qui produisent ces tubes, nous devons croire que l'étincelle se divise en branches séparées un peu avant de pénétrer dans le sol.
Le voisinage du rio de la Plata semble, d'ailleurs, particulièrement sujet aux phénomènes électriques. En 1793, un des orages les plus terribles peut-être dont l'histoire ait gardé le souvenir éclata sur Buenos Ayres ; trente-sept endroits dans la ville furent frappés par la foudre et dix-neuf personnes tuées. D'après les faits que j'ai pu relever dans bien des relations de voyages, je suis porté à croire que les orages sont fort communs auprès de l'embouchure des grands fleuves. Serait-ce que le mélange de quantités considérables d'eau douce et d'eau salée trouble l'équilibre électrique ? Même pendant nos visites accidentelles dans cette partie de l'Amérique du Sud, nous avons entendu dire que la foudre était tombée sur un vaisseau, sur deux églises et sur une maison. Je vis, peu de temps après, une de ces églises et la maison qui appartenait à M. Hood, consul général d'Angleterre à Montevideo. Quelques-uns des effets de la foudre avaient été fort curieux ; le papier, sur une largeur de 1 pied environ de chaque côté des fils de fer des sonnettes, était tout noirci. Ces fils avaient été fondus et, bien que cette pièce ait 15 pieds de haut, les globules de métal en fusion, en tombant sur les chaises et sur les meubles, les avaient percés d'une quantité de petits trous. Une partie du mur avait été mise en pièces, comme si une mine chargée de poudre avait fait explosion dans la maison, et les débris de ce mur avaient été projetés avec tant de force, qu'ils avaient pénétré dans un autre mur de l'autre côté de la chambre. Le cadre doré d'un miroir était tout noirci ; la dorure avait sans doute été volatilisée, car un flacon, placé sur la cheminée auprès de la glace, avait été revêtu de parcelles métalliques brillantes qui adhéraient aussi complètement au verre que de l'émail.
· Hearne, Journey, p. 383.
· · Maclaren, art. America, Encyclopœdia Britannica.
· · Azara dit : « Je crois que la quantité annuelle des pluies est, dans toutes ces contrées, plus considérable qu'en Espagne. » Vol. I, p. 36.
· · Je trouvai en somme vingt-sept espèces de souris dans l'Amérique du Sud, où on en connaît treize autres, d'après les ouvrages d'Azara et d'autres auteurs. M. Waterhouse a décrit et nommé, dans les réunions de la Société zoologique, les espèces que j'ai rapportées. Je saisis cette occasion pour offrir tous mes remercîments à M. Waterhouse et aux autres savants membres de cette société pour le concours bienveillant qu'ils ont bien voulu me prêter dans toutes les occasions.
· · Je trouvai dans l'estomac et dans le duodénum d'un capybara que j'ouvris une très-grande quantité d'un liquide jaunâtre, dans lequel on pouvait à peine distinguer une seule fibre. M. Owen m'apprend qu'une partie de leur œsophage est construite de telle sorte, que rien de plus gros qu'une plume de corbeau ne pourrait y passer. Les larges dents, les fortes mâchoires de cet animal sont certainement fort propres à réduire en bouillie les plantes aquatiques dont il se nourrit.
· · Sur les bords du rio Negro, dans la Patagonie septentrionale, il y a un animal ayant les mêmes habitudes. C'est probablement une espèce alliée, mais je ne l'ai jamais vue. Le bruit que fait cet animal diffère de celui de l'espèce de Maldonado ; il ne répète son appel que deux fois au lieu de trois ou quatre, et il est plus distinct et plus sonore. Quand on l'entend à une certaine distance, il ressemble si parfaitement au bruit qu'on ferait en coupant un petit arbre avec une hache, que quelquefois je me suis pris à douter si ce n'était pas là le bruit que j'entendais.
· · Philosoph. zoolog., vol. I, p. 242.
· · Magazine of Zoology and Botany, vol. I, p. 217.
· · Mémoire lu devant l'Académie des sciences, à Paris. L'Institut, 1834, p. 418.
· · Geological Transact., vol. II, p. 528. Le docteur Priestley a décrit, dans les Philosoph. Transact. (1790, p. 294), quelques tubes siliceux imparfaits et un caillou de quartz fondu trouvés dans le sol, sous un arbre, où un homme avait été tué par la foudre.
· · Annales de chimie et de physique, vol. XXXVII, p. 319.
· Azara, Voyage, vol. I, p. 36.
[page] [66 CHAPITRE IV]
CHAPITRE IV
Le rio Negro. — Estancias attaquées par les Indiens. — Lacs salés. — Flamants. — Du rio Negro au rio Colorado. — Arbre sacré. — Lièvre de la Patagonie. — Familles indiennes. — Le général Rosas. — Excursion à Bahia Blanca. — Dunes de sable. — Lieutenant nègre. — Bahia Blanca. — Incrustations salines. — Punta Alta. — Le Zorillo.
Du rio Negro à Bahia Blanca.
24 juillet 1833. — Le Beagle quitte Maldonado, et le 3 août arrive à l'embouchure du rio Negro. Le rio Negro est le principal fleuve qui se trouve sur la côte, entre le détroit de Magellan et la Plata ; il se jette dans la mer à 300 milles (480 kilomètres) environ au sud de la vallée de la Plata. Il y a près de cinquante ans, le gouvernement espagnol établit une petite colonie en cet endroit ; c'est encore aujourd'hui le point le plus méridional, latitude 41 degrés, habité par l'homme civilisé sur la côte orientale de l'Amérique.
Le pays est misérable près de l'embouchure du rio Negro ; sur le côté sud du fleuve commence une longue ligne de falaises perpendiculaires, lesquelles présentent une section de la nature géologique de la contrée. Les différentes couches se composent de grès superposés ; une couche, entre autres, est fort remarquable en ce qu'elle se compose d'un conglomérat de pierres ponces fortement cimentées, pierres ponces qui doivent provenir des Andes, situées à plus de 400 milles (640 kilomètres) de distance. Partout la surface est recouverte d'une couche épaisse de cailloux qui s'étend au loin dans la plaine. L'eau est extrêmement rare et presque toujours saumâtre. La végétation est fort pauvre ; à peine rencontre-t-on quelques buissons, et encore sont-ils tous armés de formidables épines, qui semblent interdire à l'étranger l'entrée de ces régions inhospitalières.
La colonie se trouve sur les bords du fleuve, à 18 milles de l'embouchure. La route suit la croupe des falaises qui forment la limite septentrionale de la grande vallée dans laquelle coule le rio Negro. Nous voyons, en passant, les ruines de quelques belles estancias détruites, il y a quelques années, par les Indiens, après avoir repoussé bien des attaques. Un homme qui habitait une de ces estancias lors d'une attaque me raconta comment les choses s'étaient passées. Les habitants, prévenus à temps, avaient pu faire rentrer tous les bestiaux et tous les chevaux dans le corral qui entourait la maison, et monter quelques petites pièces de canon. Les Indiens, des Araucaniens du Chili méridional, au nombre de plusieurs centaines, et parfaitement disciplinés, se montrèrent bientôt sur une colline voisine, divisés en deux troupes ; ils descendirent de cheval, se débarrassèrent de leurs manteaux de fourrure, et s'avancèrent tout nus à l'attaque. La seule arme d'un Indien consiste en un bambou, ou chuzo, fort long, orné de plumes d'autruche et terminé par une pointe de lance fort acérée. Mon compagnon semblait éprouver encore une profonde terreur en se rappelant ces souvenirs. Arrivé près de l'habitation, le cacique Pincheira ordonna aux assiégés de déposer les armes ou autrement les menaça de mort. Comme dans toutes les circonstances c'eût été là le résultat de l'entrée des Indiens, on ne répondit que par une volée de coups de fusil. Les Indiens, sans se laisser effrayer, s'approchèrent de la palissade du corral ; mais, à leur grande surprise, il s'aperçurent que les poteaux étaient cloués les uns aux autres, au lieu d'être attachés par des lanières de cuir comme à l'ordinaire, et ils essayèrent en vain de s'ouvrir une brèche avec leurs couteaux. Cette circonstance sauva la vie des blancs ; les Indiens emportèrent leurs nombreux blessés, et enfin, un de leurs sous-caciques ayant été atteint, ils battirent en retraite. Ils allèrent retrouver leurs chevaux et semblèrent tenir un conseil de guerre, terrible pause pour les Espagnols, qui, à l'exception de quelques cartouches, avaient épuisé toutes leurs munitions. Au bout d'un instant, les Indiens remontèrent à cheval et disparurent bientôt. Une autre fois, une attaque des Indiens fut encore plus vite repoussée : un Français, ayant beaucoup de calme et de sang-froid, s'était chargé de pointer le canon ; il attendit jusqu'à ce que les Indiens le touchassent presque, puis il fit feu ; le canon était chargé à mitraille, et trente-neuf sauvages tombèrent pour ne plus se relever. Ce seul coup suffit pour mettre toute la bande en déroute.
La ville s'appelle indifféremment El Carmen ou Patagones. Elle est adossée à une falaise qui borde le fleuve ; on a même creusé un certain nombre d'habitations dans le grès qui forme le flanc de la colline. Le fleuve, profond et rapide, a, en cet endroit, environ 200 ou 300 mètres de largeur. Les nombreuses îles couvertes de saules, les nombreuses collines que l'on voit s'élever les unes derrière les autres, et qui forment la limite septentrionale de cette large vallée verte, présentent, éclairées par un beau soleil, un tableau presque pittoresque. Il n'y a guère là que quelques centaines d'habitants. Ces colonies espagnoles, en effet, ne portent pas en elles-mêmes, comme nos colonies anglaises, les éléments d'un développement rapide. Beaucoup d'Indiens de race pure résident dans les environs ; la tribu du cacique Lucanee a construit ses toldos dans les faubourgs mêmes de la ville. Le gouvernement local leur fournit des provisions en leur donnant tous les chevaux trop vieux pour pouvoir rendre aucun service ; ces Indiens gagnent, en outre, quelques centimes en fabriquant des nattes et des articles de sellerie. On les considère comme civilisés ; mais, ce qu'ils ont pu perdre en férocité, ils l'ont regagné, et au delà, en immoralité. Quelques jeunes gens s'améliorent, dit-on, un peu ; ils consentent à travailler, et, il y a quelque temps, quelques-uns s'engagèrent à bord d'un navire pour aller pêcher des phoques ; ils se conduisirent très-bien. Ils jouissent actuellement des fruits de leur travail, ce qui consiste pour eux à revêtir des habits, fort propres d'ailleurs, mais aux couleurs les plus voyantes, et à ne faire absolument rien de la journée. Ils ont un goût exquis en matière de costume ; si on avait pu transformer un de ces jeunes Indiens en statue de bronze, elle eût été parfaite au point de vue de la draperie.
J'allai visiter un grand lac salé, ou saline, situé à environ 15 milles de la ville. Pendant l'hiver, c'est un lac fort peu profond, plein d'eau saumâtre, qui se transforme en été en un champ de sel aussi blanc que la neige. La couche, près du bord, a de 4 à 5 pouces d'épaisseur, mais cette épaisseur augmente vers le centre. Ce lac a 2 milles et demi de longueur sur 1 mille de largeur. Il s'en trouve dans le voisinage quelques autres beaucoup plus grands encore, dont le fond consiste en une couche de sel ayant 2 ou 3 pieds d'épaisseur, même en hiver, quand ils sont pleins d'eau. Ces bassins admirablement blancs, au milieu de cette plaine aride et sombre, forment un contraste extraordinaire. On tire annuellement de la saline une quantité considérable de sel, et j'en ai vu sur les bords d'immenses amas, quelques centaines de tonnes prêtes pour l'exportation. La saison du travail aux salines est le temps de la moisson de Patagones, car la prospérité de la ville dépend de l'exportation du sel. La population presque entière vient alors camper sur les bords de la saline et transporte le sel au fleuve sur des charrettes attelées de bœufs. Ce sel cristallise en gros cubes et est remarquablement pur. M. Trenham Reeks a bien voulu analyser quelques spécimens que j'ai rapportés, et il n'y trouve que 26 centièmes de gypse et 22 centièmes de matières terreuses. Il est singulier que ce sel ne soit pas aussi bon pour conserver la viande que le sel extrait de l'eau de mer aux îles du Cap-Vert ; un négociant de Buenos Ayres m'a dit qu'il valait certainement 50 pour 100 de moins. Aussi importe-t-on constamment du sel des îles du Cap-Vert pour le mélanger avec le produit de ces salines. On ne peut donner pour cause à cette infériorité que la pureté du sel de la Patagonie, ou l'absence chez lui des autres principes salins qui se trouvent dans l'eau de mer. Personne, je crois, n'a pensé à cette explication, qui se trouve cependant confirmée par un fait qu'on a signalé dernièrement, à savoir : que les sels qui conservent le mieux le fromage sont ceux qui contiennent la plus grande proportion de chlorures déliquescents.
Les bords du lac sont boueux ; dans cette boue ou trouve de nombreux cristaux de gypse, dont quelques-uns ont jusqu'à 3 pouces de long ; à la surface de la boue, on trouve aussi un grand nombre de cristaux de sulfate de soude. Les Gauchos appellent les premiers les padre del sal et les seconds les madre ; ils affirment que ces sels progéniteurs se trouvent toujours sur les bords des salines quand l'eau commence à s'évaporer. La boue des bords est noire et exhale une odeur fétide. Je ne pus d'abord me rendre compte de la cause de cette odeur ; mais je remarquai bientôt que l'écume apportée par le vent sur les rives est verte, comme si elle contenait un grand nombre de conferves ; je voulus emporter avec moi un échantillon de cette matière verte, mais un accident me le fit perdre. Quelques parties du lac, vues à une petite distance, semblent revêtir une teinte rougeâtre, ce qui est peut-être dû à la présence de quelques infusoires. Dans beaucoup d'endroits, on s'aperçoit que cette boue est fouillée par une espèce de ver. Quel étonnement ne ressent-on pas à la pensée que des créatures vivantes peuvent exister dans la saumure et se promener au milieu de cristaux de sulfate de soude et de sulfate de chaux ! Et que deviennent ces vers lorsque, pendant le long été de ces régions, la surface se transforme en une couche de sel solide ? Un grand nombre de flamants habitent ce lac et se reproduisent dans les environs. J'ai rencontré ces oiseaux dans toute la Patagonie, dans le Chili septentrional et aux îles Galapagos, partout où se trouvent des lacs d'eau saumâtre. Ici, je les ai vus barboter dans la boue à la recherche de leur nourriture, que composent probablement les vers qui habitent la boue ; ceux-ci, à leur tour, mangent probablement les infusoires ou les conferves. Voilà donc un petit monde isolé, adapté à ces lacs de saumure qui se trouvent à l'intérieur des terres. Un crustacé fort petit (Cancer salinus) habite, dit-on, en nombre infini les salines de Lymington, mais seulement les bassins où, par suite de l'évaporation, le fluide a déjà acquis une consistance considérable — environ un quart de livre de sel par chaque demi-litre d'eau. Oui, sans doute, on peut affirmer que toutes les parties du monde sont habitables ! Lacs d'eau saumàtre, lacs souterrains cachés dans le flanc des montagnes volcaniques, sources minérales d'eau chaude, profondeurs de l'Océan, régions supérieures de l'atmosphère, surface même des neiges perpétuelles, partout on trouve des êtres organisés.
Au nord du rio Negro, entre ce fleuve et le pays habité près de Buenos Ayres, les Espagnols ne possèdent qu'un petit établissement récemment fondé à Bahia Blanca. En droite ligne, il y a près de 500 milles anglais (800 kilomètres) du rio Negro à Buenos Ayres. Les tribus errantes d'Indiens se servant du cheval, qui ont toujours occupé la plus grande partie de ce pays, ayant dernièrement attaqué à chaque instant les estancias isolées, le gouvernement de Buenos Ayres a équipé, il y a quelque temps, pour les exterminer, une armée sous le commandement du général Rosas.
Les troupes étaient alors campées sur les bords du Colorado, fleuve qui coule à environ 80 milles au nord du rio Negro. En quittant Buenos Ayres, le général Rosas s'avança en droite ligne au milieu des plaines non encore explorées ; après en avoir ainsi chassé les Indiens, il laissa derrière lui, à de grands intervalles, de petits détachements avec des chevaux (a posta) pour assurer ses communications avec la capitale. Le Beagle devait faire escale à Bahia Blanca ; je résolus donc de m'y rendre par terre, et, plus tard, je me décidai à me servir des postas pour aller de la même façon jusqu'à Buenos Ayres.
11 août. — J'ai pour compagnons de route M. Harris, un Anglais résidant à Patagones, un guide et cinq Gauchos qui se rendent à l'armée pour affaires. Le Colorado, comme je l'ai déjà dit, est tout au plus à 80 milles de distance ; mais nous voyageons fort lentement et nous sommes près de deux jours et demi en route. Le pays entier ne mérite guère que le nom de désert ; on ne trouve d'eau que dans deux petits puits ; on l'appelle de l'eau douce, mais, même à cette époque de l'année, en pleine saison des pluies, elle est tout à fait saumâtre. Le voyage doit être terrible en été ; il était déjà bien assez pénible quand je l'ai fait en hiver. La vallée du rio Negro, quelque large qu'elle soit, est une simple excavation de la plaine de grès, car, immédiatement au-dessus de la vallée, où se trouve la ville, commence une plaine qui n'est coupée que par quelques dépressions et quelques vallées insignifiantes. Partout le paysage offre le même aspect stérile ; un sol sec, pierreux, supporte à peine quelques touffes d'herbe flétrie et çà et là quelques buissons épineux.
Quelques heures après avoir passé près du premier puits, nous apercevons un arbre fameux que les Indiens révèrent comme l'autel de Walleechu. Cet arbre s'élève sur une hauteur au milieu de la plaine ; aussi le voit-on à une grande distance. Dès que les Indiens l'aperçoivent, ils expriment leur adoration par de grands cris. L'arbre lui-même est peu élevé ; il a de nombreuses branches et est couvert d'épines ; le tronc, juste au-dessus du sol, a un diamètre d'environ 3 pieds. Il est isolé, c'est même le premier arbre que nous ayons vu depuis longtemps. Plus tard, nous en avons rencontré quelques autres de la même espèce ; mais ils sont fort rares. Nous sommes en hiver, l'arbre n'a donc pas de feuilles ; mais, à leur place, pendent des fils innombrables auxquels sont suspendues les offrandes, consistant en cigares, en pain, en viande, en morceaux d'étoffe, etc. Les Indiens pauvres, qui n'ont rien de mieux à offrir, se contentent de tirer un fil de leur poncho et l'attachent à l'arbre. Les plus riches ont l'habitude de verser de l'esprit de grains et du maté dans un certain trou, puis ils se placent sous l'arbre et se mettent à fumer en ayant soin d'envoyer la fumée en l'air, pensant, en ce faisant, procurer la plus douce satisfaction à Walleechu. Pour compléter la scène, tout autour de l'arbre, les ossements blanchis des chevaux sacrifiés en l'honneur du dieu. Tous les Indiens, quels que soient leur âge et leur sexe, font au moins une offrande ; ils sont alors persuadés que leurs chevaux deviendront infatigables et que leur bonheur sera parfait. Le Gaucho qui me racontait tout cela ajoutait que, en temps de paix, il avait souvent assisté à cette scène, et que lui et ses compagnons avaient coutume d'attendre que les Indiens se fussent éloignés pour aller soustraire les offrandes faites à Walleechu.
Les Gauchos pensent que les Indiens regardent l'arbre comme le dieu lui-même, mais il me semble beaucoup plus probable qu'ils ne le regardent que comme l'autel du dieu. Quoi qu'il en soit, la seule raison qui me semble expliquer le choix d'une divinité aussi singulière est que cet arbre sert d'indication à un passage fort dangereux. On aperçoit la sierra de la Ventana à une immense distance. Un Gaucho me raconta que, voyageant un jour avec un Indien à quelques milles au nord du rio Colorado, son compagnon se mit à faire le bruit que font tous ses compatriotes dès qu'ils aperçoivent le fameux arbre ; puis il porta la main à sa tête et indiqua la sierra éloignée. Le Gaucho lui demanda la raison de tous ces gestes et l'Indien lui répondit dans son mauvais espagnol : « Première vue de la sierra. » À environ 2 lieues de ce curieux arbre, nous faisons halte pour la nuit. À cet instant, les Gauchos aperçoivent une malheureuse vache : sauter en selle et commencer la chasse est l'affaire d'un instant ; quelques minutes après, ils la traînent jusqu'à notre campement et la tuent. Nous possédons donc les quatre choses nécessaires à la vie « en el campo » : des pâturages pour les chevaux, de l'eau (en bien petite quantité, il est vrai, et bien boueuse), de la viande et du bois pour faire du feu. Les Gauchos ne se possèdent pas de joie à la vue de tant de luxe, et nous dépeçons bientôt la pauvre vache. C'est la première nuit que je passe en plein air avec ma selle pour oreiller. La vie indépendante du Gaucho offre, sans contredit, un grand charme ; n'est-ce donc rien que de pouvoir arrêter son cheval quand bon vous semble et de dire : « Nous allons passer la nuit ici »? Le silence de mort qui règne sur la plaine, les chiens montant la garde, les Gauchos faisant leurs dispositions pour la nuit autour du feu, tout, dans cette première nuit, a laissé dans mon esprit une impression qui ne s'effacera jamais.
Le pays que nous parcourons le lendemain est de tout point semblable à celui que nous avons traversé la veille. Fort peu d'oiseaux, fort peu d'animaux l'habitent. De temps en temps, on aperçoit un cerf ou un guanaco (Llama sauvage) ; mais l'agouti (Cavia patagonica) est le plus commun de tous les quadrupèdes. Cet animal ressemble à notre lièvre, bien qu'il diffère de ce genre sous beaucoup de rapports essentiels ; il n'a, par exemple, que trois doigts aux pattes de derrière. Il atteint aussi près de deux fois la grosseur du lièvre, car il pèse de 20 à 25 livres. L'agouti est le véritable ami du désert ; il nous arrive à chaque instant de voir deux ou trois de ces animaux sautillant l'un après l'autre à travers ces plaines sauvages. Ils s'étendent au nord jusqu'à la sierra Tapalguen (latitude, 37°30′), point où la plaine devient tout à coup plus humide et plus verte ; la limite méridionale de leur habitat se trouve entre le Port-Desire et le port Saint-Julian, bien que la nature du pays ne change en aucune façon. Il est à remarquer que, bien que l'on ne rencontre plus l'agouti aussi loin au sud que le port Saint-Julian, le capitaine Wood en a vu en cet endroit des quantités considérables pendant son voyage en 1670. Quelle cause a pu modifier dans un pays sauvage, inhabité, aussi rarement visité que l'est celui-là, l'habitat de cet animal ? Il semble aussi, si l'on se base sur le nombre d'agoutis que le capitaine Wood a tués en un seul jour à Port-Desire, que ces animaux y étaient alors beaucoup plus nombreux qu'à présent. Partout où habite la Viscache, cet animal creuse des terriers, et l'agouti s'en sert ; mais aux endroits où, comme à Bahia Blanca, la Viscache ne se trouve pas, l'agouti fouille lui-même. Le même fait se reproduit pour le petit hibou des Pampas (Athene cunicularia), décrit si souvent comme se tenant en sentinelle à l'entrée des terriers ; dans le Banda oriental, en effet, où on ne trouve pas de Viscaches, cet oiseau est obligé de creuser lui-même son trou.
Le lendemain matin, à mesure que nous nous approchons davantage du rio Colorado, nous remarquons un changement dans la nature du pays. Nous atteignons bientôt une plaine qui, par son gazon, par ses fleurs, par le trèfle élevé qui la recouvre, par le nombre des petits hiboux qui l'habitent, ressemble exactement aux Pampas. Nous traversons aussi un marais boueux qui a une étendue considérable ; ce marais se dessèche en été, et on y trouve alors des incrustations nombreuses de différents sels ; d'où vient, sans doute, qu'on l'appelle un salitral. Ce marais était alors recouvert de plantes basses, vigoureuses, qui ressemblent à celles qui croissent sur le bord de la mer. Le Colorado, à l'endroit où nous le traversons, a environ 60 mètres de large ; le plus ordinairement, il doit avoir le double de cette largeur. Ce fleuve a un lit fort tortueux indiqué par des saules et par des champs de roseaux. En ligne directe, nous nous trouvions, m'a-t-on dit, à 9 lieues de l'embouchure du fleuve ; par eau, il y en a 25. Notre passage en canot se trouva retardé par un incident qui ne laissa pas de nous offrir un spectacle assez curieux : d'immenses troupes de juments traversaient le fleuve à la nage, afin de suivre une division de troupes dans l'intérieur. Rien de plus comique que de voir ces centaines, ces milliers de têtes, tournées toutes dans la même direction, les oreilles dressées, les naseaux grand ouverts, soufflant avec force, juste au-dessus de l'eau, et ressemblant à une troupe considérable d'animaux amphibies. Quand les troupes font une expédition, elles se nourrissent exclusivement de viande de jument, ce qui leur donne une grande facilité de mouvements. On peut, en effet, faire traverser des distances considérables aux chevaux sur ces plaines ; on m'a assuré qu'un cheval non chargé peut faire plusieurs jours de suite 100 milles par jour.
Le camp du général Rosas se trouve tout près du fleuve. C'est un carré formé de charrettes, d'artillerie, de huttes de paille, etc. Il n'y a guère que de la cavalerie, et je pense que jamais on n'a rassemblé armée ressemblant plus à une bande de brigands. Presque tous les hommes sont de race mélangée ; presque tous ont dans les veines du sang nègre, indien, espagnol. Je ne sais pourquoi, mais les hommes ayant une telle origine ont rarement bonne mine. Je me présente chez le secrétaire du général pour lui montrer mon passe-port. Il se met immédiatement à m'interroger de la façon la plus hautaine et la plus mystérieuse. J'ai heureusement sur moi une lettre de recommandation que m'a donnée le gouvernement de Buenos Ayres, pour le commandant de Patagones. On porte cette lettre au général Rosas, qui m'envoie un fort gracieux message, et le secrétaire revient me trouver, mais cette fois fort poli et fort gracieux. Nous allons nous établir dans le rancho, ou hutte, d'un vieil Espagnol qui avait suivi Napoléon dans son expédition de Russie.
Nous restons deux jours au Colorado ; je n'ai rien à faire, car tout le pays environnant n'est qu'un marais, lequel, quand les neiges fondent en été (décembre) sur les Cordillères, est inondé par le fleuve. Mon principal amusement consiste à observer les familles indiennes qui viennent acheter différents petits articles dans le rancho qui nous sert d'habitation. On supposait que le général Rosas avait environ six cents alliés indiens. La race est grande et belle ; il me fut cependant facile, plus tard, de reconnaître la même race dans l'habitant de la Terre de Feu ; mais là le froid, le manque d'aliments, l'absence absolue de toute civilisation l'ont rendue hideuse. Quelques auteurs, en indiquant les races primaires de l'espèce humaine, ont séparé ces Indiens en deux classes ; mais c'est certainement là une erreur. On peut réellement dire que quelques jeunes femmes, ou chinas, sont belles. Elles ont les cheveux rudes, mais noirs et brillants, et portent leur chevelure tressée en deux nattes qui leur pendent jusqu'à la ceinture. Elles ont le teint coloré et les yeux fort vifs ; elles ont les jambes, les pieds et les bras petits et de forme élégante ; elles ornent leurs chevilles et quelquefois leur ceinture de larges bracelets de verroteries bleues. Rien de plus intéressant que quelques-uns de ces groupes de famille. Souvent la mère et les deux filles venaient à notre rancho montées sur le même cheval. Elles montent à cheval comme les hommes, mais les genoux beaucoup plus élevés. Cette habitude provient peut-être de ce qu'elles ont l'habitude, en voyage, de monter les chevaux qui portent les bagages. Les femmes doivent charger et décharger les chevaux, dresser les tentes pour la nuit ; en un mot, véritables esclaves, comme les femmes de tous les sauvages, se rendre aussi utiles que possible. Les hommes se battent, chassent, soignent les chevaux et fabriquent les articles de sellerie. Une de leurs principales occupations est de frapper deux pierres l'une contre l'autre jusqu'à ce qu'elles soient arrondies, afin de s'en servir pour fabriquer les bolas. À l'aide de cette arme importante, l'Indien attrape son gibier et même son cheval, qui erre en liberté dans la plaine. Quand il se bat, il essaye d'abord de renverser le cheval de son adversaire avec ses bolas et de le tuer avec son chuzo pendant qu'il est embarrassé dans la selle. Si les bolas n'atteignent que le cou ou le corps d'un animal, elles sont souvent perdues ; or, comme il faut deux jours pour arrondir ces pierres, leur fabrication est une source de travail continuel. Beaucoup d'entre eux, hommes et femmes, se peignent la figure en rouge, mais je n'ai jamais vu ici les bandes horizontales si communes chez les Fuégiens. Leur principal orgueil consiste à ce que tout le harnachement de leurs montures soit en argent. Quand il s'agit d'un cacique, éperons, étriers, bride du cheval, ainsi que le manche du couteau, tout est en argent. Je vis un jour un cacique à cheval ; les rênes étaient en fil d'argent et pas plus grosses qu'une corde à fouet ; voir un cheval fougueux obéir à une chaîne aussi légère n'était pas sans présenter quelque intérêt.
Le général Rosas exprima le désir de me voir, circonstance dont j'eus lieu de me féliciter plus tard. C'est un homme au caractère extraordinaire, qui a la plus profonde influence sur ses compatriotes ; influence qu'il mettra sans doute au service de son pays pour assurer sa prospérité et son bonheur. Il possède, dit-on, 74 lieues carrées de pays et environ trois cent mille têtes de bétail. Il dirige admirablement ses immenses propriétés et il cultive beaucoup plus de blé que tous les autres propriétaires du pays. Les lois qu'il a faites pour ses propres estancias, un corps de troupes de plusieurs centaines d'hommes qu'il a su admirablement discipliner, de façon à résister aux attaques des Indiens, voilà ce qui attira tout d'abord les yeux sur lui et commença sa célébrité. On raconte bien des anecdotes sur la rigidité avec laquelle il faisait exécuter ses lois. Voici une de ces anecdotes : il avait ordonné, sous peine d'être attaché au bloc, que personne ne portât son couteau le dimanche. C'est ce jour-là, en effet, que l'on boit et que l'on joue le plus ; il en résulte des querelles qui dégénèrent en batailles où le couteau vient tout naturellement jouer un rôle et qui se terminent presque toujours par des meurtres. Un dimanche, le gouverneur vint, en grande pompe, lui rendre visite, et le général Rosas, dans son empressement à aller le recevoir, sortit de chez lui son couteau à la ceinture comme à l'ordinaire. Son intendant lui toucha le bras et lui rappela la loi ; se tournant immédiatement vers le gouverneur, le général lui dit qu'il est désolé, mais qu'il lui faut le quitter pour aller se faire attacher au bloc et qu'il n'est plus le maître dans sa propre maison jusqu'à ce qu'on vienne le délivrer. Quelque temps après, on persuada à l'intendant d'aller délivrer son maître ; mais, à peine l'avait-il fait, que le général se tourna vers lui et lui dit : « Vous venez à votre tour d'enfreindre la loi et vous allez prendre ma place. » Des actes comme ceux-là enchantent les Gauchos, qui tous sont extrêmement jaloux de leur égalité et de leur dignité.
Le général Rosas est aussi un parfait cavalier, qualité fort importante dans un pays où une armée a, un jour, choisi son général à la suite du concours suivant : On avait fait entrer dans un corral une troupe de chevaux sauvages, puis on ouvrit une porte dont les montants étaient reliés au sommet par une barre de bois. On convint que quiconque parviendrait, en sautant de la barre, à enfourcher un de ces animaux sauvages au moment où ils s'élançaient hors du corral et parviendrait en outre, sans selle ni bride, à se maintenir sur le dos du cheval et à le ramener à la porte du corral, serait élu général. Un individu réussit et fut élu, et fit sans doute un général bien digne d'une telle armée. Le général Rosas a aussi accompli ce tour de force.
C'est en employant ces moyens, c'est en adoptant le costume et les manières des Gauchos que le général Rosas a acquis une popularité illimitée dans le pays et par suite un pouvoir despotique. Un négociant anglais m'a affirmé qu'un homme arrêté pour en avoir assassiné un autre répondit, quand on l'interrogea sur le mobile de son crime : « Je l'ai tué parce qu'il a parlé insolemment du général Rosas. » Au bout d'une semaine on mit l'assassin en liberté. Je veux croire que cet élargissement a été ordonné par les amis du général et non pas par le général lui-même.
Dans la conversation, le général Rosas est enthousiaste, mais, en même temps, plein de sens et de gravité. Sa gravité est même poussée à l'excès. Un de ses bouffons (il en a deux auprès de sa personne, comme les anciens barons), me raconta à ce sujet l'anecdote suivante : « Un jour je désirais entendre un certain morceau de musique, j'allai donc trouver le général deux ou trois fois pour lui demander de le faire jouer. La première fois, il me répondit : « Laisse-moi tranquille, je suis occupé. » J'allai le trouver une seconde fois et il me dit : « Si tu reviens encore, je te ferai punir. » J'y retournai une troisième fois et il se mit à rire. Je m'élançai hors de sa tente, mais il était trop tard ; il ordonna à deux soldats de me saisir et de m'attacher aux poteaux. Je demandai grâce en invoquant tous les saints du paradis, mais il ne voulut pas me pardonner ; — quand le général rit, il n'épargne personne. » Le pauvre diable faisait encore piteuse mine au souvenir des poteaux. C'est, en effet, un supplice fort douloureux ; on enfonce quatre pieux dans le sol, auxquels on suspend l'homme horizontalement par les poignets, et par les chevilles, et on le laisse là s'étirer pendant quelques heures. On a évidemment emprunté l'idée de ce supplice au mode qu'on emploie pour sécher les peaux. Mon entrevue avec le général se termina sans qu'il ait souri une seule fois, et j'obtins de lui un passe-port et une permission pour me servir des chevaux de poste du gouvernement, ce qu'il me donna de la façon la plus obligeante.
Le lendemain matin, je pars pour Bahia Blanca, que j'atteins en deux jours. Après avoir quitté le camp régulier, nous traversons les toldos des Indiens. Ces huttes, rondes comme des fours, sont recouvertes de peaux ; à l'entrée de chacune d'elles, un chuzo est fixé en terre. Les toldos sont divisés en groupes séparés, appartenant aux tribus des différents caciques ; ces groupes se subdivisent à leur tour en groupes plus petits, selon le degré de parenté des possesseurs. Pendant plusieurs milles nous suivons la vallée du Colorado. Les plaines d'alluvion paraissent très-fertiles de ce côté du fleuve et me semblent admirablement adaptées à la culture des céréales. Nous tournons bientôt le dos au fleuve pour nous diriger vers le nord, et nous entrons dans un pays qui diffère quelque peu de celui que nous avons traversé pour atteindre le Colorado. Le sol est toujours sec et stérile, mais il supporte des plantes de plusieurs espèces ; l'herbe, bien que toujours brune et fanée, est plus abondante et les buissons épineux plus espacés. Ces derniers disparaissent bientôt entièrement et rien ne vient plus alors rompre la monotonie de la plaine. Ce changement de végétation marque le commencement du grand dépôt argilo-calcaire qui forme la vaste étendue des Pampas et recouvre les rochers granitiques du Banda oriental. Depuis le détroit de Magellan jusqu'au Colorado, sur un parcours d'environ 800 milles (1290 kilomètres), la surface du pays est partout recouverte d'un lit de galets, presque tous en porphyre, qui proviennent probablement des rochers des Cordillères. Au nord du Colorado, ce lit de galets s'amincit, ils deviennent de plus en plus petits et la végétation caractéristique de la Patagonie disparaît.
Après avoir parcouru 25 milles environ, nous atteignons une large ceinture de dunes de sable qui s'étend, à l'est et à l'ouest, aussi loin que peut porter la vue. Ces monticules de sable reposant sur de l'argile, de petits étangs peuvent se former et fournissent ainsi des réservoirs d'eau douce fort précieuse dans ce pays si sec et si aride. On ne songe pas assez aux immenses avantages qui résultent des dépressions et des élévations du sol. D'insignifiantes inégalités à la surface de la plaine déterminent la formation des deux misérables sources que l'on rencontre dans le long parcours du rio Negro au Colorado ; sans ces inégalités, on ne trouverait pas une seule goutte d'eau. Cette ceinture de dunes de sable a environ 8 milles de largeur ; à quelque ancienne période, cette ceinture formait probablement la limite du grand estuaire où coule aujourd'hui le Colorado. Dans cette région, où l'on trouve à chaque instant les preuves absolues du récent soulèvement des terres, on ne peut négliger ces observations, bien qu'elles ne concernent que la géographie physique du pays. Après avoir traversé cet espace sablonneux, nous arrivons dans la soirée à une des stations ou poste, et, comme les chevaux sont au loin dans les pâturages, nous nous décidons à passer la nuit dans cette maison.
Cette maison est située à la base d'un plateau ayant de 100 à 200 pieds de haut — accident de terrain fort remarquable dans ce pays. Ce poste était commandé par un lieutenant nègre, né en Afrique. Je dois dire à son honneur que je n'ai pas rencontré, entre le Colorado et Buenos Ayres, rancho mieux tenu que le sien. Il avait une petite chambre pour les étrangers et un petit corral pour les chevaux, le tout construit en pieux et en roseaux. Il avait aussi creusé un fossé autour de sa maison comme défense en cas d'attaque. Ce fossé aurait d'ailleurs constitué une pauvre défense, si les Indiens s'étaient approchés ; mais la principale force du lieutenant semblait reposer dans sa détermination bien arrêtée de vendre chèrement sa vie. Quelque temps auparavant, une bande d'Indiens avait passé par là pendant la nuit ; s'ils avaient soupçonné l'existence du poste, notre ami le nègre et ses quatre soldats auraient été certainement massacrés. Je n'ai jamais rencontré nulle part homme plus poli et plus obligeant que ce nègre ; j'étais donc d'autant plus peiné de voir qu'il ne voulût pas s'asseoir à table avec nous.
Le lendemain matin, on envoie chercher les chevaux de fort bonne heure et nous partons au galop. Nous passons la Cabeza del Buey, vieux nom donné à l'extrémité d'un grand marais qui s'étend jusqu'à Bahia Blanca. Nous changeons de chevaux et traversons, pendant plusieurs lieues, des marécages et des marais salins. Nous changeons de chevaux pour la dernière fois et nous reprenons notre course au travers de la boue. Mon cheval s'abat, et je plonge dans la boue noire et liquide, accident fort désagréable quand on n'a pas d'habits de rechange. À quelques milles du fort, nous rencontrons un homme qui nous dit qu'on vient de tirer un coup de canon, signal que les Indiens sont dans le voisinage. Nous quittons donc immédiatement la route et suivons les bords d'un marais, prêts à y entrer si nous voyons apparaître les sauvages ; c'est là, en effet, le meilleur moyen pour échapper à leur poursuite. Nous sommes heureux d'arriver dans l'enceinte des murs de la ville ; on nous dit alors que c'était une fausse alerte : des Indiens s'étaient, en effet, présentés, mais c'étaient des alliés qui désiraient aller rejoindre le général Rosas.
Bahia Blanca mérite à peine le nom de village. Un fossé profond et un mur fortifié entourent quelques maisons et les casernes des troupes. Cet établissement est tout récent (1828), et, depuis qu'il existe, la guerre a toujours régné dans les environs. Le gouvernement de Buenos Ayres a injustement occupé ces terrains par la force, au lieu de suivre le sage exemple des vice-rois espagnols, qui avaient acheté aux Indiens les terres environnant l'établissement plus ancien du rio Negro. De là la nécessité absolue des fortifications ; de là aussi le petit nombre de maisons et la petite étendue des terres cultivées en dehors des murs ; les bestiaux mêmes ne sont pas à l'abri des attaques des Indiens au delà des limites de la plaine dans laquelle se trouve la forteresse.
La partie du port où le Beagle devait jeter l'ancre se trouvant à 25 milles de distance, j'obtiens du commandant de la place un guide et des chevaux pour aller voir s'il est arrivé. Quittant la plaine de gazon vert qui s'étend sur les bords d'un petit ruisseau, nous entrons bientôt dans une vaste plaine, où nous ne trouvons plus que sables, marais salins ou boue. Quelques buissons rabougris poussent çà et là ; en d'autres endroits, le sol est couvert de ces plantes vigoureuses qui n'atteignent tout leur développement que là où le sel abonde. Quelque aride que soit le pays, nous voyons quantité d'autruches, de cerfs, d'agoutis et de tatous. Mon guide me raconte que, deux mois auparavant, il avait été sur le point d'être tué. Il chassait avec deux autres personnes à peu de distance de l'endroit où nous nous trouvons, quand tout à coup ils se trouvèrent en face d'une troupe d'Indiens qui se mirent à leur poursuite et qui atteignirent bientôt ses deux compagnons et les tuèrent. Les bolas des Indiens vinrent aussi entourer les jambes de son cheval, mais il sauta immédiatement à terre et, à l'aide de son couteau, parvint à couper les courroies qui le tenaient enchaîné ; tout en le faisant, il était obligé de tourner autour de sa monture pour éviter les chuzos des Indiens, et malgré toute son agilité, il reçut deux graves blessures. Enfin il parvint à sauter en selle et à éviter, à force d'énergie, les longues lances des sauvages, qui le suivaient de près, et qui ne cessèrent la poursuite que quand il fut arrivé en vue du fort. Depuis ce jour, le commandant défendit à qui que ce soit de sortir de la ville. Je ne savais pas tout cela quand je me mis en route, et ce ne fut pas, je l'avoue, sans une certaine inquiétude que je vis mon guide observer avec la plus profonde attention un cerf qui, à l'autre bout de la plaine, paraissait avoir été effrayé par quelqu'un.
Le Beagle n'était pas arrivé ; nous nous mîmes donc en route pour revenir ; mais nos chevaux étaient fatigués, et nous fûmes obligés de bivouaquer sur la plaine. Le matin, nous avions tué un tatou ; bien que ce soit un mets excellent quand on le fait rôtir dans sa carapace, cela ne constitue pas deux repas substantiels, déjeuner et dîner, pour deux hommes affamés. À l'endroit où nous avions dû nous arrêter pour y passer la nuit, le sol était recouvert d'une couche de sulfate de soude ; il n'y avait donc pas d'eau. Cependant un grand nombre de petits rongeurs parvenaient à y trouver leur subsistance, et j'entendis, pendant la moitié de la nuit, le tucutuco faire son appel habituel juste au-dessous de ma tête. Nous avions de fort mauvais chevaux ; ils étaient si épuisés le lendemain de n'avoir rien eu à boire, que nous fûmes obligés de mettre pied à terre et de continuer la route à pied. Vers midi, nos chiens tuèrent un chevreau, que nous fîmes rôtir. Je mangeai un peu, mais je ressentis de suite une soif intolérable. Je souffrais d'autant plus que, grâce à des pluies récentes, nous rencontrions à chaque instant de petites flaques d'eau parfaitement limpide, mais dont il était impossible de boire une seule goutte. Depuis vingt heures à peine j'étais privé d'eau, et je n'avais été exposé que fort peu de temps au soleil ; j'éprouvais cependant une grande faiblesse. Comment peut-on survivre deux ou trois jours dans les mêmes circonstances ? C'est ce que je ne peux m'imaginer. Toutefois je dois avouer que mon guide ne souffrait pas du tout et semblait fort étonné qu'un jour de privation produisît un tel effet sur moi.
J'ai plusieurs fois déjà fait allusion aux incrustations de sel qui se trouvent à la surface du sol. Ce phénomène, tout différent de celui des salines, est fort extraordinaire. On trouve ces incrustations dans bien des parties de l'Amérique du Sud, partout où le climat est modérément sec ; mais je n'en ai jamais vu autant que dans les environs de Bahia Blanca. Ici, ainsi que dans d'autres parties de la Patagonie, le sel consiste principalement en un mélange de sulfate de soude avec un peu de sel commun. Aussi longtemps que le sol de ces salitrales (comme les Espagnols les appellent improprement, car ils ont pris cette substance pour du salpêtre) reste suffisamment humide, on ne voit rien qu'une plaine dont le sol est noir et boueux ; ça et là quelques touffes de plantes vigoureuses. Si on revient dans une de ces plaines après quelques jours de chaleur, on est tout surpris de la trouver toute blanche, comme s'il était tombé de la neige, que le vent aurait accumulée par places en petits tas. Ce dernier effet provient de ce que, pendant la lente évaporation, les sels remontent le long des touffes d'herbe morte, des morceaux de bois et des mottes de terre, au lieu de cristalliser au fond des flaques d'eau. Les salitrales se trouvent sur les plaines, élevées de quelques pieds seulement au-dessus du niveau de la mer, ou sur les terres d'alluvions qui bordent les fleuves. M. Parchappe a trouvé que les incrustations salines dans les plaines, situées à une distance de quelques milles de la mer, consistent principalement en sulfate de soude ne contenant que 7 pour 100 de sel commun ; tandis que plus près de la côte le sel commun entre dans la proportion de 37 pour 100. Cette circonstance porterait à croire que le sulfate de soude est engendré dans le sol par le muriate laissé à la surface pendant le lent et récent soulèvement de ce pays sec ; quoi qu'il en soit, ce phénomène mérite d'appeler l'attention des naturalistes. Les plantes vigoureuses qui se plaisent dans le sel et qui, on le sait, contiennent beaucoup de soude, ont-elles le pouvoir de décomposer le muriate ? La boue noire, fétide, abondant en matières organiques, cède-t-elle le soufre et enfin l'acide sulfurique dont elle est saturée ?
Deux jours après, je me rends de nouveau au port. Nous approchions de notre destination, quand mon compagnon, le même homme qui m'avait déjà guidé, aperçut au loin trois personnes chassant à cheval. Il mit aussitôt pied à terre, les examina avec soin et me dit : « Ils ne montent pas à cheval comme des chrétiens, et d'ailleurs personne ne peut quitter le fort. » Les trois chasseurs se réunirent et mirent aussi pied à terre. Enfin l'un d'eux remonta à cheval, se dirigea vers le sommet de la colline et disparut. Mon compagnon me dit : « Il nous faut actuellement remonter à cheval ; chargez votre pistolet ; » et il examina son sabre. « Sont-ce des Indiens ? lui demandai-je. — Quien sabe ? (Qui sait ?) D'ailleurs, s'ils ne sont que trois, cela importe peu. » Je pensai alors que l'homme qui avait disparu derrière la colline était allé chercher le reste de la tribu. Je communiquai cette pensée à mon guide, mais il me répondait toujours par son éternel : Quien sabe ? Ses regards ne quittaient pas un instant la ligne de l'horizon, qu'il scrutait avec soin. Son imperturbable sang-froid finit par me sembler une véritable plaisanterie, et je lui demandai pourquoi nous ne retournions pas au fort. Sa réponse m'inquiéta un peu : « Nous retournons, dit-il, mais de façon à passer auprès d'un marais ; nous y lancerons nos chevaux au galop, et ils nous porteront tant qu'ils pourront ; puis nous nous fierons à nos jambes ; de cette manière, il n'y a pas de danger. » J'avoue que, ne me sentant pas bien convaincu, je le pressai de marcher plus vite. « Non, me répondit-il, non pas, tant qu'ils n'accéléreront pas leur allure. » Nous nous mettions à galoper dès qu'une petite inégalité de terrain nous dérobait à la vue des étrangers ; mais, quand nous étions en vue, nous allions au pas. Nous atteignîmes enfin une vallée et, tournant à gauche, nous gagnâmes rapidement au galop le pied d'une colline ; il me donna alors son cheval à tenir, fit coucher les chiens et s'avança en rampant sur les mains et les genoux, pour reconnaître le prétendu ennemi. Il resta quelque temps dans cette position, et enfin, éclatant de rire, il s'écria : Mugeres ! (Des femmes !) Il venait de reconnaître la femme et la belle-sœur du fils du major, qui cherchaient des œufs d'autruche. J'ai décrit la conduite de cet homme parce que tous ses actes étaient dictés par la conviction que nous nous trouvions en face d'Indiens. Aussitôt, cependant, qu'il eut découvert son absurde méprise, il me donna cent bonnes raisons pour me prouver que ce ne pouvaient pas être des Indiens ; raisons qu'un instant auparavant il avait absolument oubliées. Nous nous dirigeâmes alors paisiblement vers Punta Alta, pointe peu élevée d'où nous pouvions cependant découvrir presque tout l'immense port de Bahia Blanca.
L'eau est coupée par de nombreuses digues de boue, que les habitants appellent cangrejales, à cause de la quantité considérable de petits crabes qui les habitent. Cette boue est si molle, qu'il est impossible de marcher dessus et même d'y faire quelques pas. La plupart de ces digues sont couvertes de joncs fort longs, dont le sommet seul est visible à la marée haute. Un jour que nous étions en bateau, nous nous perdîmes si bien au milieu de cette boue, que nous eûmes la plus grande difficulté à en sortir. Nous ne pouvions rien voir que la surface plane de la boue ; la journée n'était pas très-claire, et il avait une forte réfraction, ou, pour employer l'expression des matelots, « les choses se miraient en l'air. » Le seul objet qui ne fût pas de niveau était l'horizon ; les joncs nous faisaient l'effet de buissons suspendus dans l'air ; l'eau nous semblait être de la boue et la boue de l'eau.
Nous passâmes la nuit à Punta Alta, et je me mis à la recherche d'ossements fossiles ; ce point est, en effet, une véritable catacombe de monstres appartenant à des races éteintes. La soirée était parfaitement calme et claire ; le paysage devenait intéressant à force d'être monotone : rien que des digues de boue et des goélands, des collines de sable et des vautours. Le lendemain, en nous en allant, nous vîmes les traces toutes fraîches d'un puma, mais sans pouvoir découvrir l'animal. Nous vîmes aussi un couple de zorillos ou mouffettes, animaux odieux qui sont assez communs. Le zorillo ressemble assez au putois, mais il est un peu plus grand et beaucoup plus gros en proportion. Ayant conscience de son pouvoir, il ne craint ni homme ni chien, et erre en plein jour dans la plaine. Si on pousse un chien à l'attaquer, son élan s'arrête immédiatement, pris qu'il est de nausées dès que le zorillo laisse tomber quelques gouttes de son huile fétide. Quelle que soit la chose que cette huile ait touchée, on ne peut plus s'en servir. Azara dit qu'on peut en percevoir l'odeur à une lieue de distance ; plus d'une fois, quand nous sommes entrés dans le port de Montevideo et que le vent soufflait de la côte, nous avons senti cette odeur à bord du Beagle. Il est certain que tous les animaux s'empressent de s'éloigner pour laisser passer le zorillo.
· Le corral est un enclos fait au moyen de fortes pièces de bois enfoncées en terre et reliées les unes aux autres. Chaque estancia ou ferme a son corral.
· · Nom que l'on donne toujours aux huttes indiennes.
· · Report of the Agricult. chem. Assoc., dans Agricult. Gazette, 1845. p. 93.
· · Linnæan Transactions, vol. XI, p. 205. Il y a une remarquable analogie entre les lacs de la Patagonie et ceux de la Sibérie. La Sibérie, comme la Patagonie, semble avoir été récemment soulevée au-dessus des eaux de la mer. Dans les deux pays, des lacs salés occupent de petites dépressions dans les plaines ; dans les deux pays, la boue qui se trouve sur les bords de ces lacs est noire et fétide ; dans les deux pays, on trouve, au-dessous de la croûte de sel commun, du sulfate de soude ou de magnésie imparfaitement cristallisé ; dans les deux pays, enfin, le sable boueux est plein de cristaux de gypse. Des petits crustacés habitent les lacs salés de la Sibérie, et les flamants fréquentent aussi leurs bords (Edinburgh New Philosophical Journ., janvier 1830). Comme ces circonstances, apparemment si insignifiantes, se répètent sur deux continents si éloignés l'un de l'autre, on peut affirmer que ce sont les résultats nécessaires de causes communes. Voir Pallas, Voyages, 1793 à 1794, p. 129-134.
· · Je saisis cette occasion pour exprimer toute ma reconnaissance de l'obligeance avec laquelle le gouvernement de Buenos Ayres mit à ma disposition, en ma qualité de naturaliste attaché au Beagle, des passe-ports pour toutes les parties du pays.
· · Les événements ont cruellement démenti cette prophétie. 1845.
· Voyage dans l'Amérique méridionale, par M. A. d'Orbigny, part. hist., vol. I, p. 664.
[page] [86 CHAPITRE V]
CHAPITRE V
Bahia Blanca. — Géologie. — Nombreux quadrupèdes gigantesques éteints. — Extinction récente. — Longévité des espèces. — Les grands animaux n'ont pas besoin d'une végétation considérable. — Afrique méridionale. — Fossiles de la Sibérie. — Deux espèces d'autruches. — Habitudes du casara. — Tatous. — Serpent venimeux, crapaud, lézard. — Hivernage des animaux. — Habitudes de la Virgularia patagonica. — Guerres indiennes et massacres. — Pointe de flèche antique.
Bahia Blanca.
Le Beagle arrive le 24 août à Bahia Blanca et met à la voile pour la Plata, après une semaine de séjour. Le capitaine Fitz-Roy consent à me laisser en arrière pour me permettre de gagner Buenos Ayres par la voie de terre. Je vais résumer quelques observations faites dans cette région, et pendant cette visite, et pendant une visite antérieure, alors que le Beagle relevait la position du port.
La plaine, à la distance de quelques milles de la côte, appartient à la grande formation des Pampas ; elle est composée en partie d'argile rougeâtre et en partie de rocs marneux très-calcaires. Plus près de la côte, se trouvent quelques plaines formées par les débris de la plaine supérieure et de la boue, des galets et du sable rejetés par la mer pendant le lent soulèvement de la terre, soulèvement dont nous trouvons la preuve dans des couches de coquillages récents et dans les cailloux roulés de pierre ponce répandus sur tout le pays.
À Punta Alta, on trouve une section de l'une de ces petites plaines récemment formées, fort intéressante par le nombre et le caractère extraordinaire des restes d'animaux terrestres gigantesques qui y sont enfouis. Ces restes ont été longuement décrits par le professeur Owen dans la Zoologie du voyage du Beagle, et sont déposés au musée du Collège des médecins. Je me contenterai donc de donner ici un bref aperçu de leur nature :
1o Parties de trois têtes et d'autres ossements du Mégathérium ; le nom de cet animal suffit pour indiquer leurs immenses dimensions ; 2o le Mégalonyx, immense animal appartenant à la même famille ; 3o le Scélidothérium, animal appartenant aussi à la même famille, dont je trouvai un squelette presque complet. Cet animal doit avoir été aussi grand que le rhinocéros ; la structure de sa tête le rapproche, selon M. Owen, du fourmilier du Cap ; mais, sous d'autres rapports, il se rapproche du Tatou ; 4o le Mylodon Darwinii, genre très-proche du Scélidothérium, mais de taille un peu inférieure ; 5o un autre édenté gigantesque ; 6o un grand animal portant une carapace osseuse à compartiments, ressemblant beaucoup à celle du Tatou ; 7o une espèce éteinte de cheval, dont j'aurai à reparler par la suite ; 8o la dent d'un pachyderme, probablement un Macrauchenia, immense animal ayant un long cou, comme le chameau, et dont j'aurai aussi à reparler ; 9o enfin le Toxodon, un des animaux les plus étranges peut-être qu'on ait jamais découverts. Par sa taille, cet animal ressemblait à l'éléphant ou au mégathérium ; mais la structure de ses dents, ainsi que l'affirme M. Owen, prouve incontestablement qu'il était allié de fort près aux rongeurs, ordre qui comprend aujourd'hui les plus petits quadrupèdes ; par bien des points, il se rapproche aussi des pachydermes ; enfin, à en juger par la position de ses yeux, de ses oreilles et de ses narines, il avait probablement des habitudes aquatiques, comme le Dugong et le Lamantin, dont il se rapproche aussi. Combien il est étonnant de trouver ces différents ordres, aujourd'hui si bien séparés, confondus dans les différentes parties de l'organisation du Toxodon !
Je trouvai les restes de ces neuf grands quadrupèdes, ainsi que beaucoup d'ossements détachés, enfouis sur la côte dans un espace d'environ 200 mètres carrés. Il est fort remarquable que tant d'espèces différentes se soient trouvées réunies ; cela constitue tout au moins une preuve de la multiplicité des espèces des anciens habitants du pays. À 30 milles environ de Punta Alla, j'ai trouvé, dans une falaise de terre rouge, plusieurs fragments d'ossements, dont beaucoup avaient également des dimensions considérables. Parmi eux, je remarquai les dents d'un rongeur, ressemblant beaucoup, et par la grandeur et par la conformation, à celles du Capybara, dont j'ai décrit les habitudes ; elles provenaient donc probablement d'un animal aquatique. Je trouvai aussi, au même endroit, une partie de la tête d'un Cténomys, espèce différente du Tucutuco, mais avec une grande ressemblance générale. La terre rouge dans laquelle étaient enfouis ces restes fossiles contient, comme celle des Pampas, selon le professeur Ehrenberg, huit infusoires d'eau douce et un infusoire d'eau salée ; il est donc probable que c'est là un dépôt formé dans un estuaire.
Les restes fossiles de Punta Alta se trouvaient enfouis dans du gravier stratifié et de la boue rougeâtre ressemblant exactement aux dépôts que la mer pourrait former actuellement sur une côte peu profonde. Auprès de ces fossiles j'ai retrouvé vingt-trois espèces de coquillages, dont treize récents et quatre autres très-proches voisins des formes récentes ; il est assez difficile de dire si les autres appartiennent à des espèces éteintes ou simplement inconnues, car on a fait peu de collections de coquillages dans ces parages. Mais, comme les espèces récentes se trouvent enfouies en nombre à peu près proportionnel à celles qui vivent aujourd'hui dans la baie, on ne peut guère douter, je crois, que ce dépôt n'appartienne à une période tertiaire fort récente. Les ossements du Scélidothérium, y compris même la rotule du genou, étaient enfouis dans leurs positions relatives ; la carapace osseuse du grand animal ressemblant au Tatou était dans un état parfait de conservation, ainsi que les os de l'une de ses jambes ; nous pouvons donc affirmer, sans craindre de nous tromper, que ces restes étaient récents et encore unis par leurs ligaments quand ils ont été déposés dans le gravier avec les coquillages. Ces faits nous fournissent la preuve que les quadrupèdes gigantesques ci-dessus énumérés, plus différents de ceux de l'époque actuelle que ne le sont les plus anciens quadrupèdes tertiaires de l'Europe, existaient à une époque où la mer contenait la plupart de ses habitants actuels. Nous trouvons là aussi une confirmation de la loi remarquable sur laquelle M. Lyell a insisté si souvent, c'est-à-dire que « la longévité des espèces de mammifères est en somme inférieure à celle des espèces de mollusques. »
La grandeur des ossements des animaux mégathéroïdes, y compris le Mégathérium, le Mégalonyx, le Scélidothérium et le Mylodon, est réellement extraordinaire. Comment vivaient ces animaux ? Quelles étaient leurs habitudes ? Véritables problèmes pour les naturalistes jusqu'à ce que le professeur Owen les eût dernièrement résolus avec une grande ingéniosité. Les dents indiquent par leur simple conformation que ces animaux mégathéroïdes se nourrissaient de végétaux et mangeaient probablement les feuilles et les petites branches des arbres. Leur masse colossale, leurs grilles si longues et si fortement recourbées semblent leur rendre la locomotion terrestre si difficile que quelques naturalistes éminents ont été jusqu'à penser que, comme les Paresseux, groupe dont ils se rapprochent beaucoup, ils atteignaient les feuilles en grimpant aux arbres. N'était-il pas plus que hardi, plus que déraisonnable même de penser que des arbres, quelque antédiluviens qu'ils fussent, avaient des branches assez fortes pour porter des animaux aussi gros que des éléphants ? Le professeur Owen soutient, ce qui est bien plus probable, qu'au lieu de grimper sur les arbres, ces animaux attiraient les branches à eux et déracinaient les arbrisseaux pour se nourrir de leurs feuilles. Si l'on se place à ce point de vue, il devient évident que la largeur et le poids colossal du train d'arrière de ces animaux, qu'on peut à peine s'imaginer si on ne les a pas vus, leur rendaient un grand service au lieu de les gêner ; leur lourdeur, en un mot, disparaît. Leur grande queue et leurs immenses talons une fois fixés fermement sur le sol comme une sorte de trépied, ils pouvaient exercer librement toute la force de leurs formidables bras et de leurs griffes puissantes. Il aurait fallu qu'il fût bien solide, l'arbre qui aurait résisté à une semblable pression ! En outre, le Mylodon possédait une longue langue comme celle de la girafe, ce qui lui permettait, ainsi que son long cou, d'atteindre le feuillage le plus élevé. Je puis faire remarquer en passant qu'en Abyssinie l'éléphant, selon Bruce, entame profondément avec ses défenses le tronc de l'arbre dont il ne peut atteindre les branches, jusqu'à ce qu'il l'ait suffisamment affaibli pour le faire tomber en le brisant.
Les couches qui contiennent les ossements fossiles dont je viens de parler, se trouvent à 15 ou 20 pieds seulement au-dessus du niveau des plus hautes eaux. Le soulèvement des terres (à moins qu'il n'y ait eu depuis une période d'affaissement que rien ne nous indique) a donc été fort minime depuis l'époque où ces grands quadrupèdes erraient dans les plaines environnantes, et l'aspect général du pays devait être à peu près le même qu'aujourd'hui. On se demandera naturellement quel était le caractère de la végétation à cette époque ; ce pays était-il alors aussi misérablement stérile qu'il l'est à présent ? J'étais d'abord disposé à croire que la végétation ancienne ressemblait probablement à celle d'aujourd'hui, à cause des nombreux coquillages enfouis avec les ossements et qui sont analogues à ceux qui habitent actuellement la baie ; mais c'eût été là une conclusion un peu aventurée, car quelques-uns de ces mêmes coquillages habitent les côtes si fertiles du Brésil ; d'ailleurs, le caractère des habitants de la mer ne permet pas ordinairement de juger quel peut être le caractère de ceux de la terre. Néanmoins les considérations suivantes me portent à penser que le simple fait de l'existence, dans les plaines de Bahia Blanca, de nombreux quadrupèdes gigantesques ne constitue pas la preuve d'une végétation abondante à une période éloignée de nous ; je suis même tout disposé à croire que le pays stérile, un peu plus au sud, près du rio Negro, avec ses arbres épineux dispersés çà et là, serait capable de nourrir beaucoup de grands quadrupèdes.
Les grands animaux ont besoin d'une abondante végétation : c'est là une phrase toute faite qui a passé d'un ouvrage à l'autre. Or je n'hésite pas à déclarer que c'est une donnée absolument fausse qui a contribué à égarer le raisonnement des géologues sur quelques points de grand intérêt relatifs à l'histoire antique du monde. On a, sans doute, puisé ce préjugé dans l'Inde et dans les îles indiennes, où les troupes d'éléphants, les nobles forêts, les jungles impénétrables vont toujours de compagnie. Si, au contraire, nous ouvrons une relation de voyage, quelle qu'elle soit, à travers les parties méridionales de l'Afrique, nous y verrons presque à chaque page des allusions au caractère aride du pays et au nombre des grands animaux qui l'habitent. Les nombreuses vues que l'on a rapportées de l'intérieur nous enseignent la même chose. Pendant une relâche du Beagle à Cape-Town, j'ai pu faire une excursion de plusieurs jours dans l'intérieur, excursion suffisante tout au moins pour me permettre de bien comprendre les descriptions que j'avais lues.
Le docteur Andrew Smith, qui, à la tête de son aventureuse expédition, est parvenu à traverser le tropique du Capricorne, m'apprend que, si l'on considère comme un tout la partie méridionale de l'Afrique, on ne peut douter que ce ne soit un pays stérile. Il y a de belles forêts sur les côtes du Sud et sur celles du Sud-Est ; mais, à ces exceptions près, on voyage souvent des journées entières à travers de larges plaines, où la végétation est fort rare et fort pauvre. Il est très-difficile de se faire une idée exacte des différents degrés de fertilité comparée ; mais je ne crois pas m'éloigner de la vérité en disant que la quantité de végétation existant à un moment donné dans la Grande-Bretagne est peut-être dix fois supérieure à celle qui existe sur une superficie égale de l'intérieur de l'Afrique méridionale. Le fait que des chariots attelés de bœufs peuvent parcourir ce pays dans toutes les directions, sauf près de la côte, et qu'à peine a-t-on besoin de s'arrêter, de temps en temps, une petite demi-heure pour leur ouvrir un passage à travers les buissons, donne une excellente idée de la pauvreté de la végétation. Si, d'autre part, nous examinons les animaux qui habitent ces grandes plaines, nous en arrivons bien vite à la conclusion que leur nombre est extraordinaire et que tous arrivent à des grosseurs fabuleuses. Il nous faudrait, en effet, énumérer l'Éléphant ; trois espèces de Rhinocéros, cinq selon le docteur Smith ; l'Hippopotame ; la Girafe ; le Bos cafer, qui est aussi gros que les plus gros taureaux ; l'Élan, à peine inférieur en grosseur ; deux espèces de Zèbres ; le Quaccha ; deux espèces de Gnous, et plusieurs espèces d'Antilopes qui atteignent un développement plus considérable que ces derniers animaux. On pourrait supposer que, bien que les espèces soient nombreuses, les individus qui les représentent n'existent qu'en fort petit nombre. Or, grâce à l'obligeance du docteur Smith, je puis prouver qu'il n'en est rien. Il m'apprend que, sous le 24° degré de latitude, il a vu, en un jour de marche, avec son chariot attelé de bœufs et sans s'éloigner beaucoup ni à droite ni à gauche, entre cent et cent cinquante rhinocéros appartenant à trois espèces ; qu'il a vu le même jour plusieurs troupeaux de girafes comprenant près d'une centaine d'individus, et que, bien qu'il n'ait pas aperçu d'éléphants, ils habitent ce district. À la distance d'environ une heure de marche de son bivouac de la nuit précédente, ses hommes avaient tué huit hippopotames dans le même endroit et en avaient vu beaucoup d'autres. Dans cette même rivière il y avait aussi de nombreux crocodiles. Bien entendu, cette réunion de tant de gros animaux dans un même endroit est un fait exceptionnel ; mais cela prouve, tout au moins, qu'ils doivent exister en grand nombre. Le docteur Smith ajoute que le pays traversé ce jour-là « était assez pauvre en herbages, qu'il y avait quelques buissons ayant environ 4 pieds de hauteur et fort peu d'arbres, tout au plus quelques mimosas. » Les chariots purent avancer presque en ligne droite.
Outre ces grands animaux, quiconque connaît un peu l'histoire naturelle du cap de Bonne-Espérance sait que l'on rencontre à chaque instant des troupeaux d'antilopes si nombreux qu'on ne peut les comparer qu'aux bandes d'oiseaux migrateurs. Le nombre des lions, des panthères, des hyènes et des oiseaux de proie indique suffisamment quelle doit être l'abondance des petits quadrupèdes ; un soir, le docteur Smith a compté jusqu'à sept lions qui rôdaient autour de son bivouac, et, comme me l'a fait remarquer ce savant naturaliste, il doit se faire tous les jours un terrible carnage dans l'Afrique méridionale. J'avoue que je me demande, sans pouvoir trouver de solution au problème, comment un si grand nombre d'animaux peuvent trouver à se nourrir dans un pays qui produit si peu d'aliments. Sans doute, les grands quadrupèdes parcourent chaque jour des distances énormes pour chercher leurs aliments et se nourrissent principalement de plantes peu élevées qui, sous un petit volume, contiennent beaucoup de principes nutritifs. Le docteur Smith m'apprend aussi que la végétation est fort rapide et que, dès qu'un endroit se trouve dépouillé, il se couvre immédiatement de plantes nouvelles. Mais on ne peut douter non plus que nous ne nous soyons fait des idées fort exagérées sur la quantité d'aliments nécessaire à la nourriture de ces grands quadrupèdes ; on aurait dû se rappeler que le chameau, animal fort gros aussi, a toujours été considéré comme l'emblème du désert.
Cette opinion que la végétation doit nécessairement être fort abondante là où existent les grands quadrupèdes est d'autant plus remarquable, que la réciproque est fort loin de la vérité. M. Burchell m'a dit que rien ne l'avait plus frappé, en arrivant au Brésil, que le contraste entre la splendeur de la végétation dans l'Amérique du Sud et sa pauvreté dans l'Afrique méridionale, outre l'absence de grands quadrupèdes. Il suggère, dans ses Voyages, une comparaison qui offrirait un grand intérêt, si l'on avait les données nécessaires pour la faire : celle des poids respectifs d'un nombre égal des plus grands quadrupèdes herbivores de chaque continent. Si nous prenons, d'un côté, l'éléphant, l'hippopotame, la girafe, le Bos cafer, l'élan, certainement trois, et probablement cinq espèces de rhinocéros, et du côté de l'Amérique deux espèces de tapirs, le guanaco, trois espèces de cerfs, la vigogne, le pécari, le capybara (après quoi nous devons choisir un des singes, pour compléter le nombre de dix gros animaux), puis que nous placions ces deux groupes l'un auprès de l'autre, il est difficile de concevoir grosseurs plus disproportionnées. Après avoir attentivement considéré les faits ci-dessus énoncés, nous sommes forcés de conclure, en dépit de tout ce qui peut paraître une probabilité antérieure, qu'il n'existe pour les mammifères aucun rapport immédiat entre la grosseur des espèces et la quantité de la végétation dans les pays qu'ils habitent.
Il n'y a certainement aucune partie du globe qui puisse se comparer à l'Afrique méridionale sous le rapport du nombre des grands quadrupèdes ; cependant, d'après toutes les relations de voyages, il est impossible de nier que cette région soit presque un désert. En Europe, il nous faut remonter jusqu'à l'époque tertiaire pour trouver, chez les mammifères, un état de choses qui ressemble en quoi que ce soit à ce qui existe actuellement au cap de Bonne-Espérance. Nous sommes portés à penser que les grands animaux abondaient pendant ces époques tertiaires, parce que nous trouvons les débris de bien des siècles peut-être accumulés en certains endroits, mais je ne crois pas qu'il y ait eu alors plus de grands quadrupèdes qu'il n'y en a à présent dans l'Afrique méridionale. Enfin, si nous voulons établir quel était l'état de la végétation pendant ces époques, nous devons, en voyant ce qui existe aujourd'hui, en voyant surtout quel est l'état des choses au cap de Bonne-Espérance, en arriver à la conclusion qu'une végétation extraordinairement abondante ne constituait pas une condition absolument indispensable.
Nous savons que des forêts de grands et beaux arbres croissent dans les régions de l'extrême nord de l'Amérique septentrionale, bien des degrés au delà de la limite où le sol reste perpétuellement gelé à la profondeur de plusieurs pieds. En Sibérie on trouve aussi des bois de bouleaux, de sapins, de trembles, de mélèzes, sous une latitude (64 degrés) où la température moyenne de l'air est au-dessous de zéro et où la terre est si complètement glacée que le cadavre d'un animal qui y est enfoui se conserve parfaitement. Ces faits nous permettent de conclure que, eu égard à la quantité seule de végétation, les grands quadrupèdes de l'époque tertiaire la plus récente ont pu vivre dans la plus grande partie de l'Europe et de l'Asie septentrionale, là où on trouve aujourd'hui leurs restes. Je ne parle pas ici de la qualité de la végétation qui leur est nécessaire, car, comme nous avons la preuve que des changements physiques se sont produits, ces races d'animaux ayant disparu, nous pouvons supposer aussi que les espèces de plantes ont pu changer.
J'ajouterai que ces remarques s'appliquent directement aux animaux de la Sibérie que l'on a retrouvés conservés dans la glace. La conviction qu'il fallait absolument, pour assurer la subsistance de si grands animaux, une végétation possédant tous les caractères de la végétation tropicale, l'impossibilité de concilier cette opinion avec la proximité des glaces perpétuelles, ont été une des principales causes des nombreuses théories imaginées pour expliquer leur ensevelissement dans la glace, au moyen de révolutions climatériques soudaines et de catastrophes épouvantables. Or je ne serais guère éloigné de supposer que le climat n'a pas changé depuis l'époque où vivaient ces animaux, aujourd'hui ensevelis dans les glaces. Quoi qu'il en soit, tout ce que je me propose de démontrer actuellement, c'est que, en ce qui concerne la quantité seule des aliments, les anciens rhinocéros auraient pu subsister dans les steppes de la Sibérie centrale (les parties septentrionales se trouvaient probablement alors recouvertes par les eaux), en admettant que ces steppes fussent à cette époque dans le même état qu'aujourd'hui, tout aussi bien que les rhinocéros et les éléphants actuels subsistent dans les karros de l'Afrique méridionale.
Je vais actuellement décrire les habitudes des oiseaux les plus intéressants et les plus communs dans les plaines sauvages de la Patagonie septentrionale ; je m'occuperai d'abord du plus grand d'eux tous, l'autruche de l'Amérique méridionale. Chacun connaît les habitudes ordinaires de l'autruche. Ces oiseaux se nourrissent de matières végétales, telles que les herbes ou les racines ; à Bahia Blanca cependant, j'en ai vu bien souvent trois ou quatre descendre à la marée basse au bord de la mer et explorer les grands amas de boue qui se trouvent alors à sec, dans le but, disent les Gauchos, de chercher des petits poissons pour les manger. Bien que l'autruche ait des habitudes très-timides, très-méfiantes, très-solitaires, bien qu'elle coure avec une extrême rapidité, cependant les Indiens ou les Gauchos, armés de bolas, s'en emparent facilement. Quand plusieurs cavaliers apparaissent disposés en demi-cercle, les autruches se troublent et ne savent de quel côté s'échapper ; elles préfèrent ordinairement courir contre le vent ; elles étendent leurs ailes en s'élançant, et semblent, comme un vaisseau, se couvrir de voiles. Par un beau jour très-chaud, je vis plusieurs autruches entrer dans un marais couvert de joncs fort élevés ; elles y restèrent cachées jusqu'à ce que je fusse tout près d'elles. On ne sait pas ordinairement que les autruches se jettent facilement dans l'eau. M. King m'apprend que, dans la baie de San-Blas et à Port-Valdes, en Patagonie, il a vu ces oiseaux passer souvent à la nage d'une île à l'autre. Elles entraient dans l'eau dès qu'elles étaient pourchassées de façon à n'avoir plus que cette retraite ; mais elles y entrent aussi de bonne volonté ; elles traversaient à la nage une distance d'environ 200 mètres. Quand elles nagent, on n'aperçoit au-dessus de l'eau qu'une fort petite partie de leur corps ; elles étendent le cou un peu en avant et elles avancent très-lentement. Par deux fois différentes, j'ai vu des autruches traverser le Santa-Cruz à la nage à un endroit où le fleuve a environ 400 mètres de large et où le courant est très-rapide. Le capitaine Sturt, en descendant le Murrumbidgee, en Australie, a vu deux émeus en train de nager.
Les habitants du pays distinguent facilement, même à une grande distance, le mâle de la femelle. Le mâle est plus grand, il a des couleurs plus sombres et une tête plus grosse. L'autruche, le mâle seul, je crois, fait entendre un cri singulier, grave, sifflant ; la première fois que j'ai entendu ce cri, je me trouvais au milieu de quelques monticules de sable et je l'ai attribué à quelque bête féroce, car c'est un cri de nature telle, qu'on ne peut dire ni d'où il vient ni de quelle distance. Alors que nous étions à Bahia Blanca pendant les mois de septembre et d'octobre, j'ai trouvé un grand nombre d'œufs semés de toutes parts à la surface du sol. Tantôt on les rencontre isolés çà et là ; dans ce cas les autruches ne les couvent pas et les Espagnols leur donnent le nom de huachos ; ou bien ils se trouvent réunis dans de petites excavations qui constituent le nid. J'ai vu quatre nids ; trois contenaient vingt-deux œufs chacun et le quatrième vingt-sept. En un seul jour de chasse à cheval, j'ai trouvé soixante-quatre œufs, dont quarante-quatre distribués dans deux nids et les vingt autres, des huachos, semés çà et là. Les Gauchos affirment unanimement, et il n'y a aucune raison qui puisse me mettre en garde contre leur affirmation, que le mâle seul couve les œufs et accompagne les jeunes pendant quelque temps après leur éclosion. Le mâle qui couve se trouve absolument au ras de terre, et il m'est presque arrivé une fois de faire passer mon cheval sur l'un d'eux. On m'a affirmé qu'à cette époque ils sont quelquefois féroces et même dangereux et qu'on les a vus attaquer un homme à cheval ; ils essayent alors de sauter sur lui. Mon guide m'a montré un vieillard qui avait été ainsi pourchassé et qui avait eu beaucoup de peine à échapper à l'oiseau en fureur. Je remarque que Burchell dit dans la relation de son voyage dans l'Afrique méridionale : « J'ai tué une autruche mâle dont les plumes étaient fort sales ; un Hottentot m'a dit qu'elle était en train de couver. » J'apprends, d'autre part, que l'émeu mâle couve les œufs aux Zoological Gardens ; cette habitude est donc commune à toute la famille.
Les Gauchos affirment unanimement que plusieurs femelles pondent dans le même nid. On m'a affirmé très-positivement avoir vu quatre ou cinq femelles aller l'une après l'autre, au milieu de la journée, pondre dans un même nid. Je puis ajouter qu'on croit aussi en Afrique que deux ou plusieurs femelles pondent dans le même nid. Bien que cette habitude puisse, tout d'abord, paraître fort étrange, il est facile, je crois, d'en indiquer la cause. Le nombre des œufs dans le nid varie de vingt à quarante et même à cinquante ; selon Azara, un nid contient quelquefois soixante et dix ou quatre-vingts œufs. Le nombre des œufs trouvés dans une seule région, si considérable proportionnellement au nombre des autruches qui l'habitent, et l'état de l'ovaire de la femelle, semblent indiquer que la femelle pond un grand nombre d'œufs pendant chaque saison, mais que cette ponte doit se faire fort lentement et par conséquent durer longtemps. Azara constate qu'une femelle, à l'état domestique, a pondu dix-sept œufs en laissant un intervalle de trois jours entre chacun d'eux. Or, si la femelle couvait elle-même, les premiers œufs pondus se pourriraient presque certainement. Si, au contraire, plusieurs femelles s'entendent (on dit que le fait est prouvé), et que chacune d'elles aille pondre ses œufs dans différents nids, alors tous les œufs d'un nid auront probablement le même âge. Si, comme je le crois, le nombre des œufs dans chaque nid équivaut en moyenne à la quantité que pond une femelle pendant la saison, il doit y avoir autant de nids que de femelles et chaque mâle contribue pour sa part au travail de l'incubation, et cela à une époque où les femelles ne pourraient pas couver, parce qu'elles n'ont pas fini de pondre. J'ai déjà fait remarquer le grand nombre des huachos ou œufs abandonnés ; j'en ai trouvé vingt en un seul jour. Il paraît singulier qu'il y ait tant d'œufs perdus. Cela ne provient-il pas de la difficulté qu'ont plusieurs femelles à s'associer et à trouver un mâle prêt à se charger de l'incubation ? Il est évident que deux femelles au moins doivent s'associer dans une certaine mesure, car autrement les œufs resteraient épars dans ces plaines immenses, à des distances beaucoup trop considérables les uns des autres pour que le mâle puisse les réunir dans un nid. Quelques auteurs croient que les œufs épars sont destinés à la nourriture des jeunes ; je doute qu'il en soit ainsi, en Amérique tout au moins, parce que, si les huachos sont pourris la plupart du temps, presque toujours aussi on les retrouve entiers.
Alors que j'étais au rio Negro dans la Patagonie septentrionale, les Gauchos me parlaient souvent d'un oiseau fort rare qu'ils appelaient Avestrus Petise. Beaucoup moins abondant que l'autruche ordinaire, fort commune dans ces parages, il lui ressemble beaucoup. D'après les quelques habitants qui avaient vu les deux espèces, l'Avestrus Petise est de teinte plus foncée, plus pommelée que l'autruche ; ses jambes sont plus courtes et ses plumes descendent plus bas ; enfin on le prend beaucoup plus facilement avec les bolas. Ils ajoutaient qu'on pouvait distinguer les deux espèces à une distance considérable. Les œufs de la petite espèce paraissent cependant plus généralement connus et on remarque avec surprise qu'on les trouve en quantité presque aussi considérable que ceux de la Rhea ; ils affectent une forme un peu différente et ont une légère teinte bleue. Cette espèce se rencontre très-rarement dans les plaines qui bordent le rio Negro. Mais elle est assez abondante à environ 1 degré et demi plus au sud. Pendant ma visite à Port-Desire, en Patagonie (latitude, 48 degrés), M. Martens tua une autruche. Je l'examinai et en arrivai à la conclusion que c'était une autruche commune qui n'était pas encore entièrement développée, car, chose fort singulière et que je ne puis m'expliquer, la pensée des Petises ne me revint pas en ce moment à l'esprit. On fit cuire l'oiseau et il était mangé avant que la mémoire me revînt. Heureusement, on avait conservé la tête, le cou, les jambes, les ailes, la plupart des grandes plumes et la plus grande partie de la peau. Je pus donc reconstituer un spécimen presque parfait, exposé aujourd'hui dans le musée de la Société zoologique. M. Gould, en décrivant cette nouvelle espèce, m'a fait l'honneur de lui donner mon nom.
J'ai trouvé au milieu des Patagons, dans le détroit de Magellan, un métis qui vivait depuis plusieurs années avec la tribu, mais qui était né dans les provinces du Nord. Je lui demandai s'il avait jamais entendu parler de l'avestrus petise. Il me répondit ces mots : « Mais il n'y a pas d'autres autruches dans les provinces méridionales. » Il m'apprit que les nids des petises contiennent beaucoup moins d'œufs que ceux de l'autre espèce d'autruches ; il n'y en a guère, en effet, que quinze en moyenne ; mais il m'affirma qu'ils proviennent de différentes femelles. Nous avons vu plusieurs de ces oiseaux à Santa-Cruz ; ils sont extrêmement sauvages et je suis persuadé qu'ils ont la vue assez perçante pour apercevoir quiconque s'approche avant qu'on puisse les distinguer. Nous en avons vu fort peu en remontant le fleuve ; mais, pendant notre rapide descente, nous en avons aperçu beaucoup allant par bandes de quatre ou cinq. Cet oiseau, au moment de prendre sa course, n'étend pas ses ailes comme le fait l'autre espèce. Pour conclure, je puis ajouter que le Struthio Rhea habite le pays de la Plata et s'étend jusque par 41 degrés de latitude, un peu au sud du rio Negro, et que le Struthio Darwinii habite la Patagonie méridionale ; la vallée du rio Negro est un territoire neutre où l'on trouve les deux espèces. Alors que M. A. d'Orbigny était au rio Negro, il fit les plus grands efforts pour se procurer cet oiseau, mais sans pouvoir y parvenir. Dobritzhoffer indiquait, il y a longtemps déjà, l'existence de deux sortes d'autruches ; il dit en effet : « Vous devez savoir, en outre, que la taille et les habitudes des Emeus diffèrent dans les diverses parties du pays. Ceux qui habitent les plaines de Buenos Ayres et de Tucuman sont plus grands et ont des plumes blanches, noires et grises ; ceux qui habitent près le détroit de Magellan sont plus petits et plus beaux, car leurs plumes blanches ont l'extrémité noire, et réciproquement. »
On trouve ici, en quantités considérables, un petit oiseau fort singulier, le Thinocorus rumicivorus. Par ses habitudes, par son aspect général, il ressemble à la caille et à la bécasse, quelque différents que soient ces deux oiseaux. On rencontre les Thinocorus dans toute l'étendue des parties sud de l'Amérique méridionale, partout où il y a des plaines stériles ou des pâturages bien secs. Ils fréquentent par couples, ou en petites bandes, les endroits les plus désolés, où toute autre créature pourrait à peine exister. Quand on s'approche d'eux, ils se blottissent sur le sol, dont on peut alors difficilement les distinguer. Ils marchent assez lentement, les pattes fort écartées, pour chercher leur nourriture. Ils se couvrent de poussière sur les routes et dans les endroits sablonneux et fréquentent des endroits particuliers, où on peut les rencontrer régulièrement tous les jours. De même que les perdrix, ils prennent leur volée par bandes. Sous tous ces rapports, par son gésier musculaire adapté à une nourriture végétale, par son bec arqué, par ses narines charnues, ses pattes courtes et la forme de son pied, le Thinocorus ressemble beaucoup à la caille. Mais, dès que cet oiseau se met à voler, son aspect tout entier change ; ses longues ailes pointues, si différentes de celles des gallinacés, son vol irrégulier, le cri plaintif qu'il fait entendre au moment du départ, tout rappelle la bécasse ; tant et si bien que les chasseurs qui se trouvaient à bord du Beagle ne l'appelaient jamais que la « bécasse à bec court. » Le squelette du Thinocorus prouve, en effet, qu'il est allié de très-près à la bécasse, ou plutôt à la famille des gralles.
Le Thinocorus est allié de très-près à quelques autres oiseaux de l'Amérique méridionale. Deux espèces du genre Attagis ont, sous presque tous les rapports, les habitudes de la gelinotte ; l'une de ces espèces habite, à la Terre de Feu, les régions situées au-dessus de la limite des forêts, et l'autre juste au-dessous de la limite des neiges de la Cordillère dans le Chili central. Un oiseau d'un autre genre très-voisin, le Chionis alba, habite les régions antarctiques ; il se nourrit de plantes marines et des coquillages qui se trouvent sur les rochers alternativement couverts et découverts par la marée. Bien qu'il n'ait pas les pieds palmés, on le rencontre souvent, en raison de quelque habitude inexplicable, à de grandes distances en mer. Cette petite famille d'oiseaux est une de celles qui, par ses nombreuses affinités avec d'autres familles, ne présentent aujourd'hui que difficultés au naturaliste nomenclateur, mais qui contribueront peut-être à expliquer le plan magnifique, plan commun au présent et au passé, qui a présidé à la création des êtres organisés.
Le genre Furnarius comprend plusieurs espèces, tous petits oiseaux, vivant sur le sol et habitant les pays secs et ouverts. Leur conformation ne permet de les comparer à aucune espèce européenne. Les ornithologistes les ont généralement placés au nombre des grimpeurs, bien qu'ils aient des habitudes presque absolument contraires à celles des membres de cette famille. L'espèce la mieux connue est l'oiseau à four commun de la Plata, le casara, ou constructeur de maisons, des Espagnols. Cet oiseau place son nid, d'où il tire son nom, dans les situations les plus exposées, au sommet d'un pieu, par exemple, sur un rocher nu ou sur un cactus. Ce nid se compose de boue et de morceaux de paille et a des murs très-épais et très-solides ; sa forme est absolument celle d'un four ou d'une ruche déprimée. L'ouverture du nid est large et en forme de voûte ; immédiatement en face de cette ouverture, à l'intérieur du nid, se trouve une cloison qui monte presque jusqu'au toit, formant ainsi un couloir ou une antichambre précédant le nid lui-même.
Une autre espèce plus petite de Furnarius (F. cunicularius) ressemble à l'oiseau à four par la teinte ordinairement rougeâtre de son plumage, par son cri aigu et singulier, qu'il répète à chaque instant, et par son étrange habitude de courir en faisant des soubresauts. En conséquence de cette affinité, les Espagnols l'appellent casarita (ou petit constructeur de maisons), bien qu'il construise un nid tout différent. Le casarita construit son nid au fond d'un trou étroit cylindrique, qui s'étend horizontalement, dit-on, à 6 pieds sous terre. Plusieurs paysans m'ont dit que, dans leur jeunesse, ils avaient essayé de trouver le nid, mais que bien rarement ils avaient pu atteindre le bout du passage. Cet oiseau choisit ordinairement, pour y creuser son nid, un monticule peu élevé de terrain sablonneux résistant, sur le bord d'une route ou d'un ruisseau. Ici (à Bahia Blanca), les murs qui entourent les maisons sont construits en boue durcie ; je remarquai qu'un mur entourant la cour de la maison que j'habitais était percé d'une grande quantité de trous ronds. Le propriétaire, quand je lui demandai la raison de ces trous, me répondit en se plaignant vivement du casarita, et j'en vis bientôt plusieurs à l'œuvre. Il est assez curieux d'observer combien ces oiseaux sont incapables d'apprécier l'épaisseur de quoi que ce soit, car, bien qu'ils voltigeassent constamment au-dessus du mur, ils persistaient à le traverser de part en part, pensant sans doute que c'était là un monticule excellent pour y creuser leur nid. Je ne doute pas que chaque oiseau n'ait été grandement surpris quand il se retrouvait en pleine lumière de l'autre côté du mur.
J'ai déjà cité presque tous les mammifères qui se trouvent dans ce pays. Il y a trois espèces de tatous : le Dasypus minutus ou Pichy, le D. villosus ou Peludo et l'Apar. Le premier s'étend 10 degrés plus au sud que toutes les autres espèces ; une quatrième espèce, le Mulita, ne vient pas jusqu'à Bahia Blanca. Les quatre espèces ont à peu près les mêmes habitudes ; le Peludo, cependant, est un animal nocturne, tandis que les autres errent le jour dans les plaines, se nourrissent de scarabées, de larves, de racines et même de petits serpents. L'Apar, qu'on appelle ordinairement le Mataco, est remarquable en ce sens qu'il ne possède que trois bandes mobiles ; le reste de sa carapace est presque inflexible. Il a la faculté de se rouler en boule comme une espèce de cloporte anglais. Dans cet état il est garanti contre les attaques des chiens, car ceux-ci, ne pouvant pas le soulever en entier dans leur gueule, essayent de le mordre sur le côté, mais leurs crocs n'ont pas de prise sur cette boule qui roule devant eux ; aussi la carapace dure et polie du Mataco est-elle pour lui une défense encore meilleure que les piquants du hérisson. Le Pichy préfère les terrains très-secs ; il affectionne tout particulièrement les dunes de sable près du bord de la mer, dunes où, pendant des mois, il ne peut se procurer une seule goutte d'eau ; cet animal cherche souvent à échapper aux regards en se blottissant sur le sol. J'en rencontrais ordinairement plusieurs dans mes excursions de chaque jour dans les environs de Bahia Blanca. Si on veut attraper cet animal, il faut non pas descendre, mais se précipiter à bas de son cheval, car, quand le sol n'est pas trop dur, il creuse avec tant de rapidité que son train d'arrière disparaît avant qu'on ait eu le temps de poser le pied à terre. On éprouve certainement quelque remords à tuer un aussi joli animal ; car, comme me disait un Gaucho tout en en dépeçant un : Son tan mansos ! (Ils sont si doux !).
Il y a beaucoup d'espèces de reptiles. Un serpent (un Trigonocephalus ou Cophias) doit être fort dangereux, s'il faut en juger par la grandeur du conduit venimeux qui se trouve dans ses crochets. Cuvier, contrairement à l'opinion de quelques autres naturalistes, classe ce serpent comme un sous-genre du serpent à sonnettes et le place entre ce dernier et la vipère. J'ai observé un fait qui confirme cette opinion et qui me semble fort curieux et fort instructif, en ce qu'il prouve combien chaque caractère, bien que ce caractère puisse dans une certaine mesure être indépendant de la conformation, a une tendance à varier lentement. L'extrémité de la queue de ce serpent se termine par une pointe qui s'élargit très-légèrement. Or, quand l'animal glisse sur le sol, il fait constamment vibrer l'extrémité de sa queue, qui, en venant frapper contre les herbes sèches et les broussailles, produit un cliquetis qui s'entend distinctement à 6 pieds de distance. Dès que l'animal est effrayé ou irrité, il agite sa queue et les vibrations deviennent extrêmement rapides ; aussi longtemps même que le corps conserve son irritabilité après la mort de l'animal, on peut observer une tendance à ce mouvement habituel. Ce trigonocéphale a donc, sous quelques rapports, la conformation d'une vipère avec les habitudes d'un serpent à sonnettes ; seulement le bruit est produit par un procédé plus simple. La face de ce serpent a une expression féroce et hideuse au delà de toute expression. La pupille consiste en une fente verticale dans un iris marbré et couleur de cuivre ; les mâchoires sont larges à la base, et le nez se termine par une projection triangulaire. Je ne crois pas avoir jamais vu rien de plus laid, sauf peut-être quelques vampires. Je pense que cet aspect si repoussant provient de ce que les traits se trouvent placés, l'un par rapport à l'autre, à peu près dans la même position que ceux de la figure humaine, ce qui produit le comble du hideux.
Parmi les batraciens, je remarquai un petit crapaud (Phryniscus nigricans) fort singulier en raison de sa couleur. On se fera une excellente idée de son aspect, si on suppose qu'on l'a d'abord trempé dans de l'encre extrêmement noire, puis, quand il a été sec, qu'on lui a permis de se traîner sur une planche fraîchement peinte avec du vermillon brillant, de façon à ce que cette couleur s'attache à la plante de ses pieds et à quelques parties de son estomac. Si cette espèce n'avait pas encore été nommée, elle aurait certainement mérité le nom de diabolicus, car c'est un crapaud digne de causer avec Ève. Au lieu d'avoir des habitudes nocturnes, au lieu de vivre dans des trous sombres et humides, comme presque tous les autres crapauds, il se traîne, pendant les plus grandes chaleurs du jour, sur les monticules de sable et dans les plaines arides où il n'y a pas une goutte d'eau. Il doit nécessairement compter sur la rosée pour se procurer l'humidité dont il a besoin, humidité qu'il absorbe probablement par la peau, car on sait que ces reptiles ont une grande faculté d'absorption cutanée. J'en ai trouvé un à Maldonado, dans un endroit presque aussi sec que les environs de Bahia Blanca ; pensant lui faire grand plaisir, je l'emportai et le jetai dans une mare ; or non-seulement ce petit animal ne sait pas nager, mais, si je n'étais venu à son secours, je crois qu'il se serait bientôt noyé.
Il y a beaucoup d'espèces de lézards ; mais un seul (Proctotretus multimaculatus) a des habitudes quelque peu remarquables. Il vit sur le sable aride au bord de la mer ; ses écailles marbrées, brunes, tachetées de blanc, de rouge jaunâtre et de bleu sale, le font absolument ressembler à la surface environnante. Quand il est effrayé, il fait le mort et reste là, les pattes étendues, le corps aplati, les yeux fermés ; si on vient à le toucher, il s'enfonce dans le sable avec une grande rapidité. Ce lézard a le corps si plat et les pattes si courtes, qu'il ne peut pas courir vite.
J'ajouterai aussi quelques remarques sur l'hivernage des animaux dans cette partie de l'Amérique du Sud. À notre arrivée à Bahia Blanca, le 7 septembre 1832, notre première pensée fut que la nature avait refusé toute espèce d'animaux à ce pays sec et sablonneux. Toutefois, en creusant dans le sol, je trouvai plusieurs insectes, de grosses araignées et des lézards dans un état de demi-torpeur. Le 15, quelques animaux commencèrent à paraître, et le 18, quinze jours avant l'équinoxe, tout annonça le commencement du printemps. Oseille rose, pois sauvages, ænotherées et géraniums se couvrirent de fleurs qui émaillèrent les plaines. Les oiseaux commencèrent à pondre. De nombreux insectes, des lamellicornes et des hétéromères, ces derniers remarquables par leur corps si profondément sculpté, se traînaient lentement sur le sol ; tandis que la tribu des lézards, habitants habituels des terrains sablonneux, s'élançait dans toutes les directions. Pendant les onze premiers jours, alors que la nature était encore endormie, la température moyenne, déduite d'observations faites à bord du Beagle toutes les deux heures, fut de 51 degrés F. (10°,5 c.) ; au milieu du jour le thermomètre montait rarement au-dessus de 55 degrés F. (12°,7 c). Pendant les onze jours suivants, alors que toutes les créatures retrouvèrent leur activité, la température moyenne s'éleva à 58 degrés F. (14°,4 c.), et, au milieu du jour, le thermomètre indiquait de 60 à 70 degrés (15°,5 à 21°,1 c.). Ainsi donc, une augmentation de 7 degrés dans la température moyenne, mais une augmentation plus considérable de la chaleur maxima, suffit à éveiller toutes les fonctions de la vie. À Montevideo, que nous venions de quitter, dans les vingt-trois jours compris entre le 26 juillet et le 19 août, la température moyenne, déduite de deux cent soixante-seize observations, s'élevait à 58°,4 F. (14°,6 c.) ; la température moyenne du jour le plus chaud fut de 65°,5 F. (18°,6 c.), et celle du jour le plus froid, 46 degrés F. (7°,7 c). Le point le plus bas auquel tomba le thermomètre fut 41°,5 F. (5°,3 c.), et il monta quelquefois dans la journée jusqu'à 69 ou 70 degrés F. (20°,5 à 21°,1 c.). Cependant, malgré cette haute température, presque tous les scarabées, plusieurs genres d'araignées, les limaçons, les coquillages terrestres, les crapauds et les lézards étaient tous cachés sous des pierres, plongés dans la torpeur. Nous venons de voir au contraire qu'à Bahia Blanca, qui n'est qu'à 4 degrés plus au sud, et où, par conséquent, la différence du climat est fort minime, cette même température, avec une chaleur extrême un peu moindre, suffit à éveiller tous les ordres d'êtres animés. Ceci prouve combien le stimulant nécessaire pour faire sortir les animaux de l'état de torpeur engendré par l'hivernage est admirablement réglé par le climat ordinaire du pays et non pas par la chaleur absolue. On sait qu'entre les tropiques l'hivernage ou plutôt la torpeur d'été des animaux est déterminée, non pas par la température, mais par les moments de sécheresse. Je fus d'abord très-surpris d'observer, près de Rio de Janeiro, que de nombreux coquillages, de nombreux insectes bien développés, qui avaient dû être plongés dans la torpeur, peuplaient en quelques jours les moindres dépressions qui avaient été remplies d'eau. Humboldt a raconté un étrange accident, une hutte qui avait été élevée sur un endroit où un jeune crocodile était enfoui dans de la boue durcie. Il ajoute : « Les Indiens trouvent souvent d'énormes boas, qu'ils appellent uji ou serpents d'eau, plongés dans un état léthargique. Pour les ranimer, il faut les irriter ou les mouiller. »
Je ne citerai plus qu'un autre animal, un zoophyte (la Virgularia patagonica, je pense), une sorte de plume de mer. Il consiste en une tige mince, droite, charnue, avec des rangées alternantes de polypes de chaque côté et entourant un axe élastique pierreux, variant en longueur de 8 pouces à 2 pieds. À une de ses extrémités la tige est tronquée, mais l'autre extrémité se termine par un appendice charnu vermiforme. De ce dernier côté, l'axe pierreux, qui donne de la consistance à la tige, se termine par un simple vaisseau rempli de matières granulaires. À la marée basse on peut voir des centaines de ces zoophytes, le côté tronqué en l'air, dépassant de quelques pouces la surface de la boue, comme le chaume dans un champ après la moisson. Dès qu'on le touche ou qu'on le tire, l'animal se retire avec force, de façon à disparaître presque au-dessous de la surface ; pour cela, il faut que l'axe très-élastique se courbe à son extrémité inférieure, où il est d'ailleurs légèrement recourbé ; je pense que c'est grâce à son élasticité seule que le zoophyte peut se relever de nouveau à travers la boue. Chaque polype, bien qu'intimement relié à ses compagnons, a une bouche, un corps et des tentacules distincts. Il doit y avoir plusieurs milliers de ces polypes sur un grand spécimen ; nous voyons cependant qu'ils obéissent à un même mouvement et qu'ils ont un axe central relié ; un système d'obscure circulation ; les œufs, en outre, se produisent dans un organe distinct des individus séparés. On peut, d'ailleurs, se demander avec beaucoup de raison : Qu'est-ce qui, dans cet animal, constitue un individu ? Il est toujours intéressant de découvrir le point de départ des contes étranges des vieux voyageurs, et je ne doute pas que les habitudes de la Virgulaire n'expliquent un de ces contes. Le capitaine Lancaster, dans son voyage, en 1601, raconte que, sur les sables du bord de la mer de l'île de Sombrero, dans les Indes orientales, « il trouva une petite branche qui poussait comme un jeune arbre ; si on essaye de l'arracher, elle s'enfonce dans le sol et disparaît, à moins qu'on ne la tire bien fort. Si on l'arrache, on trouve que sa racine est un ver ; à mesure que l'arbre augmente, le ver diminue, et dès que le ver s'est entièrement transformé en arbre, il prend racine et devient grand. Cette transformation est une des plus grandes merveilles que j'ai vues dans tous mes voyages ; car, si on arrache cet arbre pendant qu'il est jeune et qu'on en enlève les feuilles et l'écorce, il se transforme, quand il est sec, en une pierre dure qui ressemble beaucoup au corail blanc ; ainsi ce ver peut se transformer deux fois en substances toutes différentes. Nous en avons recueilli un grand nombre et les avons rapportés. »
Pendant mon séjour à Bahia Blanca, alors que j'attendais le Beagle, cette ville était plongée dans une fièvre constante par les bruits de batailles et de victoires entre les troupes de Rosas et les Indiens sauvages. Un jour arriva la nouvelle qu'une petite troupe, formant un des postes sur la route de Buenos Ayres, avait été massacrée par les Indiens. Le lendemain arrivèrent du Colorado trois cents hommes sous les ordres du commandant Miranda. Cette troupe se composait en grande partie d'Indiens (mansos ou soumis), appartenante la tribu du cacique Bernantio. Ces hommes passèrent la nuit ici. Impossible de rien concevoir de plus sauvage, de plus extraordinaire que la scène de leur bivouac. Les uns buvaient jusqu'à ce qu'ils fussent ivres morts ; d'autres avalaient avec délices le sang fumant des bœufs qu'on abattait pour leur souper, puis les nausées les prenaient, ils rejetaient ce qu'ils avaient bu et on les voyait tout couverts de sang et de saletés :
Nam simul expletus dapibus, vinoque sepultus,
Cervicem inflexam posuit, jacuitque per antrum
Immensus, saniem eructans, ac frusta cruenta
Per somnum commixta mero.
Le lendemain matin ils partirent pour la scène du meurtre qui venait d'être signalé, avec ordre de suivre le « rastro » ou les traces des Indiens, dussent ces traces les conduire jusqu'au Chili. Nous avons appris plus tard que les Indiens sauvages s'étaient échappés dans les grandes plaines des Pampas et que, pour une cause que je ne me rappelle pas, on avait perdu leurs traces. Un seul coup d'œil jeté sur le rastro raconte tout un poème à ces gens-là. Supposons qu'ils examinent les traces laissées par un millier de chevaux, ils vous diront bientôt combien il y en avait de montés, en comptant combien il y en a eu qui ont pris le petit galop ; ils reconnaîtront à la profondeur des empreintes combien il y avait de chevaux chargés ; à l'irrégularité de ces mêmes empreintes, le degré de leur fatigue ; à la façon dont on cuit les aliments, si la troupe que l'on poursuit voyageait rapidement ou non ; à l'aspect général, depuis combien de temps cette troupe a passé par là. Un rastro vieux d'une dizaine ou d'une quinzaine de jours est assez récent pour qu'ils le suivent facilement. Nous apprîmes aussi que Miranda, en quittant l'extrémité occidentale de la sierra Ventana, s'était rendu en droite ligne à l'île de Cholechel, située à 70 lieues de distance sur le cours du rio Negro. Il avait donc fait 200 ou 300 milles à travers un pays absolument inconnu. Y a-t-il d'autres armées au monde qui soient aussi indépendantes ? Avec le soleil pour guide, la chair des juments pour nourriture, leur garniture de selle pour lit, ces hommes iraient jusqu'au bout du monde, à condition qu'ils trouvent un peu d'eau de temps en temps.
Quelques jours après, je vis partir un autre détachement de ces soldats, ressemblant à des bandits, qui allaient faire une expédition contre une tribu d'Indiens qui se trouvait campée près des petites Salinas. La présence de cette tribu avait été trahie par un cacique prisonnier. L'Espagnol qui apporta l'ordre de marche était un homme fort intelligent. Il me donna quelques détails sur le dernier engagement auquel il avait assisté. Quelques Indiens faits prisonniers avaient indiqué le campement d'une tribu vivant sur la rive nord du Colorado. On envoya deux cents soldats pour les attaquer. Ceux-ci découvrirent les Indiens, grâce au nuage de poussière que soulevaient les sabots de leurs chevaux, car ils avaient levé leur camp et s'en allaient. Le pays était montagneux et sauvage, et on devait être fort loin dans l'intérieur, car la Cordillère était en vue. Les Indiens, hommes, femmes et enfants, composaient un groupe d'environ cent dix personnes, et presque tous furent pris ou tués, car les soldats ne font quartier à aucun homme. Les Indiens éprouvent actuellement une si grande terreur, qu'ils ne résistent plus en corps : chacun d'eux s'empresse de fuir isolément, abandonnant femmes et enfants ; mais, quand on parvient à les atteindre, ils se retournent comme des bêtes fauves et se battent contre quelque nombre d'hommes que ce soit. Un Indien mourant saisit avec ses dents le pouce d'un des soldats qui le poursuivait, et se laissa arracher l'œil plutôt que de lâcher prise. Un autre, grièvement blessé, feignit d'être mort en ayant soin de tenir son couteau à sa portée pour frapper un dernier coup. L'Espagnol qui me donnait ces renseignements ajoutait qu'il poursuivait lui-même un Indien qui lui demandait grâce tout en essayant de détacher ses bolas afin de l'en frapper. « Mais d'un coup de sabre je le précipitai à bas de son cheval, et, sautant lestement à terre, je lui coupai la gorge avec mon couteau. » Ce sont là, sans contredit, des scènes horribles ; mais combien n'est pas plus horrible encore le fait certain qu'on massacre de sang-froid toutes les femmes indiennes qui paraissent avoir plus de vingt ans ! Quand je me récriai au nom de l'humanité, on me répondit : « Cependant que faire ? Ces sauvages ont tant d'enfants ! »
Ici chacun est convaincu que c'est là la plus juste des guerres, parce qu'elle est dirigée contre les sauvages. Qui pourrait croire qu'à notre époque il se commet autant d'atrocités dans un pays chrétien et civilisé ? On épargne les enfants, qu'on vend ou qu'on donne pour en faire des domestiques, ou plutôt des esclaves, aussi longtemps toutefois que leurs possesseurs peuvent leur persuader qu'ils sont esclaves. Mais je crois qu'en somme on les traite assez bien.
Pendant la bataille quatre hommes s'enfuirent ensemble ; on les poursuivit ; l'un d'eux fut tué et les trois autres pris vivants. C'étaient des messagers ou ambassadeurs d'un corps considérable d'Indiens réunis, pour la défense commune, auprès de la Cordillère. La tribu auprès de laquelle ils avaient été envoyés était sur le point de tenir un grand conseil, le festin de chair de jument était prêt, la danse allait commencer, et le lendemain les ambassadeurs devaient repartir pour la Cordillère. Ces ambassadeurs étaient de beaux hommes, très-blonds, ayant plus de 6 pieds de haut ; aucun d'eux n'avait trente ans. Les trois survivants possédaient, bien entendu, des renseignements précieux ; pour les leur extorquer, on les plaça en ligne. On interrogea les deux premiers, qui se contentèrent de répondre : No se (je ne sais pas), et on les fusilla l'un après l'autre. Le troisième répondit aussi : No se ; puis il ajouta : « Tirez : je suis un homme ; je sais mourir !» Ils ne voulurent ni l'un ni l'autre proférer une syllabe qui aurait pu nuire à la cause de leur pays. Le cacique dont j'ai parlé tout à l'heure adopta une conduite toute différente ; pour sauver sa vie, il dévoila le plan que ses compatriotes se proposaient de suivre pour continuer la guerre et le lieu où les tribus devaient se concentrer dans les Andes. On croyait, à ce moment, que six ou sept cents Indiens étaient déjà réunis, et que, pendant l'été, ce nombre se doublerait. Ce cacique avait, en outre, comme je l'ai dit tout à l'heure, indiqué le campement d'une tribu auprès des petites Salinas, près de Bahia Blanca, tribu à laquelle on devait envoyer des ambassadeurs, ce qui prouve que les communications sont actives entre les Indiens, de la Cordillère jusqu'à la côte de l'Atlantique.
Le plan du général Rosas consiste à tuer tous les traînards, puis à chasser toutes les tribus vers un point central et à les y attaquer pendant l'été, avec le concours des Chiliens. On doit répéter cette opération trois ans de suite. Je pense qu'on a choisi l'été pour l'époque de l'attaque principale, parce que, pendant cette saison, il n'y a pas d'eau dans les plaines, et que les Indiens sont, par conséquent, obligés de suivre certaines routes. Pour empêcher les Indiens de traverser le rio Negro, au sud duquel ils seraient sains et saufs au milieu de vastes solitudes inconnues, le général Rosas a conclu un traité avec les Tehuelches, d'après lequel il leur paye une certaine somme pour tout Indien qu'ils tuent quand il essaye de passer au sud du fleuve, sous peine d'être exterminés eux-mêmes faute par eux de le faire. La guerre se fait principalement contre les Indiens de la Cordillère, car la plupart des tribus orientales grossissent l'armée de Rosas. Mais le général, tout comme lord Chesterfield, pensant sans doute que ses amis d'aujourd'hui peuvent devenir ses ennemis de demain, a soin de les placer toujours au premier rang, pour en faire tuer le plus grand nombre possible. Depuis que j'ai quitté l'Amérique méridionale, j'ai appris que cette guerre d'extermination avait complètement échoué.
Au nombre des jeunes filles faites prisonnières dans le même engagement, se trouvaient deux jolies Espagnoles qui avaient été enlevées toutes jeunes par les Indiens et qui ne pouvaient plus parler que le langage de leurs ravisseurs. À en croire ce qu'elles racontaient, elles devaient venir de Salta, lieu situé à plus de 1 000 milles (1 600 kilomètres) de distance en ligne droite. Cela donne une idée de l'immense territoire sur lequel errent les Indiens, et cependant, malgré son immensité, je crois que dans un demi-siècle il n'y aura plus un seul Indien sauvage au nord du rio Negro. Cette guerre est trop cruelle pour durer longtemps. On ne fait pas de quartier : les blancs tuent tous les Indiens qui leur tombent entre les mains, et les Indiens en font autant pour les blancs. On éprouve une certaine mélancolie quand on pense à la rapidité avec laquelle les Indiens ont disparu devant les envahisseurs. Schirdel dit qu'en 1535, lors de la fondation de Buenos Ayres, il y avait des villages indiens contenant deux ou trois mille habitants. À l'époque même de Falconer (1730), les Indiens faisaient des incursions jusqu'à Luxan, Areco et Arrecife ; aujourd'hui ils sont repoussés au delà du Salado. Non-seulement des tribus entières ont disparu, mais ceux qui restent sont devenus plus barbares ; au lieu de vivre dans de grands villages et de s'occuper de chasse et de pêche, ils errent actuellement dans ces plaines immenses sans avoir ni occupation ni demeure fixes.
On me donna aussi quelques détails sur un engagement qui avait eu lieu à Cholechel, quelques semaines avant celui dont je viens de parler. Cholechel est un poste fort important, car c'est un lieu de passage pour les chevaux ; aussi y établit-on pendant quelque temps le quartier général d'une division de l'armée. Quand les troupes arrivèrent pour la première fois en cet endroit, elles y trouvèrent une tribu d'Indiens et en tuèrent vingt ou trente. Le cacique s'échappa d'une façon qui surprit tout le monde. Les principaux Indiens ont toujours un ou deux chevaux choisis qu'ils gardent sous la main en cas de besoin pressant. Le cacique s'élança sur un de ces chevaux de réserve, un vieux cheval blanc, emportant avec lui son fils encore en bas âge. Le cheval n'avait ni selle ni bride. Pour éviter les balles, l'Indien monta son cheval comme le font ordinairement ses compatriotes, c'est-à-dire un bras autour du cou de l'animal et une jambe seulement sur son dos. Suspendu ainsi sur le côté, on le vit caresser la tête de son cheval et lui parler. Les Espagnols s'acharnèrent à sa poursuite ; le commandant changea trois fois de cheval, mais ce fut en vain. Le vieil Indien et son fils parvinrent à s'échapper, et par conséquent à conserver leur liberté. Quel magnifique spectacle ce devait être, quel beau sujet de tableau pour un peintre : le corps nu, bronzé du vieillard portant dans ses bras son jeune fils, suspendu à son cheval blanc, comme Mazeppa, et échappant ainsi à la poursuite de ses ennemis !
Je vis un jour un soldat tirer des étincelles d'un morceau de silex, que je reconnus immédiatement pour avoir fait partie d'une pointe de flèche. Il me dit l'avoir trouvé près de l'île de Cholechel, et qu'on en trouvait beaucoup en cet endroit. Cet éclat de silex avait entre 2 et 3 pouces de long ; cette pointe de flèche était donc deux fois aussi grande que celles que l'on emploie aujourd'hui à la Terre de Feu ; elle était faite d'un morceau de silex opaque, de couleur blanchâtre, mais la pointe et les barbelures avaient été brisées. On sait qu'aucun Indien des Pampas ne se sert aujourd'hui d'arc ni de flèches, à l'exception, je crois, d'une petite tribu qui habite le Banda oriental. Mais cette dernière tribu est fort éloignée des Indiens des Pampas, et se trouve fort rapprochée au contraire des tribus qui habitent les forêts et qui ne montent jamais a cheval. Il semble donc que ces pointes de flèches sont des restes fort anciens provenant d'Indiens qui vivaient avant le grand changement apporté dans leurs habitudes par l'introduction du cheval en Amérique.
· Principles of Geology, vol. IV, p. 40.
· · Cette théorie a été développée pour la première fois dans la Zoologie du Voyage du Beagle, et subséquemment dans le mémoire du professeur Owen sur le Mylodon robustus.
· · J'emploie ces mots, ne voulant pas indiquer la quantité totale qui a pu successivement se produire et être consommée pendant une période quelconque.
· · Travels in the Interior of South Africa, vol. II, p. 207.
· · Le poids d'un éléphant tué à Exeter-Change a été estimé (on en a pesé une partie) à 5 tonnes et demie (5 582 kilogrammes). L'éléphant femelle, m'a-t-on dit, pesait 1 tonne (1 015 kilogrammes) de moins. Nous pouvons donc en conclure qu'un éléphant parvenu à sa croissance complète pèse en moyenne 5 tonnes (5 075 kilogrammes). On m'a dit, aux Surrey-Gardens, qu'un hippopotame envoyé en Angleterre pesait, après avoir été dépecé, 3 tonnes et demie (3552 kilojtrammes) ; disons 3 tonnes (3 045 kilogrammes). Ceci posé, nous pouvons attribuer un poids de 3 tonnes et demie (3552 kilogrammes) à chacun des cinq rhinocéros, 1 tonne (1 015 kilogrammes) à la girafe, et une demi-tonne (507 kilogrammes) au Bos cafer, ainsi qu'à l'élan (un gros bœuf pèse de 1200 à 1500 livres [544 à 630 kilogrammes]). D'après cette estimation, on arriverait à un poids moyen de 2 tonnes 7 dixièmes (2740 kilogrammes) pour chacun des dix plus grands animaux herbivores de l'Afrique méridionale. Quant à l'Amérique du Sud, si on alloue 1200 livres (544 kilogrammes) pour les deux tapirs pris ensemble, 550 livres (249 kilogrammes) pour le guanaco et la vigogne, 500 livres (227 kilogrammes) pour trois cerfs, 300 livres (135 kilogrammes) pour le capybara, le pécari et un singe, on arrive à une moyenne de 250 livres (113 kilogrammes), ce qui est, je crois, exagéré. La proportion sera donc comme 6048 est à 250, ou comme 24 est à 1, pour les dix plus grands animaux des deux continents.
· · Supposons qu'on ne connaisse aucun cétacé et qu'on vienne tout à coup à découvrir le squelette fossile d'une baleine au Groenland. Quel naturaliste serait assez osé pour soutenir qu'un animal aussi gigantesque se nourrissait exclusivement des crustacés et des mollusques presque invisibles, tant ils sont petits, qui habitent les mers glacées de l'extrême Nord ?
· · Voir Zoological Remarks to Capt. Back's Expédition, par le docteur Richardson. Il dit : « Le sous-sol, au nord de 56 degrés de latitude, est perpétuellement gelé ; le dégel, sur la cote, ne pénètre pas au delà de 3 pieds, et au Bear-Lake, par 64 degrés de latitude, au delà de 20 pouces. Le sous-sol gelé ne nuit pas à la végétation, car de magnifiques forêts croissent à la surface à quelque distance de la côte. »
· · Voir Humboldt, Fragments asiatiques, p. 386 ; Barton, Geography of Plants, et Malte-Brun. On dit, dans ce dernier ouvrage, que la limite extrême de la croissance des arbres, dans la Sibérie, se trouve par 70 degrés de latitude.
· · Sturt, Travels, vol. II, p. 74.
· · Un Gaucho m'a assuré avoir vu un jour une variété aussi blanche que la neige, une autruche albinos, et il ajoutait que c'était un magnifique oiseau.
· · Burchell, Travels, vol. I, p. 280.
· · Azara, vol. IV, p. 173.
· · D'autre part, Lichtenstein affirme (Travels, vol. II, p. 25) que la femelle commence à couver dès qu'elle a pondu dix ou douze œufs, et qu'elle continue sa ponte dans un autre nid, je suppose. Cela me paraît fort improbable. Il affirme que quatre ou cinq femelles s'associent pour couver avec un mâle, et que ce dernier ne couve que pendant la nuit.
· · Pendant notre séjour au rio Negro, nous avons beaucoup entendu parler des immenses travaux de ce naturaliste. M. Alcide d'Orbigny a traversé, de 1825 à 1833, plusieurs parties de l'Amérique méridionale, où il a réuni une collection considérable. Il publie aujourd'hui les résultats de ces voyages avec une magnificence qui lui fait certainement occuper, après Humboldt, la première place sur la liste des voyageurs en Amérique.
· · Account of the Abipones, 1749, vol. I, p. 314. Traduction anglaise.
· · Ce serpent est une nouvelle espèce de Trigonocephalus, que M. Bibron propose d'appeler T. crepilans.
· · Les cavités partant des compartiments charnus de l'extrémité sont remplies d'une matière pulpeuse jaune qui, examinée au microscope, présente une apparence extraordinaire. La masse consiste en grains arrondis, demi-transparents », irréguliers, agglomérés ensemble en particules de différentes grosseurs. Toutes ces particules, de même que les grains séparés, ont la faculté de se mouvoir rapidement ; ordinairement elles tournent autour de différents axes ; quelquefois aussi elles possèdent un mouvement de translation. Le mouvement est perceptible avec un pouvoir grossissant très-faible, mais je n'ai pu en déterminer la cause en me servant même du pouvoir grossissant le plus fort que comportât mon instrument. Ce mouvement est très-différent de la circulation du fluide dans le sac élastique contenant l'extrémité amincie de l'axe. Dans d'autres occasions, alors que je disséquais sous le microscope de petits animaux marins, j'ai vu des particules de matière pulpeuse, quelquefois de dimensions considérables, commencer à tourner dès qu'elles étaient dégagées. J'ai pensé, je ne sais pas avec quel degré de Vérité, que cette matière granulo-pulpeuse était en train de se convertir en œufs. C'est certainement ce qui semblait avoir lieu dans ce zoophyte.
· · Kerr, Collection of Voyages, vol. VIII, p. 119.
· · Purchas, Collection of Voyages. Je crois que la date est réellement 1537.
· Azara doute que les Indiens des Pampas se soient jamais servis d'arcs et de flèches.
[page] [113 CHAPITRE VI]
CHAPITRE VI
Départ pour Buenos Ayres. — Le rio Sauce. — La sierra Ventana. — Troisième posta. — Chevaux. — Bolas. — Perdrix et renards. — Caractères du pays. — Pluvier à longues pattes. — Teru tero. — Orage de grêle. — Enclos naturels dans la sierra Tapalguen. — Chair du puma. — Nourriture exclusive de viande. — Guardia del Monte. — Effets du bétail sur la végétation. — Cardon. — Buenos Ayres. — Corral où l'on abat les bestiaux.
De Bahia Blanca à Buenos Ayres.
8 septembre 1833. — Je m'arrange avec un Gaucho pour qu'il m'accompagne pendant mon voyage jusqu'à Buenos Ayres ; ce n'est pas sans difficulté que j'arrive à en trouver un. Tantôt c'est le père qui ne veut pas laisser partir son fils ; tantôt on vient me prévenir qu'un autre, qui semblait disposé à m'accompagner, est si poltron que, s'il aperçoit une seule autruche dans le lointain, il la prendra pour un Indien et s'enfuira immédiatement. Il y a environ 400 milles (640 kilomètres) de Bahia Blanca à Buenos Ayres, et presque tout le temps on traverse un pays inhabité. Nous partons un matin de fort bonne heure. Après une ascension de quelques centaines de pieds pour sortir du bassin de vert gazon, où se trouve situé Bahia Blanca, nous entrons dans une large plaine désolée. Elle est recouverte de débris de roches calcaires et argileuses, mais le climat est si sec qu'à peine voit-on quelques touffes d'herbe fanée, sans un seul arbre, sans un seul taillis, qui en rompe la monotonie. Le temps est beau, mais l'atmosphère fort brumeuse. J'étais persuadé que cet état de l'atmosphère nous annonçait un orage ; le Gaucho me dit que cet état est dû à l'incendie de la plaine à une grande distance dans l'intérieur. Après avoir longtemps galopé, après avoir changé deux fois de chevaux, nous atteignons le rio Sauce. C'est un petit fleuve profond, rapide, n'ayant guère que 25 pieds de largeur. La seconde posta sur la route de Buenos Ayres, se trouve sur ses bords. Un peu au-dessus de la posta, il y a un gué où l'eau n'atteint pas le ventre des chevaux ; mais de cet endroit jusqu'à la mer il est impossible de le traverser à gué ; ce fleuve forme donc une barrière fort utile contre les Indiens.
Le jésuite Falconer, dont les renseignements sont cependant ordinairement si corrects, représente ce ruisseau insignifiant comme un fleuve considérable qui prend sa source au pied de la Cordillère. Je crois que c'est là, en effet, qu'il prend sa source, car le Gaucho m'affirme que ce fleuve déborde chaque année au milieu de l'été, à la même époque que le Colorado ; or, ces débordements ne peuvent provenir que de la fonte des neiges dans les Andes. Mais il est fort improbable qu'un fleuve, aussi insignifiant que le Sauce au moment où je l'ai vu, traverse toute la largeur du continent ; en outre, s'il n'était dans cette saison que le résidu d'un grand fleuve, ses eaux, ainsi qu'on l'a remarqué dans tant de cas et dans de si nombreux pays, seraient chargées de sel. Nous devons donc attribuer aux sources qui se trouvent autour de la sierra Ventana les eaux claires et limpides qui coulent dans son lit pendant l'hiver. Je pense que les plaines de la Patagonie, tout comme celles de l'Australie, sont traversées par bien des cours d'eau qui ne remplissent leur fonction de fleuve qu'à certaines époques. C'est là probablement ce qui arrive pour le fleuve qui se jette dans le port Desire, et aussi pour le rio Chupat, sur les bords duquel les officiers chargés d'en relever les rives ont trouvé des masses de scories cellulaires.
Comme il était encore de bonne heure au moment de notre arrivée, nous prenons des chevaux frais, un soldat pour nous guider, et nous partons pour la sierra de la Ventana. On aperçoit cette montagne du port de Bahia Blanca, et le capitaine Fitz-Roy estime sa hauteur à 3 340 pieds (1 000 mètres), altitude fort remarquable dans la partie orientale du continent. Je crois être le premier Européen qui ait gravi cette montagne ; un fort petit nombre même des soldats de la garnison de Bahia Blanca avaient eu la curiosité de la visiter. Aussi répétait-on toutes sortes d'histoires sur les couches de charbon, sur les mines d'or et d'argent, sur les cavernes et sur les forêts qu'elle contenait, histoires qui enflammaient ma curiosité ; mais un cruel désappointement m'attendait. De la posta à la montagne il y a environ 6 lieues à travers une plaine aussi plate, aussi désolée, que celle que nous avions traversée dans la matinée ; mais la course n'en était pas moins intéressante, car chaque pas nous rapprochait de la montagne, dont les véritables formes nous apparaissaient plus distinctement. Arrivés au pied de la montagne, nous avons grande difficulté à trouver de l'eau et nous pensons un instant que nous serons obligés de passer la nuit sans pouvoir nous en procurer. Nous finissons enfin par en découvrir en cherchant sur la pente, car, même à la distance de quelques centaines de mètres, les petits ruisseaux se trouvent absorbés par les pierres calcaires friables et les amas de détritus qui les entourent. Je ne crois pas que la nature ait jamais produit roc plus désolé et plus solitaire ; il mérite bien son nom de hurtado ou isolé. La montagne est escarpée, extrêmement raboteuse, crevassée et si absolument dépouillée d'arbres et même de taillis, que nous n'avons pu trouver, malgré toutes nos recherches, de quoi faire une broche pour cuire notre viande au-dessus d'un feu de tiges de chardons. L'aspect étrange de cette montagne se trouve rehaussé par la plaine environnante, qui ressemble à la mer ; plaine qui non-seulement vient mourir au pied de ses flancs abrupts, mais qui aussi sépare les chaînons parallèles. L'uniformité de la couleur rend le paysage fort monotone ; aucune teinte plus brillante ne vient trancher, en effet, sur le gris blanchâtre du rocher quartzeux et sur le brun clair de l'herbe fanée de la plaine. On s'attend ordinairement, dans le voisinage d'une haute montagne, à voir un pays accidenté et parsemé d'immenses fragments de rochers. La nature donne ici la preuve que le dernier mouvement qui se produit, pour changer le lit de la mer en terre sèche, peut quelquefois s'accomplir fort tranquillement. Dans ces circonstances, j'étais curieux de savoir à quelle distance des cailloux provenant du rocher primitif avaient pu être transportés. Or on trouve, sur les côtes de Bahia Blanca et près de la ville de ce nom, des morceaux de quartz qui certainement proviennent de cette montagne, située à 45 milles (72 kilomètres) de distance.
La rosée qui, pendant la première partie de la nuit, avait mouillé les couvertures qui nous recouvraient s'était transformée en glace le lendemain matin. Bien que la plaine paraisse horizontale, elle s'élève graduellement, et nous nous trouvions à 800 ou 900 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le 9 septembre, dans la matinée, le guide me conseille de faire l'ascension de la chaîne la plus proche, qui peut-être me conduira aux quatre pics qui surplombent la montagne. Grimper sur des rocs aussi rugueux est chose extrêmement fatigante ; les flancs de la montagne sont si profondément découpés, qu'on perd souvent en une minute tout le chemin qu'on avait mis cinq minutes à faire. J'arrive enfin au sommet, mais pour éprouver un grand désappointement : j'étais au bord d'un précipice, au fond duquel se trouve une vallée de niveau avec la plaine, vallée qui coupe transversalement la chaîne en deux et qui me sépare des quatre pics. Cette vallée est fort étroite, mais fort plate, et elle forme un beau passage pour les Indiens, car elle fait communiquer entre elles les plaines qui se trouvent au nord et au sud de la chaîne. Descendu dans cette vallée pour la traverser, j'aperçois deux chevaux ; je me cache immédiatement dans les longues herbes et examine tous les environs avec soin ; mais, ne voyant aucun signe d'Indiens, je commence ma seconde ascension. La journée s'avançait déjà, et cette partie de la montagne est tout aussi escarpée, tout aussi rugueuse que l'autre. J'arrive enfin au sommet du second pic à deux heures, mais je n'y parviens qu'avec la plus grande difficulté ; tous les 20 mètres, en effet, je ressentais des crampes dans le haut des deux cuisses, à tel point que je ne savais si je pourrais redescendre. Il me fallait aussi revenir par une autre route, car je ne me sentais pas la force d'escalader de nouveau la montagne que j'avais traversée le matin. Je me vois donc obligé de renoncer à faire l'ascension des deux pics les plus élevés. La différence de hauteur n'est d'ailleurs pas bien considérable et, au point de vue géologique, je savais tout ce que je désirais savoir ; le résultat à obtenir ne valait donc pas une nouvelle fatigue. Je suppose que mes crampes provenaient du grand changement d'action musculaire ; grimper beaucoup après une longue course à cheval. C'est là une leçon dont il est bon de se souvenir, car, dans certain cas, on pourrait se trouver fort embarrassé.
J'ai déjà dit que la montagne se compose de rochers de quartz blanc auquel se trouve mêlé un peu de schiste argileux brillant. À la hauteur de quelques centaines de pieds au-dessus de la plaine, des amas de conglomérats adhèrent en plusieurs endroits au rocher. Par leur dureté, par la nature du ciment qui les unit, ils ressemblent aux masses que l'on peut voir se former journellement sur quelques côtes. Je ne doute pas que l'agglomération de ces cailloux n'ait eu lieu de la même manière, à l'époque où la grande formation calcaire se déposait au-dessous de la mer environnante. On peut facilement se figurer que le quartz si fouillé, si découpé, reproduit encore les effets des grandes vagues d'un immense océan.
Cette ascension, en somme, me désappointa beaucoup. La vue elle-même est insignifiante : une plaine aussi unie que la mer, mais sans la belle couleur de celle-ci et sans des lignes aussi définies. Quoi qu'il en soit, cette scène était toute nouvelle pour moi et j'avais, en outre, éprouvé une certaine émotion quand j'avais cru voir apparaître des Indiens. Il est certain toutefois que le danger n'était pas bien terrible, car mes deux compagnons allumèrent un grand feu, chose qui ne se fait jamais quand on redoute le voisinage des Indiens. Je reviens à notre bivouac à la nuit tombante, et, après avoir bu beaucoup de maté, après avoir fumé plusieurs cigarettes, j'eus bientôt fait mes dispositions pour la nuit. Un vent très-froid soufflait avec violence, ce qui ne m'empêcha pas de dormir mieux que je n'aie jamais dormi.
10 septembre. — Nous arrivons vers le milieu du jour à la posta de la Sauce, après avoir bravement couru devant la tempête. En chemin, nous avons vu un grand nombre de cerfs, et, plus près de la montagne, un guanaco. De singuliers ravins traversent la plaine qui vient mourir au pied de la sierra ; l'un de ces ravins, ayant environ 20 pieds de largeur sur 30 au moins de profondeur, nous oblige à faire un circuit considérable avant de pouvoir le traverser. Nous passons la nuit à la posta ; la conversation roule, comme toujours, sur les Indiens. Anciennement la sierra Ventana était un de leurs postes favoris, et on s'est beaucoup battu en cet endroit, il y a trois ou quatre ans. Mon guide assistait à un de ces combats, où beaucoup d'Indiens perdirent la vie. Les femmes parvinrent à atteindre le sommet de la montagne et s'y défendirent bravement en faisant rouler de grosses pierres sur les soldats. Beaucoup d'entre elles finirent par se sauver.
11 septembre. — Nous nous rendons à la troisième posta en compagnie du lieutenant qui la commande. On dit qu'il y a 15 lieues entre les deux postes, mais on ne fait que supposer et ordinairement on exagère un peu. La route offre peu d'intérêt, on traverse continuellement une plaine sèche couverte de gazon ; à notre gauche, à une distance variable, une rangée de petites collines que nous traversons au moment d'arriver à la posta. Nous rencontrons aussi un immense troupeau de bœufs et de chevaux gardé par quinze soldats qui nous disent en avoir déjà perdu beaucoup. Il est fort difficile, en effet, de faire traverser les plaines à ces animaux, car si, pendant la nuit, un puma ou même un renard s'approche du troupeau, rien ne peut empêcher les chevaux affolés de se disperser dans toutes les directions ; un orage a sur eux le même effet. Il y a peu de temps un officier quitta Buenos Ayres avec cinq cents chevaux, il n'en avait plus vingt quand il rejoignit l'armée.
Peu de temps après un nuage de poussière nous apprend qu'une troupe de cavaliers se dirige vers nous ; mes compagnons les reconnaissent pour des Indiens alors qu'ils sont encore à une distance considérable, à leurs cheveux épars sur le dos. Ordinairement les Indiens portent un bandeau autour de la tête, mais aucun vêtement, et leurs longs cheveux noirs soulevés par le vent leur donnent un aspect plus sauvage encore. C'est une partie de la tribu amie de Bernantio qui se rend à une saline pour faire une provision de sel. Les Indiens mangent beaucoup de sel ; leurs enfants croquent des morceaux de sel comme les nôtres croquent des morceaux de sucre. Les Gauchos ont un goût tout différent, car ils en mangent à peine, bien qu'ils aient le même genre de vie ; selon Mungo Park, les peuples qui ne se nourrissent que de légumes ont une véritable passion pour le sel. Les Indiens, lancés au galop, nous saluèrent amicalement en passant ; ils chassaient devant eux un troupeau de chevaux et étaient suivis à leur tour par une bande de chiens maigres.
12 et 13 septembre. — Je reste deux jours à cette posta ; j'attends une troupe de soldats qui doit passer ici se rendant à Buenos Ayres. Le général Rosas a eu la bonté de me faire prévenir du passage de cette troupe et il m'engage à l'attendre pour profiter d'une aussi bonne escorte. Dans la matinée je vais visiter quelques collines du voisinage pour voir le pays et pour les examiner au point de vue géologique. Après le dîner les soldats se divisent en deux camps pour essayer leur adresse avec les bolas. On plante deux lances dans le sol à 35 mètres de distance l'une de l'autre, mais les bolas ne les atteignent qu'une fois sur quatre ou cinq fois. On peut lancer les bolas à 50 ou 60 mètres, mais sans pouvoir viser. Toutefois cette distance ne s'applique pas aux hommes à cheval ; quand la vitesse du cheval vient s'ajouter à la force du bras, on peut les lancer, dit-on, avec presque certitude d'atteindre le but, à une distance de 80 mètres. Comme preuve de la force de cette arme, je puis citer le fait suivant : quand les Espagnols, aux îles Falkland, assassinèrent une partie de leurs compatriotes et tous les Anglais qui s'y trouvaient, un jeune Espagnol se sauvait de toute la vitesse de ses jambes. Un individu, nommé Luciano, grand et bel homme, le poursuivait au galop, en lui criant de s'arrêter, car il voulait lui dire deux mots. Au moment où l'Espagnol allait atteindre le bateau, Luciano lança ses bolas, elles vinrent s'enrouler autour des jambes du fugitif avec une telle force, qu'il tomba évanoui. Quand Luciano eut achevé ce qu'il avait à lui dire, on permit au jeune homme de s'embarquer. Il nous dit que ses jambes portaient de grandes meurtrissures là où la corde s'était enroulée, comme s'il avait subi le supplice du fouet. Dans le courant de la journée arrivèrent de la posta suivante deux hommes chargés d'un paquet pour le général Rosas. Ainsi, outre ces deux hommes, notre troupe se composait de mon guide et de moi, du lieutenant et de ses quatre soldats. Ces derniers étaient fort étranges ; le premier, un beau nègre tout jeune ; le second, un métis à moitié indien, à moitié nègre ; quant aux autres, impossible de rien déterminer : un vieux mineur chilien, couleur d'acajou, et un autre mi-parti mulâtre. Mais jamais je n'avais vu métis ayant une expression aussi détestable. Le soir, je me retire un peu à l'écart pendant qu'ils jouent aux cartes, assis autour du feu, pour contempler à mon aise cette scène digne du pinceau de Salvator Rosa. Ils étaient assis au pied d'un petit monticule qui surplombait un peu, de telle sorte que je dominais cette scène ; autour d'eux, des chiens endormis, des armes, des restes de cerfs et d'autruches et leurs longues lances plantées dans le sol. Au second plan, plongé dans une obscurité relative, leurs chevaux attachés à des piquets et tout prêts en cas d'alerte. Si la tranquillité qui régnait dans la plaine venait à être troublée par l'aboiement de leurs chiens, un des soldats quittait le feu, plaçait son oreille contre terre et écoutait attentivement. Si même le bruyant turu-tero venait à pousser son cri perçant, la conversation s'arrêtait aussitôt et toutes les têtes s'inclinaient pour prêter l'oreille pendant un instant.
Quelle misérable existence que celle de ces hommes ! Ils se trouvaient à 10 lieues au moins du poste de Sauce et, depuis le meurtre commis par les Indiens, à 20 lieues de tout autre poste. On suppose que les Indiens avaient attaqué au milieu de la nuit le poste détruit, car le lendemain du meurtre, le matin de fort bonne heure, on les vit heureusement s'approcher du poste où je me trouve. La petite troupe put s'échapper et emmener les chevaux, chacun des soldats se sauvant de son côté et emmenant avec lui autant de chevaux qu'il pouvait en conduire.
Ces soldats habitent une petite hutte, faite de tiges de chardons, qui ne les abrite ni contre le vent, ni contre la pluie ; dans ce dernier cas même, la seule fonction du toit consiste à la réunir en gouttes plus larges. On ne leur fournit pas de vivres, ils n'ont pour se nourrir que ce qu'ils peuvent attraper : autruches, cerfs, tatous, etc.; pour tout combustible, ils n'ont que les tiges d'une petite plante qui ressemble quelque peu à un aloès. Le seul luxe que puissent se permettre ces hommes est de fumer des cigarettes et de mâcher du maté. Je ne pouvais m'empècher de penser que les vautours, compagnons ordinaires de l'homme dans ces plaines désertes, perchés sur les hauteurs voisines, semblaient, par leur patience exemplaire, dire à chaque instant : « Ah ! quel festin quand viendront les Indiens. »
Dans la matinée, nous sortons tous pour aller chasser ; nous n'avons pas grand succès, et cependant la chasse est animée. Peu après notre départ, nous nous séparons ; les hommes font leur plan de façon qu'à un certain instant de la journée (ils sont fort habiles pour calculer les heures) ils se rencontrent tous, venant de différents côtés à un endroit désigné, pour rabattre ainsi à cet endroit les animaux qu'ils pourraient rencontrer. Un jour, j'assistai à une chasse à Bahia Blanca ; là, les hommes se contentèrent de former un demi-cercle, séparés les uns des autres d'un quart de mille environ. Les cavaliers les plus avancés surprirent une autruche mâle qui essaya de s'échapper d'un côté. Les Gauchos poursuivirent l'autruche de toute la vitesse de leurs chevaux, chacun d'eux faisant tournoyer les terribles bolas autour de sa tête. Celui enfin qui était le plus proche de l'oiseau les lança avec une vigueur extraordinaire ; elles allèrent s'enrouler autour des pattes de l'autruche, qui tomba impuissante sur le sol.
Trois espèces de perdrix, dont deux aussi grosses que des poules faisanes, abondent dans les plaines qui nous entourent. On rencontre aussi en quantité considérable, un joli petit renard, leur ennemi mortel ; dans le courant de la journée, nous en avons vu au moins quarante ou cinquante ; ils se tiennent ordinairement à l'entrée de leur terrier, ce qui n'empêche pas les chiens d'en tuer un. À notre retour à la posta, nous retrouvons deux de nos hommes qui avaient chassé de leur côté. Ils ont tué un puma et découvert un nid d'autruche contenant vingt-sept œufs. Chacun de ces œufs pèse, dit-on, autant que onze œufs de poule, ce qui fait que ce seul nid nous fournit autant d'aliments que l'auraient fait deux cent quatre-vingt-dix-sept œufs de poule.
11 septembre. — Les soldats appartenant à la posta suivante veulent retourner chez eux ; or comme, en nous joignant à eux, nous serons cinq hommes tous armés, je me décide à ne pas attendre les troupes annoncées. Mon hôte, le lieutenant, fait tous ses efforts pour me retenir. Il a été extrêmement obligeant pour moi ; non-seulement il m'a nourri, mais il m'a prêté ses chevaux particuliers, aussi je désire le rémunérer de quelque façon que ce soit. Je demande à mon guide si l'usage me permet de le faire, et il me répond que non ; il ajoute que, outre un refus, je m'attirerais probablement une parole comme celle-ci : « Dans notre pays, nous donnons de la viande à nos chiens, ce n'est certes pas pour la vendre aux chrétiens. » Il ne faut pas supposer que le rang de lieutenant dans une telle armée soit la cause de ce refus de payement ; non, ce refus provient de ce que, dans toute l'étendue de ces provinces, chacun, tous les voyageurs peuvent l'affirmer, considère la pratique de l'hospitalité comme un devoir. Après avoir fourni un galop de quelques lieues, nous entrons dans une région basse et marécageuse qui s'étend vers le nord, pendant près de 80 milles (123 kilomètres), jusqu'à la sierra Tapalguen. Dans quelques parties, cette région consiste en belles plaines humides recouvertes de gazon ; dans d'autres, en un sol mou, noir et tourbeux. On y rencontre aussi de nombreux lacs fort grands, mais peu profonds, et d'immenses champs de roseaux. En somme, ce pays ressemble aux plus belles parties des marécages du Cambridgeshire. Nous avons quelque difficulté, le soir, à trouver, au milieu des marais, un endroit sec pour y établir notre bivouac.
15 septembre. — Nous partons de bonne heure. Bientôt nous passons auprès des ruines de la posta, dont les cinq soldats ont été massacrés par les Indiens. Le commandant avait reçu dix-huit coups de chuzo. Au milieu de la journée, après avoir galopé pendant fort longtemps, nous atteignons la cinquième posta. La difficulté de nous procurer des chevaux nous y fait passer la nuit. Ce point est le plus exposé de toute la ligne, aussi y a-t-il vingt et un soldats. Au coucher du soleil, ils reviennent de la chasse, apportant sept cerfs, trois autruches, plusieurs tatous et un grand nombre de perdrix. Il est d'usage, quand on parcourt la plaine, de mettre le feu aux herbes : c'est ce que les soldats ont fait aujourd'hui, aussi assistons-nous pendant la nuit à de magnifiques conflagrations, et l'horizon s'illumine de tous côtés. On incendie la plaine, un peu pour rôtir les Indiens qui pourraient se trouver environnés par les flammes, mais principalement pour améliorer le pâturage. Dans les plaines couvertes de gazon, mais que ne fréquentent pas les grands ruminants, il semble nécessaire de détruire par le feu le superflu de la végétation, de façon à ce qu'une nouvelle récolte puisse pousser.
En cet endroit, le rancho n'a pas même de toit, il consiste tout simplement en une rangée de tiges de chardons disposées de façon à défendre un peu les hommes contre le vent. Ce rancho est situé sur les bords d'un lac fort étendu, mais fort peu profond, littéralement couvert d'oiseaux sauvages, parmi lesquels se fait remarquer le cygne à cou noir.
L'espèce de pluvier qui semble monté sur des échasses (Himantopus nigricollis) se trouve ici en bandes considérables. On a, à tort, accusé cet oiseau d'avoir peu d'élégance ; quand il circule dans l'eau peu profonde, sa résidence favorite, sa démarche est loin d'être disgracieuse. Réunis en bandes, ces oiseaux font entendre un cri qui ressemble singulièrement aux aboiements d'une meute de petits chiens en pleine chasse ; éveillé tout à coup au milieu de la nuit, il me semble pendant quelques instants entendre des aboiements. Le teru-tero (Vanellus Cayanus) est un autre oiseau qui, souvent aussi, trouble le silence de la nuit. Par son aspect et par ses habitudes il ressemble, sous bien des rapports, à nos vanneaux ; toutefois ses ailes sont armées d'éperons aigus, comme ceux que le coq commun porte aux pattes. Quand on traverse les plaines couvertes de gazon, ces oiseaux vous poursuivent constamment ; ils semblent détester l'homme, qui le leur rend bien, car rien n'est plus désagréable que leur cri aigu, toujours le même, et qui ne cesse pas de se faire entendre un seul instant. Le chasseur les exècre parce qu'ils annoncent son approche à tous les oiseaux et à tous les animaux ; peut-être rendent-ils quelques services au voyageur ; car, comme dit Molina, ils lui annoncent l'approche du voleur de grand chemin. Pendant la saison des amours, ils feignent d'être blessés et de pouvoir à peine se sauver, afin d'entraîner loin de leur nid les chiens et tous leurs autres ennemis. Les œufs de ces oiseaux font, dit-on, un manger très-délicat.
16 septembre. — Nous gagnons la septième posta, située au pied de la sierra Tapalguen. Nous avons traversé un pays absolument plat ; le sol, mou et tourbeux, est recouvert d'herbes grossières. La hutte est fort propre et fort habitable ; les poteaux et les poutres consistent en une douzaine environ de tiges de chardons liées ensemble par des rubans de cuir ; ces poteaux, qui ressemblent à des colonnes ioniques, supportent le toit et les côtés recouverts de roseaux en guise de chaume. On me raconte ici un fait que je n'aurais pas voulu croire si je n'en avais été en partie le témoin oculaire. Pendant la nuit précédente, de la grêle, aussi grosse que de petites pommes et extrêmement dure, était tombée avec tant de violence, qu'elle avait tué un grand nombre d'animaux sauvages. Un des soldats avait trouvé treize cadavres de cerfs (Cervus campestris), et on me montra leur peau encore toute fraîche ; quelques minutes après mon arrivée, un autre soldat en apporta sept autres. Or, je sais parfaitement qu'un homme sans chiens n'aurait pas pu tuer sept cerfs en une semaine. Les hommes affirmaient avoir vu au moins quinze autruches mortes (nous en avions une pour dîner) ; ils ajoutaient que beaucoup d'autres avaient été aveuglées. Un grand nombre de petits oiseaux, tels que canards, faucons et perdrix, avaient été tués. On me montra une perdrix dont le dos tout noir semblait avoir été frappé avec une grosse pierre. Une haie de tiges de chardons qui entourait la hutte, avait été presque détruite, et un des hommes, en mettant la tête dehors pour voir ce qu'il y avait, avait reçu une blessure grave ; il portait un bandage. L'orage n'avait, me dit-on, exercé ses ravages que sur une étendue de terrain peu considérable. De notre bivouac de la dernière nuit, nous avions vu, en effet, un nuage fort noir et des éclairs dans cette direction. Il est incroyable que des animaux aussi forts que les cerfs aient été tués de cette façon ; mais, d'après les preuves que je viens de rapporter, je suis persuadé qu'on m'a raconté le fait sans l'exagérer.
Je suis heureux, toutefois, que le jésuite Drobrizhoffer ait par avance confirmé ce témoignage ; parlant d'un pays situé beaucoup plus au nord, il dit : « Il est tombé de la grêle si grosse, qu'elle a tué un grand nombre de bestiaux. Les Indiens, depuis cette époque, appellent l'endroit où elle est tombée Lalegraicavalca, c'est-à-dire « les petites choses blanches. » Le docteur Malcolmson m'apprend aussi qu'il a assisté dans l'Inde, en 1831, à un orage de grêle qui a tué un grand nombre de grands oiseaux et qui a blessé beaucoup de bestiaux. Les grêlons étaient plats, l'un d'eux avait une circonférence de 10 pouces et un autre pesait 2 onces ; ces grêlons défoncèrent une route empierrée, comme auraient pu le faire des balles ; ils passaient à travers les vitres en faisant un trou rond, mais sans les craqueler.
Après dîner, nous traversons la sierra Tapalguen, chaîne de collines de quelques centaines de pieds d'élévation, qui commence au cap Corrientes. Dans la partie du pays où je me trouve, le roc est du quartz pur ; plus à l'est, on me dit que c'est du granite. Les collines affectent une forme remarquable ; elles consistent en plateaux entourés de falaises perpendiculaires peu élevées, comme les lambeaux détachés d'un dépôt sédimentaire. La colline sur laquelle je montai est fort peu importante, elle n'a guère que 200 mètres de diamètre ; mais j'en vois d'autres plus grandes. L'une d'elles, à laquelle on a donné le nom de Corral, a, dit-on, 2 ou 3 milles de diamètre et est enfermée par des falaises perpendiculaires ayant de 30 à 40 pieds de haut, sauf en un endroit où se trouve l'entrée. Falconer raconte que les Indiens poussent dans cet enclos naturel des troupes de chevaux sauvages, et qu'il leur suffit de garder l'entrée pour les empêcher de sortir. Je n'ai jamais entendu citer d'autre exemple de plateaux dans une formation de quartz qui, dans la colline que j'ai examinée, ne portait aucune trace de clivage ou de stratification. On m'a dit que le roc du corral est blanc et produit des étincelles quand on le frappe.
Nous n'arrivons qu'après la nuit tombée à la posta, située sur les bords du rio Tapalguen. À souper, d'après quelques mots que j'entends prononcer, je suis soudain frappé d'horreur à la pensée que je mange un des plats favoris du pays, c'est-à-dire un veau à demi formé. C'était du puma ; la viande de cet animal est très-blanche et a le goût du veau. On s'est beaucoup moqué du docteur Shaw, pour avoir dit que « la chair du lion est fort estimée et que par la couleur, le goût et la saveur elle ressemble beaucoup à la chair du veau. » Il en est certainement ainsi pour le puma. Les Gauchos diffèrent d'opinion, quant à la chair du jaguar ; mais ils disent tous que le chat fait un manger excellent.
17 septembre. — Nous suivons le rio Tapalguen, à travers un pays fertile, jusqu'à la neuvième posta. Tapalguen lui-même, ou la ville de Tapalguen, si on peut lui donner ce nom, consiste en une plaine parfaitement plate, parsemée, aussi loin que la vue peut s'étendre, des toldos ou huttes en forme de four, des Indiens. Les familles des Indiens alliés qui combattent dans les rangs de l'armée de Rosas résident ici. Nous rencontrons un grand nombre de jeunes indiennes montées, deux ou trois ensemble, sur le même cheval ; elles sont pour la plupart fort jolies, et on pourrait prendre leur teint si frais pour l'emblème de la santé. Outre les toldos, il y a trois ranchos : l'un est habité par le commandant, et les deux autres par des Espagnols qui tiennent de petites boutiques.
Je puis enfin acheter un peu de biscuit. Depuis plusieurs jours je ne mange absolument que de la viande ; ce nouveau régime ne me déplaît pas, mais il me semble que je ne pourrais le supporter qu'à condition de faire un violent exercice. J'ai entendu dire que des malades, en Angleterre, à qui on ordonne une nourriture exclusivement animale, peuvent à peine, même avec l'espoir de la vie, se résoudre à s'y soumettre. Cependant les Gauchos des Pampas ne mangent que du bœuf pendant des mois entiers. Mais j'ai observé qu'ils absorbent une grande proportion de gras, qui est de nature moins animale, et ils détestent tout particulièrement la viande sèche, telle que celle de l'agouti. Le docteur Richardson a remarqué aussi que, « quand on s'est nourri exclusivement pendant longtemps de viande maigre, on éprouve un désir si irrésistible de manger du gras, qu'on peut en consommer une quantité considérable, même de gras huileux, sans éprouver de nausées » ; cela me paraît constituer un fait physiologique fort curieux. C'est peut-être comme conséquence de leur diète exclusivement animale que les Gauchos, comme tous les autres animaux carnivores, peuvent s'abstenir de nourriture pendant longtemps. On m'a affirmé qu'à Tandeel des soldats ont volontairement poursuivi une troupe d'Indiens, pendant trois jours, sans boire ni manger.
J'ai vu dans les boutiques bien des articles, tels que couvertures de cheval, ceintures et jarretières tissées par les femmes indiennes. Les dessins sont fort jolis et les couleurs brillantes. Le travail des jarretières est si parfait, qu'un négociant anglais à Buenos Ayres me soutenait qu'elles avaient dû être fabriquées en Angleterre ; il fallut, pour le convaincre, lui montrer que les glands étaient attachés avec des morceaux de nerfs fendus.
18 septembre. — Nous avons fait une longue étape aujourd'hui. À la douzième posta, à 7 lieues au sud du rio Salado, nous trouvons la première estancia avec des bestiaux et des femmes blanches. Nous avons ensuite à traverser plusieurs milles de pays inondé ; l'eau monte jusqu'au-dessus des genoux de nos chevaux. En croisant les étriers et en montant à la manière des Arabes, c'est-à-dire les jambes repliées et les genoux très-élevés, nous parvenons à ne pas trop nous mouiller. Il fait presque nuit quand nous arrivons au Salado. Ce fleuve est profond et a environ 40 mètres de largeur ; en été il se dessèche presque complètement, et le peu d'eau qui y reste encore devient aussi salée que celle de la mer. Nous couchons dans une des grandes estancias du général Rosas. Elle est fortifiée et elle a une importance telle, qu'en arrivant la nuit je la prends pour une ville et sa forteresse. Le lendemain, nous voyons d'immenses troupeaux de bestiaux ; le général possède ici 74 lieues carrées de terrains. Anciennement, il employait près de trois cents hommes dans cette propriété, et ils étaient disciplinés de façon à défier toutes les attaques des Indiens.
19 septembre. — Nous traversons Guardia del Monte. C'est une jolie petite ville un peu clair-semée, avec de nombreux jardins plantés de pêchers et de cognassiers. La plaine ressemble absolument à celle qui entoure Buenos Ayres. Le gazon est court et d'un beau vert ; il est entrecoupé de champs de trèfle et de chardons ; on remarque aussi de nombreux terriers de viscache. Dès qu'on a traversé le Salado, le pays change entièrement d'aspect ; jusqu'alors nous n'étions entourés que d'herbages grossiers, nous voyageons actuellement sur un beau tapis vert. Je crois, d'abord, devoir attribuer ce changement à une modification dans la nature du sol ; mais les habitants m'affirment qu'ici, aussi bien que dans le Banda oriental, où l'on remarque une aussi grande différence entre le pays qui entoure Montevideo et les savanes si peu habitées de Colonia, il faut attribuer ce changement à la présence des bestiaux. On a observé exactement le même fait dans les prairies de l'Amérique du Nord, où des herbes communes et grossières, atteignant 5 ou 6 pieds de hauteur, se transforment en gazon dès qu'on y introduit des bestiaux en quantité suffisante. Je ne suis pas assez botaniste pour prétendre dire si la transformation provient de l'introduction de nouvelles espèces, de modifications dans la croissance des mêmes herbes ou d'une diminution de leur nombre proportionnel. Azara a été aussi fort étonné de ce changement d'aspect ; en outre, il se demande la raison de l'apparition immédiate, sur les bords de tous les sentiers qui conduisent à une hutte nouvellement construite, de plantes qui ne croissent pas dans le voisinage. Dans un autre endroit il dit : « Ces chevaux (sauvages) ont la manie de préférer les chemins et le bord des routes pour déposer leurs excréments ; on en trouve des monceaux dans ces endroits. » Mais n'est-ce pas là une explication du fait ? Ne se produit-il pas ainsi des lignes de terre richement fumée qui servent de canaux de communication à travers d'immenses régions ?
Auprès de Guardia, nous trouvons la limite méridionale de deux plantes européennes devenues extraordinairement communes. Le fenouil abonde sur les revêtements des fossés dans le voisinage de Buenos Ayres, de Montevideo et d'autres villes. Mais le cardon s'est répandu bien davantage ; on le trouve dans ces latitudes des deux côtés de la Cordillère, sur toute la largeur du continent. Je l'ai rencontré dans des endroits peu fréquentés du Chili, de l'Entre-Rios et du Banda oriental. Dans ce dernier pays seul, bien des milles carrés (probablement plusieurs centaines) sont recouverts par une masse de ces plantes armées de piquants, endroits où ni hommes ni bêtes ne peuvent pénétrer. Aucune autre plante ne peut actuellement exister sur les plaines ondulées où croissent ces cardons ; mais, avant leur introduction, la surface devait être couverte de grandes herbes, comme toutes les autres parties. Je doute qu'on puisse citer un exemple plus extraordinaire des envahissements d'une plante opérés sur une aussi grande échelle. Comme je l'ai déjà dit, je n'ai vu le cardon nulle part au sud du Salado ; mais il est probable que, à mesure que le pays se peuplera, le cardon étendra ses limites. Le chardon géant des Pampas, à feuilles variées, se comporte tout différemment, car je l'ai rencontré dans la vallée du Sauce. Selon les principes si bien exposés par M. Lyell, peu de pays ont, depuis l'an 1535, alors que le premier colon vint débarquer avec soixante-douze chevaux sur les rives de la Plata, subi des modifications plus remarquables. Les innombrables troupeaux de chevaux, de bestiaux et de moutons ont non-seulement modifié le caractère de la végétation, mais ils ont aussi repoussé de toutes parts et fait presque disparaître le guanaco, le cerf et l'autruche. Nombre d'autres changements ont dû aussi se produire ; le cochon sauvage remplace très-probablement le pécari dans bien des endroits ; on peut entendre des bandes de chiens sauvages hurler dans les bois qui couvrent les bords des rivières les moins fréquentées ; et le rat commun, devenu un grand et féroce animal, habite les collines rocheuses. Comme M. d'Orbigny l'a fait remarquer, le nombre des vautours a dû immensément s'accroître depuis l'introduction des animaux domestiques, et j'ai indiqué brièvement les raisons qui me font croire qu'ils ont considérablement étendu leur habitat vers le sud. Sans aucun doute aussi, beaucoup d'autres plantes, outre le fenouil et le cardon, se sont acclimatées ; je n'en veux pour preuve que le nombre des pêchers et des orangers qui croissent sur les îles à l'embouchure du Parana et qui proviennent de graines qu'y ont transportées les eaux du fleuve.
Pendant que nous changeons de chevaux à Guardia, plusieurs personnes viennent me faire une foule de questions à propos de l'armée. Je n'ai jamais vu popularité plus grande que celle de Rosas, ni plus grand enthousiasme pour la guerre « la plus juste des guerres, parce qu'elle est dirigée contre des sauvages. » Il faut avouer que l'on comprend un peu cet élan, si l'on songe qu'il y a peu de temps encore, hommes, femmes, enfants, chevaux, étaient exposés aux outrages des Indiens. Nous parcourons pendant toute la journée une belle plaine verte, couverte de troupeaux ; çà et là une estancia solitaire, toujours ombragée d'un seul arbre. Le soir, il se met à pleuvoir ; nous arrivons à un poste, mais le chef nous dit que si nous n'avons pas de passe-ports bien en règle, nous pouvons passer notre chemin, car il y a tant de voleurs qu'il ne veut se fier à personne. Je lui présente mon passe-port, et, dès qu'il en a lu les premiers mots : El naturalista don Carlos, il devient aussi respectueux et aussi poli qu'il était soupçonneux auparavant. Naturaliste ! je suis persuadé que ni lui, ni ses compatriotes ne comprennent bien ce que cela peut vouloir dire ; mais il est probable que mon titre mystérieux ne fait que lui inspirer une plus haute idée de ma personne.
20 septembre. — Vers le milieu de la journée nous arrivons à Buenos Ayres. Les haies d'agaves, les bosquets d'oliviers, de pêchers et de saules, dont les feuilles commencent à s'ouvrir, donnent aux faubourgs de la ville un aspect délicieux. Je me rends à l'habitation de M. Lumb, négociant anglais, qui, pendant mon séjour dans le pays, m'a comblé de bontés.
La ville de Buenos Ayres est grande et une des plus régulières, je crois, qui soient au monde. Toutes les rues se coupent à angle droit, et toutes les rues parallèles se trouvant à égale distance les unes des autres, les maisons forment des carrés solides d'égales dimensions que l'on appelle quadras.
Les maisons, dont toutes les chambres s'ouvrent sur une jolie petite cour, n'ont ordinairement qu'un étage, surmonté d'une terrasse garnie de sièges. En été les habitants se tiennent ordinairement sur ces terrasses. Au centre de la ville se trouve la place, autour de laquelle on remarque les édifices publics, la forteresse, la cathédrale, etc. ; là aussi se trouvait, avant la révolution, le palais des vice-rois. L'ensemble de ces édifices offre un magnifique coup d'œil, bien qu'aucun d'eux n'ait de grandes prétentions à une belle architecture.
Un des spectacles les plus curieux que puisse offrir Buenos Ayres est le grand corral, où l'on garde avant de les abattre les bestiaux qui doivent servir à l'approvisionnement de la ville. La force du cheval comparée à celle du bœuf est réellement étonnante. Un homme à cheval, après avoir enlacé de son lazo les cornes d'un bœuf, peut traîner ce dernier où il le veut. L'animal laboure la terre de ses jambes tendues en avant pour résister à la force supérieure qui l'entraîne, mais tout est inutile ; ordinairement aussi le bœuf prend son élan et se jette de côté, mais le cheval se tourne immédiatement pour recevoir le choc qui se produit avec une telle violence que le bœuf est presque renversé ; il est fort surprenant qu'il n'ait pas le cou cassé. La lutte, il faut le dire, n'est pas tout à fait égale, car, tandis que le cheval tire du poitrail, le bœuf tire du sommet de la tête. Un homme, d'ailleurs, peut retenir de la même façon le cheval le plus sauvage, si le lazo a été le saisir juste derrière les oreilles. On traîne le bœuf à l'endroit où il doit être abattu ; puis le matador, s'approchant avec précaution, lui coupe le jarret. C'est alors que l'animal pousse son mugissement de mort, le cri d'agonie le plus terrible que je connaisse. Je l'ai souvent entendu à une grande distance, le distinguant au milieu d'une foule d'autres bruits, et j'ai toujours compris que la lutte était finie. Toute cette scène est horrible et révoltante ; on marche sur une couche d'ossements, et chevaux et cavaliers sont couverts de sang.
· J'emploie le mot chardon faute d'une expression plus correcte. Je crois que c'est une espèce d'Eryngium.
· · Travels in Africa, p. 233.
· · Deux espèces de Tinamus et l'Eudromia elegans, de A. d'Orbigny, que ses habitudes seules peuvent faire appeler une perdrix.
· · History of the Abipones, vol. II. p. 6.
· · Falconer, Patagonia, p. 70.
· · Fauna Boreali-Americana, vol. I, p. 33.
· · Voir la description des prairies par M. Atwater, dans Silliman N. A. Journal, vol. I. p. 117.
· · Azara, Voyage, vol. I, p. 373.
· · M. A. d'Orbigny (vol. I, p 474) dit que l'on trouve le cardon et l'artichaut à l'état sauvage. Le docteur Hooker (Botanical Magazine, vol. LV, p. 2862) a décrit, sous le nom d'inermis, une variété du Cynara provenant de cette partie de l'Amérique méridionale. Il affirme que la plupart des botanistes croient aujourd'hui que le cardon et l'artichaut sont des variétés de la même plante. Je puis ajouter qu'un fermier fort intelligent m'a affirmé avoir vu, dans un jardin abandonné, des plants d'artichauts se changer en cardon commun. Le docteur Hooker croit que la magnifique description que fait Head du chardon des Pampas s'applique au cardon, mais c'est là une erreur. Le capitaine Head fait allusion à la plante dont je vais m'occuper tout à l'heure sous le nom de chardon géant. Est-ce un vrai chardon ? Je n'en sais rien ; mais cette plante diffère absolument du cardon et ressemble beaucoup plus à un chardon.
· Buenos Ayres contient, dit-on (1833), 60 000 habitants. Montevideo, seconde ville importante sur les bords de la Plata, en contient 15 000. Buenos Ayres a aujourd'hui 100 000 habitants ; Montevideo, 40 000.
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CHAPITRE VII
Excursion à Santa-Fé. — Champs de chardons. — Habitudes de la Viscache. — Petit hibou. — Sources salées. — Plaines. — Mastodonte. — Santa-Fé. — Changement dans la nature du pays. — Géologie. — Dent d'un cheval éteint. — Rapports entre les animaux fossiles et les quadrupèdes récents de l'Amérique septentrionale et de l'Amérique méridionale. — Effets d'une grande sécheresse. — Le Parana. — Habitudes du jaguar. — L'oiseau à bec en ciseaux. — Martin-pêcheur, perroquet et oiseau à la queue en ciseaux. — Révolution. — Buenos Ayres. — État du gouvernement.
De Buenos Ayres à Santa-Fé.
Le 27 septembre 1833 au soir, je quitte Buenos Ayres pour me rendre à Santa-Fé, situe à environ 300 milles (480 kilomètres) sur les bords du Parana. Les routes dans le voisinage de la ville, après la saison des pluies, sont si mauvaises, que je n'aurais jamais pu croire qu'un chariot attelé de bœufs pût les parcourir. Il est vrai que, si nous parvenons à passer, nous ne faisons guère qu'un mille à l'heure, et encore faut-il qu'un homme marche à la tête des bœufs pour choisir les endroits les moins mauvais. Nos bœufs sont harassés de fatigue ; c'est une grosse erreur de croire qu'avec de meilleures routes et des voyages plus rapides les souffrances des animaux s'augmenteraient. Nous dépassons un train de chariots et un troupeau de bestiaux qui se rendent à Mendoza. La distance est d'environ 580 milles géographiques ; on fait ordinairement le voyage en cinquante jours. Ces chariots étroits et fort longs sont recouverts d'un toit de roseaux ; ils n'ont que deux roues, qui ont quelquefois jusqu'à 10 pieds de diamètre. Chacun de ces chariots est attelé de six bœufs que l'on guide au moyen d'un aiguillon qui a au moins 20 pieds de long ; quand on ne s'en sert pas, on le suspend sous le toit de la voiture ; on a ordinairement sous la main un second aiguillon beaucoup plus court, qui sert pour les bœufs placés entre les brancards ; pour la paire de bœufs intermédiaire, on se sert d'une pointe placée à angle droit sur le long aiguillon, qui ressemble à une véritable machine de guerre.
28 septembre. — Nous traversons la petite ville de Luxan, où l'on passe la rivière sur un pont en bois, luxe inusité dans ce pays. Nous traversons aussi Areco. Les plaines semblent absolument de niveau. Mais il n'en est rien, car l'horizon est plus éloigné en certains endroits. Les estancias sont fort distantes les unes des autres ; il y a, en effet, fort peu de bons pâturages, le sol étant presque partout recouvert par une sorte de trèfle acre ou par le chardon géant. Cette dernière plante, si bien connue depuis l'admirable description qu'en a faite Sir F. Head, n'était encore, dans cette saison de l'année, parvenue qu'aux deux tiers de sa hauteur ; dans quelques endroits les chardons s'élèvent jusqu'à la croupe de mon cheval, dans d'autres ils ne sont pas encore sortis de terre, et le sol est alors aussi nu, aussi poussiéreux qu'il peut l'être sur nos grandes routes. Les tiges vert brillant donnent au paysage l'aspect d'une forêt en miniature. Dès que les chardons ont atteint toute leur hauteur, les plaines qu'ils recouvrent deviennent absolument impénétrables, sauf par quelques sentiers, vrai labyrinthe, connu des voleurs seuls, qui les habitent en cette saison, et qui s'élancent de là pour piller et assassiner les voyageurs. Je demandais un jour dans une habitation : « Y a-t-il beaucoup de voleurs ? » On me répondit, sans que je comprisse bien d'abord la portée de la réponse : « Les chardons n'ont pas encore poussé. » Presque rien d'intéressant à observer dans les parages qu'ont envahis les chardons, car peu d'animaux ou d'oiseaux les habitent, sauf toutefois la Viscache et son ami le petit hibou.
On sait que la Viscache constitue un des traits caractéristiques de la zoologie des Pampas. Dans le sud elle s'étend jusqu'au rio Negro, par 41 degrés de latitude, mais pas au delà. Elle ne peut, comme l'agouti, vivre dans les plaines caillouteuses et désertes de la Patagonie ; elle préfère un sol argileux ou sablonneux, qui produit une végétation différente et plus abondante. Auprès de Mendoza, au pied de la Cordillère, elle habite à peu près les mêmes régions qu'une espèce alpestre fort voisine. Circonstance curieuse pour la distribution géographique de cet animal, on ne l'a jamais vu, heureusement d'ailleurs pour les habitants du Banda oriental, à l'est de l'Uruguay ; il y a cependant dans cette province des plaines qui paraissent devoir merveilleusement se prêter à ses habitudes. L'Uruguay a présenté un obstacle insurmontable à sa migration, bien qu'il ait traversé la barrière plus large encore formée par le Parana et qu'il soit commun dans la province d'Entre-Rios, située entre les deux grands fleuves. Cet animal abonde dans les environs de Buenos Ayres. Il semble habiter de préférence les parties de la plaine que recouvrent pendant une partie de l'année les chardons géants à l'exclusion de toute autre plante. Les Gauchos affirment qu'il se nourrit de racines, ce qui semble fort probable, si l'on en juge par la puissance de ses dents et les lieux qu'il fréquente d'ordinaire. Le soir, les Viscaches sortent en grand nombre de leur terrier et s'asseyent tranquillement à l'entrée. Elles paraissent alors presque apprivoisées, et un homme à cheval qui passe devant elles, loin de les effrayer, semble fournir un nouvel aliment à leurs graves méditations. La Viscache marche gauchement, et quand on la voit par derrière alors qu'elle rentre dans son terrier, sa queue élevée et ses jambes de devant si courtes la font beaucoup ressembler à un gros rat. La chair de cet animal est fort blanche et a très-bon goût, cependant on en mange peu.
La Viscache a une habitude très-singulière : elle apporte à l'entrée de son terrier tous les objets durs qu'elle peut trouver. Autour de chaque groupe de trous on voit, réunis en un tas irrégulier, presque aussi considérable que le contenu d'une brouette, des ossements, des pierres, des tiges de chardon, des mottes de terre durcie, de la bouse desséchée, etc. On m'a dit, et la personne qui m'a donné ce renseignement est digne de foi, que, si un cavalier perd sa montre pendant la nuit, il est presque sur de la retrouver le lendemain matin en allant examiner l'entrée des terriers des Viscaches sur la route qu'il a parcourue la veille. Cette habitude de ramasser toutes les substances dures qui peuvent se trouver sur le sol dans le voisinage de son habitation doit causer beaucoup de travail à cet animal. Dans quel but le fait-il ? Il m'est impossible de le dire, je ne puis même former aucune conjecture. Ce ne peut être dans un but défensif, car l'amas de débris se trouve la plupart du temps au-dessus de l'ouverture du terrier, qui pénètre en terre en s'inclinant un peu. Cependant il doit y avoir une bonne raison, mais les habitants du pays n'en savent pas plus que moi à ce sujet. Je ne connais qu'un seul fait analogue, l'habitude qu'a cet oiseau extraordinaire de l'Australie, le Calodera maculata, de construire avec des petites branches une élégante habitation voûtée où il va se livrer à mille jeux et près de laquelle il rassemble des coquillages, des ossements et des plumes d'oiseaux, tout particulièrement des plumes brillantes. M. Gould, qui a décrit ces faits, m'apprend que les naturels vont visiter ces galeries quand ils ont perdu quelque chose de dur, et il a vu retrouver une pipe de cette façon.
Le petit hibou (Athene cunicularia), dont j'ai déjà parlé si souvent, habite exclusivement, dans les plaines de Buenos Ayres, les trous des Viscaches ; dans le Banda oriental, au contraire, cet oiseau creuse son propre nid. Pendant la journée, mais plus particulièrement le soir, on peut voir dans toutes les directions ces oiseaux posés, la plupart du temps par couples, sur le petit monticule de sable qui accompagne leur terrier. Si on les dérange, ils rentrent dans leur trou ou s'envolent à quelque distance, en poussant un cri aigu ; puis ils se retournent et considèrent attentivement quiconque les poursuit. Quelquefois, le soir, on les entend pousser le cri particulier à leur espèce. J'ai trouvé dans l'estomac de deux de ces oiseaux les restes d'une souris ; un jour, j'en vis un emporter dans son bec un serpent qu'il venait de tuer ; c'est là, d'ailleurs, ce qui, dans la journée, constitue leur proie principale. Peut-être est-il bon d'ajouter, pour prouver qu'ils peuvent se nourrir de toutes sortes d'aliments, que l'estomac de quelques hiboux tués dans les îlots de l'archipel de Chonos était plein de crabes assez gros. Dans l'Inde, il y a un genre de hiboux pécheurs qui attrapent aussi les crabes.
Dans la soirée, nous traversons le rio Arrecife sur un simple radeau fait de barils liés ensemble, et nous passons la nuit à la maison de poste située de l'autre côté de la rivière. Je paye la location du cheval que j'ai monté, calculée sur 31 lieues parcourues, et, bien qu'il ait fait très-chaud, je ne me sens pas trop fatigué. Quand le capitaine Head parle de 50 lieues faites en un jour, je ne crois pas que ce soit une distance équivalant à 150 milles anglais ; dans tous les cas, les 31 lieues que j'ai parcourues ne représentaient que 76 milles anglais (122 kilomètres) à vol d'oiseau, et je crois que, dans un pays aussi ouvert que l'est celui-ci, si on ajoute 4 milles pour les détours, on est bien près de la vérité.
29 et 30 septembre. — Nous continuons notre voyage à travers des plaines ayant absolument le même caractère. À San-Nicolas, j'aperçois pour la première fois ce fleuve magnifique, le Parana. Au pied de la falaise sur laquelle est bâtie la ville, il y a plusieurs gros vaisseaux à l'ancre. Avant d'arriver à Rozario, nous traversons le Saladillo, rivière à l'eau pure et transparente, mais trop salée pour qu'on puisse la boire. Rozario est une grande ville, construite sur une plaine absolument plate, qui se termine par une falaise dominant le Parana d'environ 60 pieds. En cet endroit le fleuve est fort large, entrecoupé d'îles basses boisées, de même que la côte opposée. Le fleuve ressemblerait à un grand lac, n'était la forme des îles, qui seule suffit à donner l'idée de l'eau courante. Les falaises forment la partie la plus pittoresque du paysage ; quelquefois elles sont absolument perpendiculaires et rouge vif ; quelquefois, elles se présentent sous forme d'immenses masses brisées couvertes de cactus et de mimosas. Mais la vraie grandeur d'un fleuve immense comme l'est celui-ci vient de la pensée de son importance, au point de vue de la facilité qu'il procure aux communications et au commerce entre différentes nations ; et l'on est frappé d'admiration quand on pense de quelle énorme distance vient cette nappe d'eau douce qui coule à vos pieds et quel immense territoire elle draine.
Pendant bien des lieues au nord et au sud de San-Nicolas et de Rozario, le pays est réellement plat. On ne peut taxer d'exagération rien de ce que les voyageurs ont écrit au sujet de ce niveau parfait. Je n'ai jamais pu, cependant, trouver un seul endroit où, en tournant lentement, je n'aie pas distingué des objets à une distance plus ou moins grande ; or, cela prouve évidemment une inégalité du sol de la plaine. En mer, quand l'œil se trouve à 6 pieds au-dessus des vagues, l'horizon est à 2 milles et quatre cinquièmes de distance. De même, plus la plaine est de niveau, plus l'horizon approche de ces limites étroites ; or, selon moi, cela est suffisant pour détruire cet aspect de grandeur qu'on croirait devoir trouver dans une vaste plaine.
1er octobre. — Nous nous mettons en route par le clair de lune, et au lever du soleil nous arrivons au rio Tercero. On appelle aussi cette rivière le Saladillo, et elle mérite ce nom, car elle roule des eaux saumâtres. Je reste ici la plus grande partie de la journée à chercher des ossements fossiles. Outre une dent parfaite du Toxodon et plusieurs ossements épars, je trouve deux immenses squelettes qui, placés l'un près de l'autre, se détachent en relief sur la falaise perpendiculaire qui borde le Parana. Mais ces squelettes tombent en poussière, et je ne peux emporter que de petits fragments de l'une des grandes molaires ; cela toutefois suffit pour prouver que ces restes appartiennent à un mastodonte, probablement la même espèce que celle qui devait habiter en si grand nombre la Cordillère dans le haut Pérou. Les hommes qui conduisent mon canot me disent que, depuis fort longtemps, ils connaissent l'existence de ces squelettes ; souvent même ils se sont demandé comment ils avaient pu arriver là, et, comme partout il faut une théorie, ils en étaient arrivés à la conclusion que le mastodonte, comme la viscache, était autrefois un animal fouisseur ! Le soir, nous fournissons une autre étape et traversons le Monge, autre rivière à l'eau saumâtre, qui contribue au drainage des Pampas.
2 octobre. — Nous traversons Corunda ; les admirables jardins qui l'entourent en font un des plus jolis villages que j'aie jamais vus. À partir de ce point et jusqu'à Santa-Fé, la route cesse d'être sûre. Le côté occidental du Parana, en remontant vers le nord, cesse d'être habité ; aussi les Indiens font-ils de fréquentes incursions : ils assassinent tous les voyageurs qu'ils rencontrent. La nature du pays favorise singulièrement, d'ailleurs, ces expéditions, car la plaine gazonnée cesse et on se trouve dans une sorte de forêt de mimosas. Nous passons devant quelques maisons qui ont été pillées et qui, depuis, sont restées désertes ; nous voyons aussi un spectacle qui cause à mes guides la plus vive satisfaction : le squelette d'un Indien suspendu à une branche d'arbre ; des morceaux de peau desséchée pendent encore aux ossements.
Nous arrivons à Santa-Fé dans la matinée. Je suis tout étonné de voir quel changement considérable de climat a produit une différence de 3 degrés de latitude seulement entre cette ville et Buenos Ayres, Tont le rend évident : le mode d'habillement et le teint des habitants, la grosseur plus grande des arbres, la multitude des nouveaux cactus et d'autres plantes, et principalement le nombre des oiseaux. En une heure, j'ai remarqué une demi-douzaine d'oiseaux que je n'ai jamais vus à Buenos Ayres. Si l'on considère qu'il n'y a pas de frontières naturelles entre les deux villes et que le caractère du pays est presque exactement le même, la différence est beaucoup plus grande que l'on ne pourrait le croire.
3 et 4 octobre. — Un violent mal de tête m'oblige à garder le lit pendant deux jours. Une bonne vieille femme qui me soigne me presse d'essayer une quantité de singuliers remèdes. La plupart du temps, on fixe à chaque tempe du malade une feuille d'oranger ou un morceau de taffetas noir ; il est encore plus usuel de couper une fève en deux, d'humecter ces moitiés et d'en placer une sur chaque tempe, où elles adhèrent facilement. On ne croit pas qu'il soit convenable d'enlever les fèves ou le taffetas ; on les laisse jusqu'à ce qu'ils tombent naturellement. Quelquefois, si on demande à un homme qui a des morceaux de taffetas sur la tête ce qu'il a bien pu se faire, il vous répond : « J'avais la migraine avant-hier. » Les habitants de ce pays emploient des remèdes fort étranges, mais trop dégoûtants pour qu'on puisse en parler. Un des moins sales consiste à couper en deux de jeunes chiens pour en attacher les morceaux de chaque côté d'un membre brisé. On recherche beaucoup ici une race de petits chiens sans poils pour servir de chaufferettes aux malades.
Santa-Fé est une petite ville tranquille, propre, et où règne le bon ordre. Le gouverneur Lopez, simple soldat au temps de la révolution, est depuis dix-sept ans au pouvoir. Cette stabilité provient de ses habitudes tyranniques, car la tyrannie semble jusqu'à présent mieux adaptée à ces pays que le républicanisme. Le gouverneur Lopez a une occupation favorite : donner la chasse aux Indiens. Il y a quelque temps, il en a massacré quarante-huit et a vendu leurs enfants comme esclaves à raison d'une centaine de francs par tête.
5 octobre. — Nous traversons le Parana pour nous rendre à Santa-Fé Bajada, ville située sur la côte opposée. Le passage nous prend quelques heures, car le fleuve consiste ici en un labyrinthe de petits bras séparés par des îles basses couvertes de bois. J'avais une lettre de recommandation pour un vieil Espagnol, un Catalan, qui me reçoit avec la plus grande hospitalité. Bajada est la capitale de l'Entre-Rios. En 1825, la ville contenait 6 000 habitants, et la province 30 000. Cependant, malgré le petit nombre des habitants, aucune province n'a plus souffert de révolutions sanglantes. Il y a ici des députés, des ministres, une armée régulière et des gouverneurs ; rien donc d'étonnant à ce qu'il y ait des révolutions. Cette province deviendra certainement un des pays les plus riches de la Plata. Le sol est fertile, et la forme presque insulaire de l'Entre-Rios lui donne deux grandes lignes de communications : le Parana et l'Uruguay.
Je suis retenu cinq jours à Bajada, et j'étudie la géologie fort intéressante du voisinage. On trouve ici, au pied des falaises, des couches contenant des dents de requin et des coquillages marins d'espèces éteintes ; puis on passe graduellement à une marne dure et à la terre argileuse rouge des Pampas avec ses concrétions calcaires contenant des ossements de quadrupèdes terrestres. Cette section verticale indique clairement une grande baie d'eau salée pure qui s'est graduellement convertie en un estuaire boueux dans lequel étaient charriés par les eaux les cadavres des animaux noyés. À Punta-Gorda, dans le Banda oriental, j'ai trouvé que le dépôt des Pampas alternait avec des calcaires contenant quelques-uns des mêmes coquillages marins éteints, ce qui prouve soit un changement de direction dans les courants, soit, plus probablement, une oscillation dans le niveau du fond de l'ancien estuaire. L'aspect général des dépôts formant les Pampas, leur position à l'embouchure du grand fleuve de la Plata, la présence d'un nombre si considérable d'ossements de quadrupèdes terrestres, telles étaient les principales raisons sur lesquelles je me fondais, jusque tout récemment, pour soutenir que ces dépôts s'étaient formés dans un estuaire. Or le professeur Ehrenberg a eu la bonté d'examiner un spécimen de la terre rouge, que j'ai enlevé dans une des parties inférieures du dépôt, auprès des squelettes du mastodonte ; il y trouve plusieurs infusoires, appartenant en partie à des espèces d'eau douce, en partie à des espèces marines ; les premières prédominant un peu, il en conclut que l'eau où se sont formés ces dépôts devait être saumâtre. M. A. d'Orbigny a trouvé, sur les bords du Parana, à une hauteur de 100 pieds, de grandes couches contenant des coquillages propres aux estuaires et qui habitent aujourd'hui une centaine de milles plus près de la mer ; j'ai trouvé des coquillages semblables à une hauteur moindre, sur les bords de l'Uruguay ; preuve que, immédiatement avant que les Pampas aient subi le mouvement de soulèvement qui les a transformés en terre sèche, les eaux qui les recouvraient étaient saumâtres. Au-dessous de Buenos Ayres, il y a des couches soulevées contenant des coquillages marins appartenant aux espèces actuellement existantes, ce qui prouve aussi qu'il faut attribuer à une période récente le soulèvement des Pampas.
Dans le dépôt des Pampas, auprès de Bajada, j'ai trouvé la carapace osseuse d'un animal gigantesque ressemblant au Tatou ; quand cette carapace fut débarrassée de la terre qui la remplissait, on aurait dit un grand chaudron. J'ai trouvé aussi au même endroit des dents du Toxodon et du Mastodonte et une dent de cheval, toutes ayant revêtu la couleur du dépôt et tombant presque en poussière. Cette dent de cheval m'intéressait beaucoup et je pris les soins les plus minutieux pour bien m'assurer qu'elle avait été enfouie à la même époque que les autres restes fossiles ; j'ignorais alors qu'une dent semblable se trouvât cachée dans la gangue des fossiles que j'avais trouvés à Bahia Blanca ; on ne savait pas non plus alors que les restes du cheval se trouvent de toutes parts dans l'Amérique du Nord. M. Lyell a dernièrement rapporté des États-Unis une dent de cheval ; or, il est intéressant de constater que le professeur Owen n'a pu trouver, dans aucune espèce fossile ou récente, une courbe légère, mais fort singulière, qui caractérise cette dent, jusqu'à ce qu'il ait pensé à la comparer à la mienne ; le professeur a donné à ce cheval américain le nom d'Equus curvidens. N'est-ce pas un fait merveilleux dans l'histoire des mammifères qu'un cheval indigène ait habité l'Amérique méridionale, puis qu'il ait disparu, pour être remplacé plus tard par les hordes innombrables descendant de quelques animaux introduits par les colons espagnols ?
L'existence, dans l'Amérique méridionale, d'un cheval fossile, du mastodonte, peut-être d'un éléphant, et d'un ruminant à cornes creuses, découvert par MM. Lund et Clausen dans les cavernes du Brésil, constitue un fait fort intéressant au point de vue de la distribution géographique des animaux. Si nous divisons aujourd'hui l'Amérique, non pas par l'isthme de Panama, mais par la partie méridionale du Mexique sous le 20e degré de latitude, où le grand plateau présente un obstacle à la migration des espèces, en modifiant le climat et en formant, à l'exception de quelques vallées et d'une bordure de basses terres sur la côte, une barrière presque infranchissable, nous aurons les deux provinces zoologiques de l'Amérique qui contrastent si vivement l'une avec l'autre. Quelques espèces seules ont franchi la barrière et on peut les considérer comme des émigrants du Sud, tels que le Puma, l'Opossum, le Kinkajou et le Pecari. L'Amérique méridionale possède plusieurs rongeurs particuliers, une famille de singes, le Lama, le Pecari, le Tapir, l'Opossum et surtout plusieurs genres d'Edentés, ordre qui comprend les Paresseux, les Fourmiliers et les Tatous. L'Amérique septentrionale possède aussi de nombreux rongeurs particuliers (en laissant, bien entendu, de côté quelques espèces errantes), quatre genres de ruminants à cornes creuses (le Bœuf, le Mouton, la Chèvre et l'Antilope), groupe dont l'Amérique méridionale ne possède pas une seule espèce. Autrefois, mais pendant la période où vivaient la plupart des coquillages actuellement existants, l'Amérique septentrionale possédait, outre les ruminants à cornes creuses, l'Eléphant, le Mastodonte, le Cheval et trois genres d'Edentés, c'est-à-dire le Mégathérium, le Mégalonyx et le Mylodon. Pendant la même période ou à peu près, comme le prouvent les coquillages de Bahia Blanca, l'Amérique méridionale possédait, nous venons de le voir, un mastodonte, le cheval, un ruminant à cornes creuses, et les trois mêmes genres d'édentés, outre plusieurs autres. D'où il appert que l'Amérique septentrionale et l'Amérique méridionale, possédant à une époque géologique récente ces divers genres en commun, se ressemblaient beaucoup plus alors qu'aujourd'hui par le caractère de leurs habitants terrestres. Plus je réfléchis à ce fait, plus il me semble intéressant. Je ne connais aucun autre cas où nous puissions aussi bien indiquer, pour ainsi dire, l'époque et le mode de division d'une grande région en deux provinces zoologiques bien caractérisées. Le géologue se rappelant les immenses oscillations de niveau qui ont affecté la croûte terrestre, pendant les dernières périodes, ne craindra pas d'indiquer le soulèvement récent du plateau mexicain, ou, plus probablement, l'affaissement récent des terres dans l'archipel des Indes occidentales, comme la cause de la séparation zoologique actuelle des deux Amériques. Le caractère sud-américain des mammifères des Indes occidentales semble indiquer que cet archipel faisait anciennement partie du continent méridional et qu'il est devenu subséquemment le centre d'un système d'affaissement.
Quand l'Amérique, et surtout l'Amérique septentrionale, possédait ses éléphants, ses mastodontes, son cheval et ses ruminants à cornes creuses, elle ressemblait beaucoup plus qu'aujourd'hui, au point de vue zoologique, aux parties tempérées de l'Europe et de l'Asie. Comme on retrouve les restes de ces genres des deux côtés du détroit de Behring et dans les plaines de la Sibérie, nous nous trouvons amenés à considérer le côté nord-ouest de l'Amérique du Nord comme l'ancien point de communication entre l'ancien monde et ce qu'on appelle le nouveau monde. Or, comme tant d'espèces, vivantes et éteintes, de ces mêmes genres ont habité et habitent encore l'ancien monde, il semble très-probable que les éléphants, les mastodontes, le cheval et les ruminants à cornes creuses de l'Amérique septentrionale ont pénétré dans ce pays en passant sur des terres, affaissées depuis, auprès du détroit de Behring ; et de là, passant sur des terres, submergées aussi depuis, dans les environs des Indes occidentales, ces espèces ont pénétré dans l'Amérique du Sud, où, après s'être mêlées pendant quelque temps aux formes qui caractérisent ce continent méridional, elles ont fini par s'éteindre.
Pendant mon voyage, on me raconta en termes exagérés quels avaient été les effets de la dernière grande sécheresse. Ces récits peuvent jeter quelque lumière sur les cas où un grand nombre d'animaux de toutes sortes ont été trouvés enfouis ensemble. On appelle le gran seco ou la grande sécheresse la période comprise entre les années 1827 et 1832. Pendant ce temps il tomba si peu de pluie, que la végétation disparut et que les chardons eux-mêmes ne poussèrent pas. Les ruisseaux tarirent et le pays tout entier prit l'aspect d'une route poussiéreuse. Cette sécheresse se fit surtout sentir dans la partie septentrionale de la province de Buenos Ayres et dans la partie méridionale de la province de Santa-Fé. Un grand nombre d'oiseaux, d'animaux sauvages, de bestiaux et de chevaux périrent de faim et de soif. Un homme me
. raconta que les cerfs avaient pris l'habitude de venir boire au puits qu'il avait été forcé de creuser dans sa cour pour fournir de l'eau à sa famille ; les perdrix avaient à peine la force de s'envoler quand on les poursuivait. On estime à un million de têtes de bétail au moins les pertes subies par la province de Buenos Ayres seule. Avant cette sécheresse un propriétaire, à San-Pedro, possédait vingt mille bœufs ; après la sécheresse il ne lui en restait pas un seul. San-Pedro est situé au milieu du pays le plus riche et abonde aujourd'hui en animaux, et cependant, pendant la dernière période du gran seco, on dut importer par eau des animaux vivants pour l'alimentation des habitants. Les animaux quittaient les estancias, se dirigeant vers le sud, où ils se réunirent en si grand nombre que le gouvernement fut obligé d'envoyer une commission pour tâcher d'apaiser les querelles qui surgissaient entre les propriétaires. Sir Woodbine Parish me signala une autre source de querelles très-fréquentes alors : le sol était resté si longtemps sec, il y avait une si énorme quantité de poussière, que, dans ce pays si plat, tous les points de repère avaient disparu et les gens ne retrouvaient plus les limites de leurs propriétés.
Un témoin oculaire me raconte que les bestiaux se précipitaient pour aller boire dans le Parana en troupeaux comptant plusieurs milliers de têtes, puis que, épuisés par le manque de nourriture, il leur devenait impossible de remonter les bords glissants du fleuve et qu'ils se noyaient. Le bras du fleuve qui passe à San-Pedro était tellement encombré de cadavres en putréfaction, que le capitaine d'un navire me dit qu'il lui avait été impossible d'y passer, tant l'odeur était abominable. Sans aucun doute, des animaux par centaines de mille périrent ainsi dans le fleuve ; on vit flotter, se dirigeant vers la mer, leurs cadavres en décomposition, et un grand nombre très-probablement se déposèrent dans l'estuaire de la Plata. L'eau de toutes les petites rivières devint saumâtre et ce fait causa la mort de beaucoup d'animaux en certains endroits, car, quand un animal boit de cette eau, il meurt infailliblement. Azara décrit la fureur des chevaux en semblable occasion ; tous s'élancent dans les marais, et les premiers arrivés sont écrasés par la foule qui les suit. Il ajoute qu'il a vu plus d'une fois les cadavres de plus de mille chevaux sauvages qui avaient péri ainsi. J'ai remarqué que le lit des petits ruisseaux dans les Pampas est recouvert d'une véritable couche d'ossements ; mais cette couche provient probablement d'une accumulation graduelle, plutôt que d'une grande destruction à une période quelconque. Après la grande sécheresse de 1827-1832 survint une saison très-pluvieuse qui amena de vastes inondations. Il est donc presque certain que des milliers de squelettes ont été enfouis par les dépôts de l'année même qui a suivi la sécheresse. Que dirait un géologue en voyant une collection aussi énorme d'ossements, appartenant à des animaux de toutes les espèces et de tous les âges, enfouie, dans une épaisse masse de terre ? Ne serait-il pas disposé à l'attribuer à un déluge, plutôt qu'au cours naturel des choses ?
12 octobre. — J'avais l'intention de pousser plus loin mon excursion ; mais, ne me portant pas très-bien, je me vois forcé de prendre passage à bord d'un balandra, ou barque à un mât, d'environ 100 tonneaux, qui part pour Buenos Ayres. Le temps n'étant pas beau, nous mouillons de bonne heure dans la journée, en nous attachant à une branche d'arbre au bord d'une île. Le Parana est plein d'îles détruites et renouvelées constamment. Le capitaine de la barque se rappelle en avoir vu disparaître quelques-unes, et des plus grandes, puis d'autres se former et se couvrir d'une riche végétation. Ces îles se composent de sable boueux, sans le plus petit caillou ; à l'époque de mon voyage, leur surface se trouvait à environ 4 pieds au-dessus de l'eau ; mais elles sont inondées pendant les débordements périodiques du fleuve. Elles présentent toutes un même caractère : elles sont couvertes par de nombreux saules et quelques autres arbres reliés ensemble par une grande variété de plantes grimpantes, ce qui forme un fourré impénétrable. Ces fourrés servent de retraite aux capybaras et aux jaguars. La crainte de rencontrer ce dernier animal enlève tout le charme qu'on éprouverait à se promener dans ces bois. Ce soir, je n'avais pas fait cent pas que j'ai remarqué le signe indubitable de la présence du tigre ; je fus donc obligé de revenir sur mes pas. On trouve semblables traces sur toutes les îles ; de même que, dans l'excursion précédente, el rastro de los Indios avait fait le sujet de notre conversation, de même cette fois on ne parla que de el rastro del tigre.
Les rives boisées des grands fleuves paraissent être la retraite favorite des jaguars ; on m'a dit, toutefois, qu'au sud de la Plata ils fréquentent les roseaux qui bordent les lacs ; où qu'ils aillent, ils semblent avoir besoin d'eau. Leur proie la plus ordinaire est le capybara, aussi dit-on ordinairement que là où cet animal est nombreux on n'a rien à craindre du jaguar. Falconer affirme que près de l'embouchure de la Plata il y a beaucoup de jaguars qui se nourrissent de poissons, et des témoins dignes de foi m'ont confirmé cette assertion. Sur les bords du Parana, les jaguars tuent beaucoup de bûcherons, et viennent même rôder sur les navires pendant la nuit. J'ai causé à Bajada avec un homme qui, montant sur le pont de sa barque pendant la nuit, fut saisi par un de ces animaux ; il échappa à ses étreintes, mais il perdit un bras. Quand les inondations les chassent hors des îles du fleuve, ils deviennent très-dangereux. On m'a raconté qu'un jaguar énorme pénétra, il y a quelques années, dans une église de Santa-Fé. Il tua l'un après l'autre deux prêtres qui entrèrent dans l'église ; un troisième n'échappa à la mort qu'avec la plus grande difficulté ; on dut, pour arriver à détruire cet animal, découvrir une partie du toit de l'église et le tuer à coups de fusil. Pendant les inondations, les jaguars commettent de grands ravages parmi les bestiaux et les chevaux. On dit qu'ils tuent leur proie en lui brisant le cou. Si on les chasse du cadavre de l'animal qu'ils viennent de tuer, ils reviennent rarement auprès de lui. Les Gauchos affirment que les renards suivent le jaguar en glapissant quand il erre pendant la nuit ; ceci coïncide curieusement avec le fait que les chacals accompagnent de la même façon le tigre de l'Inde. Le jaguar est un animal bruyant ; la nuit, il fait entendre de continuels rugissements, surtout quand le temps va devenir mauvais.
Pendant une chasse sur les bords de l'Uruguay, on me montra certains arbres auprès desquels ces animaux reviennent toujours, dans le but, dit-on, d'aiguiser leurs griffes. On me fit remarquer trois arbres surtout ; par devant, leur écorce était polie, comme par le frottement constant d'un animal ; de chaque côté, se trouvaient trois écorchures, ou plutôt trois rigoles, s'étendant en ligne oblique et ayant près de 1 mètre de long. Ces rigoles remontaient évidemment à des époques différentes. On n'a qu'à examiner ces arbres pour savoir immédiatement s'il y a un jaguar dans le voisinage. Cette habitude du jaguar est exactement analogue à celle de nos chats ordinaires alors que, les pattes étendues, les griffes sorties du fourreau, ils grattent le montant d'une chaise ; je sais, d'ailleurs, que les chats endommagent souvent, en les griffant, de jeunes arbres fruitiers en Angleterre. Le puma doit avoir aussi la même habitude, car j'ai vu fréquemment, sur le sol dur et nu de la Patagonie, des entailles si profondes, que cet animal seul a pu les faire. Ces animaux ont pris, je crois, cette habitude pour enlever les pointes usées de leurs griffes et non pas, comme le pensent les Gauchos, pour les aiguiser. On arrive à tuer le jaguar sans beaucoup de difficulté ; poursuivi par les chiens, il grimpe dans un arbre, où il est facile de l'abattre à coups de fusil.
Le mauvais temps nous fait rester deux jours à notre mouillage ; notre seul amusement consiste à pêcher du poisson pour notre dîner ; il y en a de différentes espèces, et tous bons à manger. Un poisson appelé l'armado (un Silurus) fait entendre un bruit singulier, ressemblant à un grincement, quand il se sent saisi par le hameçon ; on peut entendre ce bruit même quand le poisson est encore sous l'eau. Ce même poisson a la faculté de saisir avec force un objet quel qu'il soit, rame ou ligne de pêche, avec les fortes épines qu'il porte sur sa nageoire pectorale et sur sa nageoire dorsale. Dans la soirée, nous avons une vraie température tropicale, le thermomètre indique 79 degrés F. (26°,1 C.). Nous sommes environnés de mouches lumineuses et de moustiques ; ces derniers sont fort désagréables. J'expose ma main à l'air pendant cinq minutes, elle est bientôt entièrement couverte par ces insectes ; il y en avait au moins cinquante suçant tous à la fois.
15 octobre. — Nous reprenons notre navigation et passons devant Punta-Gorda, où se trouve une colonie d'Indiens soumis de la province de Missiones. Le courant nous entraîne rapidement ; mais avant le coucher du soleil la crainte ridicule du mauvais temps nous fait jeter l'ancre dans un petit bras du fleuve. Je prends le bateau et je remonte quelque peu cette crique. Elle est fort étroite, fort profonde et fait de nombreux détours ; de chaque côté, un véritable mur de 30 ou 40 pieds de haut, formé d'arbres reliés les uns aux autres par des plantes grimpantes, donne au canal un aspect singulièrement sombre et sauvage. Je vis là un oiseau fort extraordinaire appelé Bec-en-ciseau (Rhynchops nigra). Cet oiseau a les jambes courtes, les pieds palmés, des ailes pointues extrêmement longues ; il est à peu près aussi gros qu'un sterne.
Le bec est aplati, mais dans un plan à angle droit avec celui que forme un bec en cuiller. Il est aussi plat, aussi élastique qu'un couteau à papier en ivoire, et la mandibule inférieure, contrairement à ce qui arrive chez tous les autres oiseaux, est 1 pouce et demi plus longue que la mandibule supérieure. Près de Maldonado, dans un lac à peu près desséché et qui, par conséquent, regorgeait de petits poissons, je vis plusieurs de ces oiseaux, qui se réunissent ordinairement par petites bandes, voler rapidement de long en large tout près de la surface de l'eau. Ils ont alors le bec tout grand ouvert, et ils tracent un sillon dans l'eau avec l'extrémité de leur mandibule inférieure ; l'eau était parfaitement calme, et c'était un fort curieux spectacle que de voir toute cette bande animée se refléter dans ce véritable miroir. Tout en volant, ils font de rapides détours et tirent habilement hors de l'eau, avec leur mandibule inférieure, de petits poissons qu'ils saisissent avec la partie supérieure de leur bec. Je les ai vus souvent attraper ainsi des poissons, car ils passaient continuellement devant moi, comme le font les hirondelles. Quand ils quittent la surface de l'eau, leur vol devient sauvage, irrégulier, rapide ; ils poussent alors des cris perçants. Quand on les voit pêcher, on comprend tout l'avantage qu'ont pour eux les longues plumes primaires de leurs ailes. Ainsi occupés, ces oiseaux ressemblent absolument au symbole qu'emploient beaucoup d'artistes pour représenter les oiseaux marins. Leur queue leur sert constamment de gouvernail.
Ces oiseaux sont communs dans l'intérieur, le long du rio Parana ; on dit qu'ils y restent pendant toute l'année et se reproduisent dans les marécages qui le bordent. Pendant la journée, ils se posent en bandes sur le gazon des plaines, à quelque distance de l'eau. À l'ancre, comme je l'ai dit, dans une des criques profondes qui séparent les îles du Parana, je vis tout à coup apparaître un de ces oiseaux au moment où l'obscurité commençait à devenir profonde. L'eau était parfaitement calme, et de nombreux petits poissons se montraient à la surface. L'oiseau continua longtemps à voler rapidement à la surface, fouillant tous les recoins de l'étroit canal, où les ténèbres étaient complètes, et à cause de la nuit qui était venue, et à cause du rideau d'arbres qui l'assombrissaient encore. J'ai vu à Montevideo des bandes considérables de Rhynchops rester immobiles pendant le jour sur les bancs de boue qui se trouvent à l'entrée du port, tout comme je les avais vus se poser sur l'herbe sur les bords du Parana ; chaque soir, quand venait l'obscurité, ils prenaient leur vol vers la mer. Ces faits me portent à croire que les Rhynchops pêchent ordinairement la nuit, alors que beaucoup de petits poissons se rapprochent de la surface de l'eau. M. Lesson affirme qu'il a vu ces oiseaux ouvrir les coquilles de Mactres enfouies dans les bancs de sable sur les côtes du Chili ; à en juger par leurs becs faibles, dont la partie inférieure se projette si considérablement en avant, par leurs courtes jambes et leurs longues ailes, il est fort peu probable que ce puisse être là une habitude générale chez eux.
Pendant notre voyage sur le Parana, je ne remarquai que trois autres oiseaux dignes d'être cités. L'un, un petit martin-pêcheur (Ceryle americana), a la queue plus longue que l'espèce européenne. Aussi ne perche-t-il pas de façon aussi droite. Son vol, au lieu d'être direct et rapide comme celui d'une flèche, est paresseux et ondulant, comme celui des oiseaux à bec mou. Il pousse un cri assez faible, qui ressemble au bruit que l'on produit en frappant deux cailloux l'un contre l'autre. Un petit perroquet (Conurus murinus) vert, à poitrine grise, semble préférer à toute autre situation, pour y construire son nid, les grands arbres qui se trouvent sur les îles. Ces nids sont placés en si grand nombre les uns auprès des autres, qu'on n'aperçoit qu'une grande masse de bâtons. Ces perroquets vivent toujours en troupes et commettent de grands ravages dans les champs de blé. On m'a dit que, auprès de Colonia, on en avait tué deux mille cinq cents dans le courant d'une année. Un oiseau à queue fourchue se terminant par deux longues plumes (Tyrannus savana), que les Espagnols appellent Queue-en-ciseaux, est très-commun près de Buenos Ayres. Il se pose ordinairement sur une branche de l'ombu, près d'une maison, s'élance de là pour poursuivre les insectes, et revient se percher au même endroit. Sa manière de voler et son aspect général, le font absolument ressembler à l'hirondelle ordinaire ; il a la faculté de tourner très-court dans l'air et, ce faisant, il ouvre et referme sa queue quelquefois dans un plan horizontal ou oblique, quelquefois dans un plan vertical, exactement comme s'ouvre et se ferme une paire de ciseaux.
16 octobre. — À quelques lieues au-dessous de Rozario commence, sur la rive occidentale du Parana, une ligne de falaises perpendiculaires qui s'étend jusqu'au-dessous de San-Nicolas ; aussi, se croirait-on plutôt sur la mer que sur un fleuve. Les bords du Parana étant formés par des terres très-molles, les eaux sont boueuses, ce qui diminue beaucoup la beauté de ce fleuve. L'Uruguay, au contraire, coule à travers un pays granitique, aussi ses eaux sont-elles beaucoup plus limpides. Quand ces deux fleuves se réunissent pour former le rio de la Plata on peut, pendant fort longtemps, distinguer les eaux de ces deux fleuves à leur teinte noire et rouge. Dans la soirée, le vent devient peu favorable ; cependant nous nous arrêtons immédiatement, comme à l'ordinaire ; le lendemain il vente assez fort, mais dans une bonne direction pour nous, le patron toutefois est trop indolent pour penser à partir. On m'avait dit à Bajada que c'était un homme difficile à émouvoir, on ne m'avait pas trompé, car il supporte tous les délais avec une admirable résignation. C'est un vieil Espagnol établi depuis longtemps dans ce pays. Il se prétend grand ami des Anglais, mais il soutient qu'ils n'ont remporté la victoire de Trafalgar que parce qu'ils ont acheté les capitaines espagnols, et que le seul acte de bravoure accompli dans la journée est celui de l'amiral espagnol. N'est-ce pas caractéristique ? Voilà un homme qui aime mieux croire que ses compatriotes sont les plus abominables traîtres que de penser qu'ils sont lâches ou inhabiles.
18 et 19 octobre. — Nous continuons à descendre lentement ce fleuve magnifique ; le courant ne nous aide guère. Nous rencontrons fort peu de navires. On semble réellement dédaigner ici un des dons les plus précieux de la nature, cette voie magnifique de communication, un fleuve où des navires pourraient relier deux pays, l'un ayant un climat tempéré et où certains produits abondent autant que d'autres font complètement défaut, l'autre possédant un climat tropical et un sol qui, s'il faut en croire le meilleur de tous les juges, M. Bonpland, n'a peut-être pas son égal au monde pour sa fertilité. Combien autre eût été ce fleuve, si des colons anglais avaient eu la chance de remonter les premiers le rio de la Plata ! Quelles villes magnifiques occuperaient aujourd'hui ses rives ! Jusqu'à la mort de Francia, dictateur du Paraguay, ces deux pays doivent rester aussi distincts que s'ils étaient placés aux deux extrémités du globe. Mais de violentes révolutions, violentes proportionnellement au calme si peu naturel qui y règne aujourd'hui, déchireront le Paraguay quand le vieux tyran sanguinaire ne sera plus. Ce pays aura à apprendre, comme tous les États espagnols de l'Amérique du Sud, qu'une république ne peut pas subsister tant qu'elle ne s'appuie pas sur des hommes qui respectent les principes de la justice et de l'honneur.
20 octobre. — Arrivé à l'embouchure du Parana et fort pressé d'arriver à Buenos Ayres, je débarque à Las Conchas, avec l'intention de continuer mon voyage à cheval. Je m'aperçois, à ma grande surprise, dès que j'ai débarqué, que l'on me considère dans une certaine mesure comme un prisonnier. Une violente révolution a éclaté et l'embargo est mis sur tous les ports. Il m'est impossible de retourner à la barque que je viens de quitter, et quant à me rendre par terre à la capitale, il n'y faut pas penser. Après une longue conversation avec le commandant, j'obtiens la permission de me rendre auprès du général Rolor, qui commande une division des rebelles de ce côté de la capitale. Je vais le lendemain matin à son camp ; général, officiers et soldats, tous me parurent, et étaient réellement, je crois, d'abominables coquins. Le général, par exemple, la veille même du jour où il quitta Buenos Ayres, alla volontairement trouver le gouverneur et, plaçant la main sur son cœur, lui jura que lui, au moins, resterait fidèle jusqu'à la mort. Le général me dit que la capitale est hermétiquement bloquée et que tout ce qu'il peut faire est de me donner un passe-port pour me rendre auprès du commandant en chef des rebelles campé à Quilmes. Il me fallait donc faire un circuit considérable autour de Buenos Ayres, et je ne pus me procurer des chevaux qu'avec la plus grande difficulté.
On me reçut fort civilement au camp des rebelles, mais on me dit qu'il était impossible de me permettre d'entrer dans la ville. Or c'est ce que je désirais par-dessus tout, car je croyais que le Beagle quitterait La Plata beaucoup plus tôt qu'il ne partit réellement. Cependant je racontai les bontés qu'avait eues pour moi le général Rosas lorsque j'étais au Colorado, et ce récit changea les dispositions à mon égard comme par enchantement. On me dit immédiatement que, bien qu'on ne put pas me donner un passe-port, on me permettrait de dépasser les sentinelles, si je consentais à laisser derrière moi mon guide et mes chevaux.
J'acceptai cette offre avec enthousiasme, et un officier vint avec moi pour veiller à ce que je ne fusse pas arrêté en chemin. La route pendant 1 lieue était absolument déserte ; je rencontrai une petite troupe de soldats qui se contentèrent de jeter un coup d'œil sur mon vieux passe-port, et enfin je pus entrer dans la ville.
À peine y avait-il un prétexte pour commencer cette révolution. Mais dans un État qui en neuf mois (de février à octobre 1820) subit quinze changements de gouvernement — chaque gouverneur, selon la constitution, était élu pour une période de trois ans — il serait peu raisonnable de demander des prétextes. Dans les cas actuels, quelques personnages — qui détestaient le gouverneur Balcarce, parce qu'ils étaient attachés à Rosas — quittèrent la ville au nombre de soixante et dix, et au cri de Rosas, le pays entier courut aux armes. On bloqua Buenos Ayres ; on n'y laissa entrer ni provisions, ni bestiaux, ni chevaux ; du reste, peu de combats et quelques hommes seulement tués chaque jour. Les rebelles savaient bien qu'en interceptant les vivres la victoire leur appartiendrait un jour ou l'autre. Le général Rosas ne pouvait pas encore connaître ce soulèvement, mais il répondait absolument aux plans de son parti. Il avait été élu gouverneur un an auparavant, mais il avait déclaré n'accepter qu'à la condition que la Sala lui conférât des pouvoirs extraordinaires. On les lui refusa, il n'accepta donc pas le poste, et, depuis lors, son parti s'ingénie à prouver qu'aucun gouverneur ne peut rester au pouvoir. Des deux côtés on prolongeait la lutte jusqu'à ce qu'on ait pu recevoir des nouvelles de Rosas. Une note de lui arriva quelques jours après mon départ de Buenos Ayres : le général regrettait que la paix publique eût été troublée, mais il était d'avis que les rebelles avaient le bon droit de leur côté. À la réception de cette lettre, gouverneur, ministres, officiers et soldats s'enfuirent dans toutes les directions ; les rebelles entrèrent dans la ville, proclamèrent un nouveau gouverneur, et cinq mille cinq cents d'entre eux se firent payer les services rendus à l'insurrection.
Il résultait clairement de ces actes que Rosas finirait par devenir dictateur, car le peuple de cette république, comme celui de toutes les autres, ne veut pas entendre parler d'un roi. J'ai appris, après avoir quitté l'Amérique méridionale, que Rosas a été élu avec des pouvoirs et pour un temps en complet désaccord avec la constitution de la république.
· La Viscache (Lagostomus trichodactylus) ressemble quelque peu à un gros lapin, mais ses dents sont plus grosses et sa queue plus longue. Toutefois, comme l'agouti, elle n'a que trois doigts aux pattes de derrière. Depuis quelques années, on exporte sa peau en Angleterre à cause de sa fourrure.
· · Journal of Asiatic Soc., vol. V, p. 363.
· · Il est à peu près inutile de constater ici que le cheval n'existait pas en Amérique au temps de Colomb.
· · Cuvier, Ossements fossiles, vol. I, p. 158.
· · C'est là la division géographique adoptée par Lichtenstein, Swainson, Erichson et Richardson. La section du pays, section passant par Vera-Cruz et Acapulco, qu'a donnée Humboldt dans l'Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, prouve quelle immense barrière forme le plateau du Mexique. Le docteur Richardson, dans son admirable rapport sur la zoologie de l'Amérique du Nord, lu devant l'Association britannique (1836, p. 157), parle de l'identification d'un animal mexicain avec le Synetheres prehensilis et ajoute : « Je ne saurais prouver que l'analogie est absolument démontrée ; mais, s'il en est ainsi, c'est, sinon un exemple unique, tout au moins un exemple presque unique, d'un animal rongeur commun à l'Amérique méridionale et à l'Amérique septentrionale. »
· · Voir Dr Richardson, Report, p. 157; l'Institut, 1837, p. 235. Cuvier dit que l'on trouve le kinkajou dans les plus grandes Antilles, mais cela est douteux. M. Gervais affirme qu'on y trouve le Didelphis cancrivora. Il est certain que les Indes occidentales possèdent quelques mammifères qui leur sont propres. On a rapporté de Bahama la dent d'un mastodonte (Edinb. New Philosoph. Journal, 1826, p. 395)
· · Voir l'admirable appendice que le docteur Buckland a ajouté au Voyage de Beechey ; voir aussi les notes de Chamisso dans le Voyage de Kotzebue.
· · On trouve dans le Voyage du capitaine Owen (vol, II, p. 274) une description curieuse des effets de la sécheresse sur les éléphants à Benguela (côte occidentale d'Afrique) : « Un grand nombre de ces animaux avaient pénétré en troupe dans la ville pour s'emparer des puits, car ils ne pouvaient plus se procurer de l'eau dans la campagne. Les habitants se réunirent et attaquèrent les éléphants ; il en résulta une lutte terrible, qui se termina par la défaite des envahisseurs, mais ils avaient tué un homme et en avaient blessé plusieurs. » Le capitaine ajoute que cette ville a une population d'environ 3 000 habitants. Le docteur Malcolmson m'apprend que, pendant une grande sécheresse, aux Indes, des animaux féroces pénétrèrent dans les tentes de quelques soldats, à Ellora, et qu'un lièvre vint boire dans un vase que tenait l'adjudant du régiment.
· · Voyages, vol. I, p. 374.
· Ces sécheresses semblent être périodiques dans une certaine mesure. On m'a cité les dates de plusieurs autres, et elles paraissent se produire tous les quinze ans.
[page] [152 CHAPITRE VIII]
CHAPITRE VIII
Excursion à Colonia del Sacramiento. — Valeur d'une estancia. — Bestiaux ; comment on les compte. — Race singulière de bœufs. — Cailloux perforés. — Chiens bergers. — Domptage des chevaux. — Caractère des habitants. — Rio de la Plata. — Troupes de papillons. — Araignées aéronautes. — Phosphorescence de la mer. — Port Désire. — Guanaco. — Port Saint-Julien. — Géologie de la Patagonie. — Animal fossile gigantesque. — Types constants d'organisation. — Modifications dans la zoologie de l'Amérique. — Causes d'extinction.
Le Banda oriental et la Patagonie.
Après quinze jours de véritable détention à Buenos Ayres, je parviens enfin à m'embarquer à bord d'un navire qui se rend à Montevideo. Une ville en état de blocus constitue toujours une résidence désagréable pour un naturaliste, mais dans le cas actuel on avait, en outre, à craindre les violences des brigands qui l'habitaient. Il fallait surtout redouter les sentinelles, car la fonction officielle qu'ils remplissaient, les armes qu'ils portaient toujours, leur donnaient pour voler un degré d'autorité que personne autre ne pouvait imiter.
Notre voyage est long et désagréable. Sur la carte, l'embouchure de la Plata semble une fort belle chose, mais la réalité est bien loin de répondre aux illusions que l'on s'est faites. Il n'y a ni grandeur ni beauté dans cette immense étendue d'eau boueuse. À un certain moment de la journée, du pont du navire où je me trouvais je pouvais à peine distinguer les deux côtes, qui sont extrêmement basses. En arrivant à Montevideo j'apprends que le Beagle ne mettra à la voile qu'au bout de quelques jours. Je me prépare donc immédiatement à faire une courte excursion dans le Banda oriental. On peut appliquer à Montevideo tout ce que j'ai dit relativement à la région qui entoure Maldonado ; toutefois le sol est bien plus plat, à l'exception du mont Vert, qui a 450 pieds (135 mètres de hauteur) et qui donne son nom à la ville. Tout autour ondule la plaine gazonnée ; on y remarque fort peu d'enclos, sauf dans le voisinage immédiat de la ville, où il y a quelques champs entourés de talus couverts d'agaves, de cactus et de fenouil.
14 novembre. — Nous quittons Montevideo dans l'après-midi. J'ai l'intention de me rendre à Colonia del Sacramiento, situé sur la rive septentrionale de la Plata, en face de Buenos Ayres ; de remonter l'Uruguay jusqu'au village de Mercedes, sur le rio Negro (une des nombreuses rivières qui portent ce nom dans l'Amérique méridionale), puis de revenir directement à Montevideo. Nous couchons dans la maison de mon guide à Canelones. Nous nous levons de bonne heure, dans l'espoir de faire une longue étape, espoir déçu, car toutes les rivières ont débordé. Nous traversons en bateau les petites rivières de Canelones, de Santa-Lucia et de San-José, et perdons ainsi beaucoup de temps. Dans une excursion précédente j'avais traversé la Lucia près de son embouchure, et j'avais été tout étonné de voir avec quelle facilité nos chevaux, bien que n'étant pas habitués à nager, avaient parcouru cette distance d'au moins 600 mètres. Un jour qu'à Montevideo je manifestais mon étonnement à ce sujet, on me raconta que quelques saltimbanques, accompagnés de leurs chevaux, avaient fait naufrage dans la Plata ; un de ces chevaux nagea pendant une distance de 7 milles pour gagner la terre. Dans le courant de la journée un Gaucho me donna un réjouissant spectacle par la dextérité avec laquelle il força un cheval rétif à traverser une rivière à la nage. Le Gaucho se déshabilla complètement, remonta sur son cheval et força ce dernier à entrer dans l'eau jusqu'à ce qu'il eût perdu pied ; il se laissa alors glisser sur la croupe du cheval et l'empoigna par la queue ; chaque fois que l'animal retournait la tête, le Gaucho lui jetait de l'eau pour l'effrayer. Dès que le cheval toucha terre de l'autre côté, le Gaucho se hissa de nouveau en selle et il était fermement assis, guides en main, avant qu'il fût tout à fait sorti de la rivière. C'est un fort beau coup d'œil que de voir un homme nu sur un cheval nu ; je n'aurais jamais cru que les deux animaux allassent si bien ensemble. La queue du cheval constitue un appendice fort utile ; j'ai traversé une rivière en bateau accompagné de quatre personnes, traîné de la même manière que le Gaucho dont je viens de parler. Quand un homme à cheval a à traverser une large rivière, le meilleur moyen est de saisir le pommeau de la selle ou la crinière du cheval d'une main et de nager de l'autre.
Nous passons la journée du lendemain à la poste de Cufre. Le facteur arrive dans la soirée. Il avait un retard d'un jour, causé par le débordement du rio Rozario. Ce retard, d'ailleurs, ne tirait guère à conséquence, car, bien qu'il eût traversé la plupart des villes principales du Banda oriental, il ne portait que deux lettres. On a une jolie vue de la maison que j'habite : une vaste surface verte ondulée, et, çà et là, on aperçoit la Plata. Je ne vois plus d'ailleurs le pays de la même façon qu'à mon arrivée. Je me rappelle combien il me semblait plat alors ; mais aujourd'hui, après avoir galopé à travers les Pampas, je me demande avec surprise ce qui a pu me pousser à l'appeler plat. Le pays présente une série d'ondulations, peut-être pas absolument importantes en elles-mêmes, mais qui n'en sont pas moins de vraies montagnes, si on les compare aux plaines de Santé-Fé. Ces inégalités de terrain déterminent la formation d'une quantité de petits ruisseaux qui entretiennent l'abondance et l'admirable vert du gazon.
17 novembre. — Après avoir traversé le Rozario, qui est profond et rapide, et le petit village de Colla, nous arrivons à midi à Colonia del Sacramiento. J'ai fait en somme 20 lieues à travers un pays couvert d'arbres magnifiques, mais n'ayant que peu d'habitants et de bestiaux. On m'invite à passer la nuit à Colonia et à aller visiter le lendemain une estancia où se trouvent quelques rocs calcaires. La ville est bâtie, comme Montevideo, sur un promontoire pierreux ; elle est très-fortifiée, mais ville et fortifications ont beaucoup souffert pendant la guerre avec le Brésil. Cette ville est fort ancienne et l'irrégularité des rues, les bosquets d'orangers et de pêchers qui l'environnent lui donnent un fort joli aspect. L'église est une ruine curieuse ; transformée en poudrière, elle a été frappée par la foudre pendant un des orages si fréquents sur le rio de la Plata. L'explosion a détruit les deux tiers de l'édifice ; l'autre partie, restée debout, offre un curieux exemple de ce que peut la force réunie de la poudre et de l'électricité. Dans la soirée, je me promène sur les remparts à demi ruinés de cette ville qui a joué un grand rôle pendant la guerre avec le Brésil. Cette guerre a eu des conséquences déplorables pour ce pays, non pas tant dans ses effets immédiats que parce qu'elle a été l'origine de la création d'une multitude de généraux et d'autres officiers de tous grades. Il y a plus de généraux (sans solde toutefois) dans les provinces-unies de la Plata que dans le royaume uni de la Grande-Bretagne. Ces messieurs ont appris à aimer le pouvoir et n'ont aucune répulsion pour se battre un peu. Aussi y en a-t-il toujours beaucoup qui ne demandent qu'à créer des troubles et à renverser un gouvernement qui, jusqu'à présent, ne repose pas sur des bases bien solides. J'ai remarqué cependant, ici et en quelques autres endroits, qu'on commence à prendre un vif intérêt à la prochaine élection présidentielle ; c'est là un bon signe pour la prospérité de ce petit pays. Les habitants ne demandent pas à leurs représentants une éducation hors ligne. J'ai entendu quelques personnes discuter les qualités des représentants de Colonia et on disait que, « bien que n'étant pas négociants, ils savent tous signer ; » on pensait n'avoir pas besoin d'en demander davantage.
18 novembre. — J'accompagne mon hôte à son estancia, située sur l'arroyo de San-Juan. Dans la soirée nous faisons à cheval le tour de sa propriété ; elle comprend 2 lieues et demie carrées et se trouve dans ce que l'on appelle un rincon, c'est-à-dire que la Plata borde un des côtés et que les deux autres sont défendus par des torrents infranchissables. Il y a un excellent port pour les petits navires et une grande abondance de petits bois, ce qui constitue une valeur considérable, car on exploite ces bois pour le chauffage de Buenos Ayres. J'étais curieux de savoir quelle pouvait être la valeur d'une estancia aussi complète. Il y a 3 000 têtes de bétail, et elle pourrait en nourrir trois ou quatre fois autant ; 700 juments, 150 chevaux domptés et 600 moutons ; il y a en outre de l'eau et de la pierre calcaire en quantité, d'excellents corrals, une maison et un verger planté de pêchers. Or, on a offert de tout cela 50 000 francs au propriétaire ; il demande 12 500 francs de plus et probablement céderait à moins. Le principal travail que nécessite une estancia est de rassembler le bétail deux fois par semaine, en un lieu central, pour l'apprivoiser un peu et pour le compter. On pourrait penser que cette opération présente de grandes difficultés quand douze à quinze mille têtes sont réunies dans le même endroit. On y arrive cependant assez facilement en se basant sur ce principe, que les animaux se classent d'eux-mêmes en petites troupes comprenant de quarante à cent individus. Chaque petite troupe se reconnaît à quelques individus qui portent des marques particulières ; or le nombre de têtes dans chaque troupe étant connu, on s'aperçoit bien vite si un seul bœuf manque à l'appel au milieu de dix mille. Pendant une nuit d'orage, tous les animaux se confondent, mais le lendemain matin ils se séparent tout comme auparavant ; chaque animal doit donc reconnaître ses compagnons au milieu de dix mille autres.
Je rencontrai, par deux fois, dans cette province, des bœufs appartenant à une race fort curieuse, qu'on appelle nâta ou niata. Ils ont avec les autres bœufs à peu près les mêmes rapports que les bouledogues ou les roquets ont avec les autres chiens. Leur front est très-déprimé et très-large, l'extrémité des naseaux est relevée, la lèvre supérieure se retire en arrière ; la mâchoire inférieure s'avance plus que la mâchoire supérieure et se courbe aussi de bas en haut, de telle sorte que les dents restent toujours à découvert. Leurs naseaux, placés très-haut, sont très-ouverts ; leurs yeux se projettent en avant. Quand ils marchent, ils portent la tête fort bas, le cou est court ; les pattes de derrière sont un peu plus longues, comparées à celles de devant, qu'il n'est usuel. Leurs dents découvertes, leur tête courte, leurs naseaux relevés leur donnent un air batailleur comique au possible.
Grâce à l'obligeance de mon ami le capitaine Sulivan, j'ai pu me procurer, depuis mon retour, la tête complète d'un de ces animaux dont le squelette est actuellement déposé au Collége des médecins. Don F. Muniz, de Luxan, a bien voulu recueillir, pour me les communiquer, tous les renseignements relatifs à cette race. D'après ses notes il paraît que, il y a quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, cette race était fort rare, et qu'à Buenos Ayres on la considérait comme une curiosité. On croit généralement qu'elle a surgi au milieu des territoires indiens au sud de la Plata, et qu'elle est devenue la race la plus commune dans ces régions. Aujourd'hui même, ceux de ces bestiaux élevés dans les provinces au sud de la Plata prouvent, par leur aspect sauvage, qu'ils ont une origine moins civilisée que les bestiaux ordinaires ; la vache abandonne son premier veau si on la dérange trop souvent. Le docteur Falconer me signale un fait fort singulier : c'est qu'une conformation presque analogue à la conformation anormale de la race niata caractérise le grand ruminant éteint de l'Inde, le Sivatherium. La race est très-stable : un taureau et une vache niata produisent invariablement des veaux niata. Un taureau niata avec une vache ordinaire, ou le croisement réciproque, produisent des descendants ayant un caractère intermédiaire, mais avec les caractères niata vigoureusement prononcés. Il est prouvé, selon le señor Muniz, que, contrairement à l'expérience ordinaire des éleveurs en pareil cas, une vache niata croisée avec un taureau ordinaire transmet plus fortement ses caractères particuliers que ne le fait le taureau niata croisé avec une vache ordinaire. Quand l'herbe est suffisamment longue, les bestiaux niata se servent pour manger de la langue et du palais, comme les bestiaux ordinaires ; mais, pendant les grandes sécheresses, alors que tant d'animaux périssent, la race niata disparaîtrait entièrement ai l'on n'en prenait soin. En effet, les bestiaux ordinaires, comme les chevaux, parviennent encore à se soutenir en broutant avec leurs lèvres les jeunes tiges des arbres et des roseaux ; les niata au contraire n'ont pas cette ressource, leurs lèvres ne se rejoignant pas ; aussi périssent-ils avant tous les autres bestiaux. N'est-ce pas là un exemple frappant des rares indications que peuvent nous fournir les habitudes ordinaires de la vie sur les causes qui déterminent la rareté ou l'extinction des espèces, quand ces causes ne se produisent qu'à de longs intervalles ?
19 novembre. — Après avoir traversé la vallée de Las Vacas, nous passons la nuit chez un Américain du Nord qui exploite un four à chaux sur l'arroyo de Las Vivoras. Nous nous rendons, dans la matinée, à un endroit nommé Punta Gorda, qui forme un promontoire sur les bords du fleuve. En route, nous essayons de trouver un jaguar. Les traces fraîches de ces animaux abondent de tous côtés ; nous visitons les arbres sur lesquels ils aiguisent, dit-on, leurs griffes, mais nous ne parvenons pas à en détourner un seul. Le rio Uruguay présente, vu de cet endroit, un magnifique volume d'eau. La limpidité, la rapidité du courant rendent l'aspect de ce fleuve bien supérieur à celui de son voisin, le Parana. Sur la rive opposée, plusieurs bras de ce dernier fleuve se jettent dans l'Uruguay. Le soleil brillait et on pouvait distinguer nettement la couleur différente des eaux de ces deux fleuves.
Dans la soirée nous nous remettons en route pour nous rendre à Mercedes sur le rio Negro. Le soir nous demandons l'hospitalité pour la nuit dans une estancia que nous trouvons sur notre chemin. Cette propriété est très-considérable, elle a 10 lieues carrées et appartient à un des plus grands propriétaires fonciers du pays. Son neveu dirige l'estancia et avec lui se trouve un des capitaines de l'armée qui vient de s'enfuir dernièrement de Buenos Ayres. La conversation de ces messieurs ne manque pas d'être assez amusante, étant donnée leur position sociale. Comme presque tous leurs compatriotes, d'ailleurs, ils poussent des cris d'étonnement quand je leur dis que la terre est ronde, et ne veulent pas me croire quand j'ajoute qu'un trou assez profond irait aboutir de l'autre côté. Ils ont cependant entendu parler d'un pays où le jour et la nuit durent six mois de suite à tour de rôle, pays peuplé d'habitants grands et maigres ! Ils me font de nombreuses questions sur l'élevage et sur le prix des bestiaux en Angleterre. Quand je leur dis que nous n'attrapons pas nos animaux avec le lasso, ils s'écrient : « Comment, vous ne vous servez donc que des bolas ? » Ils n'avaient pas la moindre idée qu'on pût enclore un pays. Le capitaine me dit enfin qu'il a une question à me faire, mais une question fort importante, à laquelle il me demande avec instance de répondre en toute vérité. Je tremblai presque à l'idée de la profondeur scientifique qu'allait avoir cette question ; on en jugera, la voici : — « Les femmes de Buenos-Ayres ne sont-elles pas les plus belles femmes qui soient au monde ? » Je lui répondis en véritable renégat : — « Certainement oui. » Il ajouta : — « J'ai une autre question à vous faire : Y a-t-il dans une autre partie du monde des femmes qui portent des peignes aussi grands que ceux qu'elles portent ? » Je lui affirmai solennellement que je n'en avais jamais rencontré. Ils étaient enchantés. Le capitaine s'écria : « Voyez ! un homme qui a vu la moitié du monde nous affirme qu'il en est ainsi ; nous l'avions toujours pensé, mais actuellement nous en sommes sûrs. » Mon excellent goût en fait de peignes et de beauté me valut une charmante réception ; le capitaine me força à prendre son lit et alla coucher sur son recado.
21 novembre. — Nous partons au lever du soleil et voyageons lentement pendant toute la journée. La nature géologique de cette partie de la province diffère du reste et ressemble beaucoup à celle des Pampas. Il y a en conséquence d'immenses champs de cardons aussi bien que de chardons ; on peut même dire que la région entière n'est qu'une grande plaine couverte de ces plantes, lesquelles, d'ailleurs, ne se mélangent jamais. Le cardon atteint à peu près la hauteur d'un cheval, mais le chardon des Pampas dépasse souvent en hauteur la tête du cavalier. Quitter la route un instant serait folie, mais souvent la route elle-même se trouve envahie. Bien entendu, il n'y a là aucun pâturage, et si bestiaux ou chevaux entrent dans un champ de chardons, impossible de les retrouver. Aussi est-il très-hasardeux de faire voyager des bestiaux pendant cette saison, car quand ils sont assez harassés pour ne vouloir pas aller plus loin, ils s'échappent dans les champs de chardons et on ne les revoit plus. Il y a fort peu d'estancias dans ces régions, et les quelques-unes qui s'y trouvent sont situées dans le voisinage des vallées humides, où heureusement aucune de ces terribles plantes ne peut croître. La nuit nous surprend avant que nous ayons atteint le but de notre voyage, et nous passons la nuit dans une misérable petite hutte habitée par de pauvres gens ; l'extrême politesse de notre hôte et de notre hôtesse fait un contraste charmant avec tout ce qui nous entoure.
22 novembre. — Nous arrivons à une estancia située sur les bords du Berquelo. Cette propriété appartient à un Anglais fort hospitalier, pour lequel mon ami M. Lucas m'a donné une lettre d'introduction. J'y reste trois jours. Mon hôte me conduit à la sierra del Pedro Flaco, située 20 milles plus haut, sur les bords du rio Negro. Une herbe excellente, bien qu'un peu grossière, et atteignant le ventre des chevaux, couvre le pays presque tout entier. Il y a là cependant des espaces de plusieurs lieues carrées où on ne rencontre pas une seule tête de bétail. Le Banda oriental pourrait nourrir un nombre incroyable d'animaux. Actuellement le nombre des peaux exportées annuellement de Montevideo se monte à trois cent mille ; la consommation intérieure est fort considérable, à cause du gaspillage fait de tous côtés. Un estanciero me dit qu'il a souvent à envoyer de grands troupeaux à une assez grande distance ; les bêtes tombent fréquemment sur le sol épuisées de fatigue ; il faut alors les tuer pour leur enlever la peau. Or il n'a jamais pu persuader aux Gauchos de prendre un quartier de ces bêtes pour leur repas, il faut que chaque soir ils tuent un bœuf pour leur souper ! Vu de la sierra, le rio Negro présente le coup d'œil le plus pittoresque que j'aie encore vu dans ces régions. Cette rivière, large, profonde et rapide en cet endroit, contourne la base d'une falaise à pic ; une ceinture de bois couvre chacune de ses rives, et les ondulations éloignées de la plaine couverte de gazon ferment l'horizon.
J'ai entendu souvent parler, pendant mon séjour en cet endroit, de la sierra de las Cuentas, colline située à plusieurs milles au nord. Ce mot signifie colline de perles. On m'a assuré en effet qu'on y trouve en grand nombre des petites pierres rondes de différentes couleurs, percées toutes d'un petit trou cylindrique. Les Indiens avaient autrefois coutume de les recueillir pour en faire des colliers et des bracelets, goût que partagent en commun, il est bon de le faire observer en passant, toutes les nations sauvages aussi bien que les peuples les plus policés. Je ne savais trop quelle foi ajouter à cette histoire, mais dès que je l'eus racontée au docteur Andrew Smith, au cap de Bonne-Espérance, il me dit qu'il se rappelait avoir trouvé, sur la côte orientale de l'Afrique méridionale, à environ 100 milles à l'est de la rivière de Saint-Jean, des cristaux de quartz dont les angles étaient usés par le frottement et qui se trouvaient mélangés à du gravier sur le bord de la mer. Chaque cristal avait environ 5 lignes de diamètre et une longueur de 1 pouce à 1 pouce et demi. La plupart d'entre eux étaient percés d'une extrémité à l'autre par un petit trou parfaitement cylindrique et de largeur suffisante pour laisser passer un gros fil ou une corde à boyaux très-fine. Ces cristaux sont rouges ou blanc grisâtre, et les indigènes les recherchent pour s'en faire des colliers. J'ai rapporté ces faits, bien qu'on ne connaisse aujourd'hui aucun corps cristallisé qui affecte cette forme, parce qu'ils pourront donner l'idée à quelque futur voyageur de rechercher quelle est la véritable nature de ces pierres.
Pendant mon séjour dans cette estancia, j'étudiai avec soin les chiens bergers du pays, et cette étude m'intéressa beaucoup. On rencontre souvent, à une distance de 1 ou 2 milles de tout homme ou de toute habitation, un grand troupeau de moutons gardé par un ou deux chiens. Comment une amitié aussi solide peut-elle s'établir ? C'était là un sujet d'étonnement pour moi. Le mode d'éducation consiste à séparer le jeune chien de la chienne et à l'accoutumer à la société de ses futurs compagnons. On lui amène une brebis pour le faire teter trois ou quatre fois par jour ; on le fait coucher dans une niche garnie de peaux de mouton ; on le sépare absolument des autres chiens et des enfants de la famille. En outre, on le châtre ordinairement quand il est tout jeune encore, de telle sorte que, devenu grand, il ne peut plus guère avoir de goûts communs avec ceux de son espèce. Il n'a donc plus aucun désir de quitter le troupeau et, de même que le chien ordinaire s'empresse de défendre son maître, l'homme, de même celui-là défend les moutons. Il est fort amusant d'observer, quand on s'approche, avec quelle fureur le chien se met à aboyer et comment tous les moutons vont se ranger derrière lui, comme s'il était le plus vieux bouc du troupeau. On enseigne aussi très-facilement à un chien à ramener le troupeau à la ferme à une heure déterminée de la soirée. Ces chiens n'ont guère qu'un défaut pendant leur jeunesse, celui de jouer trop fréquemment avec les moutons, car, dans leurs jeux, ils font terriblement galoper leurs pauvres sujets.
Le chien berger vient chaque jour à la ferme chercher de la viande pour son dîner ; dès qu'on lui a donné sa pitance il se sauve, tout comme s'il avait honte de la démarche qu'il vient de faire. Les chiens de la maison se montrent fort méchants pour lui, et le plus petit d'entre eux n'hésite pas à l'attaquer et à le poursuivre. Mais dès que le chien berger se retrouve auprès de son troupeau, il se retourne et commence à aboyer ; alors tous les chiens qui le poursuivaient tout à l'heure se sauvent à leur tour à toutes jambes. De même une bande entière de chiens sauvages affamés se hasardent rarement (on m'a même affirmé jamais) à attaquer un troupeau gardé par un de ces fidèles bergers. Tout ceci me paraît constituer un curieux exemple de la souplesse des affections chez le chien. Que le chien soit sauvage ou élevé de n'importe quelle façon, il conserve un sentiment de respect ou de crainte pour ceux qui obéissent à leur instinct d'association. Nous ne pouvons, en effet, comprendre que les chiens sauvages reculent devant un seul chien accompagné de son troupeau, qu'en admettant chez eux une sorte d'idée confuse que celui qui est ainsi en compagnie acquiert une certaine puissance, tout comme s'il était accompagné d'autres individus de son espèce. F. Cuvier a fait observer que tous les animaux qui se réduisent facilement en domesticité considèrent l'homme comme un des membres de leur propre société et qu'ils obéissent ainsi à leur instinct d'association. Dans le cas ci-dessus cité, le chien berger considère les moutons comme ses frères et acquiert ainsi de la confiance en lui-même ; les chiens sauvages, bien que sachant que chaque mouton pris individuellement n'est pas un chien, mais un animal bon à manger, adoptent sans doute aussi en partie cette même manière de voir quand ils se trouvent en présence d'un chien berger à la tête d'un troupeau.
Un soir, je vis arriver un domidor (un dompteur de chevaux) qui venait dans le but de dompter quelques poulains. Je vais décrire en quelques mots les opérations préparatoires, car je crois qu'aucun voyageur n'a fait jusqu'ici cette description. On fait entrer dans un corral une troupe de jeunes chevaux sauvages, puis on en ferme la porte. Le plus souvent un homme seul se charge de saisir et de monter un cheval qui n'a jamais porté ni selle ni bride ; il n'y a, je crois, qu'un Gaucho qui puisse arriver à ce résultat. Le Gaucho choisit un poulain bien développé et, au moment où le cheval galope autour du cirque, il jette son lasso de façon à envelopper les deux jambes de devant de l'animal. Le cheval s'abat immédiatement et, pendant qu'il se débat sur le sol, le Gaucho, tenant le lasso tendu, tourne autour de lui de façon à entourer une des jambes de derrière de l'animal, juste au-dessous du boulet et ramène cette jambe aussi près que possible de celles de devant ; puis il attache son lasso et les trois jambes se trouvent liées ensemble. Il s'assied alors sur le cou du cheval et il fixe à sa mâchoire inférieure une forte bride, mais ne lui passe pas de mors : il attache cette bride en passant, par les œillets qui la terminent, une lanière très-forte qu'il enroule plusieurs fois autour de la mâchoire et de la langue. Cela fait, il lie les deux jambes de devant du cheval avec une forte lanière de cuir retenue par un nœud coulant ; il enlève alors le lasso qui retenait les trois jambes du poulain et ce dernier se relève avec difficulté. Le Gaucho empoigne la bride fixée à la mâchoire inférieure du cheval et le conduit hors du corral. S'il y a là un second homme (autrement l'opération est beaucoup plus difficile), celui-ci maintient la tête de l'animal pendant que le premier lui met une couverture et une selle et sangle le tout. Pendant cette opération le cheval, étonné, effrayé de se sentir ainsi sanglé autour de la taille, se roule bien des fois sur le sol et on ne peut le faire relever qu'à force de coups. Enfin, quand on a fini de le seller, le pauvre animal, tout blanc d'écume, peut à peine respirer, tant il est effrayé. Le Gaucho se prépare alors à s'élancer en selle en appuyant fortement sur l'étrier de façon à ce que le cheval ne perde pas l'équilibre ; au moment où il enjambe l'animal, il tire le nœud coulant et le cheval se trouve libre. Quelques domidors détachent le nœud coulant alors que le cheval est encore couché sur le sol et, assis sur la selle, ils le laissent se relever sous eux. Le cheval, fou de terreur, fait quelques écarts terribles, puis part au galop ; quand il est absolument épuisé, l'homme, à force de patience, le ramène au corral, où il le laisse en liberté tout couvert d'écume et respirant à peine. On a beaucoup plus de peine avec les chevaux qui, ne voulant pas partir au galop, se roulent opiniâtrement sur le sol. Ce procédé de domptage est horrible, mais le cheval ne résiste plus après deux ou trois épreuves. Il faut cependant plusieurs semaines avant qu'on puisse lui passer un mors en fer, car il faut qu'il apprenne à comprendre que l'impulsion donnée à la bride représente la volonté de son maître ; jusque-là le mors le plus puissant ne servirait à rien.
Il y a tant de chevaux dans ce pays, que l'humanité et l'intérêt n'ont presque rien en commun, et c'est pour cette raison, je crois, que l'humanité a fort peu d'empire. Un jour que je parcourais les Pampas à cheval, accompagné de mon hôte, estanciero fort respectable, ma monture fatiguée restait en arrière. Cet homme me criait souvent de l'éperonner. Je lui répondais que ce serait une honte, car le cheval était complètement épuisé. « Qu'importe ! criait-il, éperonnez ferme, le cheval m'appartient. » J'eus alors quelque difficulté à lui faire comprendre que si je ne me servais pas de l'éperon, c'était à cause du cheval et non à cause de lui. Il parut fort étonné et s'écria : Ah ! don Carlos, que cosa ! Il n'avait certainement jamais eu une idée semblable.
On sait que les Gauchos sont excellents cavaliers. Ils ne comprennent pas qu'on puisse être renversé de cheval, quels que soient les écarts de ce dernier. Pour eux, un bon cavalier est celui qui peut diriger un poulain indompté, qui peut, si son cheval vient à tomber, se retrouver sur ses pieds ou accomplir d'autres exploits analogues. J'ai entendu un homme parier qu'il ferait tomber son cheval vingt fois de suite et que sur ces vingt fois il ne tomberait pas lui-même plus d'une fois. Je me rappelle avoir vu un Gaucho qui montait un cheval fort opiniâtre ; trois fois de suite celui-ci se cabra si complètement, qu'il retomba sur le dos avec une grande violence ; le cavalier, conservant tout son sang-froid, jugea chaque fois le moment où il fallait se jeter à bas, et à peine le cheval était-il debout à nouveau, que l'homme s'élançait sur son dos ; ils partirent enfin au galop. Le Gaucho ne semble jamais employer la force. Un jour, alors que je galopais auprès de l'un d'eux, excellent cavalier d'ailleurs, je me disais qu'il faisait si peu attention à son cheval que, si celui-ci venait à faire un écart, il serait certainement désarçonné. À peine m'étais-je fait cette réflexion, qu'une autruche s'élança hors de son nid sous les pas mêmes du cheval ; le jeune poulain fit un bond de côté, mais quant au cavalier, tout ce que je puis dire, c'est qu'il partagea la terreur de son cheval et se jeta de côté avec lui, mais sans quitter la selle.
Au Chili et au Pérou on s'occupe bien davantage de la finesse de la bouche du cheval qu'on ne le fait à la Plata ; c'est évidemment là une des conséquences de la nature plus accidentée du pays. Au Chili, on ne pense pas qu'un cheval soit parfaitement dressé jusqu'à ce qu'on puisse l'arrêter soudain au milieu de sa course la plus rapide, à un endroit donné, sur un manteau jeté sur le sol, par exemple ; ou bien on le lance à toute vitesse contre un mur et, arrivé devant l'obstacle, on l'arrête en le faisant se cabrer de façon à ce que ses sabots de devant éraflent la muraille. J'ai vu un cheval plein de feu qu'on conduisait en ne touchant la bride qu'avec le pouce et l'index, qu'on faisait galoper à toute vitesse autour d'une cour, puis qu'on faisait tourner sans diminuer la vitesse autour d'un poteau, à une distance si égale, que le cavalier touchait pendant tout le temps le poteau avec un de ses doigts ; puis, faisant une demi-volte dans l'air, le cavalier continuait tout aussi rapidement son circuit dans l'autre direction en touchant le poteau de l'autre main.
On considère qu'amené à cet état, un cheval est bien dressé et, bien que cela puisse, au premier abord, paraître inutile, il est loin d'en être ainsi. C'est seulement pousser à la perfection ce qui est nécessaire chaque jour. Un taureau saisi par le lasso se met quelquefois à galoper en rond et le cheval, s'il n'est pas bien dressé, s'alarme de la tension soudaine qu'il a à supporter et il ne tourne pas alors comme le pivot d'une roue. Bien des hommes ont été tués de cette façon, car, si le lasso vient à s'enrouler une seule fois autour du corps du cavalier, il est presque immédiatement coupé en deux, à cause de la tension qu'exercent les deux animaux. Les courses de chevaux, dans ce pays, reposent sur le même principe ; la piste n'a guère que 200 ou 300 mètres de longueur, car on désire avant tout se procurer des chevaux dont l'élan est très-rapide. On dresse les chevaux de course non-seulement à toucher une ligne avec leurs sabots, mais à s'élancer des quatre pieds ensemble de façon à ce que le premier bond mette en jeu tous les muscles. On m'a raconté au Chili une anecdote que je crois vraie et qui est un excellent exemple de l'importance qu'a le bon dressage des chevaux. Un homme fort respectable, voyageant un jour à cheval, rencontra deux autres voyageurs dont l'un montait un cheval qui lui avait été volé. Il les arrêta et réclama son bien ; ils ne lui répondirent qu'en tirant leurs sabres et en se mettant à sa poursuite. L'homme, montant un cheval très-rapide, s'arrangea de façon à ne pas les devancer de beaucoup ; en passant auprès d'un épais buisson, il tourna court et arrêta net son cheval. Les gens qui le poursuivaient furent obligés de passer devant lui, ne pouvant arrêter leur monture. Il s'élança immédiatement à leur poursuite, plongea son couteau dans le dos de l'un des voleurs, blessa l'autre, reprit son cheval et rentra chez lui. Pour arriver à des résultats aussi parfaits, il faut deux choses : un mors très-puissant comme celui des mamelucks, mors dont on se sert rarement, mais dont le cheval connaît exactement la force, et d'immenses éperons émoussés avec lesquels on peut simplement effleurer la peau du cheval ou lui causer une violente douleur. Avec des éperons anglais, qui entament la peau dès qu'ils la touchent, je crois qu'il serait impossible de dresser un cheval à l'américaine.
Dans une estancia, près de Las Vacas, on abat chaque semaine une grande quantité de juments dans le seul but d'en vendre la peau, bien qu'elle ne vaille que 5 dollars en papier, ou environ 3 fr. 50. Il semble d'abord fort étrange qu'on tue des juments pour une somme si minime, mais comme on pense dans ce pays qu'il est absurde de dompter ou de monter une jument, elles ne servent qu'à la reproduction. Je n'ai jamais vu employer les juments que dans un seul but, battre le grain ; pour cela on les dresse à tourner en cercle dans un enclos où on a répandu les gerbes. L'homme qu'on employait à abattre les juments était fort célèbre pour la dextérité avec laquelle il se servait du lasso. Placé à 12 mètres de l'ouverture du corral, il pariait avec qui voulait qu'il saisirait par les jambes tout animal qui passerait devant lui sans en manquer un seul. Un autre homme proposait le pari suivant : il entrerait à pied dans le corral, attraperait une jument, attacherait ses jambes de devant, la ferait sortir, la jetterait sur le sol, la tuerait, la dépècerait et étendrait la peau pour la faire sécher (ce qui est une opération fort longue) ; il pariait qu'il répéterait cette opération vingt-deux fois par jour, ou bien encore qu'il tuerait et dépècerait cinquante animaux en un jour. C'eût été là un travail prodigieux, car on considère que tuer et dépecer quinze ou seize animaux par jour est tout ce qu'un homme peut faire.
26 novembre. — Je pars pour revenir en droite ligne à Montevideo. Ayant appris qu'il y avait quelques ossements gigantesques dans une ferme voisine sur le Sarandis, petit ruisseau qui se jette dans le rio Negro, je m'y rends accompagné de mon hôte et j'achète pour 18 pence une tête de Toxodon. Cette tête était en parfait état lorsqu'on la découvrit ; mais des gamins brisèrent une partie des dents à coups de pierres ; ils avaient choisi cette tête comme but. Je fus assez heureux pour trouver, à environ 180 milles de cet endroit, sur les bords du rio Tercero, une dent parfaite qui remplissait exactement une des alvéoles. Je trouvai aussi les restes de cet animal extraordinaire en deux autres endroits ; j'en conclus qu'il devait être autrefois fort commun. Je trouvai aussi au même endroit quelques parties considérables de la carapace d'un animal gigantesque, ressemblant à un Tatou et partie de la grosse tête d'un Mylodon. Les ossements de cette tête sont si récents, qu'ils contiennent, selon l'analyse faite par M. T. Reeks, 7 pour 100 de matières animales ; placés dans une lampe à esprit-de-vin, ces ossements brûlent en émettant une petite flamme. Le nombre des restes enfouis dans le grand dépôt qui forme les Pampas et qui recouvre les roches granitiques du Banda oriental, doit être extraordinairement considérable. Je crois qu'une ligne droite tracée dans quelque direction que ce soit à travers les Pampas couperait quelque squelette, ou quelque amas d'ossements. Outre les ossements que j'ai trouvés pendant mes courtes excursions, j'ai entendu parler de beaucoup d'autres, et on comprend facilement d'où proviennent les noms de Rivière de l'animal, Colline du géant, etc. En d'autres endroits j'ai entendu parler de la propriété merveilleuse que possèdent certains fleuves de changer les petits ossements en grands ossements ; ou, selon d'autres versions, les ossements eux-mêmes grandissaient. Autant que j'ai pu étudier cette question, aucun de ces animaux n'a, comme on le supposait anciennement, péri dans les marécages ou les rivières boueuses du pays tel qu'il est aujourd'hui ; je suis persuadé, au contraire, que ces ossements ont été mis à nu par les cours d'eau qui coupent les dépôts subaqueux où ils ont été précédemment enfouis. Dans tous les cas, il est une conclusion à laquelle on arrive forcément, c'est que la superficie entière des Pampas constitue une immense sépulture pour ces quadrupèdes gigantesques éteints.
Le 28, dans la journée, après deux jours et demi de voyage, nous arrivons à Montevideo. Tout le pays que nous avons traversé conserve le même caractère uniforme ; en quelques endroits, cependant, il est plus montueux et plus rocheux que près de la Plata. À quelque distance de Montevideo nous traversons le village de Las Pietras, qui doit ce nom à quelques grosses masses arrondies de syénite. Ce village est assez joli. Dans ce pays, d'ailleurs, on peut appeler pittoresque le moindre site élevé de quelques centaines de pieds au-dessus du niveau général dès qu'il est recouvert de quelques maisons entourées de figuiers.
Pendant les six derniers mois j'ai eu l'occasion d'étudier le caractère des habitants de ces provinces. Les Gauchos, ou paysans, sont bien supérieurs aux habitants des villes. Invariablement, le Gaucho est fort obligeant, fort poli, fort hospitalier ; je n'ai jamais vu un exemple de grossièreté ou d'inhospitalité. Plein de modestie quand il parle de lui-même ou de son pays, il est en même temps hardi et brave. D'autre part, on entend constamment parler de vols et de meurtres ; l'habitude de porter toujours un couteau est la principale cause de ces derniers. Il est déplorable de penser au nombre de meurtres que causent d'insignifiantes querelles. Chacun des combattants essaye de toucher son adversaire à la face, de lui couper le nez ou de lui arracher les yeux ; on en a la preuve dans les horribles cicatrices qu'ils portent presque tous. Les vols proviennent naturellement des habitudes enracinées des Gauchos pour le jeu et pour la boisson et de leur extrême indolence. Une fois, à Mercedes, je demandai à deux hommes que je rencontrai pourquoi ils ne travaillaient pas. « Les jours sont trop longs, » me répondit l'un ; « je suis trop pauvre, » me répondit l'autre. Il y a un si grand nombre de chevaux, des aliments en profusion telle, qu'on ne ressent pas le besoin de l'industrie. En outre, le nombre des jours fériés est incalculable ; enfin, une entreprise n'offre quelques chances de réussite que si on la commence pendant que la lune croît ; de telle sorte que ces deux causes font perdre la moitié du mois.
Rien de moins efficace que la police et la justice. Si un homme pauvre commet un meurtre et est pris, on l'emprisonne et peut-être même on le fusille ; mais s'il est riche et qu'il ait des amis, il peut compter que l'affaire n'aura pour lui aucune mauvaise conséquence. Il est à remarquer que la plupart des habitants respectables du pays aident invariablement les meurtriers à s'échapper ; ils semblent penser que l'assassin a commis un crime contre le gouvernement et non contre la société. Un voyageur n'a d'autre protection que ses armes à feu, et la constante habitude qu'on a de les porter empêche seule des vols plus fréquents.
Les classes plus élevées, plus instruites, qui habitent les villes possèdent, à un degré moindre cependant, les qualités du Gaucho ; mais bien des vices que n'a pas celui-ci annulent, je le crains, ces bonnes qualités. On remarque dans ces classes élevées la sensualité, l'irréligion, la corruption la plus éhontée, poussées au suprême degré. On peut acheter presque tous les fonctionnaires ; le directeur des postes vend des timbres faux pour l'affranchissement des dépêches ; le gouverneur et le premier ministre s'entendent pour voler l'État. Il ne faut pas compter sur la justice dès que l'or se met de la partie. J'ai connu un Anglais qui était allé voir le ministre de la justice dans les conditions suivantes (il ajoutait qu'étant alors fort peu au courant des habitudes du pays il tremblait de tous ses membres en entrant chez le haut personnage) : — « Monsieur, lui dit-il, je viens vous offrir 200 dollars (en papier, soit environ 125 francs), si vous faites arrêter dans un certain délai un homme qui m'a volé. Je sais que la démarche que je fais dans ce moment est contraire à la loi, mais mon avocat (et il cita le nom de ce dernier) m'a conseillé de la faire. » Le ministre de la justice sourit, prit l'argent, le remercia, et avant la fin de la journée l'homme en question était arrêté. Et le peuple espère encore parvenir à l'établissement d'une république démocratique malgré cette absence de tout principe chez la plupart des hommes publics et pendant que le pays regorge d'officiers turbulents mal payés !
Deux ou trois traits caractéristiques vous frappent tout d'abord quand on pénètre pour la première fois dans la société de ces pays : ce sont les manières dignes et polies que l'on remarque dans toutes les classes, le goût excellent dont les femmes font preuve en matière de costume et l'égalité parfaite qui règne partout. Les boutiquiers les plus infimes avaient coutume de dîner avec le général Rosas quand il se trouvait à son camp sur le rio Colorado. Le fils d'un major, à Bahia-Blanca, gagnait sa vie en fabricant des cigarettes et il m'aurait accompagné, lors de mon départ pour Buenos Ayres, en qualité de guide ou de domestique, si son père n'avait redouté pour lui les dangers de la route. Un grand nombre d'officiers de l'armée ne savent ni lire ni écrire, ce qui ne les empêche pas de se trouver en société sur le pied de l'égalité la plus parfaite. Dans la province d'Entre-Rios, la Sala ne comprenait que six représentants ; l'un d'eux tenait une boutique infime, ce qui n'était pour lui le motif d'aucune déconsidération. Je sais bien qu'il faut s'attendre à ces spectacles dans un pays nouveau ; mais il n'en est pas moins vrai que l'absence absolue de gens qui exercent la profession de gentleman, si je peux m'exprimer ainsi, paraît fort étrange à un Anglais.
Il faut toujours se rappeler, d'ailleurs, quand on parle de ces pays, la façon dont les a traités l'Espagne, leur mère patrie dénaturée. Peut-être méritent-ils, en somme, plus de louanges pour ce qu'ils ont fait, que de blâme pour n'avoir pas été plus vite en besogne. Sans contredit, l'extrême libéralisme qui règne dans ces pays finira par produire d'excellents résultats. Ceux qui ont visité les anciennes provinces espagnoles de l'Amérique du Sud doivent se rappeler avec bonheur l'excessive tolérance religieuse qui y règne, la liberté de la presse, les soins qu'on apporte à répandre l'instruction, les facilités mises à la disposition de tous les étrangers et surtout l'obligeance qu'on montre toujours pour ceux qui s'occupent de science.
6 décembre. — Le Beagle quitte le rio de la Plata. Nous ne devions plus rentrer dans ce fleuve boueux. Nous nous dirigeons vers Port-Desire, sur la côte de la Patagonie. Avant d'aller plus loin, je vais consigner ici quelques observations faites en mer.
Plusieurs fois, quand notre vaisseau se trouvait à quelques milles au large de l'embouchure de la Plata, ou au large des côtes de la Patagonie septentrionale, nous nous sommes vus environnés d'insectes. Un soir, à environ 10 milles de la baie de San Blas, nous avons vu des bandes ou des troupeaux de papillons, en multitude infinie, s'étendant aussi loin que la vue pouvait porter ; à l'aide même du télescope, il était impossible de découvrir un seul endroit où il n'y ait pas de papillons. Les matelots s'écrièrent qu'il « neigeait des papillons » ; c'était là, en effet, l'aspect que présentait le ciel. Ces papillons appartenaient à plusieurs espèces, la plus grande partie cependant ressemblait à l'espèce anglaise si commune, le Colias edusa, sans être identique avec elle. Quelques phalènes et quelques hyménoptères accompagnaient ces papillons et un beau scarabée (un Calosoma) tomba à bord de notre vaisseau. On connaît quelques autres cas où ce scarabée a été capturé fort loin en pleine mer, ce qui est d'autant plus remarquable que le plus grand nombre des Carabiques se servent rarement de leurs ailes. La journée avait été fort belle et fort calme, la veille aussi il avait fait beau, il y avait peu de vent et sans direction bien arrêtée. Nous ne pouvions donc supposer que ces insectes avaient été emportés de terre par le vent et il faut bien admettre qu'ils s'en étaient volontairement écartés. Tout d'abord ces bandes immenses de Coliades me parurent être un exemple d'une de ces grandes migrations que l'on connaît pour un autre papillon, le Vanessa cardui ; mais la présence d'autres insectes rendait le cas actuel plus remarquable et encore moins intelligible. Une forte brise du nord s'éleva avant le coucher du soleil, et elle dut causer la mort de milliers de ces papillons et d'autres insectes.
Dans une autre occasion, je laissais traîner un filet dans le sillage du vaisseau pour recueillir des animaux marins au large du cap Corrientes. En relevant mon filet, j'y trouvai, à ma grande surprise, un nombre considérable de scarabées, et, bien qu'en pleine mer, ils paraissaient avoir peu souffert de leur séjour dans l'eau salée. J'ai perdu quelques-uns des spécimens recueillis alors, mais ceux que j'ai conservés appartiennent aux genres : Colymbetes, Hydroporus, Hydrobius (deux espèces), Notaphus, Cynucus, Adimonia et Scarabæus. Je pensai d'abord que ces insectes avaient été jetés à la mer par le vent ; mais, en réfléchissant que, sur les huit espèces, il y avait quatre espèces aquatiques et deux autres qui l'étaient en partie, il me parut plus probable que ces insectes avaient été entraînés par un petit torrent qui, après avoir drainé un petit lac, se jette dans la mer, auprès du cap Corrientes. Dans tous les cas, il est fort intéressant de trouver des insectes vivants, nageant en pleine mer, à 17 milles (27 kilomètres) de la côte la plus proche. On a remarqué plusieurs fois que des insectes ont été enlevés par le vent sur la côte de la Patagonie. Le capitaine Cook a observé ce fait et, plus récemment, le capitaine King l'a remarqué à son tour à bord de l'Adventure. Ce fait provient probablement de ce que ce pays est dépourvu de tout abri, arbres ou collines ; aussi comprend-on facilement qu'un insecte voltigeant dans la plaine soit enlevé par un coup de vent qui souffle vers la mer. Le cas le plus remarquable d'un insecte capturé en mer que j'aie été à même d'observer moi-même se présenta sur le Beagle ; alors que nous nous trouvions au vent des îles du Cap-Vert et que la terre la plus proche, non exposée à l'action directe des vents alizés, était le cap Blanco, sur la côte d'Afrique, à 370 milles (595 kilomètres) de distance, une grosse sauterelle (Acrydium) vint tomber à bord.
Dans plusieurs occasions, alors que le Beagle se trouvait à l'embouchure de la Plata, je remarquai que les mâts et les cordages se recouvraient de fils de la Vierge. Un jour (le 1er novembre 1832), je m'occupai tout particulièrement de cette question. Le temps, depuis quelques jours, était beau et clair, et, dans la matinée, l'air était plein de ces toiles floconneuses, comme par un beau jour d'automne en Angleterre. Le vaisseau était alors à 60 milles (96 kilomètres) de la terre dans la direction d'une brise constante, bien que fort légère. Ces fils de la Vierge supportaient un grand nombre de petites araignées couleur rouge foncé et ayant à peu près un dixième de pouce de longueur. Il devait y en avoir plusieurs milliers sur le bâtiment. Au moment du contact avec la mâture, la petite araignée reposait toujours sur un seul fil et jamais sur la masse floconneuse, laquelle masse semble d'ailleurs produite par un enchevêtrement de fils séparés. Toutes ces araignées appartenaient à la même espèce ; il y en avait des deux sexes, ainsi que des jeunes ; ces dernières étaient plus petites et plus foncées en couleur. Je ne donnerai pas la description de cette araignée, me contentant de constater qu'elle ne me paraît pas comprise au nombre des genres décrits par Latreille. Dès son arrivée, le petit aéronaute se mettait à l'ouvrage, courant de tous côtés, se laissant quelquefois descendre le long d'un fil et remontant par le même chemin ; d'autres fois, s'occupant à construire une petite toile fort irrégulière dans les intervalles entre les cordages. Cette araignée court facilement à la surface de l'eau. Si on la trouble, elle lève ses deux pattes de devant dans l'attitude de l'attention. En arrivant, elle parait toujours fort altérée et elle boit avec avidité les gouttes d'eau qu'elle peut rencontrer ; Strack a observé ce même fait ; ne serait-ce pas parce que ce petit insecte vient de traverser une atmosphère fort sèche et fort raréfiée ? Sa réserve de fil semble inépuisable. J'ai remarqué que le plus léger souffle d'air suffit à entraîner horizontalement celles qui sont suspendues à un fil. Dans une autre occasion (le 25), j'observai avec soin la même espèce de petite araignée : quand on la place sur une petite éminence, ou qu'elle a grimpé jusque-là, elle soulève son abdomen, laisse échapper un fil, puis se met à voguer horizontalement avec une rapidité inexplicable. J'ai cru m'apercevoir qu'avant de se préparer comme il vient d'être indiqué l'araignée se réunit les pattes avec des fils presque imperceptibles ; mais je ne suis pas certain que cette observation soit correcte.
Un jour, à Santa-Fé, je fus à même de mieux observer des faits analogues. Une araignée ayant environ trois dixièmes de pouce de longueur, et qui ressemblait beaucoup à une Citigrade, se tenait au sommet d'un poteau ; tout à coup elle fila quatre ou cinq fils, qui, brillant au soleil, pouvaient se comparer à des rayons divergents de lumière ; cependant ces rayons n'étaient pas droits, mais plutôt ondulés comme des brins de soie agités par le vent. Ces fils avaient environ 1 mètre de longueur et s'élevaient autour de l'araignée, qui soudain lâcha le poteau et fut bientôt entraînée hors de vue. Il faisait très-chaud, et l'air semblait parfaitement calme ; cependant l'air ne peut jamais être assez tranquille pour ne pas exercer une action sur un tissu aussi délicat que le fil d'une araignée. Si, pendant une chaude journée, on observe l'ombre d'un objet projetée sur une éminence, ou si, dans une plaine, on considère quelque objet éloigné, on s'aperçoit presque toujours qu'il existe un courant d'air chaud se dirigeant de bas en haut ; on peut acquérir la preuve de ces courants au moyen de bulles de savon, qui ne s'élèvent pas dans une chambre. Il n'est donc pas fort difficile de comprendre que les fils tissés par l'araignée tendent à s'élever, et que l'araignée elle-même finisse par s'enlever aussi. Quant à la divergence des fils, M. Murray, je crois, a essayé de l'expliquer par leur état électrique semblable. J'ai trouvé dans plusieurs occasions des araignées de la même espèce, mais d'âge et de sexe différents, attachées en grand nombre aux cordages du bâtiment, à une grande distance de la terre, ce qui tend à prouver que l'habitude de voyager dans l'air caractérise cette espèce comme l'habitude de plonger caractérise l'Argyronète. Nous pouvons donc rejeter la supposition de Latreille, à savoir : que les fils de la Vierge doivent leur origine indifféremment aux jeunes de plusieurs genres d'araignées ; bien que, comme nous l'avons vu, les jeunes d'autres araignées possèdent la faculté d'accomplir des voyages aériens.
Pendant nos différentes traversées au sud de la Plata, je laissais fréquemment dans le sillage du vaisseau un filet en toile, ce qui me permit de prendre quelques animaux curieux. Je recueillis ainsi plusieurs crustacés fort remarquables appartenant à des genres non décrits. L'un de ces crustacés, allié sous quelques rapports aux Notopoda (crabes qui ont les pattes postérieures placées presque sur le dos, ce qui leur permet d'adhérer à la surface inférieure des rochers), est fort remarquable à cause de la structure de ses pattes postérieures. L'avant-dernière jointure, au lieu de se terminer par une simple pince, se compose de trois appendices de longueur inégale et ressemblant à des soies de cochon ; le plus long de ces appendices égale la longueur de la patte entière. Ces pinces sont fort minces et armées de dents très-fines dirigées en arrière ; leur extrémité recourbée est aplatie, et on remarque sur cette partie plate cinq cupules fort petites qui semblent jouer le même rôle que les ventouses sur les tentacules de la seiche. Comme cet animal vit en pleine mer et qu'il éprouve probablement le besoin de se reposer, je suppose que cette conformation admirable, mais très-anormale, lui permet de se fixer au corps d'animaux marins.
Les créatures vivantes se trouvent en fort petit nombre dans les eaux profondes, loin de la terre ; au sud du 35e degré de latitude, je n'ai jamais pu attraper que quelques béroés et quelques espèces de crustacés entomostracés fort petits. Aux endroits où l'eau est moins profonde, à quelques milles de la côte, on trouve un grand nombre de crustacés de différentes espèces et quelques autres animaux, mais seulement pendant la nuit. Entre les latitudes 56 et 57 degrés, au sud du cap Horn, je laissai traîner plusieurs fois des filets, mais sans rien ramener que quelques rares spécimens d'espèces fort petites d'Entomostracés. Et cependant les baleines, les phoques, les pétrels et les albatros abondent dans toute cette partie de l'Océan. Je me suis toujours demandé, sans avoir jamais pu résoudre le problème, de quoi peut vivre l'albatros, qui fréquente les parages si éloignés des côtes. Je présume que, comme le condor, il peut jeûner fort longtemps et qu'un bon repas fait sur le cadavre en décomposition d'une baleine lui suffit pour quelques jours. Les parties centrales et intertropicales de l'océan Atlantique regorgent de Ptéropodes, de Crustacés et de Zoophytes ; on y trouve aussi en nombre considérable les animaux qui leur font une guerre acharnée, poissons volants, bonites et albicores ; je suppose que les nombreux animaux marins inférieurs se nourrissent d'infusoires, lesquels, ainsi que nous l'apprennent les recherches d'Ehrenberg, abondent dans l'Océan ; mais de quoi se nourrissent les infusoires dans cette eau bleue si claire et si limpide ?
Un peu au sud de la Plata, par une nuit fort sombre, la mer présenta tout à coup un spectacle étonnant et admirable. La brise soufflait avec une assez grande violence et la crête des vagues, que l'on voit pendant le jour se briser en écume, émettait actuellement une splendide lumière pâle. La proue du navire soulevait deux vagues de phosphore liquide, et sa route se perdait à l'horizon dans une ligne de feu. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre resplendissaient les vagues et la réverbération était telle, que le ciel, à l'horizon, nous paraissait enflammé, ce qui faisait un contraste saisissant avec l'obscurité qui régnait au-dessus de notre tête.
À mesure que l'on s'avance vers le sud, on observe de moins en moins la phosphorescence de la mer. Au large du cap Horn, je n'ai observé ce phénomène qu'une seule fois, et encore était-il loin d'être brillant. Cela provient probablement du petit nombre d'êtres organiques qui habitent cette partie de l'Océan. Après le mémoire si complet d'Ehrenberg sur la phosphorescence de la mer, il est presque superflu que je fasse de nouvelles remarques à ce sujet. Je puis ajouter cependant que les mêmes parcelles déchirées et irrégulières de matière gélatineuse, décrites par Ehrenberg, semblent causer ce phénomène aussi bien dans l'hémisphère austral que dans l'hémisphère boréal. Ces parcelles sont assez petites pour passer facilement à travers un tamis très-serré ; un assez grand nombre, toutefois, se distinguent facilement à l'œil nu. L'eau placée dans un verre donne des étincelles quand on l'agite ; mais une petite quantité d'eau placée dans un verre de montre est rarement lumineuse. Ehrenberg constate que ces parcelles conservent un certain degré d'irritabilité. Mes observations, dont la plupart ont été faites avec de l'eau puisée directement dans la mer phosphorescente, me conduisent à une conclusion différente. Je puis ajouter aussi que, ayant eu l'occasion de me servir d'un filet pendant que la mer était phosphorescente, je le laissai sécher en partie ; en m'en servant à nouveau, le lendemain soir, je m'aperçus qu'il émettait encore autant de lumière au moment où je le plongeai dans l'eau qu'au moment où il en était sorti la veille. Il ne me semble pas probable, dans ce cas, que les parcelles gélatineuses aient pu rester si longtemps vivantes. Je me rappelle aussi avoir conservé dans l'eau jusqu'à sa mort un poisson du genre Dianæa ; cette eau devint alors lumineuse. Quand les vagues émettent une brillante lumière verte, je crois que la phosphorescence est due ordinairement à la présence de petits crustacés ; mais on ne peut mettre en doute que beaucoup d'autres animaux marins ne soient phosphorescents pendant leur vie.
Par deux fois j'ai eu l'occasion d'observer des phosphorescences provenant de grandes profondeurs au-dessous de la surface de la mer. Près de l'embouchure de la Plata, j'ai vu quelques taches circulaires et ovales ayant de 2 à 4 mètres de diamètre, avec bords définis, et qui émettaient une lumière pâle, mais continue ; l'eau environnante ne donnait que quelques étincelles. L'aspect général de ces taches rappelait assez la réflexion de la lune ou d'un autre corps lumineux, car les ondulations de la surface en rendaient les bords sinueux. Le navire, qui tirait 13 pieds d'eau, passa au-dessus de ces endroits brillants sans les troubler en rien. Nous devons donc supposer que quelques animaux s'étaient réunis à une profondeur plus grande que la quille du vaisseau.
Auprès de Fernando-Noronha, j'ai vu la mer émettre de véritables éclairs. On aurait dit un gros poisson nageant rapidement au milieu d'un fluide lumineux. Les matelots attribuent, en effet, ces éclairs à cette cause ; mais sur le moment cette explication ne fut pas de nature à me satisfaire à cause du nombre et de la rapidité des scintillements. J'ai déjà fait remarquer que ce phénomène se produit beaucoup plus souvent dans les pays chauds que dans les pays froids ; j'ai souvent pensé qu'un trouble électrique considérable dans l'atmosphère favorisait beaucoup sa production. Je crois certainement que la mer est plus lumineuse après que le temps a été pendant quelques jours plus calme qu'à l'ordinaire ; il est vrai que pendant ce temps calme un plus grand nombre d'animaux ont nagé près de la surface. L'eau chargée de parcelles gélatineuses se trouve à un état impur et l'apparence lumineuse se produit, dans tous les cas ordinaires, par l'agitation du fluide en contact avec l'atmosphère ; je serais donc disposé à penser que la phosphorescence est le résultat de la décomposition des parcelles organiques, procédé (on serait presque tenté de lui donner le nom de respiration) qui purifie l'Océan.
23 décembre. — Nous arrivons à Port-Desire, situé sur la côte de la Patagonie par 47 degrés de latitude. La baie, qui varie souvent de largeur, s'enfonce à environ 20 milles dans l'intérieur des terres. Le Beagle jette l'ancre à quelques milles de l'entrée de la baie, en face des ruines d'un vieux comptoir espagnol.
Je me rends immédiatement à terre. Débarquer pour la première fois dans un pays offre toujours un vif intérêt, surtout lorsque, comme ici, le paysage présente des caractères spéciaux et bien tranchés. À une hauteur de 200 ou 300 pieds au-dessus de quelques masses de porphyre, s'étend une immense plaine, caractère particulier de la Patagonie. Cette plaine est parfaitement plate, la surface se compose de galets mélangés à une terre blanchâtre. Çà et là, quelques touffes d'herbe brune et coriace, encore plus rarement quelques petits arbrisseaux épineux. Le climat est sec et agréable et le beau ciel bleu rarement obscurci par les nuages. Quand on se trouve au milieu d'une de ces plaines désertes et qu'on regarde vers l'intérieur du pays, la vue est ordinairement bornée par l'escarpement d'une autre plaine un peu plus élevée, mais tout aussi plate, tout aussi désolée. Dans toutes les autres directions, le mirage qui semble s'élever de la surface surchauffée rend l'horizon indistinct.
Il ne fallut pas longtemps pour décider de la destinée de l'établissement espagnol dans un pays tel que celui-là. La sécheresse du climat pendant la plus grande partie de l'année, les fréquentes attaques des Indiens nomades forcèrent bientôt les colons à abandonner les édifices qu'ils avaient commencé à construire. Cependant, ce qu'il en reste encore prouve combien libérale et forte était anciennement la main de l'Espagne. Tous les essais faits pour coloniser cette côte de l'Amérique, au sud du 41e degré de latitude, ont misérablement échoué. Le nom seul de Port-Famine suffit pour indiquer quelles furent les souffrances de plusieurs centaines de malheureux dont il ne resta qu'un seul pour raconter les infortunes. Sur une autre partie de la côte de la Patagonie, à la baie de Saint-Joseph, on commença un autre établissement. Un dimanche, les Indiens attaquèrent les colons et les massacrèrent tous, à l'exception de deux hommes, qu'ils emmenèrent en captivité, où ils restèrent de longues années. J'ai eu occasion de causer avec l'un de ces deux hommes, alors fort vieux, lors de mon séjour au rio Negro.
La faune de la Patagonie est aussi limitée que sa flore. On peut voir sur les plaines arides quelques scarabées noirs (hétéromères) errant lentement çà et là ; de temps en temps on aperçoit aussi un lézard. En fait d'oiseaux, il y a trois espèces de vautours et, dans les vallées, quelques espèces qui se nourrissent d'insectes. On rencontre assez fréquemment dans les parties les plus désertes un ibis (Theristicus melanops) appartenant à une espèce qu'on dit exister dans l'Afrique centrale ; j'ai trouvé dans l'estomac de cet ibis des sauterelles, des cicadés, de petits lézards et même des scorpions. À une certaine époque de l'année ces oiseaux se réunissent en bandes, à d'autres époques ils vont par couples ; leur cri, fort et singulier, ressemble au hennissement du guanaco.
Le guanaco ou lama sauvage est le quadrupède caractéristique des plaines de la Patagonie. Il représente, dans l'Amérique méridionale, le chameau de l'Orient. À l'état de nature le guanaco, avec son long cou et ses jambes fines, est un animal fort élégant. Il est très-commun dans toutes les parties tempérées du continent et s'étend vers le sud jusqu'aux îles qui avoisinent le cap Horn. Il vit ordinairement en petits troupeaux comprenant de six à trente individus ; cependant, sur les bords du Santa-Cruz, nous en avons vu un qui devait contenir au moins cinq cents individus.
Ces animaux sont ordinairement très-sauvages et très-soupçonneux. M. Stokes m'a raconté qu'il a vu un jour, au moyen du télescope, un troupeau de guanacos qui certainement avaient eu peur de lui et de ses amis et qui s'éloignaient de toute la vitesse de leurs jambes, bien que la distance fût si grande qu'il ne pouvait pas les distinguer à l'œil nu. Le chasseur ne s'aperçoit souvent de leur présence qu'en entendant à une grande distance leur cri d'alarme si particulier. S'il regarde alors attentivement autour de lui, il verra probablement le troupeau disposé en ligne sur le flanc de quelque colline éloignée. S'il s'approche d'eux, ils poussent encore quelques cris, puis ils gagnent une des collines voisines par un sentier étroit en prenant une allure qui paraît assez lente, mais qui est réellement fort rapide. Cependant, si par hasard un chasseur rencontre tout à coup un seul guanaco ou plusieurs ensemble, ils s'arrêtent ordinairement, le regardent avec une profonde attention, font peut-être quelques mètres pour s'éloigner, puis se retournent et le considèrent de nouveau. Quelle est la cause de cette différence dans leur timidité ? Ne prendraient-ils pas l'homme à une grande distance pour leur principal ennemi, le puma ? Ou bien leur curiosité l'emporterait-elle sur leur timidité ? Les guanacos sont fort curieux, cela est un fait certain ; si, par exemple, on se couche par terre et qu'on fasse des gambades, qu'on lève les pieds en l'air ou quelque chose de semblable, ils s'approchent presque toujours pour voir ce que c'est. Nos chasseurs ont eu souvent recours à cet artifice, qui leur a toujours réussi ; il présentait en outre cet avantage qu'on pouvait tirer plusieurs coups de feu qu'ils considéraient sans doute comme un accompagnement obligé de la représentation. J'ai vu plus d'une fois, sur les montagnes de la Terre de Feu, un guanaco non-seulement hennir et crier quand on s'approchait de lui, mais encore bondir et sauter de la façon la plus ridicule, comme s'il voulait offrir le combat. On réduit facilement ces animaux en domesticité, et j'en ai vu près des habitations dans la Patagonie septentrionale un grand nombre réduits à cet état, ne pas s'éloigner, bien que l'on ne se donne pas la peine de les enfermer. Ils deviennent alors très-hardis et attaquent fréquemment l'homme en le frappant avec les deux jambes de derrière. On affirme que le motif de ces attaques est un grand sentiment de jalousie qu'ils éprouvent pour leurs femelles. Les guanacos sauvages, au contraire, ne semblent pas avoir même l'idée de se défendre ; un seul chien suffit à retenir le plus gros de ces animaux jusqu'à ce que le chasseur ait le temps d'arriver. Sous bien des rapports leurs habitudes ressemblent à celles des moutons ; ainsi, lorsqu'ils voient plusieurs hommes à cheval s'approcher dans différentes directions, ils perdent la tête et ne savent plus de quel côté s'échapper. Les Indiens, qui ont sans doute attentivement observé ces animaux, connaissent bien cette habitude, car ils ont basé sur elle leur système de chasse ; ils les entourent en les ramenant toujours vers un point central.
Les guanacos se jettent facilement à la nage ; nous en avons vu souvent à Port Valdes passer d'une île à une autre. Byron, dans son voyage, dit qu'il les a vus boire de l'eau salée. Quelques-uns des officiers du Beagle ont aussi observé un troupeau de guanacos qui s'approchait d'une saline près du cap Blanco pour venir boire l'eau saumâtre ; je pense, d'ailleurs, que dans plusieurs parties du pays ils ne boiraient pas du tout, s'ils ne buvaient pas de l'eau salée. Pendant la journée on les voit souvent se rouler à terre dans des enfoncements qui affectent la forme d'une soucoupe. Les mâles se livrent de terribles combats ; un jour deux mâles passèrent tout auprès de moi sans m'apercevoir, occupés qu'ils étaient à se mordre en poussant des cris perçants ; la plupart de ceux que nous avons tués portaient, d'ailleurs, de nombreuses cicatrices. Quelquefois un troupeau semble faire une exploration. À Bahia Blanca, où, dans un rayon de 30 milles à partir de la côte, ces animaux sont fort rares, j'ai remarqué un jour les traces de trente ou quarante d'entre eux qui étaient venus en ligne directe jusqu'à une petite crique contenant de l'eau salée boueuse. Ils s'aperçurent sans doute alors qu'ils s'approchaient de la mer, car ils pivotèrent avec toute la régularité d'un régiment de cavalerie et s'éloignèrent en suivant une route aussi droite que celle qu'ils avaient suivie pour venir. Les guanacos ont une singulière habitude que je ne peux m'expliquer : pendant plusieurs jours de suite ils vont déposer leurs excréments sur un tas particulier et toujours le même. J'ai vu un de ces amas qui avait 8 pieds de diamètre et qui formait une masse considérable. Selon M. A. d'Orbigny, toutes les espèces du genre ont la même habitude, habitude fort précieuse d'ailleurs pour les Indiens du Pérou qui emploient ces matières comme combustible et qui n'ont pas ainsi la peine de les rassembler.
Les guanacos semblent affectionner tout particulièrement certains endroits pour y aller mourir. Sur les rives du Santa Cruz, dans certains endroits isolés, ordinairement recouverts de taillis et toujours situés près du fleuve, le sol disparaît absolument sous les ossements accumulés. J'ai compté jusqu'à vingt têtes dans un seul endroit. J'ai examiné avec soin les ossements qui se trouvaient là, ils n'étaient ni rongés, ni brisés, comme plusieurs que j'avais rencontrés çà et là, et n'avaient certainement pas été réunis par des bêtes de proie. Ces animaux avaient dû, dans presque tous les cas, se traîner en cet endroit pour venir mourir au milieu de ces buissons. M. Bynoe m'apprend qu'il a fait la même remarque dans un voyage sur les bords du rio Gallegos. La cause de cette habitude m'échappe absolument, mais j'ai remarqué que, dans les environs du Santa Cruz, tous les guanacos blessés se dirigent toujours vers le fleuve. À San Iago, dans les îles du Cap-Vert, je me rappelle avoir vu, dans le coin retiré d'un ravin, un amoncellement d'ossements de chèvres : nous nous étions écriés, en contemplant ce spectacle, que c'était là le cimetière de toutes les chèvres de l'île. Je rapporte cette circonstance, insignifiante en apparence, parce qu'elle peut expliquer dans une certaine mesure la présence d'une grande quantité d'ossements dans une caverne, ou des amas d'ossements sous un dépôt d'alluvion ; elle explique aussi comment il se fait que certains animaux sont plus communément enfouis que d'autres dans les dépôts de sédiment.
Un jour le capitaine expédia la yole, sous le commandement de M. Chaffers, avec trois jours de provisions, pour reconnaître la partie supérieure du port. Nous commençâmes par rechercher quelques sources d'eau douce indiquées sur une vieille carte espagnole. Nous trouvâmes une crique au sommet de laquelle coulait un petit ruisseau d'eau saumâtre. L'état de la marée nous força de rester là pendant plusieurs heures. Je profitai de ce délai pour aller faire une promenade dans l'intérieur des terres. La plaine se compose, comme à l'ordinaire, de galets mélangés à un terrain qui a tout l'aspect de la craie, mais dont la nature est bien différente. Le peu de dureté de ces matériaux détermine la formation d'un grand nombre de ravins. Le paysage tout entier ne présente que solitude et désolation ; on n'aperçoit pas un seul arbre, et, sauf peut-être un guanaco qui semble monter la garde, sentinelle vigilante, sur le sommet de quelque colline, c'est à peine si l'on voit un animal ou un oiseau. Et cependant on ressent comme un sentiment de plaisir fort vif, sans qu'il soit bien défini, quand on traverse ces plaines, où pas un seul objet n'attire vos regards. On se demande depuis combien de temps la plaine existe ainsi, combien de temps encore durera cette désolation.
« Qui peut répondre ? — Tout ce qui nous entoure actuellement semble éternel. Et cependant le désert fait entendre des voix mystérieuses qui évoquent des doutes terribles. »
Dans la soirée, nous remontons quelques milles plus haut, puis nous disposons les tentes pour la nuit. Dans la journée du lendemain, la yole échouait et l'eau était si peu profonde que notre embarcation ne pouvait aller plus loin. L'eau était presque douce, aussi M. Chaffers prit-il le bateau à rames pour remonter encore 2 ou 3 milles. Là, nous échouâmes encore ; mais, cette fois, dans l'eau douce. L'eau était bourbeuse, et, bien que ce fût un simple ruisseau, il serait difficile d'expliquer son origine autrement que par la fonte des neiges dans la Cordillère. À l'endroit où nous avions établi notre bivouac, nous étions entourés par de hautes falaises et d'immenses rochers de porphyre. Je ne crois pas avoir jamais vu endroit qui semblât plus isolé du reste du monde que cette crevasse de rochers au milieu de cette immense plaine.
Le lendemain de notre retour à bord du Beagle, j'allai, avec quelques officiers, fouiller un antique tombeau indien que j'avais découvert au sommet d'une colline voisine. Deux immenses blocs de pierre, pesant probablement au moins 2 tonnes chacun, avaient été placés devant une saillie de rocher ayant environ 6 pieds de haut. Au fond du tombeau, sur le roc, se trouvait une couche de terre ayant environ 1 pied d'épaisseur ; on avait dû apporter cette terre de la plaine. Au-dessus de cette couche de terre, une sorte de dallage fait de pierres plates, sur lesquelles étaient empilées une grande quantité de pierres, de façon à combler l'espace compris entre le rebord du rocher et les deux grands blocs. Enfin, pour compléter le monument, les Indiens avaient détaché de la saillie du rocher un fragment considérable qui reposait sur les deux blocs. Nous fouillâmes ce tombeau sans pouvoir y trouver ni ossements, ni restes d'aucune sorte. Les ossements étaient probablement tombés depuis longtemps en poussière, auquel cas le tombeau devait être fort ancien, car j'ai trouvé dans un autre endroit des amas de pierres plus petits au-dessous desquels j'ai découvert quelques fragments d'ossements qu'on pouvait encore reconnaître pour avoir appartenu à un homme. Falconer relate que l'on enterre un Indien là où il vient à mourir ; mais que, plus tard, ses parents recueillent ses ossements avec soin pour aller les déposer près du bord de la mer, quelle que soit pour cela la distance à parcourir. On peut, je crois, comprendre cette coutume, si l'on se souvient qu'avant l'introduction des chevaux ces Indiens devaient mener à peu près le même genre de vie que les habitants actuels de la Terre de Feu et, par conséquent, habiter ordinairement le bord de la mer. Le préjugé ordinaire, qui veut que l'on aille reposer là où reposent ses ancêtres, fait que les Indiens errants apportent encore les parties les moins périssables de leurs morts dans leurs anciens cimetières, près de la côte.
9 janvier 1834. — Le Beagle jette l'ancre avant qu'il soit nuit dans le beau et spacieux port de Saint-Julien, situé à environ 10 milles au sud de Port Désire. Nous séjournons huit jours dans ce port. Le pays ressemble beaucoup aux environs de Port Desire ; peut-être est-il plus stérile encore. Un jour, nous accompagnons le capitaine Fitz-Roy dans une longue promenade autour de la baie. Nous restons onze heures sans trouver une seule goutte d'eau ; aussi quelques-uns de nos camarades sont-ils épuisés. Du sommet d'une colline (que nous avons depuis et avec raison nommée la colline de la Soif) nous apercevons un beau lac, et deux d'entre nous s'y rendent après avoir convenu de signaux pour faire venir les autres, si c'est un lac d'eau douce. Quel n'est pas notre désappointement en nous trouvant devant un espace immense recouvert de sel, blanc comme la neige et cristallisé en cubes immenses ! Nous attribuons notre soif excessive à la sécheresse de l'atmosphère ; mais, quelle qu'en soit la cause, nous sommes fort heureux de retrouver nos bateaux dans la soirée. Bien que, pendant toute notre excursion, nous n'ayons pas pu trouver une seule goutte d'eau douce, il doit cependant y en avoir, car, par un hasard singulier, je trouvai à la surface de l'eau salée, près de l'extrémité de la baie, un Colymbetes qui n'était pas tout à fait mort et qui avait dû vivre dans un étang peu éloigné. Trois autres insectes (une cicindèle, ressemblant à l'hybride ; un Cymindis et un Harpalus, qui vivent tous dans les marécages recouverts de temps en temps par la mer) et un autre insecte trouvé mort dans la plaine complètent la liste des scarabées que j'ai trouvés dans ces parages. Ou rencontre en nombre considérable une assez grosse mouche (Tabanus) ; ces mouches ne cessèrent de nous tourmenter, et leur piqûre est assez douloureuse. Le taon, qui est si désagréable sur les routes ombragées de l'Angleterre, appartient au même genre que cette mouche. Ici se représente l'énigme qui se dresse si souvent quand il est question de moustiques — du sang de quels animaux ces insectes se nourrissent-ils ordinairement ? Dans les environs du port Saint-Julien, le guanaco est à peu près le seul animal à sang chaud, et on peut dire qu'il est fort rare, si on le compare à la multitude innombrable des mouches.
La géologie de la Patagonie présente un grand intérêt. Tout au contraire de l'Europe, où les formations tertiaires se sont accumulées dans les baies, nous trouvons ici le long de centaines de milles de côtes un seul grand dépôt, renfermant un nombre considérable de coquillages tertiaires, tous apparemment éteints. Le coquillage le plus commun est une huître massive, gigantesque, qui atteint parfois 1 pied de diamètre. Ces couches sont recouvertes par d'autres, formées d'une pierre blanche, tendre, toute particulière, renfermant beaucoup de gypse et ressemblant à de la craie, mais réellement d'une nature ponceuse. Cette pierre est fort remarquable en ce que la dixième partie au moins de son volume se compose d'infusoires ; le professeur Ehrenberg a déjà reconnu dix formes océaniques parmi ces infusoires. Cette couche s'étend le long de la côte sur une longueur de 500 milles (800 kilomètres) au moins et, très-probablement, elle est plus longue encore. Au port Saint-Julien, elle atteint une épaisseur de plus de 800 pieds ! Ces couches blanches sont partout recouvertes d'une masse de galets, masse qui constitue probablement la couche la plus considérable de cailloux qui soit au monde. Elle s'étend certainement à partir du rio Colorado sur un espace de 600 ou 700 milles nautiques vers le sud ; sur les rives du Santa Cruz (fleuve qui se trouve un peu au sud de Saint-Julien), elle va toucher les derniers contre-forts de la Cordillère ; vers le milieu du cours de ce fleuve, elle atteint une épaisseur de plus de 200 pieds. Elle s'étend probablement partout jusqu'à la chaîne des Cordillères, d'où proviennent les cailloux de porphyre roulés ; en résumé, nous pouvons lui attribuer une largeur moyenne de 200 milles (320 kilomètres) et une épaisseur moyenne d'environ 30 pieds (15 mètres). Si on empilait cette immense couche de cailloux, sans s'occuper de la boue que leur frottement a nécessairement produite, on formerait une grande chaîne de montagnes. Et, quand on considère que ces cailloux, aussi innombrables que les grains de sable dans le désert, proviennent tous du lent écroulement des rochers le long d'antiques falaises sur le bord de la mer et sur les rives des fleuves ; quand on considère que ces immenses fragments de rochers ont eu à se concasser en morceaux plus petits ; que chacun d'eux a été lentement roulé jusqu'à ce qu'il se soit parfaitement arrondi, que chacun d'eux a été transporté à une distance considérable, on reste stupéfait en pensant au nombre incroyable d'années qui ont dû nécessairement s'écouler pour que ce travail s'accomplisse. Or, tous ces galets ont été transportés et probablement arrondis après le dépôt des couches blanches et longtemps après la formation des couches inférieures qui contiennent les coquillages appartenant à l'époque tertiaire.
Sur ce continent méridional, tout s'est fait sur une grande échelle. Les terres, depuis le rio de la Plata jusqu'à la Terre de Feu, une distance de 1200 milles (1930 kilomèlres), ont été soulevées en masse (et en Patagonie à une hauteur de 300 à 400 pieds) pendant la période des coquillages marins actuellement existants. Les vieux coquillages laissés à la surface de la plaine soulevée conservent encore en partie leurs couleurs, bien qu'ils soient exposés à l'action de l'atmosphère. Huit longues périodes de repos, au moins, ont interrompu ce mouvement de soulèvement ; pendant ces périodes, la mer a entamé profondément les terres et a formé, à des niveaux successifs, les longues lignes de falaises ou d'escarpements qui séparent les différentes plaines qui s'élèvent, comme les degrés d'un gigantesque escalier, les unes derrière les autres. Le mouvement de soulèvement et l'irruption de la mer pendant les périodes de repos se sont exercés très-également sur d'immenses étendues de côtes ; j'ai été fort étonné, en effet, de m'apercevoir que les plaines se trouvent à des hauteurs presque égales en des points fort éloignés les uns des autres. La plaine la plus basse se trouve à 90 pieds au-dessus du niveau de la mer ; la plus élevée, à une faible distance de la côte, à 930 pieds de hauteur au-dessus du niveau de la mer. Il ne reste de cette dernière plaine que quelques ruines sous forme de collines à sommet plat, recouvert de cailloux. La plaine la plus élevée, sur les rives du Santa Cruz, atteint une hauteur de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer au pied de la Cordillère. J'ai dit que, pendant la période des coquillages marins actuels, la Patagonie s'est élevée de 300 à 400 pieds ; je puis ajouter que, depuis l'époque où les montagnes de glace transportaient des boulders, le soulèvement a atteint 1 500 pieds. En outre, ces mouvements de soulèvement n'ont pas affecté la Patagonie seule. Les coquillages tertiaires éteints du port de Saint-Julien et des rives du Santa Cruz n'ont pu vivre, s'il faut en croire le professeur E. Forbes, que dans une profondeur d'eau variant de 40 à 250 pieds ; or, ils sont recouverts d'un dépôt marin qui varie entre 800 et 1 000 pieds d'épaisseur. D'où il résulte que le lit de la mer sur lequel vivaient autrefois ces coquillages a dû s'affaisser de plusieurs centaines de pieds pour que le dépôt supérieur ait pu se former. Quelles immenses révolutions géologiques on peut lire sur cette côte si simple de la Patagonie !
C'est près du port Saint-Julien, dans de la boue rouge recouvrant le gravier de la plaine, élevée de 90 pieds au-dessus du niveau de la mer, que j'ai trouvé la moitié d'un squelette de Macrauchenia Patachonica, quadrupède remarquable, tout aussi grand qu'un chameau. Il appartient à la division des pachydermes, qui comprend le rhinocéros, le tapir et le paléothérium ; mais, par la structure des os de son cou fort allongé, il se rapproche beaucoup du chameau ou plutôt du guanaco et du lama. On trouve, sur deux plaines placées en arrière et plus élevées, des coquillages marins récents ; ces plaines ont donc été modelées et soulevées avant que se soit déposée la boue on était enfoui le Macrauchenia ; il est donc certain que ce curieux quadrupède a vécu longtemps après que les coquillages actuels avaient commencé à habiter la mer voisine. J'ai été fort surpris, tout d'abord, de trouver un si grand quadrupède, et je me suis demandé comment il a pu exister si récemment et subsister dans ces plaines caillouteuses, stériles, produisant à peine quelque végétation, par 49° 15′ de latitude ; mais la parenté qui existe certainement entre le Macrauchenia et le guanaco, qui habite aujourd'hui les parties les plus stériles de ces mêmes plaines, dispense presque d'étudier ce côté de la question.
La parenté, bien qu'éloignée, qui existe entre le Macrauchenia et le Guanaco, entre le Toxodon et le Capybara — la parenté plus rapprochée qui existe entre les nombreux Édentés éteints et les Paresseux, les Fourmiliers et les Tatous actuels qui caractérisent si nettement la zoologie de l'Amérique méridionale — la parenté encore plus rapprochée qui existe entre les espèces fossiles et les espèces vivantes de Ctenomys et d'Hydrochœrus, constituent des faits fort intéressants. La grande collection, provenant des cavernes du Brésil, qu'ont dernièrement rapportée en Europe MM. Lund et Clausen, prouve admirablement cette parenté — parenté aussi remarquable que celle qui existe entre les Marsupiaux fossiles et les Marsupiaux vivants de l'Australie. Les trente-deux genres, sauf quatre, de quadrupèdes terrestres, qui habitent aujourd'hui le pays où se trouvent les cavernes, sont représentés par des espèces éteintes dans la collection dont je viens de parler. Les espèces éteintes sont d'ailleurs beaucoup plus nombreuses que les espèces actuelles ; on remarque de nombreux spécimens fossiles de fourmiliers, de tapirs, de pécaris, de guanacos, d'opossums, de rongeurs, de singes et d'autres animaux. Cette parenté étonnante, sur le même continent, entre les morts et les vivants jettera bientôt, je n'en doute pas, beaucoup plus de lumière que toute autre classe de faits sur le problème de l'apparition et de la disparition des êtres organisés à la surface de la terre.
Il est impossible de réfléchir aux changements qui se sont produits sur le continent américain sans ressentir le plus profond étonnement. Ce continent a dû anciennement regorger de monstres immenses ; aujourd'hui, nous ne trouvons que des pygmées, si nous comparons les animaux qui l'habitent aux races parentes éteintes. Si Buffon avait connu l'existence du Paresseux gigantesque, des animaux colosses qui ressemblaient au Tatou et des Pachydermes disparus, il aurait pu dire, avec un plus grand semblant de vérité, que la force créatrice a perdu sa puissance en Amérique, au lieu de dire que cette force n'y a jamais possédé une grande vigueur. Le plus grand nombre de ces quadrupèdes éteints, sinon tous, vivaient à une époque récente, contemporains qu'ils étaient des coquillages marins existant aujourd'hui. Depuis cette époque, aucun changement bien considérable n'a pu se produire dans la configuration des terres. Quelle est donc la cause de la disparition de tant d'espèces et de genres tout entiers ? Malgré soi on pense immédiatement à quelque grande catastrophe. Mais une catastrophe capable de détruire ainsi tous les animaux, grands et petits, de la Patagonie méridionale, du Brésil, de la Cordillère du Pérou et de l'Amérique du Nord jusqu'au détroit de Behring aurait sûrement ébranlé notre globe jusque dans ses fondements. En outre, l'étude de la géologie de la Plata et de la Patagonie nous permet de conclure que toutes les formes qu'y affectent les terres proviennent de changements lents et graduels. Il semble, d'après le caractère des fossiles de l'Europe, de l'Asie, de l'Australie et des deux Amériques, que les conditions qui favorisent l'existence des grands quadrupèdes existaient récemment dans le monde entier. Quelles étaient ces conditions ? C'est ce que personne n'a encore déterminé. On ne peut guère prétendre que ce soit un changement de température qui a détruit, vers la même époque, les habitants des latitudes tropicales, tempérées et arctiques des deux côtés du globe. Les recherches de M. Lyell nous enseignent positivement que, dans l'Amérique septentrionale, les grands quadrupèdes ont vécu postérieurement à la période pendant laquelle les glaces transportaient des blocs de rocher dans des latitudes où les montagnes de glace n'arrivent plus jamais il présent ; des raisons concluantes, bien qu'indirectes, nous permettent d'affirmer que, dans l'hémisphère méridional, le Macrauchenia vivait aussi à une époque bien postérieure aux grands transports par les glaces. L'homme, après avoir pénétré dans l'Amérique méridionale, a-t-il détruit, comme on l'a suggéré, l'immense Megatherium et les autres Édentés ? Tout au moins, faut-il attribuer une autre cause à la destruction du petit Tucutuco, à Bahia Blanca, et à celle des nombreuses souris fossiles et des autres petits quadrupèdes du Brésil. Personne n'oserait soutenir qu'une sécheresse, bien plus terrible encore que celles qui causent tant de ravages dans les provinces de la Plata, ait pu amener la destruction de tous les individus de toutes les espèces depuis la Patagonie méridionale jusqu'au détroit de Behring. Comment expliquer l'extinction du cheval ? Les pâturages ont-ils fait défaut dans ces plaines parcourues depuis par les millions de chevaux descendant des animaux introduits par les Espagnols ? Les espèces nouvellement introduites ont-elles accaparé la nourriture des grandes races antérieures ? Pouvons-nous croire que le Capybara ait accaparé les aliments du Toxodon, le Guanaco du Macrauchenia, les petits Édentés actuels de leurs nombreux prototypes gigantesques ? Il n'y a certes pas, dans la longue histoire du monde, de fait plus étonnant que les immenses exterminations, si souvent répétées, de ses habitants.
Toutefois, si nous envisageons ce problème à un autre point de vue, il nous paraîtra peut-être moins embarrassant. Nous ne nous rappelons pas assez combien peu nous connaissons les conditions d'existence de chaque animal ; nous ne songeons pas toujours non plus que quelque frein est constamment à l'œuvre pour empêcher la multiplication trop rapide de tous les êtres organisés vivant à l'état de nature. En moyenne, la quantité de nourriture reste constante ; la propagation des animaux tend, au contraire, à s'établir dans une progression géométrique. On peut constater les surprenants effets de cette rapidité de propagation par ce qui s'est passé pour les animaux européens qui ont repris la vie sauvage en Amérique. Tout animal à l'état de nature se reproduit régulièrement ; cependant, dans une espèce depuis longtemps fixée, un grand accroissement en nombre devient nécessairement impossible, et il faut qu'un frein agisse de façon ou d'autre. Toutefois, il est fort rare que nous puissions dire avec certitude, en parlant de telle ou telle espèce, à quelle période de la vie, ou à quelle période de l'année, ou à quels intervalles, longs ou courts, ce frein commence à opérer, ou quelle est sa véritable nature. De là vient, sans doute, que nous ressentons si peu de surprise on voyant que, de deux espèces fort rapprochées par leurs habitudes, l'une soit fort rare et l'autre fort abondante dans la même région ; ou bien encore qu'une espèce soit abondante dans une région et qu'une autre, occupant la même position dans l'économie de la nature, soit abondante dans une région voisine qui diffère fort peu par ses conditions générales. Si on demande la cause de ces modifications, on répond immédiatement qu'elles proviennent de quelques légères différences dans le climat, dans la nourriture ou dans le nombre des ennemis. Mais nous ne pouvons que bien rarement, en admettant même que nous le puissions quelquefois, indiquer la cause précise et le mode d'action du frein ! Nous nous trouvons donc obligés de conclure que des causes qui échappent ordinairement à nos moyens d'appréciation déterminent l'abondance ou la rareté d'une espèce quelconque.
Dans les cas où nous pouvons attribuer l'extinction d'une espèce à l'homme, soit entièrement, soit dans une région déterminée, nous savons que cette espèce devient de plus en plus rare avant de disparaître tout à fait. Or, il serait difficile d'indiquer une différence sensible dans le mode de disparition d'une espèce, que cette disparition soit causée par l'homme ou qu'elle le soit par l'augmentation de ses ennemis naturels. La preuve que la rareté précède l'extinction se remarque d'une manière frappante dans les couches tertiaires successives, ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs observateurs habiles. On a souvent trouvé, en effet, qu'un coquillage très-commun dans une couche tertiaire est aujourd'hui très-rare, si rare même, qu'on l'a cru éteint depuis longtemps. Si donc, comme cela paraît probable, les espèces deviennent d'abord fort rares, puis finissent par s'éteindre — si l'augmentation trop rapide de chaque espèce, même les plus favorisées, se trouve arrêtée, comme nous devons l'admettre, bien qu'il soit difficile de dire quand et comment — et si nous voyons, sans en éprouver la moindre surprise, bien que nous ne puissions pas en indiquer la cause précise, une espèce fort abondante dans une région, tandis qu'une autre espèce intimement alliée à celle-là est rare dans la même région — pourquoi ressentir tant d'étonnement à ce que la rareté, allant un peu plus loin, en arrive à l'extinction ? Une action qui se passe tout autour de nous sans qu'elle soit bien appréciable, peut, sans contredit, devenir un peu plus intense sans exciter notre attention. Qui donc éprouverait la moindre surprise si on lui disait que, comparativement au Megatherium, le Megalonyx était autrefois fort rare, ou qu'une espèce de singes fossiles ne comprenait que fort peu d'individus comparativement à une espèce de singes vivant actuellement ? Et, cependant, cette rareté comparative nous fournit la preuve la plus évidente de conditions moins favorables à leur existence. Admettre que les espèces deviennent ordinairement rares avant de disparaître, ne ressentir aucune surprise de ce qu'une espèce soit plus rare qu'une autre, et cependant appeler à son aide quelque agent extraordinaire et s'étonner grandement quand une espèce vient à s'éteindre, c'est absolument comme si l'on admettait que, chez l'homme, la maladie est le prélude de la mort, comme si l'on n'éprouvait aucune surprise en apprenant la maladie ; puis, quand l'homme vient à mourir, que l'on s'étonnât profondément et que l'on en arrivât à croire qu'il est mort de mort violente.
· M. Waterhouse a écrit une description fort complète de cette tête, et j'espère qu'il la publiera dans quelque journal.
· · On a observé chez la carpe, ainsi que chez le crocodile du Gange, une structure anormale presque analogue, mais je ne sais pas si elle est héréditaire. Histoire des Anomalies, par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, vol. I, p. 244.
· · M. A. d'Orbigny a fait des remarques à peu près analogues sur ces chiens. Vol. I, p. 175.
· · Je désire exprimer toute ma reconnaissance à M. Keane, chez qui je demeurais sur le Berquelo, et à M. Lumb, à Buenos Ayres, car, sans leurs bons soins et leur obligeance, ces restes précieux ne seraient jamais parvenus en Angleterre
· · Lyell, Principles of Geology, vol. III, p. 63.
· · On cesse bientôt de voir les mouches qui accompagnent un bâtiment pendant quelques jours, quand il passe d'un port à un autre.
· · M. Blackwell, dans ses Researches in Zoology, a fait plusieurs observations excellentes sur les habitudes des araignées.
· · Le numéro IV du Magazine of Zoology and Botany contient un extrait de ce mémoire.
· · J'ai trouvé dans ce pays une espèce de cactus décrite par le professeur Henslow, sous le nom de Opuntia Darwinii (Magazine of Zoology and Botany, vol. I, p. 466). L'irritabilité des étamines, quand on plonge le doigt ou le bout d'un bâton dans la fleur, rend ce cactus fort remarquable. Les folioles du périanthe se ferment aussi sur le pistil, mais plus lentement que les étamines. Des plantes de cette famille, que l'on considère ordinairement comme tropicale, se trouvent aussi dans l'Amérique septentrionale (Lewis et Clarke, Travels, p. 221), sous la même latitude que dans l'Amérique méridionale, c'est-à-dire dans les deux cas, par 47 degrés de latitude.
· · Ces insectes se rencontrent fréquemment sous les pierres. J'ai trouvé un jour un scorpion cannibale tranquillement occupé à dévorer un de ses frères.
· · Shelley, vers sur le mont Blanc
· · J'ai appris dernièrement que le capitaine Sulivan, de la marine royale, a trouvé de nombreux ossements fossiles, enfouis dans les couches régulières, sur les rives du rio Gallegos, par 51°4′ de latitude. Quelques-uns de ces ossements sont grands, d'autres petits, et semblent avoir appartenu à un Tatou. C'est là une découverte fort intéressante et fort importante.
· Voir dans les Principles of Geology les excellentes remarques de M. Lyell à ce sujet.
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CHAPITRE IX
Le Santa Cruz. — Expédition sur le cours supérieur du fleuve. — Indiens. — Immenses coulées de laves basaltiques. — Fragments qui n'ont pas été transportés par le fleuve. — Excavation de la vallée. — Habitudes du Condor. — La Cordillère. — Blocs erratiques gigantesques. — Ruines indiennes. — Retour au vaisseau. — Les îles Falkland. — Chevaux sauvages, bestiaux, lapins. — Renard ressemblant au loup. — Feu entretenu avec des ossements. — Manière de chasser le bétail sauvage. — Géologie — Traînées de pierres. — Scènes de violence. — Pingouin. — Oies. — Œufs des Doris. — Animaux composés.
Le Santa Cruz, la Patagonie et les îles Falkland.
13 avril 1834. — Le Beagle jette l'ancre à l'embouchure du Santa Cruz. Ce fleuve se jette dans la mer à environ 60 milles au sud du port Saint-Julien. Pendant son dernier voyage le capitaine Stokes l'avait remonté à une distance d'environ 30 milles, mais le manque de provisions l'obligea alors à revenir en arrière. On ne connaît de ce fleuve que ce qui a été découvert pendant l'excursion dont je viens de parler. Le capitaine Fitz-Roy se décide à le remonter aussi loin que le temps le lui permettra. Le 18, nous partons dans trois baleinières, portant trois semaines de provisions ; notre expédition se compose de vingt-cinq hommes, force suffisante pour défier une armée d'Indiens. La marée montante nous entraîne rapidement, le temps est beau, aussi faisons-nous une longue étape ; nous buvons bientôt l'eau douce du fleuve et le soir nous nous trouvons au-dessus du point où se fait sentir la marée.
Le fleuve prend ici l'aspect et la largeur qui restèrent presque absolument les mêmes jusqu'au point extrême de notre voyage. Il a ordinairement 300 ou 400 mètres de largeur et, au milieu du courant, 17 pieds de profondeur. Un des caractères les plus remarquables de ce fleuve est la constance de la rapidité du courant, qui varie toujours entre 4 et 6 nœuds à l'heure. L'eau a une belle couleur bleue, mais avec une légère teinte laiteuse, et n'est pas aussi transparente qu'on aurait pu le penser d'abord. Le lit se compose de cailloux, comme les rives et les plaines environnantes. Le fleuve fait de nombreux détours dans une vallée qui s'étend en droite ligne vers l'ouest. Cette vallée a de 5 à 10 milles de largeur ; elle est bornée par des terrasses qui s'élèvent ordinairement comme des degrés, les unes au-dessus des autres, jusqu'à une hauteur de 500 pieds ; il y a une coïncidence frappante entre les deux côtés de la vallée.
19 avril. — Il n'y a pas à songer à se servir de la voile ou de la rame contre un courant si rapide ; on attache donc les trois bateaux en file l'un derrière l'autre, on laisse deux hommes à bord de chacun d'eux et le reste de l'équipage met pied à terre pour remorquer les trois embarcations. Je vais décrire en deux mots le système imaginé par le capitaine Fitz-Roy, parce qu'il est excellent pour faciliter le travail de tous, travail auquel chacun prend part. Il divise notre expédition en deux escouades, dont chacune remorque alternativement les bateaux pendant une heure et demie. Les officiers de chaque bateau accompagnent leur équipage ; ils prennent part aux repas de leurs hommes et partagent la même tente qu'eux ; chaque bateau est donc absolument indépendant des deux autres. Après le coucher du soleil on s'arrête au premier endroit plat, couvert de buissons, et on y établit le bivouac pour la nuit. Chaque homme de l'équipage remplit à son tour les fonctions de cuisinier. Dès que les bateaux ont été amenés en face de l'endroit où on a décidé de bivouaquer, le cuisinier allume son feu ; deux autres dressent la tente ; le contre-maître sort des bateaux les effets dont on doit se servir pendant la nuit ; les hommes les portent dans les tentes pendant que les autres ramassent du bois. Tout est si bien réglé, qu'en une demi-heure tout est prêt pour la nuit. Nous nous endormons tous sous la garde d'un officier et de deux hommes chargés de veiller sur les embarcations, d'entretenir le feu et de surveiller les Indiens. Chaque homme de la troupe doit veiller une heure par nuit.
Pendant cette journée nos progrès sont très-lents, car le fleuve est entrecoupé d'îles couvertes de buissons épineux et les bras du fleuve entre ces îles sont peu profonds.
20 avril. — Nous dépassons les îles et nous marchons activement en avant. Nous ne faisons guère, en moyenne, que 10 milles par jour à vol d'oiseau, ce qui représente environ 15 ou 20 milles, et cela au prix de grandes fatigues. À partir de l'endroit où nous avons bivouaqué la nuit dernière, le pays devient absolument une terra incognita, car c'est à ce point que le capitaine Stokes s'est arrêté. Nous apercevons au loin une fumée considérable et nous trouvons le squelette d'un cheval, signes certains que les Indiens sont dans notre voisinage. Le lendemain matin (21), nous remarquons sur le sol les pistes d'une troupe à cheval et les empreintes faites par les chuzos ou longues lances que les Indiens laissent souvent traîner à terre. Nous en arrivons à la conclusion que les Indiens sont venus nous observer pendant la nuit. Peu de temps après, nous arrivons à un endroit où, d'après les empreintes toutes fraîches de pas d'hommes, d'enfants et de chevaux, il devient évident que les naturels ont traversé le fleuve.
22 avril. — Le paysage offre toujours aussi peu d'intérêt. La similitude absolue des productions, dans toute l'étendue de la Patagonie, constitue un des caractères les plus frappants de ce pays. Les plaines caillouteuses, arides, portent partout les mêmes plantes rabougries ; dans toutes les vallées croissent les mêmes buissons épineux. Partout, nous voyons les mêmes oiseaux et les mêmes insectes. C'est à peine même si une teinte verte un peu plus accentuée borde les rives du fleuve et des ruisseaux limpides qui viennent se jeter dans son sein. La stérilité s'étend comme une vraie malédiction sur tout ce pays et l'eau elle-même, coulant sur un lit de cailloux, semble participer à cette malédiction. Aussi rencontre-t-on fort peu d'oiseaux aquatiques ; quelle nourriture pourraient-ils trouver dans ces eaux qui ne donnent la vie à rien ?
Quelque pauvre que soit la Patagonie sous certains rapports, elle peut cependant se vanter de posséder peut-être un plus grand nombre de petits rongeurs qu'aucun autre pays du monde. Plusieurs espèces de souris ont de grandes oreilles minces et une fort belle fourrure. On rencontre, au milieu des buissons qui croissent dans les vallées, des quantités innombrables de ces petits animaux, qui, pendant des mois entiers, doivent se contenter de la rosée pour toute boisson, car il n'y a pas une seule goutte d'eau. Ils semblent tous être cannibales ; en effet, dès qu'une de ces souris s'était laissé prendre dans mes piéges, les autres se mettaient à la dévorer. Un petit renard, aux formes délicates, fort abondant, se nourrit sans doute exclusivement de ces petits animaux. C'est là aussi le véritable habitat du guanaco ; je pouvais à chaque instant voir des troupeaux comprenant de cinquante à cent individus et, comme je l'ai déjà dit, j'en ai vu un qui comprenait au moins cinq cents têtes. Le puma chasse et mange ces animaux et est escorté à son tour par le condor et par les vautours. À chaque instant je remarquais les traces du puma sur les bords du fleuve, et, souvent aussi, des squelettes de guanacos, le cou disloqué et les os brisés, ce qui indiquait, sans qu'on pût s'y méprendre, quel avait été leur genre de mort.
24 avril. — Tout comme les anciens navigateurs, alors qu'ils approchaient d'une terre inconnue, nous examinons, nous remarquons les moindres signes qui peuvent indiquer un changement. Nous éprouvons autant de joie en apercevant un tronc d'arbre flottant ou un bloc erratique détaché du rocher primitif, que si nous voyions une forêt croissant sur les croupes de la Cordillère. Mais le signe qui promet le plus est une couche épaisse de nuages qui restent presque constamment à la même place. Ce signe, en effet, devait tenir toutes ses promesses, comme nous avons pu en juger plus tard ; mais, tout d'abord, nous avions pris les nuages pour le sommet de la montagne elle-même, et non pour des masses de vapeurs condensées autour de son sommet glacé.
26 avril. — Nous observons aujourd'hui un changement remarquable dans la structure géologique des plaines. Depuis notre départ j'avais examiné avec soin le gravier du fleuve, et, pendant les deux derniers jours, j'avais remarqué la présence de quelques petits cailloux formés de basalte très-cellulaire. Ces cailloux augmentèrent en nombre et en grosseur ; aucun d'eux cependant n'était aussi gros qu'une tête d'homme. Ce matin, toutefois, des cailloux de même espèce, mais plus gras, deviennent tout à coup plus abondants et, au bout d'une demi-heure, nous apercevons, à 5 ou 6 milles de distance, le coin angulaire d'une grande plate-forme de basalte. À la base de cette plate-forme le fleuve bouillonne sur les blocs tombés dans son lit. Pendant 28 milles, le courant de la rivière se trouve encombré de ces masses basaltiques. Au-dessous de ce point, d'immenses fragments des rocs primitifs appartenant à la formation erratique deviennent également nombreux. Aucun fragment de grosseur un peu considérable n'a été entraîné à plus de 3 ou 4 milles par le courant du fleuve. Or, si l'on considère la vitesse singulière du volume d'eau considérable que roule le Santa Cruz ; si l'on considère qu'aucun ralentissement de courant ne se produit en aucun point, on a là un exemple frappant du peu de puissance des rivières pour charrier des fragments même de moyenne grosseur.
Le basalte est purement et simplement de la lave qui s'est écoulée sous la mer ; mais les éruptions ont dû se produire sur la plus grande échelle. En effet, au point où nous avons d'abord observé cette formation, elle a 120 pieds d'épaisseur ; à mesure qu'on remonte le fleuve, la surface de la couche de basalte s'élève imperceptiblement et la masse devient plus épaisse, de telle sorte que 40 milles plus loin elle atteint une épaisseur de 320 pieds. Quelle peut être l'épaisseur de cette couche près de la Cordillère ? Je n'ai aucune donnée qui me permette de le dire, mais là la plate-forme atteint une hauteur d'environ 3000 pieds au-dessus du niveau de la mer. C'est donc dans les montagnes de cette grande chaîne que nous devons chercher la source de cette couche, et ils sont bien dignes d'une telle source ces torrents de lave qui ont coulé à une distance de 100 milles sur le lit si peu incliné de la mer. On n'a qu'à jeter un coup d'œil sur les falaises de basalte de deux côtés opposés de la vallée pour en arriver à la conclusion qu'elles ne devaient autrefois former qu'un seul bloc. Quel est donc l'agent qui a enlevé, sur une distance excessivement longue, une masse solide de roc très-dur, ayant une épaisseur moyenne de 300 pieds et sur une largeur qui varie d'un peu moins de 2 milles à 4 milles ? Bien que le fleuve ait si peu de puissance quand il s'agit de charrier des fragments même peu considérables, il aurait pu cependant exercer dans le cours des âges une érosion graduelle, effet dont il serait difficile de déterminer l'importance. Mais dans le cas qui nous occupe, outre le peu de portée d'un agent tel que celui-là, on pourrait donner une foule d'excellentes raisons pour soutenir qu'un bras de mer a autrefois traversé cette vallée. Il serait superflu, dans cet ouvrage, de détailler les arguments qui mènent à cette conclusion, arguments tirés de la forme et de la nature des terrasses, qui affectent la disposition de gigantesques escaliers et qui occupent les deux côtés de la vallée — de la façon dont le fond de la vallée s'étend en une plaine en forme de baie auprès des Andes, plaine entrecoupée de collines de sable, et de quelques coquillages marins que l'on trouve dans le lit du fleuve. Si je n'étais limité par l'espace, je pourrais prouver qu'autrefois un détroit, semblable au détroit de Magellan et unissant comme lui l'océan Atlantique à l'océan Pacifique, traversait l'Amérique méridionale en cet endroit. Mais la question n'en reste pas moins : comment a été enlevé le basalte solide ? Les anciens géologues auraient appelé à leur aide l'action violente de quelque épouvantable catastrophe ; mais, dans ce cas, semblable supposition serait inadmissible, parce que les mêmes plaines disposées en degrés et portant à leur surface des coquillages actuellement existants, plaines qui bordent la longue étendue des côtes de la Patagonie, contournent aussi la vallée du Santa Cruz. Aucune inondation n'aurait pu donner ce relief à la terre, soit dans la vallée, soit le long de la côte, et il est certain que la vallée s'est formée par suite de la formation de ces terrasses successives. Bien que nous sachions qu'il y a, dans les parties resserrées du détroit de Magellan, des courants qui le traversent en faisant 8 nœuds à l'heure, on n'en reste pas moins stupéfait quand on pense au nombre d'années qu'il a fallu à des courants semblables pour désagréger une masse aussi colossale de lave basaltique solide. Il faut croire toutefois que les couches, minées par les eaux qui traversaient cet ancien détroit, se sont concassées en immenses fragments ; que ceux-ci, à leur tour, ont fini par se briser en morceaux moins considérables, puis par être réduits on cailloux et enfin en poudre impalpable que les courants ont transportée au loin, dans l'un ou l'autre des deux océans.
Le caractère du paysage change en même temps que la structure géologique des plaines. En parcourant quelques-uns des étroits défilés du rocher, j'aurais pu me croire encore dans les vallées stériles de l'île de San Iago. Au milieu de ces rochers basaltiques je trouve quelques plantes que je n'avais jamais vues, d'autres que je reconnus comme appartenant à la Terre de Feu. Ces rocs poreux servent de réservoir aux quelques gouttes de pluie qui tombent chaque année ; aussi quelques petites sources (phénomène fort rare en Patagonie) se font-elles jour aux endroits où les terrains ignés rejoignent les terrains de sédiment ; on reconnaît ces sources à une assez grande distance, parce qu'elles sont entourées d'un peu de verdure.
27 avril. — Le lit du fleuve se resserre un peu et, en conséquence, le courant devient plus rapide ; il fait ici environ six nœuds à l'heure. Cette cause, jointe aux nombreux fragments angulaires qui parsèment le lit du fleuve, rend le travail des remorqueurs fort pénible et fort dangereux.
Aujourd'hui j'ai tué un condor. Il mesurait 8 pieds et demi d'une extrémité de l'aile à l'autre et 4 pieds du bout du bec au bout de la queue. On sait que l'habitat de cet oiseau est, géographiquement parlant, fort considérable. Sur la côte occidentale de l'Amérique méridionale, on le trouve dans les Cordillères depuis le détroit de Magellan jusque par 8 degrés de latitude nord de l'équateur. Sur la côte de la Patagonie, sa limite septentrionale est la falaise escarpée qui se trouve près de l'embouchure du rio Negro ; en cet endroit le condor s'est écarté de près de 400 milles de la grande ligne centrale de son habitat dans les Andes. Plus au sud, on rencontre assez fréquemment le condor dans les immenses précipices qui entourent le port Désire ; bien peu cependant s'aventurent jusqu'au bord de la mer. Ces oiseaux fréquentent aussi une ligne de falaises qui se trouvent près de l'embouchure du Santa Cruz et on les retrouve sur le fleuve à environ 80 milles de la mer, à l'endroit où les côtés de la vallée affectent la forme de précipices perpendiculaires. Ces faits sembleraient prouver que le condor habite de préférence les falaises taillées à pic. Au Chili, le condor habite pendant la plus grande partie de l'année les bords du Pacifique, et la nuit ces oiseaux vont se percher plusieurs ensemble sur le même arbre ; mais au commencement de l'été ils se retirent dans les parties les plus inaccessibles des Cordillères pour se reproduire en toute sécurité.
Les paysans du Chili m'ont affirmé que le condor ne construit pas de nid ; au mois de novembre ou de décembre la femelle dépose deux gros œufs blancs sur le rebord d'un rocher. On dit que les jeunes condors ne commencent à voler qu'à l'âge d'un an ; longtemps après encore ils continuent de se percher la nuit près de leurs parents et de les accompagner le jour à la chasse. Les vieux oiseaux vont généralement par couples, mais au milieu des roches basaltiques du Santa Cruz j'ai trouvé un endroit qu'un grand nombre de condors doivent fréquenter ordinairement. Ce fut pour moi un magnifique spectacle, en arrivant tout à coup au bord d'un précipice, que de voir vingt ou trente de ces grands oiseaux s'éloigner lourdement, puis s'élancer dans l'air, où ils décrivaient des cercles majestueux. La quantité de fiente que j'ai trouvée sur ce rocher me permet de penser qu'ils fréquentaient depuis longtemps cette falaise. Après s'être gorgés de viande pourrie dans les plaines, ils aiment à se retirer sur ces hauteurs pour digérer en repos. Ces faits nous permettent de penser que le condor, comme le gallinazo, vit jusqu'à un certain point en bandes plus ou moins nombreuses. Dans cette partie du pays ils mangent presque exclusivement les cadavres de guanacos morts naturellement, ou, ce qui arrive plus souvent, ceux qui ont été tués par le puma. D'après ce que j'ai vu en Patagonie, je ne crois pas que les condors s'éloignent beaucoup chaque jour de l'endroit où ils ont l'habitude de se retirer pendant la nuit.
On peut souvent apercevoir les condors à une grande hauteur, tournoyant au-dessus d'un endroit et exécutant les cercles les plus gracieux. Je suis sûr que dans certains cas ils ne volent ainsi que pour leur plaisir, mais les paysans chiliens m'affirment qu'ils surveillent alors un animal en train de mourir ou un puma qui dévore sa proie. Si tout à coup les condors descendent rapidement, puis se relèvent aussi vite tous ensemble, les Chiliens savent que c'est le puma qui, surveillant le cadavre de l'animal qu'il vient de tuer, est sorti de sa cachette pour chasser les voleurs. Outre la viande pourrie dont ils se nourrissent, les condors attaquent fréquemment les jeunes chèvres et les agneaux ; les chiens bergers sont dressés, chaque fois qu'ils aperçoivent un de ces oiseaux, à sortir de leur niche et à aboyer bruyamment. Les Chiliens détruisent et attrapent un grand nombre de condors. Pour ce faire, on emploie deux méthodes. On place le cadavre d'un animal sur un terrain plat enfermé par une haie dans laquelle on a ménagé une ouverture ; quand les condors sont repus, on vient au galop fermer l'entrée : on les prend alors quand on veut, car, quand cet oiseau n'a pas l'espace suffisant pour prendre son élan, il ne peut s'enlever de terre. La seconde méthode est de remarquer les arbres où ils vont fréquemment percher au nombre de cinq ou six ; puis, pendant la nuit, on grimpe à l'arbre et on les enchaîne. C'est, d'ailleurs, chose facile, car, comme j'ai pu en juger moi-même, ils ont le sommeil très-dur. À Valparaiso, j'ai vu vendre un condor vivant pour 60 centimes ; mais c'est là une exception, car ils coûtent ordinairement 10 à 12 francs. J'en ai vu apporter un qu'on venait de prendre ; on l'avait attaché avec des cordes et il était grièvement blessé ; cependant, dès qu'on lui eut délié le bec, il se jeta avec voracité sur un morceau de viande qu'on lui jeta. Dans la même ville il y a un jardin où on en conserve vingt ou trente vivants. On ne leur donne à manger qu'une fois par semaine, et cependant ils paraissent se porter fort bien. Les paysans chiliens affirment que le condor vit et garde même toute sa vigueur si on le laisse cinq ou six semaines sans nourriture ; je ne puis affirmer la véracité de cette assertion ; c'est une expérience cruelle à faire, ce qui n'empêche pas, sans doute, qu'elle n'ait été faite.
On sait que les condors, comme tous les autres vautours d'ailleurs, apprennent bien vite la mort d'un animal dans une partie quelconque du pays et se rassemblent de la façon la plus extraordinaire. Il est à remarquer que, dans presque tous les cas, les oiseaux ont découvert leur proie et ont absolument nettoyé le squelette avant que la chair du cadavre sente mauvais. Me rappelant les expériences de M. Audubon sur le peu d'odorat des vautours, je fis, dans le jardin dont je viens de parler, l'expérience suivante : les condors étaient attachés chacun à une corde le long d'un mur du jardin. J'enveloppai un morceau de viande dans du papier blanc et, tenant ce paquet à la main, je me promenai longtemps devant eux, à une distance d'environ 3 mètres ; aucun d'eux ne sembla s'apercevoir de ce que je portais. Je jetai alors le paquet sur le sol, à 1 mètre environ d'un vieux mâle ; il le considéra un moment avec la plus grande attention, puis détourna les yeux sans s'en occuper davantage. À l'aide de ma canne je rapprochai le paquet de lui de plus en plus, jusqu'à ce qu'il le touchât avec son bec ; en un instant il avait déchiré le papier à coups de bec, et, au même moment, tous les oiseaux de la rangée se mirent à battre des ailes et chacun d'eux fit tous les efforts possibles pour se débarrasser de ses entraves. Il eût été impossible de tromper un chien dans les mêmes circonstances. Les preuves pour et contre le puissant odorat des vautours se balancent singulièrement. Le professeur Owen a démontre que le vautour (Cathartes aura) a les nerfs olfactifs singulièrement développés ; le jour où M. Owen lut ce mémoire à la Société de zoologie, un des assistants raconta que, par deux fois, aux Indes occidentales, il avait vu des vautours se rassembler sur le toit d'une maison où se trouvait un cadavre que l'on n'avait pas enterré en temps utile et qui sentait fort mauvais. Dans ce cas, les vautours n'avaient pu voir ce qui se passait. D'un autre côté, outre les expériences d'Audubon, outre celle que j'ai faite moi-même et que je viens de rapporter, M. Bachman a fait aux États-Unis de nombreuses expériences qui tendent à prouver que ni le Cathartes aura (l'espèce disséquée par le professeur Owen), ni le gallinazo ne découvrent leur nourriture au moyen de leur odorat. M. Bachman recouvrit une quantité de viande pourrie et sentant fort mauvais avec un morceau de toile à voile et jeta des morceaux de viande sur cette toile ; les vautours vinrent en toute hâte manger ces morceaux de viande et, après les avoir dévorés, restèrent tranquillement sur la toile sans découvrir la masse qui se trouvait par-dessous et dont ils n'étaient séparés que par le huitième d'un pouce. On fit une petite ouverture dans la toile. Les vautours se précipitèrent alors sur la masse. On les chassa, on remplaça la toile déchirée par une nouvelle toile, on plaça à nouveau des morceaux de viande sur cette toile, les mêmes vautours vinrent la dévorer sans découvrir la masse cachée qu'ils foulaient sous leurs pattes. Six personnes, outre M. Bachman, affirment ces faits, qui se sont passés sous leurs yeux.
Bien des fois, alors que j'étais couché par terre sur le dos au milieu de ces plaines, j'ai vu des vautours traverser les airs à une immense hauteur. Quand le pays est plat, je ne crois pas qu'un homme à pied ou à cheval puisse scruter avec attention un espace de plus de 15 degrés au-dessus de l'horizon. S'il on est ainsi et que le vautour plane à une hauteur de 3000 ou 4000 pieds, il se trouverait à une distance de plus de 2 milles anglais (3k, 22) en droite ligne avant de se trouver dans le champ de vue de l'observateur. N'est-il pas tout naturel que, dans ces conditions, il échappe à la vue ? Ne se peut-il pas que, quand un chasseur poursuit et abat un animal quelconque dans une vallée solitaire, un de ces oiseaux, à la vue perçante, suive de loin ses moindres mouvements ? Ne se peut-il pas aussi que leur façon de voler, quand ils descendent, indique à toute la famille des vautours qu'une proie est en vue ?
Quand les condors décrivent cercles après cercles autour d'un endroit quelconque, leur vol est admirable. Je ne me rappelle pas leur avoir jamais vu battre des ailes, sauf quand ils s'enlèvent de terre. Dans les environs de Lima, j'en observai plusieurs pendant près d'une demi-heure sans les quitter des yeux un seul instant, ils décrivaient des cercles immenses, montant et descendant sans donner un seul coup d'aile. Quand ils passaient à une petite distance au-dessus de ma tête, je les voyais obliquement et je pouvais distinguer la silhouette des grandes plumes qui terminent chacune des ailes ; si ces plumes avaient été agitées, fût-ce par le moindre mouvement, elles se seraient confondues l'une avec l'autre ; or elles se détachaient absolument distinctes sur le ciel bleu. L'oiseau meut fréquemment la tête et le cou en semblant exercer un grand effort ; les ailes étendues semblent constituer le levier sur lequel agissent les mouvements du cou, du corps et de la queue. Si l'oiseau veut descendre, il replie un instant ses ailes ; dès qu'il les étend de nouveau en en modifiant le plan d'inclinaison, la force acquise par la descente rapide semble le faire remonter avec le mouvement continu, uniforme d'un cerf-volant. Quand l'oiseau plane, son mouvement circulaire doit être assez rapide pour que l'action de la surface inclinée de son corps sur l'atmosphère puisse contre-balancer la pesanteur. La force nécessaire pour continuer le mouvement d'un corps qui se meut dans l'air dans un plan horizontal ne peut être bien considérable, car la friction est insignifiante, et c'est tout ce dont l'oiseau a besoin. Nous pouvons admettre que les mouvements du cou et du corps du condor suffisent pour obtenir ce résultat. Quoi qu'il en soit, c'est un spectacle véritablement étonnant, véritablement sublime, que de voir un oiseau aussi gros planant pendant des heures au-dessus des montagnes et des vallées.
29 avril. — Du haut d'une colline nous saluons avec joie les blancs sommets de la Cordillère ; nous les voyons percer de temps en temps leur sombre enveloppe de nuages. Pendant quelques jours, nous continuons à remonter lentement le courant, bien lentement, car le cours du fleuve devient très-tortueux et nous sommes arrêtés à chaque instant par d'immenses fragments de divers rocs anciens et de granit. La plaine qui borde la vallée atteint ici une élévation d'environ 1100 pieds au-dessus du fleuve ; le caractère de cette plaine s'est profondément modifié. Les cailloux de porphyre, bien arrondis, se trouvent mélangés à d'immenses fragments angulaires de basalte et de roches primitives. Je remarque ici, à 61 milles de distance de la montagne la plus proche, les premiers blocs erratiques ; j'en mesurai un qui avait 5 mètres carrés, et qui s'élevait de 5 pieds au-dessus du gravier. Les bords de cette masse étaient si parfaitement angulaires, sa grosseur si considérable, que je la pris d'abord pour un rocher in situ, et je pris ma boussole pour observer le plan de son clivage. La plaine n'est plus aussi plate qu'elle l'est au bord de la mer ; on ne remarque cependant aucun signe de cataclysme. Dans ces circonstances, je crois qu'il est absolument impossible d'expliquer le transport de ces rochers gigantesques à une aussi grande distance de la montagne, d'où ils proviennent certainement, autrement que par la théorie des glaces flottantes.
Pendant les deux derniers jours, nous avons remarqué des empreintes de chevaux et trouvé quelques petits objets qui ont certainement appartenu à des Indiens, des morceaux de manteau, par exemple, et des plumes d'autruche ; mais ces objets paraissent avoir longtemps séjourné sur le sol. Le pays, entre l'endroit où les Indiens ont dernièrement traversé le fleuve et le lieu où nous nous trouvons, bien qu'à une distance considérable l'un de l'autre, paraît absolument désert. Au premier abord, en considérant l'abondance des guanacos, j'eus tout lieu d'être surpris de ce fait ; mais on se l'explique facilement, quand on met en ligne de compte la nature caillouteuse de ces plaines ; un cheval non ferré qui essayerait de les traverser ne résisterait certainement pas à la fatigue. Je trouvai toutefois, dans deux endroits différents de cette région centrale, de petits amas de pierres que je ne crois pas provenir du hasard. Ils se trouvent sur des pointes placées au bord supérieur de la falaise la plus élevée, et ils ressemblent, sur une petite échelle il est vrai, à ceux que j'ai déjà visités auprès du Port Desire.
4 mai. — Le capitaine Fitz-Roy se décide à ne pas remonter plus haut la rivière. Le Santa Cruz devient en effet de plus en plus rapide et de plus en plus tortueux. L'aspect du pays ne nous engage guère, d'ailleurs, à aller plus loin. Partout les mêmes produits, partout le même paysage désolé. Nous nous trouvons à environ 140 milles (224 kilomètres) de l'Atlantique et à environ 60 milles (96 kilomètres) du Pacifique. La vallée, dans cette partie supérieure du cours du fleuve, forme un immense bassin borné au nord et au sud par d'immenses plates-formes de basalte et à l'ouest par la longue chaîne des Cordillères couvertes de neige. Mais ce n'est pas sans un sentiment de regret que nous voyons de loin ces montagnes, car nous sommes obligés de nous représenter en imagination leur nature et leurs produits au lieu de les escalader, comme nous nous l'étions promis. Mais, outre la perte de temps inutile que l'essai de remonter davantage la rivière nous aurait causée, depuis quelques jours déjà nous ne recevions plus que des demi-rations de pain. Or, bien qu'une demi-ration soit parfaitement suffisante pour des gens raisonnables, c'était assez peu après une longue journée de marche ; il est fort joli de parler d'estomac léger et de digestion facile, mais en pratique ce sont là choses assez désagréables.
5 mai. — Nous commençons à redescendre le fleuve avant le lever du soleil : cette descente s'effectue avec une grande rapidité ; nous faisons ordinairement dix nœuds à l'heure. En un jour, nous avons traversé ce qui nous a coûté cinq jours et demi de travail pénible quand nous remontions le fleuve. Le 8, nous nous retrouvons à bord du Beagle après vingt et un jours d'expédition. Tous mes compagnons éprouvent un vif désappointement ; quant à moi, j'ai tout lieu de me féliciter de ce voyage, car il m'a permis d'observer une section fort intéressante de la grande formation tertiaire de la Patagonie.
Le 1er mars 1833 et le 16 mars 1834, le Beagle jette l'ancre dans le détroit de Berkeley, dans l'île Falkland orientale. Cet archipel est situé à peu près sous la même latitude que l'embouchure du détroit de Magellan ; il couvre un espace de 120 milles géographiques sur 60, il est donc la moitié à peu près aussi grand que la moitié de l'Irlande. La France, l'Espagne et l'Angleterre se sont longtemps disputé la possession de ces misérables îles ; puis, elles sont restées inhabitées. Le gouvernement de Buenos Ayres les a alors vendues à un particulier, tout en se réservant le droit d'y transporter ses criminels, comme l'avait fait anciennement l'Espagne. L'Angleterre fit un beau jour valoir ses droits et s'en empara. L'Anglais qu'on y avait laissé à la garde du drapeau fut assassiné. On y renvoya un officier anglais, mais sans le faire accompagner de forces suffisantes. À notre arrivée, nous le trouvons à la tête d'une population dont la moitié au moins se compose de rebelles et d'assassins.
Le théâtre est d'ailleurs bien digne des scènes qui s'y passent. C'est une terre ondulée, à l'aspect désolé et triste, partout recouverte de véritables tourbières et d'herbages grossiers ; partout la même couleur brune monotone. Çà et là un pic ou une chaîne de roches grises quartzeuses accidentent la surface. Tout le monde a entendu parler du climat de ces régions ; on peut le comparer à celui qu'on trouve entre 1000 et 2000 pieds de hauteur sur les montagnes du nord du pays de Galles ; il n'y fait cependant ni si chaud ni si froid, mais il y a beaucoup plus de pluie et beaucoup plus de vent.
16 mars. — Voici, en quelques mots, le récit d'une courte excursion que j'ai faite autour d'une partie de cette île. Je pars le 16 au matin avec six chevaux et deux Gauchos ; ces derniers étaient des hommes admirables pour le but que je me proposais, accoutumés qu'ils étaient à ne compter que sur eux pour trouver ce dont ils peuvent avoir besoin. Le temps est très-froid, il fait beaucoup de vent et, de temps en temps, de terribles orages de neige. Nous avançons cependant assez vite ; mais, sauf au point de vue géologique, rien de moins intéressant que notre voyage. Toujours la même plaine ondulée ; partout le sol est recouvert d'herbes brunes fanées et de petits arbrisseaux ; le tout pousse sur un sol tourbeux élastique. Çà et là, dans les vallées, on peut voir une petite bande d'oies sauvages et le sol est si mou, que la bécassine trouve facilement sa nourriture. Il y a bien peu d'oiseaux outre ceux-là. L'île est traversée par une chaîne principale de collines, principalement formées de quartz et ayant près de 2000 pieds de hauteur ; nous avons la plus grande peine à traverser ces collines rugueuses et stériles. Au sud de ces collines, nous trouvons la partie du pays la plus convenable pour nourrir les bestiaux sauvages ; nous n'en rencontrons cependant pas beaucoup, car, dernièrement, on a fait des chasses fréquentes.
Dans la soirée, nous rencontrons un petit troupeau. Un de mes compagnons, qui porte le nom de Saint-Iago, parvient bientôt à détourner une vache grasse. Il lui jette les bolas, l'atteint aux jambes, mais les bolas ne les entourent pas. Il jette alors son chapeau à terre pour reconnaître l'endroit où sont tombés ses bolas, et, tout en poursuivant la vache au galop, il prépare son lasso, atteint la vache après une course forcenée et parvient à la saisir par les cornes. L'autre Gaucho nous avait précédés avec les chevaux de main, de telle sorte que Saint-Iago eut quelque difficulté à tuer la bête furieuse. Il parvint cependant à l'entraîner à un endroit où le terrain était parfaitement plat, en utilisant pour ce faire tous les efforts qu'elle faisait pour se rapprocher de lui. Quand elle ne voulait pas bouger, mon cheval, parfaitement dressé à ce genre d'exercice, s'approchait d'elle et la poussait violemment du poitrail. Mais ce n'était pas le tout que de l'amener sur un terrain plat, il s'agissait de tuer la bête folle de terreur, ce qui ne paraît pas chose facile pour un homme seul. Ce serait même chose impossible, si le cheval, quand son maître l'a abandonné, ne comprenait pas instinctivement qu'il est perdu si le lasso n'est pas toujours tendu ; de telle sorte que, si le taureau ou la vache fait un mouvement en avant, le cheval s'avance rapidement dans la même direction ; si la vache se tient tranquille, le cheval reste immobile, arc-bouté sur ses jambes. Or, le cheval de Saint-Iago, tout jeune encore, ne comprenait pas bien cette manœuvre, et la vache se rapprochait graduellement de lui. Ce fut un spectacle admirable que de voir avec quelle dextérité Saint-Iago parvint à passer derrière la bête, à éviter ses coups de corne et à lui couper enfin les jarrets ; après quoi, il n'eut pas beaucoup de peine à lui plonger son couteau dans la nuque, et la vache tomba, comme si elle avait été foudroyée. Il enleva alors des morceaux de chair recouverts de la peau, mais sans os, en quantité suffisante pour notre expédition. Nous nous rendîmes à l'endroit que nous avions choisi pour y passer la nuit ; pour souper, nous eûmes de la carne con cuero ou de la viande rôtie portant encore sa peau. Cette viande est aussi supérieure au bœuf ordinaire que le chevreuil est supérieur au mouton. On prend un grand morceau circulaire du dos de l'animal, on le fait rôtir sur des charbons, la peau en dessous : cette peau forme une saucière ; aussi ne perd-on pas une seule goutte du jus. Si un digne alderman avait pu souper avec nous ce soir-là, il va sans dire que la carne con cuero eût été bientôt célèbre dans la ville de Londres.
Il pleut toute la nuit, et le lendemain 17 nous avons une tempête presque perpétuelle, accompagnée de grêle et de neige. Nous traversons l'île pour gagner la langue de terre qui unit le Rincon del Toro (grande péninsule à l'extrémité sud-ouest de l'île) au reste de l'île. On y a tué un grand nombre de vaches, aussi les taureaux se trouvent-ils en excès ; ces taureaux errent seuls ou par bandes de deux ou trois et sont très-sauvages. Je n'ai jamais vu bêtes aussi magnifiques ; leur tête et leur cou énormes égalent ceux que l'on voit dans les sculptures grecques. Le capitaine Sulivan m'apprend que la peau d'un taureau moyen pèse 47 livres, alors qu'à Montevideo on regarde une peau de ce poids, moins bien séchée, comme une peau fort pesante. Quand on s'approche d'eux, les jeunes taureaux se sauvent ordinairement à quelque distance. Mais les vieux ne bougent pas, ou s'ils bougent, c'est uniquement pour se précipiter sur vous ; ils tuent ainsi un grand nombre de chevaux. Pendant notre voyage, un vieux taureau traversa un ruisseau bourbeux et se plaça sur l'autre bord juste en face de nous. Nous essayâmes en vain de le déloger, ce fut impossible, et nous fûmes obligés de faire un grand détour pour l'éviter. Les Gauchos, pour se venger, résolurent de le châtier de façon à le rendre impuissant au combat dans l'avenir. Ce fut un intéressant spectacle de voir comment l'intelligence vient en quelques minutes à bout de la force brutale. Au moment où il se précipitait sur le cheval de l'un de mes compagnons de route, un lasso lui enveloppa les cornes et un autre les jambes de derrière ; en un instant, le monstre gisait impuissant sur le sol. Il semble fort difficile, à moins de tuer la bête, de détacher un lasso dès qu'il s'est enroulé autour des cornes d'un animal furieux ; ce serait, je crois, chose impossible pour un homme seul. Mais si un second homme jette son lasso de façon à entourer les deux jambes de derrière, l'opération devient très-facile. L'animal, en effet, reste étendu et absolument inerte tant que l'on tient fortement ses deux jambes de derrière ; le premier homme peut alors s'avancer et détacher son lasso avec ses mains, puis remonter tranquillement à cheval ; mais, dès que le second homme vient à relâcher, si peu que ce soit, la tension du lasso, celui-ci glisse sur les jambes du taureau, qui se relève furieux et essaye, mais en vain, de se précipiter sur son adversaire.
Pendant tout notre voyage, nous n'avons rencontré qu'un seul troupeau de chevaux sauvages. Ce sont les Français qui ont, en 1764, introduit ces animaux dans l'île aussi bien que les bestiaux ; depuis cette époque, chevaux et bestiaux ont considérablement augmenté en nombre. Fait curieux : les chevaux n'ont jamais quitté l'extrémité orientale de l'île, bien qu'aucune barrière ne s'oppose à leur passage et que cette partie de l'île ne soit pas plus tentante pour eux que les autres parties. Les Gauchos que j'ai interrogés m'ont affirmé que c'est là un fait certain, mais ils n'ont pu me donner à ce sujet aucune explication, sauf toutefois le vif attachement qu'éprouvent les chevaux pour les localités qu'ils fréquentent ordinairement. Je désirais particulièrement savoir quelle cause avait pu arrêter leur accroissement, si considérable dans le principe, arrêt d'accroissement d'autant plus remarquable, que l'île n'est pas entièrement habitée par eux et qu'il ne s'y trouve aucune bête féroce. Il est sans doute inévitable que, dans une île limitée en étendue, une cause quelle qu'elle soit doit tôt ou tard arrêter le développement d'un animal ; mais pourquoi le développement du cheval s'est-il arrêté plutôt que celui des bestiaux ? Le capitaine Sulivan a essayé de me fournir quelques renseignements à cet égard. Les Gauchos qui habitent ici attribuent principalement ce fait à ce que les étalons changent constamment de domicile et forcent les juments à les accompagner, que les jeunes soient ou non en état de les suivre. Un Gaucho a raconté au capitaine Sulivan qu'il avait observé un étalon pendant une heure entière ; ce cheval frappait violemment et mordait une jument jusqu'il ce qu'enfin il l'ait forcée à abandonner son jeune poulain. Le capitaine Sulivan m'a dit que ce fait doit être vrai, car il a trouvé bien des poulains morts abandonnés, alors qu'il n'a jamais trouvé un veau mort. En outre, on trouve bien plus fréquemment des cadavres de chevaux que des cadavres de bestiaux, ce qui semblerait indiquer que les premiers sont bien plus sujets aux maladies et aux accidents. La grande humidité du sol cause souvent un développement extraordinaire et fort irrégulier des sabots des chevaux, aussi y en a-t-il beaucoup de boiteux. Presque tous ont une robe rouan ou gris de fer. Tous les chevaux élevés dans l'île, domptés ou sauvages, ont une taille assez petite, quoiqu'ils soient bien conformés ; mais ils sont si faibles, qu'on ne peut s'en servir pour chasser les bestiaux avec le lasso ; aussi est-on obligé d'importer à grands frais des chevaux de la Plata. Il est probable que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l'hémisphère méridional possédera ses poneys de Falkland, comme l'hémisphère septentrional possède ses poneys de Shetland.
Au lieu d'avoir dégénéré comme les chevaux, les bestiaux, comme je l'ai déjà fait remarquer, semblent avoir grandi ; ils sont aussi bien plus nombreux que les chevaux. Le capitaine Sulivan m'apprend qu'on remarque chez ces races, dans la forme générale du corps et dans celle des cornes, beaucoup moins de variétés que chez les races anglaises. Leurs couleurs sont très-variées, et, fait remarquable, différentes couleurs semblent prédominer dans différentes parties de cette petite île. Dans les environs du mont Usborne, à une élévation de 1000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer, la moitié à peu près des individus qui composent un troupeau ont une robe couleur souris ou gris de plomb, teinte qui est loin d'être commune dans les autres parties de l'île. Auprès du port Pleasant, le brun foncé prédomine, tandis qu'au sud du détroit de Choiseul, qui divise presque l'île en deux parties, presque tous les bestiaux ont la tête et les pieds noirs ; dans toutes les parties de l'île, en outre, on rencontre des animaux noirs ou tachetés ; le capitaine Sulivan m'a fait remarquer que la différence de couleur est si évidente, que, si on observe d'une grande distance les troupeaux qui fréquentent les environs du Port Pleasant, on dirait une foule de points noirs, tandis qu'on croit voir une foule de points blancs au sud du détroit de Choiseul. Le capitaine Sulivan pense que les troupeaux ne se mélangent pas ; il pense aussi que les bestiaux couleur gris de plomb, bien que vivant sur les hautes terres, mettent bas un mois plus tôt environ que les bestiaux d'autre couleur vivant dans les basses terres. Il est fort intéressant de voir que des animaux, autrefois domestiques, ont revêtu trois couleurs distinctes, dont l'une desquelles finira probablement par prédominer sur les autres, si on laisse ces troupeaux en paix pendant quelques siècles encore.
Le lapin, lui aussi, a été introduit et a si parfaitement réussi, qu'il abonde dans de grandes parties de l'île. Cependant, tout comme les chevaux, il ne se rencontre que dans de certaines régions, car il n'a pas traversé la grande chaîne de collines qui coupe l'île en deux ; il ne se serait même pas étendu jusqu'à la base de ces collines si, comme me l'ont dit les Gauchos, on n'en avait pas importé quelques colonies dans ces endroits. Je n'aurais pas supposé que ces animaux, indigènes de l'Afrique septentrionale, aient pu vivre dans un climat aussi humide que celui de ces îles et où le soleil brille si peu, que le blé ne mûrit que fort rarement. On affirme qu'en Suède, pays qu'on aurait pu regarder comme plus favorable au lapin, il ne peut vivre en plein air. En outre, les quelques premiers couples importés ont eu à lutter contre des ennemis préexistants, le renard et quelques grands faucons, par exemple. Les naturalistes français ont considéré la variété noire du lapin comme une espèce distincte et l'ont appelée Lepus magellanicus. Ils ont pensé que Magellan désignait cette espèce quand il parlait d'un animal sous le nom de Conejos ; mais il faisait alors allusion à un petit cavy que les Espagnols désignent encore sous ce nom. Les Gauchos se moquent de vous quand on leur dit que l'espèce noire diffère de l'espèce grise et ils ajoutent que, dans tous les cas, elle n'a pas étendu son habitat plus loin que l'espèce grise ; ils soutiennent encore que l'on ne trouve jamais une des deux espèces isolée, qu'elles s'accouplent communément ensemble et que les jeunes sont bigarrés. Je possède actuellement un spécimen de ces jeunes bigarrés, et il porte sur la tête des marques qui le font différer de la description donnée par les savants français. Cette circonstance prouve quelle prudence les naturalistes devraient apporter à la création de nouvelles espèces ; car Cuvier lui-même, en examinant le crâne de ces lapins, a pensé que probablement ils formaient deux espèces distinctes !
Le seul quadrupède indigène de l'île est un grand renard qui ressemble au loup (Canis antarcticus) ; il est commun dans la partie orientale aussi bien que dans la partie occidentale des îles Falkland. Je crois qu'il n'y a pas lieu de douter que ce soit là une espèce particulière, restreinte à cet archipel, parce que bien des pêcheurs de phoques, bien des Gauchos et bien des Indiens qui ont visité ces îles, m'ont tous affirmé qu'on ne trouve aucun animal semblable dans aucune partie de l'Amérique méridionale. Molina, se basant sur une similitude d'habitudes, a pensé que cet animal était analogue à son Culpeu ; mais j'ai vu les deux animaux et ils sont absolument différents. Les récits que fait Byron de la timidité et de la curiosité de ces loups que les matelots, qui se jetaient à l'eau pour les éviter, prenaient pour de la férocité, les ont bien fait connaître. Leurs mœurs sont encore les mêmes. On les a vus entrer dans une tente et enlever de la viande placée sous la tête d'un matelot endormi. Les Gauchos les tuent très-fréquemment le soir, et, pour ce faire, leur offrent un morceau de viande d'une main pendant que de l'autre ils tiennent un couteau pour les frapper. Autant que je puis le savoir, il n'y a pas d'autre exemple au monde d'une terre aussi exiguë, aussi éloignée d'un continent et qui possède un quadrupède aborigène aussi grand et qui lui soit particulier. Mais le nombre de ces loups diminue rapidement ; ils ont déjà disparu de cette moitié de l'île qui se trouve à l'orient de la langue de terre qui se trouve entre la baie de San Salvador et le détroit de Berkeley. Dans quelques années, quand ces îles seront habitées, on pourra sans doute classer ce renard avec le dodo, comme un animal qui a disparu de la surface de la terre.
Nous passons la nuit du 17 sur la langue de terre qui forme la pointe du détroit de Choiseul ou péninsule du sud-ouest. Nous nous trouvions dans une vallée assez bien défendue contre les vents froids, mais nous ne pûmes trouver de bois pour faire du feu. Les Gauchos, à ma grande surprise, se procurèrent bientôt cependant de quoi faire un feu aussi ardent qu'un brasier de charbon de terre : c'était le squelette d'un taureau récemment tué et dont les vautours avaient nettoyé les os. Ces hommes me dirent qu'en hiver ils tuaient souvent un animal, grattaient les os avec leurs couteaux et se servaient du squelette pour faire cuire leur souper.
18 mars. — Il pleut presque toute la journée. Nous parvenons cependant, en nous roulant dans nos couvertures de cheval, à passer la nuit assez chaudement et sans trop être mouillés ; cela nous enchante d'autant plus que, jusque-là, nous avions dû, après nos fatigantes journées de voyage, coucher sur des terrains tourbeux, dans l'impossibilité de trouver un endroit un peu sec. J'ai déjà eu occasion de faire remarquer combien il est singulier qu'il n'y ait absolument aucun arbre sur ces îles, bien que la Terre de Feu ne soit qu'une immense forêt. L'arbrisseau le plus considérable qui se trouve dans l'île appartient à la famille des composées, il est à peine aussi grand que notre bruyère. Une petite plante verte, qui atteint à peu près la même taille que les bruyères qui couvrent nos landes, constitue le meilleur combustible que l'on puisse se procurer ici ; cette plante a la propriété de brûler alors qu'elle est toute verte et fraîchement arrachée. Je me suis souvent amusé à voir les Gauchos allumer du feu à l'aide d'un briquet et d'un peu d'amadou, par une pluie battante et alors que tout est mouillé autour d'eux. Ils cherchent, sous les touffes d'herbe, quelques petits rameaux aussi secs que possible et les réduisent en brins de la grosseur d'une allumette ; puis ils entourent ces fibres de morceaux un peu plus gros et disposent le tout sous la forme d'un nid d'oiseau, au milieu duquel ils placent le morceau d'amadou enflammé. On expose alors ce nid au vent, le paquet se met à fumer, puis enfin les flammes se font jour. Je ne crois pas qu'on puisse espérer allumer du feu avec des matériaux aussi humides en employant une autre méthode.
19 mars. — Il y avait quelque temps que je n'étais monté à cheval, aussi je me sentais courbaturé chaque matin. J'ai été tout surpris d'apprendre que les Gauchos, qui depuis leur plus tendre enfance passent presque toute leur vie à cheval, souffrent toujours dans des circonstances analogues. Saint-Iago me raconte que, après une maladie de trois mois, il était allé chasser des bestiaux sauvages et qu'à la suite il eut une telle courbature, qu'il fut obligé de garder le lit pendant deux jours. Ceci prouve que les Gauchos doivent réellement exercer une violente action musculaire, bien qu'ils ne semblent pas le faire. Chasser les bestiaux sauvages, dans un pays si difficile à traverser à cause des nombreux marais qui l'entrecoupent, doit constituer un exercice très-fatigant. Les Gauchos me racontent qu'ils traversent souvent au galop des endroits où il serait impossible de passer au pas ; c'est ainsi, d'ailleurs, qu'un homme muni de patins arrive à passer sur de la glace très-mince. Les chasseurs font tous leurs efforts pour s'approcher le plus près possible du troupeau sans être aperçus. Chaque homme porte quatre ou cinq paires de bolas ; il les jette l'une après l'autre à autant d'animaux ; une fois atteints, on les laisse là pendant quelques jours pour que la faim et les efforts qu'ils font pour se dégager les affaiblissent. On les remet alors en liberté et on les pousse vers un petit troupeau d'animaux apprivoisés qu'on a amenés auprès d'eux dans ce but. Le traitement qu'ils ont subi leur a inspiré une frayeur telle, qu'ils n'osent pas quitter le troupeau, et on les conduit facilement à l'habitation, en admettant toutefois qu'il leur reste assez de force pour faire le chemin.
Le mauvais temps continue sans interruption ; aussi je me décide à faire une très-longue étape pour atteindre, s'il est possible, le vaisseau pendant la nuit. Il est tombé tant de pluie, que le pays tout entier n'est plus qu'un immense marécage. Mon cheval s'abat une douzaine de fois au moins ; quelquefois nos six chevaux se débattent dans la boue qui leur monte jusqu'au poitrail. Le moindre ruisseau est bordé de tourbières ; aussi, quand le cheval saute, s'abat-il en atteignant l'autre bord. Pour mettre le comble à nos misères, nous sommes obligés de traverser la pointe d'un bras de mer ; c'était au moment de la marée haute, l'eau montait jusqu'à la croupe de nos chevaux, et la violence du vent était telle, que les vagues venaient se briser sur nous en flocons d'écume ; nous étions trempés et tout grelottants de froid. Les Gauchos eux-mêmes, habitués à toutes les intempéries des saisons, exprimèrent une vive satisfaction quand nous atteignîmes enfin les habitations.
La structure géologique de ces îles offre, sous tous les rapports, la plus grande simplicité. Les basses terres se composent d'ardoise argileuse et de grès qui contiennent des fossiles ressemblant beaucoup à ceux que l'on trouve dans les collines siluriennes de l'Europe, bien qu'ils ne soient pas exactement identiques. Les collines sont formées de roches de quartz blanc granulaire. Ces couches de quartz sont fréquemment arquées avec la plus parfaite symétrie, aussi l'aspect de quelques-unes de ces masses est-il fort singulier. Pernety a consacré plusieurs pages à la description d'une colline en ruines, dont il a justement comparé les couches successives aux sièges d'un amphithéâtre. Les roches quartzeuses ont dû revêtir ces formes alors qu'elles étaient à l'état pâteux, autrement elles se seraient brisées en fragments. Comme le quartz se transforme insensiblement en grès, il semble probable que le quartz doit son origine à ce que le grès a été chauffé à un tel degré, qu'il est devenu visqueux et qu'il a cristallisé en se refroidissant. Il a dû traverser, en les rompant, les couches supérieures alors qu'il était à l'état liquide.
Dans bien des parties de l'île le fond des vallées est recouvert de la façon la plus extraordinaire par des myriades de gros fragments angulaires de roc quartzeux, formant de véritables coulées de pierres. Tous les voyageurs, depuis Pernety jusqu'à nos jours, parlent de ces dépôts de pierres avec la plus grande surprise. Ces blocs n'ont pas été charriés par l'eau, car leurs angles sont fort peu arrondis ; leur grosseur varie de 1 à 2 pieds en diamètre à dix et à vingt fois autant. Ils ne se trouvent pas en masses irrégulières, mais sont étendus en grandes couches de niveau et forment en somme de véritables rivières. Il est impossible de savoir quelle est l'épaisseur de ces couches, mais on peut entendre l'eau des petits ruisseaux s'écouler de pierre en pierre, bien des pieds au-dessous de la surface. La profondeur totale de ces couches doit probablement être très-considérable, parce que le sable a dû remplir depuis longtemps les interstices entre les fragments inférieurs. La largeur de ces couches de pierres varie de quelques centaines de pieds à un mille (1609 mètres), mais les dépôts tourbeux empiètent chaque jour sur les bords et forment même des îles partout où quelques fragments se trouvent assez rapprochés les uns des autres pour offrir un point de résistance. Dans une vallée au sud du détroit de Berkeley, vallée à laquelle mes compagnons donnèrent le nom de grande vallée des fragments, il nous fallut traverser une couche de pierres ayant un demi-mille de largeur, en sautant d'un bloc sur l'autre. Dans cet endroit les fragments sont si gros, que je pus m'abriter sous l'un d'eux pendant une pluie torrentielle qui se mit à tomber tout à coup.
Mais ce qui constitue le fait le plus remarquable relatif à ces torrents de pierre, c'est leur petite inclinaison. Sur le versant des collines je leur ai vu former un angle de 10 degrés avec l'horizon ; mais au fond de vallées larges et plates, c'est à peine si on peut percevoir un plan d'inclinaison. Il est fort difficile de mesurer l'angle que peut faire une surface aussi accidentée ; mais, pour donner une idée de ce qu'est la pente, je peux dire qu'elle ne serait pas suffisante pour entraver la vitesse d'une diligence. Dans quelques endroits ces couches de pierres suivent le lit d'une vallée jusqu'au sommet même de la colline. Sur le sommet des collines, des masses immenses, souvent plus grandes que de petites maisons, semblent avoir été arrêtées dans leur course ; là aussi des fragments, recourbés comme des arceaux, sont empilés les uns sur les autres comme les ruines de quelque antique cathédrale. On est vraiment tenté de passer d'une comparaison à une autre quand on essaye de décrire ces scènes de violence. On serait porté à croire que des torrents de lave blanche ont coulé de bien des parties des montagnes sur les basses terres, puis que quelque terrible convulsion a brisé, après leur solidification, ces torrents de lave en des myriades de fragments. L'expression rivière de pierres, qui se présente tout d'abord à l'esprit à la vue de ce spectacle, donne absolument la même idée. Le contraste des collines voisines basses et arrondies rend la scène encore plus frappante.
Je trouvai, ce qui m'intéressa beaucoup, sur le pic le plus élevé d'une chaîne de collines, à environ 700 pieds au-dessus du niveau de la mer, un immense fragment en arceau reposant sur son côté convexe, ou le dos en bas. Faut-il croire que ce fragment a été projeté en l'air et qu'il est retombé dans cette position ? ou bien faut-il croire, ce qui est plus probable, qu'il existait anciennement, dans la même chaîne de collines, une partie plus élevée que le point sur lequel repose aujourd'hui ce monument d'une grande convulsion de la nature ? Comme les fragments qui se trouvent dans les vallées ne sont pas arrondis et que les interstices ne sont pas remplis de sable, il nous faut conclure que la période de violence se produisit après que la terre avait émergé de la mer. J'ai pu observer une section transversale de ces vallées, ce qui m'a permis de m'assurer que le fond est presque plat ou qu'il ne s'élève de chaque côté qu'en pente très-douce. Ainsi les fragments paraissent provenir de la partie la plus élevée de la vallée, mais il semble plus probable qu'ils proviennent des pentes les plus rapprochées et que depuis lors un mouvement vibratoire ayant une énergie colossale les a étendus en une couche ayant partout le même niveau. Si, pendant le tremblement de terre qui, en 1835, renversa la ville de Concepcion, au Chili, on s'étonna que de petits corps aient été enlevés à quelques pouces au-dessus de la terre, que dire d'un mouvement qui a soulevé des fragments pesant plusieurs tonnes et qui les a poussés çà et là, comme du sable sur une table d'harmonie, pour retrouver leur niveau ? J'ai vu, dans la Cordillère des Andes, les preuves évidentes que des montagnes énormes ont été brisées en mille morceaux, comme on peut briser une croûte de pain, et que les différentes couches qui les composaient, d'horizontales qu'elles étaient, sont devenues verticales ; mais jamais, autant que ces torrents de pierres, scène n'a présenté à mon esprit l'idée d'une convulsion telle que nous en chercherions vainement trace dans les annales historiques. Quoi qu'il en soit, le progrès de la science permettra sans doute de donner bientôt de ces phénomènes une explication aussi simple que celle qu'on a pu donner du transport, qu'on a cru si longtemps inexplicable, des blocs semés dans les plaines de l'Europe.
Il y a peu de remarques à faire sur la zoologie de ces îles. J'ai déjà décrit le vautour ou Polyborus. On y trouve, en outre, des faucons, des hiboux et quelques petits oiseaux terrestres. Il y a un grand nombre d'oiseaux aquatiques, et anciennement, s'il faut en croire les récits des vieux navigateurs, ils devaient être bien plus nombreux encore. J'observai un jour un cormoran qui jouait avec un poisson qu'il avait pris. Huit fois successivement l'oiseau lâcha sa proie, puis plongea après le malheureux poisson, et, bien que l'eau fût très-profonde, le ramena à la surface. J'ai vu aux Zoological Gardens une loutre traiter un poisson de la même manière, absolument comme un chat joue avec une souris. Je ne connais aucun autre cas où dame nature se montre aussi méchamment cruelle. Un autre jour, je me plaçai entre un pingouin (Aptenodytes demersa) et l'eau et je m'amusai beaucoup à observer ses habitudes. C'était un oiseau fort brave et il se battit avec moi pour me repousser jusqu'à ce qu'il eût atteint la mer. Il me fallait lui donner des coups violents pour l'arrêter ; dès qu'il avait fait un pas en avant, il était impossible de le faire reculer et il avait un air déterminé fort curieux à voir ; il roulait la tête de droite à gauche de la façon la plus singulière, comme s'il ne pouvait voir que par la base et la partie antérieure de ses yeux. On appelle ordinairement cet oiseau le pingouin-baudet, parce qu'il a l'habitude, quand il est sur le bord de la mer, de rejeter la tête en arrière et de pousser des cris qui ressemblent, à s'y méprendre, au braiement d'un âne ; quand, au contraire, il est en mer et qu'on ne le dérange pas, il pousse une note profonde, solennelle, qu'on entend souvent pendant la nuit. Quand il plonge, il se sert de ses petites ailes en guise de nageoires, mais sur terre il s'en sort comme de jambes de devant. Quand il se traîne, on pourrait dire à quatre pattes, à travers les buissons ou sur le côté d'une falaise gazonneuse, il se meut si vite, qu'on pourrait facilement le prendre pour un quadrupède. En mer, quand il pêche, il remonte à la surface pour respirer et replonge avec une telle rapidité, que je défie qui que ce soit, à première vue, de ne pas le prendre pour un poisson qui saute hors de l'eau pour son plaisir.
Deux espèces d'oies fréquentent les îles Falkland. Une de ces espèces, Anas magellanica, se trouve communément dans toute l'île ; ces oiseaux vont par couples ou en petites bandes. Ils n'émigrent pas, mais construisent leurs nids sur les petits îlots qui entourent l'île principale. On suppose que c'est par crainte des renards ; c'est peut-être pour la même cause que ces oiseaux, presque apprivoisés pendant le jour, deviennent craintifs et fort sauvages dès qu'il fait nuit. Ils se nourrissent entièrement de matières végétales. L'oie des rochers, Anas antarctica, ainsi appelée parce qu'elle habite exclusivement sur le bord de la mer, est commune dans ces îles, ainsi que sur la côte occidentale de l'Amérique, jusqu'au Chili. Dans les canaux profonds et solitaires de la Terre de Feu on aperçoit constamment des couples de cette oie perchés sur quelque pointe de rocher. Le mâle, blanc comme la neige, est accompagné de sa femelle, un peu plus foncée que lui.
On trouve en grande abondance, dans ces îles, un grand canard lourdaud (Anas brachyptera) qui pèse quelquefois 22 livres. Autrefois on avait donné à ces oiseaux, en raison de la façon extraordinaire dont ils se servent de leurs ailes pour ramer sur l'eau, le nom de chevaux de course ; aujourd'hui, et à plus juste titre, on les appelle des bateaux à vapeur. Leurs ailes sont trop petites et trop faibles pour leur permettre de voler, mais ils s'en servent en partie pour nager, en partie pour frapper l'eau, et arrivent ainsi à se mouvoir très-rapidement. On peut les comparer alors à un canard domestique poursuivi par un chien ; mais je suis sûr que cet oiseau agite ses ailes l'une après l'autre au lieu de les agiter toutes deux ensemble, comme le font les autres oiseaux. Ces canards si lourds font un tel bruit et font voler l'eau de telle façon, qu'il est fort curieux de les observer.
Ainsi, on trouve dans l'Amérique méridionale trois oiseaux qui se servent de leurs ailes pour d'autres usages que le vol : le pingouin, qui s'en sert en guise de nageoires ; le canard dont je viens de parler, qui s'en sert en guise de rames ; et l'autruche, qui s'en sert en guise de voiles. L'Apteryx de la Nouvelle-Zélande, aussi bien que son gigantesque prototype éteint, le Deinornis, ne possèdent que des ailes rudimentaires. Le bateau à vapeur ne peut plonger que pendant très-peu de temps. Il se nourrit exclusivement de coquillages qu'il trouve sur les rochers, alternativement couverts et découverts par la marée ; aussi la tête et le bec sont-ils devenus extrêmement lourds et extrêmement forts afin de pouvoir briser ces coquillages. La tête est si dure, que je parvins à grand'peine à en fracturer une avec mon marteau de géologue, et tous nos chasseurs apprirent bientôt à leurs dépens combien ces oiseaux ont la vie dure. Le soir, alors que, réunis en troupeau, ils nettoient leurs plumes, ils font entendre le même concert de cris que les grenouilles sous les tropiques.
J'ai pu, à la Terre de Feu aussi bien qu'aux îles Falkland, faire de nombreuses observations sur les animaux marins inférieurs, mais ils offrent en somme fort peu d'intérêt général. Je ne rapporterai ici qu'une seule classe de faits relatifs à certains zoophytes placés dans la division des Bryozoaires la mieux organisée de cette classe. Plusieurs genres, les Flustres, les Eschares, les Cellaria, les Crisia et d'autres encore, se ressemblent sous ce rapport qu'ils possèdent, attachés à leurs cellules, de singuliers organes mobiles, les Avicularia, ressemblant à ceux de la Flustra avicularia que l'on trouve dans les mers européennes. Cet organe, dans la plupart des cas, ressemble beaucoup à la tête d'un vautour, mais la mandibule inférieure peut s'ouvrir beaucoup plus largement que le bec d'un oiseau. La tête elle-même, ajustée à l'extrémité d'un cou assez court, peut se mouvoir dans beaucoup de directions. Chez un de ces zoophytes, la tête elle-même est fixe, mais la mâchoire inférieure libre de ses mouvements ; chez un autre, cette mâchoire inférieure est remplacée par un capuchon triangulaire, avec une trappe admirablement adaptée. Dans le plus grand nombre des espèces, chaque cellule est pourvue d'une tête ; quelques autres espèces en possèdent deux par cellule.
Les deux cellules de l'extrémité des branches de ces Bryozoaires, contiennent des polypes qui sont loin d'être parvenus à leur maturité ; cependant les Avicularia ou têtes de vautour qui y sont accolées, bien que petites, sont parfaites sous tous les rapports. Quand on enlève avec une aiguille le polype de l'une des cellules, ces organes ne paraissent pas en être affectés. Quand on coupe la tête de vautour, la mandibule inférieure conserve la faculté de s'ouvrir et de se refermer. La plus singulière particularité de leur conformation est peut-être que, lorsqu'il y a plus de deux rangées de cellules sur une branche, les appendices des cellules centrales n'ont que le quart de la grosseur de ceux des cellules extérieures. Les mouvements de ces appendices varient selon les espèces ; chez quelques espèces je n'ai pas remarqué le moindre mouvement, tandis que chez d'autres la tête oscille d'avant en arrière, chaque oscillation durant environ cinq secondes et la mandibule inférieure restant ordinairement toute grand ouverte ; d'autres se meuvent rapidement et par soubresauts. Quand on touche le bec avec une aiguille, il en saisit la pointe avec tant de force qu'on peut ébranler toute la branche.
Ces corps ne jouent aucun rôle dans la production des œufs ou des gemmules, car ils se forment avant que les jeunes polypes paraissent dans les cellules, à l'extrémité des branches croissantes. En outre, comme ils se meuvent indépendamment des polypes et qu'ils ne semblent en aucune façon leur être reliés, comme ils diffèrent en grosseur sur la rangée intérieure et sur la rangée extérieure des cellules, je n'ai pas le moindre doute que dans leurs fonctions ils ne soient plutôt liés à l'ensemble des branches qu'aux polypes qui occupent les cellules. Les appendices charnus de l'extrémité inférieure de la plume de mer, décrite à Bahia Blanca, font de la même façon partie de la colonie de zoophytes, tout comme les racines d'un arbre font partie de l'ensemble de l'arbre et non de la feuille ou du bourgeon individuel.
Chez un autre petit bryozoaire fort élégant (Crisia ?), chaque cellule porte une sorte de brosse à longues dents qui a la faculté de se mouvoir rapidement. Chacune de ces brosses et chacune des têtes de vautour se meuvent ordinairement indépendamment des autres ; mais quelquefois toutes celles situées sur les deux côtés d'une branche, quelquefois celles d'un côté seulement, se meuvent en même temps ; d'autres fois chacune se meut successivement après sa voisine. Ces actes nous présentent évidemment une transmission aussi parfaite de la volonté chez le zoophyte, bien qu'il soit composé de milliers de polypes distincts, que celle que nous pouvons observer chez un animal. Nous avons déjà vu d'ailleurs que la plume de mer se retirait entièrement dans le sable, sur la côte de Bahia Blanca, dès que l'on touchait une de ses parties. Je puis constater un autre exemple d'action uniforme, bien que d'une nature toute différente, chez un zoophyte très-proche parent des Clytia et par conséquent très-simplement organisé. Je conservais chez moi une grosse touffe de cet animal dans un bassin plein d'eau salée ; la nuit, dès que je touchais une partie quelconque d'une de ses branches, la masse entière devenait admirablement phosphorescente, émettant une lumière verte ; je ne crois pas d'ailleurs avoir jamais vu corps plus magnifiquement phosphorescent. Mais, ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les éclats lumineux partaient de la base pour remonter jusqu'à l'extrémité de toutes les branches.
L'étude de ces animaux composés m'a toujours vivement intéressé. Que peut-il y avoir de plus remarquable que de voir un corps ressemblant à une plante produisant un œuf doué de la faculté de nager et de choisir un endroit convenable pour s'y fixer ? Puis cet œuf se développe sous forme de branchages, portant chacun d'innombrables animaux distincts, qui ont souvent des organismes fort compliqués. Ces branchages, en outre, portent quelquefois, comme nous venons de le voir, des organes qui ont la faculté de se mouvoir et qui sont indépendants des polypes. Quelque surprenante que doive toujours paraître cette réunion d'individus distincts sur une tige commune, chaque arbre nous présente le même phénomène, car on doit considérer ses bourgeons comme autant de plantes individuelles. Toutefois il paraît tout naturel de considérer un polype qui possède une bouche, des intestins et d'autres organes comme un individu distinct, tandis que l'individualité d'un bourgeon ne se conçoit pas aussi facilement. Aussi la réunion d'individus distincts sur un corps commun est-elle plus frappante dans une colonie de zoophytes que dans un arbre. On conçoit plus facilement ce que peut être un animal composé dont, sous quelques rapports, l'individualité de chacune des parties n'est pas complète, si l'on se souvient que l'on peut produire deux créatures distinctes en en coupant une seule avec un couteau, et que la nature elle-même se charge souvent de la bisection. Nous pouvons considérer les polypes d'un zoophyte ou les bourgeons d'un arbre comme des cas où la division de l'individu ne s'est pas complètement opérée. Il est certain que, dans le cas des arbres et, à en juger par analogie, dans le cas des zoophytes, les individus propagés au moyen de bourgeons semblent avoir entre eux une parenté bien plus intime que celle qui existe entre les œufs ou les graines et leurs parents. Il semble maintenant bien établi que les plantes propagées au moyen de bourgeons ont toutes une vie égale en durée ; et chacun sait quels caractères singuliers et nombreux se transmettent sûrement au moyen des bourgeons, des boutures et des greffes, caractères qui ne se transmettent jamais ou qui ne se transmettent que bien rarement par la propagation séminale.
· Selon Volney (t. I, p. 351), des buissons, des rats, des gazelles et des lièvres en quantité considérable constituent le principal caractère des déserts de la Syrie. En Patagonie, le guanaco remplace la gazelle, et l'agouti le lièvre.
· · J'ai remarqué que, plusieurs heures avant la mort d'un condor, tous les poux dont il est couvert viennent se placer sur les plumes extérieures. On m'a affirmé qu'il en était toujours ainsi.
· · London, Magazine of Nat. Hist., vol. VII.
· · D'après des observations publiées depuis notre voyage, et plus particulièrement d'après plusieurs lettres intéressantes du capitaine Sulivan, qui s'est occupé de faire la triangulation de ces îles, il paraît que j'exagère un peu leur mauvais climat. Cependant, quand je pense qu'elles sont presque entièrement recouvertes de tourbe et que le blé n'y mûrit presque jamais, il me semble difficile de croire que le climat, en été, soit aussi sec et aussi beau qu'on l'a prétendu dernièrement.
· · Lesson, Zoologie du voyage de la Coquille, t. I, p. 108. Tous les premiers voyageurs, et particulièrement Bougainville, déclarent qu'un renard ressemblant quelque peu au loup était le seul animal indigène de cette île. La distinction des deux espèces de lapin repose sur des différences dans la fourrure, la forme de la tête et la petitesse des oreilles. Je peux faire remarquer ici que la différence entre le lièvre irlandais et le lièvre anglais repose sur des caractères presque semblables, mais plus marqués.
· · J'ai cependant lieu de soupçonner qu'il y a aussi un mulot. Le rat européen commun et la souris se sont fort écartés des habitations des colons. Le cochon commun vit aussi à l'état sauvage sur un des îlots ; tous sont noirs. Les sangliers sont très-féroces et ont d'énormes défenses.
· · Le Culpeu est le Canis magellanicus, que le capitaine King a ramené du détroit de Magellan. Cet animal est fort commun au Chili.
· · Pernety, Voyage aux îles Malouines, p. 526.
· · « Nous n'avons pas été moins saisis d'étonnement à la vue de l'innombrable quantité de pierres de toutes grandeurs, bouleversées les unes sur les autres, et cependant rangées comme si elles avaient été amoncelées négligemment pour remplir des ravins. On ne se lassait pas d'admirer les effets prodigieux de la nature. » Pernety, p. 526.
· · Un habitant de Mendoza, par conséquent bien capable de juger, m'a assuré qu'il résidait dans ces îles depuis plusieurs années et qu'il n'y avait jamais ressenti la moindre secousse de tremblement de terre.
· J'ai été tout surpris, en comptant les œufs d'une grande Doris blanche (cette limace de mer avait 3 pouces et demi de longueur), de leur nombre extraordinaire. Une petite enveloppe sphérique contient de deux à cinq œufs, ayant chacun 3 millièmes de pouce de diamètre. Ces enveloppes sphériques, accolées deux par deux en rangées transversales, forment une espèce de ruban ; le ruban que j'ai observé adhérait par un de ses bords au rocher et formait un ovale s'élevant régulièrement ; il mesurait 20 pouces de longueur et un demi-pouce de largeur. En comptant combien il y avait de boules dans la dixième partie d'un pouce, j'en arrivai à la conclusion, fort au-dessous de la vérité d'ailleurs, qu'il y avait six cent mille œufs dans le ruban. Cependant cette Doris n'est certainement pas commune, car, bien que je fusse constamment occupé à chercher sous les pierres, je n'en ai vu que sept. Mais aucune erreur n'est plus répandue chez les naturalistes que celle-ci, à savoir : que le nombre des individus d'une espèce dépend de la puissance de propagation de cette espèce.
[page] [219 CHAPITRE X]
CHAPITRE X
La Terre de Feu ; notre arrivée. — La baie de la Réussite. — Les Fuégiens que nous avons à bord. — Entrevue avec les sauvages. — Spectacle qu'offrent les forêts. — Le cap Horn. — La baie de Wigwam. — Misérable condition des sauvage ». — Famines. — Cannibales. — Matricide. — Sentiments religieux. — Terrible tempête. — Le canal du Beagle. — Le détroit de Ponsonby. — Nous construisons des wigwams et nous établissons les Fuégiens. — Bifurcation du canal du Beagle. — Glaciers. — Retour au vaisseau. — Seconde visite du vaisseau au village que nous avons fondé. — Égalité parfaite chez les indigènes.
La Terre de Feu.
17 décembre 1832. — Après ces remarques sur la Patagonie et sur les îles Falkland, je vais décrire notre première visite à la Terre de Feu. Un peu après midi nous doublons le cap Saint-Diego et nous entrons dans le fameux détroit de Le Maire. Nous longeons de près la côte de la Terre de Feu, mais cependant la silhouette tourmentée de l'inhospitalière terre des États se montre à travers les nuages. Dans l'après-midi nous jetons l'ancre dans la baie de la Réussite. Nous recevons à notre entrée un salut digne des habitants de cette terre sauvage. Un groupe de Fuégiens, dissimulés en partie par l'épaisse forêt, s'était placé sur une pointe de rocher dominant la mer ; au moment de notre passage, ils sautent en agitant leurs guenilles et en poussant un long hurlement sonore. Les sauvages suivent le vaisseau, et, à la nuit tombante, nous apercevons le feu qu'ils ont allumé et nous entendons une fois encore leur cri sauvage. Le port consiste en une belle nappe d'eau à demi entourée de montagnes arrondies et peu élevées de schiste argileux, que recouvre jusqu'au bord de l'eau une épaisse forêt. Un seul coup d'œil jeté sur le paysage me suffit pour comprendre que je vais voir là des choses toutes différentes de celles que j'ai vues jusqu'à présent. Pendant la nuit le vent s'élève et bientôt souffle en tempête, mais les montagnes nous protègent ; en mer, nous aurions beaucoup souffert ; nous aussi, comme tant d'autres, nous pouvons donc saluer cette baie du nom de baie de la Réussite.
Le lendemain matin, le capitaine envoie une escouade à terre pour ouvrir des communications avec les indigènes. Arrivés à portée de la voix, un des quatre sauvages présents à notre débarquement s'avance pour nous recevoir et commence à crier aussi fort qu'il le peut, pour nous indiquer l'endroit où nous devons prendre terre. Dès que nous sommes débarqués, les sauvages paraissent quelque peu alarmés, mais continuent à parler et à faire des gestes avec une grande rapidité. C'est là, sans contredit, le spectacle le plus curieux et le plus intéressant auquel j'aie jamais assisté. Je ne me figurais pas combien est énorme la différence qui sépare l'homme sauvage de l'homme civilisé, différence certainement plus grande que celle qui existe entre l'animal sauvage et l'animal domestique, ce qui s'explique, d'ailleurs, par ce fait, que l'homme est susceptible de faire de plus grands progrès. Notre principal interlocuteur, un vieillard, paraissait être le chef de la famille ; avec lui se trouvaient trois magnifiques jeunes gens fort vigoureux et ayant environ 6 pieds ; on avait renvoyé les femmes et les enfants. Ces Fuégiens forment un contraste frappant avec la misérable race rabougrie qui habite plus à l'ouest et semblent proches parents des fameux Patagoniens du détroit de Magellan. Leur seul vêtement consiste en un manteau fait de la peau d'un guanaco, le poil en dehors ; ils jettent ce manteau sur leurs épaules et leur personne se trouve ainsi aussi souvent nue que couverte. Leur peau a une couleur rouge cuivrée, mais sale.
Le vieillard portait sur la tête un bandeau surmonté de plumes blanches, lequel retenait en partie ses cheveux noirs, grossiers et formant une masse impénétrable. Deux bandes transversales ornaient son visage : l'une, peinte en rouge vif, s'étendait d'une oreille à l'autre en passant par la lèvre supérieure ; l'autre, blanche comme de la craie, parallèle à la première, passait à la hauteur des yeux et couvrait les paupières. Ses compagnons portaient aussi comme ornements des bandes noircies au charbon. En somme, cette famille ressemblait absolument à ces diables que l'on fait paraître sur la scène dans le Freyschütz ou dans les pièces analogues.
Leur abjection se peignait jusque dans leur attitude et on pouvait facilement lire sur leurs traits la surprise, l'étonnement et l'inquiétude qu'ils ressentaient. Toutefois, dès que nous leur eûmes donné des morceaux d'étoffe écarlate qu'ils attachèrent immédiatement autour de leur cou, ils nous firent mille démonstrations d'amitié. Le vieillard, pour nous prouver cette amitié, nous caressait la poitrine tout en faisant entendre une espèce de gloussement semblable à celui que poussent certaines personnes pour appeler les poulets. Je fis quelques pas avec le vieillard et il répéta plusieurs fois sur ma personne ces démonstrations amicales, qu'il acheva en me donnant en même temps sur la poitrine et sur le dos trois tapes assez fortes. Puis il se découvrit la poitrine pour que je lui rende le compliment, ce que je fis, et ce qui parut le rendre fort heureux. À notre point de vue, le langage de ce peuple mérite à peine le nom de langage articulé. Le capitaine Cook l'a comparé au bruit que ferait un homme en se nettoyant la gorge, mais très-certainement aucun Européen n'a jamais fait entendre bruits aussi durs, notes aussi gutturales en se nettoyant la gorge.
Ce sont d'excellents mimes. Aussi souvent que l'un de nous toussait ou bâillait ou faisait un mouvement un peu singulier, ils le répétaient immédiatement. Un de nos hommes, pour s'amuser, se mit à loucher et à faire des grimaces ; aussitôt un des jeunes Fuégiens, dont le visage était peint tout en noir, sauf une bande blanche à la hauteur des yeux, se mit aussi à faire des grimaces, et il faut avouer qu'elles étaient bien plus hideuses que celles de notre matelot. Ils répètent très-correctement tous les mots d'une phrase qu'on leur adresse et ils se rappellent ces mots pendant quelque temps. Nous savons cependant, nous autres Européens, combien il est difficile de distinguer séparément les mots d'une langue étrangère. Qui de nous, par exemple, pourrait suivre un Indien de l'Amérique dans une phrase de plus de trois mots ? Tous les sauvages semblent posséder, à un point extraordinaire, cette faculté de la mimique. On m'a dit que les Cafres ont la même qualité si singulière ; on sait aussi que les Australiens sont célèbres pour la faculté qu'ils ont d'imiter la démarche et la manière de se tenir d'un homme, et cela de façon si parfaite qu'on le reconnaît immédiatement. Comment expliquer cette faculté ? Est-ce une conséquence des habitudes de perception plus souvent exercée par les sauvages ? est-ce un résultat de leurs sens plus développés, si on les compare aux nations depuis longtemps civilisées ?
Un de nos hommes se mit à chanter ; je crus alors que les Fuégiens allaient tomber à terre, tant ils étaient étonnés. Ils éprouvèrent le même étonnement en nous voyant danser ; mais un des jeunes gens se prêta de bonne grâce à faire un tour de valse. Quelque peu accoutumés qu'ils semblassent être à voir des Européens, ils connaissaient cependant nos armes à feu, qui semblaient leur inspirer une salutaire terreur ; pour rien au monde ils ne voudraient toucher un fusil. Ils nous demandèrent des couteaux en leur donnant le nom espagnol de cuchilla. Ils nous faisaient en même temps comprendre ce qu'ils voulaient en faisant semblant d'avoir un morceau de gras de baleine dans la bouche et en faisant alors le mouvement de le couper au lieu de le déchirer.
Je n'ai pas encore parlé des Fuégiens que nous avions à bord. Pendant le précédent voyage de l'Adventure et du Beagle, de 1826 à 1830, le capitaine Fitz-Roy prit comme otages un certain nombre d'indigènes pour les punir d'avoir volé un bateau, ce qui avait causé de graves embarras à une escouade occupée à des relevés hydrographiques. Le capitaine emmena quelques-uns de ces indigènes en Angleterre, outre un enfant qu'il acheta pour un bouton de nacre, déterminé qu'il était à leur donner quelque éducation et à leur enseigner quelques principes religieux, le tout à ses frais. Établir ces indigènes dans leur patrie, tel était un des principaux motifs qui avaient amené le capitaine Fitz-Roy à la Terre de Feu. Avant même que l'amirauté eût résolu d'armer cette expédition, le capitaine Fitz-Roy avait généreusement affrété un navire pour ramener ces Fuégiens dans leur pays. Un missionnaire, R. Matthews, accompagnait les indigènes ; mais le capitaine Fitz-Roy a publié une étude si complète sur ces gens, que je me bornerai à quelques courtes remarques. Le capitaine avait originellement emmené en Angleterre deux hommes, dont l'un mourut en Europe de la petite vérole, un jeune garçon et une petite fille ; nous avions alors à bord York Minster, Jemmy Button (nom qu'on lui avait donné pour rappeler le prix qu'il avait été payé) et Fuegia Basket. York Minster était un homme d'âge moyen, petit, gros, très-fort ; il avait le caractère réservé, taciturne, morose, très-violent quand il était en colère. Il aimait beaucoup quelques personnes à bord, son intelligence était assez développée. Tout le monde aimait Jemmy Button, bien que lui aussi fût sujet à de violents accès de colère. Il était fort gai, riait presque toujours et, rien qu'à voir ses traits, on devinait immédiatement son excellent caractère. Il éprouvait une profonde sympathie pour quiconque souffrait ; quand la mer était mauvaise, j'avais souvent le mal de mer ; il venait alors me trouver et me disait d'une voix plaintive : « Pauvre, pauvre homme ! » Mais il avait navigué si longtemps que rien n'était plus drôle, à son sens, qu'un homme ayant le mal de mer ; aussi se détournait-il ordinairement pour cacher un sourire ou même un éclat de rire, puis il répétait son « Pauvre, pauvre homme ! » Bon patriote, il avait coutume de dire tout le bien possible de sa tribu et de son pays, où il y avait, disait-il, ce qui était parfaitement vrai d'ailleurs, « une grande quantité d'arbres » ; mais il se moquait de toutes les autres tribus. Il déclarait emphatiquement que, dans son pays, il n'y avait pas de diable. Jemmy était petit, gros, gras et extrêmement coquet ; il portait toujours des gants, se faisait couper les cheveux et éprouvait un violent chagrin si l'on venait à salir ses bottes bien cirées. Il aimait beaucoup à se regarder dans un miroir, ce dont s'aperçut bien vite un petit Indien fort gai du rio Negro, qui resta avec nous à bord pendant quelques mois et qui avait l'habitude de se moquer de lui. Jemmy, fort jaloux des attentions que l'on pouvait avoir pour ce petit garçon, ne l'aimait pas du tout et avait coutume de dire en hochant gravement la tête : « Trop de gaieté ! » Quand je me rappelle toutes ses bonnes qualités, j'éprouve encore, aujourd'hui, je dois l'avouer, le plus profond étonnement à la pensée qu'il appartenait à la même race que les sauvages ignobles, infects, que nous avons vus à la Terre de Feu, et que probablement il avait le même caractère qu'eux. Fuegia Basket, enfin, était une jeune fille gentille, modeste, réservée, aux traits assez agréables, mais qui quelquefois s'assombrissaient ; elle apprenait tout fort vite, et surtout les langues. Nous eûmes la preuve de cette étonnante facilité par la quantité d'espagnol et de portugais qu'elle apprit en fort peu de temps à Rio de Janeiro et à Montevideo et par ce qu'elle était arrivée à savoir d'anglais. York Minster se montrait fort jaloux des attentions que l'on pouvait avoir pour elle et il était clair qu'il avait l'intention d'en faire sa femme dès qu'ils seraient de retour dans leur pays.
Bien que tous trois comprissent et parlassent assez bien l'anglais, il était toutefois singulièrement difficile de savoir par eux quelles étaient les habitudes de leurs compatriotes. Cela provenait, je crois, en partie de ce qu'il leur était fort difficile de comprendre la moindre alternative. Quiconque est habitué aux jeunes enfants sait combien il est difficile d'obtenir d'eux une réponse aux questions les plus simples : une chose est-elle blanche ou noire, par exemple ? L'idée du noir et l'idée du blanc semblent alternativement remplir leur esprit. Il en était de même pour ces Fuégiens ; aussi, le plus souvent, était-il impossible de savoir, en les interrogeant à nouveau, si on avait bien compris ce qu'ils vous avaient dit d'abord. Ils avaient la vue très-perçante ; on sait que les marins, grâce à leur longue habitude, distinguent un objet bien avant un homme habitué à vivre sur terre ; mais York et Jemmy étaient, sous ce rapport, supérieurs de beaucoup à tous les marins à bord. Plusieurs fois ils ont annoncé qu'ils voyaient quelque chose en nommant l'objet qu'ils apercevaient ; tout le monde doutait, et cependant le télescope prouvait qu'ils avaient raison. Ils avaient pleine conscience de cette faculté ; aussi, quand Jemmy avait quelque petite querelle avec l'officier de quart, il ne manquait pas de lui dire : « Moi voir vaisseau, moi pas dire. »
Rien de plus curieux à observer que la conduite des sauvages envers Jemmy Button lors de notre débarquement. Ils remarquèrent immédiatement la différence qui existait entre lui et nous, ce qui donna lieu à une conversation fort animée entre eux. Puis le vieillard adressa un long discours à Jemmy ; il l'engageait, paraît-il, à rester avec eux. Mais Jemmy comprit fort peu leur langage ; en outre, il semblait avoir honte de ses compatriotes. Quand York Minster vint ensuite à terre, ils le remarquèrent immédiatement aussi et lui dirent qu'il devrait se raser ; c'est à peine cependant s'il avait vingt poils microscopiques sur la figure, tandis que nous tous nous portions toute notre barbe. Ils examinèrent la couleur de sa peau et la comparèrent avec la nôtre. L'un de nous leur montra son bras nu et ils s'extasièrent sur sa blancheur en poussant exactement les mêmes exclamations de surprise, en faisant absolument les mêmes gestes qu'un orang-outang l'a fait devant moi aux Zoological Gardens. Autant que nous avons pu le savoir, ces sauvages ont pris pour nos femmes deux ou trois des officiers un peu plus petits et un peu plus blonds que les autres, bien qu'ils portassent des barbes magnifiques. Un de ces Fuégiens, fort grand, était agréablement flatté que l'on admirât sa taille. Quand on le plaçait dos à dos avec le plus grand de nos matelots, il essayait de se mettre sur un terrain plus élevé ou de se soulever sur la pointe des pieds. Il ouvrait la bouche pour nous montrer ses dents ; il se tournait pour qu'on pût le voir de profil, et il faisait tous ces gestes avec un tel air de contentement de soi-même, qu'il se croyait certainement le plus bel homme de la Terre de Feu. Notre premier sentiment de grand étonnement fit bientôt place à l'amusement que nous procuraient ces sauvages, et par l'expression de surprise qu'on voyait à chaque instant se peindre sur leurs traits, et par la mimique à laquelle ils se livraient constamment.
J'essaye, le lendemain, de pénétrer à quelque distance dans l'intérieur du pays. On peut décrire la Terre de Feu en deux mots : un pays montagneux en partie submergé, de telle sorte que de profonds détroits et de vastes baies occupent la place des vallées. Une immense forêt qui s'étend du sommet des montagnes jusqu'au bord de l'eau couvre le flanc des montagnes, sauf toutefois sur la côte occidentale. Les arbres croissent jusqu'à une hauteur de 1000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer ; puis vient une ceinture de tourbières, couverte de plantes alpestres fort petites ; puis enfin la ligne des neiges éternelles, lesquelles, selon le capitaine King, descendent dans le détroit de Magellan à une hauteur de 3000 à 4000 pieds. C'est à peine si, dans tout le pays, on peut trouver un seul hectare de plaine. Je ne me rappelle avoir vu qu'une plaine fort petite auprès du port Famine, et une autre un peu plus considérable près de la baie de Gœree. Dans ces deux endroits, comme partout ailleurs, une couche épaisse de tourbe marécageuse recouvre le sol. À l'intérieur même des forêts, le sol disparaît sous une masse de matières végétales qui se putréfient lentement et qui, constamment imbibées d'eau, cèdent sous le pied.
Il me devient bientôt impossible de continuer ma route à travers les bois ; je m'avance donc le long d'un torrent. Tout d'abord, c'est à peine si je puis faire quelques pas à cause des cataractes et des nombreux troncs d'arbres tombés qui barrent le passage ; mais le lit du torrent s'élargit bientôt, les inondations ayant emporté les bords. J'avance lentement pendant une heure en suivant les rives rugueuses et déchiquetées du torrent, mais la grandeur et la beauté du spectacle compensent bientôt toutes mes fatigues. La sombre profondeur du ravin concorde bien avec les preuves de violence que l'on remarque de toutes parts. De chaque côté, on voit des masses irrégulières de rochers et des arbres déracinés ; d'autres arbres, encore debout, sont pourris jusqu'au cœur et prêts à tomber. Cette masse confuse d'arbres bien portants et d'arbres morts me rappelle les forêts des tropiques, et cependant il y a une profonde différence : dans ces tristes solitudes que je visite actuellement la mort, au lieu de la vie, semble régner en souveraine. Je continue ma route le long du torrent jusqu'à un endroit où un grand éboulement a dégagé un espace assez considérable sur le flanc de la montagne ; à partir de là l'ascension devient moins fatigante, et j'atteins bientôt à une assez grande élévation pour pouvoir examiner à loisir les bois environnants. Les arbres appartiennent tous à la même espèce, le Fagus betuloides ; il y a, en outre, un fort petit nombre d'autres espèces de Fagus. Ce hêtre conserve ses feuilles pendant toute l'année, mais son feuillage affecte une couleur vert brunâtre légèrement teintée de jaune toute particulière. Le paysage entier revêt cette teinte ; aussi offre-t-il un aspect sombre et morne. Il est bien rare d'ailleurs que les rayons du soleil l'égayent un peu.
20 décembre. — Une colline ayant environ 1500 pieds de hauteur forme un des côtés de la baie où nous nous trouvons. Le capitaine Fitz-Roy lui donne le nom de Sir J. Banks en souvenir de la malheureuse excursion qui coûta la vie à deux hommes de son équipage et d'où le docteur Solander pensa ne pas revenir. La tempête de neige, cause de leur infortune, se déchaîna au milieu de janvier, qui correspond à notre mois de juillet, et cela dans la latitude de Durham ! Je désirais beaucoup atteindre le sommet de cette montagne pour recueillir des plantes alpestres, car dans les terres basses il y a fort peu de fleurs, de quelque nature que ce soit. Nous suivons jusqu'à sa source le torrent que j'avais déjà suivi la veille, et à partir de ce point nous sommes forcés de nous ouvrir un passage à travers les arbres. En conséquence de l'élévation à laquelle ils poussent et des vents impétueux qui règnent sur ces hauteurs, ces arbres sont épais, rabougris, tordus en tous sens. Nous arrivons enfin à ce que d'en bas nous avions pris pour un tapis de beau gazon vert ; mais nous trouvons malheureusement une masse compacte de petits bouleaux ayant 4 ou 5 pieds de hauteur. Ils sont certainement aussi épais que les bordures de buis dans nos jardins et, dans l'impossibilité de nous ouvrir un chemin à travers ces arbres, nous sommes obligés de marcher à la surface. Après bien des fatigues nous atteignons enfin la région tourbeuse et, un peu plus loin, le rocher nu.
Un étroit plateau relie cette montagne à une autre, distante de quelques milles ; cette montagne est plus élevée, car elle est en partie couverte de neige. Comme il est encore de bonne heure, nous nous décidons à nous y rendre tout en herborisant. Nous sommes sur le point de renoncer à cette excursion, tant la route est difficile, quand nous trouvons un sentier fort droit et fort bien battu, tracé par les guanacos ; ces animaux, en effet, tout comme les moutons, se suivent toujours à la file. Nous atteignons la colline, c'est la plus élevée qui se trouve dans le voisinage immédiat ; les eaux qui en proviennent s'écoulent vers la mer dans une autre direction. Nous jouissons d'un magnifique coup d'œil sur le pays environnant ; au nord s'étend un terrain marécageux, mais au sud nous apercevons une scène sauvage et magnifique bien digne de la Terre de Feu. Quelle grandeur mystérieuse dans ces montagnes qui s'élèvent les unes derrière les autres en laissant entre elles de profondes vallées, montagnes et vallées recouvertes par une sombre masse de forêts impénétrables ! Dans ce climat, où les tempêtes se succèdent presque sans interruption avec accompagnement de pluie, de grêle et de neige, l'atmosphère semble plus sombre que partout ailleurs. On peut admirablement juger de cet effet, quand, dans le détroit de Magellan, on regarde vers le sud ; vus de cet endroit, les nombreux canaux qui s'enfoncent dans les terres, entre les montagnes, revêtent des teintes si sombres, qu'ils semblent conduire hors des limites de ce monde.
21 décembre. — Le Beagle met à la voile. Le lendemain, grâce à une excellente brise de l'est, nous nous approchons des Barnevelts. Nous passons devant les immenses rochers qui forment le cap Deceit, et, vers trois heures, nous doublons le cap Horn, battu par les tempêtes. La soirée est admirablement calme, et nous pouvons jouir du magnifique spectacle qu'offrent les îles voisines. Mais le cap Horn semble exiger que nous lui payions son tribut, et, avant qu'il soit nuit close, il nous envoie une effroyable tempête qui souffle juste en face de nous. Nous devons gagner la haute mer, et, le lendemain, en nous approchant à nouveau de la terre, nous apercevons ce fameux promontoire, mais cette fois avec tous les caractères qui lui conviennent, c'est-à-dire enveloppé de brouillards et entouré d'un véritable ouragan de vent et d'eau. D'immenses nuages noirs obscurcissent le ciel, les coups de vent, la grêle nous assaillent avec une si extrême violence, que le capitaine se détermine à gagner, si faire se peut, Wigwam Cove. C'est un excellent petit port situé à peu de distance du cap Horn ; nous y jetons l'ancre par une mer fort calme la veille même de Noël. Un coup de vent, qui descend des montagnes et qui fait bondir le vaisseau sur ses ancres, nous rappelle de temps en temps la tempête qui règne au dehors de cet excellent abri.
22 décembre. — Tout auprès du port s'élève à la hauteur de 1700 pieds une colline appelée le Pic de Kater. Toutes les îles environnantes consistent en masses coniques de grès vert mélangé quelquefois à des collines moins régulières de schiste argileux qui a subi l'action du feu. On peut considérer cette partie de la Terre de Feu comme l'extrémité submergée de la chaîne de montagnes à laquelle j'ai déjà fait allusion. Ce nom de wigwam provient de quelques habitations fuégiennes qui entourent le port ; mais on eût pu appliquer, avec autant de raison, la même appellation à toutes les baies voisines. Les habitants se nourrissent principalement de coquillages, aussi doivent-ils changer constamment de résidence ; mais ils reviennent à certains intervalles habiter les mêmes endroits, ce que prouvent les amas de vieilles coquilles qui forment quelquefois des tas pesant plusieurs tonneaux. On peut distinguer ces amas à une grande distance, en conséquence de la couleur vert clair de certaines plantes qui les recouvrent invariablement. Au nombre de ces plantes on peut citer le céleri sauvage et le cochléaria, deux plantes éminemment utiles, mais dont les indigènes n'ont pas encore découvert les qualités.
Le wigwam fuégien ressemble absolument par sa forme et par sa grandeur à un tas de foin. Il consiste simplement en quelques branches cassées fichées en terre, et dont les interstices sont fort imparfaitement bouchés d'un côté avec quelques touffes d'herbes et quelques branchages. Ces wigwams représentent à peine le travail d'une heure ; les indigènes ne s'en servent d'ailleurs que pendant quelques jours. J'ai vu à la baie de Gœree un endroit où un de ces hommes nus avait passé la nuit, et qui n'offrait certainement pas plus d'abri que le gîte d'un lièvre. Cet homme vivait évidemment seul ; York Minster me dit que ce devait être un très-méchant homme et que très-probablement il avait volé quelque chose. Sur la côte occidentale, les wigwams sont toutefois un peu plus convenables, recouverts qu'ils sont presque tous par des peaux de phoque. Le mauvais temps nous retient ici pendant quelques jours. Le climat est détestable ; nous sommes au solstice d'été, et tous les jours il tombe de la neige sur les collines ; tous les jours, dans les vallées, il pleut et il grêle. Le thermomètre marque environ 45 degrés Fahrenheit (7°,2 centigrades) ; mais, pendant la nuit, il tombe à 38 ou 40 degrés (3°,3 à 4°,4 centigrades). On se figure d'ailleurs le climat encore pire qu'il ne l'est réellement, à cause de l'état humide et tempétueux de l'atmosphère, qu'un rayon de soleil vient bien rarement égayer.
Un jour que nous nous rendions à terre auprès de l'île de Wollaston, nous rencontrâmes un canot contenant six Fuégiens. Je n'avais certainement jamais vu créatures plus abjectes et plus misérables. Sur la côte orientale, les indigènes, comme je l'ai dit, portent des manteaux de guanaco et, sur la côte occidentale, ils se couvrent avec des peaux de phoque. Chez ces tribus centrales, les hommes n'ont qu'une peau de loutre ou un morceau de peau quelconque, grand à peu près comme un mouchoir de poche et à peine suffisant pour leur couvrir le dos jusqu'aux reins. Ce morceau de peau est lacé sur la poitrine avec des ficelles, et ils le font passer d'un côté à l'autre de leur corps, selon le point d'où souffle le vent. Mais les Fuégiens qui se trouvaient dans le canot dont je viens de parler étaient absolument nus, même une femme dans la force de l'âge qui se trouvait avec eux. La pluie tombait à torrents et l'eau douce, se mêlant à l'écume de la mer, ruisselait sur le corps de cette femme. Dans une autre baie, à peu de distance, une femme qui nourrissait un enfant nouveau-né vint un jour auprès du vaisseau ; la seule curiosité l'y retint fort longtemps, bien que la neige tombât sur son sein nu et sur le corps de son baby ! Ces malheureux sauvages ont la taille rabougrie, le visage hideux, couvert de peinture blanche, la peau sale et graisseuse, les cheveux mêlés, la voix discordante et les gestes violents. Quand on voit ces hommes, c'est à peine si l'on peut croire que ce soient des créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre. On se demande souvent quelles jouissances peut procurer la vie à quelques-uns des animaux inférieurs ; on pourrait se faire la même question, et avec beaucoup plus de raison, relativement à ces sauvages ! La nuit, cinq ou six de ces êtres humains, nus, à peine protégés contre le vent et la pluie de ce terrible pays, couchent sur le sol humide, serrés les uns contre les autres et repliés sur eux-mêmes comme des animaux. À la marée basse, que ce soit en hiver ou en été, la nuit ou le jour, il leur faut se lever pour aller chercher des coquillages sur les rochers ; les femmes plongent pour se procurer des œufs de mer ou restent patiemment assises des heures entières dans leur canot jusqu'à ce qu'elles aient attrapé quelques petits poissons avec des lignes sans hameçon. Si l'on vient à tuer un phoque, si l'on vient à découvrir la carcasse à demi pourrie d'une baleine, c'est le signal d'un immense festin. Ils se gorgent alors de cette ignoble nourriture et, pour compléter la fête, mangent quelques baies ou quelques champignons qui n'ont aucun goût.
Les Fuégiens souffrent souvent de la famine. M. Low, capitaine d'un navire faisant la pêche des phoques, qui connaît parfaitement les indigènes de ce pays, m'a donné de curieux détails sur cent cinquante d'entre eux habitant la côte occidentale. Ils étaient horriblement maigres et soufraient beaucoup ; une série de tempêtes avait empêché les femmes d'aller ramasser des coquillages sur les rochers ; ils n'avaient pas pu mon plus mettre leurs canots à la mer pour aller pêcher des phoques. Quelques-uns d'entre eux partirent un matin « pour faire un voyage de quatre jours de marche, dirent les autres Indiens à M. Low, afin de se procurer des vivres ». À leur retour, le capitaine alla à leur rencontre ; ils étaient extrêmement fatigués, chaque homme portait un grand morceau de chair de baleine pourrie ; pour porter ce fardeau plus facilement, ils avaient fait un trou au centre de chaque morceau et ils y avaient passé la tête, exactement comme les Gauchos portent leurs ponchos ou manteaux. Dès que l'on avait apporté cette chair pourrie dans un wigwam, un vieillard la découpait en tranches minces, qu'il faisait frire pendant un instant en marmottant quelques paroles, puis il les distribuait à la famille affamée, qui, pendant tous ces préparatifs, gardait un profond silence. M. Low croit que, toutes les fois qu'une baleine vient à s'échouer sur la côte, les indigènes on enterrent de grands morceaux dans le sable comme ressource en temps de famine ; un jeune indigène que nous avions à bord découvrit un jour une de ces réserves. Quand les différentes tribus se font la guerre, elles deviennent cannibales. S'il faut en croire le témoignage indépendant d'un jeune garçon interrogé par M. Low et celui de Jemmy Button, il est certainement vrai que, lorsqu'ils sont vivement pressés par la faim en hiver, ils mangent les vieilles femmes avant de manger leurs chiens ; quand M. Low demanda au jeune garçon pourquoi cette préférence, il répondit : « Les chiens attrapent les loutres, et les vieilles femmes ne les attrapent pas. » Ce jeune garçon raconta ensuite comment on s'y prend pour les tuer : on les tient au-dessus de la fumée jusqu'à ce qu'elles soient étouffées, et, tout en décrivant ce supplice, il imitait en riant les cris des victimes et indiquait les parties du corps que l'on considère comme les meilleures. Quelque horrible que puisse être une telle mort infligée par la main de leurs parents et de leurs amis, il est plus horrible encore de penser aux craintes qui doivent assaillir les vieilles femmes quand la faim commence à se faire sentir. On nous a raconté qu'elles se sauvent alors dans les montagnes, mais les hommes les poursuivent et les ramènent à l'abattoir, leur propre foyer !
Le capitaine Fitz-Roy n'a jamais pu arriver à savoir si les Fuégiens croient à une autre vie. Ils enterrent quelquefois leurs morts dans des cavernes et quelquefois dans les forêts sur les montagnes ; nous n'avons pu savoir quelles sont les cérémonies qui accompagnent la sépulture. Jemmy Ballon ne voulait pas manger d'oiseaux parce qu'il ne voulait pas manger hommes morts ; ils ne parlent même de leurs morts qu'avec répugnance. Nous n'avons aucune raison de croire qu'ils accomplissent aucune cérémonie religieuse ; peut-être, cependant, les paroles marmottées par le vieillard, avant de distribuer la baleine pourrie à sa famille affamée, constituent-elles une prière. Chaque famille ou tribu a son magicien dont nous n'avons jamais pu clairement définir les fonctions. Jemmy croyait aux rêves, mais, comme je l'ai déjà dit, il ne croyait pas au diable. Je ne pense pas, en somme, que les Fuegiens soient beaucoup plus superstitieux que quelques-uns de nos marins, car un vieux quartier-maître croyait fermement que les terribles tempêtes qui nous assaillirent près du cap Horn provenaient de ce que nous avions des Fuégiens à bord. Ce que j'entendis à la Terre de Feu qui se rapprochât le plus d'un sentiment religieux, fut une parole que prononça York Minster au moment où M. Bynoe avait tué quelques petits canards qu'il voulait conserver comme spécimens. York Minster s'écria alors d'un ton solennel : « Oh ! M. Bynoe, beaucoup de pluie, beaucoup de neige, beaucoup de vent. » Il faisait évidemment allusion à une punition quelconque parce qu'on avait gaspillé des aliments qui pouvaient servir à la nourriture humaine. Il nous raconta à cette occasion, et ses paroles étaient saccadées et sauvages et ses gestes violents, qu'un jour son frère retournait à la côte chercher des oiseaux morts qu'il y avait laissés, lorsqu'il vit des plumes voler au vent. Son frère dit (et York imita la voix de son frère) : « Qu'est cela ? » Alors son frère s'avança en rampant, il regarda par-dessus la falaise et vit un sauvage qui ramassait les oiseaux ; il s'avança alors un peu plus près, jeta une grosse pierre à l'homme et le tua. York ajoutait que, pendant longtemps ensuite, il y eut de terribles tempêtes accompagnées de pluie et de neige. Autant que nous avons pu le comprendre, il semblait considérer les éléments eux-mêmes comme des agents vengeurs ; s'il en est ainsi, il est évident que chez une race un peu plus avancée en civilisation, on aurait bientôt déifié les éléments. Que signifient hommes sauvages et méchants ? Ce point m'a toujours paru très-mystérieux ; d'après ce que m'avait dit York, quand nous avions trouvé l'endroit semblable au gîte d'un lièvre où un homme seul avait passé la nuit, j'avais cru que ces hommes étaient des voleurs forcés de quitter leur tribu ; mais d'autres paroles obscures me firent douter de cette explication. J'en suis presque arrivé à la conclusion que ce qu'ils appellent hommes sauvages ce sont les fous.
Les différentes tribus n'ont ni gouvernement ni chef. Chacune d'elles cependant est entourée par d'autres tribus hostiles, parlant des dialectes différents. Elles sont séparées les unes des autres par un territoire neutre qui reste absolument désert ; la principale cause de leurs guerres perpétuelles paraît être la difficulté qu'ils éprouvent à se procurer des aliments. Le pays entier n'est qu'une énorme masse de rochers sauvages, de collines élevées, de forêts inutiles, le tout enveloppé de brouillards perpétuels et tourmenté de tempêtes incessantes. La terre habitable se compose uniquement des pierres du rivage. Pour trouver leur nourriture, ils sont forcés d'errer toujours de place en place, et la côte est si escarpée, qu'ils ne peuvent changer leur domicile qu'au moyen de leurs misérables canots. Ils ne peuvent pas connaître les douceurs du foyer domestique et encore moins celles de l'affection conjugale, car l'homme n'est que le maître brutal de sa femme ou plutôt de son esclave. Quel acte plus horrible a jamais été accompli que celui dont Byron a été témoin sur la côte occidentale ? il vit une malheureuse mère ramasser le cadavre sanglant de son enfant que son mari avait broyé sur les rochers, parce que l'enfant avait renversé un panier plein d'œufs de mer ! Qu'y a-t-il, d'ailleurs, dans leur existence qui puisse mettre en jeu de hautes facultés intellectuelles ? Qu'ont-ils besoin d'imagination, de raison ou de jugement ? Ils n'ont, en effet, rien à imaginer, à comparer, à décider. Pour détacher un lépas du rocher il n'est même pas besoin d'employer la ruse, cette faculté la plus infime de l'esprit. On peut, en quelque sorte, comparer leurs quelques facultés à l'instinct des animaux, ces facultés en effet ne profitant pas de l'expérience. Le canot, leur production la plus ingénieuse, toute primitive qu'elle est, n'a fait aucun progrès pendant les derniers deux cent cinquante ans ; nous n'avons qu'à ouvrir les relations du voyage de Drake pour nous en convaincre.
Quand on voit ces sauvages, la première question qu'on se fait est celle-ci : D'où viennent-ils ? Qui peut avoir décidé, qui a pu forcer une tribu d'hommes à quitter les belles régions du Nord, à suivre la Cordillère, cette épine dorsale de l'Amérique, à inventer et à construire des canots que n'emploient ni les tribus du Chili ni celles du Pérou, ni celles du Brésil, et, enfin, à aller habiter un des pays les plus inhospitaliers qui soient au monde ? Bien que ces réflexions se présentent tout d'abord à l'esprit, on peut être sûr que la plupart d'entre elles ne sont pas fondées. On n'a aucune raison de croire que le nombre des Fuégiens diminue ; nous devons donc supposer qu'ils jouissent d'une certaine dose de bonheur ; or, quel que soit ce bonheur, il est suffisant pour qu'ils tiennent à la vie. La nature, en rendant l'habitude omnipotente, en rendant ses effets héréditaires, a approprié le Fuégien au climat et aux productions de son misérable pays.
Après avoir passé six jours dans la baie de Wigwam, retenus par le mauvais temps, nous reprenons la mer le 30 décembre. Le capitaine désirait aller aborder sur la côte ouest de la Terre de Feu pour débarquer York et Fuégia dans leur propre pays. Dès que nous nous trouvons en pleine mer, nous sommes assaillis par une succession de tempêtes ; en outre, le courant est contre nous, et il nous entraîne jusque par 57°23′ de latitude sud. Le 11 janvier 1833, nous forçons de voiles et nous arrivons à quelques milles de la grande montagne déchiquetée à laquelle le capitaine Cook a donné le nom d'York Minster (origine du nom de notre Fuégien) ; mais une tempête violente nous force à replier nos voiles et à reprendre la haute mer. Les vagues se brisent avec furie sur la côte et l'écume passe par-dessus une falaise ayant plus de 200 pieds de hauteur. Le 12, la tempête redouble de fureur et nous ne savons pas exactement où nous nous trouvons. Il était fort peu agréable d'entendre constamment répéter le cri de commandement : « Attention sous le vent. » Le 13, la tempête atteint son maximum d'intensité ; notre horizon se trouve considérablement rétréci par les nuages d'écume que soulève le vent. La mer a un aspect terrible ; elle ressemble à une immense plaine mouvante, couverte çà et là de neige. Tandis que notre vaisseau fatigue horriblement, les Albatros, les ailes étendues, semblent se jouer du vent. À midi, une immense vague vient se briser sur nous et remplit une des baleinières, qu'on est obligé de jeter immédiatement à la mer. Le pauvre Beagle frissonne sous le choc et pendant quelques instants refuse d'obéir au gouvernail ; mais bientôt, en brave vaisseau qu'il est, il se relève et présente sa proue au vent. Si une seconde vague avait suivi la première, c'en était fait de nous en un instant. Depuis vingt quatre jours nous luttons pour gagner la côte occidentale ; les hommes sont épuisés de fatigue, et, depuis longtemps, n'ont plus un vêtement sec. Le capitaine Fitz-Roy abandonne donc le projet d'aller aborder à l'ouest en contournant la Terre de Feu. Le soir nous allons nous abriter derrière le faux cap Horn et nous jetons l'ancre dans un fond de quarante-sept brasses ; la chaîne, en se déroulant sur le cabestan, laisse échapper de véritables éclairs. Combien est délicieuse une nuit tranquille quand on a été si longtemps le jouet des éléments en fureur !
15 janvier 1833. — Le Beagle jette l'ancre dans la baie de Gœree. Le capitaine Fitz-Roy, résolu à débarquer les Fuégiens dans le détroit de Ponsonby, ce qu'ils désirent, fait équiper quatre embarcations pour les y conduire par le canal du Beagle. Ce canal, découvert par le capitaine Fitz-Roy pendant son précédent voyage, constitue un caractère remarquable de la géographie de ce pays, on pourrait même dire de tous les pays. On peut le comparer à la vallée de Lochness, en Écosse, avec sa chaîne de lacs et de baies. Le canal du Beagle a environ 120 milles de long avec une largeur moyenne, largeur qui varie fort peu, de 2 milles environ. Il est presque partout si parfaitement droit, que la vue, bornée de chaque côté par une ligne de montagnes, se perd dans la distance. Ce canal traverse la partie méridionale de la Terre de Feu, dans la direction de l'est à l'ouest ; vers le milieu un canal irrégulier, nommé le détroit de Ponsonby, vient le rejoindre en formant un angle droit avec lui. C'est là que demeurent la tribu et la famille de Jemmy Button.
19 Janvier. — Trois baleinières et la yole, montées par vingt-huit hommes, partent sous le commandement du capitaine Fitz-Roy. Dans l'après-midi, nous pénétrons dans l'embouchure orientale du canal, et, peu après, nous trouvons une charmante petite baie cachée par quelques îlots qui l'environnent. C'est là que nous dressons nos tentes et que nous allumons nos feux. Rien de plus délicieux que cette scène. L'eau de la petite baie, polie comme un miroir, les branches d'arbre pendant par-dessus les bords des rochers, les bateaux à l'ancre, les tentes soutenues sur les rames, la fumée s'élevant en flocons au-dessus de la forêt qui remplit la vallée, tout est empreint du calme le plus parfait. Le lendemain 20, notre flottille glisse tranquillement sur l'eau du canal et nous entrons dans un district plus habité. Un fort petit nombre de ces indigènes, aucun d'eux peut-être, n'avait encore vu un homme blanc ; dans tous les cas, il est impossible de peindre l'étonnement qu'ils ressentirent à la vue de nos bateaux. De toutes parts brûlaient des feux (d'où le nom de Terre de Feu) et pour attirer notre attention et pour répandre au loin la nouvelle d'un événement extraordinaire. Quelques indigènes nous suivirent pendant plusieurs milles en courant le long de la côte. Je n'oublierai jamais quelle impression me causa l'aspect d'un de ces groupes de sauvages : quatre ou cinq hommes apparurent tout à coup au sommet d'un rocher qui surplombait l'eau ; absolument nus, leurs longs cheveux épars, ils tenaient de grossiers bâtons à la main ; ils sautaient sur le sol, ils jetaient les bras en l'air en faisant les contorsions les plus grotesques et en poussant les hurlements les plus épouvantables.
Vers l'heure du dîner, nous débarquons au milieu d'une troupe de Fuégiens. Tout d'abord ils montrent des dispositions hostiles, car ils gardent leur fronde à la main jusqu'à ce que le capitaine Fitz-Roy fasse avancer son bateau, en laissant les autres en arrière. Mais bientôt nous devenons bons amis ; nous leur faisons quelques présents, et rien ne leur plaît tant qu'un ruban rouge que nous leur attachons autour de la tête. Ils aiment notre biscuit ; mais l'un des sauvages touche du bout du doigt de la viande conservée que j'étais en train de manger et, sentant que cette substance est molle et froide, il montre autant de dégoût que j'aurais pu en ressentir pour un morceau de baleine pourrie. Jemmy se montre tout honteux de ses compatriotes et déclare que sa tribu à lui est toute différente ; il se trompait terriblement, le pauvre garçon. Il est aussi aisé de plaire à ces sauvages qu'il est difficile de les satisfaire. Jeunes et vieux, hommes et enfants, ne cessent de répéter le mot yammerschooner, qui signifie « donnez-moi ». Après avoir indiqué l'un après l'autre presque tous les objets, même les boutons de nos habits, en répétant leur mot favori sur tous les tons possibles, ils finissent par l'employer en lui donnant un sens neutre et s'en vont répétant : Yammerschooner ! Après avoir yammerschoonéré avec passion, mais en vain, pour tout ce qu'ils aperçoivent, ils ont recours à un simple artifice et ils indiquent leurs femmes et leurs enfants, comme s'ils voulaient dire : « Si vous ne voulez pas me donner à moi ce que je vous demande, vous ne le refuserez certes pas à ceux-là. »
Nous essayons en vain, le soir venu, de trouver une anse inhabitée, et nous nous voyons enfin obligés de bivouaquer à peu de distance d'une troupe d'indigènes. Très-inoffensifs pendant qu'ils sont en petit nombre, ils sont, le lendemain matin, 21, rejoints par de nouveaux venus, et nous remarquons des symptômes d'hostilité qui nous font craindre d'avoir à entamer la lutte. Un Européen a de grands désavantages quand il se trouve en présence de sauvages qui n'ont pas la moindre idée de la puissance des armes à feu. Le mouvement même qu'il est obligé de faire pour épauler son fusil le rend, aux yeux du sauvage, de beaucoup inférieur à un homme armé d'un arc et de flèches, d'une lance ou même d'une fronde. Il est presque impossible, d'ailleurs, de leur prouver notre supériorité, si ce n'est en frappant un coup mortel. Tout comme les bêtes sauvages, ils ne paraissent pas s'inquiéter du nombre ; car tout individu, s'il est attaqué, essaye, au lieu de se retirer, de vous casser la tête avec une pierre, aussi certainement qu'un tigre essayerait de vous mettre en pièces dans des circonstances analogues. Une fois, le capitaine Fitz-Roy, pressé de trop près, voulut effrayer une troupe de ces sauvages ; il commença par tirer son sabre pour les en menacer ; ils ne firent qu'en rire. Il déchargea alors, par deux fois, son pistolet à peu de distance de la tête d'un indigène. Cet homme parut fort étonné et se frotta la tête avec soin ; puis il se mit à parler avec ses compagnons avec la plus grande vivacité, mais il ne pensa pas à s'enfuir. Il est fort difficile de nous mettre à la place de ces sauvages et de comprendre le mobile de leurs actions. Dans le cas que je viens de relater, ce Fuégien n'avait certainement pas pu s'imaginer ce que pouvait être le bruit d'une arme à feu déchargée si près de ses oreilles. Pendant une seconde peut-être, ne se rendant pas bien compte de ce qui venait de se passer, ne sachant si c'était un bruit ou un coup, il se frotta tout naturellement la tête. De même aussi quand un sauvage voit un objet frappé par une balle, il doit se passer quelque temps avant qu'il puisse comprendre quelle est la cause de cet effet ; le fait d'un corps devenant invisible en vertu de sa vélocité doit, en outre, être pour lui une idée absolument incompréhensible. La force excessive d'une balle qui la fait pénétrer dans un corps dur sans le déchirer, peut d'ailleurs porter le sauvage à croire que cette balle n'a pas la moindre force. Je crois très-certainement que bien des sauvages, tels que ceux qui habitent la Terre de Feu, ont vu beaucoup d'objets frappés par une balle, bien des animaux tués même, sans se rendre compte de la puissance terrible du fusil.
22 janvier. — Après avoir passé une nuit tranquille dans ce qui paraît former un territoire neutre entre la tribu de Jemmy et le peuple que nous avons vu hier, nous continuons notre agréable voyage. Rien ne prouve plus clairement le degré d'hostilité qui règne entre les différentes tribus, que ces larges territoires neutres. Bien que Jemmy connût, à ne s'y pas tromper, la force de notre troupe, il lui répugnait beaucoup d'abord de débarquer au milieu de la tribu hostile si rapprochée de la sienne. Il nous racontait souvent comment les sauvages Oens traversent les montagnes « quand la feuille est rouge » pour venir de la côte orientale de la Terre de Feu attaquer les indigènes de cette partie du pays. Il était fort curieux de l'observer quand il parlait ainsi, car alors ses yeux brillaient et son visage prenait une sauvage expression. À mesure que nous nous enfonçons dans le canal du Beagle, le paysage prend un aspect magnifique et tout particulier ; mais une grande partie de l'effet d'ensemble nous échappe, parce que nous sommes placés trop bas pour voir la succession des chaînes de montagnes et que notre vue ne s'étend que sur la vallée. Les montagnes atteignent ici environ 3000 pieds de hauteur, et se terminent par des sommets aigus ou déchiquetés. Elles s'élèvent en pente ininterrompue depuis le bord de l'eau, et une sombre forêt les recouvre entièrement jusqu'à 1400 ou 1500 pieds de hauteur. Aussi loin que notre vue peut s'étendre, nous voyons la ligne parfaitement horizontale à laquelle les arbres cessent de croître, ce qui constitue un spectacle fort curieux. Cette ligne ressemble absolument à celle que laisse la marée haute, quand elle dépose des plantes mannes sur la côte.
Nous passons la nuit auprès de la jonction du détroit de Ponsonby avec le canal du Beagle. Une petite famille de Fuégiens, tranquilles et inoffensifs, habitent la petite anse où nous avons débarqué ; ils viennent bientôt nous rejoindre autour de notre feu. Nous étions tous bien vêtus, et, bien que nous fussions tout près du feu, nous étions loin d'avoir trop chaud ; cependant ces sauvages tout nus, beaucoup plus éloignés que nous du brasier, suaient à grosses gouttes, à notre grande surprise, je l'avoue. Quoi qu'il en soit, ils semblaient fort contents de se trouver près de nous, et ils reprirent en chœur le refrain d'une chanson de matelots ; mais ils étaient toujours un peu en retard, ce qui produisait un effet très-singulier.
La nouvelle de notre arrivée s'était répandue pendant la nuit ; aussi, le lendemain, 23, de bonne heure, arriva toute une troupe de Tekenika, tribu à laquelle appartenait Jemmy. Plusieurs avaient couru si vite qu'ils saignaient du nez, et ils parlaient avec tant de rapidité qu'ils finissaient par avoir la bouche pleine d'écume ; leur corps nu, tout peinturluré de noir, de blanc et de rouge, les faisait ressembler à autant de démons après une lutte violente. Nous partîmes alors, accompagnés par douze canots contenant chacun quatre ou cinq indigènes, pour continuer notre navigation sur le détroit de Ponsonby, jusqu'à l'endroit où le pauvre Jemmy espérait trouver sa mère et ses parents. Il avait déjà appris la mort de son père ; mais, comme il avait eu « un songe dans sa tête » à cet effet, cette nouvelle ne parut pas lui faire une grande impression, et il se consolait en faisant à haute voix cette réflexion bien naturelle : « Moi pouvoir rien à cela. » Il ne put apprendre aucun détail relativement à cette mort, car ses parents évitaient d'en parler.
Jemmy se trouvait alors dans un district qu'il connaissait bien : aussi guida-t-il les bateaux jusqu'à une charmante petite anse fort tranquille, environnée d'îlots que les indigènes désignent tous par des noms différents. Nous y trouvâmes une famille appartenant à la tribu de Jemmy, mais non pas ses parents ; nous eûmes bientôt lié avec eux des relations d'amitié et, le soir, on envoya un canot avertir les frères et la mère de Jemmy de son arrivée. Quelques acres de bonne terre en pente, qui n'était pas recouverte, comme partout ailleurs, par de la tourbe ou par la forêt, entouraient cette anse. Le capitaine Fitz-Roy avait d'abord l'intention, comme je l'ai dit, de reconduire York Minster et Fuégia jusque dans leur tribu sur la côte occidentale ; mais ils exprimèrent le désir de rester ici, et l'endroit étant singulièrement favorable, le capitaine se décida à y établir tous nos Fuégiens, y compris Matthews le missionnaire. On passa cinq jours à leur construire trois grands wigwams, à débarquer leur bagage, à labourer deux jardins et à les ensemencer.
Le lendemain de notre arrivée, le 24, les Fuégiens se présentent en foule ; la mère et les frères de Jemmy arrivent aussi. Jemmy reconnaît à une distance prodigieuse la voix de stentor de l'un de ses frères. Leur première entrevue est moins intéressante que celle d'un cheval avec un de ses vieux compagnons qu'il retrouve dans un pré. Aucune démonstration d'affection ; ils se contentent de se regarder bien en face pendant quelque temps, et la mère retourne immédiatement voir s'il ne manque rien à son canot. York nous apprend, cependant, que la mère de Jemmy s'était montrée inconsolable de la perte de son fils et l'avait cherché partout, pensant qu'on l'avait peut-être débarqué après l'avoir emmené dans le bateau. Les femmes s'occupèrent beaucoup de Fuégia et eurent toutes sortes de bontés pour elle. Nous nous étions déjà aperçus que Jemmy avait presque oublié sa langue maternelle, et je crois qu'il devait être fort embarrassé en toutes circonstances, car il savait fort peu d'anglais. Il était risible, mais on ne riait pas sans un certain sentiment de pitié, de l'entendre adresser la parole en anglais à son frère sauvage, puis lui demander en espagnol (« no sabe ? ») s'il ne le comprenait pas.
Tout se passa tranquillement pendant les trois jours suivants, alors que l'on bêchait le jardin et que l'on construisait les wigwams. Il y avait environ cent vingt indigènes réunis en cet endroit. Les femmes travaillaient avec ardeur, tandis que les hommes flânaient toute la journée sans cesser un seul instant de nous surveiller. Ils demandaient tout ce qu'ils voyaient, et volaient tout ce qu'ils pouvaient. Nos danses et nos chants les amusaient beaucoup ; mais, ce qui les intéressait tout particulièrement, c'était de nous voir nous laver dans le ruisseau voisin. Le reste les intéressait peu, pas même nos bateaux. De tout ce qu'avait vu York pendant son absence, rien ne semble l'avoir plus étonné qu'une autruche près de Maldonado ; haletant, tant son étonnement était grand, il revint tout courant auprès de M. Bynoe avec lequel il se promenait : « Oh ! monsieur Bynoe, oh ! oiseau ressemble cheval ! » Notre peau blanche surprenait sans doute beaucoup les indigènes, et, cependant, s'il faut en croire les récits de M. Low, le cuisinier nègre d'un bâtiment pêcheur leur causa une surprise bien plus grande encore ; ils se démenaient tant autour de ce pauvre garçon qu'on ne put le décider à se rendre de nouveau à terre. Tout allait si bien que je n'hésitai pas, en compagnie de quelques officiers, à faire de longues promenades sur les collines et dans les bois environnants. Le 27, cependant, toutes les femmes et tous les enfants disparurent subitement. Cette disparition nous rendit d'autant plus inquiets que ni York ni Jemmy ne purent nous en apprendre la cause. Les uns pensaient que, la veille au soir, nous avions effrayé les sauvages en nettoyant et en déchargeant nos fusils ; les autres étaient d'avis que tout venait d'un vieux sauvage qui s'était sans doute cru insulté parce qu'une sentinelle lui avait défendu de passer ; il est vrai que le sauvage avait tranquillement craché à la figure de la sentinelle, puis avait démontré, par les gestes qu'il fit sur un de ses camarades endormi, qu'il aimerait à lui couper la tête et à le manger. Pour éviter le risque d'une bataille qui n'aurait pas manqué d'être fatale à tant de sauvages, le capitaine Fitz-Roy pensa qu'il valait mieux aller passer la nuit dans une anse voisine. Matthews, avec son tranquille courage, si ordinaire chez lui, ce qui était d'autant plus remarquable qu'il ne semblait pas avoir un caractère bien énergique, résolut de rester avec nos Fuégiens, qui disaient n'avoir rien à craindre pour eux-mêmes. Nous les laissâmes donc dans l'isolement pour passer là leur première nuit.
Le lendemain matin, 28, à notre retour, nous apprenons heureusement que la tranquillité la plus parfaite n'a pas cessé de régner ; à notre arrivée, les sauvages, montés dans leurs canots, s'occupaient à pêcher. Le capitaine Fitz-Roy se décide à renvoyer au vaisseau la yole et une des baleinières, et à aller, avec les deux autres bateaux, explorer les parties occidentales du canal du Beagle ; il se propose de visiter à son retour l'établissement qu'il vient de fonder. Il prend sous son commandement direct un des bateaux, dans lequel il veut bien me permettre de l'accompagner, et il confie le commandement de l'autre à M. Hammond. Nous partons et, à notre grande surprise, il fait excessivement chaud, si chaud que nous en souffrons ; avec ce temps admirable, la vue que nous offre le canal est véritablement magnifique. Devant et derrière nous, nous voyons cette belle nappe d'eau encaissée par les montagnes se confondre avec l'horizon. La présence de plusieurs immenses baleines projetant de l'eau dans différentes directions prouvait, à n'en pouvoir douter, que nous nous trouvions dans un bras de mer. J'eus l'occasion de voir deux de ces monstres, probablement un mâle et une femelle, se jouant à une portée de pierre de la côte recouverte d'arbres dont les branches venaient baigner dans l'eau.
Nous continuons notre navigation jusqu'à la nuit, puis nous plantons nos tentes dans une crique fort tranquille. Nous étions fort heureux quand nous pouvions trouver un lit de cailloux pour y étendre nos couvertures. Les cailloux sont secs et prennent la forme du corps, les terrains tourbeux sont humides, le rocher est rugueux et dur, le sable se mêle à tous les aliments ; mais, quand on peut se bien envelopper de couvertures et trouver un bon lit de cailloux, on passe une nuit très-agréable.
J'étais de garde jusqu'à une heure. Il y a dans ces scènes quelque chose de bien solennel. En aucun autre instant on ne comprend si bien dans quel coin éloigné du monde on se trouve. Tout tend à produire cet effet ; seul le ronflement des matelots sous les tentes, ou quelquefois le cri d'un oiseau de nuit, interrompt le silence de la nuit. Quelquefois aussi l'aboiement d'un chien qu'on entend à une grande distance, rappelle qu'on se trouve dans un pays habité par des sauvages.
29 janvier. — Nous arrivons dans la matinée au point où le canal du Beagle se divise en deux bras, et nous pénétrons dans le bras septentrional. Le paysage devient encore plus imposant qu'il ne l'était auparavant. Les hautes montagnes qui le bordent au nord constituent l'axe granitique ou l'épine dorsale du pays ; elles s'élèvent à une hauteur de 3000 à 4000 pieds, et un pic atteint la hauteur de 6000 pieds. Un manteau de neiges éternelles, éblouissantes de blancheur, recouvre le sommet de ces montagnes, et de nombreuses cascades, scintillant au travers des bois, viennent se déverser dans le canal. Dans bien des endroits, de magnifiques glaciers s'étendent sur le flanc de la montagne jusqu'au bord même de l'eau. Il est impossible d'imaginer rien de plus beau que l'admirable couleur bleue de ces glaciers, surtout à cause du contraste frappant qui existe entre eux et le blanc mat de la neige qui les domine. Les fragments qui se détachent constamment de ces glaciers flottaient de toutes parts, et le canal avec ses montagnes de glace ressemblait, sur l'espace d'un mille, à une mer polaire en miniature. Nous avions échoué les bateaux sur la côte pour dîner tranquillement ; nous ne nous lassions pas d'admirer une falaise perpendiculaire de glace située à environ un demi-mille devant nous, tout en désirant en voir tomber quelques fragments. Tout à coup une masse se détacha avec un bruit terrible, et nous vîmes immédiatement une vague énorme se diriger vers nous. Les matelots s'élancèrent vers les embarcations, car il était évident qu'elles couraient grand risque d'être mises en pièces. Un de nos hommes put saisir l'avant des bateaux au moment où la vague venait se briser sur eux ; il fut renversé et roulé par la vague, mais ne fut pas blessé ; les bateaux talonnèrent trois fois sans éprouver aucune avarie. Ce fut très-heureux pour nous, car nous nous trouvions à 100 milles (161 kilomètres) du Beagle, et nous serions restés sans provisions ni armes à feu. J'avais observé précédemment que quelques gros fragments de rochers avaient été récemment déplacés, mais je n'ai pu m'expliquer ce déplacement qu'après avoir vu cette vague. Un des côtés de la crique où nous nous trouvions était formé par un éperon de micaschiste ; le fond, par une falaise de glace ayant environ 40 pieds de haut ; et l'autre côté, par un promontoire de 50 pieds de haut, promontoire composé d'immenses fragments roulés de granit et de micaschiste, sur lequel croissaient de vieux arbres. Ce promontoire était évidemment une moraine entassée à une époque où le glacier avait des dimensions plus considérables.
Arrivés à l'embouchure occidentale du bras septentrional du canal du Beagle, nous naviguons par un temps horrible au milieu de plusieurs îles inconnues et toutes désertes ; nous ne rencontrons, en effet, aucun indigène. La côte est presque partout si escarpée qu'il nous faut faire bien des milles avant de trouver un espace assez grand pour planter nos deux tentes ; il nous faut même une fois passer la nuit sur un bloc de rocher entouré de plantes marines en putréfaction, et à la marée haute nous sommes obligés de transporter nos couvertures sur un endroit plus élevé, car l'eau nous gagne. Le point extrême de notre voyage vers l'ouest est l'île Stewart, et nous nous trouvons alors à environ 150 milles (240 kilomètres) du Beagle. Pour revenir, nous suivons le bras méridional du canal et nous arrivons sans accident au détroit de Ponsonby.
6 février. — Nous arrivons à Woollya. Matthews se plaint si vivement de la conduite des Fuégiens que le capitaine Fitz-Roy se décide à le ramener à bord du Beagle ; plus tard nous l'avons laissé à la Nouvelle-Zélande, où son frère était missionnaire. Dès le moment de notre départ, les indigènes avaient commencé à le dépouiller de tout ce qu'il possédait ; de nouvelles troupes de Fuégiens arrivaient constamment. York et Jemmy avaient perdu bien des choses et Matthews presque tout ce qu'il n'avait pas eu la précaution d'enterrer. Les indigènes semblaient avoir cassé ou déchiré tout ce qu'ils avaient pris et s'en être partagé les morceaux. Matthews était harassé de fatigue ; nuit et jour les indigènes l'entouraient et faisaient, pour l'empêcher de dormir, un bruit incessant autour de sa tête. Un jour, il ordonna à un vieillard de quitter son wigwam ; mais celui-ci revint immédiatement une grosse pierre à la main. Un autre jour, une troupe entière vint armée de pierres et de bâtons et Matthews fut obligé de les apaiser à force de présents. D'autres, enfin, voulurent le dépouiller de ses vêtements et l'épiler complètement. Nous arrivions, je crois, juste à temps pour lui sauver la vie. Les parents de Jemmy avaient été assez vains et assez fous pour montrer à des étrangers tout ce qu'ils avaient acquis et pour leur dire comment ils se l'étaient procuré. Il était bien triste d'avoir à laisser nos trois Fuégiens au milieu de leurs sauvages compatriotes, mais ils ne ressentaient aucune crainte, et cette pensée était pour nous une grande consolation. York, homme fort et résolu, était à peu près sûr de sortir sain et sauf, ainsi que sa femme Fuégia, des pièges qu'on pouvait lui tendre. Le pauvre Jemmy semblait désolé et eût été, je crois, fort heureux alors de revenir avec nous. Son frère lui avait volé bien des choses, et pour employer ses propres paroles : « Comment appelez-vous cela ? » il se moquait de ses compatriotes : « Ils ne savent rien, » disait-il, et, contrairement à toutes ses habitudes d'autrefois, il les traitait d'abominables coquins. Bien qu'ils n'aient passé que trois ans avec des hommes civilisés, nos trois Fuégiens auraient été heureux, je n'en doute pas, de conserver leurs nouvelles habitudes, mais c'était là chose absolument impossible. Je crains même beaucoup que leur visite en Europe ne leur ait pas été fort utile.
Dans la soirée, nous mettons à la voile pour regagner le Beagle, non pas cette fois par le canal, mais en contournant la côte méridionale. Nos bateaux étaient très-chargés, la mer fort houleuse ; aussi le passage ne manqua pas que de présenter quelques dangers. Le 7, dans la soirée, nous remontions à bord de notre vaisseau après une absence de vingt jours, et, pendant ce temps, nous avions fait 300 milles (180 kilomètres) en bateaux découverts. Le 11, le capitaine Fitz-Roy alla rendre visite à nos Fuégiens ; il les trouva bien portants ; ils n'avaient perdu que quelques articles depuis notre dernière visite.
À la fin du mois de février de l'année suivante (1834), le Beagle jeta l'ancre dans une charmante petite baie, à l'entrée orientale du canal du Beagle. Le capitaine Fitz-Roy se décida à essayer d'éviter un grand détour en faisant passer son bâtiment par la même route qu'avaient suivie les bateaux l'année précédente pour se rendre à Woollya. C'était une manœuvre hardie avec les vents d'ouest qui soufflaient alors, mais elle fut couronnée de succès. Nous ne vîmes pas beaucoup d'indigènes jusque dans les environs du détroit de Ponsonby, mais là dix ou douze canots nous suivirent. Les Fuégiens ne comprenaient pas du tout la raison des bordées que nous courions, et au lieu de nous rencontrer à chaque bordée, ils essayaient en vain de suivre nos zigzags. Je n'observai pas sans intérêt que la certitude de n'avoir absolument rien à craindre des sauvages modifie singulièrement les rapports que l'on a avec eux. L'année précédente, alors que nous n'avions que nos légères embarcations, j'en étais arrivé à haïr jusqu'au son de leur voix, tant ils nous causaient d'ennui. Le seul mot que nous entendissions alors était yammerschooner. Nous entrions dans quelque baie retirée, où nous espérions passer une nuit tranquille, lorsque tout à coup ce mot odieux résonnait à nos oreilles, venant de quelque coin obscur que nous n'avions pas aperçu ; puis un signal de feu s'élevait pour répandre au loin la nouvelle de notre passage. En quittant chaque endroit, nous nous félicitions mutuellement et nous nous disions : « Grâce au ciel, nous avons enfin laissé ces sauvages en arrière ! » Un cri perçant, venant d'une distance prodigieuse, arrivait tout à coup jusqu'à nous, cri dans lequel nous pouvions clairement distinguer l'odieux yammerschooner. Aujourd'hui, au contraire, plus il y avait de Fuégiens et plus on s'amusait. Hommes civilisés et sauvages, tout le monde riait, se regardait, s'étonnait. Nous les prenions en pitié parce qu'ils nous donnaient de bons poissons, d'excellents crabes en échange de chiffons, etc. ; eux saisissaient l'occasion si rare que leur procuraient des gens assez fous pour échanger des ornements aussi splendides pour un bon souper. Le sourire de satisfaction avec lequel une jeune femme à la figure peinte en noir attachait avec des joncs plusieurs morceaux d'étoffe écarlate autour de sa tête ne laissait pas que de nous amuser beaucoup. Son mari, qui jouissait du privilège universel dans ce pays d'avoir deux femmes, devint certainement jaloux de nos attentions pour la plus jeune ; aussi, après une courte consultation avec ses beautés nues, leur ordonna-t-il de faire force de rames pour s'éloigner.
La plupart des Fuégiens ont très-certainement des notions d'échange. Je donnai à un homme un gros clou, présent très-considérable dans ce pays, sans lui rien demander en échange ; mais il choisit immédiatement deux poissons qu'il me tendit au bout de sa lance. Si un présent destiné à un canot tombait auprès d'un autre, on le remettait immédiatement à son légitime possesseur. Le jeune Fuégien que M. Low avait à bord se mettait dans la plus violente colère quand on l'appelait menteur, ce qui prouve qu'il comprenait parfaitement la portée du reproche qu'on lui faisait. Cette fois, comme dans toutes les autres occasions, nous avons éprouvé une grande surprise de ce que les sauvages ne faisaient que peu d'attention, ou n'en faisaient même pas du tout, à bien des choses dont ils devaient comprendre l'utilité. Les circonstances toutes simples, telles que la beauté du drap écarlate ou celle des verroteries bleues, l'absence de femmes parmi nous, le soin que nous mettions à nous laver, excitaient leur admiration beaucoup plus qu'un objet grandiose ou compliqué, notre vaisseau, par exemple. Bougainville a parfaitement remarqué, à propos de ces peuples, qu'ils traitent « les chefs-d'œuvre de l'industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes ».
Le 5 mars, nous jetons l'ancre dans la baie de Woollya, mais nous n'y voyons personne. Cela nous alarme d'autant plus que nous croyons comprendre, aux gestes des indigènes du détroit de Ponsonby, qu'il y a eu bataille ; nous avons appris plus tard, en effet, que les terribles Oens avaient fait une incursion. Bientôt cependant un petit canot, portant un petit drapeau à la proue, s'approcha de nous et nous voyons que l'un des hommes qui le montent se lave le visage à grande eau pour enlever toute trace de peinture. Cet homme, c'est notre pauvre Jemmy, aujourd'hui un sauvage maigre, hagard, à la chevelure en désordre et tout nu, sauf un morceau de couverture autour de la taille. Nous ne le reconnaissons que quand il est tout près de nous, car il est tout honteux et tourne le dos au vaisseau. Nous l'avions laissé gras, propre, bien habillé ; jamais je n'ai vu changement aussi complet et aussi triste. Mais, dès qu'il est habillé, dès que le premier trouble a disparu, il redevient ce qu'il était. Il dîne avec le capitaine Fitz-Roy et mange aussi proprement qu'autrefois. Il nous dit qu'il a trop, il voulait dire assez à manger, qu'il ne souffre pas du froid, que ses parents sont de fort braves gens et qu'il ne désire pas retourner en Angleterre. Dans la soirée, nous découvrons la cause de ce grand changement dans les idées de Jemmy : sa jeune et jolie femme arrive sur le vaisseau. Toujours reconnaissant, il avait apporté deux magnifiques peaux de loutre pour ses meilleurs amis et des pointes de lance ainsi que des flèches fabriquées par lui-même pour le capitaine. Il nous dit qu'il a construit lui-même son canot et se vante de pouvoir parler un peu sa langue maternelle ! Mais, fait fort singulier, il paraît avoir enseigné quelques mots d'anglais à toute sa tribu. Jemmy avait perdu tout ce que nous lui avions laissé. Il nous raconta que York Minster avait construit un grand canot et que, accompagné de sa femme Fuégia, il était retourné depuis plusieurs mois dans son pays. Il avait pris congé de Jemmy par un grand acte de trahison : il lui avait persuadé, ainsi qu'à sa mère, de venir avec lui dans son pays, puis une belle nuit il l'avait abandonné en lui enlevant tout ce qu'il possédait.
Jemmy alla coucher à terre, mais il revint le lendemain matin et resta à bord jusqu'au moment où le vaisseau mit à la voile, ce qui effraya sa femme, qui ne cessa de crier jusqu'à ce qu'il fût revenu dans son canot. Il partait chargé d'une foule d'objets ayant une grande valeur pour lui. Tous nous ressentions quelque chagrin en pensant que nous lui serrions la main pour la dernière fois. Je ne doute pas actuellement qu'il ne soit aussi heureux, plus heureux peut-être, que s'il n'avait jamais quitté son pays. Chacun doit sincèrement désirer que le noble espoir du capitaine Fitz-Roy se réalise et qu'en reconnaissance des nombreux sacrifices qu'il a faits pour ces Fuégiens, quelque matelot naufragé reçoive aide et protection des descendants de Jemmy Button et de sa tribu. Dès que Jemmy eut touché le sol, il alluma un feu en signe de dernier adieu tandis que notre vaisseau poursuivait sa route vers la haute mer.
La parfaite égalité qui règne chez les individus composant les tribus fuégiennes retardera pendant longtemps leur civilisation. Il en est, pour les races humaines, de même que pour les animaux que leur instinct pousse à vivre en société ; ils sont plus propres au progrès s'ils obéissent à un chef. Que ce soit une cause ou un effet, les peuples les plus civilisés ont toujours le gouvernement le plus artificiel. Les habitants d'Otahiti, par exemple, étaient gouvernés par des rois héréditaires à l'époque de leur découverte et ils avaient atteint un bien plus haut degré de civilisation qu'une autre branche du même peuple, les Nouveaux-Zélandais, qui, bien qu'ayant fait de grands progrès parce qu'ils avaient été forcés de s'occuper d'agriculture, étaient républicains dans le sens le plus absolu du terme. Il semble impossible que l'état politique de la Terre de Feu puisse s'améliorer tant qu'il n'aura pas surgi un chef quelconque, armé d'un pouvoir suffisant pour assurer la possession des progrès acquis, la domination des animaux, par exemple. Actuellement, si on donne une pièce d'étoffe à l'un d'eux, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. D'un autre côté, il est difficile qu'un chef surgisse tant que ces peuplades n'auront pas acquis l'idée de la propriété, idée qui lui permettra de manifester sa supériorité et d'accroître sa puissance.
Je crois que l'homme, dans cette partie extrême de l'Amérique du Sud, est plus dégradé que partout ailleurs dans le monde. Comparées aux Fuégiens, les deux races d'insulaires de la mer du Sud qui habitent le Pacifique sont civilisées. L'Esquimau, dans sa hutte souterraine, jouit de quelques-uns des conforts de la vie, et, lorsqu'il est dans son canot, il montre une grande habileté. Quelques-unes des tribus de l'Afrique méridionale qui se nourrissent de racines et qui vivent au milieu de plaines sauvages et arides sont, sans doute, fort misérables. L'Australien se rapproche du Fuégien par la simplicité des arts de la vie ; il peut cependant se vanter de son boomerang, de sa lance, de son bâton de jet, de sa manière de monter aux arbres, des ruses qu'il emploie pour chasser les animaux sauvages. Bien que l'Australien soit supérieur au Fuégien sous le rapport des progrès accomplis, il ne s'ensuit en aucune façon qu'il lui soit supérieur aussi en capacité mentale. Je croirais, au contraire, d'après ce que j'ai vu des Fuégiens à bord du Beagle et d'après ce que j'ai lu sur les Australiens, que le contraire approche plus de la vérité.
· La substance employée pour cette peinture blanche est, quand elle est sèche, assez compacte, et a une faible gravité spécifique. Le professeur Ehrenberg l'a examinée ; il trouve (Kön. Acad. der Wissensch., Berlin, fév. 1845) qu'elle est composée d'infusoires, soit quatorze polygastrica et quatre phytolitharia. Il ajoute que ces infusoires habitent tous l'eau douce. C'est là un magnifique exemple des résultats que l'on peut obtenir au moyen des recherches microscopiques du professeur Ehrenberg, car Jemmy Button m'a affirmé que l'on recueillait toujours ce blanc dans le lit des torrents des montagnes. C'est, en outre, un fait frappant relativement à la distribution des infusoires, que toutes les espèces composant cette substance apportée de l'extrême pointe méridionale de la Terre de Feu appartiennent à des formes anciennes et connues.
· · Un jour, au large de la côte orientale de la Terre de Feu, il nous fut donné d'assister à un magnifique spectacle. Plusieurs baleines immenses sautaient absolument hors de l'eau, à l'exception toutefois de leur queue. En retombant de côté, elles faisaient jaillir l'eau à une grande hauteur, et le bruit ressemblait à la bordée d'un vaisseau de guerre.
· Le capitaine Sulivan, qui, depuis son voyage dans le Beagle, a habité les îles Falkland, a appris d'un baleinier, en 1842 (?), que, dans la partie occidentale du détroit de Magellan, il fut tout étonné de recevoir à son bord une femme indigène qui parlait un peu d'anglais. C'était sans doute Fuégia Basket. Elle passa plusieurs jours à bord, menant, je le crains, une vie assez dissolue.
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CHAPITRE XI
Détroit de Magellan. — Port-Famine. — Ascension du mont Tarn. — Forêts. — Champignons comestibles. — Zoologie. — Immense plante marine. — Départ de la Terre de Feu. — Climat. — Arbres fruitiers et productions des côtes méridionales. — Hauteur de la ligne des neiges éternelles sur la Cordillère. — Descente des glaciers vers la mer. — Formation des montagnes de glace. — Charriage des blocs de rocher. — Climat et productions des îles antarctiques. — Conservation des cadavres gelés. — Récapitulation.
Détroit de Magellan. — Climat des côtes méridionales.
Pendant la seconde quinzaine du mois de mai 1834, nous pénétrons pour la seconde fois dans l'embouchure orientale du détroit de Magellan. Le pays, des deux côtés de cette partie du détroit, consiste en plaines à peu près de niveau, ressemblant à celles de la Patagonie. On peut considérer le cap Negro, qui se trouve un peu à l'intérieur de la seconde partie plus étroite, comme le point où la terre commence à prendre les caractères distinctifs de la Terre de Feu. Sur la côte orientale, au sud du détroit, un paysage ressemblant exactement à un parc relie aussi ces deux pays, dont les caractères sont presque absolument opposés les uns aux autres, à tel point qu'on reste absolument étonné de remarquer un changement si complet de paysage dans un espace de 20 milles. Si nous examinons une distance un peu plus considérable, soit environ 60 milles, entre Port-Famine et la baie de Gregory, par exemple, la différence est encore plus étonnante. À Port-Famine on trouve des montagnes arrondies recouvertes de forêts impénétrables, presque toujours noyées de pluie, amenée par une succession ininterrompue de tempêtes ; au cap Gregory, au contraire, un magnifique ciel bleu, une atmosphère fort claire, s'étend au-dessus de plaines sèches et stériles. Les courants atmosphériques, bien que rapides, turbulents, bien que ne semblant resserrés par aucune barrière, paraissent rependant suivre une voie régulièrement déterminée, tout comme une rivière dans son lit.
Pendant notre visite précédente (en janvier), nous avions eu une entrevue au cap Gregory avec les fameux géants patagons, qui nous reçurent fort cordialement. Leurs grands manteaux en peau de guanaco, leurs longs cheveux flottants, leur aspect général, les font paraître plus grands qu'ils ne le sont réellement. Ils ont 6 pieds en moyenne ; quelques-uns sont plus grands ; d'autres, mais en fort petit nombre, sont plus petits ; les femmes sont aussi fort grandes ; c'est en somme la plus grande race que j'aie jamais vue. Leurs traits ressemblent beaucoup à ceux des Indiens que j'avais vus dans le nord avec Rosas ; ils ont toutefois un aspect plus sauvage et plus formidable ; ils se peignent le visage avec du rouge et du noir, et l'un d'eux était couvert de lignes et de points blancs comme un Fuégien. Le capitaine Fitz-Roy offrit d'en emmener trois à bord du Beagle, et tous semblaient désireux de venir. Aussi se passa-t-il quelque temps avant que nous pussions quitter la côte ; nous arrivâmes enfin à bord avec nos trois géants, qui dînèrent avec le capitaine et qui se conduisirent comme de véritables gentlemen ; ils savaient se servir des couteaux, des fourchettes et des cuillers ; le sucre leur plut tout particulièrement. Cette tribu a eu si souvent l'occasion de communiquer avec les baleiniers, que la plupart des individus qui la composent savent un peu d'anglais et d'espagnol ; ils sont à demi civilisés et leur démoralisation est proportionnelle à leur civilisation.
Le lendemain matin, une forte escouade se rendit à terre pour leur acheter des peaux et des plumes d'autruche ; ils refusèrent les armes à feu, mais demandèrent principalement du tabac, beaucoup plus que des haches ou des outils. La population entière des toldos, hommes, femmes et enfants, se rangea sur une élévation de terrain. Cela constituait un spectacle fort intéressant et il était impossible de ne pas se sentir pris d'affection pour les prétendus géants, tant ils étaient confiants, tant ils avaient l'humeur facile ; ils nous demandèrent de revenir les visiter. Ils semblent aimer à avoir avec eux quelques Européens, et la vieille Maria, une des femmes les plus influentes de la tribu, pria une fois M. Low de permettre à un de ses matelots de rester avec eux. Ils passent ici la plus grande partie de l'année ; cependant, en été, ils vont chasser au pied de la Cordillère, et quelquefois ils remontent vers le nord jusqu'au rio Negro, qui se trouve à une distance de 750 milles (1200 kilomètres). Ils possèdent un grand nombre de chevaux ; chaque homme, selon M. Low, en a cinq ou six, et même toutes les femmes et tous les enfants possèdent chacun le sien. Au temps de Sarmiento (1580), ces Indiens étaient armés d'arcs et de flèches, qui ont depuis longtemps disparu ; ils possédaient alors aussi quelques chevaux. C'est là un fait curieux, qui prouve avec quelle rapidité les chevaux se sont multipliés dans l'Amérique du Sud. On débarqua les premiers chevaux à Buenos Ayres en 1537 ; cette colonie fut abandonnée pendant quelque temps et les chevaux reprirent la vie sauvage ; et en 1580, seulement quarante-trois ans après, on les trouve déjà sur les côtes du détroit de Magellan ! M. Low m'apprend qu'une tribu voisine d'Indiens, qui, jusqu'à présent, n'a pas employé le cheval, commence à connaître cet animal et à l'apprécier ; la tribu qui habite les environs de la baie de Gregory lui donne ses vieux chevaux et envoie, chaque hiver, quelques-uns de ses hommes les plus habiles pour les aider dans leurs chasses.
1er Juin. — Nous jetons l'ancre dans la baie magnifique où se trouve Port-Famine. C'est le commencement de l'hiver et jamais je n'ai vu paysage plus triste et plus sombre. Les forêts, au feuillage si foncé qu'elles paraissent presque noires, à moitié blanchies par la neige qui les recouvre, n'apparaissent qu'indistinctes à travers une atmosphère brumeuse et froide. Fort heureusement pour nous il fait un temps magnifique deux jours de suite. Un de ces jours-là, le mont Sarmiento, montagne assez éloignée et s'élevant à 6800 pieds, présente un magnifique spectacle. Une des choses qui m'ont le plus surpris à la Terre de Feu, c'est la petite élévation apparente de montagnes qui sont réellement fort élevées. Je crois que cette illusion provient d'une cause que l'on ne soupçonnerait pas tout d'abord, c'est-à-dire que la masse entière, du bord de l'eau au sommet, se présente à la vue. Je me rappelle avoir vu une montagne sur les bords du canal du Beagle ; en cet endroit, la vue embrassait d'un seul coup d'œil la montagne entière de la base au sommet ; puis j'ai revu la même montagne, mais du détroit de Ponsonby, et cette fois elle dominait d'autres chaînes ; or elle me parut infiniment plus haute, les chaînes intermédiaires me permettant de mieux apprécier sa hauteur.
Avant d'arriver à Port-Famine, nous voyons deux hommes courir le long de la côte tout en hélant notre bâtiment. On envoie un canot pour les recueillir. Ce sont deux marins qui ont déserté un baleinier et qui ont été vivre avec les Patagons. Ces Indiens les ont traités avec leur bienveillance ordinaire. Séparés d'eux par accident, ils se rendaient à Port-Famine dans l'espoir d'y trouver un bâtiment quelconque. Je ne doute, en aucune façon, que ce ne soient d'abominables vagabonds, mais jamais je n'ai vu hommes paraissant plus misérables. Depuis quelques jours, ils n'avaient pour toute nourriture que quelques moules et des baies sauvages ; leurs vêtements, véritables haillons, étaient en outre brûlés en plusieurs endroits parce qu'ils avaient couché trop près de leur feu. Depuis quelque temps ils étaient exposés nuit et jour, sans aucun abri, à la pluie, à la grêle et à la neige, et cependant ils se portaient parfaitement bien.
Pendant notre séjour à Port-Famine, les Fuégiens vinrent nous tourmenter par deux fois. Nous avions débarqué une assez grande quantité d'instruments et de vêtements ; nous avions aussi quelques hommes à terre ; le capitaine crut donc devoir tenir les sauvages à distance. La première fois on tira quelques coups à boulet alors qu'ils se trouvaient encore fort loin, mais de façon à ne pas les atteindre. Rien de plus comique que d'observer avec un télescope en ce moment la conduite des Indiens. Chaque fois que le boulet frappait l'eau, ils ramassaient des pierres pour les lancer contre le vaisseau, qui se trouvait à environ 1 mille et demi de distance ! Puis on mit en mer une chaloupe avec ordre d'aller faire quelques décharges de mousqueterie dans leur voisinage. Les Fuégiens se cachèrent derrière les arbres et, après chaque coup de feu, ils lançaient leurs flèches ; mais ces flèches ne pouvaient atteindre la chaloupe, et l'officier qui la commandait le leur fit remarquer en riant. Les Fuégiens devinrent alors fous de colère ; ils secouèrent leurs manteaux avec rage, mais ils s'aperçurent bientôt que les balles frappaient les arbres au-dessus de leur tête et ils se sauvèrent ; depuis ce jour ils nous laissèrent en paix et n'essayèrent pas de se rapprocher de nous. En ce même endroit, durant le précédent voyage du Beagle, les sauvages avaient été fort désagréables ; pour les effrayer on lança une fusée au-dessus de leurs wigwams ; cela réussit parfaitement et un des officiers me raconta quel contraste étonnant s'était produit entre l'immense clameur, mêlée d'aboiements de chiens, qui avait éclaté au moment où la fusée pétillait dans l'air, et le profond silence qui se fit une ou deux minutes après. Le lendemain matin, il n'y avait plus un seul Fuégien dans le voisinage.
Pendant notre séjour au mois de février, je partis un matin à quatre heures pour faire l'ascension du mont Tarn, qui atteint 2600 pieds de hauteur et est le point culminant du voisinage. Nous allons en bateau jusqu'au pied de la montagne, nous n'avions malheureusement pas choisi l'endroit le plus favorable à l'ascension, puis nous commençons à grimper. La forêt commence à l'endroit où s'arrêtent les hautes marées ; après deux heures d'efforts, je commence à désespérer d'arriver au sommet. La forêt était tellement épaisse, qu'il nous fallait consulter la boussole à chaque instant, car, bien que nous nous trouvions dans un pays montagneux, nous ne pouvions apercevoir aucun objet. Dans les ravins profonds, de mortelles scènes de désolation qui échappent à toute description ; hors du ravin, le vent soufflait en tempête ; au fond, pas un souffle d'air qui fasse trembler les feuilles, même des arbres les plus élevés. De toutes parts le sol est si froid, si humide, si assombri, que ni mousses, ni fougères, ni champignons ne peuvent croître. Dans les vallées, à peine était-il possible d'avancer, même en rampant, barrées qu'elles sont de tous côtés par d'immenses troncs d'arbres pourris, tombés dans toutes les directions. Quand on traverse ces ponts naturels, on se trouve quelquefois arrêté tout à coup ; en effet, on enfonce jusqu'au genou dans le bois pourri. D'autres fois on s'appuie contre ce qui semble un arbre magnifique, et on est tout étonné de trouver une masse de pourriture prête à tomber dès qu'on la touche. Nous finissons enfin par atteindre la région des arbres rabougris ; nous atteignons bientôt alors la partie nue de la montagne, et nous arrivons au sommet. De ce point s'étend sous nos yeux un paysage qui a tous les caractères de la Terre de Feu : des chaînes de collines irrégulières, çà et là des masses de neige, de profondes vallées vert jaunâtre et des bras de mer qui coupent les terres dans toutes les directions. Le vent est violent et horriblement froid, l'atmosphère brumeuse ; aussi ne restons-nous pas longtemps au sommet de la montagne. La descente n'est pas tout à fait aussi laborieuse que la montée, car notre corps se force un passage par son propre poids, et toutes les glissades, toutes les chutes que nous faisons nous entraînent au moins dans la bonne direction.
J'ai déjà parlé du caractère sombre et triste qu'affectent ces forêts, composées d'arbres toujours verts, et dans lesquelles poussent deux ou trois espèces d'arbres, à l'exclusion de toutes les autres. Au-dessus des forêts croissent un grand nombre de plantes alpestres fort petites, qui sortent toutes de la masse de la tourbe et qui aident à la composer. Ces plantes sont fort remarquables en ce qu'elles ressemblent beaucoup aux espèces qui croissent sur les montagnes de l'Europe, bien qu'elles en soient éloignées de tant de milliers de milles. La partie centrale de la Terre de Feu, où se trouve la formation d'argile schisteuse, est la plus favorable à la croissance des arbres ; sur la côte, au contraire, ils n'atteignent presque jamais leur grosseur complète, parce que le sol granitique est plus pauvre et qu'ils sont exposés à des vents plus violents. J'ai vu, près de Port-Famine, plus de grands arbres que partout ailleurs ; j'ai mesuré un hêtre ayant 4 pieds 6 pouces de tour ; plusieurs autres, d'ailleurs, qui avaient 13 pieds de tour. Le capitaine King parle aussi d'un hêtre qui avait 7 pieds de diamètre à 17 pieds au-dessus des racines.
Il y a une production végétale qui mérite d'être signalée, à cause de son importance comme aliment. C'est un champignon globulaire, jaune clair, qui pousse en nombre considérable sur les hêtres. Jeune, ce champignon est élastique, boursouflé et a la surface polie ; mais quand il est mûr, il se ratatine, devient plus résistant et la surface entière se ride et se creuse profondément, ainsi que le représente la figure ci-après. Ce champignon appartient à un genre nouveau et curieux ; j'en ai trouvé une seconde espèce sur une espèce différente de hêtre au Chili ; le docteur Hooker m'apprend qu'un vient d'en trouver une troisième espèce sur une troisième espèce de hêtre dans la terre de Van-Diémen. Quelle singulière parenté entre les champignons parasites et les arbres sur lesquels ils poussent dans des parties du monde si éloignées ! À la Terre de Feu, les femmes et les enfants recueillent ce champignon en grandes quantités lorsqu'il est mûr ; les indigènes le mangent sans le faire cuire. Il a un goût mucilagineux légèrement sucré, et un parfum qui ressemble un peu à celui de notre champignon. À l'exception de quelques baies qui proviennent principalement d'un arbutus nain, les indigènes ne mangent d'autre légume que ce champignon. Avant l'introduction de la pomme de terre, les Nouveaux-Zélandais mangeaient les racines de fougère ; la Terre de Feu est aujourd'hui, je crois, le seul pays au monde où une plante cryptogame serve d'article alimentaire sur une grande échelle.
Ainsi qu'on peut s'y attendre d'après la nature du climat et de la végétation, la zoologie de la Terre de Feu est très-pauvre. Comme mammifères, on y trouve, outre les baleines et les phoques, une chauve-souris, une espèce de souris (Reithrodon chinchilloides), deux vraies souris, un cténomys allié ou identique au tucutuco, deux renards (Canis Magellanicus et C. Azaræ), une loutre de mer, le guanaco et un daim. La plupart de ces animaux n'habitent que la partie orientale la plus sèche du pays, et on n'a jamais vu le daim au sud du détroit de Magellan. Quand on observe la ressemblance générale des falaises formées de grès tendres, de boue et de cailloux sur les côtés opposés du détroit, on est fortement tenté de croire que ces terres n'en faisaient qu'une autrefois ; c'est ce qui explique la présence d'animaux aussi délicats et aussi timides que le tucutuco et le reithrodon. La ressemblance des falaises ne prouve certes pas une jonction antérieure ; ces falaises, en effet, sont ordinairement formées par l'intersection de couches qui, avant le soulèvement de la terre, se sont accumulées près des côtes alors existantes. Il y a, cependant, une coïncidence remarquable dans le fait que, dans les deux grandes îles séparées du reste de la Terre de Feu par le canal du Beagle, l'une a des falaises composées de matières qu'on peut appeler des alluvions stratifiées, placées juste en face de falaises semblables de l'autre côté du canal, tandis que l'autre île est exclusivement bordée par de vieux rocs cristallins ; dans la première, que l'on appelle île Navarin, on trouve et les renards et les guanacos ; mais dans la seconde, île Hoste, bien que semblable sous tous les rapports, bien que n'étant séparée du reste du pays que par un canal ayant un peu plus d'un demi-mille de largeur, on ne trouve aucun de ces animaux, si je dois toutefois en croire ce que m'a souvent affirmé Jemmy Button.
Quelques oiseaux habitent ces bois si sombres ; de temps en temps on peut entendre le cri plaintif d'un gobe-mouches à huppe blanche (Mylobius albiceps), qui se cache au sommet des arbres les plus élevés ; plus rarement encore, on entend le cri retentissant et si étrange d'un pic noir qui porte sur la tête une élégante crête écarlate. Un petit roitelet, à plumage sombre (Scytalopus Magellanicus), sautille çà et là, et se cache au milieu de la masse informe des troncs d'arbres tombés ou pourris. Mais l'oiseau le plus commun du pays est le grimpereau (Oxyurus Tupinieri). On le rencontre dans les forêts de hêtre presque au sommet des montagnes et jusque dans le fond des ravins les plus sombres, les plus humides et les plus impénétrables. Ce petit oiseau paraît sans doute plus nombreux qu'il ne l'est réellement, grâce à son habitude de suivre avec curiosité quiconque pénètre dans ces bois silencieux ; tout en voltigeant d'arbre en arbre, à quelques pieds du visage de l'envahisseur, il fait entendre un cri aigu. Il est loin, comme le vrai grimpereau (Certhia familiaris), de rechercher des endroits solitaires ; il ne grimpe pas non plus aux arbres comme cet oiseau, mais, comme le roitelet du saule, il sautille de côté et d'autre et cherche les insectes sur toutes les branches. Dans les endroits les plus ouverts, on trouve trois ou quatre espèces de moineaux, une grive, un sansonnet (ou Icterus), deux Opetiorhynques, des faucons et plusieurs hiboux.
L'absence de toute espèce de Reptiles constitue un des caractères les plus remarquables de la zoologie de ce pays, aussi bien que de celle des îles Falkland. Ce n'est pas seulement sur mes propres observations que je base cette assertion ; les habitants espagnols des îles Falkland me l'ont affirmé, et pour la Terre de Feu Jemmy Bulton me l'a souvent affirmé aussi. Sur les bords du Santa-Cruz, par 50 degrés sud, j'ai vu une grenouille ; on peut penser d'ailleurs que ces animaux, aussi bien que les lézards, habitent jusque vers les parages du détroit de Magellan, où le pays conserve les mêmes caractères que ceux qui distinguent la Patagonie ; mais on ne trouve pas un seul de ces animaux à la Terre de Feu. On peut facilement comprendre que le climat de ce pays ne convient pas à quelques reptiles, les lézards, par exemple ; mais il n'est pas aussi facile de s'expliquer l'absence des grenouilles.
On ne trouve que fort peu de Scarabées. Une longue expérience a seule pu me convaincre qu'un pays aussi grand que l'Écosse, si parfaitement couvert de végétaux et offrant des parties si différentes les unes des autres, pût contenir aussi peu d'insectes. Ceux que j'ai trouvés appartiennent à des espèces alpestres (Harpalidæ et Heteromera), qui vivent sous les pierres. Les Chrysomélides, qui se nourrissent de végétaux, insectes si caractéristiques des pays tropicaux, font presque absolument défaut ici ; j'ai vu quelques mouches, quelques papillons, quelques abeilles, mais aucun orthoptère. J'ai trouvé dans les étangs quelques insectes aquatiques, mais en fort petit nombre ; il n'y a pas de coquillages d'eau douce. La Succinea paraît d'abord une exception, mais ici on doit la regarder comme un coquillage terrestre, car elle vit sur les herbes humides, loin de l'eau. Les coquillages terrestres fréquentent seulement les mêmes endroits alpestres que les insectes. J'ai déjà indiqué quel contraste existe entre le climat et l'aspect général de la Terre de Feu et celui de la Patagonie ; l'entomologie nous en offre un exemple frappant. Je ne crois pas que ces deux contrées aient une seule espèce en commun, et certainement le caractère général des insectes est tout différent.
Si, après avoir examiné la terre, nous examinons la mer, nous verrons que cette dernière contient des créatures vivantes en aussi grand nombre que la terre en nourrit peu. Dans toutes les parties du monde, une côte rocheuse protégée quelque peu contre les vagues nourrit peut-être, dans un espace donné, un plus grand nombre d'animaux que tout autre lieu. On trouve à la Terre de Feu une production marine, laquelle, par son importance, mérite une mention particulière. C'est une algue, le Macrocystis pyrifera. Cette plante croît sur tous les rochers jusqu'à une grande profondeur, et sur la côte extérieure et dans les canaux intérieurs. Je crois que pendant les voyages de l'Adventure et du Beagle on n'a pas découvert un seul roc près de la surface qui ne fût indiqué par cette plante flottante. On comprend tout de suite quels services elle rend aux vaisseaux qui naviguent dans ces mers orageuses, elle en a certainement sauvé beaucoup du naufrage. Rien de plus surprenant que de voir cette plante croître et se développer au milieu de ces immenses écueils de l'Océan occidental, là où aucune masse de rochers, si durs qu'ils soient, ne saurait résister longtemps à l'action des vagues. La tige est ronde, gluante, polie, et elle atteint rarement plus d'un pouce de diamètre. Quelques-unes de ces plantes réunies sont assez fortes pour supporter le poids des grosses pierres sur lesquelles elles poussent dans les canaux intérieurs, et cependant certaines de ces pierres sont si lourdes, qu'un homme ne pouvait les sortir de l'eau pour les placer dans le canot. Le capitaine Cook dit, dans son second voyage, que cette plante, à la Terre de Kerguelen, s'élève d'une profondeur de plus de 24 brasses ; « or, comme elle ne pousse pas dans une direction perpendiculaire, mais qu'elle fait un angle fort aigu avec le fond, qu'ensuite elle s'étend sur une étendue considérable à la surface de la mer, je suis autorisé à dire que certaines de ces plantes atteignent une longueur de 60 brasses et plus. » Je ne crois pas qu'il y ait aucune autre plante dont la tige atteigne cette longueur de 300 pieds dont parle le capitaine Cook. En outre, le capitaine Fitz-Roy en a trouvé croissant par 45 brasses de profondeur. Des couches de cette plante marine, même lorsqu'elles n'ont pas une grande largeur, forment d'excellents brise-lames flottants. Il est fort curieux de voir, dans un port exposé à l'action des vagues, avec quelle rapidité les grosses lames venant du large diminuent de hauteur et se transforment en eau tranquille dès qu'elles traversent ces tiges flottantes.
Le nombre des créatures vivantes de tous les ordres, dont l'existence est intimement liée à celle de ces algues, est véritablement étonnant. On pourrait remplir un fort gros volume rien qu'en faisant la description des habitants de ces bancs de plantes marines. Presque toutes les feuilles, sauf celles qui flottent à la surface, sont recouvertes d'un si grand nombre de zoophytes qu'elles en deviennent blanches. On trouve là des formations extrêmement délicates, les unes habitées par de simples polypes ressemblant à l'Hydre, d'autres par des espèces mieux organisées ou par de magnifiques Ascidies composées. On trouve aussi, attachés à ces feuilles, différents coquillages patelliformes, des Troques, des Mollusques nus et quelques bivalves. D'innombrables crustacés fréquentent chaque partie de la plante. Si on secoue les grandes racines entremêlées de ces algues, on en voit tomber une quantité de petits poissons, de coquillages, de seiches, de crabes de tous genres, d'œufs de mer, d'étoiles de mer, de magnifiques Holuthuries, des Planairies et des animaux affectant mille formes diverses. Chaque fois que j'ai examiné une branche de cette plante, je n'ai pas manqué de découvrir de nouveaux animaux aux formes les plus curieuses. À Chiloé, où cette algue ne croît pas si bien, on ne trouve sur elle ni coquillages, ni zoophytes, ni crustacés ; on y trouve cependant quelques Flustres et quelques Ascidies qui, toutefois, appartiennent à une espèce différente de celle de la Terre de Feu, ce qui nous prouve que la plante a un habitat plus étendu que les animaux qui l'habitent. Je ne peux comparer ces grandes forêts aquatiques de l'hémisphère méridional qu'aux forêts terrestres des régions intertropicales. Je ne crois pas cependant que la destruction d'une forêt, dans un pays quelconque, entraînerait, à beaucoup près, la mort d'autant d'espèces d'animaux que la disparition du macroscystis. Au milieu des feuilles de cette plante vivent de nombreuses espèces de poissons qui, nulle part ailleurs, ne pourraient trouver un abri et des aliments ; si ces poissons venaient à disparaître, les cormorans et les autres oiseaux pêcheurs, les loutres, les phoques, les marsouins, périraient bientôt aussi ; et, enfin, le sauvage Fuégien, le misérable maître de ce misérable pays, redoublerait ses festins de cannibale, décroîtrait en nombre et cesserait peut-être d'exister.
8 Juin. — Nous levons l'ancre au point du jour et nous quittons Port-Famine. Le capitaine Fitz-Roy se décide à quitter le détroit de Magellan par le détroit de Magdeleine, découvert depuis peu de temps. Nous nous dirigeons directement vers le sud en suivant ce sombre couloir auquel j'ai déjà fait allusion et qui, je l'ai dit, semble conduire dans un autre monde plus terrible que celui-ci. Le vent est bon, mais il y a beaucoup de brume, aussi le paysage ne nous apparaît-il que de loin en loin. De gros nuages noirs passent rapidement sur les montagnes, les recouvrant presque de la base jusqu'au sommet. Les quelques échappées que nous apercevons à travers la masse noire nous intéressent beaucoup ; des sommets déchiquetés, des cônes de neige, des glaciers bleus, des silhouettes tranchant vivement sur un ciel de couleur lugubre se présentent à différentes hauteurs et à différentes distances. Au milieu de ces scènes, nous jetons l'ancre au cap Turn, auprès du mont Sarmiento, caché alors dans les nuages. À la base des falaises élevées et presque perpendiculaires qui entourent la petite baie où nous nous trouvons, un wigwam abandonné vient nous rappeler que l'homme habite quelquefois ces régions désolées. Mais il serait difficile d'imaginer un endroit où il semble avoir moins de droits et d'autorité. Les œuvres inanimées de la nature, rocs, glaces, neige, vent et eau, se livrant une guerre perpétuelle, mais toutes cependant coalisées contre l'homme, ont ici une autorité absolue.
9 Juin. — Nous assistons à un spectacle splendide : le voile de brouillards qui nous cache le Sarmiento se dissipe graduellement et découvre la montagne à notre vue. Cette montagne, une des plus hautes de la Terre de Feu, atteint une élévation de 6800 pieds. Des bois fort sombres en recouvrent la base jusqu'à un huitième environ de la hauteur totale ; au-dessus, un champ de neige s'étend jusqu'au sommet. Ces immenses amas de neige qui ne fond jamais et qui semble destinée à durer aussi longtemps que le monde, présentent un grand, que dis-je ? un sublime spectacle. La silhouette de la montagne se détache claire et bien définie. Grâce à la quantité de lumière réfléchie sur la surface blanche et polie, on ne découvre pas trace d'ombres sur la montagne ; on ne peut donc distinguer que les lignes qui se détachent sur le ciel ; aussi la masse entière présente-t-elle un admirable relief. Plusieurs glaciers descendent en serpentant de ces champs de neige jusqu'à la côte ; on peut les comparer à d'immenses Niagaras congelés, et peut-être ces cataractes de glace bleue sont-elles tout aussi belles que les cataractes d'eau courante.
Le soir nous atteignons la partie occidentale du canal, mais l'eau est si profonde en cet endroit, que nous ne pouvons trouver de mouillage. Il nous faut donc courir des bordées dans cet étroit bras de mer pendant une nuit fort noire qui dure quatorze heures.
10 juin. — Dans la matinée nous entrons enfin dans l'océan Pacifique. La côte occidentale de la Terre de Feu consiste ordinairement en collines de grès et de granit, collines basses, arrondies, absolument stériles. Sir J. Narborough a donné à une partie de cette côte le nom de Désolation du Sud parce que « cette terre offre aux yeux le spectacle de la désolation, » et il faut dire que ce nom convient bien à cette côte. Au large des îles principales se trouvent d'innombrables rochers sur lesquels les longues lames de l'Océan viennent incessamment se briser. Nous passons entre les Furies occidentales et orientales ; un peu plus loin, au nord, se trouve la Voie lactée, passage ainsi nommé parce qu'il y a un si grand nombre d'écueils, que la mer est toujours blanche d'écume. Un coup d'œil jeté sur une telle côte suffirait à quiconque n'est pas habitué à la mer pour qu'il rêvât pendant huit jours de naufrages, de dangers et de mort. C'est en jetant un dernier regard sur cette terrible scène que nous prenons congé pour toujours de la Terre de Feu.
Quiconque ne s'intéresse pas au climat des parties méridionales du continent américain par rapport à ses productions, à la limite des neiges, à la marche si extraordinairement lente des glaciers, à la zone de congélation perpétuelle dans les îles antarctiques, peut passer la discussion suivante sur ces curieux sujets, ou se contenter de lire la récapitulation que je donne un peu plus loin. Je n'en donnerai cependant qu'un extrait, renvoyant pour les détails au treizième chapitre et à l'appendice de la première édition de cet ouvrage.
Sur le climat et les productions de la Terre de Feu et de la côte du Sud-Ouest. — La table suivante indique la température moyenne de la Terre de Feu, celle des îles Falkland et, comme chiffre de comparaison, celle de Dublin :
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Latitude. |
Température |
Température |
Moyenne de l'été |
Terre de Feu |
53°38′ sud. |
+ 10°,0 cent. |
+ 0°,6 cent. |
+ 5°,12 cent. |
Îles Falkland |
51°30 sud |
+ 10°,5 |
— |
— |
Dublin |
53°21 nord |
+ 15°,12 |
+ 0°,8 |
+ 9°,46 |
Cette table nous indique que la température de la partie centrale de la Terre de Feu est plus froide en hiver et plus de 5° centigrades moins chaude en été que celle de Dublin. Selon von Buch, la température moyenne du mois de juillet (et ce n'est pas le mois le plus chaud de l'année) à Saltenfiord, en Norwége, s'élève à 14°,3 centigrades et cet endroit est 13 degrés plus près du pôle que ne l'est Port-Famine ! Quelque terrible que puisse tout d'abord nous paraître ce climat, les arbres, toujours verts, y croissent admirablement. On peut voir les oiseaux-mouches voltiger de fleurs en fleurs et les perroquets broyer à loisir les graines du winter-bark, par 55 degrés de latitude sud. J'ai déjà fait remarquer que la mer abonde en créatures vivantes ; les coquillages, tels que les Patelles, les Fissurelles, les Oscabrions et les Barnacles, selon M. G. B. Sowerby, deviennent beaucoup plus gros et se développent plus vigoureusement que les espèces analogues dans l'hémisphère septentrional. Une Volute fort grande abonde dans la Terre de Feu méridionale et dans les îles Falkland. À Bahia Blanca, par 39 degrés de latitude sud, trois espèces d'Olive (dont l'une de fort grande taille), une ou deux Volutes et une Vis sont les espèces les plus abondantes. Or ce sont là trois espèces que l'on pourrait appeler typiques des formes tropicales. Il est douteux même qu'il existe une petite espèce d'Olive sur les côtes méridionales de l'Europe et on n'y trouve aucun représentant des deux autres genres. Si un géologue venait à trouver, par 39 degrés de latitude, sur la côte du Portugal, une couche contenant de nombreux coquillages appartenant à trois espèces d'Olive, une Volute et une Vis, il affirmerait probablement que le climat, à l'époque de leur existence, devait être un climat tropical ; mais s'il faut en juger d'après l'Amérique méridionale, cette conclusion serait erronée.
Si, en quittant la Terre de Feu, on remonte vers le nord en longeant la côte occidentale du continent, on retrouve sur cette côte, sauf une petite augmentation de chaleur, la même égalité de température, la même humidité, les mêmes tempêtes de vent qu'à la Terre de Feu. Les forêts, qui couvrent la côte sur une étendue de 600 milles (960 kilomètres), au nord du cap Horn, offrent un aspect presque analogue. Cette égalité de climat se continue même 300 ou 400 milles (480 à 640 kilomètres) encore plus au nord ; la preuve c'est qu'à Chiloé (qui correspond en latitude aux parties septentrionales de l'Espagne) le pêcher produit rarement des fruits, tandis que les fraises et les pommes mûrissent parfaitement. On est même souvent obligé de porter dans les maisons les épis d'orge et de blé pour les y faire sécher et mûrir. À Valdivia (par 40 degrés de latitude, la même que celle de Madrid) le raisin et les figues mûrissent, mais ne sont pas communs ; les olives mûrissent rarement et les oranges jamais. On sait que ces fruits mûrissent admirablement sous les latitudes correspondantes de l'Europe ; et, fait remarquable, dans le même continent, sur les bords du Rio-Negro, presque sous la même latitude que Valdivia, on cultive la patate (Convolvulus), et la vigne, le figuier, l'olivier, l'oranger, le melon d'eau et le melon musqué produisent des fruits abondants. Bien que le climat humide et égal de Chiloé et des côtes situées au nord et au sud convienne si peu à nos fruits, cependant les forêts indigènes, depuis le 45e jusqu'au 38e degré de latitude, rivalisent presque par leur belle végétation avec les splendides forêts des régions intertropicales. Des arbres magnifiques aux écorces polies et admirablement colorées, appartenant à une foule d'espèces différentes, sont chargés de plantes monocotylédones parasites ; on voit de toutes parts d'immenses fougères élégantes et des graminées arborescentes qui enveloppent les arbres dans une masse impénétrable jusqu'à une hauteur de 30 ou 40 pieds au-dessus du sol. Les palmiers croissent par 37 degrés de latitude ; une graminée arborescente qui ressemble au bambou, par 40 degrés ; une autre espèce, très-proche parente du bambou, qui atteint aussi une grande hauteur, mais sans être aussi droite, pousse jusque par 45 degrés de latitude sud.
Ce climat égal, dû évidemment à la grande superficie de la mer comparée à celle des terres, semble régner sur la plus grande partie de l'hémisphère méridional ; en conséquence, la végétation revêt un caractère semi-tropical. Les fougères arborescentes croissent admirablement à la Terre de Van-Diémen (latitude, 45 degrés) et un tronc que j'ai mesuré n'avait pas moins de 6 pieds de circonférence. Forster a trouvé une fougère arborescente à la Nouvelle-Zélande, par 46 degrés de latitude ; là aussi les orchidées poussent en parasites sur les arbres. Dans les îles Auckland, selon le docteur Dieffenbach, les fougères ont des tiges si grosses et si élevées, qu'on pourrait presque les qualifier d'arborescentes ; les perroquets abondent dans ces îles et même jusque par 53 degrés de latitude dans les îles Macquarrie.
Sur la hauteur de la limite des neiges et sur la marche des glaciers dans l'Amérique méridionale. — Je dois renvoyer à la première édition de cet ouvrage pour le détail des autorités auxquelles est empruntée la table suivante :
Latitude. |
Hauteur en pieds de la limite des neiges. |
Observateurs. |
Région équatoriale — moyenne. |
15748 (4724 mètres). |
Humboldt. |
Bolivie, lat. 16° à 18° sud. |
17000 (5100 mètres). |
Pentland. |
Chili central, lat. 33° sud. |
14500 à 15000 (4350 à 4500 mèt.). |
Gillies et l'auteur. |
Chiloé, lat. 41° à 43° sud. |
6000 (1800 mètres). |
Offic. du Beagle et l'aut. |
Terre de Feu, lat. 54° sud. |
3500 à 4000 (1050 à 1200 mèt.). |
King. |
Comme la hauteur du niveau des neiges perpétuelles semble principalement déterminé par la chaleur maxima de l'été, plutôt que par la température moyenne de l'année, il ne faut pas s'étonner qu'au détroit de Magellan, où l'été est si froid, la limite descende à 1030 ou 1200 mètres seulement au-dessus du niveau de la mer, alors qu'en Norwége il faut remonter jusque par 67 et 70 degrés de latitude nord, c'est-à-dire 14 degrés plus près du pôle, pour trouver des neiges perpétuelles à une hauteur aussi peu considérable. La différence de hauteur, c'est-à-dire près de 2700 mètres, entre la limite des neiges sur la Cordillère derrière Chiloé (là où ses plus hauts sommets varient seulement entre 1680 mètres et 2230 mètres) et le Chili central (distance d'environ 9 degrés de latitude) est véritablement étonnante. Une impénétrable forêt extrêmement humide recouvre les terres depuis les parties situées au sud de Chiloé jusqu'auprès de Concepcion par 37 degrés de latitude. Le ciel est toujours nuageux et nous avons vu que le climat ne convient en aucune façon aux fruits de l'Europe méridionale. Au Chili central d'autre part, un peu au nord de Concepcion, l'atmosphère est généralement claire, il ne pleut jamais pendant les sept mois d'été et les fruits de l'Europe méridionale réussissent admirablement ; on y a même cultivé la canne à sucre. Sans aucun doute le niveau des neiges perpétuelles éprouve cette remarquable inflexion de 2700 mètres, sans pareille dans les autres parties du monde, assez près de la latitude de Concepcion, là où cessent les forêts. En effet, dans l'Amérique méridionale, les arbres indiquent un climat pluvieux ; or, la pluie indique à son tour un ciel couvert et peu de chaleur en été.
L'extension des glaciers jusqu'à la mer doit, je pense, dépendre principalement (en admettant, bien entendu, qu'il y ait quantité suffisante de neige dans la région supérieure) du peu d'élévation de la limite des neiges perpétuelles sur des montagnes escarpées situées près de la côte. La limite des neiges étant fort peu élevée à la Terre de Feu, il y avait tout lieu de s'attendre à ce que beaucoup de glaciers s'étendissent jusqu'à la mer. Je n'en ressentis pas moins un profond étonnement quand, sous une latitude correspondant à celle du Cumberland, je vis chaque vallée d'une chaîne de montagnes dont les plus hauts sommets ne s'élèvent guère qu'à 900 ou 1200 mètres, remplie de fleuves de glaces descendant jusqu'à la côte. Presque tous les bras de mer qui pénètrent jusqu'aux pieds de la chaîne la plus élevée, non-seulement à la Terre de Feu, mais pendant 650 milles (1040 kilomètres) sur la côte en se dirigeant vers le nord, se terminent par « d'immenses, par d'étonnants glaciers, » pour employer les mots de l'un des officiers chargés de relever les côtes. De grosses masses se détachent souvent de ces falaises de glace, et le bruit qu'elles font en tombant ressemble à la bordée d'un vaisseau de guerre. Ces chutes, comme je l'ai indiqué dans le chapitre précédent, provoquent la création de vagues terribles qui viennent se briser sur les côtes voisines. On sait que les tremblements de terre font quelquefois tomber d'immenses masses de terre du haut des falaises ; quel ne serait donc pas te terrible effet d'un violent tremblement de terre (et il s'en produit dans ces parages) sur une masse comme celle d'un glacier, masse déjà en mouvement et traversée par de nombreuses fissures ! Je suis tout disposé à croire que l'eau serait chassée du détroit le plus profond, pour revenir un instant après avec une force si effroyable, qu'elle entraînerait comme autant de fétus de paille les blocs de rochers les plus considérables. Dans le détroit d'Eyre, sous une latitude correspondant à celle de Paris, il y a d'immenses glaciers, et cependant la montagne voisine la plus élevée n'atteint que 6200 pieds (1860 mètres) de hauteur.
On a vu dans ce détroit environ cinquante montagnes de glace se dirigeant en même temps vers la mer, et l'une d'elles devait avoir au moins 168 pieds (50m, 50) de hauteur totale. Quelques-unes de ces montagnes de glace portaient des blocs assez considérables de granit et d'autres rocs différents de l'argile schisteuse qui compose les montagnes environnantes.
Le glacier le plus éloigné du pôle qu'on ait eu occasion d'observer pendant les voyages de l'Adventure et du Beagle, se trouvait par 46°50′ de latitude dans le golfe de Penas. Ce glacier a 15 milles (24 kilomètres) de longueur et dans un endroit 7 milles (11 kilomètres) de largeur ; il s'avance jusqu'au bord de la mer. Mais, quelques milles même plus au nord de ce glacier, dans la Laguna de San Rafaël, des missionnaires espagnols ont rencontré « beaucoup de montagnes de glace, les unes grandes, les autres petites, les autres moyennes, » dans un étroit bras de mer, le 22 du mois qui correspond à notre mois de juin et sous une latitude qui correspond à celle du lac de Genève !
En Europe, le glacier le plus méridional qui s'avance jusqu'à la mer se rencontre, selon von Buch, sur la côte de Norwége par 67 degrés de latitude. Or cet endroit est situé plus de 20 degrés de latitude, ou 1230 milles (1980 kilomètres) plus près du pôle que la lagune de San Rafaël. On peut présenter sous un point de vue plus frappant encore la position des glaciers en cet endroit et dans le golfe de Penas ; en effet, ils s'avancent jusqu'au bord de la mer, à 7 degrés et demi de latitude ou 450 milles (724 kilomètres) d'un port où les coquillages les plus communs sont trois espèces d'Olives, une Volute et une Vis, à moins de 9 degrés d'une région où croissent les palmiers, à 4 degrés et demi d'un pays dont le jaguar et le puma parcourent les plaines, à moins de 2 degrés et demi des graminées arborescentes et (si on se reporte un peu à l'ouest dans le même hémisphère) à moins de 2 degrés des orchidées parasites et à moins d'un seul degré des fougères arborescentes !
Ces faits présentent un grand intérêt géologique relativement au climat de l'hémisphère septentrional, à l'époque du transport des blocs erratiques. Je n'ai pas à indiquer ici en détail avec quelle simplicité la théorie des montagnes de glace, chargées de fragments de rochers, explique l'origine et la position des blocs erratiques gigantesques sur la Terre de Feu orientale et sur les hautes plaines de Santa Cruz et de l'île de Chiloé. À la Terre de Feu, le plus grand nombre des blocs erratiques reposent sur les lignes d'anciens détroits, convertis actuellement en vallées par suite de l'élévation du sol. Ces blocs se trouvent aujourd'hui associés à une grande couche non stratifiée de boue et de sable, contenant des fragments arrondis et angulaires de toutes les grosseurs, couche due au sillonnement du fond de la mer par l'échouement des montagnes de glace et des matières qu'elles transportaient. Bien peu de géologues doutent aujourd'hui que les blocs erratiques qui se trouvent auprès des hautes montagnes ont été amenés par les glaciers eux-mêmes, et que ceux qui se trouvent à une grande distance des montagnes, enfouis dans les couches subaqueuses, ont été charriés en cet endroit par des montagnes de glace, ou ont été retenus par les glaces de la côte. Le rapport qui existe entre le transport des blocs erratiques et la présence de la glace sous quelque forme que ce soit, se trouve admirablement prouvé par la distribution géographique de ces blocs sur la terre. Dans l'Amérique méridionale, on ne trouve pas de blocs erratiques au delà du 48e degré de latitude en partant du pôle austral ; dans l'Amérique septentrionale il semble que la limite de leur transport s'étend à 33 degrés et demi du pôle boréal ; mais en Europe il ne s'étend pas à plus de 40 degrés de latitude, en partant du même point. D'autre part, on n'en a jamais observé dans les parties intertropicales de l'Amérique, de l'Asie et de l'Afrique ; on n'en a jamais observé non plus au cap de Bonne-Espérance ou en Australie.
Sur le climat et les productions des îles antarctiques. — Si l'on considère la vigueur de la végétation à la Terre de Feu et sur la côte qui s'étend au nord de cette région, on reste fort surpris quand on voit la condition des îles qui se trouvent au sud et au sud-ouest de l'Amérique. La terre de Sandwich, qui se trouve située sous une latitude correspondant à celle du nord de l'Écosse, a été découverte par Cook pendant le mois le plus chaud de l'année, et cependant cette terre « était recouverte d'une épaisse couche de neiges perpétuelles ; » il semble n'y avoir là aucune ou presque aucune végétation. La Géorgie, île ayant 96 milles (132 kilomètres) de longueur sur 10 (16 kilomètres) de largeur et sous une latitude correspondante à celle du Yorkshire, « est, au milieu même de l'été, couverte presque entièrement de neige congelée. » Cette île ne produit qu'un peu de mousse, quelques touffes d'herbes et de la pimprenelle sauvage ; elle ne possède qu'un seul oiseau terrestre (Anthus correndera), et cependant l'Islande, qui est 10 degrés plus près du pôle, possède, selon Mackensie, quinze oiseaux terrestres. Les îles Shetland du sud, qui se trouvent sous la latitude correspondant à la partie méridionale de la Norwége, ne produisent que quelques lichens, de la mousse et un peu d'herbe ; la baie dans laquelle le lieutenant Kendall avait jeté l'ancre commença à se remplir de glace à une période correspondant au 8 de notre mois de septembre. Le sol consiste en glace et en couches de cendres volcaniques intercalées. À une petite profondeur au-dessous de la surface, le sol doit rester perpétuellement congelé, car le lieutenant Kendall a trouvé le corps d'un marin étranger enterré depuis longtemps et dont la chair et les traits se trouvaient dans un état parfait de conservation. Fait singulier, dans les deux grands continents de l'hémisphère septentrional (je ne parle pas de l'Europe, où les terres sont si profondément entamées par la mer), la zone du sous-sol perpétuellement gelé se trouve dans une latitude assez basse — c'est-à-dire par 56 degrés dans l'Amérique septentrionale à la profondeur de 3 pieds et par 62 degrés en Sibérie, à la profondeur de 12 ou 15 pieds — ce qui résulte d'un état de choses absolument contraire à ce qui existe dans l'hémisphère méridional. Sur les continents septentrionaux, la radiation d'une grande superficie de terre dans une atmosphère fort claire rend l'hiver excessivement froid, froid qui n'est en aucune façon diminué par les courants d'eau chaude de la mer ; l'été, fort court, y est, il est vrai, ordinairement fort chaud. Dans l'Océan méridional, l'hiver n'est pas aussi froid, mais l'été est beaucoup moins chaud, parce que le ciel nuageux empêche la plupart du temps les rayons du soleil de venir réchauffer l'Océan, lequel d'ailleurs absorbe difficilement la chaleur ; aussi la température moyenne de l'année est-elle fort basse et c'est cette température qui influe sur la zone de la congélation perpétuelle du sol. Il est évident qu'une végétation vigoureuse qui a bien moins besoin de chaleur que d'une protection contre un froid intense, doit s'approcher beaucoup plus près de cette zone de congélation perpétuelle sous le climat égal de l'hémisphère méridional que sous le climat extrême des continents septentrionaux.
Le cadavre du marin parfaitement conservé dans le sol glacé des îles Shetland (latitude, 62 degrés à 63 degrés sud), dans une latitude un peu plus basse que celle (latitude, 64 degrés nord) sous laquelle on a trouvé les rhinocéros congelés en Sibérie, offre un exemple fort intéressant. Bien que ce soit une erreur, comme j'ai essayé de le prouver dans un chapitre précédent, de supposer que les plus gros quadrupèdes ont besoin d'une vigoureuse végétation pour assurer leur existence, il est important néanmoins de trouver aux îles Shetland un sous-sol gelé à 360 milles (560 kilomètres) des îles du cap Horn, îles si parfaitement couvertes de forêts et où, si on ne considère que la quantité de végétation, d'innombrables quadrupèdes pourraient vivre. La conservation parfaite des cadavres des éléphants et des rhinocéros de la Sibérie est certainement un des faits les plus étonnants de la géologie ; mais, en dehors de la prétendue difficulté de trouver des aliments en quantité suffisante dans les pays adjacents, le fait n'est pas, je crois, aussi extraordinaire qu'on le considère généralement. Les plaines de la Sibérie, comme celles des Pampas, semblent s'être formées sous une mer dans laquelle des fleuves ont apporté les cadavres de beaucoup d'animaux ; le squelette seul d'un grand nombre de ces animaux a été conservé, mais quelquefois aussi le cadavre parfait. Or on sait que, dans les parties peu profondes, sur la côte arctique de l'Amérique, le fond gèle, et qu'il ne dégèle pas, au printemps, aussi rapidement que la surface de la terre ; en outre, à de plus grandes profondeurs, où le fond de la mer ne gèle pas, la boue, à quelques pieds au-dessous de la couche supérieure, peut rester même en été au-dessous de la température de la glace fondante, ce qui se passe, d'ailleurs, sur le sol à la profondeur de quelques pieds. À des profondeurs plus grandes encore, la température de l'eau et de la boue ne serait probablement pas assez basse pour conserver les chairs. En conséquence, le squelette seul des cadavres se conserverait quand le corps de l'animal aurait été entraîné au delà des parties peu profondes. Or, dans l'extrême nord de la Sibérie, les ossements sont excessivement nombreux, si nombreux même, qu'ils forment des îlots tout entiers, et ces îlots se trouvent 10 degrés plus près du pôle que l'endroit où Pallas a trouvé les rhinocéros congelés. D'un autre côté, un cadavre entraîné par les eaux dans une partie peu profonde de l'océan Arctique se conserverait indéfiniment, en admettant toutefois qu'il ait été rapidement recouvert d'une couche de boue assez épaisse pour que la chaleur des eaux en été ne pénètre pas jusqu'à lui, et en admettant aussi que la couche qui le recouvre soit assez épaisse pour que, quand le fond de la mer s'est transformé en terre, la chaleur de l'air ne pénètre pas jusqu'à lui pour le corrompre.
Récapitulation. — Je vais récapituler en quelques mots les principaux faits relatifs au climat, à l'action des glaces et aux productions organiques de l'hémisphère méridional ; pour en mieux faire comprendre les singularités, je supposerai que nous sommes en Europe, contrées dont la géographie est mieux connue, et je prendrai des noms Européens tout en respectant scrupuleusement les positions en latitude et en longitude. Ainsi donc, près de Lisbonne, les coquillages marins les plus communs, c'est-à-dire trois espèces d'Olives, une Volute et une Vis, auraient un caractère tropical. Dans les provinces méridionales de la France, le sol disparaîtrait sous de magnifiques forêts, encombrées de graminées arborescentes et d'arbres chargés de plantes parasites. Le puma et le jaguar parcourraient les Pyrénées. Sous la latitude du mont Blanc, mais sur une île située aussi loin à l'ouest que l'est le centre de l'Amérique septentrionale, les fougères arborescentes et les orchidées parasites pousseraient au milieu des fourrés les plus épais. Aussi loin au nord que le Danemark central, les oiseaux-mouches voltigeraient au milieu de fleurs délicates et les perroquets habiteraient des bois toujours verts ; dans les mers environnantes on trouverait une Volute et tous les coquillages atteindraient une grosseur considérable. Néanmoins, sur quelques îles situées à 350 milles (560 kilomètres) seulement de notre nouveau cap Horn situé en Danemark, un cadavre enfoui dans le sol, ou entraîné dans une partie peu profonde de la mer et recouvert de boue, se conserverait gelé indéfiniment. Si quelque hardi navigateur essayait de pénétrer au nord de ces îles, il courrait mille dangers au milieu de gigantesques montagnes de glace et verrait, sur quelques-unes d'entre elles, d'énormes blocs de rochers entraînés loin de leur site originel. Une autre île fort considérable sous la latitude de l'Écosse méridionale, mais deux fois aussi loin à l'ouest, serait presque entièrement « recouverte de neiges éternelles ; » chacune des baies pénétrant dans cette île se terminerait par des glaciers d'où de grosses masses se détacheraient chaque année ; cette île ne produirait qu'un peu de mousse, de l'herbe et de la pimprenelle ; pour tout habitant terrestre elle ne posséderait qu'une alouette. De notre nouveau cap Horn, en Danemark, partirait, en s'étendant directement vers le sud, une chaîne de montagnes ayant à peine la moitié de la hauteur des Alpes ; sur le flanc occidental de cette chaîne tous les golfes, toutes les criques se termineraient par d'immenses glaciers. Ces détroits solitaires résonneraient souvent au bruit causé par la chute des glaces et des vagues terribles feraient alors d'incroyables ravages le long des côtes ; de nombreuses montagnes de glace, aussi grandes quelquefois que des cathédrales, chargées quelquefois aussi de gros blocs de rochers, viendraient s'échouer sur les îlots environnants ; par intervalles, de violents tremblements de terre projetteraient dans la mer des masses prodigieuses de glace. Enfin, des missionnaires essayant de pénétrer dans un long bras de mer, verraient de véritables fleuves de glace descendre des montagnes peu élevées jusqu'à la côte et d'innombrables glaçons flottants, les uns fort gros, les autres tout petits, arrêteraient à chaque instant leurs embarcations ; or cela se passerait le 22 juin et juste à l'endroit où se trouve le lac de Genève !
· Les brises du sud-ouest sont ordinairement fort sèches. Le 29 janvier, à l'ancre au large du cap Gregory, terrible tempête de l'ouest par sud, ciel clair avec quelques cumuli ; température, 57° F. (13°,8 c.) ; condensation de la rosée, 36° F. (2°,2 c.) ; différence, 21° F. (11°,6 c.). Le 15 janvier, au port Saint-Julian, dans la matinée, vents légers et beaucoup de pluie, suivis par un coup de vent très-violent avec pluie ; se change en violente tempête avec gros cumuli ; le temps s'éclaircit ; il vente très-fort du sud-sud-ouest. Température, 60° F. (15°,3 c.) ; condensation de la rosée, 42° F. (5°,5 c.) ; différence, 18° F. (10° c.).
· · Rengger. Natur. der Säugethiere von Paraguay, s. 334.
· · Le capitaine Fitz-Roy m'apprend qu'au mois d'avril, qui correspond à notre mois d'octobre, les feuilles des arbres qui croissent près de la base des montagnes changent de couleur, ce qui n'arrive pas à ceux qui croissent dans des situations plus élevées. Je me rappelle avoir lu quelques observations prouvant qu'en Angleterre les feuilles tombent plus tôt quand l'automne est beau et chaud que quand il est froid et tardif. Le changement de couleur, retardé ici dans les situations élevées et par conséquent plus froides, doit dépendre de la même loi générale. Les arbres de la Terre de Feu ne perdent jamais toutes leurs feuilles.
· · Décrit d'après mes spécimens et mes notes par le révérend J.-M. Berkeley, dans les Linnæan Transactions, vol. XIX, p. 37, sous le nom de Cyllaria Darwinii ; l'espère chilienne a été appelée C. Berteroii. Ce genre est allié au genre Bulgaria.
· · Je crois qu'il faut en excepter une Attica alpestre et un spécimen unique de Melasoma. M. Waterhouse m'apprend qu'il y a huit ou neuf espèces d'Harpalides (les formes de la plupart de ces espèces sont toutes particulières), quatre ou cinq espèces d'Heteromera, six ou sept de Rhynchophora, et une espèce de chacune des familles suivantes : Staphylinidæ, Elateridæ, Cebrionidæ, Melolonthidæ. Les espèces dans les autres ordres sont en plus petit nombre encore. Dans tous les ordres, la rareté des individus est même encore plus remarquable que celle des espèces. M. Waterhouse a décrit avec soin, dans les Annals of Nal. Hist., la plupart des Coléoptères.
· · L'habitat géographique de cette plante est fort étendu. On la trouve depuis les îlots les plus méridionaux, près du cap Horn, jusque par 43 degrés de latitude nord, sur la côte orientale, à ce que m'apprend M. Stokes ; mais sur la côte occidentale, comme me l'apprend le docteur Hooker, elle s'étend jusqu'au fleuve San-Francisco, en Californie, et peut-être même jusqu'au Kamtschatka. Ceci implique un développement immense en latitude ; et comme Cook, qui devait bien connaître cette espèce, l'a trouvée à la terre de Kerguelen, elle s'étend sur 140 degrés de longitude.
· · Voyages of the Adventure and Beagle, vol. I, p. 363. Il paraît que les plantes marines poussent extrêmement vite. M. Stephenson (Wilson, Voyage round Scotland, vol. II, p. 228) a trouvé qu'un rocher qui n'est découvert qu'aux grandes marées, et qui avait été poli en novembre, était, au mois de mai suivant, c'est-à-dire six mois après, recouvert de Fucus digitatus ayant 2 pieds de long, et de Fucus esculentus ayant pieds de longueur.
· · Les résultats relatifs à la Terre de Feu sont déduits des observations du capitaine King (Geographical Journal, 1830) et des observations faites à bord du Beagle. Je dois au capitaine Sulivan les données relatives à la température moyenne des îles Falkland (réduites d'après une série d'observations faites à minuit, à huit heures du matin, à midi, à huit heures du soir) pendant les trois mois les plus chauds, décembre, janvier, février. J'ai emprunté la température de Dublin à Barton.
· · Agueros, Descr. hist. de la prov. de Chiloé, 1791, p. 94.
· · Voir la traduction allemande de ce journal ; pour les autres faits, voir l'appendice de M. Brown au Voyage de Flinders.
· · Sur la Cordillère du Chili central, je crois que la limite des neiges varie beaucoup en hauteur selon les étés. On m'a assuré que, pendant un été très-long et très-sec, toute la neige de l'Aconcagua disparut, bien que cette montagne atteigne la hauteur prodigieuse de 6900 mètres. Il est probable qu'à ces grandes hauteurs la neige s'évapore plutôt qu'elle ne fond.
· · Miers, Chili, vol. I, p. 413. On dit que la canne à sucre croissait à Ingenio, lat., 32 à 33 degrés, mais pas en quantité suffisante pour que la manufacture du sucre y soit profitable. Dans la vallée de Quillota, au sud d'Ingenio, j'ai vu quelques grands dattiers.
· · Bulkeley et Cummin, Faithful Narrative of the loss of the Wager. Le tremblement de terre se produisit le 23 août 1741.
· · Agüeros, Descr. hist. de Chiloé, p. 227.
· · Geological Transactions, vol. VI, p. 415.
· · J'ai donné, dans la première édition de cet ouvrage et dans l'appendice qui y est attaché, les premiers détails publiés, je crois, à ce sujet. J'ai prouvé que les exceptions supposées à l'absence de blocs erratiques, dans certains pays chauds, sont dues à des observations erronées. Différents auteurs ont depuis confirmé mes remarques.
· · Richardson, Append. to Black's Exped., et Humboldt, Fragm. Asiat., t. II, p. 386.
· · Dease et Simpson, dans Geograph. Journ., vol. VIII, p. 218 et 220.
· · Cuvier, Ossements fossiles, t. I, p. 151 ; Billing, Voyages.
· Dans la précédente édition et dans l'appendice, j'ai indiqué quelques faits sur le transport des blocs erratiques et sur les montagnes de glace dans l'océan Antarctique. M. Hayes a dernièrement fort bien traité ce sujet dans le Boston Journal, vol. IV, p. 426. L'auteur ne paraît pas connaître un fait signalé par moi dans le Geographical Journal, vol. IX, p. 523, relativement à un bloc gigantesque enfoui dans une montagne de glace dans l'océan Antarctique, très-certainement à 100 milles de distance de toute terre, sinon plus. Dans l'appendice, j'ai discuté longuement une probabilité à laquelle, à cette époque, on pensait à peine ; c'est-à-dire que les montagnes de glace, en échouant, strient et polissent les rochers comme le font les glaciers. C'est là aujourd'hui une opinion assez communément acceptée, et je crois toujours qu'elle peut s'appliquer à des phénomènes analogues à ceux que présente le Jura. Le docteur Richardson m'a affirmé que les montagnes de glace, au large de la côte de l'Amérique du Nord, poussent devant elles des cailloux et du sable et dénudent absolument les rocs sur lesquels elles passent ; or, on ne peut guère mettre en doute qu'elles doivent en même temps polir et strier les rochers dans la direction des principaux courants. Depuis que j'ai écrit cet appendice, j'ai pu, dans le nord du pays de Galles (London Phil. Magaz., vol. XXI, p. 180), étudier les effets de l'action réciproque des glaciers et des montagnes de glace.
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CHAPITRE XII
Valparaiso. — Excursion au pied des Andes. — Conformation du sol. — Ascension de la cloche de Quillota. — Masses de grès brisé en morceaux. — Vallées immenses. — Mines. — Condition des mineurs. — Santiago. — Bains chauds de Cauquenes. — Mines d'or. — Moulins à broyer. — Pierres perforées. — Habitudes du Puma. — El Turno et El Tapacolo. — Oiseaux-mouches.
Chili central.
23 juillet. — Le Beagle jette l'ancre pendant la nuit dans la baie de Valparaiso, principal port du Chili. Au jour levant, nous sommes sur le pont. Nous venons de quitter la Terre de Feu ; quel changement ! et comme tout ici nous semble délicieux, tant l'atmosphère est transparente, tant le ciel est pur et bleu, tant le soleil brille, tant la nature entière semble regorger de vie ! De l'endroit où nous avons jeté l'ancre, la vue est fort jolie. La ville est bâtie au pied d'une chaîne de collines assez escarpées et ayant environ 1600 pieds (480 mètres) de hauteur. En conséquence de cette situation, Valparaiso ne consiste qu'en une longue rue parallèle à la côte ; mais chaque fois qu'un ravin ouvre le flanc des collines, les maisons s'empilent de chaque côté. Une végétation fort maigre couvre ces collines arrondies, aussi les flancs rouge vif des nombreux petits ravins qui les séparent resplendissent au soleil. La couleur du terrain, les maisons basses, blanchies à la chaux et couvertes de tuiles, me rappelaient beaucoup Santa Cruz, à Ténériffe. Vers le nord-est, on a une échappée magnifique sur les Andes, mais du haut des collines voisines on les aperçoit beaucoup mieux ; on peut alors juger de la grande distance à laquelle elles sont situées, et le coup d'œil est splendide. Le volcan d'Aconcagua offre un aspect tout particulièrement magnifique. Cette immense masse irrégulière atteint à une hauteur plus considérable que celle du Chimborazo ; car, d'après les relevés faits par les officiers du Beagle, il s'élève à la hauteur de 23 000 pieds (6900 mètres). Cependant, vue de ce point, la Cordillère doit une grande partie de sa beauté à l'atmosphère à travers laquelle on la voit. Quel spectacle admirable que celui de ces montagnes dont les formes se détachent sur l'azur du ciel et dont les couleurs revêtent les teintes les plus vives au moment où le soleil se couche sur le Pacifique !
Je suis assez heureux pour rencontrer un de mes vieux camarades de pension, M. Richard Gorfield, qui habite actuellement Valparaiso. Grâce à son obligeance et à sa cordiale hospitalité, mon séjour au Chili, pendant tout le temps qu'y resta le Beagle, fut un véritable enchantement. Le voisinage immédiat de Valparaiso offre peu d'intérêt au naturaliste. Pendant le long été le vent souffle régulièrement du sud et un peu de terre, de telle sorte qu'il ne pleut jamais ; pendant les trois mois d'hiver, au contraire, les pluies sont assez abondantes. Ces longues sécheresses ont une grande influence sur la végétation, qui est fort rare ; il n'y a d'arbres que dans les profondes vallées, et on n'aperçoit qu'un peu d'herbe et quelques maigres buissons sur les parties les moins escarpées des collines. Quand on pense qu'à 350 milles (563 kilomètres) seulement plus au sud, tout ce côté des Andes est absolument caché par une impénétrable forêt, on ne peut s'empêcher de ressentir un profond étonnement. Je fais, aux alentours de la ville, de longues promenades à la recherche d'objets intéressants au point de vue de l'histoire naturelle. Quel admirable pays pour la marche ! Quelles fleurs splendides ! Comme dans tous les climats secs, les buissons eux-mêmes sont particulièrement odoriférants ; rien qu'à les traverser on a les habits tout parfumés. Je ne cessais de m'extasier chaque jour qu'il fît aussi beau temps que la veille. Quelle immense différence un beau climat n'apporte-t-il pas dans le bonheur de la vie ! Combien sont contraires les sensations que l'on ressent à la vue d'une chaîne de montagnes noires à demi enveloppées de nuages et à la vue d'une autre chaîne que l'on aperçoit plongée dans la pure atmosphère d'un beau jour. Le premier spectacle peut, pendant quelque temps, vous paraître grandiose et sublime, le second vous charme et éveille en vous des impressions toutes pleines de gaieté et de bonheur.
14 août. — Je pars pour faire une excursion à cheval ; je vais étudier la géologie de la base des Andes, seule partie de ces montagnes qui, à cette époque de l'année, ne soit pas recouverte par les neiges de l'hiver. Pendant toute la journée, nous nous dirigeons vers le nord en suivant le bord de la mer. Nous arrivons fort tard à l'hacienda de Quintero, propriété qui appartenait autrefois à lord Cochrane. Mon but, en venant ici, est de visiter les grandes couches de coquillages situées à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer et que l'on brûle aujourd'hui pour les convertir en chaux. Il est évident que toute cette ligne de côtes a été soulevée. On trouve un grand nombre de coquillages paraissant fort anciens à une hauteur de quelques centaines de pieds ; j'en ai même trouvé quelques-uns à 1300 pieds d'élévation. Ces coquillages sont épars çà et là à la surface, ou sont enfouis dans une couche de terre végétale noire-rougeâtre. En examinant cette terre végétale au microscope, je suis tout surpris de voir qu'elle est de formation marine et pleine d'une multitude de particules de corps organisés.
15 août. — Nous nous dirigeons vers la vallée de Quillota. Le pays est fort agréable ; les poètes, sans aucun doute, lui appliqueraient l'épithète de pastoral : de grandes pelouses vertes, séparées par de petites vallées où coulent des ruisseaux ; çà et là, sur le penchant des collines, les cottages des bergers. Nous sommes obligés de traverser la crête du Chilicauquen. À sa base, nous trouvons de magnifiques arbres toujours verts, mais ils ne croissent que dans les ravins où il y a de l'eau courante. Quiconque n'aurait vu que les environs immédiats de Valparaiso ne pourrait croire qu'il y a des endroits aussi pittoresques au Chili. Dès que nous atteignons le sommet de la sierra, nous voyons s'ouvrir à nos pieds la Quillota. Le coup d'œil est admirable. Cette vallée est large et plate ; aussi les irrigations peuvent-elles se faire facilement dans toutes ses parties. Les petits jardins carrés qui la divisent sont pleins d'orangers, d'oliviers et de légumes de toutes espèces. De chaque côté s'élèvent d'immenses montagnes nues, ce qui fait un vif contraste avec les belles cultures de la vallée. Celui qui a donné à Valparaiso le nom de Vallée du Paradis devait penser à Quillota. Nous traversons cette vallée pour nous rendre à l'hacienda de San Isidro, située au pied même de la montagne de la Cloche.
Le Chili, comme on peut le voir d'après les cartes, est une étroite bande de terre située entre la Cordillère et le Pacifique. Cette bande est, en outre, traversée par plusieurs chaînes de montagnes qui, dans cette partie, sont parallèles à la chaîne principale. Entre ces chaînes extérieures et la Cordillère se trouve une série de bassins plats, communiquant ordinairement les uns avec les autres par d'étroits passages et s'étendant fort loin vers le sud. C'est dans ces bassins que sont situées les principales villes : San Felipe, Santiago, San Fernando. Ces bassins ou ces plaines, si on aime mieux leur donner ce nom, ainsi que les vallées plates transversales (comme celle de Quillota) qui les relient à la côte, sont, j'en suis persuadé, le fond d'anciennes baies semblables à celles qui, aujourd'hui, découpent si profondément toutes les parties de la Terre de Feu et de la côte occidentale plus au sud. Le Chili doit avoir anciennement ressemblé à ce dernier pays par la distribution de la terre et des eaux. De temps en temps cette ressemblance devient frappante, surtout quand un brouillard épais recouvre comme d'un manteau toutes les parties inférieures du pays ; les vapeurs blanches roulant dans les ravins représentent, à s'y méprendre, autant de baies et de petits havres, tandis que çà et là une colline solitaire, émergeant du brouillard, indique une île ancienne. Le contraste de ces vallées et de ces bassins plats avec les montagnes irrégulières qui les entourent donne au paysage un caractère qu'il ne m'a encore été donné de voir nulle part et qui m'intéresse beaucoup.
Ces plaines s'inclinent naturellement vers la côte ; aussi sont-elles fort bien arrosées et en conséquence très-fertiles. Sans cette irrigation, la terre ne produirait presque rien, car, pendant l'été tout entier, aucun nuage ne vient ternir la pureté du ciel. On trouve çà et là sur les montagnes et sur les collines quelques arbres rabougris, mais, en dehors de cela, à peine y a-t-il une végétation. Chaque propriétaire dans la vallée possède une certaine partie de colline où ses bestiaux à demi sauvages parviennent cependant à subsister, quelque considérable que soit leur nombre. Une fois par an, on fait ce qu'on appelle un grand rodeo, c'est-à-dire qu'on fait descendre tous les bestiaux dans la vallée, on les compte, on les marque et on en sépare quelques-uns que l'on fait engraisser dans des prairies artificielles. On cultive dans ces vallées beaucoup de blé et de maïs ; cependant le principal aliment des paysans est une espèce de fève. Les vergers produisent des pêches, des figues et des raisins en très-grande abondance. Avec tous ces avantages, les habitants du pays devraient être beaucoup plus prospères qu'ils ne le sont réellement.
16 août. — Le majordome de l'hacienda est assez aimable pour me donner un guide et des chevaux frais et nous partons dans la matinée pour faire l'ascension de la Campana, ou montagne de la Cloche, qui atteint une élévation de 6400 pieds (1920 mètres). Les chemins sont affreux, mais les particularités géologiques et le splendide paysage qu'on découvre à chaque instant compensent notre peine, et au delà. Le soir, nous atteignons une source appelée l'agua del Guanaco, source située à une grande hauteur. Le nom de cette source doit être fort ancien, car il y a bien des années qu'un Guanaco n'est venu se désaltérer à ses eaux. Pendant l'ascension, je remarque que sur le versant septentrional il ne pousse que des buissons, tandis que le versant méridional est couvert d'un bambou qui atteint environ 15 pieds de hauteur. Dans quelques endroits on rencontre des palmiers, et je suis tout étonné d'en trouver un à 4500 pieds de hauteur (1350 mètres). Par rapport à la famille à laquelle ils appartiennent, ces palmiers sont de très-vilains arbres. Leur tronc fort gros affecte une forme curieuse : il est plus gros vers le centre qu'à la base et au sommet. Dans quelques parties du Chili, on les trouve en nombre considérable et ils sont très-précieux, à cause d'une sorte de mélasse qu'on tire de leur sève. Dans une propriété auprès de Petorca on a essayé de les compter, mais on y a renoncé après être arrivé au chiffre de plusieurs centaines de mille. Tous les ans, au commencement du printemps, au mois d'août, on en coupe un grand nombre, et, quand le tronc est étendu à terre, on enlève les feuilles qui le couronnent. La sève se met alors à couler de l'extrémité supérieure ; elle coule ainsi pendant des mois entiers, mais à condition d'enlever chaque matin une nouvelle tranche du tronc, de façon à exposer une nouvelle surface à l'action de l'air. Un bon arbre produit 90 gallons (410 litres) ; le tronc du palmier, qui paraît si sec, devait donc évidemment contenir cette quantité de sève. On dit que la sève s'écoule d'autant plus vite que le soleil est plus chaud ; on dit aussi qu'il faut avoir grand soin, en coupant l'arbre, de le faire tomber de façon à ce que le sommet soit plus élevé que la base, car, dans le cas contraire, la sève ne s'écoule pas ; on aurait pu penser cependant que, dans ce dernier cas, la gravitation aurait dû aider à l'écoulement. On concentre cette sève en la faisant bouillir et on lui donne alors le nom de mélasse, substance à laquelle elle ressemble beaucoup par le goût.
Nous arrêtons nos chevaux auprès de la source et nous faisons nos préparatifs pour passer la nuit. La soirée est admirable, l'atmosphère si claire, que nous pouvons distinguer comme de petites raies noires les mâts des vaisseaux à l'ancre dans la baie de Valparaiso, bien que nous en soyons éloignés de 26 milles géographiques au moins.
Un bâtiment qui double la pointe de la baie toutes voiles dehors nous apparaît comme un brillant point blanc. Anson s'étonne beaucoup, dans son Voyage, qu'on ait aperçu ses vaisseaux à une aussi grande distance de la côte ; mais il ne tenait pas assez compte de la hauteur des terres et de la grande transparence de l'air.
Le coucher du soleil est admirable ; les vallées sont plongées dans l'obscurité, tandis que les pics neigeux des Andes se colorent de teintes rosées. Quand il fait tout à fait nuit, nous allumons notre feu sous un petit berceau de bambous ; nous faisons griller notre charqui (morceau de bœuf desséché), nous prenons notre maté et nous nous sentons tout à fait à l'aise. Il y a un charme inexprimable à vivre ainsi en plein air. La soirée est parfaitement calme ; on n'entend de temps en temps que le cri aigu de la viscache des montagnes ou la note plaintive de l'engoulevent. Outre ces animaux, peu d'oiseaux ou même d'insectes fréquentent ces montagnes sèches et arides.
17 août. — Nous escaladons les immenses blocs de grès qui couronnent le sommet de la montagne. Comme il arrive fréquemment, ces rochers sont tout fendillés et brisés en fragments anguleux considérables. J'observe, toutefois, une circonstance fort remarquable : c'est que les surfaces de fente présentent tous les degrés de fraîcheur ; on aurait dit que certains blocs s'étaient brisés la veille, d'autres, au contraire, portaient des lichens tout jeunes encore ; sur d'autres enfin poussaient des mousses fort anciennes. J'étais si parfaitement convaincu que ces fractures provenaient de nombreux tremblements de terre que, malgré moi, je m'éloignais de tous les blocs qui ne me paraissaient pas bien solides. On peut, d'ailleurs, facilement se tromper sur un fait de cette nature et je ne fus bien convaincu de mon erreur qu'après avoir fait l'ascension du mont Wellington, dans la Terre de Van-Diémen, où il n'y a jamais de tremblements de terre. Les blocs qui forment le sommet de cette dernière montagne sont également brisés en morceaux, mais, en cet endroit, on dirait que les fractures se sont produites il y a des milliers d'années.
Nous passons la journée au sommet de la montagne, et jamais le temps ne m'a paru si court. Le Chili, borné par les Andes et par l'océan Pacifique, s'étend à nos pieds comme une vaste carte. Le spectacle en lui-même est admirable, mais le plaisir que l'on ressent s'augmente encore des nombreuses réflexions que suggère la vue de la Campana et des chaînes parallèles ainsi que de la large vallée de la Quillota, qui les coupe à angle droit. Qui peut s'empêcher de s'étonner en pensant à la puissance qui a soulevé ces montagnes et, plus encore, aux siècles sans nombre qu'il a fallu pour briser, pour enlever, pour aplanir des parties si considérables de ces masses colossales ? Il est bon dans ce cas de se rappeler les immenses couches de cailloux et de sédiments de la Patagonie, couches qui augmenteraient de tant de milliers de pieds la hauteur des Cordillères, si on les empilait sur elles. Alors que j'étais en Patagonie, je m'étonnais qu'il se soit trouvé une chaîne de montagnes assez colossale pour fournir de semblables masses sans disparaître entièrement. Il ne faut pas se laisser aller ici à l'étonnement contraire et se mettre à douter que le temps tout-puissant ne parvienne à changer en cailloux et en boue les gigantesques Cordillères elles-mêmes.
Les Andes m'offrent un aspect tout différent de celui auquel je m'attendais. La limite inférieure des neiges est, bien entendu, horizontale, et les sommets égaux de la chaîne semblent tout à fait parallèles jusqu'à cette ligne. À de longs intervalles seulement, un groupe de pointes ou un seul cône indique l'emplacement d'un ancien cratère ou d'un volcan encore en activité. Aussi la chaîne des Andes ressemble-t-elle à un mur immense surmonté çà et là par une tour ; ce mur borne admirablement le pays.
De quelque côté que l'on tourne les yeux, on voit des trous de mines ; la fièvre des mines d'or est telle, au Chili, qu'on a exploré toutes les parties du pays. Je passe la soirée comme la veille, en causant auprès du feu avec mes deux compagnons. Les Guasos du Chili correspondent aux Gauchos des Pampas, mais ce sont en somme des êtres tout différents. Le Chili est plus civilisé, aussi les habitants ont-ils perdu beaucoup de leur caractère individuel. Les gradations de rang sont ici bien plus marquées ; le Guaso ne considère pas tous les hommes comme ses égaux et j'ai été tout surpris de voir que mes compagnons n'aimaient pas à prendre leurs repas en même temps que moi. Ce sentiment d'inégalité est une conséquence nécessaire de l'existence d'une aristocratie de fortune. On dit qu'il y a ici quelques grands propriétaires qui ont de 125 000 à 200 000 francs de revenu annuel. C'est là une inégalité de fortune qui ne se rencontre pas, je crois, dans les pays où l'on élève le bétail à l'est des Andes. Le voyageur ne trouve plus ici cette hospitalité sans bornes qui fait refuser tout payement et qui est offerte de si bonne grâce, que l'on ne peut se faire aucun scrupule à l'accepter. Presque partout, au Chili, on vous reçoit pour la nuit, mais on s'attend à ce que vous donniez quelque chose en partant le matin et même un homme riche accepte parfaitement 2 ou 3 francs. Le Gaucho est un gentleman, tout en étant peut-être un assassin ; le Guaso, préférable sous quelques rapports, n'est jamais qu'un homme ordinaire et vulgaire. Bien que ces deux classes d'hommes aient à peu près les mêmes occupations, leurs habitudes et leur costume diffèrent ; les particularités qui les distinguent sont, en outre, universelles dans les deux pays respectifs. Le Gaucho semble ne faire qu'un avec son cheval, il rougirait de s'occuper de quoi que ce soit, sauf quand il est sur le dos de sa monture ; on peut louer le Guaso pour le faire travailler aux champs. Le premier se nourrit exclusivement de viande ; le second, presque entièrement de légumes. On ne retrouve plus ici les bottes blanches, les pantalons larges, la chilipa écarlate, qui constituent le pittoresque costume des Pampas ; au Chili, on porte des jambières de laine verte ou noire pour protéger les pantalons ordinaires. Cependant le poncho est commun aux deux pays. Le Guaso met tout son orgueil dans ses éperons, qui sont ridiculement grands. J'ai eu occasion de voir des éperons dont la molette avait 6 pouces de diamètre et était armée de trente pointes. Les étriers atteignent les mêmes proportions, chacun d'eux consiste en un bloc de bois carré, évidé et sculpté, qui pèse au moins 3 ou 4 livres. Le Guaso se sert du laço, mieux encore peut-être que le Gaucho, mais la nature de son pays est telle qu'il ne connaît pas les bolas.
18 août. — En descendant la montagne, nous traversons quelques endroits charmants où se trouvent des ruisseaux et des arbres magnifiques. Je passe la nuit à l'hacienda où j'ai déjà couché, puis, pendant deux jours, je remonte la vallée ; je traverse Quillota, qui est une succession de vergers plutôt qu'une ville. Ces vergers sont admirables ; partout des pêchers en fleur. Je vois aussi des dattiers dans un ou deux endroits ; ce sont des arbres magnifiques et dont l'effet doit être superbe quand on les voit par groupes dans les déserts de l'Asie ou de l'Afrique. Je traverse San Felipe, jolie petite ville qui ressemble à Quillota. La vallée forme ici une de ces grandes baies ou plaines qui s'étendent jusqu'au pied même de la Cordillère ; j'ai déjà parlé de ces plaines comme de l'un des traits caractéristiques du paysage du Chili. Nous arrivons le soir aux mines de Jajuel, situées dans un ravin, sur le flanc de la grande chaîne. J'y séjourne cinq jours. Mon hôte, surveillant de la mine, est un mineur de la Cornouailles fort rusé, mais fort ignorant. Il a épousé une Espagnole et n'a pas l'intention de revenir en Angleterre ; il n'en admire pas moins par-dessus tout les mines de son pays natal. Entre autres questions, il me fait celle-ci : « À présent que Georges Rex est mort, pourriez-vous me dire combien il reste encore de membres de la famille Rex ? » Ce Rex est certainement parent du grand auteur Finis qui a signé tous les livres.
Les mines de Jajuel sont des mines de cuivre, et on expédie tout le minerai à Swansea pour l'y faire fondre. Aussi ces mines ont-elles un aspect singulièrement tranquille quand on les compare à celles de l'Angleterre : il n'y a ici ni fumée, ni hauts fourneaux, ni machines à vapeur qui troublent la solitude des montagnes environnantes.
Le gouvernement chilien, ou plutôt la vieille loi espagnole encore en vigueur, encourage de toutes façons la recherche des mines. Moyennant un droit de 5 francs, la personne qui découvre une mine a le droit de l'exploiter, quel que soit l'endroit où elle se trouve ; avant de payer ce droit, elle peut continuer ses recherches pendant vingt jours, même dans le jardin de son voisin.
On sait actuellement que la méthode employée au Chili pour exploiter les mines est de beaucoup la moins dispendieuse. Mon hôte me dit que les étrangers ont introduit dans le pays deux améliorations principales : 1o la réduction, par un grillage, des pyrites de cuivre ; ces pyrites constituent le minerai le plus commun de la Cornouailles ; aussi les mineurs anglais furent-ils très-étonnés, à leur arrivée, de les voir rejeter ici comme n'ayant aucune valeur ; 2o le concassage et le lavage des scories provenant des anciennes fournaises, ce qui permet de recouvrer une grande quantité de parcelles de métal. J'ai vu des mules porter à la côte une cargaison de ces scories destinées à l'exportation en Angleterre. Mais le premier cas est de beaucoup le plus curieux. Les mineurs chiliens étaient si convaincus que les pyrites de cuivre ne contiennent pas un atome de métal, qu'ils se moquèrent de l'ignorance des Anglais ; ceux-ci, à leur tour, ne manquèrent pas de se moquer des Chiliens et achetèrent les veines les plus riches de minerai moyennant quelques dollars. Il est fort curieux que, dans un pays où on exploite les mines depuis si longtemps, on n'ait jamais découvert un procédé aussi simple que celui du grillage pour chasser le soufre avant la fonte. On a introduit aussi quelques améliorations dans les machines les plus simples ; mais aujourd'hui encore (1834) on épuise quelques mines en transportant l'eau à dos d'homme dans des sacs de cuir !
Les ouvriers mineurs travaillent beaucoup. On leur donne très-peu de temps pour leurs repas et, en hiver comme en été, ils se mettent au travail avec le jour et ne cessent qu'à la nuit. Ils reçoivent 25 francs par mois, plus leur nourriture ; pour déjeuner, on leur donne seize figues et deux petits morceaux de pain ; pour dîner, des fèves cuites à l'eau ; pour souper, du blé concassé et grillé. Ils ne mangent presque jamais de viande ; car, sur leurs 300 francs par an, il leur faut s'habiller et nourrir leur famille. Les mineurs qui travaillent à l'intérieur de la mine reçoivent 31 fr. 25 par mois ; on leur donne, en outre, un peu de charqui ; mais ces hommes ne quittent la triste scène de leur travail qu'une fois tous les quinze jours ou toutes les trois semaines.
Quel plaisir n'éprouvai-je pas, pendant mon séjour à Jajuel, à escalader ces immenses montagnes ! La géologie du pays est fort intéressante, il est facile de le comprendre. Les roches brisées, soumises à l'action du feu, traversées par d'innombrables dykes de diorite, prouvent quelles formidables commotions ont eu lieu autrefois. Le paysage ressemble beaucoup à celui que l'on peut voir auprès de la cloche de Quillota : des montagnes sèches et arides, couvertes çà et là de buissons au rare feuillage. Cependant il y a ici un grand nombre de cactus ou plutôt d'opuntias. J'en mesurai un qui affectait la forme d'une sphère et qui, y compris les épines, avait 6 pieds 4 pouces de circonférence. La hauteur de l'espèce commune, branchue, est de 12 à 15 pieds, et la circonférence des branches, y compris les épines, entre 3 et 4 pieds.
Une chute de neige considérable sur les montagnes m'empêche, pendant les deux derniers jours de mon séjour, de faire quelques excursions intéressantes. J'essaye de pénétrer jusqu'à un lac que les habitants, je n'ai jamais pu savoir pourquoi, considèrent comme un bras de mer. Pendant une sécheresse terrible, on proposa de creuser un canal pour amener dans la plaine l'eau de ce lac ; mais le padre, après une longue consultation, déclara que c'était là chose trop dangereuse, car tout le Chili serait inondé si, comme on le supposait généralement, le lac communiquait avec le Pacifique. Nous montons à une grande hauteur, mais nous nous perdons dans les neiges et nous ne pouvons atteindre ce lac étonnant ; nous devons donc rebrousser chemin, mais ce n'est pas sans difficultés. J'ai cru un instant que nous perdrions nos chevaux, car nous n'avions aucun moyen de juger de l'épaisseur de la couche de neige, et les pauvres bêtes ne pouvaient avancer que par soubresauts. À en juger par le ciel chargé de nuages, une nouvelle tempête de neige se préparait ; aussi ce ne fut pas sans un grand sentiment de satisfaction que nous arrivâmes chez notre hôte. À peine étions-nous de retour, que la tempête se déchaînait dans toute sa violence ; il était très-heureux pour nous qu'elle n'eût pas commencé trois heures plus tôt.
26 août. — Nous quittons Jajuel et nous traversons une seconde fois le bassin de San Felipe. Il fait un temps admirable, et l'atmosphère est d'une grande pureté. L'épaisse couche de neige qui vient de tomber fait admirablement ressortir les formes de l'Aconcagua et de la chaîne principale ; le spectacle est imposant. Nous nous dirigeons actuellement vers Santiago, capitale du Chili. Nous traversons le Cerro del Talguen et nous passons la nuit dans un petit rancho. Notre hôte a plus que de l'humilité quand il compare le Chili aux autres pays : « Quelques-uns voient avec les deux yeux, d'autres avec un œil ; mais, pour ma part, je crois que le Chili n'y voit pas du tout. »
27 août. — Après avoir traversé plusieurs collines peu élevées, nous descendons dans la petite plaine de Guitron, entourée de tous côtés par des collines. Dans des bassins tels que celui-ci, bassins situés de 1000 à 2000 pieds au-dessus du niveau de la mer, deux espèces d'acacia, aux formes rabougries, croissent en grand nombre, mais ils sont très-espacés les uns des autres. On ne trouve jamais ces arbres près de la côte ; c'est un autre trait caractéristique à ajouter à ceux qu'offrent déjà ces bassins. Nous traversons une petite chaîne de collines qui sépare Guitron de la grande plaine où se trouve Santiago. Du haut de cette chaîne, la vue est admirable : une plaine parfaitement plate, couverte en partie par des bois d'acacia ; au loin, la ville s'adossant à la base des Andes, dont les pics neigeux reflètent toutes les teintes du soleil couchant. Au premier coup d'œil on reconnaît que cette plaine représente une ancienne mer intérieure. Dès que nous sommes dans la plaine, nous mettons nos montures au galop et nous arrivons à Santiago avant qu'il fasse tout à fait nuit.
Je passe une semaine fort agréable dans cette ville. J'occupais mes matinées à aller visiter divers points de la plaine ; le soir, je dînais avec plusieurs négociants anglais dont l'hospitalité est bien connue. Une source de plaisir continuel est de grimper sur le rocher (Saint-Lucia) qui se trouve au centre même de la ville. De là, la vue est fort jolie et, comme je l'ai dit, toute particulière. On me dit que ce caractère est commun aux villes construites sur les grandes plates-formes du Mexique. Inutile de parler de la ville en détail ; elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que Buenos Ayres, bien que construite sur le même plan. Je suis arrivé ici en faisant un assez long circuit vers le nord. Aussi je me décide à retourner à Valparaiso en faisant une excursion un peu plus considérable encore, mais cette fois au sud de la route directe.
5 septembre. — Nous arrivons vers midi à un de ces ponts suspendus faits en peaux, ponts qui traversent le Maypu, grand fleuve au courant rapide, qui coule à quelques lieues au sud de Santiago. Triste chose que ces ponts. Le tablier, qui se prête à tous les mouvements des cordes qui le soutiennent, consiste en morceaux de bois placés les uns auprès des autres ; à chaque instant se présente un trou et, sous le poids d'un homme conduisant son cheval par la bride, tout le pont oscille d'une façon terrible. Dans la soirée, nous arrivons à une ferme fort confortable et nous nous trouvons en présence de plusieurs señoritas fort jolies. Je suis entré dans une de leurs églises, poussé par la simple curiosité, ce qui les scandalise beaucoup. Puis elles me disent : « Pourquoi ne devenez-vous pas chrétien ? car notre religion est la seule vraie. » Je leur affirme que moi aussi je suis chrétien, quoique ne l'étant pas de la même façon qu'elles. Mais elles ne veulent pas me croire. « Vos prêtres, vos évêques même, ne se marient-ils pas ? » ajoutent-elles. Un évêque se marier ! c'est ce qui les frappe le plus ; elles ne savent si elles doivent rire ou se scandaliser de cette énormité.
6 septembre. — Nous nous dirigeons droit vers le sud et nous passons la nuit à Rancagua. La route traverse une plaine étroite, bornée d'un côté par des collines élevées, et de l'autre par la Cordillère. Le lendemain nous remontons la vallée du rio Cachapual, où se trouvent les bains chauds de Cauquenes, si longtemps célèbres pour leurs propriétés médicinales. Dans les régions les moins fréquentées, on enlève ordinairement les ponts suspendus pendant l'hiver, parce que les eaux sont alors fort basses. C'est ce que l'on a fait dans cette vallée, aussi sommes-nous obligés de traverser le torrent à cheval. Le passage est désagréable, car l'eau écume et court si rapidement sur le lit du torrent formé de grosses pierres arrondies, que la tête vous tourne au point qu'il est difficile de dire si votre cheval avance ou reste en place. En été, lors de la fonte des neiges, il est impossible de traverser ces torrents à gué ; leur force et leur fureur sont alors extraordinaires, comme on peut le voir par des signes évidents sur les deux rives. Dans la soirée, nous arrivons aux bains et nous y restons cinq jours, sur lesquels, malheureusement, la pluie nous retient enfermés deux jours entiers. Les constructions consistent en un carré formé de misérables huttes, dont chacune ne contient qu'une table et un banc. Ces bains sont situés dans une vallée étroite et profonde qui contourne le flanc de la Cordillère centrale. C'est un lieu tranquille et solitaire qui ne manque pas de grandes beautés sauvages.
Les sources minérales de Cauquenes s'échappent d'une ligne de dislocation traversant un massif de roches stratifiées ; partout on voit les preuves de l'action de la chaleur. Une quantité considérable de gaz s'échappe avec l'eau et par les mêmes orifices. Bien que les sources ne soient éloignées que de quelques mètres les unes des autres, elles ont des températures fort différentes ; ceci semble provenir d'un mélange inégal d'eau froide ; celles, en effet, qui ont la température la plus basse ont perdu toute espèce de goût minéral. Après le grand tremblement de terre de 1822, les sources cessèrent de couler et l'eau ne reparut guère qu'au bout d'un an. Le tremblement de terre de 1835 les affecta considérablement aussi, car leur température passa soudain de 118 à 92 degrés F. (47°,7 à 33°,3 c.). Il semble probable que des commotions souterraines doivent affecter davantage les eaux minérales provenant de grandes profondeurs que celles qui viennent d'une petite distance au-dessous de la surface. Le gardien des bains m'a affirmé que les sources sont plus chaudes et plus abondantes en été qu'en hiver. Qu'elles soient plus chaudes, cela est tout naturel, car il doit y avoir pendant la saison sèche un mélange moins considérable d'eau froide ; mais qu'elles soient plus abondantes paraît, au premier abord, étrange et contradictoire. On ne peut donc, je crois, attribuer cette augmentation périodique pendant l'été qu'à la fonte des neiges, et cependant les montagnes couvertes de neige pendant cette saison se trouvent à 3 ou 4 lieues des sources. Je n'ai aucune raison pour mettre en doute la véracité du gardien, qui, ayant vécu plusieurs années dans cet endroit, doit avoir parfaitement remarqué ces changements. Mais, si le fait est vrai, il est extrêmement curieux ; il faut supposer, en effet, que l'eau provenant de la fonte des neiges traverse des couches poreuses pour descendre jusqu'à la région de la chaleur, puis qu'elle est de nouveau rejetée à la surface par la ligne de roches disloquées à Cauquenes. La régularité du phénomène semblerait indiquer, en outre, que, dans ce district, la région des roches échauffées ne se trouve pas à une grande profondeur.
Je remonte la vallée jusqu'au point habité le plus éloigné. Un peu au-dessus de ce point, la vallée de Cachapual se divise en deux ravins extrêmement profonds qui pénètrent directement dans la chaîne principale. Je fais l'ascension d'une montagne en forme de pic, qui a probablement plus de 6000 pieds de hauteur. Là, comme partout ailleurs dans ce pays, on se trouve en présence de scènes qui offrent le plus profond intérêt. C'est par l'un de ces ravins que Pincheira pénétra dans le Chili pour ravager toute la contrée avoisinante. C'est ce même individu qui attaqua une estancia sur les bords du rio Negro, attaque dont j'ai déjà parlé. Pincheira est un Espagnol renégat de demi-caste, qui rassembla une grande troupe d'Indiens et s'établit sur le bord d'une rivière dans les Pampas, établissement que n'ont jamais pu découvrir les troupes envoyées à sa poursuite. Il part de ce point et, traversant les Cordillères par des passages inconnus, il vient ravager les fermes, s'empare des troupeaux et les conduit à son habitation secrète. Pincheira est un écuyer de premier ordre, ainsi que tous ses compagnons d'ailleurs, car il a pour principe invariable de casser la tête à quiconque ne peut pas le suivre. C'est contre ce chef de bandits et quelques autres tribus indiennes errantes que Rosas faisait la guerre d'extermination dont j'ai parlé.
13 septembre. — Nous quittons les bains de Cauquenes, nous regagnons la grande route et nous passons la nuit au rio Claro. De là je me rends à la ville de San Fernando. Avant d'y arriver, le dernier bassin intérieur forme une immense plaine qui s'étend si loin vers le sud, que les pics neigeux des Andes, qui la bornent dans cette direction, paraissent absolument sortir de la mer. San Fernando est situé à 40 lieues de Santiago ; c'est le point sud extrême de mon voyage, car en quittant cette ville nous nous dirigeons vers la côte. Nous passons la nuit aux mines d'or de Yaquil, exploitées par M. Nixon, un Américain qui me rend fort agréables les quatre jours que je passe chez lui. Le lendemain matin nous allons visiter les mines, situées à une distance de quelques lieues, près le sommet d'une haute colline. En chemin, nous apercevons le lac de Tagua-Tagua, célèbre par ses îles flottantes qu'a décrites M. Gay Ces îles se composent de liges de plantes mortes enchevêtrées les unes dans les autres ; à la surface poussent d'autres plantes. Ordinairement circulaires, ces îles atteignent une épaisseur de 4 à 6 pieds, dont la plus grande partie est submergée. Selon le côté d'où souffle le vent, elles passent d'un côté à l'autre du lac et transportent souvent des chevaux et des bestiaux en guise de passagers.
La pâleur de la plupart des mineurs me frappe à tel point, que je m'inquiète de leur état de santé auprès de M. Nixon. La mine a 450 pieds (135 mètres) de profondeur et chaque homme remonte à la surface 200 livres (90 kilogrammes) pesant de pierres. Avec cette charge sur les épaules, le mineur doit grimper à des entailles faites dans des troncs d'arbres disposés en zigzag dans le puits. Des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, nus jusqu'à la ceinture, remontent avec cette charge considérable. Un homme vigoureux, qui n'est pas habitué à ce travail, a fort à faire rien que pour hisser son propre corps et arrive à la surface tout couvert de sueur. Malgré ce travail si dur, ils se nourrissent exclusivement de fèves bouillies et de pain. Ils préféreraient le pain sec, mais leurs maîtres, s'apercevant que cet aliment seul ne leur permet pas un travail aussi soutenu, les traitent comme des chevaux et les forcent à manger les fèves. Ils gagnent un peu plus qu'aux mines de Jajuel ; on leur donne de 30 à 38 francs par mois. Ils ne quittent la mine qu'une fois toutes les trois semaines ; ils peuvent alors passer deux jours chez eux. Un des règlements de la mine m'a paru bien sévère, mais le propriétaire s'en loue beaucoup. Le seul moyen de voler de l'or est de cacher un morceau de minerai et de l'emporter quand l'occasion se présente ; or, si le surveillant trouve un morceau de minerai caché, on en calcule la valeur et on retient cette valeur entière sur les gages de chacun des ouvriers employés dans la mine. À moins d'être tous d'accord, ils sont donc obligés de se surveiller les uns les autres.
On transporte le minerai au moulin, où on le réduit en poudre impalpable ; le lavage enlève toutes les parties légères de cette poudre et l'amalgamation finit par s'emparer de toute la poudre d'or. Un lavage paraît un procédé fort simple ; il n'en est pas moins fort admirable de voir comment l'adaptation exacte de la force du courant d'eau à la gravité spécifique de l'or sépare le métal de la matrice réduite en poudre, qui le tenait enfermé. Le fluide boueux qui sort des moulins se réunit dans des réservoirs, où on le laisse reposer, puis on étanche l'eau, on enlève le dépôt et on le dispose en tas. Il se produit alors une action chimique considérable ; des sels de plusieurs sortes apparaissent à la surface et la masse entière devient fort dure. On laisse le tas en cet état pendant un an ou deux, puis on soumet cette terre aurifère à un nouveau lavage, et l'or apparaît. On peut répéter ce procédé six ou sept fois sur la même terre, mais l'or produit est chaque fois en plus petite quantité et le temps nécessaire pour engendrer l'or, comme disent les indigènes, est plus considérable. Il n'est pas douteux que l'action chimique dont nous venons de parler n'agisse sur quelque combinaison dans laquelle se trouve l'or et ne mette le métal à nu. La découverte d'un procédé qui permettrait d'obtenir ce résultat sans qu'on ait besoin de réduire le minerai en poussière augmenterait la valeur de ce minerai dans une proportion considérable. Il est fort curieux de voir comment les petites parcelles d'or, répandues de tous côtés et ne s'oxydant pas, finissent par former une masse assez considérable. Il y a quelque temps, des mineurs sans ouvrage obtinrent la permission de gratter la terre autour de la maison et du moulin ; puis ils lavèrent cette terre et en retirèrent de l'or pour une valeur de 30 dollars. C'est là la contre-partie absolue de ce qui se passe dans la nature. Les montagnes se désagrègent et finissent par disparaître, entraînant dans leur ruine les veines métalliques qu'elles peuvent contenir. Les rochers les plus durs se transforment en boue impalpable, les métaux ordinaires s'oxydent, et roches et oxydes métalliques sont entraînés au loin ; mais l'or, le platine et quelques autres métaux sont presque indestructibles, leur poids les fait toujours descendre et ils restent en arrière. Après que des montagnes entières ont été soumises à ce broiement et à ces lavages successifs par la main de la nature, le résidu devient métallifère et l'homme trouve alors son avantage à compléter l'œuvre de la séparation.
Quelque triste que soit la position des mineurs — on en peut juger d'après ce que j'ai dit plus haut — c'est une position fort enviée, car celle des ouvriers agricoles est encore bien plus dure. Les gages de ces derniers sont moins élevés et ils se nourrissent presque exclusivement de fèves. Cette pauvreté provient principalement du système féodal qui préside à la culture des terres ; le propriétaire donne au paysan une petite pièce de terre sur laquelle celui-ci peut construire son habitation et qu'il peut cultiver ; mais, en échange, le paysan lui doit son travail ou celui d'un remplaçant pendant toute sa vie et cela tous les jours et sans recevoir de gages. Aussi le père de famille n'a-t-il personne qui puisse cultiver le terrain qui lui appartient jusqu'à ce qu'il ait un fils assez âgé pour le remplacer dans le travail qu'il doit au propriétaire. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que la pauvreté soit extrême chez les ouvriers agricoles de ce pays.
Il y a quelques vieilles ruines indiennes dans le voisinage, et on m'a montré une des pierres perforées, lesquelles, d'après Molina, se trouvent en nombre considérable dans quelques endroits. Ces pierres affectent une forme circulaire aplatie ; elles ont de 5 à 6 pouces de diamètre et un trou les traverse de part en part. On a supposé assez ordinairement qu'elles devaient servir de têtes pour les massues, bien qu'elles paraissent peu propres à cet usage. Burchell constate que quelques tribus de l'Afrique méridionale arrachent les racines en se servant d'un bâton pointu à une de ses extrémités, et que, pour augmenter la force et le poids de ce bâton, on place à l'autre extrémité une pierre perforée. Il est probable que les Indiens du Chili ont anciennement employé quelque grossier outil agricole analogue.
Un jour, un naturaliste allemand, nommé Renous, vint me voir et presque en même temps arriva un vieux notaire espagnol. Leur conversation m'amusa beaucoup. Renous parle si correctement l'espagnol, que le vieux notaire le prit pour un Chilien. Renous, parlant de moi, demanda à son interlocuteur ce qu'il pensait du roi d'Angleterre qui envoyait au Chili un homme dont la seule occupation était de chercher des lézards et des scarabées, et de casser des pierres. Le vieillard réfléchit profondément pendant quelques instants, puis il répondit : « Cela me paraît fort louche — Hay un gato encerrado aqui (il y a un chat caché là-dessous). Personne n'est assez riche pour dépenser autant d'argent dans un but aussi inutile. C'est louche, je le répète ; si nous envoyions un Chilien remplir la même mission en Angleterre, je suis persuadé que le roi de ce pays le chasserait immédiatement. » Or, ce vieillard appartient, par sa profession, aux classes les plus instruites et les plus intelligentes. Renous lui-même confia, il y a deux ou trois ans, quelques chenilles à une jeune fille de San Fernando en lui recommandant de les bien nourrir ; il voulait se procurer les papillons. Le bruit de la mission confiée à la jeune fille se répandit dans la ville ; les padres et le gouverneur s'émurent ; il y eut une longue consultation : on convint qu'il devait y avoir quelque hérésie là-dessous, et Renous fut arrêté dès son retour dans la ville.
19 septembre. — Nous quittons Yaquil ; nous suivons une vallée fort plate formée dans les mêmes conditions que celle de Quillota et dans laquelle coule le rio Tinderidica. Nous nous trouvons ; quelques milles seulement au sud de Santiago, et déjà le climat est beaucoup plus humide ; aussi rencontrons-nous quelques beaux pâturages naturels où l'irrigation est inutile.
Le 20, nous suivons cette vallée, qui finit par se transformer en une grande plaine qui s'étend de la mer jusqu'aux montagnes situées à l'ouest de Rancagua. Bientôt disparaissent les arbres et même les buissons ; aussi les habitants ont-ils autant de difficulté que ceux des Pampas à se procurer du combustible. Je n'avais jamais entendu parler de ces plaines et je suis fort surpris, je l'avoue, de les trouver au Chili. Ces plateaux se trouvent placés à différentes altitudes et sont entrecoupés de larges vallées à fond plat ; ces deux circonstances indiquent, comme en Patagonie, l'action de la mer sur des terres soulevées lentement. On remarque de profondes cavernes, creusées sans aucun doute par les vagues, dans les falaises perpendiculaires qui bordent ces vallées ; l'une de ces cavernes est célèbre sous le nom de Cueva del Obispo ; elle servait autrefois au culte catholique. Je me sens très-souffrant pendant la journée ; je ne devais pas, d'ailleurs, recouvrer la santé avant la fin d'octobre.
22 septembre. — Nous continuons à traverser des plaines fort vertes, mais où il n'y a pas un seul arbre. Le lendemain, nous atteignons une maison près de Navedad, sur le bord de la mer, et un riche haciendero nous offre l'hospitalité. J'y reste deux jours et, bien que fort souffrant, je recueille quelques coquilles marines dans les couches tertiaires.
24 septembre. — Nous nous dirigeons actuellement vers Valparaiso, où j'arrive le 27 avec beaucoup de peine. Je suis obligé de me mettre au lit et je ne puis plus quitter la chambre jusqu'à la fin d'octobre. Je demeure pendant tout ce temps chez M. Corfield et je ne saurais dire toutes les bontés qu'il a eues pour moi.
J'ajouterai ici plusieurs observations sur quelques animaux et sur quelques oiseaux du Chili. Le puma, ou lion de l'Amérique méridionale, est assez commun. Cet animal habite les contrées les plus diverses ; on le trouve, en effet, dans les forêts équatoriales dans les déserts de la Patagonie et jusque sous les latitudes (53 et 54 degrés) froides et humides de la Terre de Feu. J'ai observé ses traces dans la Cordillère du Chili central, à une altitude d'au moins 10000 pieds. Dans la province de la Plata, le puma se nourrit principalement de cerfs, d'autruches, de viscaches et d'autres petits quadrupèdes ; il attaque rarement les bestiaux et les chevaux, et l'homme plus rarement encore. Au Chili, au contraire, il détruit beaucoup de jeunes chevaux et de jeunes bestiaux, probablement à cause de la rareté des autres quadrupèdes ; j'ai appris aussi qu'il avait, pendant mon séjour, tué deux hommes et une femme. On affirme que le puma tue toujours sa proie en lui sautant sur les épaules et en tirant à lui, au moyen d'une de ses pattes, la tête de sa victime jusqu'à ce que la colonne vertébrale se brise. J'ai vu, en Patagonie, des squelettes de guanacos dont le cou était ainsi disloqué.
Le puma, après s'être gorgé, recouvre de branches d'arbres le cadavre de sa proie et se couche auprès pour le surveiller. Cette habitude le fait souvent découvrir, car les condors descendent de temps en temps pour prendre leur part du festin, mais chassés immédiatement, ils s'enlèvent tous à tire-d'aile. Le Guaso sait alors qu'il y a là un lion qui veille sur sa proie, la nouvelle se répand bien vite, et hommes et chiens se mettent en chasse. Sir F. Head dit qu'un Gaucho des Pampas, en voyant simplement quelques condors tournoyer dans l'air, se mit à crier : « Un lion ! » J'avoue n'en avoir jamais rencontré aucun qui se vantât de pouvoir découvrir un lion dans ces circonstances. On affirme qu'un puma trahi par cette veille auprès de sa proie et auquel, en conséquence, on a donné la chasse perd à jamais cette habitude ; dans ce cas, il se gorge, puis s'éloigne au plus vite. On tue facilement le puma. Dans les pays de plaines, on l'enserre d'abord dans les bolas, puis on lui lance un laço et on le traîne à terre jusqu'à ce qu'il devienne insensible. À Tandeel (au sud de la Plata) on m'a dit qu'en trois mois on en avait tué cent de cette façon. Au Chili, on les chasse ordinairement jusqu'à ce qu'on les ait acculés à quelques arbres ou à un buisson, puis on les tue à coups de fusil ou on les fait attaquer par les chiens. Les chiens employés à cette chasse appartiennent à une race particulière appelée leoneros ; ce sont des animaux faibles, minces, ressemblant à des bassets à longues jambes, mais qui ont un instinct tout particulier pour cette chasse. On dit que le puma est fort rusé ; quand on le poursuit, il revient souvent sur sa piste précédente, puis il fait soudain un énorme bond de côté et attend tranquillement que les chiens aient passé. C'est un animal très-silencieux, il ne pousse aucun cri, même quand il est blessé, et à peine entend-on quelquefois son rugissement pendant la saison des amours.
Les oiseaux les plus remarquables sont peut-être deux espèces du genre Pteroptochos (Megapodius et Albicollis de Kittlitz). Le premier, auquel les Chiliens donnent le nom de El Turco, est aussi grand que la litorne, avec laquelle il a quelque ressemblance ; mais ses pattes sont beaucoup plus longues, sa queue plus courte et son bec plus fort ; il est brun rougeâtre. Le turco est assez commun. Il vit sur le sol, caché dans les buissons épars çà et là sur les collines sèches et stériles. On peut le voir de temps en temps, la queue relevée, passer rapidement d'un buisson à un autre. Il suffit d'un peu d'imagination pour en arriver à croire que l'oiseau a honte de lui-même et comprend combien il est ridicule. Quand on le voit pour la première fois, on est tenté de s'écrier : « Un spécimen horriblement mal empaillé s'est échappé d'un muséum et est revenu à la vie. » Il est fort difficile de l'amener à s'envoler, il ne court pas, il ne fait que sauter. Les différents cris étourdissants qu'il pousse quand il est caché dans les buissons sont aussi étranges que peut l'être son aspect. On dit qu'il construit son nid dans un trou profond, au-dessous de la surface du sol. J'en ai disséqué plusieurs spécimens ; le gésier, très-musculaire, contenait des insectes, des fibres végétales et des cailloux. Étant donnés son caractère, ses longues pattes, ses pieds destinés à gratter le sol, la membrane qui recouvre ses narines, ses ailes courtes et arquées, il semble que cet oiseau relie dans une certaine mesure les grives à l'ordre des gallinacés.
La seconde espèce (Pteroptochos albicollis) ressemble à la première comme forme générale. On l'appelle Tapacolo ou « couvre ton postérieur », et cet éhonté petit oiseau mérite bien ce nom, car il porte sa queue plus que relevée, c'est-à-dire inclinée vers sa tête. Il est fort commun ; il fréquente le pied des haies et des buissons répandus sur les collines stériles où un autre oiseau trouverait à peine des moyens de subsistance. Il ressemble beaucoup au turco par la façon dont il cherche sa nourriture, par sa vivacité à s'élancer hors des buissons et à y rentrer, par ses habitudes solitaires, par son peu d'empressement à se servir de ses ailes et par la manière dont il fait son nid ; quoi qu'il en soit, il n'a pas un aspect tout à fait aussi ridicule. Le tapacolo est très-rusé ; s'il est effrayé, il se cache à la base d'un buisson, reste immobile pendant quelque temps, puis, avec la plus grande adresse et sans faire le moindre bruit, il essaye de gagner le côté opposé du buisson qui le cache. C'est aussi un oiseau fort actif, il pousse à chaque instant des cris différents et très-singuliers ; quelques-uns de ces cris ressemblent au roucoulement des tourterelles, d'autres au glouglou de l'eau, d'autres enfin ne peuvent se comparer à rien. Les paysans disent qu'il change de cri cinq fois par an, selon les changements de saison, je suppose.
On trouve en grand nombre deux espèces d'oiseaux-mouches. Le Trochilus forficatus fréquente une étendue de 2500 milles (4000 kilomètres) sur la côte occidentale, depuis le pays chaud et sec, aux alentours de Lima, jusqu'aux forêts de la Terre de Feu, où on peut le voir voletant au milieu des tempêtes de neige. Dans l'île boisée de Chiloé, où le climat est si humide, ce petit oiseau, qui se pose deci, delà, sur le feuillage tout détrempé, est peut-être plus abondant qu'aucune autre espèce. J'ai ouvert l'estomac de plusieurs spécimens tués dans différentes parties du continent et, dans tous, j'ai trouvé des restes d'insectes en aussi grand nombre que dans l'estomac d'un grimpereau. Quand, en été, cette espèce émigre vers le sud, elle est remplacée par une autre espèce qui arrive du nord. Cette seconde espèce, Trochilus gigas, est un oiseau fort gros pour la famille délicate à laquelle il appartient. Son vol est fort singulier ; comme tous les autres membres de cette famille, il passe de place en place avec une rapidité qu'on peut comparer à celle du Syrphe, chez les mouches, et à celle du Sphinx chez les papillons ; mais quand il plane sur une fleur, il bat des ailes avec un mouvement lent et puissant qui ne ressemble en rien au mouvement vibratoire commun à presque toutes les espèces et qui produit le bourdonnement que ces oiseaux font entendre. Je n'ai jamais vu aucun autre oiseau chez lequel (ce qui s'observe d'ailleurs chez le papillon) la force des ailes paraisse aussi considérable, comparativement au poids du corps. Quand il plane sur une fleur, sa queue s'ouvre et se ferme sans cesse, absolument avec le mouvement d'un éventail, et le corps se trouve dans une position presque verticale. Ce mouvement de la queue paraît lester l'oiseau et le soutenir dans l'intervalle des battements d'ailes. Bien qu'il vole de fleur en fleur à la recherche de sa nourriture, son estomac contient ordinairement un grand nombre d'insectes qui font, je crois, beaucoup plus que le miel, l'objet de ses poursuites. Cette espèce, comme presque toutes celles qui appartiennent à cette famille, pousse des cris extrêmement aigus.
· Caldeleugh, dans Philosoph. Transact., pour 1836.
· · Annales des sciences naturelles, mars 1833. M. Gay, naturaliste distingué et fort actif, étudiait alors toutes les branches de l'histoire naturelle du Chili.
· · Burchell, Travels, vol. II, p. 45.
· Fait remarquable, Molina, qui a décrit en détail tous les oiseaux et tous les animaux du Chili, ne parle pas une seule fois de ce genre, dont les espèces sont si communes et les habitudes si extraordinaires. Est-ce parce qu'il ne savait comment les classer et a-t-il pensé en conséquence qu'il était plus prudent de garder le silence ? C'est là, dans tous les cas, un exemple de plus des nombreuses omissions que font les auteurs sur les sujets mêmes où on devrait le moins s'y attendre.
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CHAPITRE XIII
Chiloé. — Aspect général. — Excursion en bateau. — Indigènes. — Castro. — Renard domestique. — Ascension du San-Pedro. — Archipel des Chonos. — Péninsule de Tres Montes. — Chaîne granitique. — Matelots naufragés. — Port de Low. — Pomme de terre sauvage. — Formation de la tourbe — Myopotamus, loutre et souris. — Le cheucau et l'oiseau aboyeur. — Opétiorhynchus. — Caractère singulier de l'ornithologie. — Pétrels.
Chiloé et les îles Chonos.
10 novembre 1834. — Le Beagle quitte Valparaiso et se dirige vers le sud pour relever les côtes de la partie méridionale du Chili, celles de l'île de Chiloé et visiter ces îles nombreuses connues sous le nom d'archipel Chonos, en poussant jusque vers la péninsule de Tres Montes. Le 21, nous jetons l'ancre dans la baie de San Carlos, capitale de Chiloé.
Cette île a environ 90 milles (140 kilomètres) de longueur sur une largeur d'un peu moins de 30 milles (48 kilomètres). Elle est entrecoupée de collines, mais non pas de montagnes, et recouverte absolument d'une immense forêt, excepté là où on a défriché quelques champs autour de huttes couvertes en chaume. À une certaine distance, on croirait revoir la Terre de Feu, mais, vus de plus près, les bois sont incomparablement plus beaux. Un grand nombre d'arbres toujours verts, des plantes au caractère tropical, remplacent ici les sombres et tristes hêtres des côtes méridionales. En hiver le climat est détestable ; il ne fait pas, d'ailleurs, beaucoup plus beau en été. Je crois qu'il y a, dans les régions tempérées, peu de parties du monde où il tombe autant de pluie. Le vent y souffle toujours en tempête, le ciel est toujours couvert ; une semaine entière de beau temps est presque un miracle. Il est même difficile d'apercevoir la Cordillère ; pendant tout le temps qu'a duré notre premier séjour, nous n'avons aperçu qu'une seule fois le volcan d'Osorno et c'était avant le lever du soleil ; à mesure que le soleil s'élevait, la montagne disparaissait graduellement dans les profondeurs brumeuses du ciel, et ce lent effacement ne manqua pas de nous intéresser vivement.
À en juger par leur teint et par leur petite taille, les habitants semblent avoir trois quarts de sang indien dans les veines. Ce sont des gens humbles, tranquilles, industrieux. Bien que le sol fertile provenant de la décomposition des roches volcaniques soutienne une luxuriante végétation, le climat n'est cependant pas favorable aux produits qui ont besoin de soleil pour arriver à maturité. Il y a peu de pâturages pour les grands quadrupèdes ; en conséquence, les principaux aliments sont les cochons, les pommes de terre et le poisson. Les habitants portent tous d'épais vêtements de laine que chaque famille tisse elle-même et qu'on teint en bleu avec de l'indigo. Toutefois tous les arts sont encore à l'état le plus grossier et, pour en avoir la preuve, on n'a qu'à examiner leur singulier mode de labourage, leur mode de tissage, leur manière de moudre le grain ou la construction de leurs bateaux. Les forêts sont si impénétrables, que la terre n'est cultivée nulle part, sauf près de la côte et sur les îlots voisins. Aux endroits mêmes où existent des sentiers on peut à peine les traverser, tant le sol est marécageux ; aussi les habitants, comme ceux de la Terre de Feu, circulent-ils principalement sur le bord de la mer ou dans leurs bateaux. Bien que les vivres soient en abondance, les habitants sont très-pauvres ; il n'y a pas de travail et, en conséquence, les pauvres ne peuvent se procurer l'argent nécessaire pour acheter le plus petit objet inutile ; en outre, l'argent monnayé fait défaut à tel point, que j'ai vu un homme porter sur son dos un sac de charbon qu'il allait donner en payement d'un menu objet et un autre échanger une planche contre une bouteille de vin. Chacun est donc obligé de se faire marchand pour revendre ce qu'il a reçu dans ces nombreux échanges.
24 novembre. — La yole et la baleinière partent, sous le commandement de M. Sulivan, pour reconnaître la côte orientale de l'île de Chiloé, avec ordre de retrouver le Beagle à l'extrémité méridionale de l'île, point auquel le vaisseau se rendra après avoir fait le tour de l'île entière. J'accompagne cette expédition ; mais, au lieu de prendre ma place dans les bateaux, dès le premier jour, je loue des chevaux pour me conduire à Chacao, située à l'extrémité septentrionale de l'île. La route suit le bord de la mer, traversant de temps en temps des promontoires couverts de belles forêts. Dans ces endroits abrités, la route est faite de pièces de bois grossièrement équarries et placées les unes près des autres ; en effet, les rayons du soleil ne percent jamais le feuillage toujours vert, et le sol est si humide, si marécageux, que, sans ce dallage en bois, ni hommes ni bêtes ne pourraient suivre la route. J'arrive au village de Chacao au moment où mes compagnons, qui sont venus dans les bateaux, disposent les tentes pour passer la nuit.
Dans cette partie du pays on a quelque peu défriché, aussi y a-t-il de charmantes échappées sur la forêt. Chacao était autrefois le principal port de l'île, mais un grand nombre de vaisseaux s'y étant perdus à cause des courants dangereux et des nombreux écueils qui se trouvent dans les passes, le gouvernement espagnol a fait incendier l'église et a ainsi arbitrairement obligé le plus grand nombre des habitants de cette ville à aller demeurer à San Carlos. À peine avions-nous établi notre bivouac, que le fils du gouverneur vint, pieds nus, s'enquérir de ce que nous voulions. Voyant le drapeau britannique hissé au grand mât de la yole, il nous demanda avec la plus profonde indifférence si nous venions prendre possession de l'île. Dans plusieurs endroits, d'ailleurs, les habitants, tout étonnés de voir des embarcations de guerre, crurent, espérèrent même, qu'elles précédaient une flotte espagnole venant enlever l'île au gouvernement patriotique du Chili. Mais tous les fonctionnaires avaient été prévenus de notre prochaine visite et ils nous accablèrent de politesses. Le gouverneur vint nous rendre visite pendant que nous étions à souper ; c'était un ancien lieutenant-colonel au service de l'Espagne, mais il était alors horriblement pauvre. Il nous donna deux moutons et accepta en échange deux mouchoirs de coton, quelques ornements en cuivre et un peu de tabac.
25 novembre. — Il pleut à torrents ; nous côtoyons cependant l'île jusqu'à Huapi-Lenou. Toute cette partie orientale de Chiloé présente le même aspect : une plaine entrecoupée de vallées et divisée en petites îles ; le tout est recouvert par une impénétrable forêt vert noirâtre. Sur la côte, quelques champs défrichés entourent des huttes à toits fort élevés.
26 novembre. — La matinée est admirable. Le volcan d'Osorno vomit des torrents de fumée. Cette admirable montagne, formant un cône parfait tout recouvert de neige, s'élève en avant de la Cordillère. Des petits jets de vapeur s'échappent aussi de l'immense cratère d'un autre grand volcan dont le sommet affecte la forme d'une selle. Peu après, nous apercevons l'énorme Corcovado, qui mérite bien le nom de el famoso Corcovado. Nous apercevions donc d'un seul endroit trois grands volcans actifs, qui ont chacun environ 7000 pieds (2100 mètres) de hauteur. En outre, au loin vers le sud, s'élèvent d'autres cônes immenses recouverts de neige et qui, bien que n'étant pas en activité, doivent avoir une origine volcanique. Dans cette région, la ligne des Andes n'est pas aussi élevée qu'au Chili ; elle ne paraît pas non plus former une barrière aussi parfaite. Bien que cette grande chaîne de montagnes s'étende directement du nord au sud, elle m'a toujours paru plus ou moins courbe, grâce à une illusion d'optique. En effet, les lignes allant de chaque pic à l'œil du spectateur convergent nécessairement comme les rayons d'un demi-cercle ; or, comme, en raison de la transparence de l'atmosphère et de l'absence de tout objet intermédiaire, il est impossible de juger à quelle distance se trouvent les pics les plus éloignés, on croit avoir devant soi une chaîne de montagnes disposée en demi-cercle.
Nous débarquons dans l'après-midi et nous voyons une famille de pure race indienne. Le père ressemble beaucoup à York Minster ; ou aurait pu prendre pour des Indiens des Pampas quelques jeunes garçons au teint bronzé. Tout ce que je vois me confirme de plus en plus la proche parenté des différentes tribus américaines, bien qu'elles aient toutes des langages différents. Cette famille savait à peine quelques mots d'espagnol. Il est fort agréable de voir que les indigènes en sont arrivés au même degré de civilisation que leurs vainqueurs de la race blanche, quelque infime d'ailleurs que soit ce degré de civilisation. Plus au sud, nous avons eu l'occasion de voir beaucoup d'Indiens de race pure, tous les habitants de quelques îlots ont même conservé leurs noms indiens. D'après le recensement de 1832, il y avait à Chiloé et dans ses dépendances quarante deux mille habitants, dont le plus grand nombre paraît être de sang mêlé. Onze mille portent encore leur nom de famille indien, bien qu'il soit probable que la plupart de ces derniers ne soient pas de race indienne pure. Leur mode de vie est absolument le même que celui des autres habitants et ils sont tous chrétiens. On dit cependant qu'ils pratiquent encore quelques étranges cérémonies et qu'ils prétendent converser avec le diable dans certaines cavernes. Anciennement, quiconque était convaincu de ce crime était envoyé à l'inquisition à Lima. Beaucoup d'habitants, qui ne sont pas compris dans les onze mille qui ont gardé leur nom indien, ressemblent entièrement aux Indiens. Gomez, gouverneur de Lemuy, descend de nobles espagnols et dans la ligne paternelle et dans la ligne maternelle, et cependant les croisements de cette famille avec les indigènes ont été si nombreux, qu'il est un véritable Indien. D'autre part, le gouverneur de Quinchao se vante beaucoup de ce que son sang espagnol est pur de tout croisement.
Nous atteignons dans la soirée une charmante petite baie située au nord de l'île de Caucahue. Les habitants se plaignent beaucoup ici du manque de terres. Ceci tient en partie à leur propre négligence, car ils ne veulent pas se donner la peine de défricher, et en partie aux restrictions imposées par le gouvernement ; il faut, en effet, avant d'acheter une pièce de terre, si petite qu'elle soit, payer 2 fr. 50 au géomètre par quadra (150 mètres carrés) qu'il mesure, et en outre le prix qu'il lui plaît de fixer pour la valeur de la terre. Après son évaluation, il faut mettre la pièce de terre par trois fois aux enchères, et, s'il ne se présente pas d'acquéreur à un prix supérieur, le premier postulant en devient propriétaire au prix d'évaluation. Toutes ces exactions empêchent le défrichement dans un pays où les habitants sont si pauvres. Dans la plupart des pays on se débarrasse facilement des forêts en les brûlant ; mais à Chiloé le climat est si humide, les essences forestières de telle nature, qu'il faut absolument abattre les arbres. C'est là un obstacle sérieux à la prospérité de cette île. Au temps de la domination espagnole, les Indiens ne pouvaient pas posséder de terres ; une famille qui avait défriché le sol pouvait se voir expulsée et son terrain était saisi par le gouvernement. Les autorités du Chili accomplissent aujourd'hui un acte de justice en donnant une pièce de terre à chacun de ces pauvres Indiens. D'ailleurs, la valeur du terrain boisé est fort peu considérable. Le gouvernement, pour rembourser une créance à M. Douglas, l'ingénieur de ces îles, lui a donné, dans les environs de San Carlos, 8 milles et demi carrés de forêts ; il les a revendus 330 dollars ou environ 1 750 francs.
Il fait beau pendant deux jours et nous arrivons le soir à l'île de Quinchao. Cette région est la partie la mieux cultivée de l'archipel ; une bande assez considérable sur la côte de l'île principale a été défrichée, ainsi que beaucoup d'îlots avoisinants. Quelques fermes paraissent très-confortables. Je suis curieux de savoir quelle fortune peuvent avoir certains de ces habitants, mais M. Douglas me répond qu'aucun d'eux n'a un revenu régulier. Un des plus riches propriétaires parvient peut-être, à force de travail et de privations, à accumuler 20 000 ou 25 000 francs ; mais, en ce cas, cette somme est cachée dans quelque coin, car chaque famille a l'habitude d'enterrer son trésor dans un pot de terre.
30 novembre. — Dans la matinée du dimanche, nous arrivons à Castro, ancienne capitale de Chiloé, aujourd'hui ville triste et déserte. On y retrouve les traces du plan quadrangulaire, ordinaire aux villes espagnoles ; mais les rues et la place sont actuellement recouvertes d'un épais gazon que broutent les moutons. L'église, située au milieu de la ville, est entièrement construite en bois et ne manque ni de pittoresque ni de majesté. Le fait qu'un de nos hommes ne put trouver à acheter à Castro ni une livre de sucre, ni un couteau ordinaire, donnera une faible idée de la pauvreté de cette ville, bien qu'il y ait encore quelques centaines d'habitants. Aucun d'eux ne possède ni montre ni pendule, et un vieillard, qui passe pour bien calculer le temps, frappe les heures sur la cloche de l'église absolument quand il lui plaît. L'arrivée de nos bateaux dans ce coin retiré du monde fut un véritable événement ; tous les habitants vinrent au bord de la mer nous voir planter nos tentes. Ils sont très-polis ; ils nous offrirent une maison, et un homme nous envoya même en cadeau un tonneau de cidre. Dans l'après-midi nous allâmes rendre visite au gouverneur, vieillard fort aimable, qui, par son extérieur et son mode de vie, nous représentait assez un paysan anglais. Le soir, la pluie se met à tomber avec violence et c'est à peine si cela suffit pour écarter les badauds qui continuent à entourer nos tentes. Une famille indienne, qui était venue en canot de Caylen pour faire quelques échanges, avait établi son bivouac auprès de nous. Ces pauvres gens n'avaient rien pour s'abriter de la pluie. Le matin venu, je demandai à un jeune Indien trempé jusqu'aux os comment il avait passé la nuit. Il me parut fort satisfait et me répondit : « Muy bien, señor. »
1er décembre. — Nous mettons le cap sur l'île de Lemuy. J'étais désireux de visiter une prétendue mine de charbon ; ce n'est qu'une couche de lignite de peu de valeur qui se trouve dans le grès (appartenant probablement à l'époque du tertiaire inférieur) dont se composent ces îles. Arrivés à Lemuy, nous eûmes beaucoup de peine à planter nos tentes, car nous nous trouvions au moment d'une grande marée et les bois venaient jusqu'au bord même de l'eau. En quelques instants, nous sommes entourés par une foule d'Indiens de race presque pure. Notre arrivée leur causa la plus grande surprise et l'un d'eux dit à un autre : « Voilà pourquoi nous avons vu tant de perroquets dernièrement ; le cheucau (un singulier petit oiseau à la poitrine rouge qui habite les forêts les plus épaisses et fait entendre les cris les plus extraordinaires) n'a pas crié pour rien : Prenez garde ! » Bientôt ils nous demandèrent à faire des échanges. Pour eux, l'argent avait peu ou pas de valeur, mais ils désiraient par-dessus tout se procurer du tabac. Après le tabac, l'indigo avait à leurs yeux le plus de valeur, puis le capsicum, les vieux habits et la poudre. Ils désirent se procurer ce dernier article dans un but bien innocent : chaque paroisse possède un fusil public et ils ont besoin de poudre pour tirer des salves le jour de la fête de leur saint patron et les jours de grande fête.
Les habitants de l'île Lemuy se nourrissent principalement de coquillages et de pommes de terre. À certaines époques ils attrapent dans les corrales ou haies recouvertes par la marée haute des poissons qu'elle y a laissés en se retirant. Ils possèdent aussi des poulets, des moutons, des chèvres, des cochons, des chevaux et des bestiaux ; l'ordre dans lequel j'énumère ces animaux indique leur nombre proportionnel. Je n'ai jamais rencontré peuple plus obligeant et plus modeste. Ils commencent par vous dire qu'ils ne sont pas Espagnols, mais de malheureux indigènes et qu'ils ont terriblement besoin de tabac et de quelques autres articles. À Caylen, la plus méridionale de ces îles, les matelots échangeront un rouleau de tabac valant à peine 3 sous pour deux poulets, dont l'un, dit l'Indien, a une peau entre les doigts et qui se trouva être un beau canard ; en échange de quelques mouchoirs de coton qui ne valaient certainement pas plus de 3 à 4 francs, nous nous procurâmes trois moutons et un gros paquet d'oignons. En cet endroit, la yole se trouvait à une assez grande distance du rivage et nous n'étions pas sans craindre que des voleurs ne tentassent de s'en emparer pendant la nuit. Notre pilote, M. Douglas, prévint donc le gouverneur du district que nous placions toujours des sentinelles pendant la nuit, que ces sentinelles portaient des armes chargées, qu'elles ne comprenaient pas un mot d'espagnol et que, par conséquent, on tirerait sur quiconque s'approcherait. Le gouverneur répondit, en faisant mille humbles protestations, que nous avions parfaitement raison, et il nous promit qu'aucun de ses administrés ne bougerait de chez lui pendant la nuit.
Pendant les quatre jours suivants, nous continuons notre route vers le sud. Le caractère général du pays reste le même, mais la population devient de plus en plus clair-semée. Sur la grande île de Tanqui, c'est à peine si l'on trouve un champ défriché, de tous côtés les branches des arbres pendent jusque dans la mer. Je remarquai un jour sur une falaise de grès quelques beaux plants de Gunnera scabra, plante qui ressemble à de la rhubarbe gigantesque. Les habitants mangent les tiges, qui sont acidulées, et se servent des racines pour tanner le cuir et pour préparer une teinture noire. La feuille de cette plante est presque circulaire, mais profondément dentelée sur les bords. J'en mesurai une qui avait près de 8 pieds de diamètre et par conséquent 24 pieds de circonférence ! La tige a un peu plus de 1 mètre de hauteur et chaque plant porte quatre ou cinq de ces énormes feuilles, ce qui lui donne un aspect grandiose.
6 décembre. — Nous arrivons à Caylen, appelé el fin del Cristiandad. Dans la matinée, nous nous arrêtons quelques minutes dans une maison située à l'extrémité septentrionale de Laylec, point extrême de la chrétienté dans l'Amérique du Sud, et, il faut bien le dire, cette maison n'est qu'une affreuse hutte. Nous nous trouvons par 43°10′ de latitude, ce qui est 2 degrés plus au sud que le rio Negro, sur la côte de l'Atlantique. Ces derniers chrétiens sont extrêmement pauvres et ils profitent de leur situation pour nous demander un peu de tabac. Comme preuve de la pauvreté de ces Indiens, je puis dire que, peu de temps auparavant, nous avions rencontré un homme qui avait fait trois jours et demi de marche et qui en avait autant à faire pour s'en retourner chez lui, et cela dans le seul but de recouvrer le prix d'une hachette et de quelques poissons. Quelle difficulté on doit avoir à acheter la moindre chose quand on prend tant de peine pour recouvrer une si petite dette !
Nous atteignons dans la soirée l'île de San Pedro, où nous trouvons le Beagle à l'ancre. En doublant une pointe de l'île deux officiers débarquent pour relever quelques angles avec le théodolite. Un renard (Canis fulvipes), espèce particulière, dit-on, à cette île, où elle est même fort rare, et qui est nouvelle, était assis sur un rocher. Il était si absorbé dans la contemplation des deux officiers, que je pus m'approcher de lui et lui casser la tête avec mon marteau de géologue. Ce renard, plus curieux ou plus ami des sciences, mais dans tous les cas moins sage que la plupart de ses frères, se trouve aujourd'hui dans le muséum de la Société zoologique.
Le capitaine Fitz-Roy profite d'un séjour de trois jours que nous faisons dans ce port pour essayer d'atteindre le sommet du San Pedro. Les bois, dans ces parages, sont quelque peu différents de ceux que l'on trouve dans les parties septentrionales de l'île. Les rochers sont formés de micaschiste, ce qui fait qu'il n'y a pas de plage, et que le rocher s'enfonce perpendiculairement dans la mer. Le paysage rappelle donc beaucoup plus celui de la Terre de Feu que celui des autres parties de Chiloé. C'est en vain que nous essayons de parvenir au sommet de la montagne ; la forêt est si impénétrable, que quiconque ne l'a pas vue ne peut se figurer ces encombrements de troncs d'arbres morts et mourants. Je puis affirmer que bien souvent et pendant plus de dix minutes nous n'avons pas touché le sol ; quelquefois nous en étions à 10 ou 15 pieds, si bien que les matelots qui nous accompagnaient s'amusaient à indiquer les profondeurs. D'autres fois, nous étions obligés de ramper à quatre pattes pour passer sous un tronc d'arbre pourri. Sur les parties inférieures de la montagne, on remarque de beaux winter bark, un laurier qui ressemble au sassafras et qui porte des feuilles odoriférantes, d'autres arbres enfin, dont je ne sais pas le nom, reliés ensemble par une sorte de bambou traînant. Nous nous trouvions là absolument dans la position du poisson dans un filet. Plus haut, sur les croupes de la montagne, les buissons remplacent les gros arbres, mais on rencontre encore çà et là un cèdre rouge ou un pin alerce. Je fus aussi fort heureux de retrouver, à une élévation d'un peu moins de 1000 pieds, notre vieil ami, le hêtre méridional. Mais ce ne sont ici que de pauvres arbres rabougris et c'est là, je crois, leur limite septentrionale. Dans l'impossibilité d'avancer, nous renonçons à faire l'ascension du San Pedro.
10 décembre. — La yole et la baleinière, sous le commandement de M. Sulivan, continuent de relever les côtes de Chiloé, mais je reste à bord du Beagle, qui quitte le lendemain San Pedro pour se diriger vers le sud. Le 13, nous pénétrons dans une baie située à la partie méridionale de Guayatecas ou archipel des Chonos ; ce fut fort heureux pour nous, car le lendemain éclate une terrible tempête, digne en tout point de celles de la Terre de Feu. D'immenses masses de nuages blancs s'empilent sur un ciel bleu foncé, des bandes de vapeurs noires et déchiquetées les traversent incessamment. Les chaînes de montagnes ne nous apparaissent plus que comme des ombres, et le soleil couchant projette sur les forêts une lumière jaune qui ressemble beaucoup à celle que peut donner une lampe à esprit-de-vin. L'eau est blanche d'écume et le vent siffle sinistrement à travers les cordages du vaisseau ; c'est, en somme, une scène terrible, mais sublime. Pendant quelques minutes apparaît un splendide arc-en-ciel, et il est curieux d'observer l'effet de l'embrun, qui, transporté par le vent à la surface de l'eau, transforme le demi-cercle ordinaire en un cercle complet ; une bande des couleurs du prisme part des deux extrémités de l'arc ordinaire et traverse la baie pour venir rejoindre le vaisseau et forme ainsi un anneau irrégulier, mais presque complet.
Nous restons trois jours en cet endroit. Le temps demeure fort mauvais, mais cela nous importe peu, car il est presque impossible de circuler dans ces îles. La côte est si accidentée, qu'essayer de se promener dans quelque direction que ce soit, c'est vouloir se livrer à une gymnastique continuelle sur les pointes aiguës des roches de micaschiste ; quant au sol un peu plus uni, il est couvert de forêts si épaisses, que nous portons tous à la figure, aux mains, sur tout le corps en mot, les traces des efforts que nous avons faits pour pénétrer dans leurs solitudes.
18 décembre. — Nous reprenons la mer. Le 20, nous disons adieu au Sud, et, favorisés par un bon vent, nous mettons le cap sur le Nord. À partir du cap Tres Montes, notre voyage se continue fort agréablement le long d'une côte élevée, remarquable par la hardiesse de ses collines, recouvertes de forêts qui poussent jusque sur leurs flancs presque à pic. Le lendemain, nous découvrons un port qui, sur cette côte dangereuse, pourrait être fort utile à un navire en détresse. On peut facilement le reconnaître à une colline de 1600 pieds de haut, plus parfaitement conique encore que la fameuse montagne en pain de sucre de Rio de Janeiro. Nous jetons l'ancre dans ce port et je profite de notre séjour pour faire l'ascension de cette colline. C'est là une excursion fort pénible, car les flancs sont tellement abrupts, qu'en quelques endroits je suis obligé de grimper sur les arbres. Il me faut traverser aussi plusieurs champs de fuchsia aux admirables fleurs tombantes, mais où on ne peut se diriger que difficilement. On éprouve une grande sensation de plaisir à atteindre le sommet d'une montagne, quelle qu'elle soit, dans ces pays sauvages. On a le vague espoir de voir quelque chose d'étrange, espoir souvent déçu, mais qui, cependant, me pousse toujours en avant. Chacun connaît d'ailleurs le sentiment de triomphe et d'orgueil qu'un paysage magnifique, vu d'une grande hauteur, fait naître dans l'esprit ; en outre, dans ces contrées peu fréquentées, un peu de vanité vient se joindre à ce sentiment : on se dit, en effet, qu'on est peut-être le premier homme qui ait posé le pied sur ce sommet ou qui ait admiré ce spectacle.
On ressent toujours un immense désir de savoir si un autre être humain a déjà visité un lieu peu fréquenté. Que l'on trouve un morceau de bois dans lequel se trouve un clou, et on l'étudie avec autant de soin qu'un hiéroglyphe. Plein de ce sentiment, je m'arrête, vivement intéressé, devant un amas d'herbes sous une saillie de rochers, dans un endroit retiré de cette côte sauvage. Cet amas d'herbes a certainement servi de lit ; auprès se trouvent les débris d'un feu et l'homme qui a habité cet endroit s'est servi d'une hache. Le feu, le lit, le choix de l'emplacement, tout indique la finesse et la dextérité d'un Indien, mais cependant ce ne peut être un Indien, car, dans cette partie du pays, la race est éteinte, grâce aux soins qu'ont pris les catholiques de transformer du même coup les Indiens en catholiques et en esclaves. J'en arrive à la conclusion que l'homme qui a fait ce lit dans cet endroit sauvage doit être quelque pauvre matelot naufragé qui, pendant son voyage le long de la côte, s'est reposé là pendant une triste nuit.
28 décembre. — Le temps est horrible, nous continuons cependant à relever la côte. Le temps nous semble bien long ; c'est toujours, d'ailleurs, ce qui arrive quand des tempêtes continuelles vous empêchent d'avancer. Dans la soirée, nous découvrons un autre port dans lequel nous pénétrons. À peine avions-nous jeté l'ancre, que nous apercevons un homme qui nous fait des signaux ; on met un canot à la mer et bientôt il ramène deux matelots. Six matelots avaient déserté un baleinier américain et débarqué un peu au sud de l'endroit où nous nous trouvons ; une lame avait bientôt brisé leur canot. Depuis quinze mois ils erraient sur la côte sans savoir où ils se trouvaient ni de quel côté diriger leurs pas. Quelle chance pour eux que nous ayons découvert ce port ! Sans cela ils auraient erré jusqu'à leur vieillesse sur cette côte sauvage et auraient fini par y trouver la mort. Ils avaient beaucoup souffert ; un de leurs compagnons s'était tué en tombant du haut d'une falaise. Quelquefois ils étaient obligés de se séparer pour trouver des aliments, et voilà la raison du lit solitaire que j'avais découvert. J'ai été tout étonné, après avoir entendu le récit de leurs souffrances, de voir qu'ils avaient si bien calculé le temps : ils ne se trompaient que de quatre jours.
30 décembre. — Nous jetons l'ancre dans une charmante petite baie au pied de quelques collines élevées, près de l'extrémité septentrionale du cap Très Montes. Le lendemain, après déjeuner, nous faisons l'ascension d'une de ces montagnes, qui a 2400 pieds (720 mètres) de hauteur. La vue est admirable. La plus grande partie de cette chaîne se compose de grandes masses de granite, masses solides et abruptes et qui paraissent contemporaines du commencement du monde. Le granite est recouvert de micaschiste qui, dans le cours des temps, s'est découpé en pointes étranges. Ces deux couches, si différentes par leurs formes extérieures, se ressemblent sur un point, l'absence de toute végétation. Accoutumés depuis si longtemps à voir se dérouler sous nos yeux une forêt presque universelle d'arbres vert foncé, ce n'est pas sans étonnement que nous contemplons ce paysage dénudé. La formation de ces montagnes m'intéresse beaucoup. Cette chaîne élevée et si compliquée a un magnifique aspect d'antiquité, mais elle est également inutile et à l'homme et à tous les autres animaux. Le granite a un attrait tout particulier pour le géologue. Outre qu'il est fort répandu, outre que son grain est très-beau et très-compacte, peu de roches ont donné lieu peut-être à plus de discussions sur leur origine. Nous voyons qu'il constitue ordinairement le roc fondamental, et, quelle que soit son origine, nous savons que c'est la couche la plus profonde de la croûte du globe jusqu'à laquelle l'homme ait encore pu pénétrer. Le point extrême des connaissances humaines dans un sujet, quel qu'il soit, offre toujours un immense intérêt, intérêt d'autant plus grand peut-être que rien ou presque rien ne le sépare du royaume de l'imagination.
1er janvier 1835. — La nouvelle année commence d'une façon digne de ces régions. Elle ne nous fait pas de promesses trompeuses : nous sommes assaillis par une terrible tempête du nord-ouest avec accompagnement d'une pluie diluvienne. Nous ne sommes pas destinés, grâce à Dieu, à voir l'année se terminer ici ; nous espérons être alors au milieu de l'océan Pacifique, là où une voûte azurée vous dit qu'il y a un ciel, un quelque chose au-dessus des nuages qui recouvrent notre tête.
Les vents du nord-ouest soufflent pendant quatre jours ; nous parvenons à grand'peine à traverser une vaste baie et nous jetons l'ancre dans un autre port. J'accompagne le capitaine, qui a pris un canot pour explorer une crique fort profonde. Je n'ai jamais vu un aussi grand nombre de phoques. Ils recouvrent littéralement tout espace un peu plat sur les rochers et sur le bord de la mer. Ils paraissent d'ailleurs avoir fort bon caractère, ils sont empilés les uns contre les autres et endormis comme autant de cochons ; mais les cochons eux-mêmes auraient eu honte de vivre dans une saleté aussi grande et de sentir aussi mauvais. Des quantités innombrables de vautours les surveillent attentivement. Ces oiseaux dégoûtants, à la tête dénudée et écarlate, bien faite pour se plonger avec délices dans la charogne, abondent sur la côte occidentale, et le soin avec lequel ils surveillent les phoques indique ce sur quoi ils comptent pour leur nourriture. L'eau, mais probablement seulement à la surface, est presque douce ; cela provient du grand nombre de torrents qui, sous forme de cascades, se précipitent dans la mer du haut des montagnes de granite. L'eau douce attire les poissons et ceux-ci attirent à leur tour un grand nombre de sternes, de goélands et deux espèces de cormorans. Nous voyons aussi un couple de magnifiques cygnes à cou noir et plusieurs de ces petites loutres, dont la fourrure est si estimée. À notre retour, nous nous amusons beaucoup à voir des centaines de phoques jeunes et vieux se précipiter impétueusement dans la mer à mesure que passe notre canot. Ils ne restent pas longtemps sous l'eau, ils reviennent presque immédiatement à la surface et nous suivent le cou tendu en donnant tous les signes de la plus profonde surprise.
7. — Après avoir relevé toute la côte, nous jetons l'ancre près de l'extrémité septentrionale de l'archipel des Chonos, dans le port de Low ; nous y restons une semaine. Ces îles, tout comme celle de Chiloé, se composent de couches stratifiées fort molles, et la végétation y est admirable. Les bois s'avancent jusque dans la mer. Du point où nous sommes à l'ancre, nous apercevons les quatre grands cônes neigeux de la Cordillère, y compris « el famoso Corcovado » ; mais dans cette latitude, la chaîne elle-même a si peu d'élévation, qu'à peine pouvons-nous apercevoir quelques crêtes au-dessus des îlots voisins. Nous trouvons ici un groupe de cinq hommes de Caylen, « el fin del Cristiandad », qui, pour venir pêcher dans ces parages, se sont aventurés à traverser dans leur misérable canot l'immense bras de mer qui sépare Chonos de Chiloé. Très-probablement, ces îles se peupleront bientôt comme se sont peuplées celles qui avoisinent la côte de Chiloé.
La pomme de terre sauvage pousse abondamment dans ces îles dans le sol sablonneux plein de coquillages, sur le bord de la mer. Le plant le plus élevé que j'aie vu avait 4 pieds de haut. Les tubercules sont ordinairement petits ; j'en ai trouvé quelques-uns, cependant, de forme ovale, qui avaient 2 pouces de diamètre ; ils ressemblent sous tous les rapports aux pommes de terre anglaises et ont la même saveur ; mais quand on les fait bouillir, ils se réduisent beaucoup et ont un goût aqueux et insipide, mais sans amertume. Il n'y a pas à douter que la pomme de terre ne soit indigène dans ces îles. On la trouve, selon M. Low, jusque par 50 degrés de latitude sud, et les Indiens sauvages de ces régions lui donnent le nom d'Aquinas ; les Indiens de Chiloé lui donnent un nom différent. Le professeur Henslow, qui a examiné les spécimens desséchés que j'ai rapportés en Angleterre, soutient que ces pommes de terre sont identiques à celles décrites par M. Sabine, de Valparaiso, mais qu'elles forment une variété que quelques botanistes considèrent comme spécifiquement distincte. Il est remarquable que la même plante se retrouve sur les montagnes stériles du Chili central, où il ne tombe pas une goutte d'eau pendant plus de six mois, et dans les forêts humides de ces îles méridionales.
Dans les parties centrales de l'archipel des Chonos, par 45 degrés de latitude, les forêts ont presque le même caractère que celles qui s'étendent le long de la côte pendant plus de 600 milles (965 kilomètres) jusqu'au cap Horn. On n'y trouve pas les graminées arborescentes de Chiloé, mais, d'autre part, le hêtre de la Terre de Feu y atteint un développement considérable et constitue une grande partie de la forêt ; cependant il n'y règne pas aussi exclusivement que plus loin au sud. Les plantes cryptogames trouvent ici un climat qui leur convient parfaitement. Dans le détroit de Magellan, comme je l'ai déjà fait remarquer, le pays semble être trop froid et trop humide pour qu'elles se développent bien ; mais dans ces îles, à l'intérieur des forêts, la variété des espèces de mousses, de lichens et de petites fougères, ainsi que leur grande abondance, est chose tout à fait extraordinaire. À la Terre de Feu, les arbres ne croissent que sur le penchant des collines, toutes les parties plates étant recouvertes d'une couche de tourbe ; à Chiloé, au contraire, les plus magnifiques forêts se trouvent sur les parties plates. Le climat de l'archipel des Chonos ressemble plus à celui de la Terre de Feu que celui des parties septentrionales de Chiloé ; tous les endroits de niveau sont en effet recouverts par deux espèces de plantes : l'Astelia pumila et la Donatia magellanica, qui, en pourrissant, forment une couche épaisse de tourbe élastique.
À la Terre de Feu, dans les parties situées au-dessus de la région des forêts, la première de ces plantes éminemment sociables est l'agent principal de la production de la tourbe. Des feuilles nouvelles se succèdent toujours autour de la tige centrale comme autour d'un pivot ; les feuilles inférieures se pourrissent bientôt, et si l'on creuse la tourbe pour suivre le développement de la tige, on peut observer les feuilles encore à leur place et dans tous les états de décomposition jusqu'à ce que tige et feuille se confondent en une masse confuse. Quelques autres plantes accompagnent l'Astelia : çà et là un petit Myrtus rampant (Myrtus nummularia) qui a une tige ligneuse comme notre airelle et qui porte des baies sucrées, un Empetrum (Empetrum rubrum) qui ressemble à notre bruyère, un Jonc (Juncus grandiflorus), sont presque d'ailleurs les seules plantes qui poussent sur ces terrains marécageux. Ces plantes, bien que ressemblant beaucoup aux espèces anglaises des mêmes genres, sont cependant différentes. Dans les parties les plus plates du pays, la surface de la tourbe est entrecoupée par de petites flaques d'eau qui se trouvent à différentes hauteurs et qui semblent être des excavations artificielles. Des sources circulant sous le sol complètent la désorganisation des matières végétales et consolident le tout.
Le climat de la partie méridionale de l'Amérique semble particulièrement favorable à la production de la tourbe. Dans les îles Falkland presque toutes les plantes, même l'herbe grossière qui recouvre presque toute la surface du sol, se transforment en cette substance dont aucune situation n'arrête le développement ; quelques couches de tourbe ont jusqu'à 12 pieds d'épaisseur et les parties inférieures deviennent si compactes, quand on les fait sécher, qu'il est difficile de les faire brûler. Bien que, comme je viens de le dire, presque toutes les plantes se transforment en tourbe, c'est cependant l'Astelia qui constitue la plus grande partie de la masse. Fait remarquable quand on considère ce qui se passe en Europe, je n'ai jamais vu, dans l'Amérique méridionale, la mousse contribuer, par sa décomposition, à la formation de la tourbe. Quant à la limite septentrionale du climat qui permet la lente décomposition nécessaire à la production de la tourbe, je crois qu'à Chiloé (41 à 42 degrés de latitude sud) il n'y a pas de tourbe bien caractérisée, bien qu'il y ait beaucoup de marécages ; aux îles Chonos, au contraire, 3 degrés plus au sud, nous venons de voir qu'elle existe en abondance. Sur la côte orientale, dans la province de la Plata, par 35 degrés de latitude, un résident espagnol, qui avait visité l'Irlande, m'a dit qu'il avait souvent cherché cette substance, mais sans pouvoir la trouver. Il me montra, comme ce qu'il avait découvert de plus analogue, un terreau noir tourbeux, si parfaitement plein de racines, qu'il brûlait lentement, mais imparfaitement.
Bien entendu, la zoologie de ces petits îlots qui constituent l'archipel des Chonos est extrêmement pauvre. Deux espèces de quadrupèdes aquatiques sont assez communes : le Myopotamus coypus (espèce de castor, mais à la queue ronde), dont la belle fourrure bien connue donne lieu à un commerce considérable dans tout le bassin de la Plata. Mais ici il fréquente exclusivement l'eau salée ; nous avons vu que le grand rongeur, le Capybara, en fait quelquefois autant. Une petite loutre de mer est aussi fort abondante ; cet animal ne se nourrit pas exclusivement de poissons, mais, comme les phoques, pourchasse un petit crabe rouge qui va par troupes près de la surface de l'eau. M. Bynoe a vu à la Terre de Feu une de ces loutres en train de dévorer une seiche ; au port de Low nous en avons tué une autre qui emportait dans son trou un gros coquillage. Dans un endroit, j'ai pris dans un piège une singulière petite souris (M. brachiotis) ; elle paraît commune sur plusieurs des îlots, mais les habitants de Chiloé, au port de Low, m'ont dit n'en avoir jamais vu sur cette île. Quelle série de hasards ou quels changements de niveau ont dû se produire pour que ces petits animaux se soient répandus dans cet archipel si profondément déchiqueté !
On trouve dans toutes les parties de Chiloé et des Chonos deux oiseaux fort étranges, alliés au Turco et au Tapacolo du Chili central, et qui les remplacent dans ces îles. Les habitants appellent un de ces oiseaux le Cheucau (Pteroptochos rubecula) ; il fréquente les endroits les plus sombres et les plus retirés des forêts humides. Quelquefois on entend le cri du cheucau à deux pas de soi ; mais quelles que soient les recherches auxquelles on puisse se livrer, on n'aperçoit pas l'oiseau ; d'autres fois, il suffit de rester immobile pendant quelques instants et le cheucau s'avance à la distance de quelques pieds de vous de la façon la plus familière. Puis il s'en va la queue relevée, sautillant au milieu de la masse de troncs pourris et de branchages. Les cris variés et étranges du cheucau inspirent une crainte superstitieuse aux habitants de Chiloé. Cet oiseau pousse trois cris bien distincts ; on appelle l'un le chiduco, c'est un présage de bonheur ; un autre, le huitreu, c'est un très-mauvais présage ; j'ai oublié le nom du troisième. Ces mots imitent le son produit par l'oiseau et, dans certaines circonstances, les habitants de Chiloé se laissent absolument conduire par ces présages ; mais il faut avouer qu'ils ont choisi pour prophète la petite créature la plus comique que l'on puisse imaginer. Les habitants appellent Guid-guid (Pteroptochos Tarnii) une espèce alliée, mais un peu plus grosse ; les Anglais lui ont donné le nom d'oiseau aboyeur. Ce dernier nom est caractéristique, car je défie qui que ce soit de ne pas prendre son cri, quand on l'entend pour la première fois, pour l'aboiement d'un petit chien dans la forêt. De même que le cheucau, on entend quelquefois le guid-guid à deux pas de soi sans pouvoir l'apercevoir et quelquefois aussi il s'approche sans témoigner la moindre crainte. Il se nourrit de la même façon que le cheucau ; d'ailleurs, ces deux oiseaux ont des habitudes presque semblables.
Sur la côte on rencontre fréquemment un petit oiseau noirâtre (Opetiorhynchus patagonicus). Il a des habitudes fort tranquilles et vit toujours sur le bord de la mer, comme le bécasseau. Outre ces oiseaux, il y en a fort peu d'autres. Dans les notes que j'ai prises sur place, je décris les bruits étranges que l'on entend souvent dans ces sombres forêts, mais qui parviennent à peine à troubler le silence général. Tantôt on entend l'aboiement du guid-guid, tantôt le huitreu du cheucau, quelquefois aussi le cri du petit roitelet noir de la Terre de Feu ; le grimpereau (Oxyurus) accompagne de ses sifflements quiconque ose pénétrer dans la forêt ; de temps en temps on voit passer l'oiseau-mouche comme un éclair ; il bondit de côté et d'autre comme un insecte et fait entendre son cri aigu ; enfin, du haut de quelque arbre élevé tombe la note indistincte et plaintive du gobe-mouches à huppe blanche (Myiobuis). La grande prépondérance, dans la plupart des pays, de certains genres communs d'oiseaux, tels que les moineaux par exemple, fait tout d'abord éprouver quelque surprise quand on s'aperçoit que les espèces dont je viens de parler sont les oiseaux les plus communs d'une région. On trouve, très-rarement il est vrai, deux de ces espèces : l'Oxyurus et le Scytalopus, dans le Chili central. Quand on trouve, comme dans ce cas, des animaux qui semblent jouer un rôle si insignifiant dans le grand plan de la nature, on est tout porté à se demander dans quel but ils ont été créés. Mais il faut toujours se rappeler que ce sont peut-être là, dans d'autres régions, des membres essentiels de la société, ou qu'ils ont pu jouer un rôle important à d'autres époques. Si l'Amérique, au sud du 37e degré de latitude sud, venait à disparaître sous les eaux de l'Océan, ces deux oiseaux pourraient continuer à exister pendant longtemps dans le Chili central, mais il est fort improbable que leur nombre puisse s'accroître. Nous aurions alors un exemple de ce qui a dû inévitablement arriver pour beaucoup d'animaux.
Plusieurs espèces de Pétrels fréquentent ces mers méridionales ; l'espèce la plus grande, Procellaria gigantea (le Quebrantahuesos, ou casseur d'os, des Espagnols), se rencontre constamment et dans les bras de mer qui séparent les différentes îles et en pleine mer. Il ressemble beaucoup à l'albatros et par ses habitudes et par sa manière de voler ; de même que l'albatros, on peut le surveiller pendant des heures sans arriver à savoir de quoi il se nourrit. Ce pétrel est cependant un oiseau vorace, car quelques officiers en observèrent un, au port Saint-Antonio, qui poursuivait un plongeon ; ce dernier essaya de s'échapper en plongeant et en fuyant, mais à chaque instant le pétrel se précipitait sur lui et il finit par le tuer d'un coup de bec sur la tête. Au port Saint-Julian, on a vu ces grands pétrels tuer et dévorer de jeunes mouettes. Une seconde espèce (Puffinus cinereus), qui se rencontre en Europe, au cap Horn et sur la côte du Pérou, est beaucoup plus petite que le Procellaria gigantea, mais elle est, comme lui, noir sale. Cet oiseau se réunit par troupes et fréquente les détroits ; je ne crois pas avoir jamais vu troupe plus considérable d'oiseaux qu'une bande de ces pétrels derrière l'île de Chiloé. Des centaines de mille volèrent pendant plusieurs heures dans une même direction, formant une ligne irrégulière. Quand une partie de cette troupe se posa sur l'eau pour se reposer, la surface de la mer en devint noire et on entendit un bruit confus tel que celui qui s'élève d'une grande foule d'hommes à une certaine distance.
Il y a plusieurs autres espèces de pétrels ; je n'en citerai plus qu'un, le Pelacanoïdes Berardi, exemple de ces cas extraordinaires d'un oiseau appartenant évidemment à une famille bien déterminée, et qui, cependant, par ses habitudes et par sa conformation, se rallie à une tribu entièrement distincte. Cet oiseau ne quitte jamais les baies intérieures et tranquilles. Quand on le pourchasse, il plonge, puis il sort de l'eau à une certaine distance par une sorte d'élan et s'envole ; ce vol se continue rapide et en droite ligne pendant un certain laps de temps, puis tout à coup l'oiseau se laisse tomber, comme s'il venait de recevoir un coup mortel, et il plonge de nouveau. La forme du bec et des narines de cet oiseau, la longueur de son pied, la couleur même de son plumage, prouvent que c'est un pétrel ; d'autre part, ses ailes courtes et, par conséquent, sa puissance de vol si limitée, la forme de son corps et de sa queue, l'absence de pouce à son pied, son habitude de plonger, le choix de son habitation, le rapprochent singulièrement des pingouins. On le prendrait certainement pour un pingouin quand on le voit à une certaine distance, soit qu'il plonge ou qu'il nage tranquillement dans les détroits déserts de la Terre de Feu.
· Horticultural Transact., vol. V, p. 249. M. Caldcleugh a envoyé en Angleterre deux tubercules qui, cultivés avec soin, ont produit, dès la première année, de nombreuses pommes de terre et une grande quantité de feuilles. Voir l'intéressante discussion de Humboldt sur cette plante, laquelle, paraît-il, était inconnue au Mexique, Polit. Essay on New Spain, liv. IV, chap. ix.
· · Au moyen de mon filet à insecte, je me procurai dans ces endroits un nombre considérable de petits insectes appartenant à la famille des Staphylinidæ, d'autres alliés au Pselaphus, et de petits hyménoptères. Mais la famille la plus caractéristique par la grande variété de ses espèces et par le nombre de ses individus, dans les parties les plus ouvertes de Chiloé et de l'archipel des Chonos, est celle des Telephoridæ.
· · On dit que quelques oiseaux de proie emportent dans leurs nids leurs victimes encore vivantes. S'il en est ainsi, quelques animaux auront pu, de temps en temps, dans le cours des siècles, échapper à de jeunes oiseaux. On est forcé d'invoquer les causes de cette nature pour expliquer la présence des petits rougeurs sur des îles assez distantes les unes des autres.
· Je puis citer comme preuve de la grande différence qui existe entre les saisons des parties boisées et des parties ouvertes de la côte, que le 20 septembre, par 34 degrés de latitude sud, ces oiseaux avaient des jeunes dans leur nid, tandis que dans les îles Chonos, trois mois plus tard, en été, ils ne faisaient encore que de pondre. La distance entre ces deux endroits est d'environ 700 milles (1 125 kilomètres).
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CHAPITRE XIV
San Carlos, Chiloé. — L'Osorno en éruption en même temps que l'Aconcagua et le Coseguina. — Excursion à Cucao. — Forêts impénétrables. — Valdivia. — Indiens. — Tremblement de terre. — Concepcion. — Grand tremblement de terre. — Rochers brisés. — Aspect des anciennes villes. — La mer devient noire et se met à bouillir. — Direction des vibrations. — Pierres tordues. — Grande vague. — Élévation permanente du sol. — Aire des phénomènes volcaniques. — Relation entre les forces éruptives et les forces élévatoires. — Cause des tremblements de terre. — Lente élévation des chaînes de montagnes.
Chiloé et Concepcion. — Grand tremblement de terre.
Le 15 janvier 1835, nous quittons le port de Low et, trois jours plus tard, nous jetons l'ancre pour la seconde fois dans la baie de San Carlos, dans l'île de Chiloé. Pendant la nuit du 19, le volcan d'Osorno se met en éruption. À minuit la sentinelle observe quelque chose qui ressemble à une grande étoile ; cette étoile augmente à chaque instant et, à trois heures du matin, nous assistons au spectacle le plus magnifique. À l'aide du télescope, nous voyons, au milieu de splendides flammes rouges, des objets noirs projetés incessamment en l'air, puis retomber. La lueur est suffisante pour illuminer la mer. Il semble d'ailleurs que les cratères de cette partie de la Cordillère laissent souvent échapper des masses de matières fondues. On m'a assuré que, pendant les éruptions du Corcovado, de grandes masses sont projetées à une immense hauteur en l'air, puis éclatent en revêtant les formes les plus fantastiques ; ces masses doivent être considérables, car on les aperçoit des hauteurs situées derrière San Carlos, qui se trouve à 93 milles (150 kilomètres) du Corcovado. Dans la matinée, le volcan reprend sa tranquillité.
J'ai été tout étonné d'apprendre plus tard que l'Aconcagua, au Chili, 480 milles (772 kilomètres) plus au nord, s'était mis en éruption pendant la même nuit ; et j'ai été plus étonné encore d'apprendre que la grande éruption du Coseguina (2 700 milles [4 344 kilomètres] au nord de l'Aconcagua), éruption accompagnée par un tremblement de terre qui se fit sentir dans un rayon de 1 000 milles, avait lieu six heures après. Cette coïncidence est d'autant plus remarquable que, depuis vingt-six ans, le Coseguina n'avait donné aucun signe d'activité, et qu'une éruption de l'Aconcagua est chose fort rare. Il est difficile de s'aventurer même à conjecturer si cette coïncidence est accidentelle ou s'il faut y voir la preuve de quelque communication souterraine. On ne manquerait pas de remarquer comme une coïncidence remarquable que le Vésuve, l'Etna et l'Hécla en Islande (qui sont relativement plus près les uns des autres que les volcans de l'Amérique du Sud dont je viens de parler) eussent une éruption pendant la même nuit ; mais c'est un fait encore plus remarquable dans l'Amérique du Sud, où les trois volcans font partie de la même chaîne de montagnes, où les vastes plaines qui bordent la côte orientale tout entière et où les coquillages récents, soulevés sur une longueur de plus de 2 000 milles (3 220 kilomètres) sur la côte occidentale, prouvent avec quelle égalité les forces élévatoires ont agi.
Le capitaine Fitz-Roy désirant avoir des données exactes sur quelques points de la côte occidentale de Chiloé, il est convenu que je me rendrai à Castro avec M. King et que de là nous traverserons l'île pour aller à la Capella de Cucao, située sur la côte occidentale. Nous nous procurons un guide et des chevaux et nous nous mettons en route le 22 au matin. À peine étions-nous partis, qu'une femme et deux enfants, faisant le même voyage, nous rejoignent. Dans ce pays, le seul à peu près de l'Amérique du Sud où l'on puisse voyager sans avoir besoin de porter des armes, on fait vite connaissance. Tout d'abord, collines et vallées se succèdent sans interruption ; mais, à mesure que nous approchons de Castro, le pays devient plus plat. La route en elle-même est fort curieuse ; elle consiste dans toute sa longueur, à l'exception de quelques parties bien espacées, en gros morceaux de bois, les uns fort larges et placés longitudinalement, les autres fort étroits et placés transversalement. En été, cette route n'est pas trop mauvaise ; mais en hiver, quand la pluie a rendu le bois glissant, voyager devient chose fort difficile. À cette époque de l'année règne un marécage des deux côtés de la route, qui souvent est elle-même recouverte par les eaux ; on est donc obligé de consolider les poutres longitudinales en les attachant à des poteaux enfoncés dans le sol de chaque côté de la route. Une chute de cheval devient donc chose fort dangereuse, car on risque fort de tomber sur les poteaux. Il est vrai que l'habitude de traverser ces routes a rendu les chevaux de Chiloé singulièrement actifs, et il est très-intéressant de voir avec quelle agilité, avec quelle sûreté de coup d'œil ils sautent d'une poutre sur une autre dans les endroits où elles ont été déplacées. De grands arbres forestiers, dont les troncs sont reliés par des plantes grimpantes, forment un véritable mur de chaque côté de la route. Quelquefois on aperçoit une longue étendue de cette avenue et elle présente alors un spectacle réellement curieux par son uniformité même : la ligne blanche formée par les poutres semble se rétrécir et finit par disparaître, cachée qu'elle est dans les sombres profondeurs de la forêt, ou bien elle se termine par un zigzag quand elle grimpe sur quelque colline.
Bien qu'il n'y ait en ligne directe que 12 lieues de San Carlos à Castro, la construction de cette route a dû être un travail fort pénible. On m'a affirmé que plusieurs personnes avaient autrefois perdu la vie en essayant de traverser la forêt. C'est un Indien qui, le premier, a réussi à accomplir ce voyage en s'ouvrant un passage la hache à la main ; il mit huit jours à se rendre à San-Carlos. Le gouvernement espagnol le récompensa par une concession de terres. Pendant l'été, beaucoup d'Indiens errent dans les forêts, principalement toutefois dans les parties les plus élevées de l'île, là où les bois ne sont pas tout à fait aussi épais ; ils vont à la recherche des bestiaux à demi sauvages, qui mangent les feuilles des roseaux et de certains arbres. Ce fut un de ces chasseurs qui découvrit par hasard, il y a quelques années, l'équipage d'un bâtiment anglais qui s'était perdu sur la côte occidentale ; les provisions commençaient à s'épuiser, et il est probable que, sans l'aide de cet homme, ils ne seraient jamais sortis de ces bois presque impénétrables ; un matelot mourut même de fatigue pendant la route. Les Indiens, pendant ces excursions, règlent leur marche d'après la position du soleil, de telle sorte que, si le temps est couvert, ils sont forcés de s'arrêter.
Il fait un temps admirable ; un grand nombre d'arbres chargés de fleurs parfument l'air ; c'est à peine cependant si cela suffit pour dissiper l'effet que vous cause la triste humidité de ces forêts. En outre, les nombreux troncs d'arbres morts, debout comme autant de squelettes, donnent toujours à ces forêts vierges un caractère de solennité qu'on ne retrouve pas dans les forêts des pays civilisés depuis longtemps. Peu après le coucher du soleil, nous bivouaquons pour la nuit. La femme qui nous accompagne est en somme assez jolie ; elle appartient à une des familles les plus respectables de Castro, ce qui ne l'empêche pas de monter à cheval comme un homme ; elle n'a d'ailleurs ni bas ni souliers. Je suis tout surpris de son manque de dignité. Son père l'accompagne et ils ont des provisions ; malgré cela ils nous regardent manger avec un tel air d'envie, que nous finissons par nourrir tous nos compagnons de route. Pas un seul nuage au ciel pendant la nuit ; aussi pouvons-nous jouir de l'admirable spectacle que produisent les étoiles innombrables qui illuminent les profondeurs de la forêt.
23 janvier. — Nous nous levons de bonne heure, et, à deux heures, nous arrivons dans la jolie petite ville de Castro. Le vieux gouverneur était mort depuis notre dernière visite et un Chilien avait pris sa place. Nous étions porteurs d'une lettre d'introduction pour don Pedro, qui se montra fort bon, fort aimable, fort hospitalier, et beaucoup plus désintéressé qu'on ne l'est d'ordinaire de ce côté du continent. Le lendemain, don Pedro nous procure des chevaux et s'offre à nous accompagner lui-même. Nous nous dirigeons vers le sud, en suivant presque constamment la côte ; nous traversons plusieurs hameaux, dans chacun d'eux nous remarquons une grande église construite en bois et ressemblant exactement à une grange. Arrivés à Vilipilli, don Pedro demande au commandant de nous procurer un guide pour nous conduire à Cucao. Le commandant est un vieillard ; il s'offre cependant à nous servir lui-même de guide ; mais ce n'est qu'après de longs pourparlers, car il a peine à comprendre que deux Anglais aient réellement l'intention d'aller visiter un endroit aussi retiré que l'est Cucao. Les deux plus grands aristocrates du pays nous accompagnent donc, et il est facile de le voir par la conduite des Indiens envers eux. À Chonchi, nous tournons le dos à la côte pour nous enfoncer dans les terres ; nous suivons des sentiers à peine tracés, traversant tantôt de magnifiques forêts, tantôt de jolis endroits cultivés où abondent le blé et la pomme de terre. Ce pays boisé, accidenté, me rappelle les parties les plus sauvages de l'Angleterre, ce qui n'est pas sans me causer une certaine émotion. À Vilinco, situé sur les bords du lac de Cucao, il n'y a que quelques champs en culture ; ce village paraît habité exclusivement par des Indiens. Le lac a 12 milles de longueur et s'étend de l'est à l'ouest. En raison de circonstances locales, la brise de mer souffle très-régulièrement pendant la journée et le calme le plus complet règne pendant la nuit ; cette régularité a donné lieu aux exagérations les plus incroyables, car, à entendre les descriptions qu'on nous avait faites de ce phénomène à San Carlos, nous nous attendions à un véritable prodige.
La route qui conduit à Cucao est si mauvaise, que nous nous décidons à nous embarquer dans une periagua. Le commandant ordonne à six Indiens de se préparer à nous transporter de l'autre côté du lac sans daigner leur dire si on les payera pour leur dérangement. La periagua est une embarcation fort primitive et fort étrange, mais l'équipage est plus étrange encore ; je doute que six petits hommes plus laids se soient jamais trouvés réunis dans un même bateau. Je me hâte d'ajouter qu'ils rament très-bien et avec beaucoup d'ardeur. Le chef d'équipage babille constamment en indien ; il ne s'interrompt que pour pousser des cris étranges qui ressemblent beaucoup à ceux que pousse un gardeur de cochons qui veut faire marcher ces animaux devant lui. Nous partons avec une légère brise contre nous, ce qui ne nous empêche pas d'arriver avant la nuit à la Capella de Cucao. Des deux côtés du lac, la foret règne sans aucune interruption. On avait embarqué une vache avec nous. Faire entrer un si gros animal dans un si petit bateau semble à première vue constituer une grande difficulté, que les Indiens surmontent, il faut l'avouer, en une minute. Ils amènent la vache au bord du bateau, puis ils lui placent sous le ventre deux rames dont les extrémités vont s'appuyer sur le bord ; à l'aide de ces leviers, ils renversent la pauvre bête, la tête en bas et les jambes en l'air, dans le canot, où ils l'attachent avec des cordes. À Cucao nous trouvons une hutte non habitée ; c'est la résidence du padre quand il vient rendre visite à cette capella ; nous nous emparons de cette habitation, nous allumons du feu, nous faisons cuire notre souper et nous nous trouvons tout à fait à l'aise.
Le district de Cucao est le seul point habité de toute la côte occidentale de Chiloé. Il contient environ trente ou quarante familles indiennes, éparses sur 4 ou 5 milles de la côte. Ces familles se trouvent absolument séparées du reste de l'île, aussi font-elles fort peu de commerce ; elles vendent toutefois un peu d'huile de phoque. Ces Indiens fabriquent leurs propres vêtements et sont assez bien habillés ; ils ont des aliments en abondance, et cependant ils ne paraissent pas satisfaits ; ils sont aussi humbles qu'il est possible de l'être. Ces sentiments proviennent en grande partie, je crois, de la dureté et de la brutalité des autorités locales. Nos compagnons, fort polis pour nous, traitaient les Indiens en esclaves plutôt qu'en hommes libres. Ils leur ordonnaient d'apporter des provisions et de nous livrer leurs chevaux sans daigner leur dire ce qu'on leur payerait ou même si on les payerait du tout. Restés seuls un matin avec ces pauvres gens, nous nous en fîmes bientôt des amis en leur donnant des cigares et du maté. Ils se partagèrent fort également un petit morceau de sucre et tous y goûtèrent avec la plus grande curiosité. Puis les Indiens nous exposèrent leurs nombreux sujets de plainte, finissant toujours par nous dire : « C'est parce que nous sommes de pauvres Indiens ignorants que l'on nous traite ainsi ; cela n'arrivait pas quand nous avions un roi. »
Le lendemain, après déjeuner, nous allons visiter Punta Huantamó, situé quelques milles plus au nord. La route longe une plage fort large, sur laquelle, malgré une si longue succession de beaux jours, la mer se brise avec furie. On me dit que, pendant une grande tempête, le mugissement de la mer s'entend pendant la nuit jusqu'à Castro, à 21 milles marins de distance, à travers un pays montagneux et boisé. Nous avons quelque difficulté à atteindre le point que nous voulons visiter, tant les chemins sont mauvais ; en effet, dès que le sentier se trouve ombragé par les arbres, il se transforme en un véritable marécage. Punta Huantamó est un magnifique amoncellement de rochers, recouverts d'une plante alliée, je crois, à la Bromélia, et que les habitants appellent Chepones. Nous nous écorchons horriblement les mains en circulant sur ces rochers, ce qui ne m'empêche pas de rire beaucoup du soin que prend notre guide indien de relever autant que possible son pantalon ; il pense sans doute que son vêtement est plus délicat que sa peau. Cette plante porte un fruit qui ressemble à un artichaut et qui contient un grand nombre de graines pulpeuses, fort estimées ici pour leur goût sucré et agréable. Au port de Low, les habitants se servent de ce fruit pour en faire du chichi ou du cidre ; tant il est vrai, comme le fait remarquer Humboldt, que presque partout l'homme trouve le moyen de préparer des boissons avec des végétaux. Je crois, cependant, que les sauvages de la Terre de Feu et de l'Australie n'en sont pas encore arrivés à ce degré de civilisation.
Au nord de Punta Huantamó, la côte devient de plus en plus sauvage ; elle est, en outre, bordée d'une quantité de récifs sur lesquels la mer se brise éternellement. Nous désirions, s'il était possible, revenir à pied à San Carlos en suivant cette côte ; mais les Indiens eux-mêmes nous affirment que la route est impraticable. Ils ajoutent qu'on va quelquefois directement de Cucao à San Carlos à travers les bois, mais jamais par la côte. Dans ces expéditions, les Indiens ne portent avec eux que du blé grillé et ne mangent que deux fois par jour.
26 janvier. — Nous nous réembarquons sur la periagua et traversons le lac, puis nous remontons à cheval. Les habitants de Chiloé mettent à profit cette semaine de beau temps extraordinaire pour brûler leurs forêts ; on ne voit de toutes parts que des nuages de fumée. Mais, bien qu'ils aient grand soin de mettre le feu à la forêt de plusieurs côtés à la fois, ils ne peuvent parvenir à provoquer un grand incendie. Nous dînons avec notre ami le commandant et n'arrivons à Castro qu'à la nuit close. Le lendemain matin, nous partons de bonne heure. Après une étape assez longue, nous arrivons au sommet d'une colline d'où, spectacle fort rare dans ce pays, la vue s'étend sur la forêt. Au-dessus de l'horizon des arbres s'élève, dans toute sa beauté, le volcan de Corcovado, et un volcan à sommet plat un peu plus au nord ; c'est à peine si nous pouvons distinguer un autre pic de la grande chaîne. Jamais le souvenir de cet admirable spectacle ne s'effacera de ma mémoire. Nous passons la nuit en plein air et le lendemain matin nous arrivons à San Carlos. Il était temps, car le soir même la pluie se met à tomber à torrents.
4 février. — Nous mettons à la voile. Pendant la dernière semaine de notre séjour à Chiloé, j'avais fait quelques courtes excursions. Entre autres, j'avais été examiner une couche considérable de coquillages, appartenant à des espèces encore existantes, située à une hauteur de 350 pieds au-dessus du niveau de la mer ; des arbres immenses poussent maintenant au milieu de ces coquillages. Un autre jour je me rends à Punta Huechucucuy. J'avais pour guide un homme qui connaissait beaucoup trop bien le pays ; nous ne pouvions traverser un ruisseau, une crique ou une langue de terre sans qu'il me donnât avec force détails le nom indien de l'endroit. De même qu'à la Terre de Feu, le langage des Indiens semble admirablement s'adapter à désigner les caractères les plus intimes du paysage. Nous sommes tous enchantés de dire adieu à Chiloé ; ce serait cependant une île charmante, si des pluies continuelles n'y engendraient autant de tristesse. Il y a aussi quelque chose de fort attrayant dans la simplicité et l'humble politesse de ses pauvres habitants.
Nous longeons la côte nous dirigeant vers le nord ; mais il fait si vilain temps, que nous n'arrivons à Valdivia que dans la soirée du 8. Le lendemain matin, un canot nous conduit à la ville, située à environ 10 milles (16 kilomètres) du port. En remontant le fleuve nous apercevons de temps en temps quelques huttes et quelques champs cultivés qui rompent un peu la monotonie de la forêt ; de temps en temps aussi nous rencontrons un canot portant une famille indienne. La ville, située dans une plaine au bord du fleuve, est si complètement enveloppée par un bois de pommiers, que les rues ne sont guère que des sentiers dans un verger. Je n'ai jamais vu de pays où le pommier réussisse aussi bien que dans cette partie humide de l'Amérique méridionale ; sur le bord des routes on voit une foule de ces arbres, qui évidemment se sont semés eux-mêmes. Les habitants de Chiloé ont un moyen bien commode pour se faire un verger. À l'extrémité inférieure de presque toutes les branches se trouve une partie conique brune et ridée ; cette partie est toujours prête à se changer en racine, comme on peut le voir quelquefois quand un peu de boue a été accidentellement projetée sur l'arbre. On choisit, au commencement du printemps, une branche grosse à peu près comme la cuisse d'un homme ; on la coupe juste au-dessus d'un groupe de ces points, on enlève toutes les autres pousses, puis on l'enterre à une profondeur de 2 pieds à peu près dans le sol. Pendant l'été suivant, cette racine produit de longues tiges qui, quelquefois même, portent des fruits. On m'en a montré une qui avait produit vingt-trois pommes ; mais c'est là un fait extraordinaire. Au bout de trois ans, cette racine est devenue un bel arbre chargé de fruits, comme j'ai pu le voir moi-même. Un vieillard, habitant près de Valdivia, médisait : « Necesidad es la madre del invencion », et me le prouvait en me disant tout ce qu'il faisait avec ses pommes. Après en avoir fait du cidre et même du vin, il distillait la pulpe pour se procurer une eau-de-vie blanche ayant un excellent goût ; en employant un autre procédé, il obtenait de la mélasse, ou du miel, comme il l'appelait. Ses enfants et ses cochons, pendant la saison, ne sortaient jamais de son verger, car ils y trouvaient abondamment de quoi se nourrir.
11 février. — Je pars, accompagné d'un guide, pour faire une courte excursion pendant laquelle je ne parviens pas à apprendre grand chose sur la géologie du pays ou sur ses habitants. Il n'y a pas beaucoup de terrains cultivés près de Valdivia ; après avoir traversé une rivière située à la distance de quelques milles, nous entrons dans la forêt et nous ne rencontrons qu'une misérable hutte avant d'atteindre l'endroit où nous devons passer la unit. La petite différence de latitude, 150 milles (249 kilomètres), est suffisante pour donner à la forêt un aspect tout nouveau, quand on la compare aux forêts de Chiloè. Cela provient d'une proportion différente des espèces d'arbres. Les arbres toujours verts ne paraissent pas être tout à fait aussi nombreux, aussi le feuillage paraît-il moins sombre. De même qu'à Chiloé, les joncs s'entrelacent autour des parties inférieures des arbres ; mais on remarque ici une autre espèce de jonc, qui ressemble au bambou du Brésil et qui atteint environ 20 pieds de hauteur ; ce bambou pousse par groupes et orne d'une façon charmante les rives de quelques ruisseaux. Les Indiens se servent de cette plante pour fabriquer leurs chusos ou longues lances. La hutte où nous devions passer la nuit est si sale que je préfère coucher en plein air ; la première nuit à passer dehors pendant ces expéditions est ordinairement fort désagréable, parce que l'on n'est pas habitué au bourdonnement et à la morsure des mouches. Le lendemain matin, il n'y avait certainement pas sur mes jambes un espace grand comme une pièce de 1 franc qui ne fût couvert de morsures.
12 février. — Nous continuons notre route à travers l'épaisse forêt ; de temps en temps nous rencontrons un Indien à cheval ou une troupe de belles mules apportant des planches et du blé des plaines situées plus au sud. Dans l'après-midi, nous atteignons le sommet d'une colline d'où l'on a une vue admirable sur les Llanos. La vue de ces immenses plaines devient un véritable soulagement quand, depuis si longtemps, on est resté enseveli, pour ainsi dire, dans une forêt perpétuelle, dont l'aspect finit par devenir monotone. Cette côte occidentale me rappelle agréablement les immenses plaines de la Patagonie, et, cependant, avec le véritable esprit de contradiction qui est en nous, je ne peux oublier la sublimité du silence de la forêt. Les Llanos forment la partie la plus fertile et la plus peuplée de ce pays, car ils possèdent l'immense avantage d'être presque entièrement dépourvus d'arbres. Avant de quitter la forêt, nous traversons quelques petites prairies où ne se trouvent qu'un arbre ou deux, comme dans les parcs anglais ; j'ai souvent remarqué avec surprise que, dans les districts boisés et ondulés, les arbres ne croissent pas dans les parties plates. Un de nos chevaux étant épuisé de fatigue, je me décide à m'arrêter à la mission de Cudico, d'autant que j'ai une lettre pour le père qui y réside. Cudico est un district intermédiaire entre la forêt et les Llanos. On y voit un assez grand nombre de cottages avec des champs de blé et de pommes de terre, appartenant presque tous à des Indiens. Les tribus dépendant de Valdivia sont « reducidos y cristianos. » Les Indiens habitant plus au nord, vers Arauco et Impérial, sont encore très-sauvages et ne sont pas convertis au christianisme ; ils n'en ont pas moins beaucoup de relations avec les Espagnols. Le padre me dit que les Indiens chrétiens n'aiment pas beaucoup à venir à la messe, mais qu'en somme ils ont beaucoup de respect pour la religion. On éprouve la plus grande difficulté à leur faire observer les cérémonies du mariage. Les Indiens sauvages prennent autant de femmes qu'ils peuvent en nourrir, et un cacique en a souvent plus de dix ; quand on entre chez lui, on devine aisément le nombre de ses femmes au nombre de huttes séparées. Chaque femme demeure à tour de rôle une semaine avec le cacique ; mais toutes travaillent pour lui, lui font des ponchos, etc. Être la femme d'un cacique constitue un honneur que recherchent beaucoup les femmes indiennes.
Dans toutes ces tribus, les hommes portent un grossier poncho en laine ; au sud de Valdivia, ils portent des pantalons courts, et, au nord de cette ville, un jupon qui ressemble au Chilipa des Gauchos. Tous enferment leurs longs cheveux dans un filet, mais ne portent aucune autre coiffure. Ces Indiens ont une taille assez élevée ; ils ont les pommettes saillantes, et, par l'ensemble de leur extérieur, ressemblent à la grande famille américaine à laquelle d'ailleurs ils appartiennent ; mais leur physionomie me semble différer quelque peu de celle de toutes les tribus que j'avais vues jusque-là. Ordinairement sérieuse et austère, pleine de caractère, elle indique une honnête rudesse ou une féroce détermination. Leurs longs cheveux noirs, leurs traits graves et bien définis, leur teint brun, me rappelaient les vieux portraits de Jacques Ier. Ici, on ne trouve plus cette humble politesse si commune à Chiloé. Quelques-uns vous adressent un « mari-mari » (bonjour) fort brusque ; mais le plus grand nombre ne semblent guère disposés à vous saluer. Cette indépendance est sans doute la conséquence de leurs longues guerres avec les Espagnols et des nombreuses victoires que seuls, de tous les peuples de l'Amérique, ils ont su remporter sur les Européens.
Je passai une soirée fort agréable à causer avec le padre. C'est un excellent homme, fort hospitalier ; il vient de Santiago et est parvenu à s'entourer de quelque confort. Il a reçu une certaine éducation, et, ce qui lui pèse le plus, c'est le manque absolu de société. Quelle triste chose doit être la vie de cet homme qui n'a pas grand zèle religieux et qui n'a ni occupation ni but ! Le lendemain, en retournant à Valdivia, nous rencontrons sept Indiens fort sauvages ; quelques-uns d'entre eux sont des caciques qui viennent de recevoir du gouvernement chilien le salaire annuel, récompense de leur fidélité. Ce sont de beaux hommes, mais quelles figures sombres ! Ils vont à la suite les uns des autres ; un vieux cacique ouvre la marche et me semble le plus ivre d'eux tous à en juger par son excessive gravité et par sa face injectée de sang. Peu auparavant, deux Indiens nous avaient rejoints ; ils viennent de fort loin et se rendent à Valdivia pour un procès. L'un d'eux est fort vieux, fort jovial ; mais, à voir sa face toute ridée et entièrement dépourvue de barbe, on le prendrait plutôt pour une femme que pour un homme. Je leur donne assez souvent des cigares ; ils les reçoivent avec plaisir, mais c'est à peine s'ils condescendent à me remercier. Un Indien de Chiloé, au contraire, aurait soulevé son chapeau et aurait répété son éternel « Dios le page ! » Notre voyage devient fort ennuyeux, et à cause du mauvais état des routes, et à cause des nombreux troncs d'arbres qui barrent le chemin, et par-dessus lesquels il faut sauter ou dont il faut faire le tour. Nous couchons en route ; le lendemain matin nous arrivons à Valdivia et je regagne notre vaisseau.
Quelques jours après, je traverse la baie en compagnie de quelques officiers et nous débarquons près du fort Niebla. Les édifices sont presque en ruines et tous les affûts sont pourris. M. Wickham dit au commandant que si l'on tirait un seul coup de canon, ces affûts tomberaient en morceaux. « Oh ! non, monsieur, répond le pauvre homme tout fier de ses canons, ils résisteraient certainement à deux décharges ! » Les Espagnols avaient sans doute l'intention de rendre cette place imprenable. On voit encore, au beau milieu de la cour, une petite montagne de mortier qui est devenu aussi dur que le roc sur lequel il est placé. On a apporté ce mortier du Chili ; il y en avait pour 7000 dollars. La révolution ayant éclaté, on oublia de l'employer à quoi que ce soit ; il reste là, véritable emblème de la grandeur passée de l'Espagne.
Je voulais me rendre à une petite maison située à environ 1 mille et demi ; mais mon guide me dit qu'il est impossible de traverser le bois en droite ligne. Il m'offre cependant de me conduire en me faisant suivre le chemin le plus court, les sentiers que suivent les bestiaux ; j'accepte, mais il ne nous faut pas moins de trois heures pour arriver à notre but ! Le métier de cet homme est de rechercher les bestiaux qui peuvent s'égarer ; il doit donc bien connaître ces bois, cependant il me raconte que tout récemment il s'est égaré et est resté deux jours sans manger. Ces faits ne donnent qu'une faible idée de l'impossibilité absolue qu'il y a à pénétrer dans les forêts de ces pays. Je me faisais souvent cette question : Combien de temps un arbre tombé met-il à se pourrir de façon à ce qu'il n'en reste plus trace ? Mon guide me montre un arbre qu'une troupe de royalistes en fuite a coupé il y a quatorze ans ; à prendre cet arbre comme critérium, je crois qu'un tronc d'arbre ayant 1 pied et demi de diamètre serait en trente ans transformé en un petit monceau de terre.
20 février. — Jour mémorable dans les annales de Valdivia, car on a ressenti aujourd'hui le plus violent tremblement de terre qui de mémoire d'homme se soit produit ici. Je me trouvais sur la côte, et je m'étais couché à l'ombre dans le bois pour me reposer un peu. Le tremblement de terre commença soudainement et dura deux minutes. Mais le temps nous parut beaucoup plus long, à mon compagnon et à moi. Le tremblement du sol était très-sensible. Les ondulations nous parurent venir de l'est ; d'autres personnes soutinrent qu'elles venaient du sud-ouest ; ceci prouve combien il est parfois difficile de déterminer la direction des vibrations. On n'éprouvait aucune difficulté à se tenir debout ; mais le mouvement me donna presque le mal de mer : il ressemblait en effet beaucoup au mouvement d'un vaisseau au milieu de lames fort courtes, ou, mieux encore, on aurait dit patiner sur de la glace trop faible qui ploie sous le poids du corps.
Un tremblement de terre bouleverse en un instant les idées les plus arrêtées ; la terre, l'emblème même de la solidité, a tremblé sous nos pieds comme une croûte fort mince placée sur un fluide ; un espace d'une seconde a suffi pour éveiller dans l'esprit un étrange sentiment d'insécurité que des heures de réflexion n'auraient pu produire. Le vent, au moment du choc, agitait les arbres de la forêt ; aussi je ne fis que sentir la terre trembler sous mes pieds sans observer aucun autre effet. Le capitaine Fitz-Roy et quelques officiers se trouvaient alors dans la ville ; là l'effet fut beaucoup plus frappant, car, bien que les maisons construites en bois n'aient pas été renversées, elles n'en furent pas moins violemment ébranlées. Tous les habitants, saisis d'une folle terreur, se précipitèrent dans les rues. Ce sont ces spectacles qui créent chez tous ceux qui ont vu aussi bien que ressenti leurs effets cette indicible horreur des tremblements de terre. Dans la forêt, le phénomène est fort intéressant, mais il ne cause aucune terreur. Le choc affecta curieusement la mer. Le grand choc eut lieu au moment de la marée basse ; une vieille femme qui se trouvait sur la plage me dit que l'eau vint très-vite à la côte, mais sans former de grandes vagues, et s'éleva rapidement jusqu'au niveau des grandes marées, puis reprit son niveau aussi rapidement ; la ligne de sable mouillé me confirma le dire de la vieille femme. Ce même mouvement rapide, mais tranquille, de la marée se produisit il y a quelques années à Chiloé, pendant un léger tremblement de terre, et causa une grande alarme. Dans le courant de la soirée il y eut plusieurs petits chocs qui produisirent dans le port les courants les plus compliqués, dont quelques-uns étaient assez violents.
4 mars. — Nous entrons dans le port de Concepcion. Pendant que le vaisseau cherche un endroit bien abrité, je débarque sur l'île de Quiriquina. L'intendant de cette propriété vient bien vite me trouver pour m'annoncer la terrible nouvelle du tremblement de terre du 20 février ; il me dit qu' « il n'y a plus une seule maison debout ni à Concepcion ni à Talcahuano (le port) ; que soixante-dix villages ont été détruits ; et qu'une vague immense a presque enlevé les ruines de Talcahuano. J'ai les preuves de cette dernière partie de ses dires ; la côte entière est jonchée de poutres et de meubles, tout comme si un millier de vaisseaux étaient venus se briser là. Outre les chaises, les tables, les casiers, etc., on voit les toits de plusieurs cottages qui ont été transportés presque tout entiers. Les magasins de Talcahuano ont partagé le sort commun et on voit aussi sur la côte d'immenses balles de coton, d'yerba et d'autres marchandises. Pendant ma promenade autour de l'île je remarque que de nombreux fragments de rochers, qui, à en juger par les productions marines qui y adhèrent encore, devaient récemment se trouver à d'assez grandes profondeurs, ont été jetés très-haut sur la côte ; je mesure un de ces blocs, qui a 6 pieds de longueur, 3 pieds de largeur et 2 pieds d'épaisseur.
L'effroyable puissance du tremblement de terre avait d'ailleurs laissé sur l'île elle-même autant de traces que la grande vague en avait laissé sur la côte. Dans bien des endroits on voyait de profondes fissures dans la direction du nord au sud, causées sans doute par l'ébranlement des côtés parallèles et escarpés de cette île étroite. Près de la falaise, quelques-unes de ces fissures avaient 1 mètre de largeur. Des masses énormes étaient déjà tombées sur la plage, et les habitants croyaient qu'au commencement de la saison des pluies il se produirait encore de nombreux glissements de terrain. L'effet de la vibration sur les ardoises dures qui forment la base de l'île était encore plus curieux : les parties superficielles de quelques-uns de ces rochers avaient été brisées en mille morceaux, tout comme si on avait fait jouer une mine. Cet effet, que des fractures toutes récentes et des déplacements considérables prouvaient admirablement, doit se produire uniquement à la surface, autrement il n'y aurait pas un seul bloc de rocher dans le Chili tout entier ; cela est d'autant plus probable que l'on sait que la surface d'un corps vibrant éprouve des effets différents de ceux qui affectent le centre de ce corps. C'est peut-être pour la même raison que les tremblements de terre ne causent pas dans les mines profondes autant de troubles qu'on pourrait le penser. Je crois que ce tremblement de terre a suffi à lui tout seul à réduire l'île de Quiriquina dans une proportion plus grande que ne le pourrait faire l'action ordinaire de la mer et du temps pendant un siècle entier.
Le lendemain je débarque à Talcahuano et je me rends ensuite à Concepcion. Ces deux villes présentent le spectacle le plus terrible, mais en même temps le plus intéressant qu'il m'ait jamais été donné de contempler ; cependant ce spectacle devait impressionner encore bien plus quiconque avait connu ces villes avant la catastrophe, car, pour un étranger, les ruines étaient si complètement entremêlées qu'on ne pouvait se faire aucune idée de ce qu'étaient ces villes auparavant ; à peine pouvait-on croire que ces amoncellements de débris avaient servi d'habitations. Le tremblement de terre commença à onze heures et demie du matin. S'il s'était produit au milieu de la nuit, le plus grand nombre des habitants, qui, dans cette province seule, se montent à plusieurs milliers, aurait péri. Il n'y eut, en somme, qu'une centaine de victimes, grâce à la coutume invariable que l'on a de s'élancer au dehors des maisons dès que l'on sent le sol trembler. À Concepcion, chaque rangée de maisons, chaque maison isolée, formait un amas de ruines bien distinct ; à Talcahuano, au contraire, la vague qui avait suivi le tremblement de terre et qui avait inondé la ville n'avait plus laissé en se retirant qu'un amas confus de briques, de tuiles et de poutres et çà et là un mur encore debout. Grâce à cette circonstance, Concepcion offrait, bien qu'absolument détruit, un spectacle plus terrible et plus pittoresque, si je puis m'exprimer ainsi. Le premier choc fut très-soudain ; le mayor-domo de Quiriquina me raconta que le premier indice qu'il en ait reçu fut de se trouver roulant à terre, lui et le cheval qu'il montait. Il se releva et fut de nouveau renversé. Il me dit aussi que des vaches qui se trouvaient sur les endroits escarpés de la côte furent précipitées dans la mer. La grande vague enleva beaucoup de bestiaux ; sur une île basse, située près de l'entrée de la baie, soixante-dix animaux furent noyés. On croyait généralement que ce tremblement de terre était le plus terrible qui se soit jamais produit au Chili ; mais, comme ces chocs si terribles n'arrivent qu'à de fort longs intervalles, il est difficile d'en arriver à cette conclusion ; un choc plus terrible n'aurait pas fait d'ailleurs grande différence, car la ruine était aussi complète qu'elle pouvait l'être. De nombreux petits chocs suivirent le premier ; on en compta plus de trois cents en douze jours.
Après avoir vu Concepcion, j'avoue qu'il m'est difficile de comprendre comment le plus grand nombre des habitants échappa à la catastrophe. Dans bien des endroits les maisons tombèrent en dehors, formant ainsi au milieu des rues des monticules de briques et de décombres. M. Rouse, consul anglais, nous raconta qu'il était en train de déjeuner quand la première vibration l'avertit qu'il était temps de s'élancer au dehors. À peine était-il arrivé au milieu de sa cour que l'un des côtés de sa maison s'écroula ; il conserva néanmoins assez de sang-froid pour se rappeler que, s'il pouvait grimper sur la partie qui venait de tomber, il n'aurait plus rien à craindre. Le mouvement du sol était si violent qu'il ne pouvait se tenir debout ; il se mit donc à ramper à quatre pattes et parvint au sommet des ruines juste au moment où s'écroulait le reste de sa maison. Aveuglé et étouffé par la poussière qui obscurcissait l'air, il parvint cependant à gagner la rue. Les chocs se succédant à des intervalles de quelques minutes, personne n'osait s'approcher des ruines ; on ne savait donc pas si son ami ou son parent le plus cher ne périssait pas en cet instant faute d'un peu d'aide. Ceux qui avaient pu sauver quelque chose étaient obligés de veiller continuellement, car les voleurs se mettaient de la partie, se frappant la poitrine d'une main en criant : « Misericordia ! » à chaque petit choc, et de l'autre tâchant de s'emparer de tout ce qu'ils voyaient. Les toits en chaume s'écroulèrent sur les feux allumés et les flammes se firent jour de toutes parts. Des centaines de gens se savaient entièrement ruinés et il restait à bien peu d'entre eux de quoi se procurer des aliments pour la journée.
Un seul tremblement de terre suffit pour détruire la prospérité d'un pays. Si les forces souterraines de l'Angleterre, aujourd'hui inertes, recommençaient à exercer leur puissance, comme elles l'ont fait assurément pendant des époques géologiques actuellement fort éloignées de nous, quels changements ne se produiraient pas dans le pays tout entier ! Que deviendraient les hautes maisons, les cités populeuses, les grandes manufactures, les splendides édifices publics et privés ? Si quelque grand tremblement de terre se produisait au milieu de la nuit, quel horrible carnage ! La banqueroute serait immédiate ; tous les papiers, tous les documents, tous les comptes disparaîtraient en un instant. Le gouvernement ne pouvant plus ni percevoir les impôts ni affirmer son autorité, la violence et la rapine domineraient tout. La famine se déclarerait dans toutes les grandes villes ; la peste et la mort suivraient bientôt.
Quelques instants après le choc, on vit, à une distance de 3 ou 4 milles, une vague énorme s'avancer au milieu de la baie. Aucune trace d'écume sur cette vague, qui paraissait inoffensive, mais qui, le long de la côte, renversait les maisons et déracinait les arbres en s'avançant avec une force irrésistible. Arrivée au fond de la baie, elle se brisa en vagues écumeuses qui s'élevèrent à une hauteur verticale de 23 pieds au-dessus des plus hautes marées. La force de ces vagues devait être énorme, car, dans la forteresse, elles transportèrent à une distance de 13 pieds un canon et son affût pesant 4 tonnes. Un schooner fut transporté à 200 mètres de la côte et s'échoua au milieu des ruines. Deux autres vagues se produisirent et, en se retirant, emportèrent une immense quantité de débris. Dans une partie de la baie, un bâtiment fut transporté sur la côte, puis emmené à nouveau, puis rejeté sur la côte, puis enfin remis à flot par la dernière vague. Dans une autre partie de la baie, deux grands bâtiments, à l'ancre l'un auprès de l'autre, se mirent à tournoyer de telle façon que les câbles de leurs ancres s'enroulèrent l'un autour de l'autre, et, bien qu'il y eût 36 pieds d'eau, ils se trouvèrent tout à coup à sec sur le sol pendant quelques minutes. La grande vague, d'ailleurs, s'approcha assez lentement, car les habitants de Talcahuano eurent le temps de se réfugier sur des collines derrière la ville. D'autre part, des marins s'empressèrent de monter en canot et de faire force de rames vers la vague, espérant la surmonter s'ils arrivaient à elle avant qu'elle se brisât, ce à quoi ils réussirent ; une vieille femme, de son côté, monta en canot avec un petit garçon de quatre ou cinq ans ; mais, n'ayant personne pour ramer, elle resta près du quai ; le bateau fut jeté contre une ancre et coupé en deux, la vieille femme se noya et, quelques heures après, on retrouva au milieu des débris le gamin qui avait échappé sain et sauf. Au moment de notre visite, on voyait encore, au milieu des ruines, des étangs d'eau salée ; des enfants, se faisant des bateaux avec des tables ou des chaises, s'amusaient à voguer et paraissaient aussi joyeux que leurs parents étaient misérables. Mais j'avoue avoir vu, avec une grande satisfaction, que tous les habitants paraissaient plus actifs et plus heureux qu'on n'aurait pu s'y attendre après une aussi terrible catastrophe. On a remarqué, avec quelque degré de vérité, que, la destruction étant universelle, personne ne se trouvait plus humilié que son voisin, personne ne pouvait accuser ses amis de froideur, deux causes qui ajoutent toujours une vive douleur à la perte de la richesse. M. Rouse et un grand nombre de gens qu'il eut la bonté de prendre sous sa protection, passèrent la première semaine dans un jardin, campés sous des pommiers. Tout d'abord on fut aussi joyeux que pendant une partie de plaisir, mais il survint de fortes pluies qui firent beaucoup souffrir ces malheureux sans asile.
Le capitaine Fitz-Roy constate, dans son excellente relation de ce tremblement de terre, qu'on vit dans la baie deux éruptions : l'une ressemblant à une colonne de fumée, l'autre ressemblant au jet d'eau d'une immense baleine. Partout aussi l'eau semblait en ébullition, elle devint noire et laissa échapper des vapeurs sulfureuses fort désagréables. On observa également ces derniers phénomènes pendant le tremblement de terre de 1822. dans la baie de Valparaiso. On peut les expliquer par l'agitation de la boue qui forme le fond de la mer, boue qui contient des matières organiques en décomposition. J'ai remarqué, pendant un jour fort calme, dans la baie de Callao, que le câble du vaisseau, en frottant sur le fond, produisait une ligne de bulles de gaz. Les classes inférieures, à Talcahuano, étaient persuadées que le tremblement de terre provenait de ce que des vieilles femmes indiennes, qui avaient subi quelque outrage deux ans auparavant, avaient fermé le volcan de Antuco. Cette explication, toute ridicule qu'elle puisse être, n'en est pas moins curieuse ; elle prouve, en effet, que l'expérience a enseigné à ces ignorants qu'il existe un rapport entre la cessation des phénomènes volcaniques et le tremblement du sol. Au point où cesse leur perception de la cause et de l'effet, ils invoquent le secours de la magie pour expliquer la fermeture de la soupape volcanique. Cette croyance est d'autant plus singulière dans le cas actuel que, d'après le capitaine Fitz-Roy, il y a tout lieu de croire que l'Antuco n'avait pas cessé d'être en activité.
Comme dans presque toutes les villes espagnoles, les rues de la ville de Concepcion se croisent à angle droit ; les unes se dirigent du sud-ouest à l'ouest, les autres du nord-ouest au nord. Les murs des maisons situées dans les rues allant du sud-ouest à l'ouest résistèrent certainement mieux au choc que les maisons situées dans les autres ; la plupart des masses de briques s'écroulèrent dans la direction du nord-est. Ces deux circonstances semblent confirmer l'impression générale que les ondulations venaient du sud-ouest, direction dans laquelle on entendit aussi des bruits souterrains. Il est évident que des murs construits dans la direction du nord-est et du sud-ouest et ayant, par conséquent, leurs extrémités aux points d'où provenaient les vibrations avaient plus de chance de résister au choc que les murs construits dans la direction du nord-ouest et du sud-est, car ceux-ci perdaient en un instant leur position perpendiculaire sur toute leur longueur. En effet, les ondulations venant du sud-ouest devaient former des vagues dans la direction du nord-ouest et du sud-est, vagues passant sous les fondations. On peut se rendre compte de ce phénomène en plaçant des volumes debout sur un tapis, puis en imitant les ondulations d'un tremblement de terre comme l'a suggéré Michell ; on verra que ces volumes tombent plus ou moins facilement, selon que leur direction coïncide plus ou moins avec la ligne des vagues. Les fissures qui s'ouvrirent dans le sol s'étendaient presque toutes dans la direction du sud-est au nord-ouest et correspondaient par conséquent aux lignes d'ondulation. Un fait devient fort intéressant si l'on a présentes à l'esprit toutes ces circonstances qui indiquent si clairement le sud-ouest comme le principal foyer de l'agitation, c'est que l'île de Santa-Maria, située dans cette direction, fut, pendant le soulèvement général du sol, soulevée près de trois fois autant que tout autre point de la côte.
La cathédrale offrait un excellent exemple de la résistance différente présentée par les murs, selon qu'ils sont construits dans telle ou telle direction. Le côté tourné vers le nord-est ne présentait qu'un immense amas de ruines au milieu desquelles on voyait des portes et des poutres qui avaient l'air de flotter sur un océan en fureur. Quelques blocs de maçonnerie ayant d'immenses dimensions avaient roulé fort loin sur la place, comme des fragments de rochers au pied d'une haute montagne. Les murs de côté, s'étendant dans la direction du sud-ouest et du nord-est, bien que considérablement endommagés, étaient restés debout ; mais d'immenses contre-forts, bâtis à angle droit avec ces murs, et par conséquent parallèles à ceux qui s'étaient écroulés, avaient été renversés après avoir été coupés aussi net qu'ils auraient pu l'être avec un ciseau. Le choc avait, en outre, donné une position diagonale à quelques ornements carrés placés sur quelques-uns de ces murs. On a observé des phénomènes analogues après des tremblements de terre à Valparaiso, en Calabre, et dans quelques autres endroits, et même sur des temples grecs fort anciens. Ces déplacements semblent tout d'abord indiquer un mouvement de vortex sur les points ainsi affectés ; mais cette explication est fort peu probable. Ne pourrait-on pas les attribuer à la tendance qu'aurait chaque pierre à se placer dans une certaine position relativement aux lignes de vibration, tout comme des épingles se placent dans certaines positions sur une feuille de papier que l'on agite ? En règle générale, les portes ou les croisées voûtées résistent mieux que toute autre espèce de construction. Néanmoins un pauvre vieillard boiteux, qui avait l'habitude de se traîner sous une porte voûtée chaque fois qu'un petit choc se produisait, fut cette fois écrasé sous les ruines.
Je n'essayerai pas de faire la description de l'aspect que présentait Concepcion, car je sens qu'il me serait impossible d'exprimer ce que je ressentis en voyant cette masse de ruines. Quelques officiers avaient visité cette ville avant moi et tout ce qu'ils avaient pu me dire ne m'avait en rien préparé à ce que je vis. Il y a quelque chose de navrant et d'humiliant tout à la fois à voir des ouvrages qui ont coûté tant de travail et de temps à l'homme, renversés ainsi en une minute ; cependant on n'éprouve presque pas de compassion pour les habitants, tant est grande la surprise de voir accompli en un instant ce qu'on est accoutumé à attribuer à une longue série de siècles. À mon avis, nous n'avions pas, depuis notre départ d'Angleterre, contemplé encore spectacle aussi profondément intéressant.
Pendant presque tous les grands tremblements de terre, les eaux des mers voisines ont été considérablement agitées. Cette agitation semble généralement, selon ce qui s'est passé à Concepcion, affecter deux formes différentes. D'abord, au moment même du choc, l'eau s'élève considérablement sur la côte, mais le mouvement est lent, et elle se retire tout aussi lentement ; puis, quelque temps après, la mer entière se retire de la côte, et revient en vagues ayant une force effrayante. Le premier mouvement semble être une conséquence immédiate du tremblement de terre, qui affecte différemment un fluide et un solide, de telle sorte que leur niveau respectif se trouve quelque peu modifié ; mais le second phénomène est de beaucoup le plus important. Pendant la plupart des tremblements de terre, surtout pendant ceux qui se produisent sur la côte occidentale de l'Amérique, il est certain que les eaux ont commencé d'abord par se retirer entièrement. Quelques auteurs ont essayé d'expliquer ce fait en supposant que l'eau conserve son niveau tandis que la terre oscille de bas en haut ; mais l'eau, près de la côte, même sur une côte escarpée, participerait certainement au mouvement du fond ; en outre, comme l'a fait remarquer M. Lyell, des mouvements analogues de la mer se sont produits dans des îles fort éloignées de la ligne principale d'agitation, à l'île de Juan Fernandez, par exemple, pendant le tremblement de terre qui nous occupe, à l'île Madère pendant le fameux tremblement de terre de Lisbonne. Je présume (mais ce sujet est fort obscur) qu'une vague, quelle que soit la façon dont elle se forme, commence par attirer l'eau qui couvre la côte sur laquelle elle va venir se briser ; j'ai observé ce fait pour les petites vagues formées par les roues des bateaux à vapeur. Fait remarquable, tandis que Talcahuano et Callao (près de Lima), situés tous deux au fond d'immenses baies fort peu profondes, ont eu beaucoup à souffrir des grandes vagues pendant tous les tremblements de terre importants, Valparaiso, situé au bord d'une mer fort profonde, n'a jamais eu à souffrir par cette cause, bien qu'il ait ressenti les chocs les plus violents. L'intervalle qui existe entre le tremblement de terre et l'arrivée de la grande vague, intervalle d'une demi-heure quelquefois, le fait que des îles fort éloignées sont affectées de la même façon que les côtes qui se trouvent près du foyer de l'agitation, me font supposer que la vague se forme au large. Or, puisque cela arrive ordinairement, la cause doit être générale. Je suppose que la grande vague doit se former à l'endroit où les eaux moins agitées de l'océan profond rejoignent les eaux de la côte qui ont participé au mouvement de la terre ; il semble aussi que la vague soit plus ou moins considérable selon l'étendue d'eau peu profonde qui a été agitée en même temps que le fond sur lequel elle repose.
L'effet le plus remarquable, il serait probablement plus correct de dire la cause de ce tremblement de terre, fut l'élévation permanente du sol. Les terres, tout autour de la baie de Concepcion, se soulevèrent de 2 ou 3 pieds ; mais il est bon de remarquer que, la grande vague ayant effacé tout point de repère de l'ancienne ligne des marées sur la côte, je ne pus me procurer d'autre preuve de cette élévation que le témoignage unanime des habitants, qui m'assurèrent qu'un petit rocher, actuellement visible, était auparavant recouvert d'eau. À l'île S. Maria, à environ 30 milles de distance, le soulèvement fut plus considérable encore ; le capitaine Fitz-Roy trouva, sur une partie de la côte de cette île, des bancs de moules en putréfaction adhérant encore au rocher, à 10 pieds au-dessus de l'élévation des plus grandes marées ; or les habitants avaient auparavant l'habitude de plonger à la marée basse pour se procurer ces coquillages. Le soulèvement de cette région offre un intérêt tout particulier, et parce qu'elle a été le théâtre d'un fort grand nombre d'autres violents tremblements de terre, et à cause de la grande quantité de coquillages marins répandus sur le sol à une hauteur de 600 pieds certainement et je crois même de 1000 pieds. À Valparaiso, comme je l'ai déjà fait remarquer, on trouve des coquillages semblables à une hauteur de 1300 pieds ; il paraît certain que cette grande élévation est le résultat de petits soulèvements successifs, tels que celui qui a accompagné ou qui a causé le tremblement de terre de cette année, et aussi d'un soulèvement insensible et fort lent qui se produit certainement sur quelques parties de cette côte.
Le grand tremblement de terre du 20 ébranla si violemment l'île de Juan Fernandez, située à 360 milles (576 kilomètres) au nord-est, que les arbres se heurtèrent et qu'un volcan se mit en éruption sous l'eau tout près de la côte. Ces faits sont d'autant plus remarquables que, pendant le tremblement de terre de 1731, cette île fut agitée plus violemment que tout autre endroit situé à la même distance de Concepcion, ce qui semble indiquer une communication souterraine entre ces deux points. Chiloé, à environ 340 milles (545 kilomètres) au sud de Conception, semble avoir été plus violemment agité que le district intermédiaire de Valdivia, où le volcan de Villarica ne donna aucun signe d'éruption, tandis qu'une éruption violente se produisait à l'instant du choc dans deux volcans de la Cordillère en face de Chiloé. Ces deux volcans, ainsi que quelques autres du voisinage, restèrent longtemps en éruption, et, dix mois plus tard, ils donnèrent encore des signes d'activité à la suite d'un nouveau tremblement de terre à Concepcion. Des hommes occupés à couper du bois près de la base de l'un de ces volcans ne ressentirent pas le tremblement de terre du 20 février 1833, bien que toute la contrée environnante fût alors violemment ébranlée. En cet endroit, une éruption se produisit donc au lieu et place d'un tremblement de terre, ce qui serait arrivé à Concepcion si, ainsi que le pensaient les bonnes gens de cette ville, des sorcières n'avaient bouché le volcan d'Antuco. Deux ans et demi plus tard, Valdivia et Chiloé furent de nouveau plus violemment ébranlés qu'ils ne l'avaient été le 20 février 1833, et une île dans l'archipel Chonos fut alors soulevée de plus de 8 pieds d'une façon permanente. Pour donner une idée plus correcte de l'importance de ces phénomènes, je vais supposer, comme je l'ai fait pour les glaciers, qu'ils se produisent à des endroits relativement correspondants en Europe. Dans ce cas, le sol aurait violemment tremblé dans tout l'espace compris entre la mer du Nord et la mer Méditerranée ; au même instant, une grande partie de la côte orientale de l'Angleterre et quelques îles adjacentes auraient été soulevées ; — de violentes éruptions se seraient produites dans une chaîne de volcans sur les côtes de la Hollande, une autre éruption aurait eu lieu au fond de la mer près de l'extrémité septentrionale de l'Irlande ; — et enfin les antiques volcans de l'Auvergne, du Cantal et du mont d'Or auraient vomi d'immenses colonnes de fumée, et cela pendant fort longtemps. Deux ans et demi plus tard, un autre tremblement de terre aurait désolé la France, depuis le centre de ce pays jusqu'à la Manche, et une île aurait été soulevée dans la Méditerranée.
L'espace d'où des matières volcaniques firent éruption le 20 février 1835 a 720 milles (1 150 kilomètres) dans une direction et 400 milles (640 kilomètres) dans une autre direction à angle droit avec la première. Aussi existe-t-il probablement là un lac de lave souterrain ayant une superficie presque double de celle de la mer Noire. La relation intime et complexe tout à la fois des forces d'éruption et de soulèvement pendant ces phénomènes, nous prouve que les forces qui soulèvent les continents par degrés sont identiques à celles qui font sortir des matières volcaniques par certains orifices. Je crois, pour bien des raisons, que les fréquents tremblements de terre sur cette ligne de côtes proviennent du déchirement des couches, conséquence nécessaire de la tension de la terre au moment des soulèvements et de leur injection par des roches à l'état liquide. Ces déchirements et ces injections répétés assez souvent (et nous savons que les tremblements de terre affectent fort souvent les mêmes superficies de la même façon) finiraient par produire une chaîne de collines ; — l'île linéaire de Sainte-Marie, qui a été soulevée trois fois aussi haut que le pays environnant, semble soumise à cette cause. Je crois que l'axe solide d'une montagne ne diffère par la formation d'une colline volcanique qu'en ce que les roches en fusion ont été injectées à plusieurs reprises dans la première, au lieu d'avoir été rejetées comme dans la seconde. Je crois, en outre, qu'on ne peut expliquer la formation des grandes chaînes de montagnes telles que la Cordillère, où les couches recouvrant l'axe injecté de roches plutoniennes ont été relevées dans bien des directions parallèles, qu'en supposant que la roche formant l'axe a été injectée à bien des reprises différentes et après des intervalles suffisamment longs pour que les parties supérieures, jouant le rôle de coins, aient eu le temps de se refroidir et de se solidifier. En effet, si les couches avaient été repoussées d'un seul coup dans leur position actuelle, c'est-à-dire redressées presque verticalement, les entrailles mêmes de la terre auraient fait éruption, et, au lieu d'axes abrupts de roches solidifiées sous une immense pression, des torrents de lave se seraient écoulés dans tous les endroits où se sont produits ces soulèvements.
· M. Arago, l'institut, 1839, p. 337. Voir aussi Miers, Chile, vol. I, p. 392, et Lyell, Principles of Geology, chap. xv, liv. II.
· Voir les Geological Transactions, vol. V, pour le récit complet des phénomènes volcaniques qui ont accompagné le tremblement de terre du 20 février 1835, et pour les conclusions qu'il y a lieu d'en tirer.
[page] [336 CHAPITRE XV]
CHAPITRE XV
Valparaiso. — Passe de Portillo. — Sagacité des mules. — Torrents. — Mines ; leur découverte. — Preuve du soulèvement graduel de la Cordillère. — Effet de la neige sur les rochers. — Structure géologique des deux principales chaînes ; leur origine et leur soulèvement distincts. — Grand affaissement. — Neige rouge. — Vents. — Clochetons de neige. — Atmosphère sèche et claire. — Électricité. — Pampas. — Zoologie du flanc oriental des Andes. — Sauterelles. — Grosses punaises. — Mendoza. — Passe d'Uspallata. — Arbres pétrifiés enterrés dans la position où ils ont poussé. — Pont des Incas. — Difficulté de traverser les passes considérablement exagérée. — Cumbre. — Casuchas. — Valparaiso.
Traversée de la Cordillère.
7 mars 1835. — Nous passons trois jours à Concepcion, puis nous mettons à la voile pour Valparaiso. Le vent souffle du nord ; aussi la nuit nous surprend-elle à l'entrée du port de Concepcion ; le brouillard s'élève et nous sommes si près de la terre que le capitaine ordonne de jeter l'ancre. Bientôt un grand baleinier américain s'approche si près de nous que nous entendons le capitaine ordonner en jurant à ses matelots de garder le silence pour qu'il puisse écouter s'il n'y a pas d'écueils. Le capitaine Fitz-Roy le hèle et lui dit de jeter l'ancre à l'endroit où il se trouve. Le pauvre homme crut sans doute que la voix venait de la côte, car on entendit tout à coup sortir du baleinier un déluge de commandements, chacun s'écriant : « Laissez tomber l'ancre ! carguez les voiles ! » C'était comique au possible ; on aurait dit qu'il n'y avait que des capitaines et pas de matelots à bord du baleinier. Nous avons appris le lendemain que le capitaine bégayait, et je suppose que tous les matelots l'aidaient à donner ses ordres.
Le 11, nous jetons l'ancre dans le port de Valparaiso, et deux jours après je pars pour traverser la Cordillère. Je me rends d'abord à Santiago, où M. Caldcleugh voulut bien m'aider à faire tous les préparatifs nécessaires à mon voyage. Dans cette partie du Chili, il y a deux passes qui traversent les Andes et par lesquelles on peut se rendre à Mendoza. On prend ordinairement la passe d'Aconcagua ou Uspallata, située un peu plus au nord ; l'autre passe, appelée le Portillo, se trouve un peu plus au sud et plus près de Santiago, mais cette passe est plus élevée et plus dangereuse.
18 mars. — Nous nous décidons à traverser la passe de Portillo. En quittant Santiago, nous parcourons l'immense plaine brûlée par le soleil où se trouve cette ville, et, dans l'après-midi, nous atteignons le Maypu, un des principaux fleuves du Chili. La vallée, à l'endroit où elle pénètre dans la Cordillère, est bornée de chaque côté par de hautes montagnes dénudées ; bien que fort peu large, elle est très-fertile. On rencontre à chaque instant des cottages entourés de vignes, de pommiers et de pêchers dont les branches ploient sous le poids de magnifiques fruits mûrs. Dans la soirée, nous arrivons à la douane, où on examine nos bagages ; la frontière du Chili est encore mieux défendue par la Cordillère qu'elle ne peut l'être par les eaux de l'Océan. Très-peu de vallées s'étendent jusqu'à la chaîne centrale, et les bêtes de somme ne peuvent suivre aucun autre chemin. Les douaniers se montrent fort polis ; cette politesse venait peut-être du passeport que m'avait donné le président de la République ; mais, puisque j'en suis sur ce sujet, je tiens à exprimer mon admiration pour la politesse naturelle de presque tous les Chiliens. Dans ce cas particulier des douaniers, elle offrait un frappant contraste avec ce qu'on trouve chez les mêmes hommes dans presque tous les pays du monde. Je me rappelle un fait qui me frappa beaucoup au moment où il arriva : nous rencontrâmes, près de Mendoza, une petite négresse fort grasse montée sur une mule. Cette femme avait un goître si énorme, qu'on ne pouvait s'empêcher de la dévisager pendant quelques instants ; mes deux compagnons, pour s'excuser sans doute de ces regards impolis, la saluèrent, comme on fait ordinairement dans le pays, en retirant leur chapeau. Où donc en Europe aurait-on trouvé, même dans les plus hautes classes, de tels égards pour une malheureuse créature appartenant à une race dégradée ?
Nous passons la nuit dans un cottage. Nous étions parfaitement indépendants, ce qui est délicieux en voyage. Dans les régions habitées, nous achetions un peu de bois pour faire du feu, nous louions un champ pour y faire paître nos bêtes de somme et nous établissions notre bivouac dans un coin du même champ. Nous nous étions munis d'une marmite en fer ; aussi faisions-nous cuire notre dîner, que nous mangions à la belle étoile, sans avoir à dépendre de qui que ce soit. J'avais pour compagnons de voyage Mariano Gonzales, qui m'avait déjà accompagné dans mes excursions à travers le Chili, et un « arriero » avec ses dix mules et une « madrina ». La madrina, ou marraine, est un personnage très-important : c'est une vieille jument fort tranquille portant au cou une petite clochette ; partout où elle va, les mules la suivent comme de bons enfants. L'affection de ces animaux pour leur madrina vous évite quantité de soucis. Si on a mis à paître dans un champ plusieurs troupes de mules, les muletiers n'ont qu'à conduire les madrinas dans ce champ et, s'éloignant un peu les uns des autres, à faire résonner les clochettes ; il importe peu qu'il y ait deux ou trois cents mules dans le champ, car chacune d'elles reconnaît immédiatement le son de la clochette de sa madrina et vient se ranger auprès d'elle. Il est presque impossible de perdre une vieille mule ; si on la retient par force pendant des heures, elle finit par s'échapper et, tout comme un chien, elle suit ses compagnons à la piste et les rattrape, ou plutôt, s'il faut en croire les muletiers, elle suit la madrina à la piste, car elle est le principal objet de ses affections. Je ne crois pas, toutefois, que ce sentiment d'affection revête un caractère individuel ; je pense que tout autre animal portant une clochette pourrait servir de madrina. Chaque mule, en pays plat, peut porter 416 livres (189 kilogrammes) ; mais en pays montagneux, elle porte 100 livres (45 kilogrammes) de moins. On ne dirait jamais que cet animal, d'apparence si délicate, pût porter un fardeau aussi pesant ! La mule m'a toujours paru un animal fort surprenant. Un hybride qui possède plus de raison, plus de mémoire, plus de courage, plus d'affection sociale, plus de puissance musculaire, qui vit plus longtemps qu'aucun de ses parents, voilà qui semble indiquer que, dans ce cas, l'art a surpassé la nature. Sur nos dix animaux, nous en réservions six comme montures ; les quatre autres portaient nos bagages à tour de rôle. Nous avions emporté une assez grande quantité de provisions dans la crainte d'être bloqués par les neiges, car la saison commençait à être un peu avancée pour traverser le Portillo.
19 mars. — Nous dépassons aujourd'hui la dernière maison habitée de la vallée. Depuis quelque temps déjà les habitations sont fort clairsemées et cependant, partout où l'irrigation est possible, le sol est très-fertile. Toutes les grandes vallées de la Cordillère ont un caractère commun : de chaque côté s'étend une bande ou une terrasse de galets et de sable, disposés en couches grossières et ayant ordinairement une épaisseur considérable. Ces terrasses occupaient évidemment autrefois toute la largeur de la vallée et la preuve, c'est que dans les vallées du Chili septentrional, où il n'y a pas de torrents, ces couches les remplissent entièrement. La route passe sur ces terrasses qui s'élèvent en pente douce ; si l'on a un peu d'eau à sa disposition pour les irriguer, on les cultive très-facilement. Elles se continuent jusqu'à une élévation de 7000 à 9000 pieds, puis elles disparaissent sous des amas de débris. À l'extrémité inférieure des vallées, ce que l'on pourrait appeler leur embouchure, ces terrasses se confondent avec les plaines intérieures, dont le sol est aussi composé de galets, plaines qui se trouvent au pied de la chaîne principale des Cordillères et que j'ai décrites dans un chapitre précédent. Ces plaines, qui forment un des traits caractéristiques du Chili, ont, sans aucun doute, été formées quand la mer pénétrait jusque dans l'intérieur des terres, comme elle découpe encore les côtes méridionales. Aucune partie de la géologie de l'Amérique méridionale ne m'a plus intéressé que ces terrasses de galets grossièrement stratifiées. Par leur composition, elles ressemblent absolument aux matières que déposeraient dans des vallées des torrents arrêtés dans leur cours par quelque cause telle qu'un lac ou un bras de mer. Aujourd'hui, au lieu de former des dépôts, les torrents minent et détruisent incessamment rochers et dépôts d'alluvion dans toutes les vallées, qu'elles soient grandes ou petites. Je suis convaincu, bien qu'il me soit impossible d'exposer ici toutes les raisons qui m'ont conduit à cette conviction, que ces terrasses de galets se sont accumulées pendant l'élévation graduelle de la Cordillère, les torrents ayant déposé leurs détritus à des niveaux successifs sur le bord de bras de mer longs et étroits, d'abord au sommet des vallées, puis de plus en plus bas à mesure que le sol s'élevait graduellement. S'il en est ainsi, et je n'ai pas lieu d'en douter, la grande chaîne des Cordillères, au lieu d'avoir surgi tout à coup, comme le croyaient anciennement tous les géologues et comme le croient encore beaucoup d'entre eux, a été soulevée lentement et graduellement, de la même façon que les côtes de l'Atlantique et du Pacifique ont été soulevées pendant une période toute récente. Si on adopte cette manière de voir, on peut expliquer facilement une multitude de faits relatifs à la structure des Cordillères.
Le nom de torrents conviendrait mieux aux rivières qui coulent dans ces vallées. Leur lit a une pente considérable et leurs eaux affectent la couleur de la boue. Le Maypu poursuit sa course furieuse sur de gros fragments arrondis en faisant entendre un rugissement semblable à celui de la mer. Au milieu du fracas des eaux qui se brisent on saisit distinctement, même à une grande distance, le bruit des pierres qui se heurtent les unes contre les autres, et cela nuit et jour et sur tout le parcours du torrent. Quelle éloquence pour le géologue que ce bruit triste et uniforme de milliers et de milliers de pierres se heurtant les unes contre les autres et se précipitant toutes dans la même direction ! Malgré soi, ce spectacle vous fait penser au temps, on se dit que la minute qui vient de s'écouler est perdue à jamais ! L'Océan, n'est-ce pas l'éternité pour ces pierres, et chaque note de cette musique sauvage n'est-elle pas le signe que chacune d'elles a fait un pas vers sa destinée ?
L'esprit s'accoutume bien difficilement à comprendre tous les effets d'une cause qui se reproduit si souvent, si incessamment. Chaque fois que j'ai vu des couches de boue, de sable et de galets atteignant une épaisseur de plusieurs milliers de pieds, ma première impression a été de m'extasier sur l'impuissance de nos fleuves actuels à produire de tels effets de dénudation et d'accumulation. Puis, en écoutant le bruit de ces torrents, en me rappelant que des races entières d'animaux ont disparu de la surface de la terre et que pendant tout ce laps de temps, nuit et jour, ces pierres se sont heurtées, se sont brisées les unes contre les autres, je me suis pris à me demander comment il se fait que des montagnes, que des continents mêmes, aient pu résister à cet engin destructeur ?
Les montagnes qui bordent cette partie de la vallée ont de 3 000 à 6 000 et même 8 000 pieds de hauteur ; elles sont arrondies et leurs flancs absolument nus. Partout le roc est rougeâtre et les couches sont parfaitement distinctes. On ne peut dire que le paysage soit beau ; mais il est grand et sévère. Nous rencontrons plusieurs troupeaux de bestiaux que des hommes ramènent des vallées les plus élevées de la Cordillère. Ce signe de l'hiver qui approche nous fait avancer plus vite peut-être qu'il ne convient à un géologue. La maison où nous passons la nuit est située au pied d'une montagne au sommet de laquelle se trouvent les mines de S. Pedro de Nolasko. Sir F. Head se demande avec étonnement comment il se fait qu'on ait été découvrir des mines dans une situation aussi extraordinaire que l'aride sommet de la montagne de S. Pedro de Nolasko. En premier lieu, les veines métalliques, dans ce pays, sont ordinairement plus dures que les roches environnantes ; aussi, à mesure que les montagnes se désagrègent ces veines finissent par paraître à la surface. En second lieu, presque tous les paysans, surtout dans les parties septentrionales du Chili, savent fort bien reconnaître les minerais. Dans les provinces de Coquimbo et de Copiapó, où les mines sont si abondantes, le bois de chauffage est fort rare et les habitants explorent montagnes et vallées pour en trouver ; c'est ainsi que l'on a découvert presque toutes les mines les plus riches. Un jour, un homme jette une pierre à son âne pour le faire avancer, puis l'idée lui vient que cette pierre est fort lourde et il la ramasse : c'était un lingot d'argent ; à peu de distance il trouva la veine qui s'élevait comme un véritable mur de métal. Il avait découvert la mine de Chanuncillo qui produisit, en quelques années, plusieurs millions de francs d'argent. Souvent aussi les mineurs, armés d'une pioche, vont se promener le dimanche dans les montagnes. Dans la partie méridionale du Chili, où je me trouve, ce sont les bergers, en accompagnant les troupeaux dans tous les recoins de la montagne, qui découvrent ordinairement les mines.
20 mars. — À mesure que nous remontons la vallée, la végétation devient extrêmement rare ; on ne trouve plus guère que quelques fleurs alpestres fort jolies. C'est à peine si l'on aperçoit un quadrupède, un oiseau, ou même un insecte. Les hautes montagnes, portant çà et là quelques traces de neige, se détachent admirablement les unes des autres ; une immense couche d'alluvium stratifié remplit les vallées. S'il me fallait indiquer les caractères qui m'ont le plus frappé dans les Andes et que je n'ai pas remarqués dans les autres chaînes de montagnes que j'ai parcourues, je citerais : les bandes plates formant quelquefois des plaines étroites de chaque côté des vallées ; les couleurs brillantes, principalement rouge et pourpre, des rochers de porphyre absolument nus et s'élevant perpendiculairement ; les grandes dykes continues qui ressemblent à des murs ; les couches admirablement distinctes qui, quand elles sont redressées presque verticalement, forment les pointes centrales si sauvages et si pittoresques, mais qui, quand elles sont inclinées en pentes plus douces, composent les grandes montagnes massives à l'extérieur de la chaîne ; et enfin les piles coniques de détritus brillamment colorés qui s'élèvent en pente rapide de la base des montagnes jusqu'à une hauteur de plus de 2000 pieds.
J'ai fréquemment remarqué, et à la Terre de Feu et dans les Andes, que, partout où le roc est couvert de neige, pendant une grande partie de l'année, il est concassé de façon extraordinaire en un grand nombre de petits fragments angulaires. Scoresby a observé le même fait au Spitzberg. Il me semble assez difficile d'expliquer ce fait ; en effet, la partie de la montagne protégée par un manteau de neige doit être moins exposée que toute autre partie à de grands et fréquents changements de température. J'ai pensé quelquefois que la terre et les fragments de pierre, qui se trouvent à la surface, disparaissent peut-être moins vite sous l'action de la neige qui fond petit à petit et qui s'infiltre dans le sol que sous l'action de la pluie, et que, par conséquent, l'apparence d'une désintégration plus rapide du rocher sous la neige est absolument trompeuse. Quelle qu'en puisse être la cause, on trouve de grandes quantités de pierres concassées dans les Cordillères. Quelquefois, au printemps, d'énormes masses de détritus glissent le long des montagnes et recouvrent les amas de neige qui se trouvent dans les vallées, formant ainsi de véritables glacières naturelles. Nous avons passé sur une de ces glacières située bien au-dessous de la limite des neiges perpétuelles.
Nous atteignons dans la soirée une singulière plaine qui ressemble à un bassin et que l'on appelle la Valle del Yeso. On y trouve quelques herbages desséchés et nous y voyons un troupeau de bestiaux errant à l'aventure au milieu des rochers environnants. Le nom de Yeso donné à cette vallée provient d'une couche considérable (elle a au moins 2 000 pieds d'épaisseur) de gypse blanc presque entièrement pur dans bien des endroits. Nous passons la nuit auprès d'une troupe d'ouvriers occupés à charger des mules avec cette matière que l'on emploie dans la fabrication du vin. Partis de bonne heure le 21, nous remontons toujours le fleuve, qui devient de moins en moins important, jusqu'à ce que nous arrivions enfin au pied de la chaîne qui sépare le bassin de l'océan Pacifique du bassin de l'océan Atlantique. La route, assez bonne jusque-là, montant toujours il est vrai, mais graduellement, se change alors en un sentier en zigzag qui grimpe aux flancs de la grande chaîne qui divise le Chili de la République de Mendoza.
Il est indispensable que je fasse ici quelques brèves remarques sur la géologie des différentes chaînes parallèles qui forment la Cordillère. Deux de ces chaînes sont beaucoup plus élevées que les autres ; du côté du Chili, la chaîne du Peuquenes, laquelle, à l'endroit où la route la traverse, atteint une altitude de 13210 pieds (3 960 mètres) au-dessus du niveau de la mer ; et du côté de Mendoza, la chaîne du Portillo qui atteint une altitude de 14305 pieds (4 292 mètres). Les couches inférieures de la chaîne du Peuquenes et de plusieurs grandes chaînes, à l'ouest, sont composées d'un immense amas, ayant plusieurs milliers de pieds d'épaisseur, de porphyres qui se sont écoulés comme laves sous-marines alternant avec des fragments angulaires et arrondis de roches de même nature, rejetés par des cratères sous-marins. Ces masses alternantes sont recouvertes, dans les parties centrales, par des couches immenses de grès rouge, de conglomérats et de schiste argileux qui se confond, à sa partie supérieure, avec les couches prodigieuses de gypse qui le surplombent. On trouve des coquillages en assez grand nombre dans ces couches supérieures et ils appartiennent à peu près à la même période que les coquillages des craies inférieures en Europe. C'est un spectacle qui n'a plus rien de nouveau, mais qui cause toujours un grand étonnement que de trouver, à près de 14000 pieds au-dessus du niveau de la mer, des coquillages, débris d'animaux qui se traînaient autrefois au fond des eaux. Les couches inférieures ont été disloquées, cuites, cristallisées et presque confondues les unes avec les autres par l'action de masses énormes d'un granit blanc à base de soude et tout particulier.
L'autre chaîne principale, c'est-à-dire celle du Portillo, est d'une formation entièrement différente ; elle consiste principalement en pics immenses de granit rouge, dont la partie inférieure sur le flanc occidental est recouverte par du grès que la chaleur a transformé en quartz. Sur le quartz reposent des couches de conglomérats ayant plusieurs milliers de pieds d'épaisseur, qui ont été soulevées par l'éruption du granit rouge et qui s'inclinent vers la chaîne du Peuquenes, en faisant un angle de 45 degrés. J'ai été tout étonné de trouver que ce conglomérat se composait en partie de fragments provenant des rochers du Peuquenes contenant encore leurs coquillages fossiles, et en partie de granit rouge comme celui du Portillo. Ceci nous amène à conclure que les chaînes du Peuquenes et du Portillo étaient en partie soulevées et exposées aux influences des intempéries au moment de la formation de ce conglomérat ; mais, comme les couches du conglomérat ont été relevées à un angle de 45 degrés par le granit rouge du Portillo et qu'au-dessous se trouve le grès transformé en quartz par la chaleur, nous pouvons affirmer que la plus grande partie de l'injection et du soulèvement de la chaîne déjà partiellement formée du Portillo, s'est produite après l'accumulation du conglomérat et longtemps après le soulèvement de la chaîne du Peuquenes. De telle façon que le Portillo, la chaîne la plus élevée de cette partie de la Cordillère, n'est pas aussi ancien que le Peuquenes, moins élevé que lui. Une couche de lave inclinée à la base orientale du Portillo pourrait servir à prouver, en outre, que cette dernière chaîne doit en partie sa grande hauteur à des soulèvements d'une date plus récente encore. Si on examine son origine, il semble que le granit rouge ait été injecté sur une couche préexistante de granit blanc et de micaschiste. On peut conclure que dans la plupart, sinon même dans toutes les parties de la Cordillère, chaque chaîne a été formée par des soulèvements et des injections réitérées et que les différentes chaînes parallèles ont des âges différents. C'est d'ailleurs seulement ainsi que nous pouvons nous expliquer le temps qu'il a fallu pour causer la dénudation vraiment étonnante de ces immenses chaînes de montagnes, si récentes cependant comparativement à tant d'autres.
Enfin, les coquillages que l'on trouve sur la chaîne du Peuquenes, ou chaîne la plus ancienne, prouvent, comme je l'ai déjà fait remarquer, qu'elle a été soulevée à une altitude de 14 000 pieds (4 200 mètres) depuis une période secondaire que nous considérons comme peu ancienne en Europe. Mais, d'autre part, puisque ces coquillages ont vécu dans une mer modérément profonde, on pourrait prouver que la superficie actuellement occupée par la Cordillère a dû s'affaisser de plusieurs milliers de pieds — dans le Chili septentrional de 6 000 pieds (1 800 mètres) au moins — pour permettre à cette épaisseur de couches sous-marines de se former au-dessus de la couche sur laquelle vivaient ces coquillages. Je n'aurais qu'à répéter les raisons que j'ai déjà données pour prouver que, à une période beaucoup plus récente, depuis l'époque des coquillages tertiaires de la Patagonie, il a dû y avoir dans cette région un affaissement de plusieurs centaines de pieds, puis un soulèvement subséquent. En résumé, le géologue trouve partout la preuve que rien, pas même le vent qui souffle, n'est aussi instable que le niveau de la croûte de la terre.
Je n'ajouterai plus qu'une seule remarque géologique. Bien que la chaîne du Portillo soit ici plus élevée que celle du Peuquenes, les eaux des vallées intermédiaires se sont ouvert un passage au travers. On a observé le même fait, mais sur une plus grande échelle, dans la chaîne orientale beaucoup plus élevée de la Cordillère de Bolivie que traversent aussi les fleuves. On a observé d'ailleurs des faits analogues dans d'autres parties du monde. On peut facilement expliquer ce fait si l'on suppose l'élévation graduelle et subséquente de la chaîne du Portillo : en effet, une chaîne d'îlots a dû se former d'abord ; puis, à mesure que ces îlots se soulevaient, les marées devaient creuser entre eux des canaux toujours plus larges et plus profonds. Aujourd'hui encore, dans les canaux les plus retirés sur la côte de la Terre de Feu, les courants transversaux qui relient les canaux longitudinaux sont extrêmement violents, si violents en somme, que dans un de ces canaux transversaux un petit bâtiment sous voiles saisi de côté par le courant a fait plusieurs tours sur lui-même.
Nous commençons vers midi la fatigante ascension du Peuquenes ; pour la première fois nous éprouvons quelque difficulté à respirer. Les mules s'arrêtent environ tous les 30 mètres ; puis, après s'être reposées quelques secondes, ces pauvres animaux, si pleins de bonne volonté, repartent sans qu'il soit besoin de les pousser. Les Chiliens donnent le nom de puna à la courte respiration que produit la raréfaction de l'atmosphère ; ils expliquent aussi ce phénomène de la façon la plus ridicule. Selon les uns, toutes les eaux du pays donnent le puna ; selon les autres, partout où il y a de la neige, le puna existe, ce qui, en somme, est assez vrai. La seule sensation que j'aie éprouvée était une légère lourdeur dans la région des tempes et dans la poitrine ; on peut, en somme, comparer cette sensation à celle que l'on éprouve quand on sort d'une chambre bien chaude et que l'on passe rapidement en plein air pendant une assez forte gelée. Je crois même que l'imagination y était pour quelque chose, car je fus si heureux de trouver des coquillages fossiles sur la passe la plus élevée, que j'oubliai instantanément le puna. Il est certain cependant que la marche devient difficile et la respiration laborieuse ; on m'a dit qu'à Potosi ( environ 13 000 pieds (3 900 mètres) au-dessus du niveau de la mer), les étrangers ne sont pas encore tout à fait accoutumés à l'atmosphère au bout d'une année. Les habitants recommandent tous l'oignon comme remède contre le puna. On emploie souvent ce légume en Europe dans les affections de la poitrine ; il est donc probable qu'il rend quelques services. Quant à moi, je le répète, il a suffi de la vue de quelques coquillages fossiles pour me guérir instantanément !
À peu près à moitié chemin de la hauteur, nous rencontrons une troupe de muletiers conduisant soixante-dix mules chargées. Il est fort amusant d'entendre les cris sauvages des conducteurs et d'observer la longue file des animaux, qui paraissent extrêmement petits, car nous n'avons que d'immenses montagnes dénudées pour terme de comparaison. Près du sommet, le vent, comme à l'ordinaire, est froid et impétueux. Nous traversons quelques champs considérables de neiges perpétuelles qui vont bientôt se trouver recouvertes par de nouvelles couches. Arrivés au sommet, nous nous retournons, et le spectacle le plus magnifique frappe nos regards. L'atmosphère limpide, le ciel bleu foncé, les vallées profondes, les pics dénudés aux formes étranges, les ruines entassées pendant tant de siècles, les rochers aux brillantes couleurs, qui contrastent si vivement avec la blancheur de la neige, tout ce qui m'entoure forme une scène indescriptible. Ni plante ni oiseaux, sauf quelques condors planant au-dessus des pics les plus élevés, ne distraient mon attention des masses inanimées. Je me sens heureux d'être seul ; je ressens tout ce qu'on éprouve quand on assiste à un terrible orage ou qu'on entend un chœur du Messie exécuté à grand orchestre.
Je trouve sur plusieurs champs de neige le protococcus nivalis, ou neige rouge, que nous ont fait si bien connaître les récits des voyageurs arctiques. Les empreintes des pas de nos mules devenues rouge pâle, comme si leur sabot était imprégné de sang, attirent mon attention. Je suppose d'abord que cette couleur rouge provient de la poussière des montagnes environnantes, qui sont composées de porphyre rouge, car l'effet grossissant des cristaux de la neige fait paraître ces groupes de plantes microscopiques comme autant de particules grossières. La neige ne revêt une teinte rouge qu'aux endroits où elle a fondu rapidement et là où elle a été accidentellement comprimée. Un peu de cette neige, frottée sur du papier, donne à celui-ci une légère teinte rose, mélangée à un peu de rouge brique. J'enlève ensuite ce qui est sur le papier, et je trouve des groupes de petites sphères dans des enveloppes incolores, ayant chacune la millième partie de 1 pouce en diamètre.
Le vent, au sommet du Peuquenes, est ordinairement, comme je viens de le faire remarquer, impétueux et très-froid ; on dit qu'il souffle constamment de l'ouest ou du Pacifique. Comme les observations ont été principalement faites en été, on doit considérer ce vent comme un courant inverse supérieur. Le pic de Ténériffe, qui a une élévation moindre et qui est situé par 28 degrés de latitude, se trouve placé aussi dans un courant inverse supérieur. Il paraît d'abord assez surprenant que les vents alizés, le long des parties septentrionales du Chili et sur la côte du Pérou, soufflent presque constamment du sud ; mais quand on réfléchit que la Cordillère, courant du nord au sud, intercepte, comme un mur gigantesque tout le courant atmosphérique inférieur, on comprend facilement que les vents alizés se dirigent vers le nord en suivant la ligne des montagnes, attirés qu'ils sont vers les régions équatoriales, et qu'ils perdent ainsi partie de ce mouvement oriental que leur communique la rotation de la terre. À Mendoza, sur le versant oriental des Andes, les calmes sont fort longs et on y voit fréquemment se former des orages qui n'aboutissent pas. Il est facile de comprendre que, dans cet endroit, le vent devienne pour ainsi dire stagnant et irrégulier, car il a été arrêté par la chaîne des montagnes.
Après avoir traversé le Peuquenes, nous descendons dans une région montagneuse située entre les deux chaînes principales ; nous nous disposons à y passer la nuit. Nous avons pénétré dans la république de Mendoza. Nous nous trouvons par 11000 pieds au moins d'altitude, aussi la végétation est-elle excessivement pauvre. Nous employons comme combustible la racine d'une petite plante rabougrie, mais nous n'obtenons qu'un misérable feu, et le vent est excessivement froid. Exténué par les fatigues de la journée, je fais mon lit aussi rapidement que possible et je m'endors. Vers minuit, je me réveille et je m'aperçois que le ciel s'est tout à coup couvert de nuages ; je réveille l'arriéro pour savoir si nous ne devons pas craindre d'être surpris par le mauvais temps ; mais il me répond que nous n'avons pas à redouter un orage de neige, car il s'annonce toujours par du tonnerre et des éclairs. Quoi qu'il en soit, le danger est grand, et il est fort difficile d'y échapper quand on est surpris par le mauvais temps dans cette région située entre les deux chaînes principales. Une certaine caverne offre le seul refuge qu'il y ait ; M. Caldcleugh, qui a traversé la montagne à la même époque, a été enfermé pendant quelque temps dans cette caverne à la suite d'un orage de neige. On n'a pas construit dans cette passe, comme dans celle d'Uspallata, des casuchas, ou maisons de refuge ; aussi le Portillo est-il peu fréquenté en automne. Il est bon de remarquer qu'il ne pleut jamais dans la Cordillère ; en été, le ciel est toujours pur, en hiver il n'y a que des orages de neige.
Par suite de l'élévation à laquelle nous nous trouvons, la pression de l'atmosphère est beaucoup moindre et l'eau bout nécessairement à une température plus basse ; c'est exactement l'inverse de ce qui se passe dans la marmite de Papin. Aussi des pommes de terre, que nous laissons plusieurs heures dans l'eau bouillante, en sortent-elles aussi dures qu'elles l'étaient quand nous les y avons plongées. La marmite est restée toute la nuit sur le feu ; le matin, on la fait bouillir encore, et les pommes de terre ne cuisent pas. Je m'en aperçois en entendant mes deux compagnons discuter la cause de ce phénomène ; ils avaient d'ailleurs trouvé une explication fort simple : « Cette abominable marmite, disaient-ils (c'était une marmite neuve), ne veut pas faire cuire les pommes de terre. »
22 mars. — Après avoir déjeuné sans pommes de terre, nous traversons la vallée pour nous rendre au pied du Portillo. Pendant l'été, on amène des bestiaux dans cette vallée pour les y faire paître, mais la saison est si avancée, qu'il n'en reste plus un seul ; les guanacos eux-mêmes ont presque tous décampé, comprenant bien que s'ils se laissent surprendre dans cette vallée par un orage de neige, ils n'en pourront plus sortir. J'admire en passant une masse de montagnes appelée Tupungato ; cette montagne est complètement recouverte de neige, au milieu de laquelle on aperçoit une tache bleue, sans doute un glacier, fait fort rare dans ces montagnes. Nous commençons alors une longue et pénible escalade semblable à celle du Peuquenes. D'immenses pics de granit rose s'élèvent tout autour de nous ; les vallées sont couvertes de neiges perpétuelles. Ces masses glacées avaient çà et là, pendant le dégel, pris la forme de colonnes fort élevées et si rapprochées les unes des autres que nos mules pouvaient à peine passer. Sur une de ces colonnes de glace reposait, comme sur un piédestal, un cheval gelé, les jambes en l'air. Cet animal avait dû, je pense, tomber dans un trou la tête la première, alors que ce trou était rempli de neige, puis les parties environnantes avaient disparu pendant le dégel.
Au moment où nous arrivons au sommet du Portillo, une véritable ondée de givre nous environne ; je regrette beaucoup cet incident, qui se continue pendant toute la journée, parce que cela me prive de la vue du pays. La passe a reçu le nom de Portillo à cause d'une crevasse, véritable porte, qui se trouve à la partie la plus élevée de la chaîne, et à travers laquelle passe la route. De ce point, quand le temps est clair, on peut apercevoir les plaines immenses qui s'étendent sans interruption jusqu'à l'Atlantique. Nous descendons jusqu'à la limite supérieure de la végétation, et nous trouvons un excellent abri pour la nuit sous quelques immenses fragments de rochers. Là, nous rencontrons quelques voyageurs qui nous accablent de questions sur l'état de la route dans les passes supérieures. À la nuit tombante, les nuages se dissipent soudain, l'effet est magique. Les grandes montagnes, resplendissant à la lumière de la lune, semblent surplomber tout autour de nous, on pourrait se croire dans une profonde crevasse ; le lendemain matin, ce même spectacle me frappe encore. À peine les nuages ont-ils disparu qu'il se met à geler très-fort ; mais comme il ne fait pas de vent, nous passons une nuit confortable.
À cette élévation, la lune et les étoiles brillent avec un éclat extraordinaire, grâce à l'admirable transparence de l'atmosphère. Les voyageurs se sont souvent étendus sur la difficulté qu'il y a à juger de l'altitude et des distances dans un pays de hautes montagnes, à cause de l'absence de tout point de comparaison. Il me semble que la véritable cause de cette difficulté provient de la transparence de l'air, qui est telle que les objets situés à différentes distances se trouvent confondus les uns avec les autres, et aussi de la fatigue corporelle que cause l'ascension, — l'habitude dans ce cas l'emporte sur l'évidence fournie par les sens. Cette extrême transparence de l'air donne au paysage un caractère tout particulier : tous les objets, en effet, semblent se trouver dans le même plan, comme dans un dessin ou dans un panorama. Cette transparence provient, je crois, de l'excessive sécheresse de l'atmosphère. J'acquis bientôt la preuve de cette sécheresse par les ennuis que me causa mon marteau de géologue, dont le manche se rétrécit considérablement ; par la dureté acquise par les aliments tels que le pain et le sucre ; par la facilité avec laquelle je pus conserver la peau et la chair d'animaux qui avaient péri pendant notre voyage. J'attribue à la même cause la facilité singulière avec laquelle l'électricité se développe dans ces parages. Mon gilet de flanelle, frotté dans l'obscurité, brillait comme s'il avait été enduit de phosphore ; — les poils de nos chiens se dressaient et pétillaient ; — nos draps mêmes et les courroies de nos selles lançaient des étincelles quand nous les touchions.
23 mars. — Le versant oriental de la Cordillère est beaucoup plus incliné que le versant tourné vers l'océan Pacifique ; en d'autres termes, les montagnes s'élèvent plus abruptement au-dessus des plaines qu'au-dessus de la région déjà montagneuse du Chili. Une mer de nuages d'un blanc éblouissant s'étend sous nos pieds, nous dérobant la vue des plaines. Nous pénétrons bientôt dans cette couche de nuages dont nous ne sommes pas encore sortis au bout de la journée. Vers midi, nous arrivons à Los Arenales, et comme nous y trouvons des pâturages pour nos bêtes de somme et du bois pour faire du feu, nous nous décidons à séjourner en cet endroit jusqu'au lendemain matin. Nous nous trouvions presque à la limite supérieure des buissons, par une altitude d'environ 7 000 ou 8 000 pieds.
La différence considérable qui existe entre la végétation de ces vallées orientales et celle des vallées du Chili ne laisse pas que de me frapper beaucoup, car le climat et la nature du sol sont presque absolument identiques et la différence de longitude est insignifiante. La même remarque s'applique aux quadrupèdes et, à un degré un peu moindre, aux oiseaux et aux insectes. Je puis citer la souris comme exemple ; je trouvai, en effet, treize espèces de souris sur les côtes de l'Atlantique et cinq seulement sur les côtes du Pacifique ; or, pas une seule de ces espèces ne se ressemble. Il faut toutefois excepter de cette règle toutes les espèces qui fréquentent habituellement ou accidentellement les montagnes élevées et certains oiseaux qui s'étendent dans le Sud jusqu'au détroit de Magellan. Ce fait concorde parfaitement avec l'histoire géologique des Andes ; ces montagnes, en effet, ont toujours constitué une infranchissable barrière depuis l'apparition des races actuelles d'animaux. Par conséquent, à moins que nous ne supposions que les mêmes espèces ont été créées en deux endroits différents, nous ne devons pas plus nous attendre à trouver une similitude absolue entre les êtres qui habitent les côtés opposés des Andes qu'entre ceux qui habitent les côtés opposés de l'Océan. Dans les deux cas, il faut excepter les espèces qui ont pu traverser la barrière, qu'elle soit formée de rochers ou d'eau salée.
Les plantes et les animaux qui m'entourent sont absolument les mêmes que ceux de la Patagonie, ou tout au moins ils en sont très-proches parents. Je retrouve ici l'agouti, la viscache, trois espèces de tatous, l'autruche, certaines espèces de perdrix et d'autres oiseaux, animaux que l'on ne rencontre jamais au Chili, mais qui caractérisent les plaines désertes de la Patagonie. Nous retrouvons aussi les mêmes buissons rabougris et épineux (quiconque n'est pas botaniste ne ferait aucune différence), les mêmes herbages flétris, les mêmes plantes naines. Les scarabées noirs eux-mêmes sont presque semblables ; après en avoir étudié quelques-uns avec grand soin, j'en suis arrivé à la conclusion qu'ils sont identiques. J'avais toujours profondément regretté que nous ayons été forcés d'abandonner l'exploration du Santa Cruz avant d'arriver aux montagnes ; il me semblait, en effet, que nous devions trouver plus haut, sur le cours du fleuve, des changements considérables dans l'aspect du pays ; je suis convaincu aujourd'hui que nous n'aurions fait que suivre les plaines de la Patagonie jusque sur le flanc des montagnes.
24 mars. — Dans la matinée, je grimpe sur une montagne située sur un des côtés de la vallée ; de là j'ai une vue magnifique sur les Pampas. Depuis longtemps je me promettais un vif plaisir de ce spectacle, mais j'éprouve en somme un grand désappointement ; au premier abord, on croirait considérer l'Océan ; mais je découvre bientôt de nombreuses inégalités de terrain dans la direction du nord. Les fleuves forment le trait le plus saillant du tableau ; au lever du soleil, ils resplendissent comme des fils d'argent jusqu'à ce qu'ils se perdent dans l'éloignement. Vers le milieu du jour, nous descendons dans la vallée et nous arrivons à une hutte où sont postés un officier et trois soldats chargés d'examiner les passeports. L'un de ces hommes est un vrai Indien des Pampas ; on l'entretient là comme une espèce de chien de chasse, chargé qu'il est de découvrir les gens qui seraient tentés de passer secrètement à pied ou à cheval. Il y a quelques années, un voyageur essaya de passer sans être aperçu, en faisant un long détour, à travers une montagne voisine ; mais cet Indien ayant par hasard découvert l'empreinte de ses pas, suivit ses traces pendant toute une journée à travers rochers et collines et finit par découvrir sa proie cachée dans une caverne. Nous apprenons que les beaux nuages dont nous avions tant admiré les couleurs brillantes du sommet de la montagne ont déversé ici des torrents de pluie. À partir de ce point, la vallée s'élargit graduellement, les collines s'abaissent, et nous nous trouvons bientôt dans une plaine formée de débris s'étendant en pente douce et couverte d'arbres rabougris et de buissons. Bien que ce talus paraisse fort étroit, il doit avoir au moins 10 milles de largeur avant de se confondre avec les pampas absolument plats. Nous voyons, en passant, la seule maison qui existe dans le voisinage, la Estancia de Chaquaio ; au coucher du soleil nous nous arrêtons pour bivouaquer dans le premier endroit abrité que nous rencontrons.
25 mars. — Le disque du soleil levant, coupé par un horizon aussi plat que peut l'être l'eau de l'Océan, me rappelle les pampas de Buenos Ayres. Pendant la nuit il y a une rosée fort abondante, fait que nous n'avons pas remarqué dans les Cordillères. La route traverse d'abord un pays bas et marécageux et se dirige directement vers l'est ; puis, dès qu'on atteint la plaine sèche, elle tourne vers le nord dans la direction de Mendoza. Nous avons devant nous deux longs jours de marche. La première étape est de 14 lieues jusqu'à Estacado ; la seconde, de 17 lieues jusqu'à Luxan, près de Mendoza. Pendant toute cette distance, on traverse une plaine déserte où il n'y a guère que deux ou trois maisons ; le soleil est brûlant et la route n'offre aucun intérêt. Il y a fort peu d'eau dans cette traversia et pendant notre second jour de voyage nous ne trouvons qu'un petit étang. Il coule peu d'eau des montagnes et ce qui en coule est immédiatement absorbé par le sol sec et poreux, si bien que, quoiqu'on ne soit qu'à 10 ou 15 milles de la chaîne de la Cordillère, on ne traverse pas un seul ruisseau. Dans bien des endroits, le sol est recouvert d'efflorescences salines, et je retrouve des plantes qui se plaisent au milieu du sel, plantes si communes dans les environs de Bahia Blanca. Le pays conserve le même caractère depuis le détroit de Magellan, le long de toute la côte orientale de la Patagonie jusqu'au rio Colorado ; puis il paraît que, à partir de ce fleuve, les mêmes plaines s'étendent à l'intérieur des terres jusqu'à San Luis, et peut-être même plus loin encore vers le nord. À l'est de cette ligne courbe, se trouve le bassin des plaines comparativement humides et vertes de Buenos Ayres. Les plaines stériles de Mendoza et de la Patagonie consistent en une couche de galets polis et accumulés par les vagues de la mer, tandis que les pampas couverts de chardons, de trèfle et d'herbe, ont été formés par la boue de l'ancien estuaire de la Plata.
Après ces deux jours de voyage désagréable, ce n'est pas sans un grand sentiment de joie que l'on aperçoit les rangées de peupliers et de saules qui croissent autour du village et de la rivière de Luxan. Un peu avant d'arriver à cet endroit, nous observons, vers le sud, un épais nuage de couleur rouge brunâtre. Nous croyons d'abord que c'est la fumée d'un immense incendie dans les plaines ; mais nous nous apercevons bientôt que c'est une nuée de sauterelles. Elles se dirigent vers le nord, et, poussées par une brise légère, elles nous rattrapent, car elles font 10 ou 13 milles à l'heure. Le principal corps d'armée remplissait l'air depuis une hauteur de 20 pieds jusqu'à 2 000 ou 3 000 pieds au-dessus du sol ; « le bruit de leurs ailes ressemblait au bruit des chariots de guerre s'entre-choquant dans la mêlée », ou plutôt au sifflement du vent dans les cordages d'un vaisseau. Le ciel, vu à travers l'avant-garde, ressemblait à une gravure ombrée ; mais on ne pouvait plus rien apercevoir à travers le corps d'armée principal. Cependant les sauterelles ne formaient pas des rangs fort épais, car elles pouvaient éviter un bâton que l'on agitait au milieu d'elles. Elles se posèrent à terre à quelque distance de nous et nous parurent alors plus nombreuses que les feuilles des champs ; la surface du sol perdit sa teinte verte pour devenir rougeâtre ; à peine posées à terre, elles s'élancèrent de côté et d'autre, dans toutes les directions. Les sauterelles sont un fléau assez commun dans ce pays ; déjà, pendant cette saison, plusieurs nuées plus petites étaient venues du Sud, où, comme apparemment dans toutes les autres parties du monde, elles semblent se propager dans les déserts. Les pauvres habitants essayent en vain de détourner l'attaque en allumant des feux, en criant, en agitant des branchages. Cette espèce de sauterelle ressemble beaucoup au Gryllus migratorius de l'Orient et est peut-être identique.
Nous traversons le Luxan, fleuve considérable, bien qu'on ne connaisse qu'imparfaitement son cours jusqu'à la côte ; on ne sait même pas s'il ne vient pas à disparaître par suite de l'évaporation en traversant les plaines. Nous passons la nuit à Luxan, village entouré de jardins et limite méridionale des terres cultivées dans la province de Mendoza. Pendant la nuit, j'ai à soutenir une lutte, ce n'est pas une exagération, contre une Benchuca, espèce de Réduves, la grande punaise noire des Pampas. Quel dégoût n'éprouve-t-on pas quand on sent un insecte mou, ayant environ 1 pouce de long, qui vous rampe sur le corps ? Avant de sucer, cet insecte est absolument plat, mais à mesure qu'il absorbe le sang il s'arrondit et, dans cet état, on l'écrase facilement. Une de ces punaises, que j'attrapai à Iquique, car on les trouve aussi au Chili et au Pérou, était absolument vide. Placé sur une table et entouré de monde, cet audacieux insecte, si on lui présente le doigt, s'élance aussitôt et se met à sucer si on le laisse faire. Sa piqûre ne cause aucune douleur ; il est fort curieux de voir son corps s'emplir de sang ; en moins de dix minutes, de plat qu'il était, il se transforme en boule. Ce repas que l'un des officiers du vaisseau voulut bien offrir à la benchuca, suffit à lui conserver un honnête embonpoint pendant quatre mois entiers ; mais au bout de quinze jours elle était toute disposée à faire un second repas.
27 mars. — Nous nous rendons à Mendoza. Nous traversons un pays admirablement cultivé et qui ressemble au Chili. Ce pays est célèbre pour ses fruits, et certainement rien de plus admirable que ses vignes et que ses bosquets de figuiers, de pêchers et d'oliviers. Nous achetons moyennant un sou des melons d'eau près de deux fois aussi gros que la tête d'un homme, admirablement frais et au parfum le plus délicieux ; pour trois sous on a une brouettée de pêches. La partie cultivée de cette province est fort peu considérable ; elle ne comprend guère que la région qui s'étend de Luxan jusqu'à la capitale. Le sol, tout comme au Chili, ne doit sa fertilité qu'à des irrigations artificielles, et il est vraiment étonnant d'observer quelle fertilité extraordinaire ces irrigations produisent dans un terrain naturellement aride.
Nous passons la journée du lendemain à Mendoza. La prospérité de cette ville a beaucoup diminué pendant ces dernières années. Les habitants disent que c'est une ville excellente pour y vivre, mais détestable pour s'y enrichir. On retrouve chez les classes inférieures les manières indolentes et inquiètes des Gauchos des Pampas ; costumes et habitudes sont, d'ailleurs, presque identiques. Selon moi, cette ville a un aspect morne et désagréable. Ni sa fameuse alameda, ni le paysage qui l'entoure ne peuvent se comparer à ce que l'on voit à Santiago ; mais je comprends parfaitement que ses jardins et ses vergers doivent paraître admirables à quiconque, arrivant de Buenos Ayres, vient de traverser les monotones pampas. Sir F. Head dit, en parlant des habitants : « Ils dînent, puis il fait si chaud, qu'ils vont se coucher et dormir ; que pourraient-ils, d'ailleurs, faire de mieux ? » Je suis absolument de l'avis de Sir F. Head : l'heureux sort des Mendozins est de paresser, de manger et de dormir.
29 mars. — Nous nous mettons en route pour retourner au Chili par la passe d'Uspallata, située au nord de Mendoza. Il nous faut d'abord traverser, pendant une quinzaine de lieues, une région stérile. En certains endroits, le sol est absolument nu ; en d'autres endroits il est recouvert d'innombrables cactus nains armés de formidables épines et auxquels les habitants ont donné le nom de petits lions. Çà et là, on rencontre quelques buissons rabougris. Bien que cette plaine soit située à près de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, le soleil est excessivement chaud ; la chaleur accablante et des nuages de poussière impalpable rendent le voyage extrêmement pénible. La route se rapproche insensiblement de la Cordillère, et, avant le coucher du soleil, nous pénétrons dans une des larges vallées, ou plutôt des baies, qui s'ouvrent sur la plaine ; peu à peu cette vallée se transforme en un étroit ravin dans lequel se trouve la villa Vicencio. Nous avions voyagé toute la journée sans trouver une seule goutte d'eau, aussi étions-nous tout aussi altérés que pouvaient l'être nos mules ; nous observions donc avec le plus grand soin le ruisseau qui coule dans cette vallée. Il est curieux de voir comme l'eau apparaît graduellement ; dans la plaine, le lit du ruisseau était absolument à sec ; il devint graduellement un peu plus humide ; puis de petites flaques d'eau apparurent, elles finirent par se réunir et à Villa Vicencio nous nous trouvions en présence d'un joli petit ruisseau.
30 mars. — Tous les voyageurs qui ont traversé les Andes ont parlé de cette hutte isolée qui porte le nom imposant de Villa Vicencio. Je passe deux jours en cet endroit, dans le but de visiter quelques mines voisines. La géologie de cette région est fort curieuse. La chaîne d'Uspallata se trouve séparée de la Cordillère principale par une longue plaine étroite, bassin ressemblant à ceux que j'ai observés au Chili ; mais ce bassin est plus élevé, car il est situé à 6 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette chaîne occupe, par rapport à la Cordillère, à peu près la même position géographique que la chaîne gigantesque du Portillo, mais elle a une origine toute différente. Elle se compose de diverses espèces de laves sous-marines, alternant avec des grès volcaniques et d'autres dépôts sédimentaires remarquables ; le tout ressemble beaucoup à quelques-unes des couches tertiaires sur les côtes du Pacifique. Cette ressemblance me fit penser que je devais trouver des bois pétrifiés, qui ordinairement caractérisent ces formations. J'acquis bientôt la preuve que je ne m'étais pas trompé. Dans la partie centrale de la chaîne, à une altitude de 7 000 pieds, j'observai, sur un versant dénudé, quelques colonnes aussi blanches que la neige. C'étaient des arbres pétrifiés ; onze étaient convertis en silice et trente ou quarante autres en spath calcaire grossièrement cristallisé. Tous étaient brisés à peu près à la même hauteur, et ils s'élevaient de quelques pieds au-dessus de la surface du sol. Ces troncs d'arbres avaient chacun de trois à cinq pieds de circonférence. Ils se trouvaient à une petite distance les uns des autres, tout en formant un seul groupe. M. Robert Brown a été assez obligeant pour examiner ces bois ; selon lui, ils appartiennent à la tribu des pins ; ils ont les caractères de la famille des Araucariées, mais avec quelques singuliers points d'affinité avec l'if. Le grès volcanique dans lequel ces arbres sont enfouis, et sur la partie inférieure duquel ils ont dû pousser, s'est accumulé en couches successives autour de leur tronc, et la pierre garde encore l'empreinte de leur écorce.
Il n'est pas besoin de profondes connaissances en géologie pour comprendre les faits merveilleux qu'indique cette scène, et cependant, je l'avoue, je ressentis tout d'abord une telle surprise, que je ne voulais pas croire aux preuves les plus évidentes. Je me trouvais en un endroit où un groupe de beaux arbres étalaient autrefois leurs branches sur les côtes de l'Atlantique, alors que cet océan, repoussé aujourd'hui à 700 milles (1 126 kilomètres) de distance, venait baigner le pied des Andes. Ces arbres avaient poussé sur un sol volcanique soulevé au-dessus du niveau de la mer ; puis cette terre, avec les arbres qu'elle portait, s'était affaissée dans les profondeurs de l'océan. Dans ces profondeurs, cette terre autrefois sèche avait été recouverte par des dépôts de sédiment, puis ceux-ci, à leur tour, par d'énormes coulées de laves sous-marines ; une de ces coulées a un millier de pieds d'épaisseur ; or, ces déluges de pierre en fusion et ces dépôts aqueux s'étaient reproduits cinq fois consécutivement. L'océan qui avait englouti des masses aussi colossales devait être fort profond ; puis les forces souterraines avaient de nouveau exercé leur puissance, et je voyais aujourd'hui le lit de cet océan formant une chaîne de montagnes ayant plus de 7 000 pieds de hauteur. En outre, les forces toujours en action qui modifient constamment la surface de la terre avaient aussi exercé leur empire, car ces immenses accumulations de couches se trouvent à présent coupées par de profondes vallées, et les arbres pétrifiés sortent aujourd'hui du sol changés en rocher, là où autrefois ils élevaient leur admirable sommet verdoyant. À présent, tout est désert en cet endroit ; les lichens eux-mêmes ne peuvent adhérer à ces pétrifications qui représentent d'anciens arbres. Quelque immenses, quelque incompréhensibles que ces changements puissent paraître, ils se sont tous produits, cependant, dans une période récente quand on la compare à l'histoire de la Cordillère, et la Cordillère elle-même est absolument moderne comparativement à beaucoup de couches fossilifères de l'Europe et de l'Amérique.
1er avril. — Nous traversons la chaîne d'Uspallata et nous passons la nuit à la douane, le seul endroit habité de la plaine. Un peu avant de quitter les montagnes, nous jouissons d'un coup d'œil extraordinaire : des roches de sédiment rouges, pourpres, vertes, et d'autres absolument blanches alternant avec des laves noires, sont brisées et jetées dans le plus grand désordre par des masses de porphyre qui affectent toutes les nuances depuis le brun foncé jusqu'au lilas clair. C'est la première fois que je vois un spectacle qui me rappelle ces jolies coupes que font les géologues quand ils veulent représenter l'intérieur de la terre.
Le lendemain, nous traversons la plaine, en suivant le cours du torrent qui coule auprès de Luxan. Ici, c'est un torrent furieux qu'il est impossible de traverser et qui nous semble beaucoup plus large que dans la plaine. Le lendemain au soir, nous atteignons les rives du rio de Las Vacas, que l'on regarde comme le torrent de la Cordillère le plus difficile à traverser. Comme ces torrents sont très-rapides et très-courts et qu'ils sont tous formés par la fonte des neiges, l'heure de la journée exerce une influence considérable sur leur volume. Dans la soirée, ils sont ordinairement boueux et impétueux, mais vers le point du jour l'eau diminue de volume et devient limpide. Il en est ainsi pour le rio Vacas, que nous traversons au point du jour sans beaucoup de difficulté.
Jusqu'à présent, le paysage est fort peu intéressant, si on le compare à la passe de Portillo. C'est à peine si l'on peut voir quoi que ce soit outre les deux murs nus de la grande vallée à fond plat que suit la route jusqu'à la plus haute crête. La vallée et les immenses montagnes rocheuses qui l'entourent sont absolument stériles ; depuis deux jours, nos pauvres mules n'ont rien eu à manger ; car, à l'exception de quelques arbrisseaux résineux, on ne peut voir une seule plante. Dans le courant de la journée, nous traversons quelques-uns des défilés les plus dangereux de la Cordillère ; mais on exagère beaucoup les dangers qu'ils présentent. On m'avait dit que si j'essayais de passer à pied j'aurais certainement le vertige, et qu'il n'y avait pas d'ailleurs d'espace suffisant pour descendre de cheval ; or, je n'ai pas vu un seul endroit assez étroit pour qu'il fût impossible d'aller en avant et en arrière et où il ne fût pas possible de descendre de sa mule d'un côté ou de l'autre. J'ai traversé une des plus mauvaises passes, qui porte le nom de las Animas (les âmes), et c'est le lendemain seulement que j'ai appris qu'elle offre des dangers terribles. Sans doute, il y a bien des endroits où, si la mule venait à s'abattre, son cavalier serait jeté dans quelque terrible précipice, mais cela est peu à craindre. Il se peut, en outre, qu'au printemps, les laderas, ou routes formées à nouveau chaque année sur les piles de détritus tombés pendant l'hiver soient fort mauvaises ; mais, d'après ce que j'ai vu, on ne court nulle part un danger réel. Le cas doit être tout différent pour les mules qui portent des marchandises, car la charge occupe un tel espace, que ces animaux, soit en se heurtant les uns les autres, soit en s'accrochant à une pointe de rocher, peuvent perdre leur équilibre et tomber dans les précipices. En été, les torrents doivent aussi former des obstacles presque insurmontables ; mais, au commencement de l'hiver, saison pendant laquelle je me trouvais dans ces régions, il n'y a aucun danger. Je me rends d'ailleurs parfaitement compte, comme le dit Sir F. Head, des expressions différentes qu'emploient ceux qui ont passé et ceux qui sont sur le point de tenter le passage, mais, en somme, je n'ai pas entendu dire qu'un homme se soit jamais noyé, bien que cela arrive assez fréquemment à des mules chargées. L'arriero vous conseille d'ailleurs de montrer le meilleur chemin à la mule que vous montez, puis de la laisser faire à sa tête ; la mule chargée, au contraire, choisit souvent le plus mauvais endroit et se perd.
4 avril. — Il y a une demi-journée de marche du rio de Las Vacas jusqu'au Puente del Incas. Nous bivouaquons en cet endroit, parce qu'il y a des pâturages pour les mules et parce que la géologie de cette région est très-intéressante. Quand on entend parler d'un pont naturel, on se figure un ravin profond et étroit à traders lequel est venu s'abattre un immense rocher ou une grande voûte creusée comme l'entrée d'une caverne. Au lieu de cela, le pont des Incas consiste en une croûte de cailloux stratifiés, cimentés par les dépôts de sources d'eau chaude qui jaillissent dans le voisinage. Il semble que le torrent se soit creusé un canal d'un côté en laissant derrière lui une partie qui surplombait, partie que des terres et des pierres, en s'écroulant, ont rejointe au bord opposé. On peut facilement distinguer dans ce pont une jonction oblique telle qu'il doit s'en produire une dans ce cas. En résumé, le pont des Incas n'est en aucune façon digne des grands monarques dont il porte le nom.
5 avril. — Nous faisons une longue étape à travers la chaîne centrale, depuis le pont des Incas jusqu'à Ojos del Agua, situé près de la dernière casucha du côté du Chili. Ces casuchas sont de petites tours rondes, ayant des marches à l'intérieur qui conduisent dans une salle élevée de quelques pieds au-dessus du sol à cause des neiges. Il y en a huit sur la route, et, sous le gouvernement espagnol, on avait soin d'y entretenir pendant l'hiver des aliments et du charbon ; chaque courrier portait une clef qui lui permettait d'y pénétrer. Aujourd'hui ce ne sont plus que de misérables prisons ; situées sur de petites éminences, elles ne contrastent pas d'ailleurs avec la scène de désolation qui les entoure. L'ascension en zigzag du Cumbre, ou ligne de partage des eaux, est longue et fatigante ; la crête de la montagne, selon M. Pentland, a une altitude de 12 454 pieds (3 736 mètres). La route ne passe pas sur des neiges perpétuelles, bien que j'en aie vu de chaque côté. Au sommet le vent est extrêmement froid ; cependant il est impossible de ne pas s'arrêter pendant quelques minutes pour admirer la couleur du ciel et la pureté de l'atmosphère. La vue est admirable : à l'ouest on domine un magnifique chaos de montagnes séparées par de profonds ravins. Il tombe ordinairement de la neige avant cette époque de l'année, quelquefois même la route est impraticable dans cette saison, mais nous avons beaucoup de bonheur ; nuit et jour, pas un seul nuage dans le ciel, sauf toutefois quelques petites masses de vapeurs qui entourent les pics les plus élevés. J'ai souvent remarqué, dans le ciel, ces petits îlots qui indiquent la position de la Cordillère, alors que la distance est si grande, que les montagnes elles-mêmes sont cachées sous l'horizon.
6 avril. — Nous nous apercevons à notre réveil qu'un voleur a entraîné une de nos mules et pris la clochette de la madrina. Nous ne faisons donc que deux ou trois milles dans la vallée et y passons un jour entier dans l'espoir de retrouver notre mule, que l'on a dû, selon l'arriero, cacher dans quelque ravin. Le paysage a repris son aspect chilien ; il est certainement plus agréable de voir la base des montagnes ornée du quillay, arbre à feuilles vert-pâle persistantes, et du grand cactus en forme de cierge, que de se trouver dans les vallées désolées du versant oriental ; je ne partage cependant pas l'admiration de bien des voyageurs. Ce qui plaît par-dessus tout, je pense, c'est l'espoir d'un bon feu et d'un bon souper, après le froid que l'on vient de ressentir en traversant la montagne ; je partage absolument cette manière de voir.
8 avril. — Nous quittons la vallée d'Aconcagua, par laquelle nous sommes descendus, et dans la soirée nous arrivons à un cottage près de la villa de Saint-Rosa. Quelle admirable fertilité dans cette plaine ! L'automne s'avance, et presque tous les arbres fruitiers se dépouillent de leurs feuilles. Les paysans s'occupent à faire sécher les pêches et les figues sur le toit de leurs cottages ; d'autres font la vendange. Tout cela forme une fort jolie scène ; mais il y manque cette tranquillité qui, en Angleterre, fait réellement de l'automne le soir de l'année.
Le 10, nous arrivons à Santiago, où M. Caldcleugh me reçoit avec son affabilité ordinaire. Mon excursion a duré vingt-quatre jours, et je ne me rappelle pas espace de temps semblable qui m'ait laissé de meilleurs souvenirs. Quelques jours après, je retourne chez M. Corfield, à Valparaiso.
· Scoresby, Arctic Regions, vol. I, p. 122.
· · J'ai entendu dire dans le Shropshire que l'eau de la Severn, gonflée à la suite de longues pluies, est beaucoup plus limoneuse que quand la crue provient de la fonte des neiges sur les montagnes du pays de Galles. D'Orbigny (vol. I, p. 184), en expliquant la cause des couleurs différentes des fleuves de l'Amérique du Sud, fait remarquer que celles où l'eau est le plus bleue et le plus limpide ont leur source dans la Cordillère où fondent les neiges.
· · Docteur Gillies, dans Journal of Nat. and Geograph. Science, août 1830. Cet auteur donne l'altitude des passes.
· · Il y a longtemps déjà que Scoresby a observé, dans les montagnes du Spitzberg, cette transformation de la neige glacée. Dernièrement le colonel Jackson (Journal of Geograph. Soc., vol. V, p. 12) l'a observée avec beaucoup de soin sur la Néwa. M. Lyell (Principles, vol. IV, p. 360) a comparé les fissures qui semblent déterminer cette conformation en colonnes, aux jointures qui traversent presque tous les rochers, mais qui se remarquent mieux dans les masses non stratifiées. Je puis faire observer que, dans le cas de la neige congelée, la conformation en colonnes doit provenir d'une action « métamorphique » et non pas d'un phénomène qui se produit pendant le dépôt.
· C'est là un exemple des admirables lois qu'a le premier indiquées M. Lyell sur l'influence des changements géologiques sur la distribution géographique des animaux. Tout le raisonnement repose, bien entendu, sur le principe de l'immutabilité des espèces ; on pourrait expliquer autrement la différence entre les espèces des deux régions par des changements survenus dans le cours des siècles.
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CHAPITRE XVI
Voyage sur la côte jusqu'à Coquimbo. — Fardeaux portés par les mineurs. — Coquimbo. — Tremblement de terre. — Terrasse en forme d'escaliers. — Absence de dépôts récents. — Contemporanéité des formations tertiaires. — Excursion dans la vallée. — Voyage à Guasco. — Déserts. — Vallée de Copiapó. — Pluies et tremblements de terre. — Hydrophobie. — Le Despoblado. — Ruines indiennes. — Changement climatérique probable. — Lit d'un fleuve recouvert par une voûte par suite d'un tremblement de terre. — Tempête de vent froid. — Bruits provenant d'une colline. — Iquique. — Alluvium salin. — Nitrate de soude. — Lima. — Pays malsain. — Ruines de Callao renversé par un tremblement de terre. — Affaissement récent. — Coquillages situés sur le San Lorenzo ; leur décomposition. — Plaine où se trouvent enfouis des coquillages et des fragments de poteries. — Antiquité de la race indienne.
Chili septentrional et Pérou.
27 avril 1835. — Je pars pour Coquimbo ; de là j'ai l'intention d'aller visiter Guasco, puis de me rendre à Copiapó, où le capitaine Fitz-Roy a bien voulu m'offrir de venir me reprendre. La distance, en allant en droite ligne le long de la côte, n'est que de 420 milles (673 kilomètres) ; mais les nombreux détours que je me propose de faire doivent rendre le voyage beaucoup plus long. J'achète quatre chevaux et deux mules, ces dernières pour porter tour à tour les bagages. Ces six animaux ne me coûtent au total que 623 francs et arrivé à Copiapó je les ai revendus 373 francs. Nous voyageons de façon aussi indépendante que dans mes précédentes excursions, nous faisons notre cuisine et nous couchons en plein air. En me dirigeant vers le Vino-del-Mar, je jette un dernier coup d'œil sur Valparaiso et j'admire pour la dernière fois son aspect pittoresque. Quelques études géologiques me font quitter la grande route pour aller jusqu'au pied de la Cloche de Quillota. Nous traversons une région formée d'alluvions riches en minerais d'or, et nous arrivons à Limache où nous couchons. Les habitants de nombreuses huttes éparpillées sur les bords de tous les ruisseaux, se procurent les moyens d'existence, en lavant les terres pour trouver de l'or ; mais comme tous ceux dont les gains sont incertains ils sont dépensiers et par conséquent fort pauvres.
28 avril. — Nous arrivons dans l'après-midi à un cottage situé au pied de la montagne de la Cloche. Les habitants sont propriétaires du sol, ce qui est assez rare au Chili. Ils n'ont, pour tout moyen d'existence, que les produits d'un jardin et d'un petit champ, et sont fort pauvres. Le capital est si rare dans ce pays, que les cultivateurs sont obligés de vendre leur blé sur pied, encore vert, afin d'acheter ce qui leur est nécessaire ; il en résulte que le blé est plus cher dans la région même de sa production, qu'à Valparaiso, où habitent les négociants. Le lendemain, nous regagnons la grande route de Coquimbo. Dans la soirée il tombe une petite averse ; c'est la première goutte de pluie que je vois depuis le 11 et le 12 septembre de l'année précédente, alors que de fortes pluies m'avaient retenu prisonnier pendant deux jours aux bains de Canquenes. Il s'était écoulé sept mois et demi ; il est juste d'ajouter que les pluies viennent plus tard cette année qu'à l'ordinaire. Les Andes, absolument couvertes à présent d'une épaisse couche de neige, forment un admirable fond de tableau.
2 mai. — La route continue à suivre la côte à peu de distance de la mer. Les quelques arbres, les quelques buissons que l'on rencontre dans le Chili central disparaissent rapidement ; une plante fort grande, et qui ressemble quelque peu au yucca, semble les remplacer. La surface du sol est singulièrement irrégulière, si je puis m'exprimer ainsi, mais sur une fort petite échelle ; de petites pointes de rochers s'élèvent abruptement dans de petites plaines. La côte, si profondément découpée, et le fond de la mer voisine, parsemé de brisants, offriraient, convertis en terre sèche, des formes absolument analogues ; c'est là une transformation qui s'est certainement accomplie dans la région que nous parcourons aujourd'hui.
3 mai. — De Quilimari à Conchalee, le pays devient de plus en plus stérile ; c'est à peine si, dans les vallées, il y a assez d'eau pour faire quelques irrigations ; les plateaux intermédiaires sont absolument nus, une chèvre n'y trouverait pas à se nourrir. Au printemps, après les pluies de l'hiver, une couche d'herbe pousse rapidement, et on fait alors descendre, pendant quelque temps, les bestiaux de la Cordillère pour brouter cette herbe. Il est curieux de voir comment les graines de l'herbe et des autres plantes semblent s'habituer à la quantité de pluie qui tombe sur les différentes parties de cette côte. Une ondée au nord de Capiapó produit autant d'effet sur la végétation que deux ondées à Guasco et que trois ou quatre dans le district que nous traversons. Un hiver assez sec pour endommager considérablement les pâturages de Valparaiso, produirait à Guasco l'abondance la plus extraordinaire. La quantité de pluie ne semble d'ailleurs pas diminuer strictement, en proportion de la latitude, à mesure que l'on avance vers le nord. À Conchalee, situé seulement à 67 milles au nord de Valparaiso, on n'attend guère les pluies que vers la fin de mai, alors qu'à Valparaiso il pleut ordinairement au commencement d'avril. La quantité annuelle est d'autant plus petite que les pluies commencent plus tardivement.
4 mai. — La route de la côte n'offrant aucun intérêt, nous nous dirigeons dans l'intérieur des terres, vers la vallée et la région minière d'Illapel. Cette vallée, comme toutes celles du Chili, est plate, large et très-fertile ; elle est bordée de chaque côté, soit par des dunes de débris stratifiés, soit par des montagnes rocheuses. Au-dessous de la ligne du premier fossé d'irrigation, tout est brun et sec comme sur une grande route ; au-dessus tout est d'un vert aussi brillant que le vert de gris, à cause des champs entiers d'alfarfa, une espèce de trèfle. Nous nous rendons à Los-Hornos, autre district minier, où la colline principale est percée d'autant de trous qu'un nid de fourmis. Les mineurs chiliens ont des habitudes toutes particulières. Vivant pendant des semaines entières dans les endroits les plus sauvages, il n'y a pas d'excès ou d'extravagances qu'ils ne commettent quand ils descendent dans les villages aux jours de fête. Ils ont souvent gagné une somme considérable et alors, comme le font les marins avec leur part de prise, ils semblent s'ingénier à la gaspiller. Ils boivent à l'excès, achètent des quantités de vêtements et, au bout de quelques jours, reviennent sans un sou dans leurs misérables huttes, pour y travailler plus rudement que des bêtes de somme. Cette insouciance, aussi considérable que celle des marins, provient évidemment d'un genre de vie à peu près analogue. On leur fournit leurs aliments de chaque jour, aussi n'ont-ils aucune prévoyance ; en outre, on place en même temps en leur pouvoir et la tentation et les moyens d'y céder. Au contraire, dans la Cornouailles et dans quelques autres parties de l'Angleterre, où l'on a adopté le système de leur vendre une partie de la veine, les mineurs, obligés d'agir et de réfléchir, sont des hommes fort intelligents et dont la conduite est excellente.
Le mineur chilien a un costume singulier et presque pittoresque. Il porte une longue chemise de serge foncée et un tablier de cuir, le tout attaché par une ceinture aux couleurs voyantes, et un pantalon large ; il se couvre la tête d'une petite casquette de drap écarlate. Nous rencontrons une troupe de ces mineurs en grand costume ; ils portent au cimetière le cadavre de l'un de leurs camarades. Quatre hommes portent le corps en trottant très-rapidement ; dès qu'ils ont fait environ 200 mètres, quatre autres, qui les avaient précédés à cheval, viennent les remplacer. Ils vont ainsi s'encourageant les uns les autres en poussant des cris sauvages ; ce sont en résumé des funérailles fort étranges.
Nous continuons notre voyage ; nous nous dirigeons toujours vers le nord mais en faisant bien des détours ; quelquefois je m'arrête un jour ou deux pour étudier la géologie du pays. Cette région est si peu habitée, les routes ou plutôt les sentiers sont si peu fréquentés et par conséquent si peu tracés, que nous avons souvent beaucoup de difficulté à trouver notre chemin. Le 12, je m'arrête pour examiner des mines. Le minerai qu'on exploite en cet endroit n'est pas fort riche, me dit-on ; on espère cependant vendre la mine de 30 à 40 000 dollars (de 150 000 à 200 000 francs) parce qu'on le trouve en quantités considérables ; cette mine appartient à une compagnie anglaise qui, dans le principe, l'a achetée pour la modique somme d'une once d'or (80 francs). Le minerai consiste en pyrites jaunes ; or, comme je l'ai déjà fait remarquer, les Chiliens, avant la venue des Anglais, pensaient que ces pyrites ne contenaient pas un atome de cuivre. Les compagnies minières ont acheté, à peu près dans les mêmes conditions de bon marché, de véritables montagnes de cendres pleines de globules de cuivre métallique, et cependant, comme chacun le sait, presque toutes ont réussi à perdre des sommes considérables. Il faut dire, il est vrai, que les directeurs et les actionnaires de ces compagnies se livraient aux dépenses les plus folles ; dans quelques cas on consacrait 25 000 francs par an aux fêtes à donner aux autorités chiliennes ; — on expédiait des bibliothèques entières d'ouvrages sur la géologie richement reliés ; — on faisait venir à grands frais des mineurs accoutumés à un métal particulier, l'étain, par exemple, qui ne se trouve pas au Chili ; — on s'engageait à fournir du lait aux mineurs dans des régions où il n'y a pas une seule vache ; — on construisait des machines là où il est impossible de s'en servir ; — on faisait mille autres dépenses absurdes semblables, tant et si bien que les indigènes se moquent encore de nous aujourd'hui. Or, il n'y a pas à douter que si l'on avait employé utilement ce capital si follement dépensé, on aurait gagné des sommes énormes ; un homme expérimenté, en qui on pût avoir toute confiance, un contre-maître habile et un chimiste, voilà tout ce qu'il fallait.
Le capitaine Head a parlé des charges énormes que les apires, véritables bêtes de somme, remontent du fond des mines les plus profondes. J'avoue que je croyais son récit fort exagéré ; je saisis donc l'occasion de peser une de ces charges que je choisis au hasard. C'est à peine si je parvins à la soulever de terre, et cependant on la regarda comme fort minime quand on s'aperçut qu'elle ne pesait que 197 livres (89 kilogrammes). L'apire avait transporté ce fardeau à une hauteur perpendiculaire de 80 mètres, d'abord en suivant un passage fort incliné, mais la plus grande partie de la hauteur en grimpant sur des entailles faites dans des poutres placées en zigzag dans le puits de la mine. D'après les règlements, l'apire ne doit pas s'arrêter pour reprendre haleine, à moins que la mine n'ait 600 pieds de profondeur. Chaque charge pèse en moyenne un peu plus de 200 livres (90 kilogrammes), et on m'a assuré qu'on avait quelquefois remonté des mines les plus profondes des charges de 300 livres (126 kilogrammes). Au moment de ma visite chaque apire remontait douze charges semblables par jour ; c'est-à-dire que, dans le courant de la journée, il portait 1 087 kilogrammes à une hauteur de 80 mètres ; et encore pendant les intervalles on les occupait à extraire le minerai.
Tant qu'il ne leur arrive pas quelque accident ces hommes semblent jouir d'une parfaite santé. Leur corps n'est pas très-musculeux. Ils mangent rarement de la viande, une fois par semaine, jamais plus souvent, et cette viande c'est du charqui dur comme de la pierre. Je savais que c'était là un travail tout volontaire, et cependant je me sentais révolté quand je voyais en quel état ils arrivaient au sommet du puits : le corps ployé en deux, les bras appuyés sur les entailles, les jambes arquées, tous leurs muscles tendus, la sueur coulant en ruisseaux de leur front sur leur poitrine, les narines dilatées, les coins de la bouche retirés en arrière, la respiration haletante. Chaque fois qu'ils respirent on entend une sorte de cri articulé « aye, aye » se terminant par un sifflement sortant du plus profond de leur poitrine. Après avoir été en vacillant jusqu'à l'endroit où on empilait le minerai, ils vidaient leur carpacho ; au bout de deux ou trois secondes leur respiration était redevenue égale, ils s'essuyaient le front et redescendaient vivement dans la mine sans paraître autrement fatigués. C'est là, selon moi, un remarquable exemple de la quantité de travail que l'habitude, car ce ne peut être autre chose, peut amener un homme à accomplir.
Causant, dans la soirée, avec le mayor-domo de ces mines du grand nombre d'étrangers qui habitent aujourd'hui toutes les parties du pays, il me raconta que, alors qu'il était gamin et au collège à Coquimbo, ce qui n'était pas bien ancien, car il était tout jeune encore, on leur avait donné congé pour voir le capitaine d'un vaisseau anglais qui était venu parler au gouverneur de la ville. Rien au monde, ajoutait-il, n'aurait décidé ni lui ni ses camarades à s'approcher de l'Anglais, tant on leur avait inculqué l'idée que le contact avec un hérétique devait leur causer une foule de malheurs. Aujourd'hui encore (1835) on entend raconter de toutes parts les méfaits des boucaniers, et surtout ceux d'un homme qui avait enlevé une statue de la vierge Marie, puis qui était revenu l'année suivante prendre celle de saint Joseph, en disant qu'il ne convenait pas que la femme restât séparée de son mari. J'ai dîné à Coquimbo avec une vieille dame qui s'étonnait d'avoir vécu assez longtemps pour se trouver à la même table qu'un Anglais, car elle se rappelait parfaitement que, par deux fois, étant jeune fille, au seul cri de los Ingleses, tous les habitants s'étaient sauvés dans la montagne, en emportant ce qu'ils avaient de plus précieux.
14 mai. — Nous arrivons à Coquimbo, où nous séjournons quelques jours. La ville n'a rien de remarquable, sauf peut-être son extrême tranquillité ; elle contient, dit-on, de 6 000 à 8 000 habitants. Le 17, dans la matinée, il tombe une légère averse qui dure environ cinq heures ; c'est la première fois qu'il pleut cette année. Les fermiers qui cultivent du blé près de la côte, où le terrain est un peu plus humide, profitent de cette ondée pour labourer leurs terres ; ils les ensemenceront après une seconde averse et si, par bonheur, il en tombe une troisième, ils feront une excellente récolte au printemps. Rien d'intéressant comme d'observer l'effet produit par ces quelques gouttes d'eau. Douze heures après il n'y paraissait plus, le sol semblait aussi sec qu'auparavant ; et cependant, dix jours plus tard, on voyait comme une teinte verte sur toutes les collines ; l'herbe sortait çà et là en fibres aussi, fines que des cheveux et ayant un bon pouce de longueur. Avant la pluie toute la surface du pays était absolument dépourvue de végétation.
Dans la soirée, pendant que le capitaine Fitz-Roy et moi nous dînions chez M. Edwards, un Anglais dont tous ceux qui ont visité Coquimbo se rappellent l'hospitalité, la terre se met tout à coup à trembler violemment. J'entends le bruit souterrain qui précède le choc ; mais les cris des dames, l'effarement des domestiques, la fuite précipitée de plusieurs personnes vers la porte, m'empêchent de distinguer la direction de la secousse. Les dames continuent pendant longtemps à crier de terreur ; un des convives dit qu'il ne pourra pas fermer l'œil de la nuit, ou qu'il aura des cauchemars affreux. Le père de cet homme venait de perdre tout ce qu'il possédait dans le tremblement de terre de Talcahuano ; lui-même avait manqué d'être tué par l'écroulement du toit de sa maison à Valparaiso, en 1822. Il raconte à ce sujet l'anecdote suivante : il était en train de jouer aux cartes, quand un Allemand, un de ses hôtes, se lève et dit qu'il ne consentira jamais, dans ces pays, à rester dans une chambre avec la porte fermée, parce qu'il avait manqué d'être tué à Copiapó à cause de cette circonstance. Il se dirige donc vers la porte pour l'ouvrir ; à peine était-elle ouverte, qu'il s'écrie : « Un tremblement de terre ! » c'était le fameux choc qui commençait. Toute la société parvint à s'échapper. Ce n'est pas le temps matériel nécessaire pour ouvrir une porte qui peut faire courir un danger pendant un tremblement de terre, mais on a à redouter que les mouvements des murs n'empêchent de l'ouvrir.
Il est impossible de ne pas ressentir quelque surprise quand on voit la peur que font les tremblements de terre aux indigènes et aux étrangers qui habitent le pays depuis longtemps, bien que beaucoup d'entre eux aient un grand sang-froid. Je crois que l'on peut attribuer cet excès de frayeur à une raison fort simple, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas honteux d'avoir peur. Les indigènes vont même plus loin : ils n'aiment pas à ce que l'on semble indifférent. On m'a raconté que, pendant une secousse assez violente, deux Anglais, couchés par terre en plein air, sachant qu'ils ne couraient aucun danger, ne se relevèrent pas ; les indigènes, pleins d'indignation, se mirent à crier : « Voyez ces hérétiques, ils ne quittent même pas leur lit ! »
Je consacre quelques jours à l'étude des terrasses de galets, terrasses affectant la forme de degrés, remarquées d'abord par le capitaine B. Hall, et qui, selon M. Lyell, ont été formées par la mer pendant l'élévation successive du sol. C'est là, certainement, l'explication vraie de cette singulière formation ; j'ai trouvé, en effet, sur ces terrasses de nombreux coquillages appartenant à des espèces actuellement existantes. Cinq terrasses étroites, doucement inclinées, s'élèvent l'une derrière l'autre ; elles sont formées de galets là où elles sont le mieux développées ; elles font face à la baie et s'élèvent des deux côtés de la vallée. À Guasco, au nord de Coquimbo, le même phénomène se répète, mais sur une échelle beaucoup plus considérable, de façon même à étonner quelques-uns des habitants. Là, les terrasses sont beaucoup plus considérables, et on pourrait leur donner le nom de plaines ; dans quelques endroits, il y en a six, mais plus ordinairement cinq seulement, et elles s'étendent dans la vallée, jusqu'à une distance de 37 milles de la côte. Ces terrasses en degrés ressemblent absolument à celles de la vallée de Santa Cruz et aux terrasses beaucoup plus considérables qui bordent toute la côte de la Patagonie, sauf toutefois qu'elles sont beaucoup plus petites que ces dernières. Elles ont été, sans aucun doute, formées par l'action dévastatrice des eaux de la mer pendant de longs intervalles de repos dans le soulèvement graduel du continent.
Des coquillages appartenant à beaucoup d'espèces existantes non-seulement reposent à la surface des terrasses à Coquimbo, à une hauteur de 250 pieds, mais sont aussi enfouies dans un roc calcaire friable, qui, en quelques endroits, atteint une épaisseur de 20 à 30 pieds, mais qui a peu d'étendue. Ces couches modernes reposent sur d'anciennes formations tertiaires contenant des coquillages appartenant à des espèces qui toutes paraissent éteintes. Bien que j'aie examiné tant de centaines de milles des côtes du continent et sur le Pacifique et sur l'Atlantique, je n'ai trouvé des couches régulières contenant des coquillages marins appartenant à des espèces récentes qu'en cet endroit et un peu plus au nord, sur la route de Guasco. Ce fait me semble singulièrement remarquable, car l'explication que donnent ordinairement les géologues pour indiquer l'absence, dans un district, de dépôts fossilifères stratifiés d'une période donnée, c'est-à-dire que la surface existait alors à l'état de terre sèche, ne peut s'appliquer ici. Les coquillages épars à la surface ou enfouis dans du sable mou ou de la terre, nous prouvent, en effet, que les terrains qui forment les côtes sur plusieurs milliers de milles le long des deux océans ont été récemment submergés. Il faut donc chercher la vraie explication dans ce fait, que toute la partie méridionale du continent se soulève lentement depuis longtemps, et que, par conséquent, toutes les matières déposées le long de la côte dans l'eau peu profonde ont dû émerger bientôt et se trouver exposées à l'action de la vague ; or, c'est seulement dans les eaux comparativement peu profondes que le plus grand nombre des organismes marins peuvent prospérer, et il est évidemment impossible que des couches ayant une grande épaisseur puissent s'accumuler dans ces eaux. En outre, si nous voulons prouver l'immense puissance de l'action dévastatrice des vagues sur la côte, nous n'avons qu'à rappeler les grandes falaises qui se trouvent sur la côte actuelle de la Patagonie, et les escarpements, ou anciennes lignes de falaises, placés à différents niveaux qui s'élèvent les uns au-dessus des autres sur la même côte.
Les vieilles couches tertiaires qui forment la base de ces couches plus récentes, à Coquimbo, paraissent appartenir à la même période à peu près que plusieurs dépôts sur la côte du Chili — celui de Navedad est le plus important — et que la grande formation de la Patagonie. Les coquillages présents dans les couches de Navedad et de la Patagonie, coquillages dont le professeur E. Forbes a dressé une liste, ont vécu à l'endroit où ils sont aujourd'hui enfouis, ce qui constitue la preuve qu'il s'est produit un affaissement de plusieurs centaines de pieds et un soulèvement postérieur. Aucun dépôt fossilifère important de l'époque récente, pas plus que des époques intermédiaires entre celle-ci et la vieille époque tertiaire, n'existe sur aucun côté du continent ; on se demandera donc naturellement comment il se fait que des matières sédimentaires contenant des restes fossiles se soient déposées pendant cette antique époque tertiaire et se soient conservées en différents points dans un espace de 1 100 milles (1 770 kilomètres) sur les côtes du Pacifique, et 1 350 milles (2 170 kilomètres) sur les côtes de l'Atlantique, dans la direction du nord au sud et sur un espace de 700 milles (1 125 kilomètres) à travers la partie la plus large du continent, dans la direction de l'est à l'ouest. Je crois qu'il est facile de donner l'explication de ce fait et que cette explication peut s'appliquer à des faits presque analogues observés dans d'autres parties du monde. Si l'on considère l'immense force de dénudation que possède la mer, force que prouvent des faits innombrables, on conviendra qu'il est peu probable qu'un dépôt sédimentaire, au moment de son soulèvement, puisse résister à l'action des vagues de la côte de façon à se conserver en masses suffisantes pour durer un temps presque infini, à moins que, dans l'origine, ce dépôt n'ait eu une épaisseur et une étendue considérables. Or, il est impossible qu'un dépôt de sédiment épais et fort étendu se dépose sur un fond modérément profond, seul favorable au développement de la plupart des créatures vivantes, sans que ce fond s'abaisse pour recevoir les couches successives. C'est ce qui semble avoir eu lieu à peu près à la même époque dans la Patagonie méridionale et au Chili, bien que séparés par plus d'un millier de kilomètres. En conséquence, si des mouvements prolongés d'affaissement à des époques à peu près les mêmes se font ordinairement sentir sur des superficies considérables, ce que je suis très-disposé à croire depuis que j'ai étudié les récifs corallins des grands océans ; ou si, pour ne nous occuper que de l'Amérique méridionale, les mouvements d'affaissement ont eu la même étendue superficielle que ceux de soulèvement, qui, depuis la période des coquillages existants, ont amené le soulèvement des côtes du Pérou, du Chili, de la Terre de Feu, de la Patagonie et de la Plata ; il est facile de comprendre qu'à la même époque, en des points fort distants les uns des autres, les circonstances ont été favorables à la formation de dépôts fossilifères, dépôts fort étendus et fort épais, et de nature telle, par conséquent, à résister à l'action des vagues de la côte et à durer jusqu'à notre époque.
21 mai. — Je pars avec don Jose Edwards pour aller visiter les mines d'argent de Arqueros et pour remonter la vallée de Coquimbo. Après avoir traversé un pays montagneux, nous arrivons dans la soirée aux mines qui appartiennent à M. Edwards. Je passe une nuit excellente ; peut-être n'apprécierait-on pas à sa juste valeur, en Angleterre, la cause d'une si bonne nuit ; mais la voici en un mot : l'absence de puces ! Ces insectes pullulent dans les chambres de Coquimbo, mais ils ne peuvent vivre ici, bien que nous ne nous trouvions qu'à 3 000 ou 4 000 pieds d'altitude. On ne peut attribuer au léger changement de température la disparition de ces hôtes incommodes ; il doit y avoir quelque autre cause. Les mines sont aujourd'hui en fort mauvais état ; autrefois elles produisaient annuellement 2 000 livres pesant d'argent. On dit vulgairement que le propriétaire d'une mine de cuivre fait forcément fortune, qu'il a quelques chances s'il possède une mine d'argent, mais qu'il est sûr de se ruiner s'il possède une mine d'or. Ce n'est pas absolument vrai, car toutes les grandes fortunes du Chili se sont faites par l'exploitation des mines de métaux précieux. Il y a quelque temps, un médecin anglais quitta Copiapo pour retourner en Angleterre ; il avait réalisé la fortune que lui avait produite une part dans une mine d'argent, et il emportait 600 000 francs. Sans doute, une mine de cuivre offre une certitude absolue, alors que l'on peut comparer les autres à un coup de dés ou à un billet de loterie. Les propriétaires, d'ailleurs, perdent une grande quantité de minerais précieux, parce qu'ils ne prennent pas des précautions suffisantes contre le vol. J'entendis un jour une personne parier avec un de ses amis que l'un de ses ouvriers le volerait en sa présence. On brise en morceaux le minerai sorti de la mine, et on jette de côté les parties pierreuses. Deux mineurs occupés à ce travail prirent chacun une pierre, sans avoir l'air de choisir, puis crièrent en riant : « À qui de nous deux lancera sa pierre le plus loin ! » Le propriétaire, qui assistait à cette scène, paria un cigare avec son ami sur le résultat du coup. Le mineur remarqua avec soin où la pierre lancée s'était arrêtée au milieu des décombres, et le soir il la ramassa et la porta à son maître en lui disant : « Voilà la pierre qui vous a fait gagner un cigare en roulant si loin. » C'était une grosse masse de minerai d'argent.
23 mai. — Nous gagnons la fertile vallée de Coquimbo, que nous parcourons jusqu'à une hacienda qui appartient à un parent de don Jose ; nous y passons un jour. Puis je vais visiter un endroit situé à un jour de marche ; on m'avait dit que j'y trouverais des coquillages et des fèves pétrifiées ; il y a bien des coquillages, mais les fèves sont tout simplement des cailloux de quartz. Je n'ai pas, cependant, tout à fait perdu mon temps, car j'ai vu plusieurs petits villages et j'ai pu contempler les admirables cultures de cette vallée. En outre, le paysage est magnifique à tous égards ; on est tout près de la Cordillère principale, et les collines commencent à avoir une grande élévation. Dans toutes les parties du Chili septentrional, les arbres fruitiers produisent beaucoup plus dans les vallées situées près des Andes, à une altitude considérable, que dans les terrains bas. Les figues et les raisins de ce district ont une grande renommée, aussi y a-t-il des plantations considérables de figuiers et de vignes. Au nord de Quillota, c'est peut-être la vallée de Coquimbo qui est la plus productive ; elle contient, je crois, 25 000 habitants, y compris la ville de Coquimbo, où je retournai le lendemain avec don Jose.
2 juin. — Nous partons pour la vallée de Guasco en suivant la route qui longe le bord de la mer, route un peu moins déserte que celle de l'intérieur, nous a-t-on dit. Notre première étape se termine à une maison solitaire appelée Yerba Buena ; nous y trouvons des pâturages pour nos chevaux. La pluie qui est tombée il y a quinze jours et dont j'ai déjà parlé ne s'est étendue qu'à moitié route de Guasco. Nous trouvons donc, dans la première partie de notre voyage, une légère teinte verte qui disparaît bientôt ; mais, là même où la verdure est la plus brillante, c'est à peine si elle nous rappelle la verdure et les fleurs qui indiquent le printemps dans d'autres pays. Quand on traverse ces déserts, on éprouve ce que doit ressentir le prisonnier enfermé dans une sombre cour ; on aspire après un peu de verdure, on voudrait pouvoir respirer un peu d'humidité.
3 juin. — De Yerba Buena à Carizal. Pendant la première partie de la journée, nous traversons un désert montagneux très-pierreux, puis une longue plaine recouverte d'une épaisse couche de sable où on trouve un grand nombre de coquillages marins brisés. Il y a fort peu d'eau, et elle est saumâtre ; la région entière, de la côte à la Cordillère, est un désert inhabité. Je n'ai observé les traces nombreuses que d'un seul animal : les coquilles d'un Bulimus réunies en quantités extraordinaires dans les endroits les plus secs. Une humble petite plante se couvre de quelques feuilles au printemps, et les colimaçons mangent ces feuilles. Comme on ne voit ces animaux que le matin de bonne heure, alors que la rosée procure un peu d'humidité au terrain, les Guasos croient que ces animaux se nourrissent de rosée. J'ai observé, dans d'autres endroits, que les régions extrêmement sèches et stériles, avec un sol calcaire, conviennent admirablement aux coquillages terrestres. À Carizal, on trouve quelques cottages, un peu d'eau saumâtre et quelques traces de culture ; mais nous avons la plus grande difficulté à nous procurer un peu de grain et de paille pour nos chevaux.
4 juin. — De Carizal à Sauce. Nous continuons notre voyage à travers des plaines désertes, où l'on rencontre de nombreux troupeaux de guanacos. Nous traversons aussi la vallée de Chañeral. C'est la vallée la plus fertile entre Guasco et Coquimbo ; mais elle est si étroite et produit si peu de fourrages, qu'il nous est impossible de nous en procurer pour nos chevaux. Nous rencontrons, à Sauce, un vieux monsieur fort poli et fort aimable, qui dirige une fonderie de cuivre. Grâce à son obligeance, je peux me procurer, à un prix fabuleux, quelques poignées de vieille paille ; c'est là tout ce que nos pauvres chevaux ont à manger après leur longue journée de voyage. On trouve actuellement peu de fonderies au Chili ; il est plus profitable, en raison de la grande rareté du combustible, d'expédier les minerais à Swansea. Le lendemain, après avoir traversé quelques montagnes, nous arrivons à Freyrina, dans la vallée de Guasco. À mesure que nous avançons vers le nord, la végétation devient de plus en plus pauvre ; les grands cactus en forme de cierge ont même disparu pour faire place à une espèce beaucoup plus petite. Dans le Chili septentrional et au Pérou, une immense bande de nuages immobiles et peu élevés couvre le Pacifique pendant les mois d'hiver. Du haut des montagnes, ces champs aériens, d'un blanc brillant, qui s'étendent jusque dans les vallées, offrent un magnifique coup d'œil. On voit surgir de ces nuages des îles et des promontoires qui ressemblent, à s'y méprendre, aux îles et aux promontoires de la Terre de Feu ou de l'archipel des Chonos.
Nous passons deux jours à Freyrina. Il y a quatre petites villes dans la vallée de Guasco. À l'entrée de la vallée se trouve le port, lieu absolument désert, sans eau douce dans le voisinage immédiat. Cinq lieues plus haut, Freyrina, grand village dont les maisons, blanchies à la chaux, sont éparpillées de toutes parts. Dix lieues plus haut encore, dans la vallée, Ballenar ; et enfin Guasco Alto, village renommé pour ses fruits secs. Par un beau jour, cette vallée offre un admirable coup d'œil : au fond, la Cordillère neigeuse ; de chaque côté, une infinité de vallées transversales qui finissent par se confondre dans un flou admirable ; au premier plan, de singulières terrasses s'élevant les unes au-dessus des autres comme les degrés d'un gigantesque escalier ; mais, par-dessus tout, le contraste que forme cette vallée verdoyante, ornée de nombreux bosquets de saules, avec les collines stériles qui la bordent de chaque côté. Il est facile de comprendre que le pays environnant soit stérile, car il n'est pas tombé une seule goutte d'eau depuis treize mois. Les habitants apprennent avec envie qu'il a plu à Coquimbo ; ils interrogent consciencieusement l'état du ciel, et ils ont quelque espoir d'une semblable bonne fortune ; cet espoir se réalisa quinze jours plus tard. Je me trouvais alors à Copiapó, et les habitants ne faisaient que parler de la pluie qui venait de tomber à Guasco. Après deux ou trois années de sécheresse, pendant lesquelles il ne pleut qu'une seule fois, arrive ordinairement une année pluvieuse ; mais ces pluies abondantes font plus de mal que la sécheresse. Les rivières débordent et couvrent de gravier et de sable les étroites bandes de terrain que seules on peut cultiver ; ces débordements détruisent, en outre, les travaux d'irrigation. Il y a trois ans, des pluies abondantes ont causé de grands dommages.
8 juin. — Nous allons visiter Ballenar, ainsi nommé à cause du village de Ballenagh, en Irlande, patrie de la famille des O'Higgins, qui, sous la domination espagnole, a donné des présidents et des généraux au Chili. Les montagnes rocheuses qui bordent la vallée sont cachées dans les nuages ; aussi, avec ses plaines en terrasses, ressemble-t-elle à la vallée de Santa Cruz dans la Patagonie. Nous passons un jour à Ballenar, puis nous partons le 10 pour gagner la partie supérieure de la vallée de Copiapó. Nous traversons un pays qui n'offre aucun intérêt. Je suis fatigué de me servir des épithètes désert et stérile ; il ne faut pas d'ailleurs s'y méprendre, on n'emploie guère ces mots que comme termes de comparaison. Je les ai toujours appliqués aux plaines de la Patagonie. Or, on trouve après tout, dans ces plaines, des buissons épineux et quelques touffes d'herbe, et on peut dire qu'elles sont fertiles, si on les compare aux plaines du Chili septentrional. Ici encore, en cherchant bien, on finit par trouver, dans un espace de 200 mètres carrés, quelques cactus ou quelques lichens ; on trouve aussi dans le sol des graines qui pousseront à la première saison un peu pluvieuse. Au Pérou, au contraire, il y a de véritables déserts très-étendus. Vers le soir, nous arrivons dans une petite vallée ; nous remarquons quelques traces d'humidité dans le lit d'un petit ruisseau ; nous le remontons et nous finissons par trouver de l'eau assez bonne. Le cours de ces ruisseaux s'augmente d'une bonne lieue pendant la nuit, l'évaporation et l'absorption n'étant pas aussi rapides que pendant le jour. Nous trouvons en même temps un peu de bois à brûler. Nous nous décidons donc à bivouaquer ; mais nous n'avons pas une bouchée d'herbe ou de paille à donner à nos pauvres chevaux.
11 juin. — Nous marchons pendant douze heures sans nous arrêter ; nous arrivons enfin à une ancienne fonderie, où nous trouvons de l'eau et du bois. Mais rien encore pour nos chevaux. Nous avons traversé de nombreuses collines ; la vue était assez intéressante à cause de la couleur variée des montagnes que nous apercevions au loin. On regrette presque de voir le soleil briller constamment sur un pays aussi stérile ; un aussi admirable temps devrait toujours être accompagné de champs cultivés et de jolis jardins. Le lendemain, nous atteignons la vallée de Copiapó J'en suis fort heureux, car ce voyage a été pour moi une longue anxiété : rien de désagréable, pendant qu'on est à souper, connue d'entendre les chevaux ronger les poteaux auxquels on les a attachés et de n'avoir aucun moyen d'apaiser leur faim. Il n'y paraissait pas cependant, et les pauvres bêtes avaient encore toute leur vigueur ; personne certainement n'aurait pu dire, en les voyant, qu'ils n'avaient rien mangé depuis cinquante-cinq heures.
J'avais une lettre d'introduction pour M. Bingley, qui me reçut fort aimablement à son hacienda de Potrero Seco. Cette propriété a 20 ou 30 milles de longueur ; mais elle est fort étroite, car elle ne consiste qu'en un champ de chaque côté de la rivière. Quelquefois aussi, les terrains qui bordent la rivière sont disposés de telle façon qu'on ne peut pas les irriguer, auquel cas ils n'ont aucune valeur, car ils sont absolument stériles. La petite quantité des terres cultivées dans toute la vallée ne provient pas tant des inégalités de niveau et par conséquent de la difficulté des irrigations que de la petite quantité d'eau. Cette année la rivière est très-pleine ; à l'endroit où nous nous trouvons, dans la partie supérieure de la vallée, l'eau atteint le ventre d'un cheval et la rivière a environ 15 mètres de largeur ; le courant, en outre, est rapide. Mais à mesure que l'on descend la vallée, le volume d'eau devient de plus en plus petit, et la rivière finit par se perdre ; pendant une période de trente ans, cette rivière n'a pas versé une seule goutte d'eau dans la mer. Les habitants s'inquiètent par-dessus tout du temps qu'il fait dans la Cordillère, car une chute abondante de neige sur les montagnes leur assure de l'eau pour l'année suivante. Cela a infiniment plus d'importance pour eux que la pluie. Quand il pleut, ce qui arrive une fois tous les deux ou trois ans, c'est un grand avantage, sans doute, parce que les bestiaux et les mules trouvent ensuite quelques pâturages ; mais, s'il ne tombe pas de neige dans les Andes, la désolation règne dans toute la vallée. Par trois fois, presque tous les habitants ont été obligés d'émigrer vers le sud. Cette année, il y a eu beaucoup d'eau et chacun a pu irriguer son terrain autant qu'il a voulu ; mais on a souvent été obligé de poster des soldats aux écluses pour veiller à ce que chacun ne prenne que ce qui doit lui revenir. La vallée contient, dit-on, 12 000 habitants, mais le produit des cultures ne suffit guère à les nourrir que pendant trois mois de l'année ; on fait venir les approvisionnements nécessaires de Valparaiso et du sud. Avant la découverte des fameuses mines d'argent de Chanuncillo, la ville de Copiapó, qui, chaque jour, devenait plus misérable, tendait à disparaître ; mais elle est aujourd'hui très-florissante et elle a été reconstruite après un tremblement de terre qui l'avait renversée.
La vallée de Copiapó, simple ruban vert au milieu d'un désert, s'étend dans la direction du sud ; elle a donc une longueur considérable. On pourrait comparer la vallée de Guasco et celle de Copiapó à des îles étroites séparées du reste du Chili par des déserts de rochers au lieu d'eau salée. Au nord de ces vallées, il n'en existe plus qu'une fort misérable d'ailleurs et qui contient environ 200 habitants, c'est la vallée de Paposo. Puis vient le grand désert d'Atacuma, barrière plus infranchissable que la mer la plus terrible. Je passe quelques jours à Potrero Seco, puis je remonte la vallée jusqu'à l'habitation de don Benito Cruz, pour lequel j'ai une lettre de recommandation. Il me reçoit de la façon la plus hospitalière ; il est d'ailleurs impossible de ne pas reconnaître l'extrême obligeance que trouvent les voyageurs dans presque toutes les parties de l'Amérique méridionale. Le lendemain, je me procure quelques mules pour aller visiter le ravin de Jolquera dans la Cordillère centrale. Le second jour de cette excursion, le temps semble se gâter et nous menacer d'un orage de pluie ou de neige ; pendant la nuit, nous ressentons un léger choc de tremblement de terre.
On a souvent mis en doute la relation qui existe entre le temps et les tremblements de terre ; c'est là, selon moi, un point qui présente beaucoup d'intérêt et que l'on connaît peu. Humboldt a fait remarquer dans une partie de ses Mémoires qu'il serait difficile à quiconque aurait habité longtemps la Nouvelle-Andalousie ou le Pérou inférieur de nier qu'il existe un rapport entre ces phénomènes ; cependant, dans une autre partie du même ouvrage, il semble ne pas attacher beaucoup d'importance à ce rapport. On dit qu'à Guayaquil un tremblement de terre se produit invariablement après une forte ondée pendant la saison sèche. Dans le Chili septentrional, il pleut très-rarement ; il est même rare que le temps se mette à la pluie ; semblables coïncidences ne peuvent donc pas se remarquer beaucoup ; les habitants sont cependant convaincus qu'il existe un certain rapport entre l'état de l'atmosphère et le tremblement du sol. Une remarque faite devant moi à Copiapó m'a absolument convaincu que telle est l'opinion des habitants. Je venais de dire qu'il y avait eu un tremblement de terre assez violent à Coquimbo. — « Comme ils sont heureux ! me répondit-on immédiatement ; ils auront cette année beaucoup de pâturages. » Pour eux, un tremblement de terre annonçait aussi sûrement la pluie, que la pluie annonçait de nombreux pâturages. Or, le jour même du choc, tomba, en effet, l'averse dont j'ai parlé, et qui, en dix jours, fit surgir l'herbe de toutes parts. À d'autres époques, la pluie a suivi des tremblements de terre pendant une saison de l'année où la pluie est un véritable prodige. Cela est arrivé après le tremblement de terre de 1822, puis en 1829 à Valparaiso, et enfin après celui de septembre 1833 à Tacna. Il faut être quelque peu habitué au climat de ces pays pour pouvoir comprendre combien il est improbable qu'il pleuve pendant ces saisons, à moins que quelque agent, en dehors du cours ordinaire des choses, n'agisse tout à coup. Quand il s'agit de grandes éruptions volcaniques, comme celle de Coseguina, où des torrents de pluie tombèrent à une époque de l'année pendant laquelle il ne pleut jamais et où ces ondées constituèrent « un phénomène sans précédent dans l'Amérique centrale, » on comprend assez facilement que les vapeurs et les cendres échappées du volcan aient pu troubler l'équilibre de l'atmosphère. Humboldt applique ce même raisonnement aux tremblements de terre qui ne sont pas accompagnés par des éruptions ; mais j'avoue qu'il me semble difficile d'admettre que les petites quantités de fluides aériformes, qui s'échappent alors des fissures du sol, puissent produire des effets aussi remarquables. L'explication proposée par M. P. Scrope me paraît beaucoup plus probable. Selon M. Scrope, alors que la colonne de mercure est peu élevée et que l'on pourrait, par conséquent, s'attendre à de la pluie, la pression moindre de l'atmosphère sur une immense étendue de terrain pourrait déterminer le jour précis où la croûte terrestre, tendue à l'excès par les forces souterraines, céderait, se fissurerait et, par conséquent, tremblerait. Il est toutefois douteux que l'on puisse expliquer ainsi les torrents de pluie pendant la saison sèche, pluie qui tombe après un tremblement de terre que n'a accompagné aucune éruption ; ces derniers cas semblent indiquer un rapport plus intime entre les régions souterraines et l'atmosphère.
Cette partie de la vallée offrant peu d'intérêt, je retourne à l'habitation de don Benito. J'y reste deux jours à recueillir des coquillages et des bois fossiles. On trouve là des quantités considérables de grands troncs d'arbres abattus, pétrifiés, enfouis dans un conglomérat. Je mesure un de ces troncs ; il a 15 pieds de circonférence. N'est-il pas étonnant que chaque atome des matières ligneuses de cet immense cylindre ait disparu pour faire place à du silex, et cela de telle sorte que chaque vaisseau, chaque pore se trouve admirablement reproduit ! Ces arbres existaient à peu près à la même époque que notre craie inférieure ; ils appartenaient tous à la famille des pins. Rien d'amusant comme d'entendre les habitants discuter la nature des coquillages fossiles que je recueillais ; ils employaient absolument les termes dont on se servait il y a un siècle en Europe, c'est-à-dire qu'ils discutaient longuement la question de savoir si ces coquillages avaient été oui ou non « enfantés en cet état par la nature ». L'étude géologique à laquelle je me livrais causait beaucoup de surprise aux Chiliens ; ils étaient parfaitement convaincus que je cherchais des mines. Or, cela ne manquait pas quelquefois de me causer quelques ennuis. Aussi, pour me débarrasser d'eux, avais-je pris l'habitude de répondre à leurs questions par d'autres questions. Je leur demandais comment il se faisait qu'eux, habitants du pays, n'étudiaient pas les causes des tremblements de terre et des volcans ? — Pourquoi certaines sources étaient chaudes et certaines autres froides ? — Pourquoi il y avait des montagnes au Chili et pas une colline dans la Plata ? Ces simples questions ouvraient les yeux au plus grand nombre ; il n'en restait pas moins quelques personnes (tout comme il y en a encore en Angleterre, qui sont un siècle en arrière) qui regardaient ces études comme inutiles et impies ; Dieu a fait les montagnes telles que nous les voyons, et cela doit nous suffire.
On venait d'ordonner que tous les chiens errants fussent mis à mort, et je vis un grand nombre de cadavres sur la route. Beaucoup de chiens avaient été atteints d'hydrophobie, plusieurs personnes avaient été mordues et avaient succombé à cette affreuse maladie. Ce n'est pas la première fois que l'hydrophobie se déclare dans cette vallée. Il est fort surprenant qu'une maladie aussi étrange et aussi terrible paraisse à intervalles dans un même lieu isolé. On a remarqué aussi que certains villages en Angleterre sont plus sujets que d'autres à des épidémies de ce genre, si l'on peut employer cette expression. Le docteur Unanùe constate que l'hydrophobie parut pour la première fois en 1803 dans l'Amérique méridionale ; ni Azara, ni Ulloa n'en ont entendu parler à l'époque de leur voyage, ce qui confirme cette assertion. Le docteur Unanùe ajoute que l'hydrophobie se déclara dans l'Amérique centrale et étendit lentement ses ravages vers le sud. Cette maladie atteignit Arequipa en 1807 ; on dit que, dans cette ville, quelques hommes qui n'avaient pas été mordus ressentirent les atteintes du mal ; des nègres, qui avaient mangé un bœuf mort d'hydrophobie, en furent aussi atteints. À Ica, quarante-deux personnes périrent misérablement. La maladie se déclarait de douze à quatre-vingt-dix jours après la morsure et la mort venait invariablement dans les cinq jours qui suivaient les premières attaques. Après 1808, il se passa un long intervalle pendant lequel on ne signala aucun cas de cette maladie. D'après les renseignements que j'ai pris, l'hydrophobie est inconnue à la Terre de Van-Diémen et en Australie ; Burchell n'a jamais entendu parler de cette maladie au cap de Bonne-Espérance pendant les cinq années qu'il y a résidé. Webster affirme qu'aucun cas d'hydrophobie ne s'est jamais produit aux Açores ; on a fait la même assertion pour l'île Maurice et pour Sainte-Hélène. On pourrait peut-être se procurer quantité de renseignements utiles sur une maladie si étrange en étudiant dans quelles circonstances elle se déclare dans les pays éloignés ; il est fort improbable, en effet, qu'elle soit apportée par un chien mordu avant le voyage, nécessairement fort long.
Dans la soirée, un étranger arrive à l'habitation de don Benito ; il demande l'hospitalité pour la nuit. Il s'est égaré, et, depuis dix-sept jours, il erre dans les montagnes. Il vient de Guasco ; accoutumé à voyager dans la Cordillère, il pensait pouvoir se rendre facilement à Copiapó ; mais bientôt il se perdit dans un labyrinthe de montagnes d'où il ne parvint pas à sortir. Quelques-unes de ses mules étaient tombées dans des précipices et il avait beaucoup souffert. Ne sachant pas où se procurer de l'eau dans ce pays plat, il avait été obligé de rester auprès des chaînes centrales.
Nous descendons la vallée, et, le 22, nous arrivons à Copiapó. La vallée s'élargit dans sa partie inférieure et forme une belle plaine qui ressemble à celle de Quillota. La ville couvre une étendue de terrain considérable, car chaque maison est entourée d'un jardin. Mais, en somme, c'est une ville désagréable. Chacun semble n'avoir qu'un but, gagner de l'argent et s'en aller le plus vite possible. Presque tous les habitants s'occupent de mines ; aussi n'entend-on parler que de mines et de minerais. Les objets de première nécessité sont tous fort chers, ce qui s'explique, car la ville est située à 18 lieues du port et les transports par terre sont très-dispendieux. Un poulet coûte 6 ou 7 francs ; la viande est aussi chère qu'en Angleterre ; on doit apporter le bois à brûler de la Cordillère, c'est-à-dire un voyage de deux ou trois journées ; le droit de pâturage pour un animal se paye 1 fr. 23 par jour. Ce sont là des prix exorbitants pour l'Amérique méridionale.
26 juin. — Je loue un guide et huit mules pour aller faire une excursion dans la Cordillère, par une route différente de celles que j'ai déjà suivies. Comme nous devons traverser une région absolument déserte, nous emportons une quantité d'orge mêlée à de la paille hachée pour la nourriture de nos mules. À environ 2 lieues de la ville s'ouvre, dans la vallée que nous avons déjà parcourue, une large vallée qui porte le nom de Despoblado, ou inhabitée. Bien que cette vallée soit considérable et qu'elle conduise à une passe qui traverse la Cordillère, elle est absolument dépourvue d'eau, sauf peut-être pendant les hivers extraordinairement pluvieux. C'est à peine si l'on trouve un ravin sur le flanc des montagnes, et le fond de la principale vallée, formé de galets, est uni et presque de niveau. Il est probable qu'aucun torrent considérable n'a jamais coulé dans cette vallée, car autrement on y trouverait certainement, comme dans toutes les vallées méridionales, un canal central bordé de chaque côté par des falaises. Je suis porté à croire que cette vallée, comme toutes celles dont parlent les voyageurs qui ont visité le Pérou, a été laissée en l'état où nous la voyons par les vagues de la mer, lors du soulèvement graduel du sol. J'ai observé, dans un endroit où un ravin, que dans toute autre chaîne de montagnes on aurait appelé une grande vallée, rejoint le Despoblado, que le lit de ce dernier, bien que formé de sable et de gravier, est plus élevé que celui de son tributaire. Un ruisseau, quelque faible qu'il soit, se serait creusé là un lit en une heure ; or, l'état des choses prouve évidemment que des siècles se sont écoulés sans qu'un ruisseau ait coulé dans ce grand tributaire. Rien de curieux comme de voir tout un appareil de drainage, si on peut employer cette expression, appareil parfait dans toutes ses parties et qui, cependant, semble n'avoir jamais servi. Chacun a pu remarquer que les bancs de boue, quand la marée s'est retirée, représentent en miniature un pays entrecoupé de collines et de vallées ; ici on retrouve exactement ce même modèle construit en rochers et formé à mesure que la mer s'est retirée pendant le cours des siècles, en conséquence du soulèvement du continent, au lieu d'être formé par l'action alternative de la marée montante et descendante. Si une averse tombe sur le banc de boue laissé à découvert, la pluie ne fait que creuser davantage les lignes d'excavation existant déjà ; il en est de même, pendant le cours des siècles, de la pluie qui tombe sur cet amas de rochers et de terres que nous appelons un continent.
Après la nuit tombée, nous continuons notre route jusqu'à ce que nous atteignions un ravin latéral où se trouve un petit puits connu sous le nom de Agua-amarga. L'eau que contient ce puits mérite bien le nom qu'on lui a donné ; non-seulement elle est saumâtre, mais elle est amère et a une odeur détestable, à tel point que nous devons nous passer de thé et de maté. Il y a, je crois, 25 ou 30 milles (40 à 48 kilomètres) entre ce point et le fleuve Copiapó, et dans tout ce parcours on ne trouve pas une seule goutte d'eau ; le pays mérite le nom de désert dans le sens le plus absolu du mot. Cependant, nous avons vu quelques ruines indiennes à moitié route, près de Punta Gorda. J'ai remarqué aussi, en avant de quelques-unes des vallées qui viennent aboutir au Despoblado, deux amas de pierres placés à quelque distance l'un de l'autre, et disposés de façon à indiquer l'ouverture de ces petites vallées. Mes compagnons ne peuvent me donner aucune explication relativement à ces amas de pierres et se contentent de répondre imperturbablement à mes questions par leur éternel Quien sabe ?
J'ai vu des ruines indiennes dans plusieurs parties de la Cordillère ; les plus parfaites que j'aie pu visiter sont les Ruinas de Tambillos, dans la passe d'Uspallata. Ce sont de petites chambres carrées réunies en groupes séparés les uns des autres. Le porche de ces chambres est encore debout en quelques endroits ; il est formé par deux montants en pierre ayant environ 3 pieds de haut et réunis au sommet par une dalle. Ulloa a fait remarquer de son côté combien étaient surbaissées les portes des anciennes habitations péruviennes. Ces maisons devaient pouvoir contenir un nombre considérable de personnes. S'il faut en croire la tradition, elles avaient été construites pour servir de lieu de repos aux Incas quand ils traversaient les montagnes. On a découvert des traces d'habitations indiennes dans beaucoup d'autres endroits où il ne semble pas probable qu'elles servaient de simple lieu de repos ; cependant les terrains environnants sont aussi impropres à toute espèce de culture qu'ils le sont près de Tambillos, ou au pont des Incas, ou dans la passe du Portillo, endroits où j'ai aussi vu des ruines. J'ai entendu parler de ruines de maisons situées dans le ravin de Jajuel, auprès d'Aconcagua, où ne se trouve aucune passe ; ce ravin est à une grande hauteur ; il y fait extrêmement froid et le terrain y est absolument stérile. J'ai pensé d'abord que ces édifices pouvaient bien être des endroits de refuge construits par les Indiens lors de l'arrivée des Espagnols ; mais, après avoir étudié la question de plus près, je suis porté à croire que le climat s'est quelque peu modifié.
Les vieilles maisons indiennes sont particulièrement nombreuses, dit-on, à l'intérieur de la Cordillère, dans la partie septentrionale du Chili. On trouve assez fréquemment, en creusant au milieu des ruines, des morceaux d'étoffe, des instruments en métaux précieux et des épis de maïs. On m'a donné une pointe de flèche en agate, ayant précisément la même forme que celle dont on se sert aujourd'hui à la Terre de Feu ; cette pointe de flèche avait été trouvée dans une de ces maisons en ruine. Je sais, d'autre part, que les Indiens du Pérou habitent encore aujourd'hui des endroits fort élevés et très-déserts ; mais des gens qui ont passé leur vie à voyager dans les Andes m'ont assuré, à Copiapó, qu'il y avait un très-grand nombre d'habitations situées à de si grandes hauteurs, qu'elles sont voisines des neiges perpétuelles, et cela dans des endroits où il n'y a aucune passe, où le sol ne produit absolument rien, et, ce qui est encore plus extraordinaire, où il n'y a pas d'eau. Quoi qu'il en soit, et tout étonnés qu'ils en soient, les gens du pays affirment que l'état de ces maisons prouve que les Indiens devaient les habiter constamment. Dans la vallée où je me trouve actuellement, à Punta Gorda, les ruines consistent en sept ou huit petites chambres carrées, ressemblant beaucoup à celles que j'ai vues à Tambillos, mais construites avec des espèces de blocs de boue que les habitants actuels ne savent plus fabriquer de façon aussi solide, soit ici, soit au Pérou, selon Ulloa. Ces chambres sont placées au fond de la vallée, dans sa partie la plus ouverte. On ne trouve de l'eau qu'à 3 ou 4 lieues de distance, et encore cette eau est-elle en petite quantité et fort mauvaise. Le sol est absolument stérile, j'ai cherché en vain la trace d'un lichen sur les rochers. Aujourd'hui, bien qu'on ait l'avantage de posséder des bêtes de somme, c'est à peine si l'on pourrait arriver à exploiter une mine en cet endroit, à moins qu'elle ne soit d'une richesse tout exceptionnelle. Cependant des Indiens ont choisi ce lieu pour y demeurer ! S'il tombait annuellement deux ou trois averses au lieu d'une averse en deux ou trois ans, il se formerait sans doute un petit ruisseau dans cette grande vallée. On pourrait facilement alors — et les Indiens s'entendaient admirablement autrefois à ce genre de travaux — rendre le sol suffisamment fertile pour subvenir aux besoins de quelques familles.
J'ai la preuve absolue que, près de la côte, dans cette partie du continent de l'Amérique méridionale, le sol a été soulevé de 400 à 500 pieds et dans quelques endroits de 1 000 à 1 300 pieds pendant la période des coquillages existants. Plus loin, à l'intérieur, il se peut que le soulèvement ait été plus considérable encore. Comme le caractère particulièrement aride du climat provient évidemment de la hauteur de la Cordillère, on peut assurer, sans crainte de se tromper, qu'avant les soulèvements récents, l'atmosphère devait être beaucoup plus humide qu'elle ne l'est à présent. Or, le changement de climat a dû être fort lent, puisque le soulèvement s'est produit fort lentement aussi. Les ruines dont j'ai parlé doivent remonter à une antiquité considérable, si l'on veut expliquer qu'elles aient été habitables par l'hypothèse d'un changement de climat. Je ne crois pas, toutefois, qu'il soit difficile d'expliquer leur conservation avec un climat tel que celui du Chili. Il faut aussi admettre, dans cette hypothèse, et c'est peut-être un peu plus difficile, que l'homme a habité l'Amérique méridionale pendant une période de temps extrêmement longue ; car un changement de climat produit par le soulèvement du sol a dû être extrêmement lent. Pendant les deux cent vingt dernières années, le soulèvement à Valparaiso ne s'est monté qu'à 19 pieds environ ; il est vrai qu'à Lima une falaise a été soulevée de 80 à 90 pieds depuis la période indo-humaine ; quoi qu'il en soit, des soulèvements aussi minimes auraient peu d'influence sur les courants atmosphériques. D'autre part, le docteur Lund a trouvé des squelettes humains dans les cavernes du Brésil, et leur aspect lui permet d'affirmer que la race indienne habite l'Amérique méridionale depuis une époque fort reculée.
Lors de mon séjour à Lima, j'ai discuté cette question avec M. Gill, ingénieur civil, qui a fréquemment visité l'intérieur du pays. Il m'a dit qu'il avait quelquefois pensé à un changement de climat ; mais il croit, en somme, que la plus grande partie des terrains couverts par des ruines indiennes, terrains qu'il est impossible de cultiver aujourd'hui, ont été réduits à cet état d'aridité, parce que les conduites d'eau souterraines, que les Indiens construisaient autrefois sur une si grande échelle, ont été détruites par des mouvements du sol, ou ont été amenées à cet état faute d'entretien. Je puis ajouter que les Péruviens faisaient passer leurs courants irrigateurs dans des tunnels creusés à travers des collines de rochers. M. Gill m'a dit qu'il avait examiné une de ces conduites ; le tunnel était peu élevé, étroit, tortueux ; sa largeur n'était pas uniforme, mais sa longueur était très-considérable. N'est-il pas extraordinaire que des hommes aient entrepris et mené à bien des travaux aussi gigantesques, dépourvus qu'ils étaient d'outils en fer et de poudre à canon ? M. Gill a appelé aussi mon attention sur un fait fort intéressant et dont je ne connais pas d'autre exemple : des mouvements souterrains qui ont changé l'écoulement des eaux d'un pays. En se rendant de Casma à Huaraz, à peu de distance de Lima, il trouva une plaine couverte de ruines et dans laquelle on voyait de toutes parts des traces d'anciennes cultures ; cette plaine est aujourd'hui absolument stérile. Tout auprès se voit le cours desséché d'un fleuve considérable, dont les eaux servaient autrefois à l'irrigation de la plaine. À en juger par le lit du fleuve on pourrait croire qu'il n'a cessé de couler que tout récemment ; dans quelques endroits on voit des couches de sable et de gravier, dans d'autres, le courant s'est creusé dans le rocher un large canal qui, en une certaine place, a environ 40 mètres de largeur et 8 pieds de profondeur. Il est évident qu'en se dirigeant vers la source d'un fleuve, on doit toujours monter plus ou moins ; M. Gill fut donc fort étonné de s'apercevoir qu'il descendait en remontant le lit de cette ancienne rivière ; autant qu'il put en juger, la pente faisait, avec la perpendiculaire, un angle de 40 à 50 degrés. Nous avons donc ici la preuve absolue d'un soulèvement des couches situées au milieu du lit du fleuve. Dès que le lit de ce fleuve se trouva ainsi relevé, l'eau dut nécessairement retourner en arrière pour se frayer un nouveau passage. Dès lors aussi, la plaine voisine, ayant perdu le fleuve qui causait sa fertilité, a été transformée en un véritable désert.
27 juin. — Nous partons de bonne heure ; à midi nous arrivons au ravin de Paypote, où se trouve un petit ruisseau ; sur les bords, quelque végétation et même quelques algarrobas, arbres qui appartiennent à la famille des Mimosées. Le voisinage du bois avait fait construire ici un haut fourneau ; nous y trouvons un homme qui le garde, mais dont la seule occupation consiste aujourd'hui à chasser les guanacos. Il gèle assez fort pendant la nuit ; mais, comme nous avons beaucoup de bois pour entretenir notre feu, nous ne souffrons pas trop du froid.
28 juin. — Nous continuons à monter, et la vallée se change en ravin. Pendant la journée, nous voyons plusieurs guanacos ; nous remarquons aussi les traces de la Vigogne, espèce qui lui est proche parente. La Vigogne a des habitudes absolument alpestres ; elle descend rarement au-dessous de la limite des neiges perpétuelles ; elle fréquente donc des endroits encore plus élevés et plus stériles que ceux qu'habite le guanaco. Un petit renard est le seul autre animal que nous ayons aperçu en assez grand nombre ; je suppose que cet animal se nourrit de souris et d'autres petits rongeurs qui vivent en quantité considérable dans les endroits déserts dès qu'il y a la moindre végétation. Ces petits animaux se trouvent en grand nombre en Patagonie, même sur les bords des salines, où il est impossible de trouver une seule goutte d'eau douce et où ils doivent compter par conséquent sur la rosée pour se désaltérer. Après les lézards, les souris paraissent être les animaux qui peuvent habiter les parties les plus petites et les plus sèches de la terre ; on les trouve jusque sur les îlots les plus infimes situés au milieu des grands océans.
Le paysage n'offre de tous côtés que l'aspect de la désolation, désolation que la puissante lumière d'un ciel sans nuages fait énergiquement ressortir. Ce paysage paraît sublime pendant quelques instants ; mais c'est là un sentiment qui ne peut durer, et on cesse bientôt de s'y intéresser. Nous bivouaquons au pied de la Primera Linea, ou première ligne de partition des eaux. Cependant les torrents situés sur le flanc oriental de la montagne ne s'écoulent pas dans l'Atlantique ; ils se dirigent vers une région élevée au milieu de laquelle se trouve un grand lac salé ; c'est une petite mer Caspienne située à une hauteur de plus de 10 000 pieds. Il y a pas mal de neige dans l'endroit où nous passons la nuit ; mais elle ne persiste pas toute l'année. Dans ces hautes régions, les vents obéissent à des lois très-régulières : chaque jour une brise assez violente souffle de la vallée, et une heure ou deux après le coucher du soleil l'air froid des régions les plus élevées se précipite à son tour dans la vallée, comme dans un véritable entonnoir.
Pendant la nuit, nous assistons à une véritable tempête, et la température doit descendre considérablement au-dessous de zéro, car de l'eau que nous avions dans un vase se transforme presque immédiatement en un bloc de glace. Les vêtements ne défendent en aucune façon contre ces violents courants d'air ; je souffre beaucoup du froid, à tel point même que je ne puis dormir et que le matin je suis tout engourdi.
Plus au sud, dans la Cordillère, il arrive souvent que les voyageurs perdent la vie au milieu des tempêtes de neige ; là, il y a un autre danger à courir. Mon guide me raconte que, âgé de quatorze ans, il traversait la Cordillère, au mois de mai, avec une caravane ; dans les parties centrales de la chaîne, une tempête furieuse se déclara ; les hommes pouvaient à peine se tenir sur leurs mules et les pierres volaient dans toutes les directions. Il n'y avait pas un nuage au ciel ; il ne tomba pas un seul flocon de neige, bien que la température fût très-basse. Il est probable que le thermomètre n'aurait pas indiqué beaucoup de degrés au-dessous de la glace fondante ; mais l'effet de la température sur le corps d'un homme mal protégé par un habillement insuffisant est proportionnel à la rapidité du courant d'air froid. Cette tempête dura plus d'une journée entière, les hommes perdaient rapidement leurs forces et les mules ne voulaient plus avancer. Le frère de mon guide essaya de retourner en arrière ; mais il périt, et deux jours après on trouva son corps sur le bord de la route auprès du cadavre de sa mule ; il avait encore la bride en main. Deux autres hommes de la caravane eurent les mains et les pieds gelés ; sur deux cents mules et trente vaches, on ne put sauver que quatorze mules. Il y a bien des années, une caravane entière périt, suppose-t-on, de la même manière ; mais jusqu'à présent, on n'a pas retrouvé les cadavres. Un ciel sans nuages, une température extrêmement basse, une effroyable tempête de vent doivent être, je crois, une combinaison de circonstances extrêmement rare dans toutes les parties du monde.
29 juin. — Nous redescendons avec plaisir la vallée pour aller retrouver notre bivouac de la nuit précédente ; puis nous gagnons l'Agua amarga. Le 1er juillet, nous atteignons la vallée de Copiapó. Le parfum des foins et des trèfles me semble délicieux après l'atmosphère si sèche du Despoblado. Pendant mon séjour dans la ville, plusieurs habitants me parlent d'une colline du voisinage qu'ils appellent El Bramador — la colline qui mugit. À cette époque, je fis peu attention à ce qu'on me raconta ; mais, autant que j'ai pu le comprendre, la colline en question était recouverte de sable et le bruit ne se produisait que lorsque, en montant sur la colline, on mettait le sable en mouvement. Seetzen et Ehrenberg attribuent aux mêmes circonstances les bruits que beaucoup de voyageurs ont entendus sur le mont Sinaï, auprès de la mer Rouge. J'ai eu occasion de causer avec une personne qui avait entendu ce bruit ; elle me dit qu'on restait tout surpris et qu'il était impossible de savoir d'où il provenait, bien qu'elle m'affirmât en même temps qu'il fallait mettre le sable en mouvement pour le provoquer. Quand un cheval marche sur du sable sec et grossier, on entend un bruit tout particulier causé par la friction des particules du sable ; c'est une circonstance que j'ai remarquée plusieurs fois sur les côtes du Brésil.
Trois jours après mon retour, j'apprends que le Beagle est arrivé dans le port qui se trouve à 18 lieues de la ville. Il y a très-peu de terres cultivées dans la partie inférieure de la vallée ; c'est à peine si l'on y trouve une herbe grossière que les ânes eux-mêmes peuvent à peine manger. Cette pauvreté de la végétation provient de la quantité de matières salines dont le sol est imprégné. Le port consiste en une réunion de quelques misérables huttes, situées au milieu d'une plaine stérile. Au moment où je m'y trouvais, il y avait de l'eau dans le fleuve jusqu'à la mer ; les habitants avaient donc l'avantage d'avoir de l'eau douce à 1 mille et demi de chez eux. Sur la grève, on voit de grandes piles de marchandises, et il règne une certaine activité dans ce misérable village. Le soir, je fais mes adieux à mon compagnon Mariano Gonzalès, avec lequel j'ai parcouru une si grande partie du Chili. Le lendemain matin, le Beagle met à la voile pour Iquique.
12 juillet. — Nous jetons l'ancre dans le port d'Iquique, par 20°12, sur la côte du Pérou. La ville, qui contient environ un millier d'habitants, est située sur une petite plaine de sable, au pied d'un grand mur de rochers s'élevant à une hauteur de 2000 pieds ; ce mur de rochers forme la côte. On se trouve dans un désert absolu. Il pleut quelques instants une fois tous les sept ou huit ans ; aussi les ravins sont-ils remplis de détritus et le flanc de la montagne recouvert d'amas de beau sable blanc, qui s'élève quelquefois à une hauteur d'un millier de pieds. Pendant cette saison de l'année, une épaisse couche de nuages s'étend sur l'Océan et s'élève bien rarement au-dessus des rochers qui forment la côte. Rien de triste comme l'aspect de cette ville ; le petit port, avec ses quelques bâtiments et son petit groupe de misérables maisons, est absolument hors de proportion avec le reste du paysage et semble écrasé par lui.
Les habitants vivent comme s'ils étaient à bord d'un bâtiment ; il faut tout faire venir d'une grande distance : on apporte l'eau dans des bateaux, de Pisagua, situé à environ 40 milles (64 kilomètres) plus au nord, et on la vend 9 réaux (près de 6 francs) par tonneau de 18 gallons ; j'achète une bouteille d'eau, qui me coûte 30 centimes. On est forcé d'importer de la même façon le bois de chauffage et, bien entendu, tous les aliments. Il va sans dire qu'on ne peut nourrir que fort peu d'animaux domestiques dans un tel endroit ; le lendemain de mon arrivée, je me procure très-difficilement, et cela au prix de 100 francs, deux mules et un guide pour me conduire à l'endroit où on exploite l'azotate de soude. Cette exploitation fait la fortune d'Iquique. On commença à exporter ce sel en 1830 ; en un an on en envoya en France et en Angleterre pour une somme de 100 000 livres sterling (2 500 000 francs). On l'emploie principalement comme engrais ; il sert aussi à la fabrication de l'acide azotique ; il est très-déliquescent, aussi ne peut-il pas servir à la fabrication de la poudre à canon. Il y avait anciennement dans le voisinage deux mines d'argent extrêmement riches ; mais actuellement elles ne produisent presque plus rien.
Notre arrivée dans le port n'est pas sans causer quelque appréhension. Le Pérou était alors plongé dans l'anarchie ; chacun des partis qui se disputaient le pouvoir avait imposé une contribution à la ville, et, en nous voyant arriver, on crut que nous venions réclamer de l'argent. Les habitants avaient aussi leurs peines domestiques ; quelque temps auparavant, trois charpentiers français s'étaient introduits pendant la même nuit dans les deux églises et avaient volé tous les vases sacrés ; cependant un des voleurs finit par avouer son crime, et on put recouvrer les objets volés. On envoya les voleurs à Arequipa, capitale de la province, mais située à 200 lieues de distance ; les autorités de la capitale pensèrent qu'il était déplorable de mettre en prison des ouvriers aussi utiles, qui savaient faire toutes sortes de meubles ; on les laissa donc en liberté. On sut bientôt ce qui s'était passé, aussi ne manqua-t-on pas de voler de nouveau les églises ; mais cette fois on ne parvint pas à retrouver les vases sacrés. Les habitants, furieux, déclarèrent que des hérétiques seuls avaient pu ainsi voler le Dieu tout-puissant ; ils s'emparèrent donc de quelques Anglais pour les torturer, avec l'intention de les tuer ensuite. Les autorités durent intervenir, et la paix fut rétablie.
13 juillet. — Je pars dans la matinée pour aller visiter l'exploitation de salpêtre située à une distance de 14 lieues. On commence par faire l'ascension des montagnes de la côte en suivant un sentier sablonneux qui fait de nombreux détours ; on aperçoit bientôt dans le lointain Guantajaya et Saint-Rosa. Ces deux petits villages sont situés à l'entrée même des mines ; perchés qu'ils sont sur le sommet d'une colline, ils offrent un aspect encore moins naturel et plus désolé que la ville d'Iquique. Nous n'arrivons aux mines qu'après le coucher du soleil ; nous avons voyagé toute la journée dans un pays ondulé absolument désert. À chaque instant on trouve sur la route les ossements desséchés des nombreuses bêtes de somme qui ont péri de fatigue. Sauf le Vultur Aura, je n'ai aperçu ni oiseau, ni quadrupède, ni reptile, ni insecte ; sur les montagnes de la côte, à la hauteur d'environ 2 000 pieds, là où les nuages, pendant cette saison, reposent presque toujours, on trouve quelques cactus dans les crevasses des rochers et quelques mousses sur le sable qui recouvre le roc. Ces mousses appartiennent au genre Cladonia et ressemblent quelque peu au lichen du renne. Dans quelques parties on trouve cette plante en quantité suffisante pour que, vu d'une certaine distance, le sol revête une teinte jaune pâle. Plus à l'intérieur, pendant cette longue course de 14 lieues, je n'ai aperçu qu'un seul autre végétal, un lichen jaune extrêmement petit, poussant sur les ossements des mules. C'est là certainement le premier désert véritable que j'aie jamais vu ; ce spectacle, cependant, ne me produit pas beaucoup d'effet ; j'attribue cela à ce que, pendant mon voyage de Valparaiso à Coquimbo et de là à Copiapó, je me suis graduellement accoutumé à des scènes analogues. À un certain point de vue, l'aspect du pays est remarquable : il est, en effet, recouvert par une croûte épaisse de sel commun et des couches stratifiées de dépôts salifères qui semblent s'être déposés à mesure que la terre s'élevait graduellement au-dessus du niveau de la mer. Le sel est blanc, très-dur et très-compacte ; il se présente sous forme de masses usées par l'eau et est mélangé avec beaucoup de gypse. En somme, toute cette masse superficielle offre un aspect analogue à celui d'une plaine où il est tombé de la neige avant que les derniers flocons salis ne soient fondus. L'existence de cette croûte de substances solubles, recouvrant un pays tout entier, prouve que la sécheresse doit être extrême, et cela depuis un temps très-considérable.
Je passe la nuit dans l'habitation du propriétaire de l'une des mines de salpêtre. Le sol, en cet endroit, est aussi stérile qu'il peut l'être près de la côte ; mais on peut se procurer de l'eau, au goût amer et saumâtre, il est vrai, en creusant des puits. Le puits de l'habitation où je me trouve a 30 mètres de profondeur. Comme il ne pleut presque jamais, cette eau ne provient pas des pluies. S'il en était ainsi, d'ailleurs, elle ne serait pas potable, car tout le pays environnant est imprégné de substances salines. Il faut donc en conclure que ce sont des infiltrations provenant de la Cordillère, bien que cette dernière soit distante de plusieurs lieues. En se dirigeant vers les montagnes, on trouve quelques petits villages où les habitants, ayant plus d'eau à leur disposition, peuvent irriguer quelques pièces de terre et cultiver du foin qui sert à nourrir les mules et les ânes employés à transporter le salpêtre. L'azotate de soude se vendait alors 14 shillings les 100 livres, sous vergue ; le transport à la côte constitue la grande dépense de l'exploitation. La mine consiste en une couche fort dure, ayant 2 ou 3 pieds d'épaisseur ; l'azotate s'y trouve mélangé à un peu de sulfate de soude et à une assez grande quantité de sel commun. Cette couche se trouve immédiatement au-dessous de la surface et s'étend sur une longueur de 150 milles sur le bord d'une plaine ou immense bassin. Il est évident, d'après la configuration du terrain, que ce devait être autrefois un lac ou, plus probablement, un bras de mer ; la présence de sels d'iode dans la couche saline tendrait à confirmer cette dernière supposition. Cette plaine se trouve à 3 300 pieds au-dessus du niveau de l'océan Pacifique.
19 juillet. — Nous jetons l'ancre dans la baie de Callao, port de Lima, capitale du Pérou. Nous y séjournons six semaines, mais le pays est en révolution ; aussi les voyages à l'intérieur me sont-ils interdits. Pendant tout le temps de notre séjour, le climat me semble bien moins délicieux qu'on ne le dit ordinairement. Une épaisse couche de nuages surplombe constamment les terres, de telle sorte que, pendant les seize premiers jours, je n'aperçois qu'une seule fois la Cordillère derrière Lima. Ces montagnes, s'élevant les unes derrière les autres et vues par échappées à travers les nuages, offrent un magnifique spectacle. Il est presque passé en proverbe qu'il ne pleut jamais dans la partie inférieure du Pérou. Je ne crois pas que ce soit très-exact, car presque tous les jours il tombait une sorte de brouillard suffisant pour rendre les rues boueuses et pour mouiller les habits ; il est vrai qu'on ne donne pas à ce brouillard le nom de pluie ; on l'appelle rosée péruvienne. Il est certain, d'ailleurs, qu'il ne doit pas pleuvoir beaucoup, car les toits des maisons sont plats et faits tout simplement en boue durcie. Dans le port, j'ai vu, en outre, d'innombrables amas de blé restant pendant des semaines entières sans aucun abri.
Je ne saurais dire que ce que j'ai vu du Pérou m'a beaucoup plu ; on prétend, toutefois, que le climat est beaucoup plus agréable en été. Habitants et étrangers souffrent, en toute saison, de violents accès de fièvre. Cette maladie, commune sur toute la côte du Pérou, est inconnue dans l'intérieur des terres. Les accès de fièvre produits par les miasmes semblent toujours plus ou moins mystérieux. Il est si difficile de juger, d'après l'aspect d'un pays, s'il est salubre ou non, que, si l'on voulait choisir entre les tropiques un lieu favorable à la santé, on choisirait probablement cette côte. La plaine qui entoure Callao est couverte d'herbe grossières ; on y trouve, en outre, en quelques endroits, de fort petits étangs d'eau stagnante. Selon toute probabilité, les miasmes s'élèvent de ces étangs ; ce qui semblerait le prouver, c'est que la ville d'Arica se trouvait placée dans les mêmes circonstances ; on a desséché quelques petits étangs dans le voisinage, et la salubrité s'est beaucoup améliorée. Ce n'est pas toujours une végétation exubérante et un climat extrême qui engendrent les miasmes. Bien des parties du Brésil, en effet, où se trouvent des marécages couverts d'une végétation excessive sont beaucoup plus salubres que cette côte stérile du Pérou. Les forêts les plus épaisses, sous un climat tempéré comme à Chiloé, ne semblent en aucune façon affecter les conditions de salubrité de l'atmosphère.
L'île de San Iago, dans l'archipel du Cap-Vert, offre un autre excellent exemple d'un pays qu'on aurait pu penser très-salubre, mais qui est au contraire fort malsain. J'ai décrit les immenses plaines nues de cette île ; on n'y trouve, quelques semaines après la saison des pluies, qu'une végétation fort maigre qui se fane et se dessèche presque immédiatement. L'air paraît alors véritablement empoisonné ; indigènes et étrangers sont la plupart du temps sujets à de violents accès de fièvre. D'autre part, l'archipel des Galapagos, avec la même périodicité de végétation, est parfaitement salubre. Humboldt a fait remarquer que « sous la zone torride les plus petits marécages sont les plus dangereux, parce qu'ils sont entourés, comme à Vera Cruz et à Carthagena, de terrains arides et sablonneux qui élèvent considérablement la température de l'air ambiant. » Sur la côte du Pérou toutefois, la chaleur n'est pas excessive ; c'est peut-être pour cette raison que les fièvres ne sont pas extrêmement pernicieuses. Dans tous les pays malsains s'endormir sur la côte fait courir le plus grand risque. Est-ce à cause de l'état du corps pendant le sommeil ? Est-ce parce qu'il se développe plus de miasmes pendant la nuit ? Quoi qu'il en soit, il paraît certain que, si on est à bord d'un bâtiment, en admettant même qu'il soit à une fort petite distance de la côte, on souffre ordinairement moins que si on est sur la côte même. D'autre part, on m'a signalé un cas remarquable : la fièvre éclata tout à coup au milieu de l'équipage d'un vaisseau de guerre qui se trouvait à quelques centaines de milles de la côte d'Afrique, au moment même où une épidémie éclatait à la Sierra Leone.
Aucun État de l'Amérique du Sud n'a été, plus que le Pérou, plongé dans l'anarchie depuis la déclaration de son indépendance. À l'époque de notre visite il y avait quatre partis en armes se disputant le pouvoir. Si l'un de ces partis l'emporte, les autres se coalisent contre lui ; mais dès qu'ils sont victorieux à leur tour, ils se divisent immédiatement. Il y a quelques jours, le jour anniversaire de la proclamation de l'indépendance, on célébra une grand'messe pendant laquelle le président communia. Pendant le Te Deum les régiments, au lieu de présenter le drapeau péruvien, déployèrent un drapeau noir portant une tête de mort. Que penser d'un gouvernement sous les yeux duquel une scène semblable peut se passer dans une telle occasion ? Cet état des affaires me contrariait beaucoup, car je pouvais à peine faire quelques excursions au delà des limites de la ville. L'île stérile de San Lorenzo, qui contourne le port, était le seul endroit où l'on pût se promener avec quelque sécurité. La partie supérieure de cette île, qui s'élève à une altitude de plus de 1000 pieds, se trouve pendant cette saison (l'hiver) dans la limite des nuages ; aussi y trouve-t-on de nombreux Cryptogames et quelques fleurs. Les collines auprès de Lima, à une altitude un peu plus grande, sont recouvertes d'un véritable tapis de mousse et de couches de jolis lis jaunes appelés Amancaes. Ceci indique un degré d'humidité beaucoup plus considérable que dans les environs d'Iquique. Si l'on s'avance vers le nord en partant de Lima, le climat devient de plus en plus humide jusqu'à ce que, sur les bords du Guayaquil, presque sous l'équateur, on trouve les plus admirables forêts. Toutefois la transition des côtes stériles du Pérou à ces terres fertiles se fait, m'a-t-on dit, assez brusquement sous la latitude du cap Blanco, 2 degrés au sud de Guayaquil.
Callao est un petit port, sale et mal bâti ; les habitants, tout comme ceux de Lima d'ailleurs, présentent toutes les teintes intermédiaires entre l'Européen, le nègre et l'Indien. Ce peuple m'a paru très-dépravé, très-adonné à l'ivrognerie. L'atmosphère est toujours chargée de mauvaises odeurs ; cette odeur particulière, qu'on retrouve dans presque toutes les villes des pays intertropicaux, est ici extrêmement forte. La forteresse, qui a soutenu sans se rendre le long siège de lord Cochrane, a une apparence imposante. Mais, pendant notre séjour, le président vendait les canons de bronze qui la défendent et en ordonna la démolition. Il donnait pour raison qu'il n'avait pas un seul officier à qui il pût confier un poste aussi important. Il avait de bonnes raisons pour le croire, car c'est en levant l'étendard de la révolte, alors qu'il commandait cette même forteresse, qu'il était arrivé à se faire proclamer président. Après notre départ de l'Amérique méridionale il lui arriva ce qui arrive à tous : il fut battu, fait prisonnier et fusillé.
Lima est situé dans le fond d'une vallée formée par la retraite graduelle de la mer. Cette ville se trouve à 7 milles (11 kilomètres) de Callao et à 500 pieds plus haut que le port ; mais la pente est si douce, que la route paraît absolument de niveau ; tant et si bien qu'arrivé à Lima on se refuse absolument à croire qu'on ait monté même une centaine de pieds. Humboldt a le premier fait remarquer cette curieuse illusion. Des collines abruptes, stériles, s'élèvent comme des îles du milieu de cette plaine, qui est divisée en larges champs par des murs de boue durcie. À peine voit-on un arbre dans ces champs, sauf quelques saules et, çà et là, un bosquet de bananiers et d'orangers. La ville de Lima est actuellement presque en ruine ; les rues ne sont pas pavées ; on rencontre à chaque pas des amas d'immondices sur lesquels des Gallinazos noirs, aussi apprivoisés que des volailles, cherchent des morceaux de charogne. Les maisons ont ordinairement un premier étage bâti en bois recouvert de plâtre à cause des tremblements de terre ; on voit encore quelques vieilles maisons habitées maintenant par plusieurs familles ; ces maisons sont immenses et contiennent des appartements aussi magnifiques que ceux que l'on peut voir n'importe où. Lima, la ville des rois, a dû être anciennement une ville splendide. Le nombre extraordinaire des églises qu'elle contient lui donne, aujourd'hui encore, un cachet tout particulier, surtout quand on la voit à une petite distance.
Un jour j'allai avec quelques négociants chasser dans le voisinage immédiat de la ville. La chasse fut bien pauvre, mais j'eus l'occasion de visiter les ruines de l'un des anciens villages indiens au centre duquel se trouve l'élévation accoutumée qui ressemble à une colline naturelle. Les ruines des maisons, des enclos, des ouvrages d'irrigation, des collines sépulcrales répandues dans cette plaine, donnent certainement une haute idée de la civilisation et du nombre de l'ancienne population. Quand on considère leurs poteries, leurs étoffes, leurs ustensiles aux formes élégantes taillés dans les pierres les plus dures, leurs outils de cuivre, leurs bijoux ornés de pierres précieuses, leurs palais, leurs travaux hydrauliques, il est impossible de ne pas admirer les progrès considérables qu'ils avaient faits dans les arts et dans la civilisation. Les collines sépulcrales, appelées huacas, sont réellement extraordinaires ; dans quelques endroits on dirait que ce sont des collines naturelles garnies d'un revêtement, puis sculptées.
On trouve aussi une autre classe de ruines toutes différentes, mais qui n'en possèdent pas moins quelque intérêt ; ce sont les ruines du vieux Callao renversé par le grand tremblement de terre de 1740 et balayé par l'énorme vague qui accompagna le choc. La destruction semble avoir été encore plus complète que celle de Talcahuano. Des amas de galets recouvrent les fondations des murs et des masses énormes de briques semblent avoir été transportées comme des cailloux par les vagues alors qu'elles se retiraient. On a affirmé que le sol s'est affaissé pendant ce mémorable tremblement de terre ; je n'ai pu trouver aucune preuve de cet affaissement. Il semble fort probable cependant que la côte a dû changer de forme depuis la fondation de la vieille ville, car personne, ayant le sens commun, n'aurait choisi, pour y bâtir une ville, la bande étroite de cailloux sur laquelle se trouvent actuellement les ruines. Depuis notre voyage M. Tschudi, en comparant de vieilles cartes avec des cartes modernes, en est arrivé à la conclusion que la côte au nord et au sud de Lima s'était certainement affaissée.
On trouve sur l'île de San Lorenzo des preuves évidentes de soulèvement pendant la période récente ; ceci n'empêche pas qu'un affaissement partiel du sol ait pu avoir lieu subséquemment. Le côté de l'île qui regarde la baie de Callao forme trois terrasses dont la plus basse, sur l'espace d'un mille, est recouverte par une couche composée presque entièrement de coquillages appartenant à dix-huit espèces qui vivent aujourd'hui dans la mer voisine. Cette couche a 83 pieds de hauteur. La plupart des coquillages qui la composent sont profondément corrodés et ont un aspect beaucoup plus ancien que ceux que j'ai trouvés à la hauteur de 300 ou 600 pieds sur la côte du Chili. Au milieu de ces coquillages on trouve beaucoup de sel ordinaire, un peu de sulfate de chaux (le sel et le sulfate ont été probablement déposés par l'évaporation de l'écume à mesure que le sol se soulevait graduellement), on y trouve aussi du sulfate de soude et du muriate de chaux. Le lit de coquillages repose sur les fragments des couches inférieures de grès et est recouvert à son tour par une couche de détritus ayant quelques pouces d'épaisseur. Un peu plus haut sur cette terrasse, les coquillages se détachent en écailles et tombent en poussière impalpable quand on les touche. Sur une terrasse supérieure, à la hauteur de 170 pieds, et aussi en quelques endroits beaucoup plus élevés, j'ai trouvé une couche de poudre saline ayant exactement le même aspect et placée dans la même position relative. Je ne doute pas que cette couche supérieure n'ait été, elle aussi, une couche de coquillages comme celle qui se trouve sur la terrasse inférieure, mais elle ne contient plus aujourd'hui la moindre trace d'organismes. M. T. Reeks a analysé cette poudre : elle contient des sulfates, des muriates de chaux et de soude et un peu de carbonate de chaux. On sait que le sel ordinaire et le carbonate de chaux, accumulés ensemble en masses considérables, se décomposent l'un l'autre partiellement, bien que ce phénomène ne se produise pas sur de petites quantités en solution. Comme les coquillages à demi décomposés de la terrasse inférieure se trouvent mélangés à beaucoup de sel ordinaire, outre quelques-unes des substances salines composant la couche supérieure, et que ces coquillages sont corrodés de la façon la plus remarquable, je suis disposé à croire que cette double décomposition s'est effectuée ici. Les sels qui en résultent devraient être du carbonate de soude et du muriate ; ce dernier est présent, mais on ne trouve pas le carbonate de soude. Je suis donc porté à penser qu'en raison de quelques causes non expliquées le carbonate de soude s'est transformé en sulfate. Il est évident que la couche saline ne se serait pas conservée dans un pays où il tombe quelquefois des pluies abondantes ; d'autre part, cette circonstance, qui, à première vue, paraît devoir être si favorable à la longue conservation des coquillages exposés à l'air a probablement été la cause indirecte de leur prompte décomposition, et cela parce que le sel ordinaire n'a pas été entraîné.
J'ai fait, sur cette terrasse, une découverte qui m'a beaucoup intéressé. À la hauteur de 83 pieds j'ai trouvé, enfouis au milieu des coquillages et des débris entraînés par la mer, quelques bouts de fil de coton, des morceaux de roseau tissés et un épi de maïs. J'ai comparé ces restes avec des objets analogues trouvés dans les huacas ou vieilles tombes péruviennes ; ces objets sont identiques. Sur la terre ferme, en face de San Lorenzo, auprès de Bellavista, il y a une plaine fort étendue et fort plate ayant environ une altitude de 100 pieds ; la partie inférieure de cette plaine est formée de couches successives de sables et d'argiles impures mélangés à un peu de gravier ; la surface, jusqu'à une profondeur de 3 à 6 pieds, consiste en un terreau rougeâtre contenant quelques coquillages marins et de nombreux petits fragments de poterie rouge fort grossière plus abondants en certains endroits que dans d'autres. J'étais d'abord disposé à croire que cette couche superficielle, en raison de sa grande étendue et de sa parfaite égalité, avait dû se déposer sous la mer ; mais je me suis aperçu ensuite qu'elle reposait sur un plancher artificiel de cailloux roulés. Il semble donc fort probable qu'à une période où le sol se trouvait à un niveau inférieur, il existait une plaine très-semblable à celle qui entoure aujourd'hui Callao ; cette dernière, protégée par un banc de cailloux, n'est que fort peu élevée au-dessus du niveau de la mer. Je pense que les Indiens fabriquaient leurs poteries dans cette plaine et que, pendant quelque violent tremblement de terre, la mer franchit le banc de cailloux et transforma la plaine en un lac temporaire, ainsi qu'il est arrivé autour de Callao en 1713 et en 1746. L'eau aurait alors déposé la boue qu'elle portait en suspension et déposé aussi les fragments de poteries enlevés aux fours, plus abondants en certains endroits que dans d'autres, et des coquillages marins. Cette couche, contenant des poteries fossiles, se trouve à peu près à la même altitude que les coquillages sur la terrasse inférieure de l'île San Lorenzo, couche de coquillages dans laquelle j'ai trouvé enfouis des fils de coton et quelques autres objets. Nous pouvons donc en conclure, sans crainte de nous tromper, que, depuis l'apparition de l'homme en Amérique, il s'est produit un soulèvement de plus de 83 pieds, car il faut tenir compte de l'affaissement qui s'est produit depuis que les vieilles cartes ont été dressées. Bien que, pendant les deux cent vingt années qui ont précédé notre visite, le soulèvement à Valparaiso n'ait certainement pas dépassé 19 pieds, il n'en est pas moins vrai qu'à partir de 1817 il s'est produit un soulèvement de 10 ou 11 pieds, en partie de façon insensible, en partie pendant le tremblement de terre de 1822. L'antiquité de la race indienne dans ce pays, s'il faut en juger par le soulèvement du sol à la hauteur de 85 pieds depuis que des objets humains y ont été enfouis, est d'autant plus remarquable, que sur la côte de la Patagonie, alors que le sol se trouvait situé plus bas dans la même proportion, le Macrauchenia était un animal vivant ; mais comme la côte de la Patagonie se trouve plus éloignée de la Cordillère, le soulèvement a pu s'y produire plus lentement que sur la côte du Pérou. À Bahia Blanca, le soulèvement n'a été que de quelques pieds, depuis que de nombreux quadrupèdes gigantesques y ont été enfouis ; or, selon l'opinion généralement reçue, l'homme n'existait pas à l'époque où vivaient ces animaux éteints. Il se peut, il est vrai, que le soulèvement de cette partie de la côte de la Patagonie ne soit en aucune façon relié au système de la Cordillère et qu'il le soit à une ligne de vieux rochers volcaniques qui se trouvent dans le Banda oriental, de telle sorte que le soulèvement peut avoir été infiniment plus lent que celui des côtes du Pérou. Quoi qu'il en soit, toutes ces suppositions sont nécessairement fort vagues. Qui oserait dire en effet qu'il n'y a pas eu plusieurs périodes d'affaissement intercalées au milieu des périodes de soulèvement ? ne savons-nous pas que, le long de toute la côte de la Patagonie, il y a certainement eu des intervalles longs et nombreux dans l'action des forces de soulèvement ?
· Vol. IV, p. 11, et vol. II, p. 217. Voir Silliman, Journal, vol. XXIV, p. 384, sur Guayaquil. Pour les remarques sur Tacna, par M. Hamilton, voir Transact. of British Association, 1840. Pour celles sur Coseguina, voir le mémoire de M. Caldcleugh, dans Phil. Trans., 1835. Dans la première édition de cet ouvrage, j'ai recueilli et indiqué plusieurs données sur les coïncidences entre les chutes soudaines du baromètre et les tremblements de terre et entre les météores et les tremblements de terre.
· · Observat. sobre el clima de Lima, p. 97. — Azara, Travels, vol. I, p 381. — Ulloa, Voyages, vol. II, p. 28. — Burchell, Travels, vol. II, p. 524. — Webster, Description of the Azores, p. 124. — Voyage à l'isle de France, par un officier du roi, t. I, p. 248. — Description of St Helena, p. 123.
· · Temple, dans ses voyages dans le Pérou supérieur et dans la Bolivie, en parlant de la route qu'il a suivie pour se rendre de Potosi à Oruro, dit : « J'ai vu beaucoup de villages ou de maisons indiennes en ruines jusque sur le sommet même des montagnes, ce qui prouve que des populations entières ont vécu là où, aujourd'hui, tout est désolation. » Il fait la même remarque dans un autre endroit ; cependant il est impossible de dire, d'après les termes dont il se sert, si cette désolation provient d'un manque de population ou d'un changement dans les conditions climatériques.
· · Edinhurg Phil. Journ., janvier 1830, p. 74 ; et avril 1830, p. 258. — Voir aussi Daubeny, On Volcanoes, p. 438, et Bengal Journ., vol. VII, p. 324.
· · Political Essay on the Kingdom of New-Spain, vol. IV, p 199.
· Le Madras Médical Quart. Journ., 1839, p. 340, signale un cas analogue fort intéressant. Le docteur Ferguson, dans son admirable mémoire (vol. IX, Edinburg Royal Transact.), démontre clairement que le poison se développe pendant la sécheresse. Aussi les climats chauds et secs sont-ils souvent les plus malsains.
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CHAPITRE XVII
Tout le groupe est volcanique. — Nombre des cratères. — Buissons d'arbres dépourvus de feuilles. — Colonie dans l'île Charles. — L'île James. — Lac salé dans un cratère. — Histoire naturelle de l'archipel. — Ornithologie, moineaux curieux. — Reptiles. — Immenses tortues, leurs habitudes. — Lézard marin ; se nourrit de plantes marines. — Lézard terrestre ; creuse dans le sol ; est herbivore. — Importance des reptiles dans l'archipel. — Poissons, coquillages, insectes. — Botanique. — Type d'organisation américaine. — Différence entre les espèces ou les races sur les différentes îles. — Les oiseaux sont presque apprivoisés. — La crainte de l'homme est un instinct acquis.
Archipel des Galapagos.
15 septembre 1835. — L'archipel des Galapagos se compose de dix îles principales, dont cinq considérablement plus grandes que les autres. Cet archipel est situé sous l'équateur, à 5 ou 600 milles à l'ouest de la côte de l'Amérique. Toutes les îles se composent de roches volcaniques ; quelques fragments de granite singulièrement vitrifiés et modifiés par la chaleur constituent à peine une exception. Quelques cratères dominant les plus grandes îles ont une étendue considérable, et s'élèvent à une altitude de 3 ou 4 000 pieds. Sur leurs flancs on voit une quantité innombrable d'orifices plus petits. Je n'hésite pas à affirmer qu'il y a deux mille cratères au moins dans l'archipel entier. Ces cratères sont composés soit de laves ou de scories, soit de tufs admirablement stratifiés et ressemblant à du grès. La plupart de ces derniers ont des formes parfaitement symétriques ; ils doivent leur origine à des éruptions de boue volcanique sans éruption de lave. Circonstance remarquable, les vingt-huit cratères, composés comme je viens de le dire et qu'on a pu examiner, ont leur flanc méridional beaucoup moins élevé que les autres côtés ; quelquefois même, ce côté méridional est brisé et enlevé. Comme il paraît à peu près certain que tous ces cratères se sont formés au milieu de la mer, on peut facilement expliquer cette particularité dans les cratères composés d'une matière aussi peu résistante que le tuf, par cette raison que les vents alizés et la vague provenant du Pacifique, unissent leurs forces pour battre en brèche le côté méridional de toutes les îles.
Le climat n'est pas extrêmement chaud, si l'on se rappelle que ces îles sont situées exactement sous l'équateur. Cela provient sans aucun doute de la température singulièrement peu élevée de l'eau qui les environne et qu'amène dans leur voisinage le grand courant polaire du Sud. Il pleut rarement, sauf pendant une saison fort courte, et même pendant cette saison les pluies sont irrégulières ; mais les nuages sont toujours fort bas. Aussi les parties
inférieures des îles sont-elles fort stériles, tandis que les parties supérieures, à une hauteur de 1000 pieds et au-dessus, possèdent un climat humide et une végétation assez abondante. Il en est surtout ainsi pour les parties des îles qui se trouvent sous le vent, parce qu'elles sont les premières à recevoir et à condenser les vapeurs de l'atmosphère.
Le 17 au matin, nous débarquons à l'île Chatham. Comme toutes les autres, elle est arrondie, et n'offre d'ailleurs rien de remarquable ; çà et là on aperçoit quelques collines, restes d'anciens cratères. En un mot, rien de moins attrayant que l'aspect de cette île. Une coulée de lave basaltique noire, à la surface extrêmement rugueuse, traversée çà et là par d'immenses fissures, est partout recouverte d'arbrisseaux rabougris, brûlés par le soleil et qui semblent à peine pouvoir vivre. La surface, écailleuse à force d'être sèche, surchauffée par les rayons d'un soleil ardent, rend l'air lourd, étouffant, comme celui qu'on pourrait respirer dans un four. Nous nous imaginons même que les arbres sentent mauvais. J'essaye de recueillir autant de plantes que possible, mais je ne puis m'en procurer qu'un petit nombre ; toutes ces plantes sont d'ailleurs des herbes si petites, elles paraissent si maladives, qu'elles semblent bien plutôt appartenir à une flore arctique qu'à une flore équatoriale. Vus d'une certaine distance, les arbrisseaux me semblaient dépourvus de feuilles, tout comme le sont nos arbres pendant l'hiver ; il se passe quelque temps avant que je puisse découvrir que non-seulement tous ces arbrisseaux portent autant de feuilles qu'ils peuvent en porter, mais encore que la plupart d'entre eux sont en fleurs. L'arbrisseau le plus commun appartient à la famille des euphorbiacées. Deux arbres seulement donnent un peu d'ombre : ce sont un acacia, et un grand cactus qui affecte la forme la plus bizarre. On dit qu'après la saison des pluies les îles verdissent en partie pendant quelque temps. L'île volcanique de Fernando Noronha, située sous bien des rapports dans des conditions à peu près analogues, est le seul autre pays où j'aie vu une végétation qui puisse se comparer à celle des îles Galapagos.
Le Beagle fait le tour de l'île Chatham et jette l'ancre dans plusieurs baies. Je passe une nuit à terre, dans une partie de l'île où il y a un nombre extraordinaire de petits cônes noirs tronqués peu élevés ; j'en compte soixante, tous surmontés par des cratères plus ou moins parfaits. Presque tous consistent simplement en un anneau de scories rouges, cimentées ensemble ; ces cônes ne s'élèvent guère qu'à une hauteur de 50 à 100 pieds au-dessus de la plaine de lave ; aucun d'eux ne donne de signes d'activité récente. La surface entière de cette partie de l'île semble avoir été trouée comme une écumoire par les vapeurs souterraines ; çà et là la lave, malléable encore, s'est boursouflée en bulles immenses ; autre part, le sommet des cavernes ainsi formées s'est écroulé et on voit au milieu un puits circulaire avec des côtés perpendiculaires. La forme régulière de ces nombreux cratères donne au pays un aspect tout artificiel qui me rappelle vivement celui des parties du Staffordshire où il y a beaucoup de hauts fourneaux. Il faisait horriblement chaud. J'éprouvais une fatigue incroyable à me traîner sur cette surface rugueuse ; mais l'aspect étrange de cette scène cyclopéenne compensait, et au delà, mes fatigues. Pendant ma promenade je rencontrai deux immenses tortues, chacune d'elles devait peser au moins 200 livres ; l'une mangeait un morceau de cactus ; quand je m'approchai d'elle, elle me regarda avec attention, puis s'éloigna lentement ; l'autre poussa un coup de sifflet formidable et retira sa tête sous sa carapace. Ces immenses reptiles, entourés par des laves noires, par des arbrisseaux sans feuilles et par d'immenses cactus, me semblaient de véritables animaux antédiluviens. Les quelques oiseaux aux couleurs sombres que je rencontrai çà et là n'avaient pas plus l'air de s'occuper de moi que des grandes tortues.
23 septembre. — Le Beagle se rend à l'île Charles. Depuis longtemps cet archipel est fréquenté ; il l'a été d'abord par les boucaniers et plus récemment par les baleiniers ; mais il n'y a guère que six ans qu'il s'y est établi une petite colonie. Il y a deux ou trois cents habitants ; ce sont presque tous des hommes de couleur bannis pour crimes politiques de la république de l'Équateur, dont Quito est la capitale. La colonie est située à environ 4 milles et demi dans l'intérieur des terres, et à une altitude d'un millier de pieds. La première partie de la route qui y conduit traverse des buissons d'arbrisseaux sans feuilles, semblables à ceux que nous avions vus à l'île Chatham. Un peu plus haut, les bois deviennent plus verts, et, dès qu'on a traversé le sommet de l'île, on se trouve rafraîchi par une belle brise du sud, et les yeux se reposent sur une belle végétation verte. Les herbes grossières et les fougères abondent dans cette région supérieure ; il n'y a cependant pas de fougères arborescentes ; on n'y trouve non plus aucun membre de la famille des palmiers, ce qui est d'autant plus singulier que, 360 milles plus au nord, l'île des Cocos tire son nom du grand nombre de cocotiers qui la recouvrent. Les maisons sont bâties irrégulièrement sur un terrain plat, où l'on cultive la patate et les bananes. Il est difficile de s'imaginer avec quel plaisir nous revoyons de la boue noire, nous qui, depuis si longtemps, n'avons vu que le sol brûlé du Pérou et du Chili septentrional. Bien que les habitants se plaignent incessamment de leur pauvreté, ils se procurent sans grande peine tous les aliments qui leur sont nécessaires. On trouve, dans les bois, des quantités innombrables de cochons et de chèvres sauvages ; mais les tortues leur fournissent leur principal aliment. Le nombre de ces animaux a, bien entendu, considérablement diminué dans cette île ; cependant on compte que deux jours de chasse doivent procurer des aliments pour le reste de la semaine. On dit qu'autrefois de simples bâtiments ont emporté d'un coup jusqu'à sept cents tortues, et que l'équipage d'une frégate en apporta en un seul jour deux cents à la côte.
29 septembre. — Nous doublons l'extrémité sud-ouest de l'île Albemarle ; le lendemain le calme nous prend entre cette île et l'île Narborough. Ces deux îles sont recouvertes d'une quantité formidable de lave noire qui a déboulé au-dessus des immenses cratères, comme la poix déborde au-dessus du vase dans lequel on la fait bouillir, ou qui s'est échappée des petits orifices placés sur les flancs des cratères. Dans leur descente, ces laves ont recouvert une grande partie de la côte. On sait que des éruptions ont eu lieu dans ces deux îles ; nous avons vu dans l'île Albemarle un petit jet de fumée s'échapper du sommet de l'un des grands cratères. Le soir nous jetons l'ancre dans la baie de Bank sur les côtes de l'île Albemarle. Le lendemain matin je me rends à terre. Au sud du cratère en tuf tout brisé dans lequel le Beagle a jeté l'ancre, se trouve un autre cratère de forme elliptique et parfaitement symétrique ; son axe le plus long a un peu moins de 1 mille ; il a environ 300 pieds de profondeur. Au fond se trouve un lac au milieu duquel un tout petit cratère a formé un îlot. Il faisait horriblement chaud ; le lac à l'eau transparente et bleue m'attira insensiblement ; je me précipitai sur les cendres qui recouvrent les bords, et, à moitié étouffé par la poussière, je me hâtai de goûter l'eau ; malheureusement elle était horriblement salée.
Des lézards noirs ayant 3 ou 4 pieds de longueur abondent sur les rochers de la côte ; sur les collines on trouve, en aussi grande quantité, une autre espèce fort laide, de couleur brune-jaunâtre. Nous en avons vu beaucoup appartenant à cette dernière espèce ; les uns s'éloignent quand ils nous voient, les autres vont se cacher dans leur trou ; mais je décrirai tout à l'heure en détail les habitudes de ces deux reptiles. Toute cette partie septentrionale de l'île Albemarle est horriblement stérile.
8 octobre. — Nous arrivons à l'île James ; cette île aussi bien que l'île Charles a reçu ce nom en l'honneur des Stuarts. Je reste dans cette île pendant huit jours avec M. Binoe et nos domestiques ; on nous a laissé des provisions et une tente, et le Beagle s'est éloigné pour aller faire de l'eau. Nous trouvons dans l'île une troupe d'Espagnols qu'on avait envoyés de l'île Charles pour sécher des poissons et pour saler des tortues. À environ 6 milles dans l'intérieur, et aune altitude de près de 2 000 pieds on a bâti une hutte, dans laquelle vivent deux hommes occupés à attraper les tortues ; les autres pêchent sur la côte. J'allai visiter deux fois cette hutte, et j'y passai une nuit. Comme dans toutes les autres îles de cet archipel la région inférieure est couverte d'arbrisseaux qui n'ont presque aucune feuille ; cependant les arbres poussent mieux ici que partout ailleurs, car j'en ai vu plusieurs qui avaient 2 pieds et jusqu'à 2 pieds 9 pouces de diamètre. Les nuages entretiennent l'humidité dans la partie supérieure, aussi la végétation y est-elle fort belle. Le sol, dans ces parties supérieures, est si humide, que j'y ai trouvé des prairies considérables d'un Cyperus grossier dans lesquelles vivent un grand nombre de très-petits râles d'eau. Pendant que j'étais dans cette partie supérieure je me nourrissais entièrement de viande de tortue. La poitrine rôtie à la mode des Gauchos, carne con cuero, c'est-à-dire sans retirer la peau, est excellente ; on fait de fort bonne soupe avec les jeunes tortues ; mais je ne peux pas dire que cette viande me plaise beaucoup.
Un jour j'accompagne les Espagnols dans leur baleinière jusqu'à une saline ou lac où ils se procurent le sel. Après avoir débarqué, nous avons une course assez longue à faire sur une couche de lave récente fort rugueuse, qui a presque entouré un cratère de tuf, au fond duquel se trouve le lac d'eau salée. Il n'y a que 3 ou 4 pouces d'eau reposant sur une couche de sel blanc admirablement cristallisé. Le lac est absolument rond, bordé de magnifiques plantes vert brillant ; les parois presque perpendiculaires du cratère sont recouvertes de bois ; toute la scène, en un mot, offre l'aspect le plus pittoresque et le plus curieux. Il y a quelques années, les matelots d'un baleinier assassinèrent leur capitaine dans cet endroit retiré ; j'ai vu son crâne au milieu des buissons.
Pendant la plus grande partie de notre séjour, une semaine, le ciel resta sans nuages ; quand le vent alizé cessait de souffler pendant une heure, la chaleur devenait insupportable. Deux jours de suite, à l'intérieur de la tente, le thermomètre indiqua pendant quelques heures 93 degrés F. (48°,8 C.), mais en plein air, au soleil et au vent il n'indiquait que 85 degrés F. (42°,4 C.). Le sable était extrêmement chaud ; je plaçai un thermomètre dans du sable de couleur brune, et le mercure monta immédiatement à 137 degrés F. (85° C.) ; je ne sais pas jusqu'à quel point il aurait monté, car malheureusement l'échelle finissait là. Le sable noir était encore beaucoup plus chaud, à tel point que c'est à peine si l'on pouvait marcher dessus, même en portant des bottes fort épaisses.
L'histoire naturelle de ces îles est éminemment curieuse et mérite la plus grande attention. La plupart des productions organiques sont essentiellement indigènes et on ne les trouve nulle part ailleurs ; on remarque même des différences entre les habitants de ces diverses îles. Tous ces organismes cependant ont un degré de parenté plus ou moins marqué avec ceux de l'Amérique, bien que l'archipel soit séparé du continent par 500 ou 600 milles d'océan. Cet archipel, en un mot, forme un petit monde à lui seul, ou plutôt un satellite attaché à l'Amérique, d'où il a tiré quelques habitants, et d'où provient le caractère général de ses productions indigènes. On est encore plus étonné du nombre des êtres aborigènes que nourrissent ces îles, si l'on considère leur petite étendue. On est porté à croire, en voyant chaque colline couronnée de son cratère et les limites de chaque coulée de lave encore parfaitement distinctes, qu'à une époque géologiquement récente l'océan s'étendait là où elles se trouvent aujourd'hui. Ainsi donc, et dans le temps et dans l'espace, nous nous trouvons face à face avec ce grand fait, ce mystère des mystères, la première apparition de nouveaux êtres sur la terre.
En fait de mammifères terrestres, il n'y en a qu'un qu'on puisse considérer comme indigène, c'est une souris (Mus galapagoensis), et, autant que j'ai pu le savoir, elle se trouve confinée dans l'île Chatham, l'île la plus orientale du groupe. M. Waterhouse m'apprend qu'elle appartient à une division de la famille des souris particulière à l'Amérique. Sur l'île James on trouve un rat suffisamment distinct de l'espèce commune pour qu'il ait été nommé et décrit par M. Waterhouse. Mais, comme ce rat appartient à la branche de la famille qui habite l'ancien monde, et comme des vaisseaux ont fréquenté cette île pendant les cent cinquante dernières années, je ne puis douter que ce rat ne soit qu'une simple variété produite par un climat, une nourriture et un pays nouveau et tout particulier. Bien que personne n'ait le droit de tirer des conclusions sans les faire reposer sur des faits acquis, je dois faire remarquer ici que la souris de Chatham peut être une espèce américaine importée dans cette île. J'ai vu, en effet, dans une partie fort peu fréquentée des Pampas une souris vivant dans le toit d'une hutte nouvellement construite ; or il est probable qu'elle avait été amenée dans un bâtiment ; le docteur Richardson a observé des faits analogues dans l'Amérique septentrionale.
Je me suis procuré vingt-six espèces d'oiseaux terrestres, tous particuliers à ce groupe d'îles ; on ne les trouve nulle part ailleurs, sauf un moineau ressemblant à l'alouette de l'Amérique septentrionale (Dolichonyx oryzivorus) qui habite ce continent jusque par 34 degrés de latitude nord et qui fréquente ordinairement les marais. Les vingt-cinq autres espèces d'oiseaux consistent : 1o en un faucon qui par sa conformation forme un intermédiaire curieux entre la buse et le groupe américain des Polybores qui se nourrissent de charogne ; ce faucon se rapproche beaucoup de ces derniers oiseaux par toutes ses habitudes et même par le son de sa voix ; 2o deux hiboux qui représentent les hiboux à oreilles courtes et les hiboux blancs des granges de l'Europe ; 3o un roitelet, trois gobe-mouches (deux de ces derniers oiseaux sont des espèces de Pyrocephalus, et un ou deux ne seraient considérés que comme des variétés par quelques ornithologistes), et enfin une colombe ; tous ces oiseaux ressemblent aux espèces américaines, mais en sont parfaitement distincts ; 4o une hirondelle qui, bien que ne différant de la Progne purpurea des deux Amériques qu'en ce que son plumage est plus sombre et qu'elle est plus petite et plus mince, est considérée comme spécifiquement distincte par M. Gould ; 5o trois espèces d'oiseaux moqueurs, forme qui caractérise tout particulièrement l'Amérique. Les autres oiseaux de terre forment un groupe très-singulier de moineaux ressemblant les uns aux autres par la conformation de leur bec, par leur courte queue, par la forme de leur corps et par leur plumage. Il y en a treize espèces que M. Gould a divisées entre quatre sous-groupes. Toutes ces espèces sont particulières à cet archipel ; ainsi d'ailleurs que le groupe tout entier, à l'exception d'une espèce du sous-groupe Cactornis importée récemment de l'île Bow, île faisant partie de l'archipel Dangereux ; on peut voir souvent les deux espèces de Cactornis se poser sur les fleurs des grands cactus ; mais toutes les autres espèces de ce groupe de moineaux, mêlées ensemble et allant par bandes, habitent les terrains secs et stériles des districts inférieurs. Les mâles de toutes les espèces, ou certainement du plus grand nombre, sont noirs comme le jais ; les femelles, à une ou deux exceptions près peut-être, sont brunes. Le fait le plus curieux est la parfaite gradation de la grosseur des becs chez les différentes espèces de Geospiza ; cette grosseur varie depuis celle du bec d'un gros-bec jusqu'à celle du bec d'un pinson ; si M. Gould est fondé à comprendre dans le groupe principal le sous-groupe Certhidea on peut même dire jusqu'à la grosseur du bec d'une fauvette. La figure 1 représente le plus gros bec du genre Geospiza ; la figure 3, le plus petit ; mais au lieu d'y avoir une seule grosseur intermédiaire, comme dans la figure 2, on trouve six espèces dont les becs vont graduellement en diminuant. La figure 4 représente le bec du sous-groupe Certhidea. Le bec du Cactornis ressemble quelque
1. Geospiza magnirostris |
3. Geospiza parvula. |
2. Geospiza fortis. |
4. Certhida olivasea. |
peu à celui du sansonnet ; le bec du quatrième-sous-groupe, le Camarhyncus, affecte quelque peu la forme de celui du perroquet. Quand on considère cette gradation et cette diversité de conformation dans un petit groupe d'oiseaux très-voisins les uns des autres, on pourrait réellement se figurer qu'en vertu d'une pauvreté originelle d'oiseaux dans cet archipel, une seule espèce s'est modifiée pour atteindre des buts différents. On pourrait s'imaginer aussi de la même façon qu'un oiseau originairement voisin des buses en est arrivé à remplir le rôle que jouent les Polyborus sur le continent américain.
Je n'ai pu me procurer que onze espèces d'échassiers et d'oiseaux aquatiques, et, sur ces onze espèces, trois seulement, y compris un râle qu'on ne trouve que sur les sommets humides de l'île, sont des espèces nouvelles. Si l'on considère les habitudes errantes des goélands, on est tout surpris de voir que l'espèce qui habite ces îles leur est particulière, bien qu'elle soit alliée à une espèce qui fréquente les parties sud de l'Amérique méridionale. Le caractère propre beaucoup plus tranché que l'on remarque chez les oiseaux terrestres, c'est-à-dire que sur vingt-six d'entre eux, vingt-cinq sont des espèces nouvelles ou tout au moins des races nouvelles, comparativement aux échassiers et aux oiseaux à pieds palmés, concorde bien avec l'étendue beaucoup plus considérable de l'habitat de ces derniers ordres dans toutes les parties du monde. Nous verrons tout à l'heure que la loi en vertu de laquelle les formes aquatiques, qu'elles habitent l'eau douce ou l'eau salée, sont moins distinctes en un point quelconque de la surface de la terre que les formes terrestres appartenant aux mêmes classes, se trouve admirablement confirmée par les coquillages et à un degré un peu moindre par les insectes que l'on trouve dans cet archipel.
Deux échassiers sont un peu plus petits que les mêmes espèces importées dans ces îles ; l'hirondelle est aussi un peu plus petite, bien qu'il soit douteux qu'elle soit distincte de l'oiseau analogue. Les deux hiboux, les deux gobe-mouches (Pyrocephalus) et la colombe sont aussi plus petits que les espèces analogues, mais distinctes, dont ils sont les plus proches parents ; d'autre part, le goéland est un peu plus grand. Les deux hiboux, l'hirondelle, les trois espèces d'oiseaux moqueurs, la colombe dans ses couleurs séparées, quoique non pas dans l'ensemble de son plumage, le Totanus et le goéland portent aussi des couleurs plus sombres que les espèces analogues ; dans le cas des oiseaux moqueurs et du totanus, ces couleurs sont plus sombres que celles de toutes les autres espèces des deux genres. À l'exception d'un roitelet qui a une belle poitrine jaune et d'un gobe-mouche qui a une huppe écarlate et la poitrine de la même couleur, aucun de ces oiseaux ne porte les couleurs brillantes qu'on aurait pu s'attendre à trouver sous l'équateur. Cela semble prouver que les mêmes causes qui, par leur action, ont fait diminuer de grosseur les immigrants de quelques espèces, ont aussi agi de façon à rendre plus petites aussi bien que de couleur plus sombre la plupart des espèces qui appartiennent en propre à l'archipel des Galapagos. Toutes les plantes ont un aspect misérable et je n'ai pas rencontré une seule belle fleur. Les insectes, de leur côté, sont petits, ont des couleurs sombres et, comme me l'a dit M. Waterhouse, rien chez eux ne pourrait faire supposer qu'ils proviennent d'un pays équatorial. En un mot, les oiseaux, les plantes et les insectes ont le caractère du désert et ne portent pas de couleurs plus brillantes que ceux de la Patagonie méridionale. Nous pouvons donc en conclure que les magnifiques colorations que l'on remarque ordinairement dans les productions intertropicales ne proviennent ni de la chaleur ni de la lumière particulière à ces zones ; elles sont dues à quelque autre cause, peut-être à ce que les conditions d'existence sont plus généralement favorables à la vie.
Examinons maintenant l'ordre des reptiles qui caractérise tout particulièrement la zoologie de ces îles. Les espèces ne sont pas nombreuses, mais le nombre des individus de chaque espèce est considérable. On trouve un petit lézard appartenant à un genre de l'Amérique méridionale, et deux espèces, sinon plus, 'Amblyrhynchus, genre particulier aux îles Galapagos. Un serpent se trouve aussi en quantité considérable ; il est identique, d'après M. Bibron, au Psammophis Temminckii du Chili. Je crois qu'il y a plus d'une espèce de tortue de mer ; il y a deux ou trois espèces ou races de tortues de terre, comme je le prouverai tout à l'heure. On ne trouve ni crapauds, ni grenouilles, ce qui m'a très-fort surpris, car les forêts humides situées dans les parties tempérées de ces îles semblent parfaitement leur convenir. Cela m'a rappelé la remarque faite par Bory Saint-Vincent, à savoir qu'on ne trouve aucun représentant de cette famille dans les îles volcaniques des grands océans. Autant que j'ai pu en juger en consultant divers ouvrages, cette remarque semble parfaitement exacte pour tout l'océan Pacifique et même pour les grandes îles qui forment l'archipel des Sandwich. L'île Maurice semble faire exception à cette règle, car j'y ai vu des quantités considérables de Rana mascariensis ; cette grenouille habite, dit-on, aujourd'hui, les îles Seychelles, Madagascar et Bourbon. Mais, d'autre part, Du Bois affirme, dans son voyage en 1669, qu'il n'y avait à Bourbon d'autres reptiles que les tortues ; de son côté, l'Officier du Roi affirme qu'avant 1768 on a essayé, sans succès, d'introduire les grenouilles à l'île Maurice, je pense que c'était pour en faire un aliment. Ces faits nous permettent de douter que la grenouille soit un animal indigène aux îles Galapagos. L'absence de la famille des grenouilles dans les îles océaniques est d'autant plus remarquable que les lézards se trouvent en quantité considérable sur la plupart des plus petites îles. Cette différence ne proviendrait-elle pas de la facilité plus grande avec laquelle les œufs des lézards, protégés par des coquilles calcaires, peuvent être transportés à travers l'eau salée, alors que le frai des grenouilles se perdrait certainement ?
Je commencerai par décrire les habitudes de la tortue (Testudo nigra, anciennement appelée indica) à laquelle j'ai si souvent fait allusion. On trouve, je crois, ces animaux dans toutes les îles de l'archipel, mais très-certainement, dans le plus grand nombre. Ils semblent préférer les parties élevées et humides, mais on les trouve aussi dans les parties basses et arides. Le nombre de tortues capturées en un seul jour prouve combien elles sont nombreuses. Quelques-unes atteignent une taille considérable ; M. Lawson, un Anglais, vice-gouverneur de la colonie, m'a dit avoir vu des tortues si grosses, qu'il fallait six ou huit hommes pour les soulever de terre et que quelques-unes fournissent jusqu'à 200 livres de viande. Les vieux mâles sont les plus gros, les femelles atteignent rarement une taille aussi extraordinaire ; on distingue facilement le mâle de la femelle en ce qu'il a la queue plus longue. Les tortues qui habitent les îles où il n'y a pas d'eau, ou les parties basses et arides des autres îles, se nourrissent principalement de cactus. Celles qui fréquentent les régions élevées et humides mangent les feuilles de divers arbres ; elles mangent aussi une sorte de baie acide et désagréable appelée guayavita et un lichen filamenteux vert pâle (Usnera plicata) qui pend en tresses aux branches des arbres.
La tortue aime beaucoup l'eau, elle en boit des quantités considérables et elle se vautre dans la boue. Les îles un peu grandes de ce groupe possèdent seules des sources, qui sont toujours situées dans la partie centrale et à une altitude considérable. Les tortues qui habitent les régions basses sont donc obligées, quand elles ont soif, de faire de longs trajets. À force de passer par le même chemin, elles ont tracé de véritables routes qui rayonnent dans toutes les directions depuis les sources jusqu'à la côte ; c'est en suivant ces sentiers que les Espagnols ont pu découvrir les sources. Quand je débarquai à l'île Chatham, je me demandai avec étonnement quel était l'animal qui suivait si méthodiquement les sentiers tracés dans la direction la plus courte. Il est fort curieux de voir auprès des sources une grande quantité de ces immenses créatures, les unes se dirigeant rapidement vers l'eau, le cou tendu, les autres s'en allant tranquillement, leur soif étanchée. Quand la tortue arrive à la source, elle s'inquiète peu qu'on la regarde ou non, elle plonge la tête dans l'eau et avale rapidement d'immenses gorgées, environ dix par minute. Les habitants affirment que chaque tortue reste trois ou quatre jours dans le voisinage de l'eau, puis qu'elle retourne dans les parties basses du pays ; mais il est fort difficile de savoir si elle renouvelle fréquemment ses visites. L'animal se règle probablement sur la nature des aliments qu'il mange chaque jour. Quoi qu'il en soit, il est certain que les tortues peuvent vivre même dans les îles où il n'y a pas d'autre eau que celle qui tombe pendant les quelques jours pluvieux de l'année.
Il est prouvé aujourd'hui, je crois, que la vessie de la grenouille sert de réservoir à l'humidité nécessaire à son existence ; il semble en être de même pour la tortue. On remarque, en effet, qu'après leur visite aux sources, la vessie de ces animaux se distend considérablement et qu'elle est pleine d'un fluide qui diminue par degrés et qui devient de moins en moins pur. Les habitants qui voyagent dans les régions basses profitent de cette circonstance, quand ils sont pressés par la soif, et boivent le contenu de la vessie si cette dernière est pleine ; j'ai vu tuer une tortue dans ces conditions : l'eau que contenait la vessie était parfaitement limpide, quoiqu'elle eût un goût légèrement amer. Toutefois les habitants commencent par boire l'eau qui se trouve dans le péricarde, eau qui, dit-on, est beaucoup meilleure.
Quand les tortues se dirigent vers un point déterminé, elles marchent nuit et jour et arrivent au but de leur voyage beaucoup plus tôt qu'on ne penserait. Les habitants ont observé des tortues qu'ils avaient marquées ; ils sont ainsi arrivés à savoir qu'elles font environ 8 milles en deux ou trois jours. J'ai surveillé moi-même une grosse tortue ; elle faisait 60 mètres en dix minutes, ce qui fait 360 mètres à l'heure ou environ 6 kilomètres et demi par jour, y compris un peu de temps pour lui permettre de manger en chemin. Pendant la saison des amours, alors que le mâle et la femelle sont réunis, le mâle fait entendre un cri rauque, espèce de beuglement que l'on peut entendre, dit-on, à une distance de plus de 100 mètres. La femelle ne se sert jamais de sa voix, et le mâle seulement à l'époque que je viens d'indiquer ; aussi, quand on entend ce bruit, on sait que les deux animaux sont ensemble. À l'époque de ma visite (octobre) les femelles pondaient ; elles déposent leurs œufs en groupes, et, quand le sol est sablonneux, elles les recouvrent de sable ; mais, quand le sol est rocailleux, elles les déposent dans les trous ou les fissures qu'elles peuvent rencontrer ; M. Bynoe en a trouvé sept dans une seule fissure. Leur œuf est blanc et sphérique ; j'en mesurai un qui avait 7 pouces trois-huitièmes de circonférence et qui était par conséquent plus gros qu'un œuf de poule. Les buses font une chasse acharnée aux jeunes tortues quand elles sortent de l'œuf. Les vieilles tortues ne semblent guère mourir que par accident, en tombant, par exemple, du haut d'un précipice ; tout au moins les habitants m'ont affirmé qu'ils n'ont jamais vu une tortue mourir de mort naturelle.
Les habitants croient que ces animaux sont absolument sourds ; il est certain qu'ils n'entendent pas une personne qui marche immédiatement derrière eux. Rien d'amusant comme de dépasser un de ces gros monstres qui chemine tranquillement ; dès qu'il vous aperçoit, il siffle avec force, retire ses jambes et sa tête sous sa carapace et se laisse tomber lourdement sur le sol comme s'il était frappé à mort. Je montais souvent sur leur dos ; si l'on frappe alors sur la partie postérieure de leur écaille, la tortue se relève et s'éloigne ; mais il est très-difficile de se tenir debout sur elle pendant qu'elle marche. On consomme des quantités considérables de la chair de cet animal et comme viande fraîche et comme viande salée ; les parties grasses fournissent une huile admirablement limpide. Quand on attrape une tortue, on commence ordinairement par faire une ouverture dans la peau, auprès de la queue, pour voir si le gras, sous la carapace, remplit tout l'espace vide. Si la tortue n'est pas assez grasse, on la laisse aller et on dit qu'elle ne se porte pas plus mal après cette étrange opération. Il n'est pas suffisant, pour s'emparer d'une tortue de terre, de la tourner les pattes en l'air, comme on fait pour la tortue de mer, car elle arrive presque toujours à se retourner.
Il est à peu près certain que cette tortue est un habitant indigène de l'archipel des Galapagos ; on la trouve en effet sur toutes, ou sur presque toutes les îles de ce groupe, même sur les plus petites où il n'y a pas d'eau ; si cette espèce avait été importée, il est probable qu'il n'en serait pas ainsi dans un archipel si peu fréquenté. En outre, les vieux boucaniers l'ont trouvée en quantité plus considérable qu'on ne la trouve à présent ; MM. Wood et Rogers disent aussi, en 1708, que, d'après les Espagnols, on ne la trouve dans aucune autre partie du monde. Cette tortue se trouve aujourd'hui dans bien des endroits, mais on peut se demander si elle est indigène dans aucun autre lieu. Les ossements d'une tortue, trouvés à l'île Maurice, en même temps que ceux d'un Dodo éteint, ont été généralement considérés comme appartenant à cette espèce ; s'il en est ainsi, elle devait être indigène dans cette île, mais M. Bibron est persuadé que c'est une espèce distincte, tout comme l'espèce qui habite aujourd'hui l'île Maurice.
L'Amblyrhynchus, genre remarquable de lézards, est particulier à cet archipel ; il y en a deux espèces qui se ressemblent beaucoup, mais l'une est terrestre et l'autre aquatique. Cette dernière espèce (Amblyrhynchus cristatus) a été décrite pour la première fois par M. Bell, qui, en voyant sa tête large et courte et ses fortes griffes d'égale longueur, a prédit que ses habitudes devaient être toutes particulières et devaient différer beaucoup de celles de son parent le plus rapproché, l'iguane. Ce lézard est extrêmement commun sur toutes les îles de l'archipel. Il habite exclusivement les rochers de la côte ; on ne le trouve jamais à 10 mètres du bord de la mer. C'est un animal hideux, de couleur noir sale ; il semble stupide
Amblyrhynchus cristatus.
a. Dent de grandeur naturelle ; la même grossie au microscope.
et ses mouvements sont très-lents. La longueur ordinaire d'un individu ayant atteint toute sa croissance est d'environ 1 mètre ; mais on en trouve qui ont jusqu'il 4 pieds de long ; j'en ai vu un qui pesait 20 livres ; il semble se développer plus parfaitement sur l'île Albemarle. Leur queue est aplatie des deux côtés ; leurs pieds palmés en partie. On les rencontre quelquefois nageant à quelques centaines de mètres de la côte. Le capitaine Collnett dit dans la relation de son voyage : « Ces lézards s'en vont par troupes pêcher en mer, ou bien se reposent au soleil sur les rochers ; on peut, en somme, les appeler des alligators en miniature. » Il ne faut pas penser, cependant, qu'ils se nourrissent de poissons. Ce lézard nage avec la plus grande facilité et avec beaucoup de rapidité ; il s'avance en imprimant à son corps et à sa queue aplatie une espèce de mouvement ondulatoire ; pendant qu'il nage, les pattes restent immobiles et étendues sur les côtés. Un matelot attacha un gros poids à un de ces animaux pour le faire couler, pensant ainsi le tuer immédiatement ; mais quand, une heure après, il le retira de l'eau, le lézard était aussi actif que jamais. Leurs membres et leurs fortes griffes sont admirablement adaptés pour leur permettre de se traîner sur les masses de lave rugueuse et pleine de fissures qui forment toutes ces côtes. À chaque pas, on rencontre un groupe de six ou sept de ces hideux reptiles, étendus au soleil sur les rochers noirs, à quelques pieds au-dessus de l'eau.
J'ai ouvert plusieurs de ces lézards ; leur estomac est presque toujours considérablement distendu par une plante marine broyée (Ulvæ) qui pousse sous forme de feuilles minces vert brillant ou rouge sombre. Je ne me rappelle pas avoir vu cette plante marine en quantité quelque peu considérable sur les rocs alternativement découverts ou recouverts par la marée ; j'ai plusieurs raisons de croire qu'elle pousse au fond de la mer à une certaine distance de la côte. S'il en est ainsi, on s'explique facilement que ces animaux aillent en mer. L'estomac ne contenait que cette plante marine. Cependant M. Bynoe a trouvé un morceau de crabe dans l'estomac d'un autre de ces lézards, mais il a pu se trouver là par accident, de même qu'une chenille trouvée par moi au milieu de quelques lichens dans l'estomac d'une tortue. Les intestins sont grands comme chez les autres animaux herbivores. La nature des aliments de ce lézard, la conformation de sa queue et de ses pattes, le fait qu'on l'a vu volontairement se mettre à l'eau, prouvent absolument ses habitudes aquatiques ; il présente cependant sous ce rapport une étrange anomalie : quand il est effrayé, il ne va pas se jeter à l'eau. Aussi est-il très-facile de chasser ces lézards jusque sur un endroit surplombant la mer, où ils se laissent prendre par la queue plutôt que de sauter dans la mer. Ils ne semblent même pas avoir l'idée de mordre ; mais quand ils sont très-effrayés, ils lancent de chaque narine une goutte d'un fluide quelconque. J'en jetai un plusieurs fois de suite, aussi loin que je le pus, dans un étang profond qu'avait laissé la mer en se retirant ; il revint invariablement en ligne droite à l'endroit où je me tenais. Il nageait près du fond, ses mouvements étaient gracieux et rapides ; quelquefois il s'aidait de ses pattes sur le fond de l'étang. Dès qu'il arrivait près du bord, et pendant qu'il était encore dans l'eau, il essayait de se cacher sous les touffes de plantes marines ou en entrant dans quelque crevasse. Dès qu'il pensait que le danger était passé, il sortait de son trou pour venir s'étendre au soleil en se secouant aussi fort qu'il le pouvait. Je saisis plusieurs fois ce même lézard en le pourchassant jusqu'à un endroit où il aurait pu entrer dans l'eau, mais rien ne pouvait le décider à le faire ; aussi souvent que je rejetai, il revint de la façon que je viens d'expliquer. On peut peut-être expliquer cette stupidité apparente par ce fait que ce reptile n'a aucun ennemi à redouter sur la côte, alors que, quand il est en mer, il doit souvent devenir la proie des nombreux requins qui fréquentent ces parages. Aussi y a-t-il probablement chez lui un instinct fixe et héréditaire qui le pousse à regarder la côte comme un lieu de sûreté et à s'y réfugier dans quelque circonstance que ce soit.
Pendant notre séjour, en octobre, je vis extrêmement peu de petits individus de cette espèce ; tous avaient au moins un an. Il est donc probable que la saison de reproduction n'avait pas encore commencé. Je demandai à plusieurs personnes si on pouvait me dire où ce lézard dépose ses œufs, on me répondit invariablement qu'on ne savait seulement pas comment il se propage, bien que chacun connût parfaitement les œufs de l'espèce terrestre ; c'est là un fait extraordinaire quand on pense combien ce lézard est commun.
Examinons actuellement l'espèce terrestre (Amblyrhynchus Demarlii) ; cette espèce a la queue ronde et ses pieds ne sont pas palmés. Au lieu de se trouver comme l'espèce aquatique sur toutes les îles, cette espèce n'habite que les parties centrales de l'archipel, c'est-à-dire les îles Albemarle, James, Barrington et Indefatigable. Dans les îles Charles, Hood et Chatham situées plus au sud et dans les îles Towers, Bindloes et Abingdon situées plus au nord, je n'en ai jamais vu ni entendu parler. On dirait réellement que cet animal a été créé au centre de l'archipel et qu'il ne s'est propagé de là que jusqu'à une certaine distance. On trouve quelques-uns de ces lézards dans les parties élevées et humides des îles, mais ils sont beaucoup plus nombreux dans les régions basses et stériles auprès de la côte. Je ne peux donner une meilleure idée de leur nombre considérable qu'en disant que, lors de notre séjour à l'île James, nous eûmes la plus grande peine à trouver, pour y planter notre tente, un endroit où ils n'eussent pas creusé leurs trous. Comme leurs cousins de l'espèce marine, ce sont des animaux fort laids ; le dessous de leur ventre est jaune orangé, leur dos rouge brunâtre ; leur angle facial, extrêmement petit, leur donne un aspect particulièrement stupide. Ils sont peut-être un peu moins grands que les individus de l'espèce marine ; cependant j'en ai trouvé plusieurs pesant de 10 à 15 livres. Leurs mouvements sont lents et ils semblent presque toujours plongés dans une demi-torpeur. Quand ils ne sont pas effrayés, ils rampent lentement, leur queue et leur ventre traînant sur le sol. Ils s'arrêtent souvent et semblent s'endormir pendant une minute ou deux, les yeux fermés et les pattes de derrière étendues sur le sol brûlant.
Ils habitent des terriers qu'ils creusent quelquefois entre des fragments de lave, mais le plus souvent sur les parties plates de tuf tendre qui ressemble au grès. Leurs terriers ne paraissent pas très-profonds ; ils pénètrent sous le sol en faisant un angle fort petit avec la surface, de telle sorte que, quand on marche sur un endroit habité par ces lézards, on enfonce constamment. Quand il creuse son terrier, cet animal travaille alternativement avec les côtés opposés de son corps. Une de ses pattes de devant gratte le sol pendant quelque temps, en rejetant la terre qu'il extrait vers sa patte de derrière qu'il a placée de façon à rejeter la terre hors du trou. Quand ce côté du corps est fatigué, les pattes situées de l'autre côté reprennent le travail, et ainsi de suite alternativement. J'en ai examiné un pendant longtemps, jusqu'à ce que la moitié de son corps ait disparu dans le trou ; je m'approchai alors de lui et le tirai par la queue. Il sembla fort étonné de ce procédé et sortit du trou pour voir ce qu'il y avait ; il me regarda alors bien en face comme s'il voulait me dire : Pourquoi diable me tirez-vous la queue ?
Ces animaux mangent pendant la journée et ne s'éloignent guère de leurs terriers ; s'ils sont effrayés, ils y courent de la façon la plus comique. Ils ne peuvent courir très-vite, sauf quand ils descendent un terrain en pente ; cela tient évidemment à la position latérale de leurs pattes. Ils ne sont pas craintifs ; quand ils regardent quelqu'un attentivement, ils relèvent leur queue, et, se soulevant sur leurs pattes de devant, ils agitent continuellement leur tête verticalement et essayent de se donner un air aussi méchant que possible. Mais au fond, ils ne sont pas méchants ; si on frappe du pied, leur queue s'abaisse immédiatement et ils s'éloignent aussi vite que possible. J'ai fréquemment remarqué que les petits lézards qui mangent les mouches impriment exactement à leur tête ce même mouvement de haut en bas quand ils observent quelque chose ; mais je ne saurais donner aucune explication de ce fait. Si on tourmente ce lézard avec un bâton, il le saisit et le mord vigoureusement ; mais j'en ai pris beaucoup par la queue et aucun n'a jamais essayé de me mordre. Si on en met deux sur le sol et qu'on les tienne l'un près de l'autre, ils se mettent à se battre et se mordent jusqu'au sang.
Les individus qui habitent les régions basses du pays, et c'est de beaucoup le plus grand nombre, trouvent à peine une goutte d'eau pendant toute l'année. Mais ils mangent beaucoup de cactus, tout au moins les branches qui sont fréquemment brisées parle vent. Je m'amusais souvent quand j'en voyais deux ou trois ensemble à leur jeter un morceau de cactus ; rien n'était comique comme de voir l'un d'eux se saisir du morceau, et essayer de l'emporter dans sa gueule, tout comme un chien affamé essaye de soustraire un os à ses camarades. Ils mangent très-lentement, cependant ils ne mâchent pas leurs aliments. Les petits oiseaux savent parfaitement que ces animaux sont inoffensifs ; j'ai vu des moineaux aller becqueter une extrémité d'un morceau de cactus, plante qu'aiment beaucoup tous les animaux de la région inférieure, pendant qu'un lézard mord l'autre extrémité ; il n'est pas rare de voir ensuite le petit oiseau aller se percher sur le dos du reptile.
J'ai ouvert plusieurs de ces animaux ; leur estomac est toujours plein de fibres végétales et de feuilles de différents arbres surtout celles d'un acacia. Dans la région supérieure, ils mangent principalement les baies acides et astringentes du guayavita ; j'ai vu ces lézards et de grosses tortues, les uns auprès des autres, sous ces arbres. Pour se procurer les feuilles d'acacia, ils grimpent sur les arbres rabougris ; il n'est pas rare d'en voir un couple brouter, tranquillement perchés sur une branche à plusieurs pieds au-dessus du sol. Ces lézards cuits ont la chair très-blanche ; c'est un mets fort apprécié de ceux dont l'estomac plane au-dessus de tous les préjugés. Humboldt a fait remarquer que, dans toutes les parties intertropicales de l'Amérique méridionale, on estime comme chose fort délicate la chair de tous les lézards qui habitent les régions sèches. Les habitants affirment que les lézards qui habitent les régions humides de l'île boivent de l'eau, mais que les autres, à l'encontre des tortues, ne font jamais le voyage pour venir se désaltérer. À l'époque de notre visite, les femelles portaient dans leur corps de nombreux œufs gros et allongés ; elles pondent dans leurs terriers ; les habitants recherchent beaucoup ces œufs pour les manger.
Ces deux espèces d'Amblyrhyncus se ressemblent, comme je l'ai déjà dit, par leur conformation générale et par la plupart de leurs habitudes. Ni l'une ni l'autre de ces deux espèces ne possède ces mouvements rapides qui caractérisent les genres Lacerta et Iguana ; toutes deux sont herbivores, bien que leurs aliments soient si différents. M. Bell a nommé ainsi ce genre en raison de son court museau ; la forme de la gueule peut, en effet, se comparer à celle de la tortue ; on peut supposer, d'ailleurs, que c'est une conséquence de leurs habitudes herbivores. Il est fort intéressant, en somme, de trouver un genre bien caractérisé possédant une espèce marine et une espèce terrestre, et confinée dans une si petite partie du monde. L'espèce aquatique est de beaucoup la plus remarquable, en ce sens que c'est le seul lézard connu qui se nourrisse de plantes marines. Comme je l'ai déjà fait observer, ces îles ne sont pas aussi remarquables par le nombre des espèces de reptiles que par celui des individus que ces espèces contiennent ; quand on se rappelle les sentiers bien battus tracés par des milliers d'immenses tortues terrestres, les nombreuses tortues marines, les véritables fourmilières d'amblyrhynques terrestres, l'innombrable quantité de représentants de l'espèce marine qu'on rencontre à chaque instant sur les côtes rocailleuses de toutes les îles de l'archipel, il faut bien admettre que, dans aucune autre partie du monde, cet ordre ne remplace les mammifères herbivores d'une façon aussi extraordinaire. Le géologue, en considérant ce qui se passe dans l'archipel des Galapagos, se trouvera probablement malgré lui reporté à l'époque secondaire, alors que des lézards, les uns herbivores, les autres carnivores, dont les dimensions ne peuvent se comparer qu'à celles de nos baleines actuelles, habitaient en quantité innombrable et la terre et la mer. Il est donc un point qu'on ne saurait trop remarquer, c'est que cet archipel, au lieu de posséder un climat humide, une végétation exubérante, est en somme extrêmement aride et, pour un pays équatorial, a un climat extrêmement tempéré.
Les quinze espèces de poissons de mer que j'ai pu me procurer ici, appartiennent toutes à de nouvelles espèces. Ces espèces se répartissent dans douze genres, tous fort étendus, à l'exception du Prionotus dont les quatre espèces connues habitent les mers situées à l'orient de l'Amérique. J'ai recueilli seize espèces de coquillages terrestres, et deux variétés bien distinctes qui sont toutes particulières à cet archipel, à l'exception d'une Helix qu'on trouve à Taïti ; un seul coquillage d'eau douce, une Paludina, se trouve aussi à Taïti et à la terre Van-Diemen. M. Cuming, avant notre voyage, s'était procuré ici quatre-vingt-dix espèces de coquillages marins ; or, ce nombre ne comprend pas plusieurs espèces de Trochus, de Turbo, de Monodonta et de Nasa, qui n'ont pas encore été spécifiquement étudiées. M. Cuming a été assez bon pour me communiquer les intéressants résultats suivants auxquels il a été amené : sur ces 90 coquillages, 49 sont inconnus partout ailleurs, fait étonnant si l'on considère que les coquillages marins ont un habitat extrêmement étendu. Sur les 43 coquillages trouvés dans d'autres parties du monde, 25 habitent la côte occidentale de l'Amérique, et, sur ce nombre, 8 ne sont que des variétés ; les 18 autres, y compris une variété, ont été retrouvés par M. Cuming dans l'archipel Dangereux, et quelques-uns aussi aux Philippines. Il est bon de remarquer que des coquillages provenant d'îles situées au centre du Pacifique se retrouvent ici ; aucun coquillage marin, en effet, n'est commun aux îles de cet océan et à la côte occidentale de l'Amérique. L'océan baignant la côte occidentale de l'Amérique dans la direction du nord et du sud est séparé en deux provinces conchyliologiques absolument distinctes ; l'archipel des Galapagos semble former un véritable rendez-vous où beaucoup de nouvelles formes se sont produites, et où chacune de ces deux grandes provinces conchyliologiques a envoyé plusieurs colons. La province américaine y a aussi envoyé des représentants de ses espèces ; car on trouve aux îles Galapagos une espèce de Monoceros, genre que l'on ne trouve que sur la côte occidentale de l'Amérique ; on y rencontre aussi des espèces de Fissurella ou de Cancellaria, genre commun sur la côte occidentale, mais que, d'après M. Cuming, on ne trouve pas dans les îles centrales du Pacifique. D'autre part, on rencontre aux îles Galapagos des espèces d'Oniscia et de Stylifer, genre commun dans les Indes occidentales, et dans les mers de la Chine et de l'Inde, mais que l'on ne rencontre ni sur la côte occidentale de l'Amérique, ni dans le Pacifique central. Je puis ajouter que MM. Cuming et Hinds ont comparé environ 2 000 coquillages trouvés sur les côtes occidentales et orientales de l'Amérique, et qu'il n'y en a qu'un seul, le Purpura patula, qui habite à la fois les Indes occidentales, la côte de Panama et les îles Galapagos. Nous trouvons donc, dans cette partie du monde, trois grandes provinces maritimes conchyliologiques absolument distinctes, quoique fort rapprochées les unes des autres, car elles ne sont séparées que par de longs intervalles de terre ou de mer s'étendant du nord au sud.
J'ai recueilli avec soin tous les insectes que j'ai pu trouver, mais, sauf la Terre de Feu, je n'ai jamais vu de pays si pauvre sous ce rapport. Il y a fort peu d'insectes même dans les régions humides supérieures, et je n'y ai guère vu que quelques petits diptères et quelques petits hyménoptères de forme très-commune. Comme je l'ai déjà fait remarquer, les insectes sont très-petits, et ont des couleurs fort sombres si l'on considère que l'on est dans un pays tropical. J'ai recueilli 25 espèces de scarabées, non compris un Dermeste et un Corynetes, importés partout où touche un vaisseau ; sur ces 25 espèces, 2 appartiennent aux harpalides, 2 aux hydrophilides, 9 à trois familles d'hétéromères, et les 12 autres à autant de familles différentes ; le fait que les insectes, et je puis ajouter les végétaux, quand ils sont en petit nombre, appartiennent à beaucoup de familles différentes est, je crois, très-général. M. Waterhouse, qui a publié une description des insectes de cet archipel, et à qui je dois les détails que je viens de donner, m'informe qu'on trouve là quelques genres nouveaux ; parmi les genres non nouveaux un ou deux sont américains, et les autres se trouvent dans le monde entier. À l'exception de l'Apate, qui se nourrit de bois, et d'un ou probablement de deux scarabées aquatiques, provenant du continent américain, toutes les espèces paraissent nouvelles.
Cet archipel présente tout autant d'intérêt au point de vue botanique qu'au point de vue zoologique. Le docteur Hooker publiera bientôt dans les Linnean Transactions une étude détaillée sur cette flore, et il a bien voulu me communiquer les particularités suivantes. On y connaît jusqu'à présent, 185 espèces de plantes portant des fleurs, et 40 espèces cryptogames, ce qui fait en somme 225 espèces ; or j'ai été assez heureux pour en rapporter 193. Sur ces 225 espèces, 100 sont des espèces nouvelles limitées probablement à cet archipel. Le docteur Hooker croit que sur les plantes qui ne sont pas particulières à cet archipel, 10 espèces au moins, trouvées auprès des terrains cultivés dans l'île Charles, ont été importées. Il est, je crois, fort surprenant qu'un plus grand nombre d'espèces américaines n'aient pas été introduites naturellement dans cet archipel si l'on considère qu'il n'est éloigne du continent que par une distance de 5 ou 600 milles ; en outre, selon Collnett (p. 58), des bambous, des cannes à sucre, des noix de palmier, en un mot des bois de toute espèce, sont souvent amenés par les courants sur les côtes sud-est de ces îles. Cent plantes à fleurs sur 185, ou sur 175 si l'on ne tient pas compte des plantes importées, étant des espèces nouvelles, c'est là, je crois, plus qu'il n'en faut pour que l'archipel des Galapagos constitue une région botanique distincte ; cependant cette flore est loin d'être aussi remarquable que celle de Sainte-Hélène, ou, si je dois en croire le docteur Hooker, que celle de Juan Fernandez. La singularité de la flore de l'archipel des Galapagos se remarque surtout dans certaines familles ; ainsi, on y trouve 21 espèces de composées, dont 20 sont particulières à cet archipel ; ces 20 espèces appartiennent à douze genres, et, sur ces genres, dix ne se trouvent que dans les îles Galapagos. Le docteur Hooker m'apprend que cette flore a très-certainement un caractère américain, et qu'il ne peut trouver chez elle aucune affinité avec celle du Pacifique. Si nous en exceptons donc dix-huit coquillages marins, un coquillage d'eau douce et un coquillage terrestre, qui semble être venu ici comme colon des îles centrales du Pacifique ; si nous en exceptons aussi l'espèce distincte de moineaux appartenant au Pacifique, nous voyons que cet archipel, bien que situé dans l'océan Pacifique, fait zoologiquement partie de l'Amérique.
Si ce caractère provenait uniquement d'une immigration américaine, il n'y aurait rien de bien remarquable dans ce fait ; mais nous avons vu que la grande majorité de tous les animaux terrestres et que plus de la moitié des plantes sont des productions indigènes. Rien de frappant comme de se voir entouré par de nouveaux oiseaux, de nouveaux reptiles, de nouveaux coquillages, de nouveaux insectes, de nouvelles plantes, et cependant de se sentir transporté, pour ainsi dire, dans les plaines tempérées de la Patagonie ou dans les déserts si chauds du Chili septentrional, par d'innombrables détails insignifiants de conformation, et même par le ton de la voix et le plumage des oiseaux. Comment se fait-il que, sur ces petits îlots, qui tout dernièrement encore, géologiquement parlant, devaient être recouverts par les eaux de l'Océan, îlots formés de laves basaltiques, et qui diffèrent par conséquent du caractère géologique du continent américain, outre qu'ils sont situés sous un climat particulier ; comment se fait-il, dis-je, que sur ces petits îlots les habitants indigènes différant et par le nombre et par l'espèce de ceux du continent, et réagissant par conséquent l'un sur l'autre de façon différente, aient été créés sur le type américain ? Il est probable que les îles du Cap-Vert ressemblent par toutes leurs conditions physiques aux îles Galapagos beaucoup plus que ces dernières ne ressemblent physiquement à la côte de l'Amérique ; cependant les habitants indigènes des deux groupes sont absolument dissemblables ; ceux des îles du Cap-Vert portent la marque de l'Afrique, de même que ceux de l'archipel des Galapagos portent celle de l'Amérique.
Je n'ai pas encore parlé du caractère de beaucoup le plus remarquable de l'histoire naturelle de cet archipel, c'est-à-dire que les différentes îles sont, dans une grande mesure, habitées par des animaux ayant un caractère différent. C'est le vice-gouverneur, M. Lawson, qui a appelé mon attention sur ce fait ; il m'a affirmé que les tortues différaient sur les différentes îles et qu'il pouvait dire avec certitude de quelle île provenait telle tortue qu'on lui apportait. Malheureusement je négligeai trop cette affirmation dans le principe et je mélangeai les collections provenant de deux des îles. Je n'aurais jamais pu m'imaginer que des îles situées à environ 50 ou 60 milles de distance, presque toutes en vue les unes des autres, formées exactement des mêmes rochers, situées sous un climat absolument semblable, s'élevant presque toutes à la même hauteur, aient eu des animaux différents ; mais nous verrons bientôt que ce fait est exact. Il arrive malheureusement à la plupart des voyageurs qu'ils sont obligés de s'éloigner dès qu'ils ont découvert ce qu'il y a de plus intéressant dans une localité ; j'ai été assez heureux toutefois pour me procurer des matériaux en quantité suffisante pour établir ce fait extrêmement remarquable de la distribution des animaux.
Les habitants, comme je l'ai dit, affirment qu'ils peuvent reconnaître les unes des autres les tortues provenant des différentes îles ; ils affirment, en outre, que ces tortues ne sont pas de la même grosseur et qu'elles possèdent des caractères distincts. Le capitaine Porter a décrit les tortues provenant de l'île Charles et de l'île Hood, située tout à côté de la première ; leur carapace, selon lui, est épaisse par devant et affecte un peu la forme d'une selle espagnole ; les tortues de l'île James, au contraire, sont plus rondes, plus noires et ont un meilleur goût quand elles sont cuites. M. Bibron m'affirme aussi qu'il a trouvé deux espèces distinctes de tortues dans l'archipel Galapagos, mais il ne sait pas de quelles îles elles proviennent. Les spécimens que j'ai rapportés provenaient de trois îles ; c'étaient de jeunes individus et c'est probablement pour cette raison que ni M. Gray, ni moi, n'avons pu découvrir chez eux aucune différence spécifique. J'ai remarqué que l'Amblyrhynchus marin était plus grand à l'île Albemarle que partout ailleurs ; M. Bibron, de son côté, m'informe qu'il a vu deux espèces aquatiques distinctes de ce genre ; il est donc probable que les différentes îles possèdent leurs races et leurs espèces particulières d'amblyrhynchus aussi bien que de tortues. Mais ce qui éveilla complètement mon attention, ce fut la comparaison des nombreux spécimens d'oiseaux moqueurs tués par moi ou par les officiers du bord. À mon grand étonnement, je m'aperçus que tous ceux qui provenaient de l'île Charles appartenaient à l'espèce Mimus trifasciatus ; tous ceux qui provenaient de l'île Albemarle appartenaient à l'espèce Mimus parvulus ; tous ceux qui provenaient des îles James et Chatham, entre lesquelles sont situées deux autres îles formant une espèse de lien, appartenaient à l'espèce Mimus melanotis. Ces deux dernières espèces sont très-voisines et quelques ornithologistes ne les considéreraient que comme des races ou des variétés bien déterminées. Mais l'espèce Mimus trifasciatus est absolument distincte. Malheureusement, la plupart des spécimens de moineaux se sont trouvés mêlés ensemble, mais j'ai de fortes raisons pour croire que quelques espèces du sous-groupe geospiza ne se trouvent que sur certaines îles. Si les différentes îles possèdent leurs espèces particulières de geospiza, cela peut expliquer le nombre considérable d'espèces de ce sous-groupe dans ce petit archipel ; on peut attribuer aussi au nombre considérable de ces espèces la série parfaitement graduée dans la grosseur de leur bec. Deux espèces du sous-groupe cactornis et deux espèces de camarhynchus proviennent de ces archipels ; or les nombreux spécimens tués par quatre chasseurs dans l'île James, appartiennent tous à une espèce de chaque groupe ; tandis que les nombreux spécimens tués soit dans l'île Chatham, soit dans l'île Charles, car les deux lots ont été mélangés, appartiennent tous aux deux autres espèces. Nous pouvons donc en conclure que ces îles possèdent leurs espèces particulières de ces deux sous-groupes. Cette loi de distribution ne paraît pas s'appliquer aux coquillages terrestres. M. Waterhouse, en examinant ma petite collection d'insectes, a remarqué qu'aucun d'eux n'est commun à deux îles ; mais il n'a pu, bien entendu, faire cette remarque que pour ceux auxquels j'avais attaché le nom de l'endroit où je les avais trouvés.
Si actuellement nous examinons la flore, nous trouverons aussi que les plantes indigènes des différentes îles présentent, tout comme la faune, des caractères très-distincts. J'emprunte les résultats suivants à mon ami le docteur J. Hooker, qui a une autorité indiscutable sur ce sujet. Je dois commencer par dire que j'ai recueilli toutes les plantes en fleur dans les différentes îles sans songer à les séparer ; heureusement, cependant, la collection recueillie dans chaque île a été placée dans une enveloppe séparée. Toutefois il ne faudrait pas avoir une confiance trop absolue dans les résultats que je vais indiquer, parce que les petites collections faites par quelques autres naturalistes, bien que confirmant en partie ces résultats, prouvent absolument d'autre part qu'il faut encore faire de nombreuses études sur la botanique de cet archipel ; en outre, je ne donne que des chiffres approximatifs pour les légumineuses :
Nom de l'île. |
Nombre total des espèces. |
Nombre des espèces trouvées dans les autres parties du monde. |
Nombre des espèces particulières à l'archipel des Galapagos. |
Nombre des espèces particulières à une seule île. |
Nombre des espèces particulières à l'archipel des Galapagos, mais qui se trouvent dans plus d'une île du groupe. |
Île James |
71 |
33 |
38 |
30 |
8 |
Île Albemarle |
46 |
18 |
26 |
22 |
4 |
Île Chatham |
32 |
16 |
16 |
12 |
4 |
Île Charles |
68 |
39* |
29 |
21 |
8 |
* Ou 29, si l'on retranche les plantes qui ont été probablement importées.
Il appert de ce tableau un fait véritablement étonnant, c'est-à-dire que, dans l'île James, sur les trente-huit plantes de cette île appartenant en propre à l'archipel des Galapagos ou qui, en d'autres termes, ne se trouvent dans aucune autre partie du monde, trente se trouvent exclusivement dans cette île. Sur les vingt-six plantes de l'île Albemarle particulières aux îles Galapagos, vingt-deux ne se trouvent que dans cette île, c'est-à-dire que quatre seulement croissent dans les autres îles de l'archipel, autant toutefois que les recherches effectuées jusqu'à prescrit peuvent le prouver. Le tableau ci-dessus prouve qu'il en est de même pour les plantes de l'île Charles et pour celles de l'île Chatham. Quelques exemples rendront peut-être ce fait plus frappant encore : ainsi le remarquable genre arborescent des Scalesia, appartenant à la famille des composées, ne se trouve que dans cet archipel ; il comprend six espèces, l'une se trouve dans l'île Chatham, la seconde dans l'île Albemarle, la troisième dans l'île Charles, deux autres dans l'île James, et enfin la sixième dans une de ces trois dernières îles, sans que je puisse dire exactement laquelle ; mais, et c'est là ce qui est extrêmement remarquable, aucune de ces six espèces ne se trouve dans deux îles à la fois. Autre exemple : le genre Euphorbia, qu'on trouve dans le monde entier, est représenté ici par huit espèces, dont sept sont particulières à cet archipel et dont aucune ne se trouve sur deux îles à la fois ; les deux genres Acalypha et Borreria, qui se trouvent dans le monde entier, sont respectivement représentés ici par six et par sept espèces, mais la même espèce ne se trouve jamais dans deux îles à l'exception d'un Borreria. Les espèces de composées sont tout particulièrement locales. Le docteur Hooker m'a indiqué plusieurs autres exemples frappants des différences des espèces dans ces diverses îles. Il a remarqué que cette loi de distribution s'applique, et aux genres particuliers à l'archipel, et à ceux qui sont répandus dans les autres parties du monde. Or nous avons déjà vu que les différentes îles possèdent leurs espèces particulières du genre si répandu des tortues ; qu'elles possèdent aussi leurs espèces particulières du genre si répandu en Amérique des oiseaux moqueurs, aussi bien que de deux sous-groupes des moineaux particuliers à l'archipel des Galapagos et presque certainement du genre amblyrhynchus.
La distribution des habitants de cet archipel serait loin d'être aussi étonnante si une île, par exemple, possédait un oiseau moqueur et une autre île un oiseau appartenant à un genre tout à fait distinct ; — si une île possédait un genre de lézard et une seconde île un autre genre distinct, ou n'en possédait pas du tout ; — ou bien, si les différentes îles étaient habitées, non pas par des espèces représentatives des mêmes genres de plantes, mais par des genres totalement différents, comme cela arrive dans une certaine mesure. Ainsi, pour ne donner qu'un seul exemple de ce dernier cas, un grand arbre, portant des baies, qui se trouve dans l'île James, ne se trouve pas représenté dans l'île Charles. Mais ce qui me frappe, c'est au contraire ce fait que plusieurs îles possèdent leurs espèces particulières de tortues, d'oiseaux moqueurs, de moineaux et de plantes, et que ces espèces ont les mêmes habitudes, occupent des situations analogues et remplissent évidemment les mêmes fonctions dans l'économie naturelle de cet archipel. Il se peut sans doute que quelques-unes de ces espèces représentatives, tout au moins en ce qui concerne les tortues et quelques oiseaux, ne soient après tout que des races bien définies ; mais, en admettant qu'il en soit ainsi, ce fait n'en aurait pas moins d'intérêt pour le naturaliste.
J'ai dit que la plupart de ces îles sont en vue les unes des autres ; il est bon peut-être que j'entre dans quelques détails sur ce point : l'île Charles est située à 50 milles (80 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l'île Chatham et à 33 milles (53 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l'île Albemarle. L'île Chatham est située à 60 milles (96 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l'île James, mais il y a deux îles intermédiaires que je n'ai pas visitées. L'île James n'est située qu'à 10 milles (16 kilomètres) de la partie la plus rapprochée de l'île Albemarle, mais les deux coins où les collections ont été faites sont à 32 milles (52 kilomètres) l'un de l'autre. Il est peut-être bon que je répète aussi que, ni la nature du sol, ni l'altitude des terres, ni le climat, ni le caractère général des individus et par conséquent leur action l'un sur l'autre, ne diffèrent beaucoup dans les différentes îles. S'il y a une différence sensible de climat, ce doit être entre le groupe d'îles qui se trouve sous le vent, c'est-à-dire les îles Charles et Chatham et celui qui se trouve au vent ; mais il ne semble pas y avoir de différence correspondante dans les productions de ces deux moitiés de l'archipel.
La seule explication que je puisse donner des remarquables différences qui existent entre les habitants de ces diverses îles est que des courants très-forts, coulant dans la direction de l'ouest et de l'ouest nord-ouest, doivent séparer, quant à ce qui concerne le transport par eau, les îles méridionales des îles septentrionales ; on a trouvé, en outre, entre ces îles septentrionales, un fort courant du nord-ouest qui sépare l'île Albemarle de l'île James. Les tempêtes de vent sont fort rares dans cet archipel, par conséquent ni les oiseaux, ni les insectes, ni les graines ne peuvent être transportés par le vent d'une île à l'autre. Enfin, la grande profondeur de l'Océan entre les îles, leur origine volcanique évidemment récente, géologiquement parlant bien entendu, semble prouver que ces îles n'ont jamais été unies l'une à l'autre ; c'est là, probablement, une considération de la plus haute importance relativement à la distribution géographique de leurs habitants. Si l'on se rappelle les faits que je viens d'indiquer on reste étonné de l'énergie de la force créatrice, si on peut employer une telle expression, qui s'est manifestée sur ces petites îles stériles et rocailleuses ; on est encore plus étonné de l'action différente, tout en étant cependant analogue, de cette force créatrice sur des points si rapprochés les uns des autres. J'ai dit qu'on pourrait considérer l'archipel des Galapagos comme un satellite attaché à l'Amérique ; mais il vaudrait mieux l'appeler un groupe de satellites, semblables au point de vue physique, distincts au point de vue des organismes, et cependant intimement reliés les uns aux autres et tous reliés au grand continent de l'Amérique, de façon très-marquée, quoique beaucoup moins en somme qu'ils ne le sont l'un avec l'autre.
Pour terminer la description de l'histoire naturelle de ces îles, je dirai quelques mots sur le défaut de timidité des oiseaux.
Ce caractère est commun à toutes les espèces terrestres, c'est-à-dire aux oiseaux moqueurs, aux moineaux, aux roitelets, aux gobe-mouches, aux colombes et à la buse. Tous s'approchent de vous d'assez près pour qu'on puisse les tuer à coups de baguette ; on peut même les prendre, comme j'ai essayé de le faire moi-même, avec un chapeau ou une casquette. Le fusil vous est presque une arme inutile dans ces îles ; il m'est arrivé de pousser un faucon avec le canon de ma carabine. Un jour que j'étais assis à terre, un oiseau moqueur vint se poser sur le bord d'un vase fait d'une écaille de tortue que je tenais à la main et il se mit tranquillement à boire ; pendant qu'il était posé sur le bord du vase, je le soulevai de terre sans qu'il bougeât ; j'ai souvent essayé, et souvent aussi j'ai réussi, à prendre ces oiseaux par les pattes. Les oiseaux de ces îles paraissent avoir été encore plus hardis qu'ils ne le sont à présent. Cowley (il a visité cet archipel en 1684) dit : « Les tourterelles étaient si parfaitement apprivoisées, qu'elles venaient se percher sur nos chapeaux et sur nos bras, de telle sorte que nous pouvions les prendre vivantes ; elles devinrent un peu plus timides quand quelques-uns de nos camarades eurent tiré sur elles. » Dampier écrit aussi, dans la même année, qu'un homme pouvait facilement tuer pendant sa promenade du matin six ou sept douzaines de tourterelles. Bien qu'elles soient encore aujourd'hui extrêmement apprivoisées, les tourterelles ne viennent plus se percher sur les bras des voyageurs ; elles ne se laissent pas non plus tuer en nombre si considérable. Il est même surprenant que ces oiseaux ne soient pas devenus plus sauvages, car, pendant les cent cinquante dernières années, des boucaniers et des baleiniers ont fréquemment visité ces îles, et les matelots, errant dans les bois à la recherche des tortues, semblent se faire une fête de tuer les petits oiseaux.
Bien que plus pourchassés encore aujourd'hui, ces oiseaux ne deviennent pas facilement sauvages. À l'île Charles, colonisée depuis six ans environ, j'ai vu un gamin assis auprès d'un puits une badine à la main, avec laquelle il tuait les tourterelles et les moineaux qui venaient boire. Il en avait déjà un petit tas auprès de lui pour son dîner ; il me dit qu'il avait l'habitude de venir se poster auprès de ce puits dans le but d'en tuer tous les jours. Il semble réellement que les oiseaux de cet archipel n'aient pas encore compris que l'homme est un animal plus dangereux que la tortue ou l'Amblyrhynchus ; ils n'y font donc pas plus d'attention que les oiseaux sauvages anglais, les pies, par exemple, ne font attention aux vaches et aux chevaux qui broutent dans les champs.
Aux îles Falkland on trouve aussi des oiseaux qui ont exactement le même caractère. Pernety, Lesson, et d'autres voyageurs ont remarqué le défaut de timidité du petit Opetiorhynchus. Ce caractère cependant n'est pas particulier à cet oiseau : le Polyborus, la bécasse, l'oie des basses terres ou des hautes terres, la grive, le bruant et même quelques faucons sont presque tous aussi peu timides. Ce manque de timidité, dans ce pays où l'on trouve des renards, des faucons et des hiboux prouve que nous ne pouvons pas attribuer à l'absence d'animaux carnivores dans les îles Galapagos le manque de timidité qu'on remarque chez les oiseaux de ces dernières îles. Les oies des hautes terres aux îles Falkland, en prenant la précaution de bâtir leurs nids sur les îlots qui avoisinent la côte, prouvent qu'elles redoutent le voisinage des renards, mais cela ne les a pas rendues sauvages vis-à-vis de l'homme. Ce défaut de timidité des oiseaux, et particulièrement des oiseaux aquatiques, contraste singulièrement avec les habitudes de la même espèce à la Terre de Feu, où, depuis des siècles, les sauvages les pourchassent. Aux îles Falkland, un chasseur peut arriver à tuer en un jour plus d'oies des hautes terres qu'il n'en peut porter ; à la Terre de Feu, au contraire, il est aussi difficile d'en tuer une qu'il est difficile de tuer une oie sauvage en Angleterre.
À l'époque de Pernety (1763), les oiseaux des îles Falkland semblaient être beaucoup moins timides qu'ils ne le sont aujourd'hui ; ce voyageur affirme que l'Opetiorhynchus venait presque se percher sur ses doigts et qu'un jour il en tua dix en une demi-heure avec une badine. À cette époque les oiseaux devaient donc être aussi peu timides qu'ils le sont actuellement dans l'archipel des Galapagos. Dans ces dernières îles, ils paraissent avoir profité beaucoup plus lentement des leçons de l'expérience que dans les îles Falkland ; il est vrai que là les moyens d'acquérir cette expérience ont été nombreux, car, outre les visites fréquentes de bâtiments marchands, les îles Falkland ont été, à diverses reprises, colonisées pendant des périodes plus ou moins longues. À l'époque même où tous les oiseaux étaient si peu timides, il était fort difficile, s'il faut en croire Pernety, de tuer le cygne à cou noir ; cet oiseau de passage avait probablement appris la sagesse dans les pays étrangers.
Je puis ajouter que, selon Du Bois, tous les oiseaux de l'île Bourbon en 1571-1572, à l'exception du flamant et des oies, étaient si peu timides, qu'on pouvait les prendre à la main ou les tuer avec un bâton. Carmichael affirme qu'à Tristan d'Acunha, dans l'Atlantique, les deux seuls oiseaux terrestres qui s'y trouvent, une grive et un bruant, sont « si peu sauvages, qu'on peut les prendre avec un filet à papillon. » Ces différents faits nous permettent, je crois, de conclure : 1o que la sauvagerie des oiseaux vis-à-vis de l'homme est un instinct particulier dirigé contre lui, instinct qui ne dépend en aucune façon de l'expérience qu'ils ont pu acquérir contre d'autres sources de dangers ; 2o que les oiseaux n'acquièrent pas individuellement cet instinct en peu de temps, même quand on les pourchasse beaucoup, mais que, dans le cours des générations successives, il devient héréditaire. Nous sommes accoutumés à voir, chez les animaux domestiques, de nouvelles habitudes mentales ou des instincts acquis et devenus héréditaires ; chez les animaux sauvages, au contraire, il doit toujours être très-difficile de découvrir une science acquise héréditairement. Il n'y a qu'un moyen d'expliquer la sauvagerie des oiseaux envers l'homme, c'est par l'habitude héréditaire ; fort peu de jeunes oiseaux, comparativement, sont pourchassés par l'homme dans une année quelconque en Angleterre, par exemple, et cependant, presque tous, même les jeunes encore au nid, redoutent l'homme ; d'autre part, beaucoup d'individus, et aux îles Galapagos, et aux îles Falkland, ont eu à souffrir des attaques de l'homme, et cependant ils n'ont pas encore appris à le craindre. Nous pouvons conclure de ces faits que l'introduction d'une nouvelle bête de proie dans un pays doit causer des désastres terribles avant que les instincts des habitants indigènes se soient adaptés à la ruse ou à la force de l'étranger.
· Voyage aux quatre îles d'Afrique. Pour les îles Sandwich, voir Journal de Tyerman et Bennett, vol. I, p. 434. Pour l'île Maurice, voir Voyage par un officier, etc., partie I, p. 170. Il n'y a pas de grenouilles aux îles Canaries (Webb et Berthelot, Hist. nat. des îles Canaries). Je n'en ai pas vu non plus à San Iago, ou aux îles du Cap-Vert. Il n'y en a pas à Sainte-Hélène.
· · Ann. and Magaz. of Nat Hist., vol. XVI, p, 19.
· · Voyage in the U. S. ship Essex, vol. I, p. 215.
· Linn. Trans., vol. XII, p. 490. Le fait le plus extraordinaire, à ce sujet, dont j'aie jamais entendu parler, est la sauvagerie des petits oiseaux dans les parties arctiques de l'Amérique septentrionale, où, dit-on, on ne les chasse jamais (voir Richardson, Fauna Bor., vol. II, p. 332). Ce fait est d'autant plus étrange, qu'on affirme que les mêmes espèces, dans leurs quartiers d'hiver, aux États-Unis, ne sont pas sauvages du tout. Comme l'a si bien remarqué le docteur Richardson, il y a des points absolument inexplicables relativement aux différents degrés de timidité et de soin avec lesquels les oiseaux cachent leurs nids. N'est-il pas étrange, par exemple, que le pigeon ramier, oiseau ordinairement si sauvage, vienne, en Angleterre, fréquemment faire son nid dans les bosquets situés tout près des maisons ?
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CHAPITRE XVIII
Nous traversons l'archipel Dangereux. — Taïti. — Aspect. — Végétation sur les montagnes. — Vue de Eimeo. — Excursion dans l'intérieur. — Ravins profonds. — Série de chutes d'eau. — Grand nombre de plantes sauvages utiles. — Tempérance des habitants. — Leur étal moral. — Réunion du Parlement. — La Nouvelle-Zélande. — Baie des îles. — Hippahs. — Excursion à Waimate. — Établissement des missionnaires. — Plantes anglaises devenues sauvages. — Waiomio. — Funérailles d'une femme de la Nouvelle-Zélande. — Nous mettons à la voile pour l'Australie.
Taïti et la Nouvelle-Zélande.
20 octobre 1835. — Après avoir terminé le relevé hydrographique de l'archipel des Galapagos, nous mettons à la voile pour Taïti ; nous commençons alors une longue traversée de 3 200 milles (5 120 kilomètres). Au bout de quelques jours, nous sortons de l'espace sombre et nuageux qui, pendant l'hiver, s'étend fort loin sur l'Océan au large de la côte de l'Amérique méridionale. Le temps devient admirablement beau, et, poussés par les vents alizés constants, nous faisons 150 à 160 milles par jour. La température, dans cette partie centrale du Pacifique, est plus élevée qu'auprès de la côte américaine ; le thermomètre se maintient nuit et jour, dans la cabine, entre 80 et 83 degrés F. (38°2 à 40°4 C.), ce qui est fort agréable ; un degré ou deux de plus, et la chaleur serait insupportable. Nous traversons l'archipel Dangereux, où nous voyons plusieurs de ces curieux anneaux d'îles de Corail qui s'élèvent juste au-dessus de la surface de l'eau et qu'on a appelés des lagoons ou attols. Une côte admirablement blanche, recouverte par une bande de végétation verte, disparaissant à l'horizon : voilà ce qui forme un lagoon. Du sommet du grand mât on aperçoit de l'eau parfaitement calme à l'intérieur de l'anneau. Ces îles de corail, basses, creuses, sont hors de toute proportion avec le vaste Océan d'où elles s'élèvent abruptement ; il semble étonnant qu'une si faible barrière ne soit pas détruite en un instant par la vague toute-puissante et toujours agitée de cet immense océan, auquel on a, avec si peu de raison, donné le nom de Pacifique.
15 novembre. — Au point du jour, nous arrivons en vue de Taïti, île classique pour tous les voyageurs de la mer du Sud. Vue à une certaine distance, l'île est peu attrayante. On ne peut pas encore apercevoir l'admirable végétation des basses terres, et on ne voit guère, au milieu des nuages, que les pics sauvages et les précipices qui forment le centre de l'île. Un grand nombre de canots viennent entourer notre vaisseau dès que nous jetons l'ancre dans la baie de Matavai ; pour nous c'est le dimanche, pour Taïti c'est le lundi ; s'il en avait été autrement, nous n'aurions pas reçu une seule visite, car les habitants obéissent strictement à l'ordre de ne pas mettre un canot à la mer le dimanche. Nous débarquons après dîner pour jouir de toutes les délicieuses impressions que produit toujours un pays nouveau, surtout quand ce pays est la charmante Taïti. Une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, tous gais et joyeux, est rassemblée sur la célèbre pointe Vénus pour nous recevoir. Ils nous conduisent chez M. Wilson, missionnaire du district, qui nous accueille très-amicalement. Après quelques instants de repos chez lui, nous allons faire une promenade.
Les terres cultivables ne consistent guère qu'en une bande de sol d'alluvion accumulée autour de la base des montagnes et protégée contre les vagues de la mer par un récif de corail qui entoure toute l'île. Entre ce récif et la côte, l'eau est aussi calme que le serait celle d'un lac ; là les indigènes peuvent lancer leurs canots en toute sécurité, et c'est là aussi que les vaisseaux jettent l'ancre. Ces terres basses, qui s'étendent jusqu'au bord de la mer, sont recouvertes par les plus admirables produits des régions intertropicales. Au milieu des bananiers, des orangers, des cocotiers, des arbres à pain, on a défriché quelques champs où l'on cultive l'igname, la patate, la canne à sucre et l'ananas. Les buissons eux-mêmes sont composés d'un arbre à fruit, le guava ; cet arbre a été importé et est aujourd'hui si abondant, qu'il est presque devenu une mauvaise herbe. J'avais souvent vu au Brésil l'admirable contraste que forment les bananiers, les palmiers et les orangers. Ici vient s'ajouter l'arbre à pain, à la splendide feuille luisante et profondément entaillée. C'est quelque chose d'admirable que de voir des bosquets composés d'un arbre aussi vigoureux que le chêne chargé d'immenses fruits nutritifs. Il est rare que la pensée de l'utilité d'un objet ajoute au plaisir que l'on a à le regarder ; cependant, quand il s'agit de ces beaux arbres, il est certain que la connaissance que l'on a de leur utilité double l'admiration. Des sentiers, serpentant au milieu des ombrages, conduisent à des maisons éparses çà et là ; partout nous sommes reçus avec la plus aimable hospitalité.
Les habitants de Taïti sont réellement charmants. Leurs traits ont une si grande douceur d'expression, qu'on ne peut s'imaginer que ce sont des sauvages ; leur intelligence est telle, qu'ils font des progrès rapides dans la civilisation. Les travailleurs restent nus jusqu'à la ceinture ; c'est alors que l'on peut le mieux admirer les Taïtiens. Ils sont grands, bien proportionnés, ils ont les épaules larges ; ce sont, en somme, de véritables athlètes. Je ne sais qui a remarqué que l'Européen s'habitue facilement au spectacle des peaux foncées et que cette peau lui paraît alors tout aussi agréable, tout aussi naturelle que sa propre couleur blanche. Un homme blanc qui se baigne à côté d'un Taïtien ressemble absolument à une plante qu'on a fait blanchir à force de soins, à côté d'une belle plante vert foncé poussant vigoureusement dans les champs. Presque tous les hommes sont tatoués ; ces tatouages accompagnent si gracieusement les courbes du corps, qu'ils produisent un effet fort élégant. Un des dessins les plus communs, mais dont les détails varient à l'infini, peut se comparer à la couronne d'un palmier. Ces dessins partent ordinairement de l'épine dorsale et se recourbent gracieusement des deux côtés du corps. On s'imaginera sans doute que j'exagère ; mais, en voyant le corps d'un homme ainsi orné, je n'ai pu m'empêcher de le comparer au tronc d'un bel arbre entouré de délicates plantes grimpantes.
Presque tous les vieillards ont les pieds couverts de petits dessins disposés de façon à ressembler à un soulier. Toutefois cette mode a disparu en partie et d'autres l'ont remplacée. Ici, comme partout ailleurs, les modes changent assez fréquemment ; mais, bon gré mal gré, il faut s'en tenir à celle qui régnait quand on était jeune. Chaque vieillard porte donc ainsi son âge imprimé, pour ainsi dire, sur son corps ; il lui est impossible de jouer au jeune homme. Les femmes sont tatouées de la même façon que les hommes ; très-souvent aussi elles portent des tatouages sur les doigts. Une mode est devenue presque universelle aujourd'hui (1835) : on se rase la partie supérieure de la tête de façon à ne garder qu'une couronne de cheveux. Les missionnaires ont essayé de persuader aux Taïtiens de changer cette habitude ; mais c'est la mode, et cette raison est suffisante aussi bien à Taïti qu'à Paris. J'avoue que les femmes m'ont quelque peu désappointé ; elles sont loin d'être aussi belles que les hommes. Cependant elles ont quelques coutumes fort jolies, celle, par exemple, de porter une fleur blanche ou écarlate sur le derrière de la tête ou dans un petit trou percé dans chaque oreille ; elles portent souvent aussi une couronne de feuilles de cocotier, mais ce n'est plus un ornement, c'est une simple protection pour les yeux. Au résumé, il m'a semblé que les femmes, bien plus encore que les hommes, gagneraient beaucoup à porter un costume quelconque.
Presque tous les indigènes savent un peu d'anglais, c'est-à-dire qu'ils connaissent les noms des choses les plus usuelles ; c'en est assez, avec quelques signes, pour pouvoir converser avec eux. En revenant le soir au bateau, nous nous arrêtons pour contempler une scène charmante. Une grande quantité d'enfants jouaient sur le bord de la mer ; ils avaient allumé des feux de joie qui illuminaient les arbres et qui se reflétaient dans l'eau ; d'autres, se tenant par la main, chantaient des chansons du pays. Nous nous asseyons sur le sable pour assister à leur petite fête. Les chansons improvisées se rapportaient, je crois, à notre arrivée ; une petite fille chantait une phrase que les autres reprenaient en chœur. Cette scène suffisait à nous convaincre que nous nous trouvions sur les côtes d'une île de la célèbre mer du Sud.
17 novembre. — Notre livre de bord indique comme date mardi 17, au lieu de lundi 16. En nous avançant toujours de plus en plus vers l'est, nous avons gagné un jour. Avant déjeuner, une véritable flottille de canots entoure notre vaisseau ; je suis sûr qu'il monte à bord deux cents indigènes au moins. Nous sommes tous d'accord sur un point, c'est qu'il eût été impossible de recevoir en même temps un aussi grand nombre d'indigènes dans tous les autres pays que nous avons visités. Tous apportaient quelque chose à vendre, mais principalement des coquillages. Les Taïtiens comprennent parfaitement aujourd'hui la valeur de l'argent et ils le préfèrent aux vieux habits et à tous autres objets. Toutefois les différentes pièces de monnaie anglaises ou espagnoles les embarrassent beaucoup ; ils sont fort inquiets jusqu'à ce qu'on leur ait changé les petites pièces en dollars. Presque tous les chefs ont accumulé de véritables trésors. L'un d'eux, il n'y a pas longtemps, offrit 800 dollars (environ 4 000 francs) d'un petit bâtiment ; il n'est pas rare de leur voir dépenser de 50 à 100 dollars pour acheter une baleinière ou un cheval.
Je me rends à terre après déjeuner et je grimpe sur le flanc de la montagne la plus proche jusqu'à une hauteur de 2 000 à 3 000 pieds. Les montagnes rapprochées de la côte sont coniques et escarpées ; les roches volcaniques qui les composent sont coupées par de nombreux ravins qui se dirigent tous vers le centre de l'île. Après avoir traversé la bande étroite de terre fertile et habitée qui borde la mer, je suis un petit escarpement situé entre deux des ravins les plus profonds. La végétation est singulière ; elle consiste presque exclusivement en petites fougères mélangées un peu plus haut à des graminées grossières ; cette végétation ressemble à celle que l'on trouve sur quelques collines du pays de Galles, et cela surprend beaucoup, car on vient de quitter des bosquets de plantes tropicales. Au point le plus élevé où je suis parvenu, les arbres apparaissent de nouveau. Sur les trois zones que j'ai traversées, la première doit son humidité et, par conséquent, sa fertilité à ce qu'elle est absolument plate ; elle est, en effet, à peine élevée au-dessus du niveau de la mer et l'eau s'écoule très-lentement. La zone intermédiaire ne plonge pas, comme la zone supérieure, dans une atmosphère humide et nuageuse et reste par conséquent stérile. Les bois de la zone supérieure sont fort jolis ; les fougères arborescentes remplacent les cocotiers que l'on trouve sur la côte. Il ne faudrait pas supposer, cependant, que ces forêts soient aussi splendides que celles du Brésil ; on ne peut, d'ailleurs, s'attendre à trouver sur une île un nombre aussi considérable de productions que sur un continent.
Du point le plus élevé auquel je suis parvenu, j'aperçois parfaitement, malgré son éloignement, l'île d'Eimeo, qui appartient au souverain de Taïti. Sur les hautes montagnes de cette île reposent d'immenses masses de nuages qui semblent former une île dans le ciel bleu. L'île, à l'exception d'une passe fort étroite, est complètement entourée par un récif. Vue à une si grande distance, on aperçoit une ligne blanche, étroite, mais bien définie, là où les vagues viennent se briser sur la muraille de corail. Les montagnes s'élèvent abruptement du véritable lac compris à l'intérieur de cette ligne blanche, à l'extérieur de laquelle les eaux agitées de l'Océan revêtent des teintes foncées. Ce spectacle est frappant ; on pourrait le comparer à une gravure dont le cadre représenterait les récifs, la marge blanche les eaux tranquilles du lac, et la gravure elle-même l'île. Le soir, quand je descends de la montagne, je rencontre un homme auquel j'avais fait un petit cadeau le matin ; il m'apporte des bananes rôties toutes chaudes, un ananas et des noix de coco. Je ne connais rien de plus délicieusement rafraîchissant que le lait d'une noix de coco, après une longue course, sous un soleil brûlant. Il y a tant d'ananas dans cette île, qu'on les mange comme on pourrait manger les navets en Angleterre. Ils ont un parfum délicieux, préférable peut-être même au parfum de ceux que l'on cultive en Angleterre, et c'est là, je crois, le plus grand compliment qu'on puisse faire à aucun fruit. Avant de retourner à bord, je charge M. Wilson de dire au Taïtien qui s'est montré si aimable, que j'ai besoin de lui et d'un autre homme pour m'accompagner pendant une courte excursion dans les montagnes.
18 novembre. — Je me rends à terre de très-bonne heure ; j'apporte avec moi un sac plein de provisions et deux couvertures, l'une pour moi et l'autre pour mon domestique. On attache le tout aux deux extrémités d'un long bâton que mes guides taïtiens portent à tour de rôle sur leur épaule. Ces hommes sont accoutumés à porter ainsi, pendant des jours entiers, 50 livres au moins à chaque extrémité du bâton. Je les préviens qu'ils ont à se pourvoir de provisions et d'habits ; ils me répondent que quant aux aliments on en trouve en abondance dans les montagnes, et que quant aux vêtements leur peau leur suffit. Nous remontons la vallée de Tia-auru, dans laquelle coule une rivière qui vient se jeter dans la mer à la pointe Vénus. C'est une des principales rivières de l'île ; elle prend sa source à la base des montagnes centrales les plus élevées, montagnes qui atteignent une hauteur d'environ 7 000 pieds. L'île entière est si montagneuse que le seul moyen de pénétrer dans l'intérieur est de suivre les vallées. Nous commençons par traverser des forêts qui bordent les deux côtés de la rivière ; les échappées de vue, à travers les arbres, sur les hautes montagnes du centre de l'île sont extrêmement pittoresques. Bientôt la vallée se rétrécit ; les montagnes qui la bordent s'élèvent et prennent l'aspect de véritables précipices. Après trois ou quatre heures de marche, nous nous trouvons dans un véritable ravin, dont la largeur n'excède pas le lit du torrent. De chaque côté les murs sont presque verticaux ; cependant ces couches volcaniques sont si molles, que des arbres et de nombreuses plantes poussent dans toutes les crevasses. Ces murailles ont au moins quelques milliers de pieds de hauteur ; ce ravin est infiniment plus beau que tout ce que j'ai vu jusqu'à présent. Jusqu'à midi le soleil dardait verticalement sur nos têtes, l'air était assez frais et assez humide ; mais bientôt la chaleur devint étouffante. Nous nous arrêtons pour dîner à l'ombre d'une saillie de rochers au-dessous d'une muraille de laves disposées en colonnes. Mes guides se procurent un plat de petits poissons et de petites écrevisses. Ils s'étaient munis d'un petit filet étendu sur un cercle ; partout où l'eau était assez profonde, ils plongeaient, suivaient le poisson dans tous les trous où il allait se réfugier, et le prenaient avec leur filet.
Les Taïtiens se comportent dans l'eau comme de véritables amphibies. Une anecdote racontée par Ellis prouve qu'ils sont parfaitement chez eux dans cet élément. En 1817, on débarquait un cheval pour la reine Pomaré ; les cordes cassèrent et le cheval tomba à l'eau ; les indigènes se jetèrent immédiatement à la mer, et par leurs cris, par leurs efforts pour l'aider, firent presque noyer le pauvre animal. Mais, dès que le cheval eut atteint la côte, la population entière se sauva pour échapper au cochon qui porte l'homme, nom qu'ils avaient donné au cheval.
Un peu plus haut la rivière se divise en trois petits torrents. Deux de ces torrents sont impraticables ; ils forment une série de chutes qui partent du sommet de la montagne la plus élevée ; l'autre paraissait tout aussi inaccessible ; nous parvenons cependant à en remonter le cours par une route très-extraordinaire. Les côtés de la vallée sont presque perpendiculaires en cet endroit ; mais, comme il arrive souvent dans les roches stratifiées, on trouve de petites saillies qui sont couvertes de bananiers sauvages, de plantes liliacées et d'autres admirables productions des tropiques. Les Taïtiens, en grimpant sur ces saillies pour chercher des fruits, ont découvert un sentier qui permet de remonter jusqu'au sommet du précipice. Tout d'abord l'ascension est très-dangereuse, car il faut passer sur une surface de rochers extrêmement inclinés, où il n'y a pas une plante pour se retenir ; nous ne parvenons à franchir cet endroit qu'à l'aide des cordes que nous avons apportées. Comment est-on parvenu à découvrir que ce terrible passage est le seul point du flanc de la montagne qui soit praticable, c'est ce que je ne peux comprendre. Nous suivons alors une des saillies de rochers qui nous conduit à l'un des trois torrents. Cette saillie forme une petite plate-forme au-dessus de laquelle une magnifique cascade ayant quelques centaines de pieds de hauteur projette ses eaux, et au-dessous de laquelle une autre cascade fort élevée va se jeter dans la vallée qui est à nos pieds. Il nous faut faire un circuit pour éviter la chute d'eau qui est au-dessus de nos têtes. Nous continuons à suivre des saillies de rochers extrêmement étroites ; une végétation abondante nous cache en partie les dangers que nous courons à chaque instant. Bientôt, pour passer d'une saillie à une autre, il nous faut surmonter une muraille verticale. L'un de mes guides appuie le tronc d'un arbre contre cette muraille, grimpe sur cet arbre, et parvient enfin à atteindre le sommet en profitant des crevasses. Il attache alors nos cordes à une saillie de rochers, il nous en jette une des extrémités, et c'est ainsi que nous lui faisons passer notre chien et nos bagages ; puis nous nous disposons à grimper à notre tour. Au-dessous de la saillie sur laquelle était placé le tronc d'arbre, il y avait un précipice qui devait avoir 500 ou 600 pieds de profondeur au moins ; si les fougères et les lis n'avaient pas en partie dissimulé cet abîme, j'aurais eu le vertige, et rien n'aurait pu me décider à franchir ce dangereux passage. Nous continuons notre ascension, tantôt en traversant de petites plates-formes, tantôt en marchant sur des crêtes bordées de chaque côté par de profonds ravins. J'avais vu dans les Cordillères des montagnes bien plus considérables, mais rien qui puisse se comparer à celles-ci au point de vue des aspérités du terrain. Nous atteignons enfin dans la soirée un petit endroit plat sur les bords du torrent que nous avons continué à suivre, mais qui ne forme plus qu'une série de chutes ; nous établissons là notre bivouac pour la nuit. De chaque côté du ravin il y avait de véritables forêts de bananiers des montagnes couverts de fruits mûrs. Beaucoup de ces arbres avaient de 20 à 23 pieds de hauteur et de 3 à 4 pieds de circonférence. Les Taïtiens nous construisent une excellente maison en quelques minutes ; ils se servent de morceaux d'écorce en guise de cordes, et de tiges de bambou en guise de poutres ; ils la recouvrent avec les immenses feuilles du bananier, et nous préparent un lit fort moelleux avec des feuilles sèches.
Ils se disposent alors à faire du feu pour cuire notre dîner. Ils se procurent le feu en frottant un morceau de bois taillé en pointe grossière dans une rainure faite dans un autre morceau de bois, comme s'ils avaient l'intention d'agrandir cette rainure ; à force de frotter, le bois s'enflamme. Ils n'emploient pour cet usage qu'un bois particulièrement blanc et très-léger (Hibiscus tiliaceus) ; c'est ce même bois qu'ils emploient pour porter des fardeaux, et dont ils se servent pour faire leurs canots. Ils se procurent ainsi du feu en quelques secondes ; mais, pour quiconque ne sait pas la manière de s'en servir, c'est très-difficile, et on n'arrive à un résultat qu'au prix de grandes fatigues ; enfin j'arrivai à allumer du feu, ce dont je fus très-fier. Le Gaucho des Pampas emploie une méthode différente : il prend un bâton élastique ayant environ 18 pouces de longueur, il en appuie une des extrémités sur sa poitrine, et l'autre extrémité, taillée en pointe, repose dans un trou creusé au milieu d'un morceau de bois ; il fait alors tourner rapidement la partie courbe du bois exactement comme un vilebrequin. Dès que les Taïtiens eurent allumé leur feu, ils prirent une vingtaine de pierres ayant environ la grosseur d'une balle à jouer, qu'ils placèrent sur le bois enflammé. Dix minutes après le bois était consumé et les pierres chaudes. Pendant ce temps, ils avaient enveloppé de feuilles les morceaux de bœuf, le poisson, les bananes qu'ils voulaient faire cuire. Ils placèrent ces petits paquets entre deux couches de pierres chaudes, et recouvrirent le tout avec de la terre, de telle sorte que la vapeur ne pût s'échapper. Au bout d'un quart d'heure notre dîner était cuit et tout était délicieux. Ils disposèrent notre repas sur des feuilles de bananier, et, pour tasses, nous donnèrent la coquille d'une noix de coco ; j'ai rarement aussi bien dîné.
Il était impossible de jeter les yeux sur les plantes qui nous entouraient sans ressentir une grande admiration. De toutes parts des forêts de bananiers dont les fruits, bien que servant à l'alimentation sur une grande échelle, pourrissent sur le sol en quantité incroyable. Devant nous se trouvait un champ immense de cannes à sucre sauvages, et enfin, sur les bords du torrent, des quantités considérables d'ava, plante à la tige noueuse vert foncé et si fameuse autrefois pour ses puissantes qualités enivrantes. J'en mâchai un petit morceau, mais je trouvai que cette plante a un goût désagréable et âcre, à tel point qu'on aurait pu croire mâcher une plante vénéneuse. Grâce aux missionnaires, cette plante ne pousse plus maintenant que dans ces ravins éloignés. Tout auprès je pouvais voir l'arum sauvage, dont les racines cuites sont très-bonnes à manger et dont les jeunes feuilles sont meilleures que les épinards. On trouve là aussi l'igname sauvage et une plante liliacée appelée Ti, plante qui pousse en grande abondance ; elle a une racine brune, molle et qui ressemble, à s'y méprendre, à un gros morceau de bois ; cette racine nous sert de dessert ; elle est aussi sucrée que la mélasse et a un goût fort agréable. On trouve, en outre, plusieurs autres espèces de fruits sauvages et de plantes utiles. Dans le petit torrent on voit une quantité d'anguilles et d'écrevisses. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer cette scène et de la comparer à un endroit non cultivé des zones tempérées. Je me sentais de plus en plus convaincu que l'homme, ou tout au moins l'homme sauvage, dont la raison n'était encore qu'en partie développée, doit être l'enfant des tropiques.
Avant que la nuit fût tout à fait venue, j'allai me promener à l'ombre des bananiers en remontant le cours du torrent. Je fus bientôt arrêté, car le torrent formait en cet endroit une cataracte ayant 200 ou 300 pieds de haut ; au-dessus de celle-là, il y en avait encore une autre. Je ne mentionne toutes ces chutes dans le cours du ruisseau que pour donner une idée de l'inclinaison générale du sol. Le petit bassin dans lequel se précipite le torrent est entouré de bananiers ; on dirait que le vent n'a jamais soufflé en cet endroit, car les grandes feuilles de cet arbre, couvertes d'écume, sont parfaitement intactes, au lieu d'être brisées en mille filaments, comme elles le sont ordinairement. Suspendus comme nous l'étions sur le flanc de la montagne, les profondes vallées voisines offraient un spectacle magnifique ; d'un autre côté, les hautes montagnes du centre de l'île nous cachaient à moitié le ciel. Quel sublime spectacle que de voir la lumière disparaître graduellement sur ces pics élevés !
Avant de se coucher, le plus vieux Taïtien se mit à genoux et, les yeux fermés, répéta une longue prière dans sa langue maternelle. Il pria en vrai chrétien, qui ne craint pas le ridicule, et qui ne fait pas ostentation de sa piété. De même aussi ni l'un ni l'autre de mes deux guides n'aurait rien voulu manger sans prononcer d'abord une courte prière. Les voyageurs qui pensent que le Taïtien ne prie que sous les yeux du missionnaire auraient dû se trouver avec nous ce soir-là sur le flanc de la montagne. Il pleut très-fort pendant la nuit, mais notre toit de feuilles de bananier nous garantit de la pluie.
Au point du jour mes guides préparent un excellent déjeuner, tout comme ils avaient préparé le dîner la veille au soir. Ils font certainement grande fête au repas : je puis même dire que j'ai rarement vu des hommes manger autant. Je suppose qu'ils ont l'estomac distendu, parce que la plus grande partie de leur alimentation consiste en fruits et en légumes qui contiennent sous un volume donné une partie comparativement fort petite d'éléments nutritifs. Je poussai, sans le savoir, mes compagnons à violer une de leurs lois : j'avais emporté avec moi un petit flacon d'eau-de-vie, et je les pressai tant d'en accepter, qu'ils ne purent refuser ; mais dès qu'ils en buvaient une gorgée, ils mettaient un doigt devant leur bouche en prononçant le mot : « Missionnaires ». Il y a environ deux ans, bien que l'ava fût interdit, l'ivrognerie exerça des ravages effroyables à cause de l'introduction des alcools. Les missionnaires persuadèrent à quelques hommes intelligents, qui comprenaient que le pays allait se dépeupler rapidement, de former une société de tempérance. Entraînés par le bon sens ou honteux de rester à l'écart, tous les chefs et la reine elle-même devinrent membres de cette société. On vota immédiatement une loi défendant l'introduction des alcools et punissant d'une amende quiconque introduirait ou vendrait cet article défendu. Pour être juste jusqu'au bout, on alloua un certain laps de temps pour permettre l'emploi des provisions qui se trouvaient dans l'île. Mais, le jour où la loi devint exécutoire, on fit une visite générale, dont ne furent même pas exceptées les maisons des missionnaires, et on répandit sur le sol tout l'ava que l'on trouva (les indigènes donnent ce nom générique d'ava à tous les alcools). Quand on pense aux effets de l'intempérance sur les indigènes des deux Amériques, je pense que quiconque aime Taïti doit être reconnaissant aux missionnaires. Aussi longtemps que la petite île de Sainte-Hélène appartint à la Compagnie des Indes orientales, on y défendit la vente des alcools, à cause du mal qui avait été fait ; on y faisait venir du vin du cap de Bonne-Espérance. Il est assez singulier, et ce n'est guère à notre avantage, que, l'année même où on permettait à nouveau la vente des alcools à Sainte-Hélène, le peuple de Taïti en défendait l'usage.
Nous nous remettons en route après déjeuner. Le seul but que je me proposais était de voir un peu l'intérieur de l'île ; nous revenons donc par un autre sentier qui nous conduit un peu plus bas dans la vallée principale. Le sentier est d'abord très-difficile sur le flanc de la montagne qui borde la vallée. Dès que le sol devient un peu plus plat, nous avons à traverser de véritables forêts de bananiers sauvages. Quand on voit, à l'ombre épaisse de ces arbres, les Taïtiens le corps nu et tatoué, la tête ornée de fleurs, on pense malgré soi à l'homme habitant quelque terre primitive. Pour descendre dans la vallée, il nous faut suivre une longue ligne de saillies de rochers ; elles sont extrêmement étroites et, dans bien des endroits, aussi inclinées qu'une échelle, mais elles sont toutes recouvertes d'une magnifique végétation. Le soin extrême qu'il faut mettre à bien s'assurer de chaque pas que l'on fait rend la marche très-fatigante. Je ne cessais de m'étonner à la vue de ces ravins et de ces précipices ; quand, perché sur une de ces saillies, on aperçoit la vallée à ses pieds, on se trouve absolument isolé en l'air, on se croirait en ballon, Nous n'avons occasion de nous servir de nos cordes qu'une fois seulement, à l'endroit où le sentier rejoint la vallée principale. Nous passons la nuit sous le rocher où nous avions dîné la veille, nuit fort belle, fort calme, et dont les ténèbres sont extrêmement épaisses à cause de la profondeur du ravin et de son peu de largeur.
Avant de voir le pays par moi-même, j'avoue qu'il m'était difficile de comprendre deux faits rapportes par Ellis : 1o qu'après les terribles batailles des anciens temps les survivants du parti vaincu se retiraient dans les montagnes, où une poignée d'hommes peut résister à une armée entière. Il est certain qu'une demi-douzaine d'hommes eussent suffi pour en repousser un millier à l'endroit où nous dûmes nous servir d'un tronc d'arbre comme échelle ; 2o qu'après la conversion des habitants au christianisme il resta dans les montagnes des hommes sauvages dont la retraite était inconnue aux habitants plus civilisés.
20 novembre. — Nous nous remettons en route de très-bonne heure de façon à arriver à midi à Matavai. Nous rencontrons en route une troupe considérable d'hommes magnifiques qui vont chercher des bananes sauvages. On me dit à mon arrivée que le vaisseau, ne pouvant pas se procurer d'eau douce en quantité suffisante, est allé jeter l'ancre dans le port de Papawa ; je me rends immédiatement à cet endroit, qui est fort joli. La baie est entourée de récifs et l'eau aussi calme que celle d'un lac. Les terrains cultivés, couverts des admirables productions des tropiques, descendent jusqu'au bord de l'eau ; çà et là on voit quelques cottages.
Avant d'arriver dans cette île, j'avais lu, sur le caractère des habitants, bien des récits contradictoires ; je désirais donc d'autant plus juger par moi-même de l'état moral des habitants, bien que ce jugement doive être nécessairement imparfait. Les premières impressions dépendent presque toujours d'idées préconçues. Ce que je savais sur ces îles, je l'avais emprunté principalement à l'ouvrage d'Ellis (Polynesian Researches), ouvrage admirable, extrêmement intéressant, mais où tout est présenté sous le jour le plus favorable. J'avais lu aussi la relation du voyage de Beechey et celle de Kotzebue, ennemis acharnés de tout ce qui est missionnaire. Si l'on compare ces trois récits, on pourra se faire certainement une idée assez exacte de ce qu'est Taïti au moment actuel (1833). Cependant les deux derniers auteurs que j'ai cités m'avaient donne une opinion absolument incorrecte, c'est-à-dire que les Taïtiens étaient devenus sombres et moroses et qu'ils avaient une peur effroyable des missionnaires. J'avoue n'avoir pas trouvé trace de ce sentiment, à moins qu'on ne confonde la crainte et le respect. Je croyais trouver un peuple mécontent, j'affirme au contraire qu'il serait difficile de trouver en Europe une nation aussi gaie et aussi heureuse. On reproche cependant aux missionnaires, comme une petitesse et comme une folie, d'avoir proscrit l'usage de la flûte et de la danse ; on leur reproche aussi la stricte observation du dimanche qu'ils ont établie dans ces îles. Ce n'est pas à moi, qui n'ai pas été autant de jours ici que d'autres y ont été d'années, à exprimer une opinion sur ce point.
En somme, il me semble que les sentiments moraux et religieux des habitants sont dignes de remarque. Il y a bien des gens qui attaquent, plus vivement encore que Kotzebue, et les missionnaires, et leur système, et les résultats qu'ils ont obtenus. Mais ils ne se donnent pas la peine de comparer l'état actuel de l'île avec ce qu'il était il y a vingt ans à peine ou même avec l'état de l'Europe à notre époque ; ils voudraient trouver dans cette île la perfection chrétienne. Ils voudraient que les missionnaires aient réussi à faire ce que les apôtres eux-mêmes n'ont pu faire. Ils ne songent qu'à blâmer les missionnaires de n'avoir pas amené ces peuples à l'état de moralité la plus parfaite, au lieu de les louer des résultats qu'ils ont obtenus. Ils oublient, ou ils ne veulent pas se rappeler, que les sacrifices humains, — que la puissance des prêtres idolâtres, — qu'un système de débauches sans pareil dans aucune autre partie du monde, — que l'infanticide, conséquence de ce système, — que des guerres cruelles, pendant lesquelles les vainqueurs n'épargnaient ni les femmes ni les enfants, ont disparu aujourd'hui ; que l'introduction du christianisme a considérablement réduit la fraude, l'intempérance et la débauche. C'est une profonde ingratitude chez un voyageur que d'oublier tout cela, car, s'il est sur le point de faire naufrage sur quelque côte inconnue, il doit vivement désirer que les enseignements des missionnaires aient pénétré jusque-là.
On dit, il est vrai, que les femmes ne sont guère plus vertueuses qu'elles ne l'étaient autrefois. Mais, avant de blâmer les missionnaires, il est bon de se rappeler les scènes décrites par le capitaine Cook et par M. Banks, scènes dans lesquelles les grand'mères et les mères des femmes d'aujourd'hui ont joué un rôle. Ceux qui sont le plus sévères devraient se rappeler que la bonne conduite des femmes en Europe provient, en grande partie, des leçons et des exemples que donnent les mères à leurs filles ainsi que des préceptes religieux. Mais il est inutile de raisonner avec ces gens-là ; je suis persuadé que, désappointés de ne pas trouver autant de facilités pour la débauche qu'on en trouvait anciennement, ils ne veulent pas faire honneur de ce progrès à une morale qu'ils n'ont aucun désir de pratiquer ou à une religion qu'ils rabaissent, s'ils ne la méprisent pas.
Dimanche 22. — Le port de Papiéte, où réside la reine, peut être considéré comme la capitale de l'île ; c'est là aussi que se trouve le siège du gouvernement et que se rendent presque tous les bâtiments. Le capitaine Fitz-Roy y conduisit une partie de l'équipage pour entendre le service divin, d'abord en taïtien, puis en anglais. M. Pritchard, le principal missionnaire de l'île, célébra le service. La chapelle, construite en bois, était absolument remplie par des gens propres, se conduisant bien, de tout âge et de tout sexe. Je fus quelque peu désappointé au point de vue de l'attention prêtée au service, mais peut-être est-ce que je m'attendais à de trop belles choses. Dans tous les cas, il serait difficile à cet égard de trouver une différence entre le service divin à Taïti et le service divin dans une commune rurale en Angleterre. Le chant des hymnes était extrêmement agréable ; mais le sermon, bien que l'orateur s'exprimât avec facilité, était assez monotone, peut-être à cause de la répétition constante de ces mots : Tata ta mata mai. Après le service anglais, nous nous rendons à pied jusqu'à Matavai, promenade charmante, tantôt sur le bord de la mer, tantôt à l'ombre d'arbres magnifiques.
Il y a environ deux ans, un petit bâtiment portant le pavillon anglais fut pillé par les habitants d'une île se trouvant sous la domination de la reine de Taïti. On attribua cet acte à quelques ordres donnés par Sa Majesté. Le gouvernement anglais demanda une compensation, elle fut accordée et il avait été convenu qu'on payerait une somme de près de 3 000 dollars le 1er septembre dernier. Le commandant de l'escadre à Lima avait ordonné au capitaine Fitz-Roy de s'occuper de cette affaire et de demander satisfaction, si on ne lui versait pas l'argent comme il avait été convenu. Le capitaine Fitz-Roy demanda donc une audience à la reine Pomaré, fameuse depuis à cause des mauvais traitements que lui ont fait subir les Français. La reine ordonna qu'un parlement, composé des principaux chefs de l'île, se réunît sous sa présidence pour examiner cette question. Je n'essayerai pas de décrire cette scène après le récit intéressant qu'en a fait le capitaine Fitz-Roy. L'argent n'avait pas été versé et peut-être les raisons données pour expliquer ce retard n'étaient-elles pas suffisantes. Mais je ne puis trouver de termes pour exprimer la surprise que nous avons tous ressentie en voyant le bon sens, la force de raisonnement, la modération, la candeur, la promptitude de résolution que montra ce parlement. Nous quittâmes tous la réunion avec une idée bien différente sur les Taïtiens de celle que nous avions quand nous y entrâmes. Les chefs et le peuple résolurent de souscrire pour parfaire la somme nécessaire. Le capitaine Fitz-Roy leur fit remarquer qu'il était dur de sacrifier leurs propriétés particulières pour effacer les crimes d'insulaires éloignés. Ils répondirent qu'ils étaient fort obligés au capitaine Fitz-Roy de ces bonnes paroles, mais que Pomaré était leur reine et qu'ils étaient décidés à l'aider dans cette difficulté. Cette résolution, sa prompte exécution, car la souscription fut ouverte dès le lendemain matin, terminèrent admirablement cette scène remarquable de loyauté et de bons sentiments.
À la suite de cette discussion, plusieurs chefs saisirent l'occasion pour faire au capitaine Fitz-Roy plusieurs questions sur les lois et les coutumes internationales, principalement par rapport au traitement des vaisseaux et des étrangers. La discussion commençait immédiatement et les lois étaient votées aussitôt après. Ce parlement taïtien dura plusieurs heures ; dès que la séance fut terminée, le capitaine Fitz-Roy invita la reine Pomaré à faire une visite au Beagle.
25 novembre. — On envoie dans la soirée quatre canots pour transporter Sa Majesté ; le vaisseau était pavoisé et les matelots placés dans les haubans quand elle arriva à bord ; la plupart des chefs accompagnaient la reine. Tous se conduisirent parfaitement bien ; ils ne demandèrent rien et parurent très-satisfaits des présents que leur fit le capitaine Fitz-Roy. La reine est une grosse femme qui n'a ni grâce, ni beauté, ni dignité ; elle ne possède qu'une qualité royale : un air de parfaite indifférence dans toutes les circonstances. Les fusées causèrent un enthousiasme universel ; après chaque explosion un cri formidable s'élevait tout autour de la baie. On admira aussi beaucoup les chants des matelots ; la reine dit qu'elle pensait que l'un des plus gais n'était certainement pas un hymne. Le cortège royal ne retourna à terre qu'après minuit.
26 novembre. — Dans la soirée nous levons l'ancre et, poussés par une belle brise de terre, nous nous éloignons dans la direction de la Nouvelle-Zélande. Au moment où le soleil se couche, nous jetons un dernier regard sur les montagnes de Taïti, île à laquelle chaque voyageur a payé un tribut d'admiration.
19 décembre. — Dans la soirée nous apercevons la Nouvelle-Zélande dans le lointain. Nous pouvons nous dire actuellement que nous avons presque traversé le Pacifique. Il faut avoir navigué sur ce grand océan pour comprendre combien il est immense ; pendant des semaines nous avions toujours été rapidement en avant sans rien rencontrer, sans rien voir, que l'eau bleue et profonde. Dans les archipels mêmes, les îles ne sont que des points microscopiques très-distants les uns des autres. Accoutumés que nous sommes à étudier des cartes faites à une très-petite échelle, encombrées de points, d'ombre et de noms, il nous est très-difficile de comprendre combien est petite la proportion des terres relativement à celle de l'eau dans cette immense étendue. Nous avons traversé aussi le méridien des antipodes et nous sommes heureux de penser que chaque lieue faite actuellement nous rapproche de l'Angleterre. Les antipodes ! C'est un mot qui rappelle à l'esprit bien des idées qu'on se faisait étant enfant, bien des étonnements qu'on éprouvait alors. Il y a quelques jours encore je pensais à cette limite imaginaire comme à un point défini dans notre voyage vers la patrie ; aujourd'hui, je suis bien obligé de me dire que tous ces lieux que vous représente l'imagination sont autant d'ombres que l'homme ne peut jamais atteindre. Une tempête qui a duré quelques jours nous a donné tout le temps de calculer ce qui nous reste encore à faire avant de nous retrouver dans notre pays et nous a fait désirer plus encore, s'il est possible, que notre voyage soit terminé.
21 décembre. — Nous pénétrons dans la matinée dans la baie des Îles ; le vent tombe au moment où nous entrons dans cette baie, et il est midi avant que nous puissions jeter l'ancre. Le pays est montagneux, les contours sont arrondis, de nombreux bras de mer partant de la baie pénètrent profondément dans les terres. À une certaine distance, le sol paraît recouvert de grossiers pâturages. Ce sont tout simplement des fougères. Sur les collines éloignées et dans quelques parties des vallées, on voit beaucoup de bois. La teinte générale du paysage n'est pas vert brillant, elle ressemble un peu à celle du pays situé un peu au sud de Concepcion, au Chili. Dans plusieurs parties de la baie, des petits villages composés de maisons carrées, propres, descendent jusqu'au bord de l'eau. Dans le port, nous voyons trois baleiniers, et, de temps en temps, un canot passe d'un point à l'autre de la côte. À ces exceptions près, la tranquillité la plus complète semble régner sur le pays tout entier. Un seul canot vient à notre rencontre ; cette solitude et, en un mot, l'aspect de la scène entière, forment un contraste frappant et peu agréable du reste avec le joyeux accueil qui nous avait été fait à Taïti.
Nous nous rendons à terre dans l'après-midi ; nous débarquons auprès d'un des groupes les plus considérables de maisons, groupe qui mérite à peine le nom de village. Ce village s'appelle Pahia ; c'est la résidence des missionnaires et on n'y trouve aucun indigène, sauf des domestiques ou des ouvriers. Il y a en tout 200 ou 300 Anglais dans le voisinage de la baie des Îles ; tous les cottages, dont la plupart sont blanchis à la chaux et paraissent fort propres, sont la propriété des Anglais. Les huttes des indigènes sont si petites, si insignifiantes, qu'il faut être sur elles pour les apercevoir. Quel charme de retrouver à Pahia les fleurs anglaises qui ornent les jardins devant les maisons ! On y voit des roses de plusieurs espèces, du chèvrefeuille, du jasmin, des giroflées et des haies entières d'églantiers.
22 décembre. — Je vais faire une promenade dans la matinée, mais je m'aperçois bientôt qu'il est impossible de parcourir le pays. Toutes les collines sont recouvertes par d'immenses fougères et par une plante qui ressemble au cyprès et qui forme de véritables fourrés ; on n'a jusqu'à présent défriché et cultivé que fort peu de terrain. J'essayai de parcourir le bord de la mer, mais là encore, de quelque côté que je dirigeasse mes pas, j'étais bientôt arrêté par des criques d'eau de mer ou par de profonds ruisseaux. Tout comme à Chiloé, les habitants des différentes parties de la baie ne peuvent guère communiquer qu'en bateau. Je remarque avec quelque surprise que presque toutes les collines ont été autrefois plus ou moins fortifiées. Le sommet est disposé en degrés ou en terrasses successives, fréquemment défendu en outre par un profond fossé. J'observai plus tard que les principales collines de l'intérieur ont pris aussi cette forme artificielle sous la main des habitants. C'est ce qu'on appelle les pahs, dont le capitaine Cook parle assez souvent sous le nom de Hippah ; cette différence d'appellation provient de ce que, dans le second cas, l'article est ajouté au substantif.
Les amas de coquillages et les fossés dans lesquels, m'a-t-on dit, les indigènes avaient coutume de tenir des patates en réserve, prouvent que les pahs ont été autrefois fort souvent habités. Il n'y a pas d'eau sur ces collines, les défenseurs ne pouvaient donc résister à un long siège, mais ils pouvaient tenir devant une attaque soudaine et défendre successivement les différentes terrasses. L'introduction générale des armes à feu a changé tout le système de la guerre chez ces peuples, car le sommet d'une colline est actuellement une situation trop exposée ; aussi les pahs sont-ils aujourd'hui (1835) toujours construits dans les plaines. Ils consistent en une double estacade formée par des morceaux de bois fort épais et assez élevés, placés en zigzag, de sorte qu'on peut toujours prendre l'ennemi par derrière ou en flanc. À l'intérieur de l'estacade, on élève une colline artificielle derrière laquelle les défenseurs du fort peuvent s'abriter. Des petites portes fort basses sont ouvertes dans la palissade d'enceinte pour permettre aux défenseurs d'aller reconnaître leurs ennemis. Le révérend W. Williams, qui me donne ces détails, ajoute que dans l'un de ces pahs il avait remarqué des séparations. Il demanda au chef ce à quoi elles pouvaient servir ; celui-ci lui répondit que c'était pour séparer les hommes, afin que si quelques-uns d'entre eux sont tués, les voisins ne les voient pas et par conséquent ne se découragent pas.
Les Nouveaux-Zélandais considèrent ces pahs comme un moyen de défense excellent ; leurs ennemis, en effet, ne sont jamais assez disciplinés pour se précipiter en troupe sur la palissade, l'abattre et entrer. Quand une tribu fait la guerre, le chef ne peut ordonner à un homme d'aller ici ou là, chaque homme combat de la manière qui lui convient le mieux ; or chaque individu doit considérer que s'approcher d'une palissade défendue par des hommes portant des armes à feu, c'est s'exposer à une mort certaine. Je ne crois cependant pas qu'on puisse trouver race plus guerrière que les Nouveaux-Zélandais. Leur conduite, alors qu'ils virent un vaisseau pour la première fois, ainsi que le raconte le capitaine Cook, en est un excellent exemple : il fallait une hardiesse extraordinaire pour jeter des pierres à un objet si grand et si nouveau et pour crier : « Venez à terre, nous vous tuerons et nous vous mangerons tous. » La plupart de leurs coutumes, leurs actes même les plus insignifiants prouvent cet esprit guerrier. Si un Nouveau-Zélandais reçoit un coup, même en plaisantant, il faut qu'il le rende ; j'en ai vu plusieurs exemples.
Aujourd'hui, grâce aux progrès de la civilisation, les guerres sont bien moins fréquentes, sauf chez les tribus méridionales. On m'a raconté sur ces tribus un fait caractéristique qui s'est passé il y a quelque temps. Un missionnaire arriva chez un chef et trouva toute la tribu se préparant à la guerre ; les fusils étaient nettoyés et les munitions prêtes. Le missionnaire fit aux indigènes de longs raisonnements sur l'inutilité de la guerre, sur les causes futiles qui les y poussaient. Il parla tant et si bien, que la résolution du chef en fut ébranlée ; mais tout à coup ce dernier se rappela qu'il avait un baril de poudre en fort mauvais état et qui ne pouvait guère se conserver beaucoup plus longtemps. C'était là un argument irrésistible démontrant la nécessité d'une guerre immédiate, car c'eût été dommage de laisser gâter de si bonne poudre ; la guerre fut donc décidée. Les missionnaires m'ont raconté que l'amour de la guerre a été le seul et unique mobile de toutes les actions de Shongi, le chef qui a visité l'Angleterre. La tribu dont il était le chef avait été autrefois fort opprimée par une tribu qui habite les bords de la rivière Thames. Les hommes jurèrent solennellement que, dès que leurs fils seraient assez grands et qu'ils seraient devenus assez puissants, ils n'oublieraient ni ne pardonneraient jamais ce qu'on leur avait fait souffrir. Le principal motif du voyage de Shongi en Angleterre avait été de trouver les moyens d'accomplir ce serment. Il ne faisait attention aux cadeaux qu'on lui faisait qu'à condition qu'il pût les convertir en armes ; il ne s'intéressa qu'à une seule chose, la manufacture des armes. Par une étrange coïncidence Shongi, en passant à Sydney, rencontra chez M. Marsden le chef de la tribu de la rivière Thames ; ils se saluèrent poliment, puis Shongi dit à son ennemi que, dès qu'il serait de retour à la Nouvelle-Zélande, il lui ferait une guerre sans trêve ni merci. L'autre accepta le défi ; dès son retour, Shongi tint sa parole à la lettre. Il finit par détruire complètement la tribu de la rivière Thames et par tuer le chef qu'il avait défié. Sauf ce sentiment si vif de haine et de vengeance, Shongi était, dit-on, une fort bonne personne.
Dans la soirée je vais, accompagné du capitaine Fitz-Roy et de M. Baker, un des missionnaires, visiter Kororadika. Nous nous promenons dans le village, causant avec beaucoup de monde ; hommes, femmes et enfants. On compare tout naturellement les Nouveaux-Zélandais aux Taïtiens ; ils appartiennent d'ailleurs à la même race. Mais la comparaison n'est pas à l'avantage des Nouveaux-Zélandais : peut-être ont-ils une énergie supérieure à celle des Taïtiens, mais sous tous les autres rapports ils sont inférieurs. On n'a qu'à les regarder l'un et l'autre pour être convaincu que l'un est un sauvage, l'autre un homme civilisé. On chercherait en vain dans toute la Nouvelle-Zélande un homme ayant l'expression et le port du vieux chef taïtien Utamme. Peut-être est-ce parce que les singuliers dessins du tatouage des Nouveaux-Zélandais leur donnent un aspect désagréable. On est étonné et tout surpris, quand on n'y est pas habitué, de voir les dessins compliqués, bien que symétriques, qui leur couvrent tout le corps ; il est probable, en outre, que les profondes incisions qu'ils se font sur la face détruisent le jeu des muscles superficiels et leur donnent un air de rigide inflexibilité. Mais à côté de cela ils ont quelque chose dans le regard qui indique certainement la ruse et la férocité. Ils sont grands et forts, mais on ne peut les comparer, sous le rapport de l'élégance, même aux classes inférieures de Taïti.
Leur personne et leurs maisons sont très-sales et émettent une odeur horrible, il semble qu'ils n'aient jamais eu l'idée de se laver ou de laver leurs effets. J'ai vu un chef qui portait une chemise toute noire et si couverte d'ordures, qu'elle en était roide ; je lui demandai comment il se faisait qu'elle fût si sale : « Mais ne voyez-vous pas, répondit-il d'un air tout étonné, que c'est une vieille chemise ? » Quelques hommes portent des chemises, mais le costume principal du pays est une grande couverture, ordinairement couverte d'ordures, qu'ils portent sur l'épaule de la façon la plus disgracieuse. Quelques-uns des principaux chefs ont des habits anglais assez propres, mais ils ne les portent que dans les grandes occasions.
23 décembre. — Les missionnaires ont acheté quelques terrains pour y établir des cultures à un endroit appelé Waimate, à environ 15 milles de la baie des îles et à moitié chemin entre la côte occidentale et la côte orientale. J'avais été présenté au révérend W. Williams, qui, quand je lui en exprimai le désir, m'invita à lui rendre visite dans son établissement. M. Bushby, le résident anglais, m'offrit de me conduire en bateau dans une crique où je verrais une jolie cascade, ce qui en outre raccourcirait de beaucoup la route que j'aurais à faire à pied. Il me procura aussi un guide. Il demanda à un chef voisin de lui recommander quelqu'un pour me guider et le chef s'offrit à m'accompagner lui-même ; ce chef ignorait si complètement la valeur de l'argent, qu'il me demanda d'abord combien je lui donnerais de livres sterling, il est vrai qu'il se contenta ensuite de 2 dollars. Quand je lui montrai un petit paquet que je voulais emporter, il déclara qu'il devait se faire accompagner par un esclave. Ces sentiments d'orgueil commencent à disparaître, mais, il n'y a pas longtemps encore, un chef aurait proféré mourir plutôt que de se soumettre à l'indignité de porter le fardeau le plus petit. Mon guide était un homme actif, il portait une couverture fort sale et sa figure était complètement tatouée. Autrefois c'était un grand guerrier. Il paraissait dans les meilleurs termes avec M. Bushby, ce qui n'empêchait pas qu'ils n'eussent quelquefois de violentes querelles. M. Bushby me fit remarquer que le meilleur moyen de venir à bout de ces indigènes, même au moment où ils sont le plus en colère, est de se moquer tranquillement d'eux. « Un jour ce chef était venu dire à M. Bushby en le bravant : Un grand chef, un grand homme, un de mes amis, est venu me rendre visite, il faut que vous lui donniez quelque chose de bon à manger, que vous lui fassiez de beaux présents, etc. » M. Bushby le laissa aller jusqu'au bout, puis lui répondit tranquillement : « Que faut-il que votre esclave fasse encore pour vous ? » Cet homme le regarda, parut tout étonné et cessa immédiatement ses bravades.
Il y a quelque temps M. Bushby eut à soutenir une attaque beaucoup plus sérieuse. Un chef accompagné d'une troupe assez nombreuse essaya de pénétrer dans sa maison au milieu de la nuit ; ne pouvant y parvenir, ils commencèrent un feu de mousqueterie extrêmement vif. M. Bushby fut légèrement blessé, mais il parvint enfin à repousser les agresseurs. Peu après on découvrit le chef qui avait commandé la troupe et on provoqua une réunion de tous les chefs de l'île pour examiner l'affaire. Les Nouveaux-Zélandais considérèrent cet acte comme odieux, parce que l'attaque avait eu lieu pendant la nuit et que Mme Bushby était malade dans la maison ; il faut remarquer à leur honneur qu'ils considèrent la présence d'une personne malade comme une protection. Les chefs convinrent de confisquer les terres de l'agresseur pour les remettre au roi d'Angleterre. On n'avait pas eu, jusque-là, d'exemple du jugement et surtout de la punition d'un chef. L'agresseur fut en outre dégradé, ce que les Anglais considérèrent comme bien plus important que la confiscation de ses terres.
Au moment où le bateau quittait la côte, un second chef y entra ; il désirait seulement passer le temps en venant se promener dans la crique. Je n'ai jamais vu expression plus horrible et plus féroce que celle du visage de cet homme. Cependant il me semblait avoir vu son portrait quelque part ; on le trouvera dans les dessins que Retzch a faits pour illustrer la ballade de Fridolin par Schiller, où deux hommes poussent Robert dans la fournaise : c'est celui qui pose son bras sur la poitrine de Robert. J'avais d'ailleurs sous les yeux un parfait exemple de physionomie ; ce chef était un fameux assassin et en même temps la lâcheté personnifiée. Quand nous débarquâmes, M. Bushby m'accompagna pendant quelques centaines de mètres pour me montrer la route. Je ne pus m'empêcher d'admirer l'impudence du vieux coquin, que nous avions laissé dans le bateau, quand il cria à M. Bushby ; « Ne soyez pas longtemps, car je m'ennuie à vous attendre ici. »
La route que nous suivons est un sentier bien battu, bordé de chaque côté par de hautes fougères, semblables à celles qui couvrent tout le pays. Au bout de quelques milles nous atteignons un petit village, composé de quelques huttes entourées de champs de pommes de terre. L'introduction de la pomme de terre à la Nouvelle-Zélande a été un bienfait pour cette île. Elle est maintenant beaucoup plus cultivée que n'importe quel légume indigène. La Nouvelle-Zélande présente un immense avantage naturel, c'est que les habitants n'y peuvent pas mourir de faim. Le pays tout entier, je l'ai déjà dit, est couvert de fougères ; or, si les racines de cette plante ne constituent pas un aliment très-agréable, elles contiennent tout au moins beaucoup de principes nutritifs. Un indigène est sûr de ne pas mourir de faim en se nourrissant de ces racines et des coquillages extrêmement abondants sur toutes les parties de la côte. On remarque tout d'abord dans les villages les plates-formes élevées sur quatre pieux à 10 ou 12 pieds au-dessus du sol ; on y place les récoltes pour les mettre à l'abri de toute espèce d'accident.
Nous nous approchons d'une des huttes et je vois alors un spectacle qui m'amuse beaucoup, c'est la cérémonie du frottement des nez. Dès que les femmes nous voient approcher, elles commencent à psalmodier sur le ton le plus mélancolique, puis elles s'assoient sur leurs talons le visage tourné en l'air. Mon compagnon s'approche successivement de chacune d'elles, place son nez à angle droit avec le leur et appuie assez fortement. Cela dure un peu plus longtemps que notre cordiale poignée de main ; et, de même que nous serrons la main de nos amis plus ou moins fort, de même ils appuient plus ou moins fortement. Pendant toute la cérémonie ils poussent de petits grognements de plaisir qui ressemblent beaucoup aux grognements que font entendre deux cochons qui se frottent l'un contre l'autre. Je remarque que l'esclave se frotte le nez avec tous les gens qu'il trouve sur son chemin sans s'inquiéter de laisser passer son maître le premier. Bien que, chez ces sauvages, le chef ait le droit le plus absolu de vie et de mort sur son esclave, il y a cependant entre eux une absence complète d'étiquette. M. Burchell a remarqué le même fait chez les grossiers Bachapins qui habitent l'Afrique méridionale. Partout où la civilisation a atteint un certain degré, on voit se produire immédiatement un grand nombre de formalités entre les individus appartenant à des classes différentes : ainsi, à Taïti, tout le monde était obligé, en présence du roi, de se découvrir jusqu'à la ceinture.
Quand mon compagnon eut achevé de se frotter le nez avec tous les individus présents, nous nous assîmes en cercle devant l'une des huttes ; nous nous y reposons une demi-heure. Toutes les huttes ont presque la même forme et la même dimension ; mais toutes se ressemblent sous un autre rapport, c'est-à-dire qu'elles sont toutes aussi abominablement sales les unes que les autres. Elles ressemblent à une étable dont une des extrémités serait ouverte ; à l'intérieur se trouve une cloison percée d'un trou carré, ce qui forme une petite chambre extrêmement sombre. C'est là que les habitants conservent tout ce qu'ils possèdent et qu'ils vont coucher quand le temps est froid ; mais ils prennent leurs repas et passent la journée dans la partie ouverte. Nous nous remettons en route quand mes guides ont fini de fumer leur pipe. Le sentier continue à traverser un pays ondulé, toujours recouvert de fougères. À notre droite nous voyons une petite rivière qui fait mille détours ; les rives sont bordées d'arbres et on voit aussi quelques buissons sur le flanc des collines. En dépit de sa couleur verte, le paysage semble désolé. La vue de tant de fougères donne l'idée de la stérilité ; c'est là, cependant, une opinion incorrecte, car, partout où les fougères poussent bien on est sûr que le sol est très-fertile, si on le laboure. Quelques résidents pensent que tout ce pays était autrefois couvert de forêts qui ont été détruites par le feu. On dit qu'en creusant dans les endroits les plus découverts on trouve des morceaux de résine semblable à celle qui coule du pin Kauri. Les indigènes ont évidemment eu un motif en détruisant les forêts ; la fougère leur fournissait, en effet, leur principal aliment et cette plante ne pousse que dans les endroits découverts. L'absence presque entière d'autres espèces de graminées, caractère si remarquable de la végétation de cette île, peut s'expliquer peut-être par le fait que le sol était autrefois entièrement recouvert par des forêts.
Le sol est volcanique ; nous passons dans quelques endroits sur des coulées de lave et on peut distinguer des cratères sur plusieurs des collines voisines. Ma promenade me procure beaucoup de plaisir, bien que le pays ne soit jamais très-beau ; j'aurais éprouvé plus de plaisir encore si mon compagnon, le chef, n'avait pas été un abominable bavard. Je ne savais que trois mots de la langue : « bon, mauvais et oui. » Je les employais alternativement pour répondre à tout ce qu'il me disait sans avoir, bien entendu, compris un seul mot de son discours. Il semblait heureux de trouver quelqu'un qui prêtât une si grande attention à ses paroles, aussi ne cessa-t-il pas un seul instant de me parler.
Nous arrivons enfin à Waimate. Après avoir traversé un pays inhabité et inculte pendant tant de milles, rien d'agréable comme de se trouver tout à coup en présence d'une ferme anglaise, entourée de champs bien cultivés. M. Williams n'est pas chez lui, mais M. Davies me reçoit de la façon la plus charmante. Après avoir pris le thé avec sa famille, nous allons faire un tour dans les cultures. Il y a, à Waimate, trois grandes maisons où résident les missionnaires MM. Williams, Davies et Clarke ; auprès de ces maisons se trouvent les huttes des laboureurs indigènes. Sur une colline voisine je vois des champs magnifiques de blé et d'orge ; autre part des champs de pommes de terre et de trèfle. Mais il m'est impossible de décrire tout ce que j'ai vu ; il y a là de grands jardins où se trouvent tous les fruits et tous les légumes de l'Angleterre et beaucoup d'autres appartenant à des climats plus chauds. Je puis citer comme exemple l'asperge, le haricot, le concombre, la rhubarbe, la pomme, la poire, la figue, la pêche, l'abricot, le raisin, l'olive, la groseille à maquereau, la groseille, le houblon ; des bruyères forment les haies et çà et là on voit des chênes ; on cultive aussi une grande quantité d'espèces de fleurs. Autour de la cour de la ferme des étables, une aire à battre le blé, une machine à vanner, une forge ; sur le sol, des charrues et d'autres instruments agricoles ; au milieu de la cour, des cochons et des volailles paraissant aussi heureux qu'ils le sont dans une ferme anglaise. À quelques centaines de mètres de distance on a endigué un petit ruisseau et établi un moulin à eau.
Tout cela est d'autant plus surprenant qu'il y a cinq ans on ne voyait que des fougères en cet endroit. Ce sont des ouvriers indigènes, guidés par les missionnaires, qui ont exécuté ces travaux. Ce sont des Nouveaux-Zélandais qui ont bâti les maisons, qui ont fait les fenêtres, qui ont labouré les champs et qui ont même greffé les arbres. J'ai vu au moulin un Nouveau-Zélandais tout blanc de farine comme son confrère le meunier anglais. Cette scène m'a rempli d'admiration. Or cette admiration ne provient pas tant de ce que je crois revoir l'Angleterre — et cependant, au moment où la nuit tombe, les bruits domestiques qui frappent mes oreilles, les champs de blé qui m'entourent rendent l'illusion complète, et j'aurais pu me croire de retour dans ma patrie — elle ne provient pas tant du légitime orgueil que me cause la vue des progrès obtenus par mes compatriotes, que de l'espoir que ce spectacle m'inspire pour l'avenir de cette belle île.
Plusieurs jeunes gens rachetés par les missionnaires sont employés à la ferme. Ils portent une chemise, une jaquette et un pantalon ; ils ont l'air très-respectables. S'il faut en juger par un détail insignifiant, je crois qu'ils doivent être honnêtes. Un jeune laboureur, alors que nous nous promenons dans les champs, s'approche de M. Davies pour lui remettre un couteau et une vrille qu'il a trouvés sur la route ; il ne sait pas, dit-il, à qui ces objets peuvent appartenir ! Ces jeunes gens paraissent fort heureux. Le soir je les vois jouer au cricket avec les fils des missionnaires, ce qui ne laisse pas que de m'amuser beaucoup en pensant qu'on accuse ces missionnaires d'être austères jusqu'à l'absurde. L'aspect des jeunes femmes qui servent de domestiques à l'intérieur des maisons me frappe encore davantage. Elles sont aussi propres, aussi bien habillées, paraissent en aussi bonne santé que les servantes de ferme en Angleterre, ce qui ne laisse pas que de faire un contraste étonnant avec les femmes qui habitent les ignobles huttes de Kororadika. Les femmes des missionnaires ont voulu leur persuader de renoncer au tatouage ; mais, un beau jour, un fameux opérateur arriva du sud de l'île et elles ne purent résister à la tentation : « Il faut bien, dirent-elles, que nous nous fassions faire quelques lignes sur les lèvres, car autrement, quand nous serons vieilles et que nos lèvres seront ridées, nous serions trop laides. » La mode du tatouage tend d'ailleurs à disparaître ; cependant, comme c'est un signe de distinction entre le maître et l'esclave, il est probable que le tatouage subsistera longtemps encore. Il est singulier comme on s'habitue rapidement à ce qui peut paraître la chose même la plus extraordinaire : ainsi les missionnaires m'ont dit que, même pour eux, il manque quelque chose à une figure quand elle n'est pas tatouée, et qu'elle ne leur représente plus alors la face d'un gentleman de la Nouvelle-Zélande.
Le soir, je me rends chez M. Williams, où je dois passer la nuit. J'y trouve une quantité d'enfants, réunis pour fêter le jour de Noël ; ils sont tous assis autour d'une table immense et prennent le thé. Jamais je n'ai vu groupe d'enfants plus jolis et plus gais ; on ressent bien quelque étonnement quand on pense en même temps qu'on se trouve au milieu d'une île, où le cannibalisme, le meurtre et tous les crimes les plus atroces règnent en véritables maîtres ! D'ailleurs, les chefs de la mission semblent, eux aussi, jouir de la gaieté et du bonheur que respirent toutes ces petites figures.
24 décembre. — On dit la prière du matin en Nouveau-Zélandais en présence de toute la famille. Après déjeuner je vais me promener dans les jardins et dans la ferme. C'est jour de marché ; les indigènes des hameaux voisins apportent leurs pommes de terre, leur maïs, leurs cochons, qu'ils viennent échanger contre des couvertures et du tabac ; quelquefois, à force de persuasion, les missionnaires parviennent à leur faire prendre un peu de savon. Le fils aîné de M. Davis, qui exploite une ferme, est le grand chef du marché. Les enfants des missionnaires, qui sont venus demeurer tout jeunes dans l'île, comprennent la langue indigène bien mieux que leurs parents, et bien mieux qu'eux aussi se font obéir par les sauvages.
Un peu avant midi, MM. Williams et Davies me conduisent dans une forêt voisine pour me montrer les fameux pins Kauris. Je mesure un de ces magnifiques arbres ; juste au-dessus des racines il a 31 pieds de circonférence. Il y en a un autre à une certaine distance, trop loin pour que j'aille le voir, qui a 33 pieds de circonférence ; on m'en a cité un autre enfin qui a plus de 40 pieds. Ces arbres sont fort remarquables à cause de leur tronc uni et cylindrique, qui s'élance jusqu'à une hauteur de 60 et même de 90 pieds en conservant presque partout le même diamètre, et sans une seule branche. La couronne de branches qui se trouve au sommet est extraordinairement petite comparativement au tronc ; les feuilles sont aussi fort petites comparativement aux branches. Cette forêt est presque entièrement composée de Kauris ; les plus grands arbres, grâce au parallélisme de leurs côtés, ressemblent à de gigantesques colonnes de bois. Le bois du Kauri est la production la plus précieuse de l'île ; il sort en outre du tronc une grande quantité de résine qu'on vendait alors 10 centimes la livre aux Américains, il est vrai qu'on n'en connaissait pas l'emploi. Il me semble que quelques-unes des forêts de la Nouvelle-Zélande doivent être absolument impénétrables ; M. Matthews m'a raconté, en effet, qu'il connaît une forêt n'ayant que 34 milles de largeur, qui sépare deux régions habitées et qu'on venait de traverser pour la première fois. Accompagné d'un autre missionnaire, à la tête chacun de cinquante hommes, il essaya de se frayer un passage à travers cette forêt ; ils n'y parvinrent qu'après quinze jours de travail. J'ai vu fort peu d'oiseaux dans les bois. Quant aux animaux, il est très-remarquable qu'une île aussi grande, ayant plus de 700 milles du nord au sud et dans bien des endroits 90 milles de largeur, possédant des situations de toute espèce, un beau climat, des terres situées à toutes les hauteurs jusqu'à 14 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, ne renferme qu'un petit rat en fait d'animal indigène. Plusieurs espèces d'oiseaux gigantesques, appartenant à la famille des Deinornis, semblent avoir remplacé ici les mammifères, de la même façon que les reptiles les remplacent encore dans l'archipel des Galapagos. On dit que le rat commun de Norwége a, en deux ans, détruit le rat de la Nouvelle-Zélande dans toute l'extrémité septentrionale de l'île. J'ai remarqué, dans bien des endroits, plusieurs espèces de plantes que, comme les rats, j'ai été forcé de reconnaître pour des compatriotes. Un poireau a envahi des districts tout entiers ; sans aucun doute il créera bien des embarras, quoiqu'un bâtiment français l'ait importé ici par grande faveur. La barbane commune est aussi fort répandue et portera toujours, je le crois, témoignage de la méchanceté d'un Anglais qui en a donné les graines en échange de graines de tabac.
J'allai dîner avec M. Williams au retour de cette promenade ; il me prêta un cheval pour retourner à la baie des îles. Je quittai les missionnaires en les remerciant vivement de leur gracieuse réception et plein d'admiration pour leur zèle et pour leur dévouement ; il serait très-difficile, je crois, de trouver des hommes plus dignes qu'ils ne le sont du poste important qu'ils ont à remplir.
Jour de Noël. — Dans quelques jours il y aura quatre ans que nous avons quitté l'Angleterre. Nous avons célébré notre première fête de Noël à Plymouth ; la seconde, à la baie de Saint-Martin, auprès du cap Horn ; la troisième, à Port-Desire, en Patagonie ; la quatrième, à l'ancre dans un port sauvage de la péninsule de Tres Montes ; la cinquième ici ; nous célébrerons la prochaine, je l'espère, en Angleterre. Nous assistons à l'office divin dans la chapelle de Pahia ; partie du service se fait en anglais, partie en langue indigène. Pendant notre séjour à la Nouvelle-Zélande nous n'avons pas entendu parler d'actes récents de cannibalisme ; cependant M. Stokes a trouvé des ossements humains calcinés, épars auprès d'un foyer, sur une petite île près de l'endroit où notre vaisseau est à l'ancre. Mais les restes de cet excellent banquet étaient peut-être là depuis plusieurs années. Il est probable que la moralité du peuple va s'améliorer rapidement. M. Bushby rapporte un fait plaisant comme preuve de la sincérité de quelques-uns tout au moins des indigènes qui se sont convertis au christianisme. Un de ces jeunes gens, qui lisait ordinairement les prières aux autres domestiques, vint à le quitter. Quelques semaines après il eut l'occasion de passer assez tard dans la soirée auprès d'une maison isolée et il aperçut ce jeune homme qui, à la lueur du feu, lisait la Bible à quelques individus qu'il avait réunis autour de lui. Quand la lecture fut finie, ils s'agenouillèrent tous pour prier et citèrent dans leurs prières M. Bushby, sa famille et tous les missionnaires du district.
26 décembre. — M. Bushby nous offre, à M. Sulivan et à moi, de nous faire remonter dans son canot quelques milles de la rivière Cawa-Cawa ; il se propose ensuite de nous conduire au village de Waiomio, où se trouvent quelques rochers curieux. Nous remontons un des bras de la baie ; le paysage est fort joli ; nous continuons notre course en bateau jusqu'à ce que nous arrivions à un village au delà duquel la rivière n'est plus navigable. Un chef de ce village et quelques hommes sortent pour nous accompagner jusqu'à Waiomio, situé à une distance de 4 milles. Ce chef était quelque peu célèbre à cette époque, parce qu'il venait de pendre une de ses femmes et un de ses esclaves coupables d'adultère. Un des missionnaires lui fit quelques remontrances à ce sujet ; il en parut tout surpris et lui répondit qu'il croyait suivre absolument la méthode anglaise. Le vieux Shongi, qui se trouvait en Angleterre pendant le procès de la reine, ne manquait jamais de dire, quand on lui en parlait, combien il désapprouvait cette manière de faire. « J'ai cinq femmes, disait-il, et j'aimerais mieux leur couper la tête à elles toutes que de me soumettre à de tels embarras à propos d'une seule. »
Après nous être reposés quelque temps dans ce village, nous nous rendons dans un autre, perché sur une colline à quelque distance. Le chef, encore païen, avait perdu une de ses filles cinq jours avant notre arrivée. On avait brûlé la hutte dans laquelle elle était morte ; son corps, placé entre deux petits canots, était exposé debout sur le sol, enfermé dans une palissade couverte des images de leurs dieux en bois sculpté ; le tout était peint en rouge de façon à ce qu'on pût l'apercevoir de fort loin. La robe de la morte était attachée au cercueil, ses cheveux, coupés, étaient placés à ses pieds. Ses parents s'étaient fait des entailles sur les bras, sur le corps et sur la figure, de telle sorte qu'ils étaient tous couverts de caillots de sang ; les vieilles femmes, en cet état, étaient abominables. Quelques officiers visitèrent à nouveau cet endroit le lendemain ; les femmes continuaient encore à gémir et à se taillader la peau.
Nous continuons notre promenade et nous arrivons bientôt à Waiomio. On trouve là des masses de grès singulières qui ressemblent à de vieux châteaux en ruine. Ces rochers ont servi longtemps de sépulture et sont, par conséquent, des lieux trop sacrés pour qu'on ose s'en approcher. Cependant un des jeunes gens qui nous accompagnent s'écrie : « Soyons braves ! » et il s'élance en avant ; toute la troupe le suit, mais, quand ils se trouvèrent à une centaine de mètres des rochers, ils s'arrêtèrent tous d'un commun accord. Je dois ajouter qu'ils nous laissèrent visiter cet endroit sans nous faire la moindre observation. Nous nous reposons dans ce village pendant quelques heures ; M. Bushby a eu, pendant ce temps, une longue discussion avec un vieillard à propos du droit de vendre certaines terres ; le vieillard, qui paraît très-fort sur la généalogie locale, indique les possesseurs successifs en enfonçant dans le sol une série de morceaux de bois. Avant de quitter le village on nous remet à chacun un panier de patates rôties ; selon la coutume, nous les emportons pour les manger en route. Au milieu des femmes occupées à faire la cuisine, j'ai remarqué un esclave mâle. Ce doit être chose fort humiliante, chez un peuple si guerrier, que d'être employé à ce que l'on considère comme un travail presque indigne des femmes. On ne permet pas aux esclaves de faire la guerre ; mais est-ce là une privation bien grande ? J'ai entendu parler d'un pauvre malheureux qui, pendant une bataille, passa à l'ennemi. Deux hommes s'emparèrent immédiatement de lui, mais comme ils ne purent s'entendre sur la question de savoir à qui il appartiendrait, tous deux le menaçaient de leur hache de pierre, et chacun semblait tout au moins décidé à ce que l'autre ne l'eût pas vivant. Ce fut la femme d'un chef qui, par son adresse, sauva ce malheureux à moitié mort de peur. Nous revenons au canot, mais ce n'est que le soir fort tard que nous remontons à bord de notre bâtiment.
30 décembre. — Dans l'après-midi, nous quittons la baie des îles pour nous rendre à Sydney. Nous sommes tous, je crois, fort heureux de quitter la Nouvelle-Zélande. Ce n'est certes pas un lieu agréable. On n'y retrouve pas chez les indigènes cette charmante simplicité qui plaît tant à Taïti ; d'autre part, la plus grande partie des Anglais qui habitent cette île sont l'écume de la société. On ne peut pas dire non plus que le pays soit attrayant. La Nouvelle-Zélande ne m'a laissé qu'un heureux souvenir : c'est Waimate et ses habitants chrétiens.
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CHAPITRE XIX
Sydney. — Excursion à Bathurst. — Aspect des forêts. — Bandes d'indigènes. — Extinction graduelle des indigènes. — Épidémies engendrées par des agglomérations d'hommes en bonne santé. — Montagnes Bleues. — Aspect des grandes vallées qui ressemblent à des golfes. — Leur origine et leur formation. — Bathurst ; politesse des classes inférieures. — État de la société. — Terre de Van-Diémen. — Hobart Towa. — Tous les indigènes bannis. — Mont Wellington. — Détroit du Roi-Georges. — Aspect mélancolique du pays. — Bande d'indigènes. — Nous quittons l'Australie.
Australie.
12 janvier 1836. — Un vent favorable nous pousse presque au point du jour à l'entrée du port Jackson. Au lieu de voir un pays verdoyant, couvert de belles maisons, des falaises jaunâtres qui s'étendent à perte de vue nous rappellent les côtes de la Patagonie. Un phare solitaire, bâti en pierres blanches, nous indique seul que nous approchons d'une grande ville populeuse. Nous entrons dans le port ; il nous paraît grand et spacieux ; il est entouré de falaises formées de grès stratifiés horizontalement. Le pays, presque plat, est couvert d'arbres rabougris ; tout indique la stérilité. À mesure que nous avançons, cependant, le pays devient plus beau ; on commence à apercevoir quelques belles villas, quelques jolis cottages situés sur le bord de la mer. Plus loin encore, des maisons en pierre à deux ou trois étages, des moulins à vent situés sur l'extrémité d'un promontoire, nous indiquent le voisinage de la capitale de l'Australie.
Nous jetons enfin l'ancre dans le port de Sydney. Nous y trouvons un grand nombre de beaux vaisseaux ; le port tout entier est entouré par des magasins. Dans la soirée, je fais ma première promenade dans la ville ; je reviens plein d'admiration pour ce que j'ai vu. C'est là, sans contredit, une des preuves les plus admirables de la puissance de la nation anglaise. En quelques années, dans un pays qui ne semble pas offrir autant de ressources que l'Amérique méridionale, on a fait mille fois plus qu'on n'a fait là-bas pendant des siècles. Mon premier sentiment est de me féliciter d'être Anglais. Quelques jours après, quand la ville me fut mieux connue, mon admiration diminua peut-être bien un peu ; cependant Sydney est une belle ville. Les rues sont régulières, larges, propres et parfaitement entretenues ; les maisons sont grandes, les boutiques bien garnies. On peut comparer cette ville aux immenses faubourgs qui entourent Londres et à quelques autres grandes villes de l'Angleterre ; mais on ne remarque pas, même auprès de Londres et de Birmingham, une croissance aussi rapide. Le nombre de grandes maisons ou d'autres édifices récemment achevés est réellement étonnant ; néanmoins chacun se plaint de la cherté des loyers et de la difficulté qu'il y a à se procurer une maison. J'arrivais de l'Amérique méridionale, où, dans les villes, on connaît immédiatement tous les gens riches ; aussi rien ne me surprenait-il davantage que de ne pas savoir immédiatement à qui appartenait, par exemple, la voiture que je voyais passer.
Je loue un homme et deux chevaux pour me conduire à Bathurst, centre d'une grande région pastorale, situé à environ 120 milles dans l'intérieur. J'espère ainsi me rendre compte de l'aspect général du pays. Je pars le 16 janvier, au matin. Notre première étape nous conduit à Paramatta, petite ville qui ne le cède en importance qu'à Sydney. Les routes sont excellentes ; elles sont faites d'après les procédés indiqués par Mac Adam. Pour les construire, on a fait venir des cailloux de carrières situées à plusieurs milles de distance. Sous bien des rapports on pourrait se croire en Angleterre ; peut-être seulement les cabarets sont-ils plus nombreux ici. Ce qui étonne le plus, ce sont les chaînes des déportés ou des forçats qui ont commis quelque crime dans la colonie ; ils travaillent enchaînés sous la garde de sentinelles qui ont le fusil chargé. Je crois qu'une des principales causes de la prompte prospérité de cette colonie est que le gouvernement, ayant à sa disposition des gens condamnés aux travaux forcés, a pu créer immédiatement de bonnes routes dans toutes les parties du pays. Je passe la nuit dans un petit hôtel très-confortable, situé près du bac d'Emu, à 35 milles de Sydney, au pied des montagnes Bleues. Cette route est très-fréquentée ; c'est la première qui ait été ouverte dans la colonie. Toutes les propriétés sont entourées de hautes palissades, car les fermiers ne sont pas encore parvenus à faire pousser des haies. On rencontre à chaque instant des maisons à l'aspect extrêmement confortable ; beaucoup de pièces de terre sont cultivées, mais cependant la plus grande partie reste encore dans l'état où elles étaient quand on les a découvertes.
L'extrême uniformité de la végétation forme le caractère le plus remarquable du paysage de la plus grande partie de la Nouvelle-Galles du Sud. Partout on voit des bouquets d'arbres ; le sol est couvert en partie de pâturages assez maigres, et on ne peut pas dire que la verdure soit très-brillante. Les arbres appartiennent presque tous à une seule famille ; presque tous aussi ont leurs feuilles placées dans une position verticale, au lieu de l'être dans une position presque horizontale, comme en Europe. Le feuillage est d'ailleurs assez rare ; il a une teinte toute particulière, vert pâle, sans aucun reflet brillant. En conséquence, les bois paraissent ne pas donner d'ombre ; c'est là une perte de confortable pour le voyageur qui traverse ce pays sous les rayons brûlants d'un soleil d'été ; mais, d'un autre côté, c'est une chose importante pour le fermier, car l'herbe pousse jusqu'au pied même de l'arbre. Les feuilles ne tombent pas périodiquement ; ce caractère paraît commun à l'hémisphère méridional tout entier, c'est-à-dire l'Amérique méridionale, l'Australie et le cap de Bonne-Espérance. Les habitants de cet hémisphère et des régions intertropicales perdent ainsi un des spectacles les plus splendides — bien que pour nous ce soit un spectacle très-ordinaire — que puisse offrir la nature, je veux dire l'éclosion des premières feuilles. Ils peuvent répondre, il est vrai, que nous payons ce spectacle fort cher, car la terre est recouverte pendant bien des mois par de véritables squelettes dénudés. Cela est parfaitement vrai ; mais il faut ajouter que nous n'en comprenons que mieux la beauté exquise de la verdure du printemps, beauté dont ne peuvent jouir ceux qui vivent entre les tropiques et dont les yeux ont été rassasiés pendant toute l'année des brillantes productions de ces magnifiques climats. Le plus grand nombre des arbres, à l'exception de quelques gommiers, n'atteint pas une grosseur considérable, mais beaucoup sont grands et assez droits. L'écorce de quelques Eucalyptus tombe annuellement ou pend le long du tronc en immenses morceaux agités par le vent, ce qui donne aux forêts un aspect désagréable et triste. Il est impossible de trouver un contraste plus complet, sous tous les rapports, que celui qui existe entre les forêts de Valdivia et de Chiloé et celles de l'Australie.
Dans la soirée, nous rencontrons une vingtaine d'indigènes ; chacun d'eux, selon la coutume, porte un paquet de javelots et d'autres armes. Je donne 1 shilling à un jeune homme qui semble les commander ; ils s'arrêtent immédiatement et lancent leurs javelots pour mon amusement. Ils portent quelques vêtements, et la plupart d'entre eux savent quelques mots d'anglais. Leur figure respire la bonne humeur ; leurs traits ne sont pas désagréables et ils paraissent bien moins dégradés que je ne le supposais. Ils savent admirablement se servir de leurs armes. On place une casquette à 30 mètres de distance, et ils la transpercent avec une de leurs lances, qu'ils envoient avec leur bâton de jet ; on dirait une flèche lancée par l'archer le plus expérimenté. Ils ont la plus grande sagacité dès qu'il s'agit de poursuivre l'homme ou les animaux ; j'ai entendu plusieurs d'entre eux faire des remarques qui prouvent beaucoup de finesse. Mais rien ne peut les décider à cultiver le sol, à bâtir des maisons et à s'établir à poste fixe en quelque endroit que ce soit ; ils ne veulent même pas se donner la peine de soigner les troupeaux qu'on leur donne. En somme, ils me paraissent un peu plus élevés que les Fuégiens dans l'échelle de la civilisation.
Il est très-curieux de voir, au milieu d'un peuple civilisé, une quantité de sauvages inoffensifs, qui crient de toute part sans savoir où ils passeront la nuit, et qui se procurent leurs aliments en chassant dans les bois. À mesure que l'homme blanc s'avance dans l'intérieur, il envahit des territoires appartenant à plusieurs tribus. Bien qu'environnées de toutes parts, ces tribus ne se mêlent pas les unes aux autres et se font même quelquefois la guerre. Un engagement a eu lieu dernièrement, les adversaires choisirent très-singulièrement pour champ de bataille la grande place du village de Bathurst. C'était une bonne idée d'ailleurs, car les vaincus purent se réfugier dans les maisons.
Le nombre des indigènes décroît rapidement. Pendant tout mon voyage, à l'exception de la troupe dont je viens de parler, je n'ai rencontré que quelques gamins élevés par des Anglais. Cette disparition provient sans doute de l'usage des spiritueux, des maladies européennes (les maladies européennes les plus simples, telles que la rougeole, provoquent chez les sauvages les ravages les plus épouvantables) et de l'extinction graduelle des animaux sauvages. On dit que la vie errante des sauvages fait périr une quantité d'enfants pendant les premiers mois de leur vie ; or, à mesure qu'il devient plus difficile de se procurer des aliments, il devient aussi plus nécessaire d'errer beaucoup. En conséquence, la population, sans qu'on puisse attribuer la mortalité à la famine, décroît de façon extrêmement soudaine, comparativement à ce qui se passe dans les pays civilisés. Dans ces derniers pays, en effet, le père peut ruiner sa santé en accomplissant un travail au-dessus de ses forces, mais, en ce faisant, il ne nuit en rien à la santé de ses enfants.
Outre ces causes évidentes de destruction, il paraît y avoir ordinairement en jeu quelque agent mystérieux. Partout où l'Européen porte ses pas, la mort semble poursuivre les indigènes. Considérons, par exemple, les deux Amériques, la Polynésie, le cap de Bonne-Espérance et l'Australie, partout nous observons le même résultat. Ce n'est pas l'homme blanc seul, d'ailleurs, qui joue ce rôle de destructeur ; les Polynésiens d'extraction malaisienne ont aussi chassé devant eux, dans certaines parties de l'archipel des Indes orientales, les indigènes à peau plus noire. Les variétés humaines semblent réagir les unes sur les autres de la même façon que les différentes espèces d'animaux, le plus fort détruit toujours le plus faible. Ce n'était pas sans tristesse que j'entendais, à la Nouvelle-Zélande, les magnifiques indigènes me dire qu'ils savaient bien que leurs enfants disparaîtraient bientôt de la surface du sol. Tout le monde a entendu parler de la diminution inexplicable, depuis l'époque du voyage du capitaine Cook, de la population indigène, si belle et si saine, de l'île de Taïti ; là, au contraire, on aurait pu s'attendre à une augmentation de population, car l'infanticide, qui régnait autrefois avec une intensité si extraordinaire, a presque entièrement cessé : les mœurs ne sont plus aussi mauvaises, et les guerres sont devenues beaucoup moins fréquentes.
Le révérend J. Williams soutient dans son intéressant ouvrage que, partout où les indigènes et les Européens se rencontrent, « il se produit invariablement des fièvres, des dyssenteries ou quelques autres maladies qui enlèvent une grande quantité de monde. » Il ajoute : « Il est un fait certain et qu'on ne peut contester, c'est que la plupart des maladies qui ont régné dans les îles pendant ma résidence y ont été apportées par des bâtiments ; ce qui rend ce fait plus remarquable encore, c'est qu'on ne pouvait constater aucune maladie dans l'équipage du vaisseau qui causait ces terribles épidémies. » Cette affirmation n'est pas aussi extraordinaire qu'elle pourrait le paraître tout d'abord ; on pourrait, en effet, citer plusieurs cas de fièvres terribles qui se sont déclarées sans que les gens qui en ont été la cause première en aient été eux-mêmes affectés. Dans la première partie du règne de Georges III, quatre agents de police vinrent chercher, pour le conduire devant un magistrat, un prisonnier qui était resté longtemps enfermé dans un cachot : bien que cet homme ne fût pas malade, les quatre agents moururent en quelques jours d'une terrible fièvre putride ; toutefois la contagion ne s'étendit à personne autre. Ces faits sembleraient indiquer que les effluves d'une certaine quantité d'hommes qui ont été enfermés pendant quelque temps ensemble deviennent un véritable poison pour ceux qui les respirent, et que ce poison devient plus virulent encore si les hommes appartiennent à des races différentes. Quelque mystérieux que paraissent ces faits, sont-ils en somme plus surprenants que cet autre fait si bien connu, c'est-à-dire que le corps d'un homme, immédiatement après sa mort et avant que la putréfaction ait commencé, engendre quelquefois des principes si délétères, qu'une simple piqûre faite avec un instrument dont on s'est servi pour le disséquer cause une mort certaine ?
17 janvier. — Nous traversons à l'aube le Nepean dans un bac. Bien que cette rivière soit, en cet endroit, large et profonde, le courant est très-peu sensible. Nous débarquons dans une plaine et nous atteignons bientôt le flanc des montagnes Bleues. La montée n'est pas très-roide, on a tracé la route avec beaucoup de soin sur le flanc d'une falaise de grès. Au sommet s'étend une plaine presque plate ; elle s'élève cependant imperceptiblement vers l'ouest et finit par atteindre une altitude de plus de 3 000 pieds. Un nom si grandiose que celui de montagnes Bleues me faisait espérer une immense chaîne de montagnes traversant le pays. Au lieu de cela, une plaine légèrement inclinée présente un escarpement peu considérable du côté des basses terres qui s'étendent jusqu'à la côte. De cette première élévation, le spectacle des forêts, situées à l'orient, est très-remarquable, car les arbres sont magnifiques. Mais, dès qu'on est parvenu sur le plateau de grès, le paysage devient extrêmement monotone ; la route est bordée de chaque côté par des arbres rabougris, appartenant toujours à la famille des Eucalyptus. À l'exception de deux ou trois petites auberges, on ne rencontre ni maisons ni terres cultivées ; la route est solitaire, c'est à peine si l'on voit, de temps en temps, un chariot attelé de bœufs et plein de balles de laine.
Nous nous arrêtons vers midi, pour faire reposer nos chevaux, à une petite auberge appelée le Weatherboard. Là on se trouve à une altitude de 2 800 pieds au-dessus du niveau de la mer. À environ un mille et demi de cette auberge se trouve un endroit qui vaut une visite. À l'extrémité d'une petite vallée dans laquelle coule un petit ruisseau un gouffre immense s'ouvre tout à coup au milieu des arbres qui bordent le sentier ; ce gouffre a une profondeur de 1 500 pieds à peu près. Si l'on fait quelques mètres de plus, on se trouve sur le bord d'un vaste précipice ; l'on découvre à ses pieds une grande baie ou un golfe, car je ne sais quel autre nom lui donner, absolument recouvert d'une épaisse forêt. Le ruisseau semble aboutir à l'entrée d'une baie, car les falaises s'écartent de plus en plus de chaque côté, et on aperçoit une série de promontoires tels qu'on en voit sur le bord de la mer. Ces falaises sont composées de couches horizontales de grès blanchâtre ; la muraille est si absolument perpendiculaire, que, en bien des endroits, si l'on se tient sur le bord et qu'on jette une pierre, on la voit frapper les arbres dans l'abîme que l'on a au-dessous de ses pieds. Cette muraille est si continue, que, si l'on veut atteindre le pied de la cataracte formée par le petit ruisseau, on est obligé de faire un détour de 16 milles. Devant soi, à environ 5 milles, on voit une autre ligne de falaises qui paraît complètement fermer la vallée, ce qui justifie le nom de baie donné à cette immense dépression. Si l'on s'imagine un port dans lequel on ne peut entrer qu'après de nombreux détours et qui est entouré par des falaises taillées à pic, que ce port ait été desséché, et que l'eau en ait été remplacée par une forêt, on aura absolument l'idée de cette dépression. C'était la première fois que je voyais quelque chose de semblable, et j'ai été frappé de la magnificence du spectacle.
Dans la soirée nous atteignons le Blackheath (Bruyère noire). Le plateau de grès a atteint ici une altitude de 3 400 pieds ; il est toujours couvert d'arbres rabougris. On aperçoit de temps en temps une profonde vallée ressemblant à celle que je viens de décrire ; mais la profondeur de ces vallées est telle, et les côtés en sont si escarpés, que c'est à peine si on peut en distinguer le fond. Le Blackheath est une auberge très-confortable tenue par un vieux soldat, elle me rappelle les petites auberges du nord du pays de Galles.
18 janvier. — Dans la matinée je me rends à 3 milles de distance pour voir le saut de Govett, vallée ressemblant beaucoup à celle que j'ai décrite auprès du Weatherboard, mais peut-être plus étonnante encore. À sept heures, cette vallée est remplie de vapeurs bleues qui, tout en nuisant à l'effet général du spectacle, font paraître plus grande encore la profondeur à laquelle se trouve la forêt qui s'étend à nos pieds. Ces vallées, qui ont pendant si longtemps opposé une barrière insurmontable aux colons les plus entreprenants qui se dirigeaient vers l'intérieur, sont extrêmement remarquables. Des vallons qui ressemblent à de véritables bras, s'élargissant à leur extrémité supérieure, partent souvent de la vallée principale et pénètrent dans le plateau de grès ; d'autre part, le plateau forme souvent des promontoires dans ces vallées et laisse quelquefois au milieu d'elles des masses immenses presque isolées. Pour descendre dans quelques-unes de ces vallées on est souvent obligé de faire un détour de 20 milles ; il en est dans lesquelles on a pénétré tout dernièrement pour la première fois et où les colons n'ont pas pu encore conduire leurs bestiaux. Mais le caractère le plus singulier de leur conformation est que, bien qu'elles aient quelquefois plusieurs milles de largeur à une de leurs extrémités, elles se rétrécissent ordinairement à l'autre extrémité, et cela de telle façon qu'un homme ne peut en sortir. L'inspecteur général Sir T. Mitchell essaya en vain, en marchant d'abord, puis en rampant entre des masses de grès, de traverser la gorge par laquelle la rivière Grose va rejoindre le Nepean ; cependant la vallée du Grose dans sa partie supérieure, où je l'ai vue, forme un magnifique bassin presque de niveau ayant plusieurs milles de largeur, entouré de toutes parts par des falaises dont les sommets ne se trouvent jamais à moins de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. On a fait descendre par un sentier que j'ai suivi, sentier en partie naturel, en partie taillé par le propriétaire dans la vallée du Wolgan, des bestiaux qui ne peuvent plus en sortir, car cette vallée est, dans toutes ses autres parties, entourée par des falaises perpendiculaires ; 8 milles plus loin, cette vallée, qui a une largeur moyenne d'un demi-mille, se rétrécit à tel point, que ni hommes ni bêtes ne peuvent traverser la coupure qui la fait communiquer avec une vallée voisine. Sir T. Mitchell affirme que la grande vallée qui contient la rivière Cox et tous ses affluents se rétrécit, à l'endroit où elle rejoint la vallée du Nepean, de façon à former une gorge ayant 2 200 mètres de largeur et près de 1 000 pieds de profondeur. Je pourrais citer bien d'autres cas analogues.
La première impression que l'on ressente, en voyant les couches horizontales se reproduire exactement de chaque côté de ces immenses dépressions, est qu'elles ont été creusées, comme toutes les autres vallées, par l'action des eaux. Mais, quand on réfléchit à l'énorme quantité de pierres qui, en admettant cette supposition, aurait dû être entraînée à travers des gorges si étroites qu'un homme ne peut souvent y passer, on en arrive à se demander si ces dépressions ne proviennent pas plutôt d'un affaissement. D'autre part, si l'on considère la forme irrégulière des vallons qui se détachent de la vallée principale, si l'on considère les promontoires étroits que forme le plateau dans ces vallées, on est forcé de rejeter cette explication. Il serait absurde d'attribuer ces dépressions à l'action des eaux actuelles ; ces eaux, provenant du drainage du plateau, ne tombent pas toujours d'ailleurs, comme je l'ai remarqué auprès du Weatherboard, à l'endroit qui forme la tête de ces vallées, mais dans un des vallons de côté. Quelques habitants m'ont dit qu'ils ne voyaient jamais un de ces vallons, qui ressemblent à des baies avec des promontoires s'écartant de chaque côté, sans être frappés de leur ressemblance avec les côtes de la mer. Cette remarque est certainement fondée ; en outre, sur la côte actuelle de la Nouvelle-Galles du Sud, les nombreux ports remplis de baies, ordinairement reliés à la mer par une ouverture fort étroite, creusée dans la falaise de grès, ouverture variant d'un mille de largeur à un quart de mille, ressemblent beaucoup, bien que sur une petite échelle, aux grandes vallées de l'intérieur. Mais alors se présente immédiatement une difficulté presque insurmontable : comment se fait-il que la mer ait creusé ces immenses dépressions dans ce plateau et qu'il ne se trouve à l'ouverture que des gorges si étroites, au travers desquelles a dû passer l'immense quantité de matériaux enlevés par les eaux ? La seule explication que je puisse donner de cette énigme est qu'il semble se former aujourd'hui des bancs, affectant les formes les plus irrégulières et dont les côtés sont très-escarpés, dans plusieurs mers, par exemple dans les Indes occidentales et dans la mer Rouge. J'ai lieu de supposer que ces bancs sont formés par des dépôts de sédiments apportés par des courants violents sur un fond irrégulier. Il est impossible de douter, après avoir examiné les cartes des Indes occidentales, que, dans quelques cas, la mer, au lieu de déposer les sédiments qu'elle contient sous forme de couches uniformes, les entasse autour de roches et d'îles sous-marines ; j'ai remarqué, en outre, dans bien des parties de l'Amérique du Sud, que les vagues ont le pouvoir de former des falaises escarpées, même dans les ports. Pour appliquer ces notions aux plateaux de grès de la Nouvelle-Galles du Sud, il faut se figurer que les couches ont été entassées par l'action des courants violents et des ondulations d'une mer libre sur un fond irrégulier ; il faut se figurer, en outre, que les espaces que nous voyons aujourd'hui sous forme de vallées n'ont pas été remplis, et que leurs flancs se sont façonnés en falaises pendant une lente élévation du sol ; dans ce cas, le grès enlevé aurait été emporté par la mer au moment où elle a ouvert les gorges étroites pour se retirer, ou plus tard par l'action des pluies.
Peu après avoir quitté le Blackheath, nous descendons du plateau de grès par la passe du mont Victoria. On a dû, pour ouvrir cette passe, enlever une quantité énorme de pierres ; cette route, par le plan qui a présidé à sa formation, par la façon dont elle a été exécutée, peut se comparer aux plus belles routes qui soient en Europe. Nous pénétrons alors dans un pays moins élevé d'un millier de pieds environ ; les rochers sont actuellement en granite, et, grâce à ce changement, la végétation est plus belle. Les arbres sont plus éloignés les uns des autres et les pâturages beaucoup plus verts et beaucoup plus abondants. À Hassan Walls, je quitte la grande route ; je fais un court détour pour me rendre à la ferme de Walerawang afin de remettre une lettre que l'on m'a donnée à Sydney pour le chef de l'établissement. M. Browne m'invite à passer quelques jours avec lui, invitation que j'accepte avec beaucoup de plaisir. Cette ferme, ou plutôt cet établissement pour l'élevage des moutons, est une des plus intéressantes de la colonie. On y trouve cependant plus de bestiaux et de chevaux qu'il n'y en a d'ordinaire dans ces fermes, cela provient de ce que quelques-unes des vallées sont marécageuses et que les pâturages y sont un peu plus grossiers. Près des bâtiments d'habitation on a défriché une certaine quantité de terrain pour y cultiver du blé ; on faisait la moisson au moment de ma visite, toutefois on ne cultive en blé que ce qui est absolument nécessaire pour les besoins des ouvriers de la ferme. Il y a toujours ici environ quarante convicts comme travailleurs, actuellement il y en a un peu plus. Bien qu'on trouve dans cette ferme tout ce qui est nécessaire, elle ne paraît pas être une résidence confortable, cela tient peut être à ce qu'il n'y a pas une seule femme. La soirée d'un beau jour donne ordinairement à tout ce qui est campagne un air de bonheur tranquille ; mais ici, dans cette ferme isolée, les teintes les plus brillantes des bois environnants ne peuvent me faire oublier que je me trouve au milieu de quarante coquins ; ils viennent de cesser leurs travaux. On peut comparer ces hommes à des nègres, mais sans pouvoir éprouver pour eux la compassion qu'on ressent pour ces derniers.
Le lendemain matin, M. Archer, le sous-directeur, a la bonté de me conduire à la chasse au kangourou. Nous passons la plus grande partie de la journée à cheval, mais sans beaucoup de succès, car nous ne voyons ni un kangourou, ni même un chien sauvage. Nos lévriers poursuivent un rat kangourou qui se réfugie dans un arbre creux, où nous allons le prendre ; cet animal a la taille du lapin, mais il ressemble au kangourou. Il y a quelques années, le gibier sauvage abondait dans ce pays, mais actuellement il faut aller fort loin pour trouver l'émeu et le kangourou devient fort rare ; ces deux animaux ont disparu devant le lévrier anglais. Il se peut qu'il se passe encore fort longtemps avant qu'ils soient complètement exterminés, mais leur disparition est certaine. Les indigènes demandent toujours à emprunter les chiens des fermiers ; ceux-ci les leur prêtent, leur donnent les morceaux de rebut des animaux qu'ils peuvent tuer et quelques gouttes de lait, et ce sont là les moyens qu'ils emploient pour pénétrer pacifiquement de plus en plus loin vers l'intérieur. Les indigènes, aveuglés par ces piètres avantages, sont heureux de voir s'avancer l'homme blanc qui semble destiné à s'emparer de leur pays.
Bien que notre chasse soit si malheureuse, la course n'en est pas moins agréable. Les arbres sont si espacés, qu'on peut facilement galoper à travers les forêts. Le pays est entrecoupé de quelques vallées à fond plat où l'on ne trouve que du gazon, aussi se croirait-on dans un parc. De toutes parts on voit les marques du feu ; cela donne au paysage une uniformité désespérante, car la seule différence consiste en ce que ces traces sont plus ou moins récentes, en ce que les troncs d'arbres sont plus ou moins noirs. Il y a fort peu d'oiseaux dans ces bois ; j'ai cependant vu de grandes bandes de cacatois blancs dans un champ de blé, et quelques magnifiques perroquets ; on trouve assez fréquemment des corneilles qui ressemblent à nos choucas et un autre oiseau qui ressemble un peu à la pie. Dans la soirée je vais me promener auprès d'étangs qui, dans ce pays si sec, représentent le lit d'une rivière ; j'ai la chance d'apercevoir plusieurs spécimens de ce mammifère fameux, l'Ornithorhynchus paradoxus. Ils plongeaient ou se jouaient à la surface de l'eau, mais on voyait si peu leur corps, qu'on aurait pu facilement les prendre pour des rats d'eau. M. Browne en tua un ; c'est certainement un animal fort extraordinaire, les spécimens empaillés ne peuvent pas donner une bonne idée de la tête et du bec, car ce dernier se contracte en durcissant.
20 janvier. — Une longue journée à cheval me conduit à Bathurst. Nous suivons un sentier à travers la forêt pour aller rejoindre la grande route, le pays est très-désert. Nous sentons ce jour-là le vent de l'Australie qui ressemble au siroco, et qui souffle des déserts de l'intérieur. On voit des nuages de poussière dans toutes les directions ; on dirait que le vent a passé à travers une fournaise. J'ai su plus tard que le thermomètre, placé à l'extérieur des maisons, avait indiqué 119 degrés F. (48°,3 C), et dans un appartement hermétiquement fermé, 96 degrés F. (35°,5 C). Dans l'après-midi nous apercevons les dunes de Bathurst. Ces plaines ondulées, mais presque plates, sont fort remarquables en ce qu'il ne s'y trouve pas un seul arbre ; elles sont recouvertes par une espèce d'herbe brune. Nous traversons ces plaines pendant plusieurs milles, et nous arrivons à la ville de Bathurst, située au milieu de ce qu'on pourrait appeler une vallée fort large ou une plaine étroite. On m'avait dit à Sydney de ne pas me faire une trop mauvaise opinion de l'Australie en jugeant le pays par ce que je verrais le long de la route ; on m'avait prévenu aussi de ne pas m'en faire une trop bonne opinion par ce que je verrais à Bathurst ; j'avoue que, sous ce dernier rapport, il était parfaitement inutile de me prévenir. Il est juste de dire cependant que la saison n'était pas favorable, car la sécheresse était fort grande. La cause de la grande prospérité de Bathurst est cette herbe brune qui paraît si étrange quand on la voit pour la première fois, mais qui est excellente pour les moutons. La ville se trouve à une altitude de 2 200 pieds au-dessus du niveau de la mer sur les bords du Macquarie ; c'est une des rivières qui se dirigent vers l'intérieur de ce continent à peine connu. La ligne de partage qui sépare les rivières se dirigeant vers l'intérieur, de celles qui se dirigent vers la côte, a une hauteur d'environ 3 000 pieds et s'étend dans la direction du nord au sud à une distance d'environ 80 à 100 milles de la côte. D'après les cartes, le Macquarie semble être une rivière fort respectable ; c'est d'ailleurs la plus grande de celles qui drainent cette région ; à ma grande surprise cependant, je ne trouve qu'une succession d'étangs séparés par des espaces presque secs. Ordinairement il y a un petit courant, quelquefois aussi des inondations considérables. Quelque peu d'eau qu'il y ait dans cette région, c'est encore beaucoup, paraît-il, comparativement à ce qu'on trouve un peu plus loin.
22 janvier. — Je me remets en route pour revenir à Sydney ; je suis une route différente, appelée la ligne de Lockyer, qui traverse un pays plus montagneux et plus pittoresque. Nous faisons une longue étape ; la maison où nous devions passer la nuit se trouve à quelque distance de la route et ce n'est pas sans peine que nous parvenons à la trouver. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres d'ailleurs, je n'ai qu'à me louer de la politesse des classes inférieures, fait d'autant plus remarquable quand on pense à ce qu'elles sont et à ce qu'elles ont été. La ferme où je passe la nuit appartient à deux jeunes gens qui viennent d'arriver et qui commencent leur vie de colons. On ne trouve chez eux aucune espèce de confort, mais cela est compensé pour eux, et au delà, par la certitude d'une prompte réussite.
Nous traversons le lendemain un pays presque tout en flammes, d'immenses nuages de fumée traversent à chaque instant la route. Vers midi, nous rejoignons la route que nous avons déjà suivie et je fais l'ascension du mont Victoria. Je m'en vais coucher à l'auberge du Weatherhoard, et, avant qu'il soit nuit, je vais contempler une dernière fois la vallée dont j'ai parlé. En retournant à Sydney je passe une soirée fort agréable avec le capitaine King à Dunheved. C'est ainsi que se termine ma petite excursion dans la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud.
Avant d'arriver ici, les trois points qui m'intéressaient le plus étaient : l'état de la société chez les classes supérieures, la situation des convicts et les avantages qui pouvaient déterminer les colons à venir s'établir dans le pays. Il va sans dire qu'après un séjour aussi court mon opinion ne saurait avoir un grand poids ; cependant il est aussi difficile de ne pas se faire d'opinion, qu'il est difficile de juger correctement les choses. En somme, d'après ce que j'ai entendu dire, beaucoup plus que d'après ce que j'ai vu, l'état de la société a été un désappointement pour moi. Les habitants me semblent dangereusement divisés sur presque tous les sujets. Ceux qui, d'après leur position, devraient avoir la conduite la plus respectable, mènent une vie telle que les honnêtes gens ne peuvent guère les fréquenter. Il y a beaucoup de jalousie entre les enfants des émancipés riches et les colons libres ; les premiers considèrent les derniers comme des aventuriers. La population entière, riches et pauvres, n'a qu'un but, gagner de l'argent. Dans les classes les plus élevées on ne parle que d'une chose : la laine et l'élevage des moutons. La vie domestique y est presque impossible, car on est toujours entouré par des domestiques convicts. Combien ne doit-il pas être désagréable d'être servi par un homme qui, la veille peut-être, a été fouetté en public sur votre demande pour quelque faute peu importante ! Les domestiques femmes sont bien pire encore, aussi les enfants se servent-ils des expressions les plus grossières, et on doit se considérer comme fort heureux s'ils ne contractent pas des habitudes extrêmement mauvaises.
D'autre part, les capitaux rapportent à leur propriétaire, sans qu'il ait à se donner aucune peine, un intérêt triple de celui qu'il pourrait espérer en Angleterre ; s'il a un peu de prudence, il est sûr de faire fortune. Il peut se procurer, un peu plus cher qu'en Angleterre il est vrai, tout ce qui constitue le luxe, mais aussi les aliments sont meilleur marché que dans la mère patrie. Le climat est admirable et parfaitement sain ; il me semble toutefois que l'aspect peu agréable du pays lui fait perdre une grande partie de son charme. Les colons ont, en outre, un grand avantage, c'est que leurs fils, tout jeunes encore, leur rendent des services importants. Il n'est pas rare de voir des jeunes gens de seize à vingt ans diriger des fermes lointaines, mais il faut alors que ces jeunes gens restent constamment dans la société des convicts. Je ne sache pas que le ton de la société ait pris un caractère particulier ; mais, étant données ces habitudes, considérant le peu de travail intellectuel qui se fait dans la colonie, il me semble que les vertus sociales ne peuvent aller qu'en dégénérant. En résumé, la nécessité seule pourrait m'amener à émigrer.
Je ne saurais donner d'opinion, car je ne comprends pas beaucoup ces sujets, sur l'avenir possible de cette colonie. Les deux principaux produits d'exportation sont la laine et l'huile de baleine ; or il y a une limite à ces deux produits. Il est impossible de creuser des canaux dans ce pays ; on ne peut donc pas se livrer à l'élevage des moutons très-loin dans l'intérieur, car les dépenses du transport de la laine, ajoutées à celles de l'élevage et de la tonte, se monteraient beaucoup trop haut. Les pâturages sont partout si pauvres, que les colons ont été obligés de s'avancer déjà beaucoup dans l'intérieur ; en outre, à mesure qu'on s'éloigne du bord de la mer, le pays devient plus stérile. L'agriculture ne pourra jamais se pratiquer sur une grande échelle, à cause des sécheresses. Il me semble, par conséquent, que l'Australie devra se borner à devenir plus tard le centre du commerce de l'hémisphère méridional ; peut-être aura-t-elle aussi des fabriques, car elle possède du charbon de terre et a ainsi à sa disposition tout ce qu'il faut comme puissance motrice. Le pays habitable s'étendant le long de la côte, ses colons étant Anglais, elle deviendra certainement une puissance maritime. Je me figurais que l'Australie pourrait bien devenir un pays aussi grand et aussi puissant que l'Amérique septentrionale, mais maintenant que je l'ai vue, j'ai quelque peu laissé de côté ces rêves de grandeur pour elle.
J'ai eu encore moins l'occasion de juger ce qu'il en est véritablement de la condition des convicts. On se demande tout d'abord si la transportation est une punition ; personne, dans tous les cas, n'oserait soutenir que ce soit une peine bien dure. Je pense toutefois que cela a peu d'importance aussi longtemps que les malfaiteurs de la même patrie redouteront ce châtiment. Les convicts ne manquent de rien ; ils peuvent espérer la liberté et une certaine aisance ; s'ils se conduisent bien, ils sont certains d'y arriver.
Dès qu'un homme est libéré, et il obtient cette libération s'il se conduit bien après un nombre d'années proportionnel à la longueur de la peine qu'il subit, il peut circuler librement dans une région donnée, aussi longtemps qu'on ne le soupçonne d'aucun crime. Quoi qu'il en soit, sans parler de l'emprisonnement en Angleterre et de la terrible traversée, les années qu'il doit passer en Australie comme convict sont extrêmement malheureuses. Comme une personne fort intelligente me l'a fait remarquer, les convicts n'ont d'autre plaisir que la sensualité ; or ils ne peuvent satisfaire cette passion. L'énorme récompense, c'est-à-dire le pardon, que le gouvernement peut leur donner, l'horreur profonde qu'ont tous les criminels pour la prison, préviennent certainement les crimes. Mais il ne faudrait pas croire qu'ils ne redeviennent pas criminels parce qu'ils ont honte de commettre un crime ; ils ne connaissent pas ce sentiment, et je pourrais citer des preuves bien curieuses à l'appui de cette assertion. Tout le monde m'a dit, et j'avoue que c'est là un fait curieux, que presque tous les convicts sont extrêmement lâches ; il s'en trouve qui, entraînés par le désespoir, deviennent indifférents à la vie, mais ils mettent bien rarement à exécution un plan qui demande du sang-froid et un long courage. Au résumé, ce qui me semble le plus triste, c'est que, bien qu'en vertu de ce qu'on pourrait appeler un progrès légal il se passe dans cette population de convicts bien peu de choses qui tombent sous l'application de la loi, il me semble impossible qu'on en arrive à un progrès moral. Des gens en position de juger m'ont affirmé qu'un convict qui essayerait de se convertir au bien, ne pourrait pas le faire tant qu'il reste dans la société de ses compagnons de crime ; la vie serait pour lui une longue suite de misères et de persécutions. Il ne faut pas oublier non plus le mauvais exemple, les vices engendrés par l'entassement dans les prisons et à bord des transports. En somme, la transportation n'a pas atteint le but qu'on se proposait, si on l'examine uniquement au point de vue de la peine ; elle n'a pas non plus atteint ce but, si on l'examine au point de vue de la moralisation, mais, dans ce cas, tout autre système aurait sans doute échoué aussi. Elle a réussi, au contraire, dans une mesure plus grande qu'on ne pouvait peut-être l'espérer comme moyen de donner à des criminels l'air d'honnêtes gens, et comme moyen de convertir des vagabonds absolument inutiles dans un hémisphère, en citoyens si actifs dans un autre hémisphère, qu'ils ont créé un pays magnifique et un grand centre de civilisation.
30 Janvier 1836. — Le Beagle met à la voile pour se rendre à Hobart Town dans la terre de Van-Diémen. Le 5 février, après une traversée de six jours, dont la première partie a été belle, mais dont la seconde a été froide et désagréable, nous entrons dans la baie des Tempêtes ; le temps qu'il fait justifie admirablement cette terrible appellation. Cette baie devrait plutôt porter le nom d'estuaire, car elle reçoit les eaux du Derwent. Auprès de l'embouchure se trouvent des plateaux de basalte fort élevés ; mais plus loin le sol devient montagneux et est recouvert de forêts peu épaisses. Le flanc des collines qui entourent la baie est cultivé ; les champs de blé et de pommes de terre paraissent fort prospères. Dans la soirée, nous jetons l'ancre dans une jolie petite baie, sur les bords de laquelle s'élève la capitale de la Tasmanie. L'aspect de cette ville est bien inférieur à celui de Sydney. Hobart Town est situé au pied du mont Wellington, montagne s'élevant à 3 100 pieds de hauteur, mais fort peu pittoresque. Autour de la baie on voit de beaux magasins et un tout petit fort. Quand on quitte les colonies espagnoles, où les fortifications sont ordinairement si magnifiques, on est frappé malgré soi de l'insuffisance des moyens de défense de nos colonies. Comparativement à ce que j'avais vu à Sydney, ce qui m'étonne le plus c'est le petit nombre des grands édifices existant déjà ou en construction. D'après le recensement de 1833, Hobart Town contient 13 826 habitants et la Tasmanie entière en contient 36 503.
On a transporté tous les indigènes sur une île dans le détroit de Bass, de telle sorte que la terre de Van-Diémen offre cet immense avantage qu'elle est débarrassée de toute population indigène. Cette cruelle mesure est devenue inévitable comme le seul moyen de mettre fin à une terrible succession de vols, d'incendies et de meurtres, commis par les noirs et qui tôt ou tard aurait amené leur extermination complète. J'avoue que tous ces maux et toutes leurs conséquences ont été probablement causés par l'infâme conduite de quelques-uns de nos compatriotes. Trente années est une période bien courte pour bannir jusqu'au dernier indigène d'une île presque aussi grande que l'Irlande. La correspondance engagée à ce sujet entre le gouvernement anglais et ses représentants à la terre de Van-Diémen est fort intéressante. Un grand nombre d'indigènes avaient été tués ou faits prisonniers dans les combats continuels qui se succédèrent pendant nombre d'années ; rien cependant ne semble avoir convaincu ces peuplades de notre immense supériorité autant que la mise en état de siège de l'île entière en 1830 et la proclamation en vertu de laquelle on appelait aux armes toute la population blanche pour s'emparer de tous les indigènes. Le plan adopté ressemblait beaucoup à celui des grandes chasses de l'Inde ; on avait formé une grande ligne s'étendant à travers toute l'île dans le but de chasser les indigènes dans un cul-de-sac, sur la péninsule de Tasman. Ce plan échoua ; les indigènes bâillonnèrent leurs chiens et parvinrent à traverser les lignes pendant une nuit sombre. Il n'y a pas lieu d'en être surpris, si l'on considère le développement extraordinaire de leurs sens et les ingénieux moyens qu'ils emploient pour surprendre les animaux sauvages. On m'a assuré qu'ils peuvent se cacher sur un sol presque découvert ; il est même presque impossible de le croire si on ne l'a pas vu ; leur corps noir se confond avec les racines d'arbres noircies que l'on trouve dans tout le pays. On m'a raconté à ce sujet un pari qu'avaient fait des Anglais avec un indigène ; ce dernier se tenait debout, parfaitement en vue, sur le flanc d'une colline dénudée ; il pariait que, si les Anglais fermaient les yeux pendant moins d'une minute, il se cacherait de façon à ce qu'ils ne pussent plus le distinguer sur le sol, et il gagnait son pari. Les indigènes, comprenant parfaitement le mode de guerre qu'on leur faisait, connurent les plus vives alarmes, car ils connaissent admirablement la puissance des blancs. Bientôt après, treize d'entre eux, appartenant à deux tribus, vinrent se rendre, reconnaissant absolument leur impuissance. Enfin, grâce aux démarches intrépides de M. Robinson, homme plein d'activité et de bienveillance, qui ne craignit pas de visiter les indigènes les plus hostiles, ils se rendirent tous. On les transporta alors dans une île où on leur fournit des vêtements et des aliments. Le comte Strzelecki constate qu'« à l'époque de leur déportation en 1835, il restait encore 210 indigènes ; en 1842, il n'y en avait plus que 34. Ainsi, tandis que toutes les familles de l'intérieur de la Nouvelle-Galles du Sud, indigènes préservés du contact des blancs, ont des enfants en quantité considérable, les indigènes transportés sur l'île Flinders n'ont eu que quatorze enfants, pendant une période de huit ans ! »
Le Beagle doit rester dix jours à Hobart Town ; je profite de ce séjour pour faire plusieurs excursions intéressantes dans le voisinage, principalement dans le but d'étudier la conformation géologique de l'île. Un point attire tout d'abord mon attention : ce sont des couches contenant beaucoup de fossiles appartenant à la période devonienne ou carbonifère ; je trouve la preuve d'un petit soulèvement du sol à une date récente, et enfin je découvre une couche solitaire et superficielle de craie jaunâtre ou de travertin, qui contient de nombreuses impressions de feuilles d'arbre et de coquillages terrestres qui n'existent plus aujourd'hui. Il est assez probable que cette petite carrière est tout ce qui reste de la végétation de la terre de Van-Diémen à une époque éloignée.
Le climat est plus humide que celui de la Nouvelle-Galles du Sud, aussi le sol est-il plus fertile. L'agriculture est très-florissante, les champs cultivés ont un bel aspect et les jardins sont pleins de légumes et d'arbres fruitiers. J'ai vu quelques fermes charmantes situées dans des endroits retirés. L'aspect général de la végétation ressemble à celui de l'Australie ; peut-être les arbres sont-ils d'un vert un peu plus gai et les pâturages plus abondants. Je vais une fois faire une longue promenade sur la côte de la baie en face de la ville ; je traverse la baie dans un bateau à vapeur dont les machines ont été entièrement construites dans la colonie ; or il y a à peine trente-trois ans que les Anglais se sont établis ici ! Un autre jour, je fais l'ascension du mont Wellington en compagnie de quelques officiers ; nous avions pris un guide, car les forêts sont si épaisses, qu'ayant voulu aller seul je m'étais perdu. Malheureusement notre guide est un niais qui nous fait prendre par le versant méridional de la montagne, versant le plus humide, où la végétation est plus active et où, par conséquent, la difficulté de l'ascension est beaucoup plus considérable, grâce aux troncs d'arbres pourris qui sont là en presque aussi grand nombre qu'à la Terre de Feu ou à Chiloé. Il nous faut cinq heures et demie d'un véritable travail avant d'atteindre le sommet. Dans bien des endroits, les Eucalyptus atteignent une grosseur considérable et forment une magnifique forêt. Dans quelques ravins humides on trouve de magnifiques fougères arborescentes, j'en ai vu une qui avait au moins 20 pieds de haut et 6 pieds de grosseur. Les branchages forment des parasols fort élégants, qui répandent une ombre si épaisse, qu'on peut la comparer au crépuscule. Le sommet de la montagne, large et plat, est composé d'immenses masses angulaires de grès. On se trouve alors à 3 100 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le temps était splendide et la vue admirable ; au nord, le pays se présente sous forme d'une masse de montagnes boisées ayant à peu près la même hauteur que celle sur laquelle nous nous trouvons et affectant les mêmes formes ; au sud, le pays est découpé en baies nombreuses. Nous restons quelques heures au sommet de la montagne, puis nous redescendons par une route plus facile, mais il n'en est pas moins huit heures du soir quand nous arrivons au Beagle.
7 février. — Le Beagle quitte la Tasmanie et, le 6 mars, nous arrivons au détroit du Roi-Georges, situé au sud-ouest de l'Australie. Nous y restons huit jours, les plus désagréables de tout notre voyage. Le pays, vu du sommet d'une colline, n'est qu'une immense plaine boisée ; çà et là quelques collines de granit absolument nues. Un jour nous faisons une longue excursion dans l'espoir de chasser les kangourous. Partout le sol est sablonneux, stérile, il n'y pousse que des broussailles, des graminées grossières ou des arbres rabougris ; on se serait cru sur le haut plateau de grès des montagnes Bleues ; on trouve cependant ici en assez grande quantité le Casuarina, arbre qui ressemble quelque peu au pin écossais ; l'Eucalyptus se rencontre plus rarement. Dans les parties ouvertes, on voit beaucoup de graminées arborescentes, plantes qui ressemblent un peu aux palmiers, mais qui, au lieu d'être surmontées par une couronne de belles feuilles, ne portent à leur sommet qu'une touffe de filaments grossiers. Vue à une certaine distance, la belle couleur verte des broussailles semble indiquer une grande fertilité, mais une seule promenade suffit pour dissiper cette illusion.
J'accompagne le capitaine Fitz-Roy au cap Bald Head, cap dont ont parlé tant de navigateurs ; les uns s'imaginaient y voir des coraux, les autres des arbres, pétrifiés dans la position où ils ont poussé. Selon moi, les couches ont été formées par le vent qui a soulevé des particules de sable excessivement fines, composées de débris de coquillages et de coraux ; ce sable s'est accumulé sur les branches et sur les racines des arbres, ainsi que sur beaucoup de coquillages terrestres. Des infiltrations calcaires ont alors consolidé toute la masse, et les cavités cylindriques, laissées vides par la pourriture du bois, se sont trouvées remplies par des espèces de stalactites. Le temps a détruit les parties les plus molles, et, aujourd'hui, les racines et les branches, changées en pierre dure, s'élèvent au-dessus de la surface du sol, offrant tout l'aspect d'une forêt de pierres.
Pendant que nous nous trouvions au détroit du Roi-Georges, une tribu assez considérable d'indigènes, appelés les Cockatoos blancs, vint nous visiter ; nous offrons à ces indigènes, aussi bien qu'à ceux qui demeurent dans le voisinage, quelques paquets de riz et de sucre et nous leur demandons de nous donner le spectacle d'un corrobery ou grande danse. Au crépuscule ils allument des petits feux et les hommes commencent leur toilette, qui consiste à se couvrir le corps de lignes et de points blancs. Dès que tout est prêt, on active les feux, autour desquels s'assoient les femmes et les enfants pour assister au spectacle. Les deux tribus forment deux partis distincts qui dansent généralement l'un en face de l'autre. Cette danse consiste à courir de côté ou à marcher en file indienne en marquant le pas avec soin ; pour ce faire, ils frappent le sol du talon, poussent une espèce de grognement et frappent l'une contre l'autre leur massue et leur lance ; il est inutile d'ajouter qu'ils font d'autres gestes extraordinaires, ils étendent les bras et se contorsionnent le corps de toutes les façons possibles. C'est, en somme, un spectacle grossier et barbare et qui n'a pour nous aucune espèce de signification, mais nous observons que les femmes et les enfants y assistent avec le plus grand plaisir. Ces danses représentaient probablement, dans le principe, des actes bien définis, tels que des guerres et des victoires. Il y en a une appelée la danse de l'Émeu, pendant laquelle chaque homme étend le bras de manière à imiter la forme du cou de cet oiseau ; dans une autre, un homme imite les mouvements du kangourou, un second s'approche et semble lui porter un coup de lance.
Quand les deux tribus dansaient ensemble, le sol résonnait sous leurs pas et l'air retentissait de leurs cris sauvages. Tous étaient fort animés, et ces individus presque nus, vus à la lueur du feu, s'agitant avec une hideuse harmonie, présentaient certainement le spectacle complet d'une fête chez les sauvages les plus infimes. Nous avions vu à la Terre de Feu bien des scènes curieuses de la vie sauvage, mais nous n'en n'avions jamais vu une, je crois, qui fût aussi animée et où les acteurs semblassent aussi à leur aise. Quand la danse fut terminée, la tribu entière s'accroupit sur le sol en formant un cercle immense ; on leur distribua du riz sucré au milieu de véritables hurlements de joie.
Après plusieurs retards désagréables causés par le mauvais temps, nous mettons enfin à la voile le 14 mars ; nous quittons le détroit du Roi-Georges pour nous rendre à l'île Keeling. Adieu Australie ! Vous n'êtes encore qu'un enfant, mais sans doute régnerez-vous un jour dans l'hémisphère méridional ; vous êtes trop grande et trop ambitieuse pour qu'on puisse vous aimer, mais vous n'êtes pas encore assez puissante pour qu'on vous respecte. Je vous quitte donc sans chagrin et sans regrets.
· Il est fort à remarquer que la même maladie se modifie très-considérablement dans différents climats. À Sainte-Hélène, on redoute autant que la peste l'introduction de la fièvre scarlatine. En différents pays, étrangers et indigènes sont affectés par certaines maladies contagieuses de façons aussi différentes que s'ils étaient des animaux distincts. On pourrait citer, à l'appui, des faits qui se sont produits an Chili et, selon Humboldt, au Mexique.
· · Narrative of Missionary Enterprise, p. 282.
· · Le capitaine Beechey (chap. iv, vol. I) constate que les habitants de l'île Pitcairn sont fermement convaincus qu'après l'arrivée de chaque navire ils seront atteints d'affections cutanées et d'autres maladies. Le capitaine Beechey attribue ces maladies au changement de nourriture pendant le séjour des navires. Le docteur Macculloch (Western Isles, vol. II, p. 32) dit : « On affirme qu'à l'arrivée d'un étranger (à St. Kilda), tous les habitants attrapent un rhume, pour employer l'expression vulgaire. » Le docteur Macculloch semble considérer cette histoire comme fort risible, bien qu'on l'ait souvent affirmé. Toutefois, il ajoute qu'il s'est informé auprès des habitants, qui lui ont tous répondu la même chose. Dans le Voyage de Vancouver, on trouve une affirmation presque semblable, par rapport à Otaïti. Le docteur Dieffenbach, dans une note qu'il a mise à la traduction qu'il a faite de ce volume, dit que les habitants des îles Chatham, et que ceux de quelques parties de la Nouvelle-Zélande, ont la même conviction. Il serait impossible que cette croyance fût devenue presque universelle dans l'hémisphère septentrional, aux antipodes et dans le Pacifique, si elle ne reposait pas sur quelques observations certaines. Humboldt (Polit. Essay on King. of new Spain, vol. IV) dit que les grandes épidémies, à Panama et à Callao, éclatent toujours à l'arrivée de bâtiments venant du Chili, parce que les habitants de cette région tempérée éprouvent pour la première fois les effets des zones torrides. Je puis ajouter que j'ai entendu dire moi-même, dans le Shropshire, que des moutons importés par des vaisseaux, et bien que se trouvant en parfait état de santé, sont souvent la cause de maladies, si on les place dans un troupeau.
· · Travels in Australia, vol. I, p. 154. Je saisis cette occasion pour remercier Sir T. Mitchell des détails intéressants qu'il m'a donnés sur ces grandes vallées de la Nouvelle-Galles du Sud.
· · J'ai trouvé, en ce même endroit, le trou conique d'un fourmi-lion ou de quelque autre insecte analogue. J'y vis d'abord tomber une mouche qui disparut immédiatement ; puis une grosse fourmi ; celle-ci fit les efforts les plus violents pour s'échapper, et je pus observer alors cette espèce de bombardement avec des grains de sable dont ont parlé Kirby et Spence (Entomol., vol. I, p. 425). Mais la fourmi fut plus heureuse que la mouche ; elle échappa aux terribles mâchoires cachées à la base du trou conique. Ce trou australien n'a à peu près que la moitié de la grandeur de ceux que fait le fourmi-lion européen.
· Physical Description of New South Wales and Van Diemen's Land, p. 354.
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CHAPITRE XX
Île Keeling. — Aspect singulier. — Flore. — Transport de graines. — Oiseaux et insectes. — Sources. — Champs de corail mort. — Pierres transportées dans des racines d'arbres. — Grand crabe. — Corail urticant. — Poisson mangeant le corail. — Îles de corail. — Attols. — Profondeur à laquelle peuvent vivre les coraux. — Vastes superficies où se trouvent les îles basses de corail. — Affaissement. — Récifs barrières. — Récifs bordures. — Conversion des récifs bordures et des récifs barrières en attols. — Preuves de changements de niveau. — Ouvertures dans les récifs barrières. — Attols des Maldives ; leur conformation particulière. — Récifs morts et submergés. — Aires d'affaissements et de soulèvements. — Distribution des volcans. — Affaissements lents et considérables.
Île Keeling. — Îles de corail.
1er avril 1836. — Nous arrivons en vue de l'île Keeling ou île des Cocos, située dans l'océan Indien à environ 600 milles de la côte de Sumatra. C'est un attol, ou île de corail, semblable à ceux que nous avons déjà vus dans l'archipel Dangereux. Au moment où le vaisseau entre dans la passe, M. Liesk, résident anglais, vient à notre rencontre dans son bateau. On peut raconter en quelques mots l'histoire des habitants de cette île. Il y a environ neuf ans, un aventurier, M. Hare, amena de l'archipel Indien un certain nombre d'esclaves malais qui, aujourd'hui, y compris les enfants, se montent à environ une centaine. Quelque temps après un certain capitaine Ross, qui avait déjà visité ces îles, arriva d'Angleterre, amenant sa famille pour s'établir dans cet endroit ; avec lui se trouvait M. Liesk, qui lui avait servi de second. Les esclaves malais quittèrent l'île sur laquelle s'était établi M. Hare pour aller rejoindre le capitaine Ross, et M. Hare fut obligé de quitter son île.
Les Malais sont actuellement libres au point de vue tout au moins de leur traitement individuel, mais sous presque tous les autres rapports on les considère comme des esclaves. Les choses ne vont pas très-bien et cela provient sans doute du mécontentement de ces Malais, des changements fréquents d'île à île et peut-être aussi un peu de ce qu'il n'y a pas de chef ayant une volonté assez énergique. L'île ne possède aucun quadrupède domestique, excepté le cochon ; le principal produit végétal est le cocotier. Toute la prospérité de cette île repose sur cet arbre ; on exporte de l'huile de coco, on exporte même les noix à Singapore et à l'île Maurice, où on les emploie de différentes façons. Les cochons, qui sont très-gras, les poulets et les canards, se nourrissent presque entièrement de noix de coco ; on trouve même sur cette île un immense crabe de terre auquel la nature a donné les instruments nécessaires pour ouvrir ces fruits précieux.
L'anneau de corail qui entoure l'île principale est surmonté çà et là par de petits îlots. Du côté du nord on trouve dans cet anneau une passe par laquelle les bâtiments peuvent entrer. Quand on pénètre dans cette espèce de lac intérieur le spectacle est curieux et assez beau ; toutefois cette beauté dépend entièrement de la splendeur des couleurs environnantes. À l'intérieur du lagoon, l'eau, transparente, tranquille, peu profonde, repose presque partout sur un fond de sable blanc ; quand cette eau est illuminée par les rayons verticaux du soleil, elle revêt les teintes vertes les plus brillantes ; une ligne de brisants toujours recouverts d'écume, sépare ce lac tranquille des eaux agitées de l'Océan ; les sommets plats des cocotiers tranchent d'autre part sur l'azur du ciel. Qui n'a remarqué souvent qu'un nuage blanc forme un charmant contraste avec le bleu foncé du ciel ? il en est de même dans ce lac où des groupes de corail vivant obscurcissent çà et là les teintes brillantes de l'eau.
Le lendemain je débarque sur l'île de la Direction. Cette île n'a que quelques centaines de mètres de largeur ; elle se termine, du côté du lac, par des rochers calcaires blancs dont la radiation est insupportable ; du côté de l'Océan, elle se termine par un banc de corail fort épais qui sert à briser la violence des grandes lames. Le sol se compose entièrement de fragments arrondis de corail, sauf près du lac, où on trouve un peu de sable. Il faut absolument le climat des régions intertropicales pour produire une végétation vigoureuse dans un sol aussi pierreux et aussi aride. Rien de plus élégant que les bosquets de cocotiers qui croissent sur les petits îlots entourés d'une ceinture de sable blanc éblouissant.
Je vais actuellement dire quelques mots de l'histoire naturelle de ces îles, dont la pauvreté même offre un certain intérêt. Le cocotier semble au premier abord composer uniquement les forêts, cependant on trouve cinq ou six autres essences d'arbres. Une de ces espèces atteint une taille considérable ; mais le bois en est si tendre, qu'il est inutile ; une autre espèce au contraire fournit d'excellent bois de construction. En dehors des arbres, le nombre des plantes est très-limité et ne consiste qu'en graminées insignifiantes. Dans ma collection qui comprend, je crois, la flore complète de ces îles, il y a vingt espèces de plantes, sans parler d'une mousse, d'un lichen et d'un champignon. Il faut ajouter deux arbres à ce total ; l'un n'était pas en fleur lors de mon séjour, et je n'ai pas vu l'autre. Ce dernier est le seul de son espèce : il pousse près de la côte, où une seule graine a sans doute été apportée par les vagues. Une Guilandina se trouve aussi sur l'un des îlots. Je ne comprends pas dans la liste dont je viens de parler la canne à sucre, la banane, quelques légumes, quelques arbres fruitiers et quelques graminées qui ont été importés. Ces îles sont entièrement formées par des coraux, elles ont dû exister à une époque sous forme de simples récifs, il est donc certain que toutes les productions terrestres y ont été transportées par les vagues de la mer. Le professeur Henslow m'apprend que, sur les vingt espèces dont je viens de parler, dix-neuf appartiennent à différents genres et ceux-ci à seize familles !
M. A.-S. Keating, qui a résidé un an sur ces îles, indique dans les Voyages de Holman les graines et les autres objets qui ont été apportés par les vagues. « On trouve souvent sur la côte, dit-il, des graines et des plantes venant de Java et de Sumatra. Parmi elles j'ai remarqué le Kimiri, indigène à Sumatra et dans la péninsule de Malacca ; la noix de coco de Balci, remarquable par sa forme et par sa grosseur ; le Dadass, que les Malais plantent en même temps que le poivrier, ce dernier s'enroule autour du tronc du dadass et s'accroche aux épines qui le recouvrent ; l'arbre à savon ; le ricin ; des troncs de palmier sagou, et plusieurs espèces de graines inconnues aux Malais établis dans l'île. On suppose que toutes ces graines ont été chassées d'abord par le mousson du nord-ouest jusque sur la côte de la Nouvelle-Hollande et de là jusqu'aux îles Keeling par le vent alizé du sud-est. On a trouvé aussi sur la côte de véritables masses de teck de Java et de bois jaune, outre des troncs immenses de cèdre blanc et rouge et du gommier de la Nouvelle-Hollande. Les graines dures, telles que celles des plantes grimpantes, arrivent en parfait état ; mais les graines molles, telles que celles du mangostin, ont perdu leur pouvoir de germer. Enfin on a trouvé sur la côte des canots de pêche venant probablement de Java. » Il est fort intéressant de voir combien sont nombreuses les graines qui, provenant de plusieurs pays, sont transportées à travers l'immensité de l'Océan. Le professeur Henslow m'affirme que presque toutes les plantes que j'ai rapportées de ces îles sont des espèces qui croissent communément sur la côte dans l'archipel Indien. Mais la direction des vents et des courants semble opposer un obstacle insurmontable à ce qu'elles viennent ici en droite ligne. Si, comme l'a suggéré avec beaucoup de raison M. Keating, ces graines ont été d'abord transportées sur la côte de la Nouvelle-Hollande, pour revenir ensuite ici avec les produits de ce dernier pays, les graines, avant de trouver un terrain propre à leur développement, ont dû parcourir un espace variant entre 1 800 et 2 400 milles.
Chamisso, en décrivant l'archipel Radack, situé dans la partie occidentale de l'océan Pacifique, constate que « la mer apporte sur ces îles les graines et les fruits de bien des arbres inconnus dans l'archipel. La plus grande partie de ces graines ne semble pas avoir perdu la faculté de germer. » On dit aussi qu'on a trouvé sur ces côtes, des palmiers et des bambous, provenant de quelques pays de la zone torride, et des troncs de pins septentrionaux ; ces pins doivent avoir parcouru une distance immense. Ces faits sont très-intéressants ; on ne peut douter que, s'il y avait des oiseaux terrestres pour ramasser les graines dès qu'elles arrivent sur la côte, et que le sol fût mieux adapté à leur croissance, la plus désolée de ces îles posséderait bientôt une flore beaucoup plus abondante que celle qu'elles ont aujourd'hui.
La liste des animaux terrestres est encore plus pauvre que celle des plantes. Un rat, apporté dans un bâtiment venant de l'île Maurice, qui a fait naufrage ici, habite quelques-uns des îlots. M. Waterhouse considère ces rats comme identiques avec l'espèce anglaise, ils sont toutefois plus petits et plus brillamment colorés. On ne trouve pas de véritables oiseaux terrestres, car une bécasse et un râle (Rallus Philippensis), bien que vivant entièrement dans les herbes sèches, appartiennent à l'ordre des Échassiers. On dit que des oiseaux de cet ordre se trouvent dans plusieurs petites îles basses du Pacifique. À l'Ascension, où il n'y a pas d'oiseaux de terre, on a tué un râle (Porphyrio simplex) auprès du sommet de la montagne ; c'était évidemment un voyageur solitaire. À Tristan d'Acunha où, selon Carnichael, il n'y a que deux oiseaux terrestres, on trouve une foulque. Étant donnés ces faits, je crois que les Échassiers sont ordinairement, après les innombrables espèces à pieds palmés, les premiers colons des petites îles isolées. Je puis ajouter que chaque fois que j'ai remarqué des oiseaux, qui n'appartiennent pas aux espèces océaniques, à une grande distance en mer, ils appartiennent toujours à cet ordre ; il est donc tout naturel qu'ils deviennent les premiers colons des terres éloignées.
En fait de reptiles je n'ai vu qu'un petit lézard. J'ai mis beaucoup de soin à collectionner toutes les espèces d'insectes ; il y en a treize, sans compter les araignées, qui sont nombreuses. Sur ces treize espèces il n'y a qu'un scarabée. Une petite fourmi qu'on trouve par milliers sous les blocs de corail détachés est le seul insecte qui soit véritablement abondant. Mais si les productions de la terre sont en si petit nombre, on peut dire que les eaux de la mer environnante regorgent d'êtres organiques en nombre infini. Chamisso a décrit l'histoire naturelle d'une île semblable située dans l'archipel Radack ; il est fort remarquable de voir que ses habitants, et pour le nombre et pour l'espèce, ressemblent beaucoup à ceux de l'île Keeling. On y trouve un lézard et deux échassiers, c'est-à-dire une bécassine et un courlieu ; il y a dix-neuf espèces de plantes, y compris une fougère ; or, quelques-unes de ces espèces sont les mêmes que celles qui croissent ici, bien que ces deux îles soient séparées par une distance très-considérable, et se trouvent situées dans un océan différent.
Les longs rubans de terre qui forment les îlots sont élevés hors de l'eau juste assez pour que la vague puisse rejeter sur eux des fragments de coraux et le vent y accumuler des sables calcaires. Le banc de corail, plat et solide, qui borde l'extérieur, brise la première violence des vagues, qui, autrement, emporteraient en un jour les îlots et toutes leurs productions. L'océan et la terre ferme semblent, dans ces endroits, lutter constamment à qui l'emportera sur l'autre ; or, bien que la terre ferme ait en quelque sorte remporté la victoire, les habitants de l'eau ne veulent pas encore abandonner un terrain qu'ils semblent regarder comme leur propriété. De toutes parts on rencontre des crabes ermites de plus d'une espèce, portant sur leur dos des coquillages qu'ils ont volés sur la côte voisine. Des frégates, des oies et des sternes perchent en grand nombre sur les arbres ; de toutes parts on ne voit que des nids et l'atmosphère est empestée par l'odeur de la fiente des oiseaux. Les oies, posées sur leurs nids grossiers, vous regardent passer d'un air stupide, mais irrité. Les benêts, comme leur nom l'indique, sont de petits animaux stupides. Il y a toutefois un charmant oiseau, c'est une petite hirondelle de mer, aussi blanche que la neige qui plane à quelques pieds au-dessus de votre tête ; on dirait que son grand œil noir étudie avec curiosité votre physionomie. Il faut bien peu d'imagination pour se figurer que quelque fée errante habite ce corps si léger et si délicat.
Dimanche 3 avril. — Après le service divin j'accompagne le capitaine Fitz-Roy jusqu'à la colonie située à une distance de quelques milles sur la pointe d'un îlot couvert d'immenses cocotiers. Le capitaine Ross et M. Liesk habitent une espèce de grange, ouverte aux deux extrémités, tapissée à l'intérieur de paillassons en écorce. Les maisons des Malais sont rangées le long de la côte. Tout ce village offre l'aspect de la désolation, car il n'y a ni jardins ni traces de culture. Les habitants appartiennent à différentes îles de l'archipel Indien, mais tous parlent la même langue ; nous voyons là des indigènes de Bornéo, des Célèbes, de Java et de Sumatra. Leur peau a la même couleur que celle des Taïtiens et leurs traits sont à peu près identiques à ceux de ces derniers. Quelques femmes, cependant, ont un peu le caractère chinois. En général, je puis dire que leur physionomie et le son de leur voix m'ont assez plu. Ils paraissent être fort pauvres, il n'y a aucun meuble dans leurs maisons ; mais les beaux enfants que j'ai vus n'en prouvent pas moins que les noix de coco et les tortues forment après tout une excellente nourriture.
C'est sur cette île que sont situées les sources où les bâtiments peuvent se procurer de l'eau. Il paraît fort singulier tout d'abord que l'eau douce monte et descende avec la marée ; on a été jusqu'à s'imaginer que l'eau de ces puits n'est que de l'eau de mer débarrassée de son principe salin par la filtration à travers le sable. Les puits participant aux mouvements de la marée sont très-communs dans quelques-unes des îles basses des Indes occidentales. L'eau de mer pénètre dans le sable comprimé ou dans les rochers poreux de corail comme dans une éponge ; or, la pluie qui tombe à la surface doit s'abaisser jusqu'au niveau de la mer environnante et s'y accumuler en déplaçant un volume égal d'eau salée. À mesure que l'eau qui se trouve dans la partie inférieure de cette grande masse de coraux qu'on pourrait comparer à une éponge, monte et descend avec la marée, l'eau située plus près de la surface doit suivre le même mouvement ; cette eau reste douce si elle est en masse assez compacte pour qu'il ne se fasse trop de mélange mécanique. Mais, partout où le sol est formé de gros blocs de corail, si l'on creuse un puits, on n'obtient que de l'eau saumâtre.
Nous restons après dîner pour voir une scène à moitié superstitieuse que jouent les femmes indigènes. Une grande cuiller de bois, portant des vêtements, transportée sur la tombe de l'un des leurs, reçoit, disent-elles, des inspirations à la pleine lune et se met à danser. Après quelques préparatifs, la cuiller, soutenue par deux femmes, s'agita de mouvements convulsifs et se mit à danser en suivant la mesure du chant des femmes et des enfants. C'était un spectacle absurde ; toutefois M. Liesk soutient que la plupart des Malais croient au mouvement spontané de la cuiller. La danse ne commence qu'après le lever de la lune ; je ne regrettai pas d'être resté, car c'était un magnifique spectacle que de voir la lune briller à travers les longues branches des cocotiers, faiblement agités par la brise du soir. Ces scènes des tropiques sont si délicieuses, qu'elles égalent presque les scènes de la patrie, qui nous sont chères à tant de titres.
Le lendemain, j'étudie l'origine et la formation si simple et cependant si intéressante de ces îles. La mer étant extrêmement calme, je m'avance jusqu'aux bancs de coraux vivants sur lesquelles viennent se briser les grandes lames ; je remarque de toutes parts de magnifiques poissons verts et d'admirables Zoophytes, admirables au point de vue de la forme et de la couleur. Je comprends parfaitement qu'on ressente un vif enthousiasme à la vue du nombre infini d'êtres organisés qui peuplent les mers des tropiques ; je dois ajouter, cependant, que les naturalistes, qui ont décrit en termes bien connus les grottes sous-marines ornées de mille beautés, ont quelque peu cédé aux entraînements de leur imagination.
6 avril. — J'accompagne le capitaine Fitz-Roy jusqu'à une île située à l'extrémité du lagoon ; le canal circule à travers des champs de corail aux branches délicates. Nous voyons plusieurs tortues ; deux bateaux sont occupés à les poursuivre. L'eau est si peu profonde, et si transparente, que, bien que tout d'abord la tortue plonge rapidement, les pécheurs qui sont dans le canot l'aperçoivent de nouveau au bout d'un instant. Un homme se tient à la proue du bateau prêt à s'élancer ; des qu'il aperçoit la tortue il saute sur elle, l'empoigne par le cou et se laisse entraîner jusqu'à ce que l'animal soit épuisé ; on s'en empare alors très-facilement. C'était un spectacle fort intéressant que de voir ces deux bateaux circuler de toutes parts et les hommes se précipiter dans l'eau la tête la première pour saisir leur proie. Le capitaine Moresby m'apprend qu'à l'archipel des Chagos, dans le même océan, les indigènes ont un procédé horrible pour enlever la carapace des tortues vivantes. « On recouvre la tortue de charbons enflammés, la chaleur fait relever la carapace, on la détache alors avec un couteau du corps de l'animal et on l'aplatit entre des planches avant qu'elle soit refroidie. Après ce traitement barbare on laisse la tortue retourner à la mer ; au bout d'un certain temps une nouvelle carapace se forme, mais elle est trop mince pour qu'on puisse s'en servir ; la tortue reste toujours maladive après avoir subi cette opération. »
Arrivés à l'extrémité du lagoon, nous traversons un îlot étroit ; les vagues se brisent écumantes sur la côte située au vent. Il me serait difficile d'expliquer les raisons qui me font trouver tant de grandeur au spectacle des côtes extérieures de ces îlots de corail. Peut-être est-ce à cause de la simplicité de cette grande barrière sur laquelle viennent se briser les vagues furieuses, à cause peut-être de la beauté de ces verts bosquets de cocotiers, et de la force apparente de ce mur de corail mort semé çà et là de gros fragments. L'Océan couvre constamment de ses eaux le large récif ; on comprend que ce doive être un ennemi tout-puissant, presque invincible ; cependant il est vaincu par des moyens qui nous paraissent tout d'abord singulièrement faibles et inefficaces. Ce n'est pas que l'Océan épargne le rocher de corail : les immenses fragments épars sur le récif, accumulés sur la côte où s'élèvent les cocotiers, prouvent au contraire la puissance des vagues. Cette puissance s'exerce incessamment ; la grande vague causée par l'action douce, mais constante, des vents alizés soufflant toujours dans la même direction sur une surface considérable, engendre des lames qui ont presque la violence de celles que nous voyons pendant une tempête dans les régions tempérées ; ces lames viennent heurter le récif sans jamais se reposer un instant. Il est impossible de voir ces vagues sans rester convaincu qu'une île, fût-elle construite du roc le plus dur, fût-elle composée de porphyre, de granite ou de quartz, finirait par succomber devant cette irrésistible pression. Cependant ces insignifiants îlots de corail résistent et remportent la victoire ; c'est qu'ici une autre puissance vient jouer son rôle dans le combat. Les forces organiques empruntent un par un, aux vagues écumantes, les atomes de carbonate de chaux et les absorbent pour les transformer en une construction symétrique. Que la tempête les brise, si elle le veut, en mille fragments, qu'importe ! et que sera ce déchirement passager relativement au travail de myriades d'architectes toujours à l'œuvre, nuit et jour, pendant des mois, pendant des siècles ? N'est-ce donc pas un magnifique spectacle que de voir le corps mou et gélatineux d'un polype vaincre, à l'aide des lois de la vie, l'immense puissance mécanique des vagues d'un océan, puissance à laquelle ni l'industrie de l'homme, ni les œuvres inanimées de la nature n'ont pu résister avec succès ?
Nous ne revenons que fort tard, car nous avons passé longtemps dans notre barque à examiner les champs de corail et les gigantesques coquilles des Chames ; si un homme s'avisait d'introduire sa main dans ces coquilles, il ne pourrait pas la retirer tant que vivrait l'animal. Près de l'extrémité du lagoon j'ai été tout surpris de trouver un champ immense, ayant plus d'un mille carré, recouvert d'une forêt de coraux aux branches délicates qui, bien qu'encore debout, étaient tous morts et tombaient en ruines. Il m'a été difficile d'abord de comprendre les causes qui avaient amené ce résultat ; je pensai ensuite que je voyais là le résultat d'une combinaison de circonstances curieuses. Je dois commencer par dire que le corail ne peut pas survivre à la moindre exposition aux rayons du soleil, aussi la limite supérieure de sa croissance est-elle déterminée par le niveau des plus basses eaux. S'il faut en croire quelques vieilles cartes, la longue île qui se trouve sous le vent était anciennement séparée en plusieurs îlots par des canaux fort larges ; le fait que, dans ces parties, les arbres sont plus jeunes et plus verts, prouve la véracité de la carte. Dans les conditions anciennes du récif, une forte brise, en jetant plus d'eau par-dessus la barrière, tendait à élever le niveau de l'eau qui se trouve dans le lagoon. Aujourd'hui, tout agit en sens contraire ; en effet, non-seulement l'eau du lagoon n'est plus augmentée par des courants venant de l'extérieur, mais encore elle est repoussée par la force du vent. Ainsi, on a observé que la marée, près de l'extrémité du lagoon, ne s'élève pas aussi haut par un vent assez fort que par un temps calme. Cette différence de niveau, bien que certainement fort petite, a, je crois, causé la mort de ces buissons de corail qui avaient atteint la limite supérieure de leur croissance dans l'ancienne condition du récif extérieur.
À quelques milles au nord de Keeling, se trouve un autre petit attol, dont le lagoon est presque rempli par de la boue de corail. Le capitaine Ross a trouvé, enfoui dans le conglomérat, sur la côte extérieure, un morceau de grès arrondi, un peu plus gros que la tête d'un homme ; cette trouvaille lui causa tant de surprise, qu'il emporta cette pierre et la conserva comme une curiosité. Il est fort extraordinaire, en effet, qu'on ait trouvé cette unique pierre à un endroit où tout ce qui est solide est composé de matières calcaires. Cette île n'a été visitée que très-rarement ; il est peu probable qu'un vaisseau y ait fait naufrage. Faute de meilleure explication, j'en vins à la conclusion que ce bloc de grès devait avoir été transporté dans les racines de quelque gros arbre. D'autre part, en considérant l'immense distance à laquelle se trouve la terre la plus rapprochée, en pensant à toutes les chances qu'il y a pour qu'une pierre ne soit pas ainsi emprisonnée, pour que l'arbre ne tombe pas à la mer, puis qu'il aille flotter aussi loin, qu'il arrive heureusement, et que la pierre vienne se placer de façon à ce qu'on puisse la découvrir, je me disais que, sans aucun doute, j'imaginais une explication fort improbable. J'ai donc été fort heureux de voir cette explication confirmée par Chamisso, le savant naturaliste qui a accompagné Kotzebue. Il constate que les habitants de l'archipel Radack, groupe d'îles de corail situées au milieu du Pacifique, se procurent les pierres nécessaires pour aiguiser leurs outils en cherchant dans les racines d'arbres amenés par les vagues sur les côtes de leurs îles. Il est évident qu'on a dû en trouver plusieurs fois, puisque la loi du pays ordonne que ces pierres appartiennent aux chefs, et quiconque s'en approprie une est puni. Quand on considère la situation isolée de ces petites îles au milieu d'un immense océan, — la grande distance à laquelle elles se trouvent de toute terre autre que des îles de corail, ce qui est attesté par la valeur que les habitants, qui sont de hardis navigateurs, attachent à la possession d'une pierre — la lenteur des courants de l'Océan — il semble réellement étonnant que des pierres puissent être ainsi transportées. Il se peut toutefois que ces transports soient plus fréquents que nous ne pensons ; en effet, si le sol sur lequel elles viennent atterrir n'était pas composé uniquement de corail, c'est à peine si elles attireraient l'attention et, en outre, on ne s'imaginerait certainement pas leur origine. Enfin, il se peut qu'on n'ait pas la preuve directe de ces transports pendant fort longtemps, car il est probable que les troncs d'arbres, surtout ceux qui sont chargés de pierres, flottent au-dessous de la surface. On remarque à chaque instant, sur les bords des canaux qui traversent la Terre de Feu, des quantités de bois flotté ; cependant il est très-rare de voir un arbre dans l'eau. Ces faits peuvent servir à expliquer la présence des pierres anguleuses ou arrondies qu'on trouve quelquefois enfouies dans des dépôts de sédiment.
Un autre jour, j'allai visiter l'îlot occidental ; sur cet îlot, la végétation est peut-être plus luxuriante que sur tous les autres. Les cocotiers poussent généralement à une certaine distance les uns des autres ; mais ici, les jeunes croissent à l'ombre de leurs immenses parents et forment les retraites les plus ombragées. Ceux-là seuls à qui il a été donné de le faire, savent combien il est délicieux de se reposer à l'ombre de ces arbres et de boire le lait si frais et si agréable du coco. Dans cette île, il y a une espèce de baie ; le sol de cette baie est du plus beau sable blanc ; il est parfaitement de niveau et n'est couvert d'eau qu'à la marée haute ; de petites criques pénètrent en outre dans les bois environnants. C'est un charmant spectacle que de voir ce champ de sable blanc éblouissant environné par ces admirables cocotiers.
J'ai déjà fait allusion à un crabe qui se nourrit de noix de coco ; il est fort commun dans toutes les parties de la terre sèche, et il atteint une grosseur monstrueuse ; il est très-proche parent du Birgus latro, ou même identique avec lui. La première paire de pattes de ce crabe se termine par des pinces extrêmement fortes et extrêmement pesantes ; la dernière paire porte des pinces plus faibles et beaucoup plus effilées. Il semble tout d'abord impossible qu'un crabe puisse ouvrir une grosse noix de coco couverte de son écorce ; mais M. Liesk m'affirme le fait. Le crabe déchire d'abord l'écorce fibre par fibre, en commençant par l'extrémité où se trouvent les trois ouvertures de la noix ; quand il a enlevé toutes les fibres, il se sert de ses grosses pinces comme d'un marteau et frappe sur les ouvertures jusqu'à ce qu'il les ait brisées. Il se retourne alors et, à l'aide de ses pinces effilées, il extrait la substance blanche albumineuse qui se trouve à l'intérieur de la noix. C'est là un exemple d'instinct très-curieux : c'est aussi un exemple d'une adaptation de conformation entre deux objets aussi éloignés l'un de l'autre dans le plan général de la nature, qu'un crabe et un cocotier. Le Birgue ne sort que le jour ; on dit cependant qu'il se rend toutes les nuits à la mer, sans doute pour se baigner. Les jeunes naissent sur la côte. Ces crabes habitent de profonds terriers qu'ils creusent sous les racines des arbres ; ils y accumulent des quantités surprenantes de fibres qu'ils ont enlevées aux noix de coco et s'en font un véritable lit sur lequel ils se couchent. Les Malais recueillent ces masses fibreuses qu'ils emploient en guise d'étoupe. Ces crabes sont très-bons à manger ; on trouve, en outre, sous la queue des plus grands une grosse masse de graisse que l'on fait fondre et qui produit quelquefois un bon litre d'huile limpide. Quelques voyageurs ajoutent que les Birgues grimpent aux cocotiers pour cueillir les noix ; j'avoue que je doute beaucoup qu'ils puissent le faire. M. Liesk m'a affirmé que, sur ces îles, les Birgues se nourrissent uniquement des noix tombées sur le sol.
Le capitaine Moresby m'apprend que ce crabe habite l'archipel des Chagos et celui des Séchelles, mais qu'il ne se trouve pas dans l'archipel voisin des Maldives. On le trouvait autrefois en quantité considérable à l'île Maurice, mais il n'y en a plus aujourd'hui que quelques-uns, et ils sont très-petits. Dans le Pacifique, cette espèce ou une espèce aux habitudes analogues habite, dit-on, une seule île de corail, située au nord de l'archipel de la Société. Je puis ajouter, pour prouver la force extraordinaire des pinces qui terminent les pattes de devant, que le capitaine Moresby en avait enfermé un dans une forte boîte de fer-blanc qui avait servi à transporter des biscuits ; on avait assujetti le couvercle avec du fil de fer. Le crabe rabattit les bords de la boîte et s'échappa ; il avait percé le métal d'une quantité de petits trous.
J'ai été fort surpris de trouver deux espèces de corail du genre Millépore (Millepora complanata et alcicornis) qui ont la faculté d'urtiquer. Les branches pierreuses de ces espèces, quand on les sort de l'eau, sont dures au toucher, au lieu d'être onctueuses ; elles émettent une odeur forte et désagréable. La faculté d'urtiquer semble varier dans les différents spécimens ; quand on se frotte la peau du visage ou des bras avec un morceau de ce corail, on ressent ordinairement une espèce de sensation de brûlure qui se produit après l'intervalle d'une seconde et qui ne dure que quelques minutes. Un jour, cependant, en touchant simplement ma figure avec une de ces branches, je ressentis une douleur immédiate ; cette douleur augmenta comme à l'ordinaire après quelques secondes, continua assez vive pendant quelques minutes et était encore perceptible une demi-heure après. La douleur était aussi vive que celle que l'on ressent quand on a été piqué par une ortie, mais elle ressemble beaucoup plus à celle qui est produite par la brûlure de la Physalie ; sur la peau du bras apparurent de petits boutons rouges qui semblaient devoir se transformer en pustules, ce qui n'arriva pas. M. Quoy mentionne ces piqûres faites par les Millépores ; j'ai aussi entendu parler de coraux urticants aux Indes occidentales. Beaucoup d'animaux marins semblent posséder cette faculté de piquer ; outre la Physalie, plusieurs poissons gélatineux et l'Aplysia ou limace de mer des îles du Cap-Vert, on lit dans le Voyage de l'Astrolabe qu'une Actinie ou Anémone de mer, ainsi qu'un Zoophyte flexible, parent des Sertulaires, possèdent aussi cette arme offensive ou défensive. On trouve aussi, dit-on, dans la mer des Indes une Algue armée de la même façon.
Deux espèces de poissons du genre Scarus sont fort communs ici et se nourrissent exclusivement de corail ; tous deux sont d'un bleu verdâtre magnifique ; l'un habite invariablement le lagoon, l'autre les écueils de l'extérieur. M. Liesk m'affirme qu'il en a vu souvent des bandes entières brouter le sommet des branches de corail ; j'en ai ouvert plusieurs et j'ai trouvé leurs intestins distendus par une espèce de sable calcaire jaunâtre. Les Holothuries (parents de notre Étoile de mer), ces poissons visqueux et dégoûtants qu'aiment tant les gourmets chinois, se nourrissent aussi de Corail, si toutefois il faut en croire le docteur Allan : d'ailleurs l'appareil osseux qui se trouve à l'intérieur de leur corps semble parfaitement adapté à ce but. Les Holothuries, les poissons dont nous venons de parler, les nombreux coquillages fouisseurs, les vers néréides, qui transpercent tous les blocs de corail mort, doivent être les agents producteurs du beau sable blanc qui se trouve au fond et sur les côtes du lagoon. Le professeur Ehrenberg a reconnu toutefois qu'une partie de ce sable, qui ressemble beaucoup à de la craie écrasée quand il est mouillé, est composée d'infusoires à carapace de silice.
12 avril. — Nous quittons l'île Keeling dans la matinée pour nous rendre à l'Île de France ; je suis heureux que nous ayons visité ces îles, car de semblables formations méritent presque le nom de merveilles du monde. Le capitaine Fitz-Roy n'a pas trouvé de fond avec une ligne de 7 200 pieds de longueur à la distance de 2 000 mètres seulement de la côte. Cette île forme donc une montagne sous-marine élevée, dont les flancs sont plus abrupts que ceux du cône volcanique le plus escarpé. Le sommet, en forme de soucoupe, a près de 10 milles de largeur ; or, chaque atome de cet immense édifice, depuis le plus petit morceau de rocher jusqu'au plus gros, porte la preuve qu'il résulte d'arrangements organiques, et, quelque considérable que soit cet entassement, il est insignifiant comparativement à beaucoup d'autres que l'on connaît. Nous ressentons quelque surprise quand les voyageurs nous parlent des dimensions des pyramides et de quelques autres grandes ruines, mais les plus grandes de ces ruines sont bien insignifiantes quand on les compare à ces montagnes de pierres accumulées par de petits animaux ! Ces merveilles sont telles, qu'elles ne frappent pas tout d'abord les yeux et qu'il faut la réflexion pour qu'on puisse arriver à en saisir toute la grandeur.
Je vais discuter brièvement les trois grandes classes de récifs de corail, c'est-à-dire les attols, les récifs barrières et les récifs bordures et expliquer en quelques mots mon opinion sur leur formation. Presque tous les voyageurs qui ont traversé le Pacifique ont exprimé l'étonnement que leur a causé la vue des îles de corail, ou, comme je les appellerai pour l'avenir en leur donnant leur nom indien, des attols : presque tous aussi ont essayé quelque explication. Déjà, en 1605, Pyrard de Laval s'écriait avec raison : « C'est une merveille de voir chacun des atollons, environné d'un grand banc de pierre tout autour, n'y ayant point d'artifice humain. » Le dessin ci-dessous, qui représente l'île de la Pentecôte dans le Pacifique, dessin emprunté à l'admirable Voyage du capitaine Beechey, donne une faible idée du singulier aspect que présente un attol ; c'est un des plus petits et les îlots étroits qui l'environnent forment un anneau complet. L'immensité de l'Océan, la fureur des vagues qui viennent se briser sur les récifs, forment, avec le peu
d'élévation de la terre et la tranquillité de la belle eau verte à l'intérieur de l'anneau, un contraste que l'on ne saurait comprendre quand on ne l'a pas vu.
Les premiers voyageurs croyaient que les animaux construisant le corail bâtissaient instinctivement de grands cercles de façon à habiter tranquillement la partie intérieure. Mais cette explication est si loin de la vérité, que les Polypes grossiers, dont le travail sur le côté extérieur assure l'existence même du récif, ne peuvent vivre à l'intérieur, où fleurissent d'autres espèces qui élaborent des branches délicates. En outre, si on se place à ce point de vue, il faut supposer que beaucoup d'espèces, appartenant à des genres et à des familles distinctes, combinent leurs efforts dans un but commun ; or il est impossible de trouver dans la nature entière un seul exemple de semblables combinaisons. La théorie la plus généralement adoptée est que les attols sont basés sur des cratères sous-marins ; mais si l'on considère attentivement la forme et la grandeur de quelques-uns de ces attols, le nombre, la proximité et les positions relatives de beaucoup d'autres, il est difficile de se contenter de cette explication. Ainsi l'attol de Suadivia a 44 milles géographiques de diamètre dans une direction et 34 milles dans l'autre ; l'attol de Rimsky a un diamètre de 54 milles sur 20 milles et un bord étrangement sinueux ; l'attol de Bow a 30 milles de longueur et n'a en moyenne que 6 milles de largeur ; l'attol de Menchikoff consiste en trois attols reliés les uns aux autres. En outre, cette théorie est totalement inapplicable aux attols septentrionaux des Maldives dans l'océan Indien (l'un d'eux a 88 milles de longueur et entre 10 et 20 milles de largeur) ; car ils ne sont pas entourés, comme les attols ordinaires, par des récifs étroits, mais par un grand nombre de petits attols séparés ; d'autres petits attols s'élèvent, en outre, dans l'intérieur des grands espaces qui représentent le lagoon central. Chamisso a proposé une troisième théorie qui me semble plus acceptable ; il soutient, et cela est prouvé, que les coraux croissent plus vigoureusement quand ils sont exposés à la vague de l'Océan, par conséquent les côtés extérieurs croîtraient plus rapidement que toutes les autres parties, ce qui expliquerait la structure en forme d'anneau et en forme de coupe. Mais nous allons voir tout à l'heure que dans cette théorie, aussi bien que dans celle qui prend un cratère pour point de départ, on a négligé une considération fort importante : sur quoi les Polypes constructeurs de récifs qui ne peuvent vivre à une grande profondeur ont-ils basé leurs constructions massives ?
Le capitaine Fitz Roy a fait avec beaucoup de soin de nombreux sondages sur le côté extérieur escarpé de l'attol Keeling ; il a trouvé que, jusqu'à 10 brasses de profondeur, le suif placé sous le plomb rapporte invariablement les empreintes de coraux vivants, mais qu'il reste aussi parfaitement propre que si on l'avait fait descendre sur un tapis de gazon. À mesure que la profondeur augmente, les empreintes deviennent de moins en moins nombreuses, mais les particules de sable adhérentes au suif augmentent, jusqu'à ce qu'enfin il devienne évident que le fond consiste en une couche sablonneuse ; pour continuer la comparaison que j'ai faite avec le gazon, les brins d'herbe diminuent graduellement jusqu'à ce qu'enfin le sol devienne si stérile, que rien n'y pousse plus. Ces observations, confirmées par beaucoup d'autres, nous permettent de conclure que l'extrême profondeur à laquelle les Polypes peuvent vivre se trouve entre 20 et 30 brasses. Or il y a d'énormes superficies dans l'océan Pacifique et dans l'océan Indien dans lesquelles on ne trouve que des îles de corail, et ces îles ne sont élevées au-dessus de l'eau qu'à une hauteur telle que celle où les vagues peuvent rejeter des fragments et les vents accumuler des sables. Ainsi, le groupe d'attols de l'archipel des Radack forme un carré irrégulier ayant 520 milles de long et 240 de large ; l'archipel Dangereux affecte une forme elliptique dont l'axe le plus long a 810 milles et l'axe le plus court 420. Il y a d'autres petits groupes, d'autres îles isolées fort basses, entre ces deux archipels, comprenant un espace linéaire de plus de 4 000 milles de longueur dans lequel aucune île ne s'élève au-dessus de la hauteur que nous venons d'indiquer. En outre, dans l'océan Indien, il y a un espace de 1 500 milles en longueur dans lequel on trouve trois archipels où toutes les îles sont basses et formées de coraux. Comme il est prouvé que les polypes constructeurs ne peuvent pas vivre à de grandes profondeurs, il est absolument certain que, partout où il y a aujourd'hui un attol, dans ces vastes espaces, il a dû se trouver une base à la profondeur de 20 ou 30 brasses de la surface. Il est extrêmement improbable que des dépôts de sédiments larges, élevés, isolés, aux flancs abrupts, disposés en groupes et en lignes ayant des centaines de lieues de longueur, aient pu se déposer dans les parties centrales les plus profondes de l'océan Pacifique et de l'océan Indien, à une distance immense de tout continent, où l'eau est parfaitement limpide. Il est également improbable que des forces de tension aient soulevé dans ces immenses espaces d'innombrables bancs de rochers jusqu'à 20 ou 30 brasses, c'est-à-dire jusqu'à 120 ou 180 pieds de la surface de la mer, et qu'un seul point ne se soit pas élevé au-dessus de ce niveau. Où pourrions-nous trouver, en effet, sur toute la surface du globe, une seule chaîne de montagnes n'ayant même que quelques centaines de milles de longueur, dont les nombreux sommets s'élèvent tous au même niveau sans qu'un seul pic les domine ? Si donc les fondations sur lesquelles se sont établis les Polypes constructeurs d'attols ne sont pas formées par des sédiments, si elles n'ont pas été soulevées à ce niveau nécessaire, il faut bien qu'elles se soient affaissées jusqu'à ce niveau ; or ceci résout immédiatement le problème. En effet, à mesure que montagnes après montagnes, îles après îles, disparaissaient lentement sous la surface de l'eau, de nouvelles bases se formaient sur lesquelles venaient s'établir les Polypes. Il est impossible d'entrer ici dans tous les détails nécessaires, mais j'ose défier qui que ce soit d'expliquer d'une autre façon l'existence des nombreuses îles distribuées dans ces vastes espaces, toutes ces îles étant basses, toutes ces îles étant formées de coraux dont les constructeurs avaient besoin d'un point d'appui à une petite profondeur. Avant d'expliquer la cause de la forme particulière des attols, il faut examiner la seconde classe des récifs de corail, c'est-à-dire les récifs barrières. Ces récifs s'étendent en droite ligne devant les côtes d'un continent ou d'une grande île, ou bien ils entourent de petites îles ; dans les deux cas ils sont séparés de la terre par un canal large et assez profond qui ressemble au lagoon qui se trouve à l'intérieur de l'attol. Il est extraordinaire qu'on ait si peu étudié les récifs barrières, car ce sont véritablement des constructions extraordinaires. La gravure ci-dessous représente une partie du récif environnant l'île de Bolabola dans le Pacifique, telle qu'on l'aperçoit
du pic central de l'île. Dans ce cas, le récif tout entier s'est converti en terre ferme ; plus ordinairement une ligne de grands récifs sur lesquels se brisent constamment les vagues et, çà et là, un petit îlot couvert de cocotiers, sépare les eaux agitées de l'Océan des eaux vertes et tranquilles du canal. Ce canal baigne ordinairement une bande de sol d'alluvion qui se trouve au pied des abruptes montagnes centrales, bande couverte de toutes les plus magnifiques productions des tropiques.
Ces récifs, qui entourent entièrement une île, affectent toutes les grandeurs, depuis 3 milles jusqu'à 44 milles de diamètre ; celui qui se prolonge sur une des faces et qui entoure les deux extrémités de la Nouvelle-Calédonie, a 400 milles de longueur. Chaque récif entoure une, deux ou plusieurs îles rocheuses de différentes hauteurs et, dans un cas, jusqu'à douze îles séparées. Le récif se trouve à une distance plus ou moins grande de l'île qu'il entoure ; dans l'archipel de la Société il est situé ordinairement à une distance variant entre 1, 2 ou 4 milles. À Hogoleu, le récif se trouve à 20 milles de l'île centrale, du côté sud, et à 14 milles, du côté nord. La profondeur du canal varie beaucoup aussi ; on peut dire qu'elle atteint, en moyenne, de 10 à 30 brasses, mais à Vanikoro il y a des endroits où l'on trouve, dans ce canal, des profondeurs de 56 brasses ou 335 pieds. Intérieurement, le récif descend en pente douce dans le canal ou bien se termine par un mur perpendiculaire ayant quelquefois une profondeur de 200 ou 300 pieds sous l'eau. Extérieurement, le récif s'élève perpendiculairement, comme un attol, des profondeurs de l'Océan. Peut-il y avoir rien de plus singulier que ces formations ? Nous voyons une île, que l'on peut comparer à un château situé au sommet d'une haute montagne sous-marine protégée par un grand mur de corail, mur toujours taillé à pic extérieurement et quelquefois intérieurement, dont le large sommet est plat et dans lequel se trouvent çà et là des portes étroites, au travers desquelles cependant peuvent passer les plus grands vaisseaux ; ces passes donnent accès dans le canal, que l'on peut comparer à un immense fossé.
En tant qu'il s'agit du récif de corail lui-même, il n'existe pas la plus petite différence au point de vue de la grandeur, de l'aspect, du groupement et même des moindres détails de structure entre un attol et un récif barrière. Le géographe Balbi a fait remarquer avec beaucoup de raison qu'une île entourée par un récif est un attol dans le lagoon duquel s'élève une montagne ; enlevez la montagne et l'attol est parfait.
Mais pourquoi ces récifs se sont-ils élevés à une aussi grande distance des côtes des îles qu'ils entourent ? Ce ne peut être parce que les coraux ne peuvent pas se former tout près de la terre ; en effet, les côtes, à l'intérieur du canal, quand elles ne sont pas recouvertes de sol d'alluvion, portent souvent des récifs vivants ; nous verrons d'ailleurs bientôt qu'il y a toute une classe de récifs attachés aux côtes des continents et des îles et que, pour cette raison, j'ai nommés récifs bordures. On peut encore se demander sur quoi les Polypes, qui ne peuvent pas vivre à de grandes profondeurs, ont basé les constructions qui environnent les îles. Cela est un point important que l'on a ordinairement négligé ; nous en avons déjà parlé lorsque nous avons traité des attols. On comprendra mieux la difficulté du problème en jetant les yeux sur les coupes suivantes, coupes réelles prises dans la direction du nord au sud, à travers les îles de Vanikoro, de Gambier et de Maurua, y compris les récifs qui les entourent ; ces coupes sont dessinées verticalement et horizontalement à la même échelle d'un quart de pouce par mille.
Les hachures horizontales indiquent les récifs barrières et les canaux ; les hachures inclinées, placées au-dessus du niveau de la mer (A A), indiquent la forme actuelle de la terre ; les hachures inclinées au-dessous de cette ligne indiquent la prolongation probable des terres au-dessous de l'eau.
1. Vanikoro ; 2. Île Gambier ; 3. Maurua.
Il faut observer que ces coupes auraient pu être faites dans quelque direction que ce soit, à travers ces îles, ou à travers beaucoup d'autres îles entourées par des récifs ; les traits généraux eussent été exactement les mêmes. Or, si on se rappelle que les Polypes constructeurs ne peuvent vivre à plus de 20 ou 30 brasses de profondeur et que l'échelle de notre dessin est si petite, que le petit signe placé à droite de la gravure indique une profondeur de 200 brasses, on peut se demander sur quoi reposent ces récifs ? Faut-il supposer que chaque île est entourée par une espèce de collier de roches sous-marines ou par d'immenses couches de sédiment qui se terminent abruptement là où se termine le récif ? Si la mer avait profondément rongé ces îles avant qu'elles fussent protégées par des récifs, et qu'elle eût ainsi disposé autour d'elles une sorte de plate-forme à une petite profondeur, les côtes actuelles seraient certainement bordées par de grands précipices ; or cela est fort rare. En outre, si l'on adopte cette supposition, il n'est pas possible d'expliquer pourquoi le récif de corail se serait élevé comme un mur au bord extrême de cette plate-forme, laissant souvent entre lui et l'île un espace d'eau considérable, trop profond pour que les Polypes puissent se développer. L'accumulation d'un immense dépôt de sédiment tout autour de ces îles, dépôt ordinairement d'autant plus large que les îles sont plus petites, est aussi chose fort improbable, surtout si l'on considère que ces îles sont situées dans les parties les plus centrales et les plus profondes de l'Océan. Prenons, par exemple, le récif de la Nouvelle-Calédonie, qui s'étend à 150 milles au delà de l'extrémité septentrionale de l'île, simple prolongement de la ligne droite qui borde la côte occidentale. Est-il possible de croire que des sédiments aient pu se déposer en ligne droite en face d'une île élevée, et que ces dépôts se soient prolongés bien au delà de son extrémité ? Enfin, si nous examinons d'autres îles océaniques, ayant à peu près la même altitude et une constitution géologique analogue, mais qui ne sont pas entourées de récifs de corail, nous chercherons en vain autour d'elles cette profondeur de 30 brasses, sauf dans le voisinage immédiat de leurs côtes. Ordinairement, en effet, les îles dont les côtes sont très-escarpées, comme le sont celles de presque toutes les îles océaniques entourées ou non de récifs, se prolongent aussi abruptement au-dessous de l'eau. Sur quoi donc, je le répète, reposent ces récifs barrières ? Pourquoi ce profond canal intérieur ? Pourquoi ces récifs sont-ils si éloignés de la terre qu'ils entourent ? Nous allons voir tout à l'heure qu'il est bien facile de résoudre ces problèmes.
Mais examinons d'abord notre troisième classe de récifs ou récifs bordures ; peu de mots suffiront. Partout où la terre s'enfonce abruptement dans la mer, ces récifs n'ont que quelques mètres de largeur et forment une simple bordure ou une frange autour des côtes ; partout où la terre entre sous l'eau en pente douce, le récif s'étend plus loin, il s'étend même quelquefois jusqu'à 1 mille de la terre ; dans ce dernier cas, les sondages faits au-delà du récif prouvent toujours que la prolongation sous-marine de l'île descend en pente douce. En un mot, les récifs s'étendent seulement jusqu'à cette distance de la côte où ils trouvent la base requise à une profondeur de 20 ou 30 brasses. Quant au récif lui-même, il n'y a pas de différence essentielle entre lui et ceux qui forment une ceinture ou un attol ; toutefois, il est ordinairement moins large et par conséquent peu d'îlots se sont formés sur lui. Comme les coraux croissent plus vigoureusement à l'extérieur, comme du côté de l'île ils sont gênés par les sédiments qui se déposent constamment, le côté extérieur du récif est plus élevé et il se trouve ordinairement entre lui et la terre un petit canal sablonneux ayant quelques pieds de profondeur. Partout où les couches de sédiments se sont accumulées près de la surface, comme dans quelques parties des Indes occidentales, elles se trouvent quelquefois entourées de coraux, aussi ressemblent-elles un peu à des attols de la même manière que les récifs bordures entourant des îles qui s'enfoncent en pente douce ressemblent un peu à des récifs barrières.
Toute théorie sur la formation des récifs de corail doit, pour être satisfaisante, expliquer les trois grandes classes que nous
AA, bords extérieurs du récif bordure au niveau de la mer. BB, côtes de l'île. A'A', bords extérieurs du récif après sa croissance pendant une période d'affaissement ; ce récif forme actuellement un récif barrière et porte des îlots. B'B', côtes de l'île actuellement entourées par un récif. CC, canal. (Dans cette gravure et dans la suivante, on n'a pu représenter l'affaissement des terres que par un soulèvement apparent du niveau de la mer.)
venons d'indiquer. Nous avons vu que nous sommes forcés de croire à l'affaissement de ces immenses superficies, entrecoupées d'îles basses, dont pas une ne s'élève au-dessus de la hauteur à laquelle le vent et les vagues peuvent rejeter des sables ou des blocs de rochers et qui, cependant, ont été construites par des animaux ayant besoin d'un point d'appui, avec cette condition, que ce point d'appui ne se trouve pas à une grande profondeur. Examinons une île entourée par des récifs bordures dont l'explication n'offre aucune difficulté ; supposons que cette île, avec ses récifs représentés par les lignes pleines de la gravure ci-dessus, s'affaisse lentement. Or, à mesure que l'île s'affaisse, soit de quelques pieds à la fois, soit insensiblement, nous pouvons conclure, d'après ce que nous savons des conditions favorables à la croissance du corail, que les masses vivantes baignées par l'écume sur le bord du récif atteindront bientôt la surface. Cependant l'eau gagnera peu à peu sur la côte, l'île se rétrécissant de plus en plus, et l'espace compris entre le bord intérieur du récif et la côte de l'île augmentant continuellement. Les lignes pointillées de la gravure représentent le récif et l'île dans cet état, après un affaissement de plusieurs centaines de pieds. On suppose que des îlots se sont formés sur le récif et qu'un vaisseau est à l'ancre dans le canal. Ce canal sera plus ou moins profond selon que l'affaissement aura été plus ou moins rapide, selon que la quantité de sédiment qui s'y est accumulée sera plus ou moins considérable, selon que le corail aux branches délicates s'y développera plus ou moins bien. La gravure dans cet état ressemble, sous tous les rapports, à la coupe d'une île entourée par un récif ; en somme, c'est la coupe réelle de l'île Bolabola, dans le Pacifique, à l'échelle de 0,517 de pouce par mille. On s'explique actuellement pourquoi les récifs barrières se trouvent si loin des côtes qu'ils environnent. On comprend aussi qu'une ligne perpendiculaire allant du sommet du bord extérieur du nouveau récif jusqu'aux rochers qui se trouvent au-dessous du vieux récif bordure aura autant de pieds en plus de la petite profondeur à laquelle peuvent vivre les Polypes qu'il y a eu de pieds d'affaissement ; à mesure que l'ensemble de l'île s'affaisse, les petits architectes continuent d'édifier leur grande digue en prenant pour point d'appui les coraux déjà construits et leurs fragments consolidés. Ainsi disparaît la difficulté qui paraissait si grande de ce chef.
Si au lieu d'une île nous avions étudié la côte d'un continent bordé de récifs, si nous avions supposé que ce continent se soit affaissé, il en serait évidemment résulté une grande barrière droite comme celle de l'Australie ou celle de la Nouvelle-Calédonie, séparée de la terre ferme par un canal large et profond.
Examinons actuellement notre récif barrière, dont la coupe est maintenant représentée par les lignes pleines de la gravure suivante, qui, comme je l'ai dit, est une coupe réelle de Bolabola ; supposons que l'affaissement continue. À mesure que le récif ceinture s'enfonce, les coraux se développent vigoureusement, remontant toujours vers la surface ; mais, à mesure aussi que l'île s'affaisse, l'eau recouvre le sol ; les montagnes isolées forment d'abord des îles séparées à l'intérieur d'un grand récif, puis enfin le point le plus élevé de l'île disparaît. Dès l'instant de cette disparition nous avons un attol parfait. J'ai dit tout à l'heure : qu'on enlève l'île du milieu d'un récif barrière et il restera un attol ; or l'île a été enlevée. On peut comprendre actuellement comment il se fait que les attols, bâtis sur les récifs barrières leur ressemblent sous le rapport de la forme, de la manière d'après laquelle ils sont groupés et de leur disposition en lignes simples ou doubles. On peut, en un mot, les regarder comme de grossiers modèles des îles affaissées sur lesquelles ils reposent. On peut comprendre, en outre, comment il se fait que les attols de l'océan Pacifique et de l'océan Indien s'étendent en ligne parallèle aux espaces où les îles élevées font défaut dans ces océans. J'ose donc affirmer que l'on peut simplement
A'A', bords extérieurs du récif barrière portant des îlots au niveau de la mer. B'B', côtes de l'île environnée. CC, canal. A″A″, bords extérieurs du récif converti actuellement en attol. C, le lagoon du nouvel attol. (Les profondeurs du canal et du lagoon sont très-exagérées, relativement au reste du dessin.)
expliquer par la théorie de la croissance continue des coraux pendant l'affaissement du sol tous les caractères principaux des attols, ces constructions étonnantes qui ont depuis si longtemps excité l'attention des voyageurs, aussi bien que ceux des récifs barrières, formations non moins étonnantes, soit qu'elles entourent des petites îles, soit qu'elles s'étendent pendant des centaines de milles le long des côtes d'un continent
On me demandera peut-être si je peux donner une preuve directe de l'affaissement des récifs barrières ou des attols ; il faut se rappeler à cet égard combien il est difficile de remarquer un mouvement dont la tendance est de cacher sous l'eau la partie affectée. Néanmoins, à l'attol de Keeling, j'ai observé tout autour du lagoon de vieux cocotiers minés par les eaux et sur le point de tomber ; dans un autre endroit, j'ai vu les fondations d'une grange qui, d'après les habitants, était, il y a sept ans, juste au-dessus de l'atteinte de la marée haute, et qui sont actuellement recouvertes d'eau à toutes les marées ; j'ai appris, en outre, que, pendant les dix dernières années, on a ressenti ici trois tremblements de terre dont l'un a été fort grave. À Vanikoro, le canal est remarquablement profond ; il s'est accumulé très-peu de terrain d'alluvion au pied des hautes montagnes et fort peu d'îlots se sont formés sur les récifs qui l'entourent ; ces faits, et quelques autres analogues, m'ont porté à croire que cette île a dû dernièrement s'affaisser et le récif s'élever ; ici encore les tremblements de terre sont fréquents et très-violents. D'autre part, dans l'archipel de la Société, où les canaux sont presque encombrés, où beaucoup de terrains d'alluvion se sont accumulés et où, dans quelques cas, de longs îlots se sont formés sur des récifs — faits qui prouvent que ces îles ne se sont pas récemment affaissées — on ressent très-rarement des tremblements de terre et ils sont extrêmement faibles. Dans ces îles de corail, où la terre et l'eau semblent incessamment se disputer la victoire, il sera toujours très-difficile de décider entre les effets d'un changement dans la direction des courants et ceux d'un léger affaissement. Il est certain que beaucoup de ces récifs et de ces attols sont soumis à divers changements ; sur quelques attols les îlots semblent s'être considérablement accrus récemment ; sur d'autres, les îlots ont été enlevés en partie ou en totalité. Les habitants de certaines parties de l'archipel des Maldives se rappellent l'époque de la formation de quelques îlots ; dans d'autres endroits, les Polypes vivent aujourd'hui sur des récifs lavés par les lames et où, en creusant des tombes, on trouve la preuve de l'existence d'une ancienne terre habitée. Il est difficile de croire à des changements fréquents dans les courants du Grand Océan ; alors que, d'autre part, les tremblements de terre qui se produisent sur quelques attols, les immenses fissures que l'on observe sur d'autres, indiquent clairement des changements et des troubles perpétuels dans les régions souterraines.
Il est évident, d'après ma théorie, que les côtes qui sont bordées par des récifs n'ont pas dû s'affaisser et que, par conséquent, depuis la croissance de ces coraux elles ont dû rester stationnaires ou être un peu soulevées. Or il est remarquable que l'on peut presque toujours prouver par la présence de restes organiques soulevés que les îles bordées de coraux ont été soulevées ; cette preuve indirecte est nécessairement en faveur de ma théorie. J'ai été particulièrement frappé de ce fait quand j'ai vu, à ma grande surprise, que les descriptions faites par MM. Quoy et Gaimard s'appliquent non pas aux récifs en général, comme ils le prétendent, mais seulement à la classe des récifs bordures ; toutefois ma surprise a cessé quand je me suis aperçu plus tard que, par un hasard assez singulier, toutes les îles visitées par ces éminents naturalistes ont été soulevées depuis une période géologique récente et qu'on trouve la preuve de ce soulèvement dans leurs assertions mêmes.
La théorie de l'affaissement, théorie que nous sommes forcés d'adopter pour les superficies dont il s'agit, par la nécessité de trouver un point d'appui pour le corail à la profondeur voulue, explique non-seulement les grands caractères qui distinguent la conformation des récifs barrières de celle des attols, et leur analogie de forme et de grandeur, mais, aussi, bien des détails de conformation et quelques cas exceptionnels qu'il serait presque impossible d'expliquer autrement. Je n'en donnerai que quelques exemples. On a souvent remarqué avec surprise que les ouvertures qui se trouvent dans les récifs sont situées exactement en face des vallées de la terre ferme, même lorsque le récif est séparé de la terre par un canal fort large et plus profond que l'ouverture elle-même, de telle sorte qu'il semblerait impossible que la petite quantité d'eau et de sédiment déversée par la vallée puisse nuire aux Polypes. Or tous les récifs qui appartiennent à la classe des récifs bordures sont interrompus en face du plus petit ruisseau, en admettant même que ce ruisseau soit à sec pendant la plus grande partie de l'année ; en effet, la boue, le sable ou le gravier, amenés de temps en temps par le ruisseau, tuent les Polypes. Conséquemment, quand une île ainsi bordée de coraux vient à s'affaisser, bien que la plupart de ces étroites ouvertures doivent se fermer bientôt par la croissance des coraux, celles qui ne se ferment pas, et il faut bien que les sédiments et les eaux se déversent dans la mer, continuent à rester exactement en face des parties supérieures de ces vallées à l'embouchure desquelles la bordure originelle de corail se trouvait interrompue.
Il est facile de comprendre comment il se fait qu'une île dont un côté seulement et les deux extrémités sont bordés par des récifs, puisse, après un affaissement longtemps continué, se convertir soit en un seul récif ressemblant à un mur, soit en un attol ayant un grand éperon, soit en deux ou trois attols reliés ensemble par des récifs droits ; or tous ces cas exceptionnels se présentent. Les Polypes qui construisent le corail ont besoin de nourriture, ils sont exposés à être dévorés par d'autres animaux ou à être tués par des sédiments, ils ne peuvent pas se fixer sur un fond peu solide et ils peuvent être entraînés dans des profondeurs où ils ne peuvent plus vivre, il n'y a donc pas lieu d'être surpris que quelques parties des attols et des barrières soient imparfaites. Le grand récif de la Nouvelle-Calédonie est imparfait et brisé en bien des endroits ; aussi, après un long affaissement, ce grand récif ne produirait pas un grand attol ayant 400 milles de longueur, mais une chaîne ou un archipel d'attols ayant presque les mêmes dimensions que ceux de l'archipel des Maldives. En outre, dès qu'un attol est interrompu, il est plus que probable que, la marée et les courants océaniques passant à travers ces ouvertures, les coraux ne peuvent pas, surtout si l'affaissement continue, réunir les deux côtés de l'ouverture pour former un cercle complet ; dans ce cas, à mesure que l'ensemble s'affaisse, cet attol se trouve divisé en plusieurs. Dans l'archipel des Maldives on trouve plusieurs attols distincts dont la position indique certainement un rapport tel, qu'il est impossible de ne pas croire qu'ils ont été autrefois réunis ; ils se trouvent cependant séparés les uns des autres par des canaux extrêmement profonds ; ainsi, par exemple, le canal qui sépare les attols de Ross et d'Ari a 150 brasses de profondeur, et celui qui sépare l'attol septentrional de Nillandoo de l'attol méridional a 200 brasses de profondeur. Dans ce même archipel l'attol Mahlos-Mahdoo est divisé par un canal ayant plusieurs bifurcations, profond de 100 à 132 brasses, de telle façon qu'il est presque impossible de dire si ce sont trois attols séparés ou si c'est un seul grand attol dont la séparation n'est pas encore terminée.
Je ne donnerai pas beaucoup d'autres détails ; je dois faire remarquer, cependant, que la curieuse conformation des attols septentrionaux des Maldives, si l'on prend en considération le libre accès de la mer dans leurs bords déchiquetés, s'explique facilement par la croissance de coraux ayant pris pour point d'appui les petits récifs qui se produisent ordinairement dans les lagoons et les parties brisées du récif marginal qui borde tous les attols ayant la forme ordinaire. Je ne peux m'empêcher de faire remarquer une fois de plus la singularité de ces constructions complexes : un grand disque sablonneux et ordinairement concave s'élève abruptement des profondeurs de l'Océan, ses parties centrales sont couvertes çà et là de coraux, ses bords sont revêtus symétriquement de récifs de corail qui atteignent juste la surface de la mer, mais qui, quelquefois, sont couverts d'une magnifique végétation ; chacun deux enfin contient un lac d'eau limpide !
Un autre point encore : comme il se trouve que, dans deux archipels voisins, les coraux croissent parfaitement dans l'un et pas dans l'autre, comme tant de conditions que nous avons déjà énumérées doivent affecter leur existence, il deviendrait inexplicable que, au milieu des changements auxquels sont soumis la terre, l'air et l'eau, les Polypes constructeurs de corail continuassent de vivre pendant toute éternité dans un même endroit. Or, comme en vertu de ma théorie les superficies sur lesquelles se trouvent les attols et les récifs barrières s'affaissent continuellement, on devrait de temps en temps trouver des récifs morts et submergés. Dans tous les récifs les sédiments s'écoulent du lagoon ou du canal-lagoon du côté placé sous le venin ce côté est donc moins favorable à la croissance longtemps continuée des coraux ; en conséquence, on trouve assez souvent des parties de récifs morts de ce côté des îles ; ces récifs, bien que conservant encore leur apparence de muraille, se trouvent dans divers cas à plusieurs brasses au-dessous de la surface. Le groupe des Chagos semble, en raison de quelque cause, peut-être par suite d'un affaissement trop rapide, se trouver actuellement bien moins favorablement situé pour la croissance des coraux qu'il ne l'était anciennement. Dans un des attols de ce groupe, une partie du récif marginal ayant 9 milles de longueur est morte et submergée ; dans un second, il n'y a plus que quelques petits points vivants qui s'élèvent jusqu'à la surface ; un troisième et un quatrième sont entièrement morts et submergés ; un cinquième est un amas de ruines dont la conformation a presque disparu. Il est remarquable que, dans tous ces cas, les parties de récif ou les récifs morts se trouvent à la même profondeur à peu près, c'est-à-dire à 6 ou 8 brasses au-dessous de la surface, comme s'ils eussent été entraînés par un mouvement uniforme. Un de ces attols à demi noyés, pour employer l'expression du capitaine Moresby, a une étendue considérable : 90 milles nautiques de diamètre dans une direction et 70 milles dans l'autre ; cet attol est très-curieux sous bien des rapports. Il résulte de ma théorie, que de nouveaux attols doivent, en règle générale, se former partout où il y a affaissement ; on aurait donc pu me faire deux objections fort graves : 1o que les attols doivent indéfiniment s'accroître en nombre ; 2o que, dans les endroits où l'affaissement se continue depuis longtemps, chaque attol séparé doit s'accroître indéfiniment en épaisseur. Les preuves que je viens de donner de la destruction accidentelle des coraux vivants répondent victorieusement à ces deux objections. Voilà, en quelques mots, l'histoire de ces grands anneaux de corail depuis leur origine, en passant par les changements qu'ils subissent, par les accidents qui peuvent interrompre leur existence, jusqu'à leur mort et à leur disparition finale.
Dans mon ouvrage sur les îles de corail, j'ai publié une carte sur laquelle j'ai fait colorier tous les attols en bleu foncé, les récifs barrières en bleu clair et les récifs bordures en rouge. Ces derniers récifs se sont formés pendant que le sol est resté stationnaire ou, s'il faut en croire la présence fréquente de restes organiques soulevés, pendant que le sol se soulevait lentement ; les attols et les récifs barrières, au contraire, se sont formés pendant un mouvement d'affaissement, mouvement qui a dû être fort graduel et, dans le cas des attols, assez considérable pour faire disparaître tous les sommets des montagnes sur un espace considérable. Or nous voyons, d'après cette carte, que les récifs teintés en bleu clair ou foncé, produits par le même ordre de mouvement, se trouvent, en règle générale, assez rapprochés les uns des autres. Nous remarquons, en outre, que les aires qui portent des traces des deux teintes bleues ont une étendue considérable et qu'elles sont situées fort loin des longues lignes de côtes colorées en rouge. Ces deux circonstances découlent naturellement d'une théorie qui attribue la formation des récifs à la nature des mouvements de la croûte terrestre. Il est bon de remarquer que, presque partout où des cercles isolés rouges et bleus se rapprochent les uns des autres, je puis prouver qu'il y a eu des oscillations de niveau ; car, dans ce cas, les cercles rouges représentent des attols formés originellement pendant un mouvement d'affaissement, mais qui depuis, ont été soulevés ; d'autre part, quelques-unes des îles bleu pâle sont formées par des rochers de corail qui ont dû être soulevés à leur hauteur actuelle avant le mouvement d'affaissement qui a permis la formation des récifs barrières qui les entourent.
Quelques auteurs ont remarqué avec surprise que, bien que les attols soient les édifices de corail les plus communs dans d'énormes espaces océaniques, ils font entièrement défaut dans d'autres mers, aux Indes occidentales par exemple. Il est facile actuellement d'expliquer la cause de ce fait : partout où il n'y a pas eu affaissement, les attols n'ont pas pu se former. Or nous savons que les Indes occidentales et une partie de l'archipel indien ont participé à un mouvement de soulèvement pendant la période récente. Les grandes superficies colorées en rouge et en bleu ont toutes une forme allongée ; ces deux couleurs semblent alterner, comme si le soulèvement de l'une avait contre-balancé l'affaissement de l'autre. Si l'on prend en considération les preuves de soulèvements récents, et sur les côtes bordées de corail, et sur quelques autres dans l'Amérique méridionale, par exemple, où il n'y a pas de récifs, on en arrive à la conclusion que les grands continents cèdent pour la plupart à un mouvement de soulèvement, et que les parties centrales des grands océans s'affaissent continuellement. L'archipel indien, l'endroit le plus bouleversé qu'il y ait au monde, se soulève dans quelques parties ; mais il est entouré et pénétré même, dans bien des endroits, par de petites aires d'affaissement.
J'ai indiqué par des points de vermillon les nombreux volcans actifs connus qui se trouvent dans les limites de la même carte. Il est fort remarquable qu'ils fassent entièrement défaut dans toutes les grandes aires d'affaissement colorées soit en bleu clair, soit en bleu foncé. Il est une coïncidence non moins remarquable : c'est le rapprochement des principales chaînes volcaniques et des parties colorées en rouge, ce qui signifie que ces parties sont longtemps restées stationnaires ou que, plus ordinairement, elles ont été récemment soulevées. Bien que quelques volcans se trouvent à une distance peu considérable de cercles isolés teintés en bleu, il ne se trouve cependant pas de volcan actif dans un rayon de plusieurs centaines de milles d'un archipel ou même d'un petit groupe d'attols. Il est fort extraordinaire par conséquent que, dans l'archipel de la Société, qui se compose d'un groupe d'attols soulevés et depuis détruits en partie, on sache que deux volcans et peut-être plus ont été en activité. D'autre part, bien que la plupart des îles du Pacifique entourées de récifs aient une origine volcanique et qu'on puisse encore y discerner des restes de cratères, aucun de ces volcans n'a été en activité dans une période récente ; il semble donc que l'action volcanique se produise ou disparaisse dans les mêmes endroits, selon que les mouvements de soulèvement ou d'affaissement ont le dessus. On pourrait citer des faits innombrables tendant à prouver que l'on trouve de nombreux restes organiques soulevés partout où il y a des volcans actifs ; mais il aurait été hasardeux de soutenir, bien que ce fait soit probable en lui-même, que la distribution des volcans dépend du soulèvement ou de l'affaissement de la surface de la terre, jusqu'à ce qu'on ait pu prouver que, dans les aires d'affaissement, les volcans n'existent pas, ou tout au moins sont inactifs. Je pense que nous pouvons actuellement admettre cette importante déduction.
Si nous jetons un regard sur la carte, en ayant soin de nous rappeler ce que nous avons dit relativement aux restes organiques soulevés, nous devons ressentir un profond étonnement en voyant l'étendue des aires qui ont subi un changement de niveau, soit comme affaissement, soit comme soulèvement, pendant une période géologiquement peu ancienne. Il semblerait aussi que les mouvements de soulèvement et d'affaissement obéissent presque tous aux mêmes lois. L'affaissement a dû être considérable dans ces immenses espaces où se trouvent les attols et où il n'y a plus un seul pic au-dessus du niveau de la mer. Cet affaissement, en outre, qu'il ait été continu ou qu'il se soit reproduit à des intervalles suffisamment longs pour permettre aux coraux d'élever leurs édifices vivants jusqu'à la surface, a dû nécessairement être très-lent. Cette conclusion est probablement la plus importante que l'on puisse déduire de l'étude des îles de corail ; c'est une conclusion à laquelle il eût été difficile d'arriver autrement. Je ne peux pas non plus passer tout à fait sous silence la probabilité de l'existence d'immenses archipels composés d'îles élevées, là où se trouvent seulement aujourd'hui quelques anneaux de corail, en ce qu'elle jette quelque lumière sur la distribution des habitants des autres îles, situées maintenant si loin les unes des autres au milieu des grands océans. Les polypes constructeurs de corail ont élevé d'étonnants témoignages des oscillations souterraines du niveau ; chaque récif nous prouve que, à l'endroit où il est situé, le sol s'est affaissé, et chaque attol est un monument élevé sur une île actuellement disparue. Nous pouvons donc, comme un géologue qui aurait vécu dix mille ans, en ayant soin de tenir note des changements qui se seraient effectués pendant sa vie, apprendre à connaître le grand système en vertu duquel la surface du globe s'est si profondément modifiée, et la terre et les eaux changé si souvent de place.
· Ces plantes sont décrites dans les Annals of Nat. Hist., vol. I, 1838, p. 337.
· · Holman, Travels, vol. IV, p. 378.
· · Kotzebue, First Voyage, vol. III, p. 155.
· · Ces treize espèces se distribuent dans les ordres suivants : Coléoptères, un petit Elater ; Orthoptères, un Gryllus et une Blatta ; Hémiptères, une espèce ; Homoptéres, deux espèces ; Névroptères, une Chrysopa : Hyménoptères, deux fourmis ; Lépidoptères nocturnes, une Diopæa et un Pterophorus (?) ; Diptères, deux espèces.
· · Kotzebue, First Voyage, vol. III, p. 222.
· · Les grandes pinces de quelques-uns de ces crabes sont admirablement adaptées pour former au coquillage un opercule presque aussi parfait que celui qui appartenait originairement au mollusque. On m'a affirmé, et mes observations tendent à confirmer cette assertion, que diverses espèces d'ermites emploient toujours certaines espèces de coquillages.
· · Des indigènes de ces îles, emmenés par Kotzebue au Kamtschatka, recueillaient des pierres pour les emporter avec eux.
· · J'en excepte, bien entendu, quelques terrains qui ont été importés de Malacca et de Java et quelques petits fragments de pierre ponce apportés par les vagues. J'en excepte aussi le bloc de grès dont j'ai parlé.
· · Ce sujet a fait l'objet d'une communication que j'ai lue à la Société géologique en mai 1837 ; j'ai depuis développé ces vues dans un volume séparé sur la Structure et la Distribution des récifs de corail.
· · Il est remarquable que M. Lyell même, dans la première édition des Principes de géologie, ait remarqué que les affaissements, dans le Pacifique, ont dû excéder les soulèvements, et cela parce que la superficie des terres est fort petite, relativement aux agents qui tendent à former des terres, c'est-à-dire les coraux et l'action volcanique.
· J'ai été fort heureux de trouver le passage suivant dans un mémoire de M. Couthouy, un des naturalistes attachés à la grande expédition antarctique organisée par les États-Unis : « Ayant personnellement examiné un grand nombre d'îles de corail et résidé pendant huit mois dans des îles volcaniques en partie entourées de récifs, je n'hésite pas à dire que mes observations m'ont amené à adopter la théorie de M. Darwin. » Cependant les naturalistes de cette expédition diffèrent avec moi sur quelques points relatifs à la formation des îles de corail.
[page] [515 CHAPITRE XXI]
CHAPITRE XXI
Magnifique aspect de l'île Maurice. — Montagnes cratéréiformes. — Indous. — Sainte-Hélène. — Histoire des changements de la végétation de cette île. — Causes de l'extinction des coquillages terrestres. — Île de l'Ascension. — Variations chez les rats importés. — Bombes volcaniques. — Couches d'infusoires. — Bahia. — Brésil. — Splendeur des paysages tropicaux. — Pernambouc. — Singulier récif. — Esclavage. — Retour en Angleterre. — Coup d'œil sur notre voyage.
De l'île Maurice en Angleterre.
29 avril 1830. — Dans la matinée, nous doublons l'extrémité septentrionale de l'île Maurice ou île de France. De ce point, l'aspect de l'île ne dément pas l'idée qu'on s'en est faite quand on a lu les nombreuses descriptions de son magnifique paysage. Au premier plan, la belle plaine des Pamplemousses, couverte çà et là de maisons et colorée en vert brillant par d'immenses champs de cannes à sucre. L'éclat de cette verdure est d'autant plus remarquable, que le vert ordinairement n'est beau qu'à une très-courte distance. Vers le centre de l'île, un groupe de montagnes boisées borne cette plaine si bien cultivée. Le sommet de ces montagnes, comme il arrive si souvent dans les anciennes roches volcaniques, est déchiqueté en pointes aiguës. Des masses de nuages blancs recouvrent ces aiguilles, dans le but, dirait-on, d'offrir un contraste agréable au voyageur. L'île entière, avec ses montagnes centrales et la plaine qui s'étend jusqu'au bord de la mer, a une élégance parfaite ; le paysage est harmonieux au plus haut degré, si je puis employer cette expression.
Je passe la plus grande partie du lendemain à me promener dans la ville et à rendre visite à différentes personnes. La ville est très-grande ; elle contient, dit-on, 20 000 habitants ; les rues sont propres et régulières. Bien que l'île appartienne depuis tant d'années à l'Angleterre, le caractère français y règne toujours. Les résidents anglais emploient le français pour parler à leurs domestiques. Toutes les boutiques sont françaises ; on pourrait même dire, je crois, que Calais et Boulogne sont devenus beaucoup plus anglais que l'île Maurice. Il y a ici un joli petit théâtre où on joue fort bien l'opéra. Ce n'est pas sans quelque surprise que nous voyons de grandes boutiques de libraires aux rayons bien garnis. La musique et la lecture nous indiquent que nous nous rapprochons du vieux monde, car l'Australie et l'Amérique sont des mondes nouveaux dans toute la force du terme.
Un des spectacles les plus intéressants qu'offre la ville de Port-Louis, c'est de voir des hommes de toutes les races circuler dans les rues. On amène ici les Indiens condamnés à la transportation ; il y en a actuellement huit cents, employés à différents travaux publics. Avant de voir ces gens, je ne me figurais pas que les habitants de l'Inde aient un aspect aussi imposant ; ils ont la peau extrêmement foncée ; beaucoup de vieillards portent de grandes moustaches et toute leur barbe est aussi blanche que la neige. Cette barbe, ajoutée au feu de leur physionomie, leur donne l'aspect le plus noble. Le plus grand nombre d'entre eux a été transporté à la suite de meurtres ou d'autres crimes ; d'autres pour des causes qu'on peut à peine considérer comme une infraction à la morale : pour n'avoir pas, par exemple, obéi aux lois anglaises en raison de motifs superstitieux. Ces hommes, ordinairement fort tranquilles, se conduisent très-bien ; leur conduite, leur propreté, leur fidèle observation de leur étrange religion, tout concourt à en faire une classe toute différente de celle de nos misérables convicts de la Nouvelle-Galles du Sud.
1er mai, dimanche. — Je vais faire une promenade sur le bord de la mer, au nord de la ville. De ce côté, la plaine n'est pas cultivée ; elle consiste en un champ de laves noires recouvertes de graminées grossières et de buissons. Les arbres qui composent ces derniers sont presque tous des mimosées. On peut dire que le paysage a un caractère intermédiaire entre celui des Galapagos et celui de Taïti ; mais je crains bien que cette description n'apprenne pas grand'chose à personne. C'est en somme un pays fort agréable, mais qui n'a ni les charmes de Taïti, ni la grandeur du Brésil. Le lendemain, je fais l'ascension de la Pouce, montagne ainsi appelée parce qu'elle est surmontée d'un rocher qui ressemble à un pouce ; elle s'élève derrière la ville, et atteint une altitude de 2 600 pieds. Le centre de l'île consiste en un grand plateau entouré de vieilles montagnes basaltiques en ruines, dont les couches s'inclinent vers la mer. Le plateau central, formé de coulées de lave comparativement récentes, est ovale ; son axe le plus court a 13 milles géographiques de longueur. Les montagnes qui le bordent à l'extérieur appartiennent à cette classe que l'on appelle des cratères d'élévation ; on suppose qu'ils n'ont pas été formés comme les cratères ordinaires, mais qu'ils sont le résultat d'un soulèvement soudain et considérable. Il me paraît y avoir des objections insurmontables à cette explication ; d'autre part, je ne suis guère plus disposé à croire que, dans ce cas et dans quelques autres, ces montagnes cratéréiformes marginales ne soient que la base d'immenses volcans dont les sommets ont été emportés ou ont disparu dans les abîmes souterrains.
De cette position élevée, on aperçoit toute l'île. Le pays paraît bien cultivé, divisé qu'il est en champs et en fermes ; on m'a affirmé cependant qu'une moitié seulement de l'île est cultivée ; s'il en est ainsi, et que l'on considère quel est déjà le chiffre des exportations de sucre, cette île, quand elle sera plus peuplée, aura une valeur incalculable. Depuis que l'Angleterre en a pris possession, l'exportation du sucre a augmenté, dit-on, dans la proportion de 1 à 75. Une des grandes raisons de cette prospérité est l'excellent état des routes. Dans l'île Bourbon, qui est toute voisine, et qui appartient à la France, les routes sont encore dans le même état misérable qu'elles l'étaient ici lors de notre prise de possession. Bien que cette prospérité ait dû considérablement profiter aux résidents français, je dois dire que le gouvernement anglais est loin d'être populaire.
3 mai. — Dans la soirée, le capitaine Lloyd, inspecteur général des ponts et chaussées, qui a étudié avec tant de soin l'isthme de Panama, nous invite, M. Stokes et moi, à aller visiter sa maison de campagne, située sur le bord des plaines Wilheim, à environ 6 milles de la ville. Nous restons deux jours dans cette habitation délicieuse ; l'air y est toujours frais, située qu'elle est à près de 800 pieds au-dessus du niveau de la mer ; je fais plusieurs promenades charmantes. Tout auprès se trouve un grand ravin, creusé à une profondeur d'environ 500 pieds dans les coulées de lave qui proviennent du plateau central.
5 mai. — Le capitaine Lloyd nous conduit à la rivière Noire, située à quelques milles plus au sud, afin que je puisse examiner quelques rocs de corail soulevés. Nous traversons des jardins charmants, de beaux champs de canne à sucre qui poussent au milieu d'immenses blocs de lave. Des mimosées bordent les routes, et près de la plupart des maisons se trouvent des avenues de manguiers, Rien de pittoresque comme le contraste des collines escarpées et des champs cultivés ; à chaque instant on est tenté de s'écrier : Comme je serais heureux de passer ma vie ici ! Le capitaine Lloyd possède un éléphant, il le met à notre disposition pour que nous puissions faire un voyage à la mode indienne. Le fait qui me surprend le plus, c'est que cet animal ne fasse aucun bruit en marchant. Cet éléphant est le seul qui se trouve actuellement dans l'île, mais on dit qu'on va en faire venir d'autres.
9 mai. — Nous quittons Port-Louis, nous faisons escale au cap de Bonne-Espérance, et, le 8 juillet, nous arrivons en vue de Sainte-Hélène. Cette île, dont on a si souvent décrit l'aspect désagréable, s'élève abruptement de l'Océan comme un immense château noir. Près de la ville, comme si on avait voulu compléter la défense naturelle, des forts et des canons remplissent tous les interstices des rochers. La ville s'élève dans une vallée plate et étroite ; les maisons ont une assez bonne apparence, et çà et là on trouve quelques arbres. Quand on approche du port, on voit un château irrégulier, perché sur le sommet d'une haute colline, entourée de quelques pins qui se détachent vigoureusement sur l'azur du ciel.
Le lendemain, je parviens à me loger à une très-petite distance du tombeau de Napoléon. C'est une excellente situation centrale d'où je peux faire des excursions dans toutes les directions. Pendant les quatre jours que je reste ici, je consacre tous mes instants à visiter l'île entière, afin d'étudier son histoire géologique. La maison que j'habite est située à une altitude d'environ 2000 pieds. Il y fait froid, il y vente presque constamment, il tombe de fréquentes averses, et, de temps en temps, on se trouve enveloppé de nuages fort épais.
Auprès de la côte, la lave est tout à fait nue ; dans les parties centrales les plus élevées, les roches feldspathiques ont, par leur décomposition, produit un sol crayeux, qui affecte des couleurs brillantes partout où il n'est pas recouvert par la végétation. À cette époque de l'année, le sol, arrosé par des averses constantes, se recouvre de pâturages admirablement verts, qui se fanent et disparaissent à mesure que l'on descend. Il est fort surprenant de trouver une végétation ayant un caractère véritablement anglais par 16 degrés de latitude et à la petite altitude de 1 500 pieds. Des plantations irrégulières de pins écossais couronnent les collines, dont les flancs sont recouverts de buissons de bruyère portant de brillantes fleurs jaunes. On trouve de nombreux saules pleureurs sur le bord des ruisseaux, et les haies sont formées de cassis qui produisent leurs fruits bien connus. On s'explique d'ailleurs facilement le caractère anglais de la végétation quand on pense qu'il y a maintenant dans l'île sept cent quarante-six espèces de plantes, dont cinquante-deux seulement sont des espèces indigènes, et dont presque toutes les autres ont été importées d'Angleterre. Beaucoup de ces plantes anglaises paraissent pousser mieux que dans leur pays natal ; on peut faire la même remarque pour des plantes importées d'Australie. Les espèces importées ont dû détruire quelques espèces indigènes, car c'est seulement dans les vallées les plus élevées et les plus solitaires que domine aujourd'hui la flore indigène.
Des cottages nombreux, des petites maisons blanches, les unes enterrées au fond des plus profondes vallées, d'autres perchées sur la crête des plus hautes collines, donnent au paysage un caractère essentiellement anglais. On a quelques échappées de vues très-intéressantes, quand on se trouve, par exemple, auprès de l'habitation de Sir W. Doveton ; on aperçoit de là un pic hardi appelé le Lot, qui s'élève au-dessus d'une sombre forêt de pins, et auquel les montagnes rouges de la côte méridionale servent de repoussoir. Si on se place sur un point élevé et qu'on examine l'île, la première chose qui vous frappe, est le nombre des routes et des forts ; les travaux publics semblent hors de toute proportion avec l'étendue ou la valeur de l'île, si on oublie son caractère de prison. Il s'y trouve si peu de terre cultivable, qu'on éprouve quelque surprise à ce que cinq mille personnes puissent vivre dans cette île. Les classes inférieures, ou esclaves émancipés, sont, je crois, extrêmement pauvres ; on se plaint du manque de travail. La pauvreté a augmenté à cause du départ d'un très-grand nombre de fonctionnaires, et de l'émigration de presque tous les gens riches, dès que la Compagnie des Indes orientales a eu abandonné cette île. Les classes pauvres se nourrissent principalement de riz et d'un peu de viande salée ; or, comme aucun de ces articles n'est le produit de l'île, il faut les acheter en argent, et les salaires sont si minimes qu'il y a beaucoup de souffrances. Aujourd'hui que la liberté est complète, droit que les habitants estiment à sa juste valeur, il est probable que la population va augmenter ; s'il en est ainsi, que deviendra cette petite île de Sainte-Hélène ?
Mon guide, homme assez âgé, avait été dans sa jeunesse gardeur de chèvres ; il connaît admirablement les moindres recoins des rochers. Appartenant à une race croisée bien des fois, et bien qu'ayant une peau fort bronzée, il n'a pas l'expression désagréable du mulâtre. Il est très-poli, très-tranquille, caractère qui semble distinguer la plupart des habitants de cette île. Ce n'est pas sans une étrange sensation que j'entendais cet homme, presque blanc, habillé de façon convenable, me parler avec indifférence du temps où il était esclave. Il porte mon dîner et une corne remplie d'eau, ce qui est indispensable, car on ne trouve que de l'eau saumâtre dans les vallées inférieures, et je fais chaque jour avec lui de longues promenades.
Au-dessous du plateau central, élevé et couvert de verdure, les vallées sont absolument sauvages, arides et inhabitées. Le géologue trouve là des scènes du plus haut intérêt, car elles indiquent des changements successifs et des troubles extraordinaires. Selon moi, Sainte-Hélène a existé comme île depuis une période très-ancienne ; on retrouve encore cependant quelques preuves du soulèvement des terres. Je crois que les pics élevés du centre de l'île font partie d'un immense cratère dont le côté méridional a été entièrement balayé par la mer ; il y a, en outre, un mur extérieur de roches noires basaltiques, ressemblant aux montagnes de l'île Maurice, plus anciennes que les coulées centrales volcaniques. Sur les parties les plus élevées de l'île on trouve en nombre considérable, enfoui dans le sol, un coquillage qu'on a longtemps regardé comme une espèce marine. C'est un Cochlogena, coquillage terrestre d'une forme toute particulière. J'ai trouvé six autres espèces de coquillages, et dans un autre endroit une huitième espèce. Fait remarquable, on ne trouve plus ces coquillages vivants. Leur extinction provient probablement de la destruction des forêts, qui a eu lieu au commencement du siècle dernier, ce qui leur a fait perdre et leurs aliments et leurs abris.
Le général Beatson, en écrivant l'histoire de l'île, consacre un chapitre très-curieux aux changements qu'ont subis les plaines élevées de Longwood et de Deadwood. Ces deux plaines, dit-on, étaient autrefois recouvertes de forêts qui portaient le nom de Grandes Forêts. En 1710 il y avait encore beaucoup d'arbres ; mais en 1724 les vieux arbres étaient presque tous tombés, et tous les jeunes arbres avaient été tués par les chèvres et les cochons que l'on avait laissé errer de toutes parts. S'il faut en croire les documents officiels, la forêt a été presque tout à coup remplacée, quelques années plus tard, par des herbages grossiers qui se sont emparé de presque toute la surface. Le général Beatson ajoute que cette plaine est aujourd'hui couverte par de beaux pâturages, les plus beaux de l'île. On estime à 2 800 acres au moins la superficie qui était autrefois couverte par la forêt ; on ne trouve plus aujourd'hui un seul arbre dans tout cet espace. On dit aussi qu'en 1709 il y avait une grande quantité d'arbres morts dans la baie Sandy ; cet endroit est aujourd'hui si aride, qu'il m'a fallu voir un document officiel pour que je puisse croire que des arbres y eussent jamais poussé. En résumé, il semble prouvé que les chèvres et les cochons ont détruit tous les jeunes arbres à mesure qu'ils poussaient, et que les vieux arbres, qui étaient à l'abri de leurs attaques, disparurent les uns après les autres. Les chèvres ont été introduites dans l'île en 1502 ; quatre-vingt-six ans plus tard, à l'époque de Cavendish, elles étaient devenues extrêmement nombreuses. Plus d'un siècle après, en 1731, alors que le mal était complet et irrémédiable, on fit détruire tous les animaux vagabonds. Il est fort intéressant de voir que l'arrivée des animaux à Sainte-Hélène, en 1501, n'a pas modifié l'aspect de l'île ; ce changement ne s'est effectué qu'après une période de deux cent vingt ans, car les chèvres ont été introduites en 1502, et c'est en 1724 que l'on s'aperçut que les vieux arbres étaient presque tous tombés. Il est certain que ce grand changement de végétation a non-seulement affecté les coquillages terrestres en causant l'extinction de huit espèces, mais a affecté aussi une multitude d'insectes.
Sainte-Hélène excite notre curiosité en ce que, située si loin de tout continent, au milieu d'un grand océan, elle possède une flore unique. Les huit coquillages terrestres, bien qu'éteints aujourd'hui, et une Succinea vivante sont des espèces particulières qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Toutefois, M. Cuming m'informe qu'une Hélix anglaise y est aujourd'hui commune ; il est plus que probable que ses œufs ont été apportés en même temps qu'une des nombreuses plantes qu'on a introduites dans l'île. M. Cuming a trouvé sur la côte seize espèces de coquillages marins, dont sept, pense-t-il, sont particulières à cette île. Les oiseaux et les insectes sont naturellement en fort petit nombre ; je crois même que tous les oiseaux ont été introduits récemment. On trouve une assez grande quantité de perdrix et de faisans ; l'île est bien trop anglaise pour que les lois sur la chasse n'y aient pas été appliquées dans toute leur rigueur. On m'a dit même qu'on avait fait à ces lois un sacrifice plus grand qu'aucun de ceux qu'on ait faits en Angleterre. Les pauvres gens avaient autrefois l'habitude de brûler une plante qui pousse sur le bord de la mer ; ils emportaient la soude qu'ils en tiraient ; or on a publié une ordonnance défendant de toucher à ces plantes, en donnant pour seule raison que les perdrix, si on les détruisait, ne trouveraient plus où faire leurs nids !
Dans mes promenades, je passe plus d'une fois sur les plaines gazonnées, bordées par de profondes vallées, où se trouve Longwood. Vue à une courte distance, cette habitation ressemble à la maison de campagne d'un homme aisé. Devant la maison, quelques champs cultivés ; par derrière, une colline formée de rochers colorés appelée le Mât, et la masse noire déchiquetée de la Grange. En somme, la vue est triste et peu intéressante. Les vents impétueux qui règnent sur ce plateau m'ont beaucoup fait souffrir pendant mes promenades. J'ai remarqué un jour une circonstance curieuse : je me tenais sur le bord d'un plateau terminé par un grand précipice ayant environ 1 000 pieds de profondeur ; je vis, à la distance de quelques mètres, des oiseaux luttant contre un vent très-fort, alors que l'air était parfaitement calme à l'endroit où je me trouvais. Je m'approchai jusqu'au bord même du précipice, dont la muraille semblait arrêter le courant d'air, j'étendis la main, et je sentis immédiatement la force du vent. Une barrière invisible, ayant à peine 2 mètres de largeur, séparait un air parfaitement calme d'un vent très-violent.
Mes promenades au milieu des rochers et des montagnes de Sainte-Hélène m'avaient causé tant de plaisir, que ce fut presque avec un sentiment de regret que, le 14, je redescendis à la ville. Avant midi j'étais à bord, et le Beagle mettait à la voile.
Le 19 juillet nous atteignons l'Ascension ; ceux qui ont vu une île volcanique, située sous un ciel de feu, pourront immédiatement se figurer ce que c'est que l'Ascension. Ils se représenteront des collines coniques, rouge vif, aux sommets ordinairement tronqués et qui s'élèvent séparément d'un plateau de lave noire et rugueuse. Une montagne principale, située au centre de l'île, semble la mère de tous les cônes plus petits. On l'appelle la colline Verte ; elle a reçu ce nom en raison d'un peu de verdure qui la recouvre, mais qu'on aperçoit à peine, pendant cette saison de l'année, du port où nous avons jeté l'ancre. Pour compléter cette scène désolée, les rochers noirs qui forment la côte sont incessamment recouverts par une mer toujours agitée.
La colonie est située sur la côte ; elle consiste on plusieurs maisons et en casernes placées irrégulièrement, mais bâties en pierre blanche. Les seuls habitants sont des troupes de marine et quelques nègres mis en liberté à la suite de la capture de négriers ; ces nègres reçoivent une pension du gouvernement. Il n'y a pas un seul particulier dans l'île. La plupart des soldats paraissent contents de leur sort ; ils pensent qu'il vaut mieux faire leur congé de vingt et un ans à terre, quelle que soit d'ailleurs cette terre, que dans un vaisseau, et j'avoue que je partage absolument leur opinion.
Le lendemain je fais l'ascension du mont Vert, qui a 2840 pieds de hauteur ; de là je traverse l'île pour me rendre à la côte située sous le vent. Une bonne route carrossable conduit de l'établissement de la côte aux maisons, aux jardins et aux champs, situés près du sommet de la montagne centrale. Sur le bord de la route on trouve des citernes remplies de fort bonne eau où les voyageurs peuvent se désaltérer. Dans toutes les parties de l'île, on a aménagé les sources de façon à ce qu'il ne se perde pas une seule goutte d'eau ; on peut, en somme, comparer l'île entière à un grand vaisseau tenu dans l'ordre le plus parfait. Je ne pouvais m'empêcher, tout en admirant le talent qu'on a dépensé pour obtenir de tels résultats avec de tels moyens, de regretter en même temps que tout cela soit inutile. M. Lesson a fait remarquer avec beaucoup de justesse que la nation anglaise seule a pu penser à faire de l'Ascension un endroit producteur ; tout autre peuple en aurait tout simplement fait une forteresse au milieu de l'Océan.
Rien ne pousse auprès de la côte ; plus loin, à l'intérieur, on rencontre de temps en temps un plant de ricin et quelques sauterelles, ces véritables amies du désert. Sur le plateau central on trouve çà et là un peu d'herbe ; en somme, on se croirait dans les parties les plus pauvres des montagnes du pays de Galles. Mais, quelque maigres que puissent paraître ces pâturages, ils n'en suffisent pas moins pour nourrir environ six cents moutons, beaucoup de chèvres, quelques vaches et quelques chevaux. En fait d'animaux indigènes, on trouve une quantité considérable de rats et de crabes terrestres. On peut douter que le rat soit réellement indigène ; M. Waterhouse en a décrit deux variétés : l'une, noire, ayant une belle fourrure brillante, vit sur le plateau central ; l'autre, brune, moins brillante, ayant des poils plus longs, habite le village près de la côte. Ces deux variétés sont un tiers plus petites que le rat noir commun (Mus Ratus) ; elles diffèrent, en outre, du rat commun et par la couleur et par le caractère de leur fourrure, mais il n'y a pas d'autre différence essentielle. Je suis disposé à croire que ces rats, comme la souris ordinaire, qui est aussi devenue sauvage, ont été importés et que, comme aux îles Galapagos, ils ont varié en raison des effets des nouvelles conditions auxquelles ils ont été exposés ; en conséquence, la variété qui se trouve au sommet de l'île diffère de celle qui se trouve sur la côte. Il n'y a pas d'oiseaux indigènes dans cette île ; cependant la poule de Guinée, qui a été importée des îles du Cap-Vert, est fort commune et, comme les volailles ordinaires, est aussi redevenue sauvage. Des chats qui avaient été anciennement importés pour détruire les rats et les souris, se sont multipliés à tel point, qu'ils causent de grands dommages. Il n'y a pas un seul arbre dans l'île et, sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, elle est de beaucoup inférieure à Sainte-Hélène.
Une de mes excursions me conduisit vers l'extrémité sud-ouest de l'île. Il faisait très-beau et très-chaud et je vis alors l'île non pas dans toute sa beauté, mais dans toute sa nudité et dans toute sa laideur. Les coulées de lave sont rugueuses à un point qu'il est difficile d'expliquer géologiquement. Les espaces qui les séparent disparaissent sous des couches de pierre ponce, de cendres et de tufs volcaniques. À notre arrivée, et pendant que de la mer nous apercevions cette partie de l'île, je ne pouvais me rendre compte de ce qu'étaient les taches blanches que je voyais de toutes parts ; j'eus alors l'explication de ce fait : ce sont des oiseaux de mer qui dorment si pleins de confiance, qu'un homme peut aller se promener au milieu d'eux en plein jour et en attraper autant qu'il veut. Ces oiseaux sont les seules créatures vivantes que j'aie vues pendant toute la journée. Sur le bord de la mer, bien que le vent fût très-faible, les lames se brisaient avec fureur sur les laves.
La géologie de cette île est intéressante sous bien des rapports. J'ai remarqué dans bien des endroits des bombes volcaniques, c'est-à-dire des masses de laves projetées en l'air à l'état fluide et qui ont en conséquence pris une forme sphérique. Leur forme extérieure et, dans bien des cas, leur structure intérieure prouvent, de la façon la plus curieuse, qu'elles ont tourné sur elles-mêmes pendant leur voyage aérien. Le dessin ci-dessous représente la structure intérieure d'une de ces bombes. La partie centrale est grossièrement cellulaire. La grandeur des cellules décroît vers l'extérieur ; on trouve alors une espèce de coquille en pierre compacte, ayant environ un tiers de pouce d'épaisseur, recouverte à son tour d'une croûte de lave cellulaire. On ne peut douter que la croûte extérieure s'est rapidement refroidie pour se solidifier dans l'état où nous la voyons aujourd'hui ; et, secondement, que la lave encore fluide à l'intérieur a été refoulée, par la force centrifuge engendrée par la révolution de la boule, vers cette enveloppe extérieure, et a ainsi produit la couche de pierre solide ; enfin, que la force centrifuge, en diminuant la pression à l'intérieur de la bombe, a permis aux vapeurs d'écarter les parcelles de laves et de produire la masse cellulaire que nous remarquons aujourd'hui.
Une colline formée d'une série de vieilles roches volcaniques, colline qu'on a à tort considérée comme le cratère d'un volcan, est remarquable en ce sens, que son sommet large, légèrement creusé et circulaire, a été rempli par bien des couches successives de
cendres et de scories fines. Ces couches, en forme de soucoupe, s'étendent jusqu'au bord et forment des anneaux parfaits de différentes couleurs, donnant au sommet une apparence véritablement fantastique ; un de ces anneaux, assez épais et tout blanc, ressemble à un champ de course autour duquel des chevaux auraient longtemps couru ; aussi a-t-on donné à cette colline le nom de manège du Diable. J'ai apporté des spécimens de l'une de ces couches tufacées de couleur rose et, fait fort extraordinaire, le professeur Ehrenberg trouve qu'elle est presque entièrement composée de matières qui ont été organisées ; il y retrouve des infusoires d'eau douce à la carapace siliceuse et vingt-cinq espèces différentes de tissus siliceux de plantes, principalement de graminées. En raison de l'absence de toute matière charbonneuse, le professeur Ehrenberg croit que ces corps organiques ont subi l'action des feux volcaniques, et ont été rejetés en l'état où nous les voyons aujourd'hui. L'aspect des couches m'a porté à croire qu'elles ont été déposées sous l'eau, bien qu'en raison de l'extrême sécheresse du climat j'aie été forcé d'imaginer que des torrents de pluie avaient probablement accompagné quelque grande éruption et qu'un lac temporaire s'était ainsi formé, dans lequel les cendres se sont déposées. Peut-être aurait-on lieu de croire aujourd'hui que le lac n'était pas temporaire. Quoi qu'il en soit, nous pouvons être certains qu'à quelque période antérieure le climat et les productions de l'Ascension ont été tout différents de ce qu'ils sont à présent. Où, en effet, pouvons-nous trouver, à la surface de la terre, un endroit où il serait impossible de découvrir les traces de ces changements perpétuels auxquels la croûte terrestre a été soumise ?
En quittant l'Ascension nous mettons à la voile pour Bahia, sur la côte du Brésil, afin de compléter nos observations chronométriques autour du monde. Nous y arrivons le 1er août et nous y restons quatre jours, pendant lesquels je fais de longues promenades. Je suis heureux de voir que ce n'est pas seulement le sentiment de la nouveauté qui m'a fait admirer la nature tropicale. Or les éléments de cette nature sont si simples, qu'il est réellement utile de les mentionner comme preuve des circonstances insignifiantes qui, réunies, forment ce qu'on peut appeler le beau dans toute la force du terme.
On peut dire que ce pays est une plaine ayant environ 300 pieds d'altitude, entrecoupée de toutes parts de vallées à fond plat. Cette conformation est remarquable dans un pays granitique, mais elle est presque universelle dans toutes les couches plus tendres qui composent ordinairement les plaines. La surface entière est couverte de plusieurs espèces d'arbres magnifiques ; çà et là des champs cultivés, au milieu desquels s'élèvent des maisons, des couvents et des chapelles. Il est bon de se rappeler que, sous les tropiques, le luxe brillant de la nature ne disparaît pas, même dans le voisinage des grandes villes ; en effet, les travaux artificiels de l'homme disparaissent sous la puissante végétation des haies. Aussi y a-t-il fort peu d'endroits où le sol, rouge brillant, vienne former un contraste avec le revêtement vert universel. De cette plaine on aperçoit soit l'Océan, soit la grande baie entourée d'arbres qui plongent leurs rameaux dans la mer, et où on voit de nombreux bâtiments et des canots couverts de voiles blanches. Si on en excepte ces endroits, l'horizon est très-borné ; on n'a guère que quelques échappées sur les vallées. Les maisons et surtout les églises ont une architecture singulière et assez fantastique. Elles sont toutes blanchies à la chaux, de telle sorte que, quand elles sont éclairées par le soleil brillant du jour, ou qu'on les voit se détacher sur l'azur du ciel, on dirait plutôt des palais féeriques que des édifices réels.
Tels sont les éléments du paysage, mais il serait inutile d'essayer de peindre l'effet général. De savants naturalistes ont essayé de dépeindre ces paysages du tropique en nommant une multitude d'objets et en indiquant quelques traits caractéristiques de chacun d'eux. C'est là un système qui peut donner quelques idées définies à un voyageur qui a vu ; mais comment s'imaginer l'aspect d'une plante dans le sol qui l'a vue naître, quand on ne l'a vue que dans une serre ? Qui donc, après avoir vu quelque plante de choix dans une serre, peut s'imaginer ce qu'elle est quand elle atteint la dimension d'un arbre fruitier ou qu'elle forme des bosquets impénétrables ? Qui pourrait, après avoir vu dans la collection d'un entomologiste de magnifiques papillons exotiques, de singulières cicadées, associer à ces objets sans vie la musique incessante que produisent ces derniers, le vol lent et paresseux des premiers ? Or ce sont là les spectacles que l'on voit tous les jours sous les tropiques. C'est au moment où le soleil a atteint sa plus grande hauteur qu'il faut considérer ce spectacle ; alors le magnifique feuillage du manguier projette une ombre épaisse sur le sol, tandis que les branches supérieures resplendissent du vert le plus brillant sous les rayons d'un soleil de feu. Dans les zones tempérées le cas est tout différent ; la végétation n'a pas des couleurs si foncées ni si riches, aussi les rayons du soleil couchant, teintés de rouge, de pourpre ou de jaune brillant, sont ceux qui ajoutent le plus aux beautés du paysage.
Combien de fois n'ai-je pas désiré trouver des termes capables d'exprimer ce que je ressentais quand je me promenais à l'ombre de ces magnifiques forêts ! Toutes les épithètes sont trop faibles pour donner à ceux qui n'ont pas vu les régions intertropicales la sensation des jouissances que l'on éprouve. J'ai déjà dit qu'il est impossible de se faire une idée de ce qu'est la végétation des tropiques en voyant les plantes enfermées dans une serre ; il faut cependant que j'insiste sur ce point, le paysage tout entier est une immense serre luxuriante créée par la nature elle-même, mais dont l'homme a pris possession et qu'il a embellie de jolies maisons et de magnifiques jardins. Tous les admirateurs de la nature n'ont-ils pas désiré avec ardeur voir le paysage d'une autre planète ? Eh bien ! on peut dire en toute vérité que l'Européen peut trouver, à quelque distance de sa patrie, toutes les splendeurs d'un autre monde. Pendant ma dernière promenade, je tâchai de m'enivrer pour ainsi dire de toutes ces beautés, j'essayai de fixer dans mon esprit une impression qui, je le savais, devait un jour s'effacer. On se rappelle parfaitement la forme de l'oranger, du cocotier, du palmier, du manguier, du bananier, de la fougère arborescente, mais les mille beautés qui font de tous ces arbres un tableau délicieux doivent s'effacer tôt ou tard. Cependant, comme une histoire qu'on a entendue pendant son enfance, elles laissent en vous une impression semblable à celle que laisserait un songe traversé de figures indistinctes, mais admirables.
6 août. — Nous prenons la mer dans l'après-midi avec l'intention de nous rendre directement aux îles du Cap-Vert. Des vents contraires nous retiennent et, le 19, nous entrons à Pernambouc, grande ville située sur la côte du Brésil par 8 degrés de latitude sud. Nous jetons l'ancre en dehors de la barre, mais peu de temps après un pilote vient à bord et nous conduit dans le port intérieur ; là nous sommes tout près de la ville.
Pernambouc est construit sur quelques bancs de sable étroits et peu élevés, séparés les uns des autres par des canaux d'eau salée peu profonds. Les trois parties dont se compose la ville sont reliées les unes aux autres par deux ponts très-longs, bâtis sur pilotis. Cette ville est dégoûtante, les rues sont étroites, mal pavées, encombrées d'immondices, les maisons sont hautes et tristes. La saison des pluies venait à peine de finir, aussi tout le pays environnant, très-peu élevé au-dessus du niveau de la mer, était-il entièrement couvert d'eau ; je ne pus donc faire aucune promenade. La plaine marécageuse sur laquelle est construit Pernambouc est entourée, à la distance de quelques milles, par un demi-cercle de collines peu élevées, extrême bordure d'un plateau qui s'élève à environ 200 pieds au-dessus du niveau de la mer. La vieille ville d'Olenda se trouve située à une des extrémités de cette chaîne. Un jour je prends un canot et je me rends dans cette ville, qui, en raison de sa situation, est plus propre et plus agréable que Pernambouc. Je dois rapporter ici un fait qui se présente pour la première fois depuis près de cinq ans que je suis en voyage, c'est-à-dire que je trouve des gens peu aimables et peu polis ; on me refuse de la façon la plus grossière, dans deux maisons différentes, la permission de traverser des jardins pour me rendre à une colline non cultivée afin de voir le pays ; c'est avec grande peine que j'obtiens cette permission dans une troisième maison. Je suis heureux que cela me soit arrivé au Brésil ; je n'aime pas ce pays, parce que c'est une terre où règne l'esclavage. Un Espagnol aurait été honteux de refuser une semblable demande et de se conduire aussi impoliment envers un étranger. Le canal qui conduit à Olenda est bordé de chaque côté de palétuviers qui croissent sur les bancs de boue et qui forment une espèce de forêt en miniature. Le vert brillant de ces arbres me rappelle toujours les herbes si vertes des cimetières ; ces dernières rappellent la mort, les autres indiquent trop souvent, hélas ! la mort qui va nous surprendre.
L'objet le plus curieux que j'aie vu dans ce voisinage est le récif qui forme le port. Je ne crois pas qu'il y ait dans le monde entier une autre formation naturelle qui ait un aspect aussi artificiel. Ce récif s'étend sur une longueur de plusieurs milles en ligne absolument droite, à peu de distance de la côte. Sa largeur varie entre 30 et 60 mètres, son sommet est plat et uni, il est formé de grès fort dur, dans lequel il est à peine possible de distinguer les couches. À la marée haute les vagues se brisent sur ce récif ; à la marée basse, le sommet est à sec et on pourrait le prendre pour un brise-lames élevé par des cyclopes. Sur cette côte les courants tendent à rejeter les sables sur la terre et c'est sur des sables ainsi rapportés qu'est construite la ville de Pernambouc. Un long dépôt de cette nature semble s'être consolidé anciennement par l'adjonction de matières calcaires ; soulevées graduellement plus tard, les parties friables semblent avoir été enlevées par les vagues et le noyau solide est resté tel que nous le voyons aujourd'hui. Bien que les eaux de l'Atlantique, chargées de détritus, viennent se briser nuit et jour contre le flanc escarpé de ce mur de pierre, les plus vieux pilotes ne peuvent remarquer aucun changement dans son aspect. Cette durée est un des faits les plus curieux de son histoire ; elle est due à un revêtement fort dur de matières calcaires n'ayant que quelques pouces d'épaisseur et entièrement formées par la croissance et la mort successives de petits tubes de Serpules, d'Anatifes et de Nullipores. Ces Nullipores, qui sont des plantes marines dures et très-simplement organisées, jouent un rôle analogue et tout aussi important pour protéger les surfaces supérieures des récifs de coraux sur lesquels viennent se briser les lames quand les vrais coraux ont été tués par suite de leur exposition à l'air et au soleil. Ces êtres insignifiants et surtout les Serpules ont rendu de grands services aux habitants de Pernambouc. Sans leur intervention en effet, il y a longtemps que ce récif de grès aurait été détruit, et sans le récif il n'y aurait pas de port.
Le 19 août, nous quittons définitivement les côtes du Brésil, je remercie Dieu de n'avoir plus à visiter un pays à esclaves. Aujourd'hui encore, quand j'entends un cri dans le lointain, cela me rappelle qu'en passant auprès d'une maison de Pernambouc, j'entendis des gémissements ; l'idée me frappa immédiatement, et ce n'était que trop vrai, que l'on était en train de torturer un pauvre esclave, mais je comprenais en même temps qu'il m'était impossible d'intervenir. À Rio de Janeiro, je demeurais en face de la maison d'une vieille dame qui possédait des vis pour écraser les doigts de ses esclaves femmes. J'ai habité une maison où un jeune mulâtre était à chaque instant insulté, persécuté, battu, avec une rage qu'on n'emploierait pas contre l'animal le plus infime. Un jour j'ai vu un petit garçon, âgé de six ou sept ans, recevoir, avant que j'aie pu m'interposer, trois coups de manche de fouet sur la tête, parce qu'il m'avait présenté un verre qui n'était pas propre ; le père assistait à cette véritable torture, il baissait la tête sans oser rien dire. Or ces cruautés se passaient dans une colonie espagnole où, affirme-t-on, les esclaves sont mieux traités qu'ils ne le sont par les Portugais, par les Anglais ou par les autres nations européennes. J'ai vu à Rio de Janeiro un nègre, dans la force de l'âge, ne pas oser lever le bras pour détourner le coup qu'il croyait dirigé contre sa face. J'ai vu un homme, type de la bienveillance aux yeux du monde, sur le point de séparer pour toujours des hommes, des femmes et des enfants qui formaient des familles nombreuses. Je ne ferai même pas allusion aux atrocités dont j'ai entendu parler et qui n'étaient, hélas ! que trop vraies ; je n'aurais même pas cité les faits que je viens de rapporter, si je n'avais vu bien des gens qui, trompés par la gaieté naturelle du nègre, parlent de l'esclavage comme d'un mal supportable. Ces gens-là n'ont ordinairement visité que les habitations des hautes classes, où les esclaves domestiques sont ordinairement bien traités ; ils n'ont pas eu comme moi l'occasion de vivre au milieu des classes inférieures. Ces gens-là, en outre, s'adressent ordinairement aux esclaves pour savoir quelle est leur condition, mais ils semblent oublier que bien insensé serait l'esclave qui ne penserait pas que sa réponse arrivera tôt ou tard aux oreilles de son maître.
On soutient, il est vrai, que l'intérêt suffit à empêcher des cruautés excessives. Or, je le demande, l'intérêt a-t-il jamais protégé nos animaux domestiques, qui, bien moins que des esclaves dégradés, ont l'occasion de provoquer la fureur de leurs maîtres ? C'est là un argument contre lequel l'illustre Humboldt a protesté avec énergie. On a souvent essayé aussi d'excuser l'esclavage en comparant la condition des esclaves à celle de nos pauvres paysans. Grande est certainement notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions ; mais je ne peux guère comprendre quel rapport cela a avec l'esclavage ; prétend-on excuser dans un pays, par exemple, l'emploi d'instruments disposés de façon à écraser le pouce des esclaves, parce que, dans un autre pays, des homme sont sujets à de terribles maladies ? Ceux qui excusent le propriétaire d'esclaves et qui restent froids devant la position de l'esclave semblent ne s'être jamais mis à la place de ce dernier ; quel terrible avenir, sans l'espoir du moindre changement ! Figurez-vous quelle serait votre vie, si vous aviez toujours présente à l'esprit cette pensée, que votre femme et vos enfants — ces êtres que les lois naturelles rendent chers même à l'esclave — vont vous être enlevés et vendus, comme des bêtes de somme, au plus fort enchérisseur ! Or ce sont des hommes qui professent un grand amour pour leur prochain, qui croient en Dieu, qui répètent tous les jours que sa volonté soit faite sur la terre, ce sont ces hommes qui excusent, que dis-je ? qui accomplissent ces actes ! Mon sang bout quand je pense que nous autres Anglais, que nos descendants américains, que nous tous enfin qui nous vantons si fort de nos libertés, nous nous sommes rendus coupables d'actes semblables ! Mais j'ai tout au moins cette consolation de penser que nous avons fait, pour expier nos crimes, un sacrifice plus grand que jamais nation ait fait encore.
Le 31 août, nous jetons l'ancre pour la seconde fois à Porto-Praya,
dans l'archipel du Cap-Vert ; de là nous nous rendons aux Açores, où nous restons six jours. Le 2 octobre, nous saluons les côtes d'Angleterre ; à Falmouth, je quitte le Beagle, après avoir passé près de cinq ans à bord de ce charmant petit vaisseau.
Notre voyage est terminé ; il ne me reste plus qu'à jeter un rapide coup d'œil sur les avantages et les désavantages, sur les fatigues et les jouissances de notre navigation autour du monde. Si on me demandait mon avis avant d'entreprendre un long voyage, ma réponse dépendrait entièrement du goût qu'aurait le voyageur pour telle ou telle science, et des avantages qu'il pourrait trouver au point de vue de ses études. Sans doute, on éprouve une vive satisfaction à contempler des pays si divers, à passer en revue, pour ainsi dire, les différentes races humaines, mais cette satisfaction est loin de compenser les fatigues. Il faut donc que l'on ait un but, que ce but soit une étude à compléter, une vérité à dévoiler, que ce but, en un mot, vous soutienne et vous encourage.
Il est évident, en effet, que l'on fait d'abord des pertes nombreuses : on se trouve séparé de tous ses amis ; on quitte les lieux où vous rattachent tant et de si chers souvenirs. L'espoir du retour vous soutient, il est vrai, dans une certaine mesure ; car si la vie est un songe, comme le disent les poëtes, je suis certain que les visions du voyage sont celles qui, de toutes, aident à traverser le plus rapidement une longue nuit. D'autres privations, que l'on ne ressent pas tout d'abord, laissent bientôt un vide extrême autour de vous : c'est le manque d'une chambre à soi, où l'on puisse se reposer et se recueillir ; c'est le sentiment d'une hâte perpétuelle ; c'est la privation de certains petits conforts, l'absence de la famille, le manque absolu de la musique et des autres plaisirs qui frappent l'imagination. Il va sans dire qu'en parlant de choses aussi insignifiantes je suppose qu'on est déjà habitué aux ennuis réels de la vie de marin et qu'on ne redoute plus rien, sauf les accidents inhérents à la navigation. Pendant ces soixante dernières années, les voyages lointains sont devenus, il est vrai, bien plus faciles. À l'époque de Cook, un homme qui quittait son foyer pour entreprendre de pareilles expéditions s'exposait aux privations les plus dures. Aujourd'hui, on peut faire le tour du monde dans un yacht où l'on trouve tous les conforts. Outre les progrès accomplis dans la construction des navires, outre les progrès des ressources navales, toutes les côtes occidentales de l'Amérique sont bien connues, et l'Australie est devenue un pays civilisé. Quelle différence entre un naufrage dans le Pacifique, aujourd'hui et à l'époque de Cook ! Depuis les voyages de ce dernier, un hémisphère entier est entré dans la voie de la civilisation.
Si l'on est sujet au mal de mer, que l'on y regarde à deux fois avant d'entreprendre un long voyage. Ce n'est pas là une maladie dont on puisse se débarrasser en quelques jours ; j'en parle par expérience. Si, au contraire, on aime la mer, si on s'intéresse à la manœuvre, on a certes de quoi s'occuper, mais il n'en faut pas moins se rappeler combien peu de temps on passe dans le port comparativement aux longs jours passés sur mer. Et que sont, après tout, les beautés si vantées de l'immense Océan ? L'Océan, c'est une solitude fatigante, un désert d'eau, comme l'appellent les Arabes. Sans doute ce désert offre quelques spectacles admirables. Rien de beau, par exemple, comme un magnifique clair de lune, alors que d'innombrables étoiles brillent au ciel, et que les douces effluves des vents alizés gonflent les blanches voiles du vaisseau ; puis le calme parfait, alors que la mer est polie comme un miroir, que tout est tranquille, et que c'est à peine si un souffle agite de loin en loin les voiles qui pendent inutiles contre les mâts. Il est beau aussi d'assister au commencement d'une tempête, alors que le vent soulève les vagues en véritables montagnes ; mais, dois-je le dire ? je m'étais figuré quelque chose de plus grandiose, de plus terrible. Une tempête vue de la côte, où les arbres tordus par le vent, où les oiseaux luttant avec peine, où les ombres profondes, où les éclats de lumière, où le bruit des torrents, indiquent la lutte des éléments, présente certainement un bien plus beau spectacle. En mer, les albatros et les pétrels semblent parfaitement à leur aise ; l'eau s'élève et s'abaisse comme si elle remplissait sa tâche accoutumée ; seuls le vaisseau et ses habitants semblent être l'objet de la fureur des éléments. Sans doute le spectacle est tout différent quand on le contemple du haut d'une côte sauvage, mais il vous cause certainement alors une impression bien plus profonde.
Tournons actuellement les yeux vers les côtés les plus agréables du tableau. Le plaisir que nous a causé l'aspect général des différents pays que nous avons visités a été sans contredit la source la plus constante et la plus vive de nos jouissances. Il est plus que probable que la beauté pittoresque de bien des parties de l'Europe excède de beaucoup tout ce que nous avons vu. Mais on éprouve un plaisir toujours nouveau à comparer les caractères de différents pays, sentiment qui, dans une certaine mesure, diffère de l'admiration que l'on éprouve pour la simple beauté. Ce sentiment dépend principalement de la connaissance que l'on peut avoir des parties individuelles de chaque paysage, si je peux m'exprimer ainsi. Je suis, quant à moi, très-disposé à croire qu'une personne assez savante musicienne pour saisir chaque note, saisit mieux l'ensemble, à condition toutefois qu'elle possède un goût parfait ; de même, quiconque peut remarquer en détail toutes les parties d'un beau paysage est plus à même de saisir l'ensemble. Aussi un voyageur doit-il être botaniste, car, dans tous les paysages, les plantes forment, après tout, le plus bel ornement. Des groupes de roches nues, affectant même les formes les plus sauvages, offrent pendant quelques instants un spectacle sublime, mais ce spectacle a le défaut de devenir bientôt monotone. Revêtez ces rochers de couleurs splendides, comme au Chili septentrional, et le spectacle deviendra fantastique ; couvrez-les de végétation, vous obtenez un tableau admirable.
Quand je dis que le paysage de bien des parties de l'Europe est probablement plus pittoresque que tout ce que nous avons vu, j'en excepte, bien entendu, les zones intertropicales. Ce sont là paysages que l'on ne peut comparer ; mais j'ai déjà essayé d'indiquer fort souvent quelle est la grandeur de ces régions. La force, la vivacité des impressions dépend, la plupart du temps, des idées préconçues. Je puis ajouter que j'ai puisé mes idées dans la narration personnelle de Humboldt, dont les descriptions surpassent de beaucoup en mérite tout ce que j'ai lu. Cependant, malgré les illusions que j'avais cru me faire, je n'ai pas éprouvé le moindre désappointement quand j'ai débarqué au Brésil.
Parmi les scènes qui ont fait une profonde impression sur mon esprit, aucune n'est plus sublime que l'aspect des forêts vierges qui ne portent pas encore la trace du passage de l'homme ; que ce soient, d'ailleurs, les forêts du Brésil, où domine la vie dans toute son exubérance ; que ce soient celles de la Terre de Feu, où la mort règne en souveraine. Ce sont là deux véritables temples remplis de toutes les splendides productions du dieu nature. Personne, je crois, ne peut pénétrer dans ces vastes solitudes sans ressentir une vive émotion et sans comprendre qu'il y a chez l'homme quelque chose de plus que la vie animale. Quand j'évoque les souvenirs du passé, les plaines de la Patagonie se présentent fréquemment à ma mémoire, et cependant tous les voyageurs sont d'accord pour affirmer qu'elles sont de misérables déserts. On ne peut guère leur attribuer que des caractères négatifs ; on n'y trouve, en effet, ni habitations, ni eau, ni arbres, ni montagnes ; à peine y rencontre-t-on quelques arbustes rabougris. Pourquoi donc ces déserts — et je ne suis pas le seul qui ait éprouvé ce sentiment — ont-ils fait sur moi une si profonde impression ? Pourquoi les Pampas, encore plus plats, mais plus verts, plus fertiles et qui tout au moins sont utiles à l'homme, ne m'ont-ils pas produit une impression semblable ? Je ne veux pas essayer d'analyser ces sentiments, mais ils doivent provenir en partie du libre essor donné à l'imagination. Les plaines de la Patagonie sont illimitées ; c'est à peine si on peut les traverser, aussi sont-elles inconnues ; elles paraissent être depuis des siècles dans leur état actuel et il semble qu'elles doivent subsister pour toujours sans que le moindre changement s'accomplisse à leur surface. Si, comme le supposaient les anciens, la terre était plate et entourée d'une ceinture d'eau ou de déserts, véritables fournaises qu'il serait impossible de traverser, qui n'éprouverait une sensation profonde, mais mal définie, au bord de ces limites imposées aux connaissances humaines ?
me reste à signaler, au point de vue du pittoresque, le panorama qui se déroule aux pieds du voyageur parvenu au sommet d'une haute montagne. À certains égards, le tableau n'est certainement pas beau, mais le souvenir que l'on en emporte dure longtemps. Quand, parvenu, par exemple, au sommet de la plus haute crête de la Cordillère, on regarde autour de soi, on reste stupéfait, débarrassé que l'on est de la vue des détails, des dimensions colossales des masses qui vous entourent.
En fait d'êtres animés, rien ne cause peut-être autant d'étonnement que la vue du sauvage, c'est-à-dire de l'homme à l'état le plus infime. L'esprit se reporte vers le passé et on se demande si nos premiers ancêtres ressemblaient à ces hommes, à ces hommes dont les signes et la physionomie nous sont moins intelligibles que ceux des animaux domestiques ; à ces hommes qui ne possèdent pas l'instinct de ces animaux et qui cependant ne semblent pas avoir en partage la raison humaine, ou tout au moins les arts qui en découlent. Je ne crois pas qu'il soit possible de décrire la différence qui existe entre le sauvage et l'homme civilisé. On peut dire cependant que c'est à peu près celle qu'il y a entre l'animal sauvage et l'animal domestique. Une grande partie de l'intérêt que l'on éprouve en voyant un sauvage est ce sentiment qui vous pousse à désirer voir le lion dans son désert, le tigre déchirant sa proie dans la jungle, ou le rhinocéros errant dans les plaines sauvages de l'Afrique.
On peut aussi compter au nombre des scènes magnifiques qu'il nous a été donné de contempler, la croix du Sud, le nuage de Magellan et les autres constellations de l'hémisphère austral — les glaciers s'avançant jusqu'à la mer et quelquefois la surplombant — les îles de corail construites par des coraux vivants — les volcans en activité — les effets stupéfiants d'un tremblement de terre. Ces derniers phénomènes ont peut-être pour moi un intérêt tout particulier, en ce sens qu'ils sont intimement reliés à la structure géologique du globe. Cependant le tremblement de terre doit être pour tout le monde un événement qui produit la plus profonde impression. On s'est habitué depuis l'enfance à considérer la terre comme le type de la solidité et elle se met à osciller sous nos pieds comme le ferait une croûte fort mince. En voyant les plus solides, les plus magnifiques ouvrages de l'homme renversés en un instant, qui ne sentirait la petitesse de cette prétendue puissance dont nous sommes si fiers ?
On dit que l'amour de la chasse est une passion inhérente à l'homme, la dernière trace d'un instinct puissant. S'il en est ainsi, je suis sûr que le plaisir de vivre en plein air, avec le ciel pour toiture et le sol pour table, fait partie de ce même instinct ; c'est le sauvage revenu à ses habitudes natives. Je pense toujours à mes excursions en bateau, à mes voyages à travers des pays inhabités, avec un bonheur que n'aurait produit aucune scène civilisée. Je ne doute pas que tous les voyageurs ne se rappellent avec un immense plaisir les sensations qu'ils ont éprouvées, quand ils se sont trouvés au milieu d'un pays où l'homme civilisé n'a que rarement ou jamais pénétré.
Un long voyage offre, en outre, bien des sujets de satisfaction d'une nature plus raisonnable. La carte du monde cesse d'être une vaine image pour le voyageur ; elle devient un tableau couvert des figures les plus animées et les plus variées. Chaque partie de cette carte revêt, en outre, les dimensions qui lui appartiennent ; on ne regarde plus les continents comme de petites îles et les îles comme de simples points, alors que beaucoup d'entre elles sont réellement plus grandes que bien des royaumes de l'Europe. L'Afrique, l'Amérique septentrionale ou l'Amérique méridionale, voilà des noms sonores et que l'on prononce facilement ; mais ce n'est qu'après avoir navigué pendant des semaines entières le long de leurs côtes que l'on arrive à bien comprendre quels immenses espaces ces noms impliquent sur notre globe.
Quand on considère l'état actuel de l'hémisphère austral, on ne peut qu'avoir le plus grand espoir relativement à ses progrès futurs. On ne saurait, je crois, trouver dans l'histoire aucun parallèle aux progrès de la civilisation dans l'hémisphère austral, progrès qui ont suivi l'introduction du christianisme. Le fait est d'autant plus remarquable que, il y a soixante ans à peine, un homme dont on ne peut mettre en doute l'excellent jugement, le capitaine Cook, ne prévoyait aucun changement semblable. Et, cependant, ces progrès ont été accomplis par l'esprit philanthropique de la nation anglaise.
L'Australie, dans le même hémisphère, devient un grand centre de civilisation, et, dans peu de temps sans contredit, elle deviendra la reine de cet hémisphère. Un Anglais ne peut visiter ces lointaines colonies sans ressentir un vif orgueil et une profonde satisfaction. Hisser où que ce soit le drapeau anglais, c'est être assuré d'attirer en cet endroit la prospérité, la richesse et la civilisation.
En résumé, il me semble que rien ne peut être plus profitable pour un jeune naturaliste qu'un voyage dans les pays lointains. Il aiguise, tout en la satisfaisant en partie, cette ardeur, ce besoin de savoir qui, selon sir J. Herschel, entraîne tous les hommes. La nouveauté des objets, la possibilité du succès, communiquent au jeune savant une nouvelle activité. En outre, comme un grand nombre de faits isolés perdent bientôt tout intérêt, il se met à comparer et arrive à généraliser. D'autre part, il faut bien le dire, comme le voyageur séjourne bien peu de temps dans chaque endroit, ses descriptions ne peuvent comporter des observations détaillées. Il s'ensuit, et cela m'a souvent coûté cher, que l'on est toujours disposé à remplacer les connaissances qui vous font défaut par des hypothèses peu fondées.
Mais ce voyage m'a causé des joies si profondes, que je n'hésite pas à recommander à tous les naturalistes, bien qu'ils ne puissent espérer trouver des compagnons aussi aimables que les miens, de courir toutes les chances et d'entreprendre des voyages par terre, s'il est possible, ou sinon de longues traversées. On peut être certain, sauf dans des cas extrêmement rares, de ne pas avoir de bien grandes difficultés à surmonter et de ne pas courir de bien grands dangers. Ces voyages enseignent la patience et font disparaître toute trace d'égoïsme ; ils apprennent à agir par soi-même et à s'accommoder de tout ; ils donnent, en un mot, les qualités qui distinguent les marins. Les voyages enseignent bien un peu aussi la méfiance, mais on découvre en même temps combien il y a de gens à l'excellent cœur, toujours prêts à vous rendre service, bien qu'on ne les ait jamais vus ou qu'on ne doive jamais les revoir.
· Après les volumes qui ont été écrits à ce sujet, il est presque dangereux de parler même du tombeau. Un voyageur moderne donne en douze vers, à cette pauvre petite île, les épithètes suivantes : Tombeau, Pyramide, Cimetière, Sépulcre, Catacombes, Sarcophage, Minaret et Mausolée !
· · Il est à remarquer que les nombreux spécimens de ce coquillage trouvés par moi en un endroit diffèrent, comme variété distincte, d'autres spécimens trouvés dans un autre endroit.
· · Beatson, Santa-Helena, Introduction, p. 4.
· · Parmi ces quelques insectes, j'ai été fort surpris de trouver un petit Aphodius (nov. spec.) et un Oryctes, qui se trouvent en nombre considérable sous la bouse. Quand on a découvert l'île, il ne s'y trouvait certainement aucun quadrupède, excepté peut-être une souris ; il est donc fort difficile de savoir si ces insectes ont été depuis importés par accident, ou, s'ils sont indigènes, de quoi ils se nourrissaient anciennement. Sur les bords de la Plata, où, en raison du grand nombre des bestiaux et des chevaux, les belles plaines de gazon sont couvertes d'engrais, on cherche en vain les nombreuses espèces d'insectes se nourrissant d'excréments qui se trouvent si abondamment en Europe. Je n'ai observé qu'un Oryctes (les insectes de ce genre, en Europe, se nourrissent ordinairement de matières végétales en décomposition) et deux espèces de Phanœus. Sur le côté opposé de la Cordillère, à Chiloé, on trouve en grande quantité une autre espèce de Phanœus qui recouvre de terre les excréments des bestiaux. Il y a raison de croire que ce genre de Phanœus, avant l'introduction des bestiaux, se nourrissait des excréments de l'homme. En Europe, les insectes qui se nourrissent des matières qui ont déjà contribué à soutenir la vie d'autres animaux plus grands sont en si grand nombre, qu'il y a certainement plus de cent espèces différentes. Cette considération, le fait qu'une si grande quantité d'alimentation de cette sorte se perd sur les plaines de la Plata, m'ont fait penser que l'homme avait brisé là cette chaîne qui relie tant d'animaux les uns aux autres dans leur pays natal. Cependant, à la Terre de Van-Diémen, j'ai trouvé dans la bouse des vaches un grand nombre d'individus appartenant à quatre espèces d'Onthophagus, deux espèces d'Aphodius et une espèce d'un troisième genre ; cependant les vaches n'ont été introduites dans ce pays que depuis trente-trois ans. Avant cette époque, le kangourou et quelques autres petits animaux étaient les seuls quadrupèdes de l'île ; or la qualité des excréments de ces animaux est toute différente de la qualité des excréments des animaux introduits par l'homme. En Angleterre, le plus grand nombre des insectes stercovores ont des appétits distincts, si je puis m'exprimer ainsi, c'est-à-dire qu'ils ne se nourrissent pas indifféremment des excréments de tous les animaux. Par conséquent, le changement d'habitudes qui s'est produit à la Nouvelle-Zélande est très-remarquable. Le révérend F.-W. Hope, qui, je l'espère, voudra bien me permettre de l'appeler mon maître en entomologie, m'a donné le nom des insectes dont je viens de parler.
· Monats. der König. Akad. d. wiis. zu Berlin. Avril 1845.
[page] [541 Index]
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES
A
Abbott. Sur les araignées, 37.
Aboyeur, oiseau, 310.
Abrolhos (Îles), 15.
Aconcagua (Volcan de), 263, 313.
Actinies (Espèce urtiquante d'), 495.
Affaissements (Aires d') dans l'océan Pacifique et l'océan Indien, 512.
— des récifs de corail, 510.
— de l'île Keeling, 507.
— de la Patagonie, 184.
— de la côte du Pérou, 395.
— des Cordillères, 344, 357.
— de la côte du Chili, 370.
— de Vanikoro, 507.
— Causes de distinction entre les différentes périodes tertiaires, 370.
Afrique, la partie méridionale, presque un désert, nourrit cependant de grands animaux, 90.
Agouti (Habitudes de l'), 73.
Aires d'affaissements et de soulèvements dans l'océan Pacifique et l'océan Indien, 512.
Albemarle (Île), 403.
Alcedo lagoensis, 2.
Algues formant des brise-lames, 258.
— (Croissance des), 257.
Allan (Dr). Sur le Diodon, 15.
— Sur les Holothuries, 495.
Alluvions salines au Pérou, 390.
— stratifiées, dans les Andes, 339.
Amblyrhynchus, 413, 423.
Anas magellanica, 214.
— Antarctica, 214.
— Brachyptera, 215.
Andes (Alluvions stratifiées dans les), 339.
Animaux composés, 218.
— (Cruauté envers les), 163.
— urticants, 495.
Antarctiques (Îles), 267.
— — Climat, 268.
Antipodes, 446.
Aphodius, 522.
Apires, ou Mineurs, 363.
Aplysie, 7.
Aptenodytes demersa, 214.
Araignées (Abbott), 37.
— (Azara), 38, 40.
— (Blackwall), 172.
— (Habitudes des), 37-40.
— tuées par les guêpes et les tuant, 37-39.
— de l'île Keeling, 487.
— de l'île Saint-Paul, 11.
Arbres changés en silice, verticaux, 356.
— fruitiers (Limite méridionale des), 262.
— (Absence d') dans les Pampas, 49.
— flottants, transportent des pierres, 492.
— Temps qu'il leur faut pour pourrir, 324.
Arcs et flèches (Azara), 112.
Ascension (Île de l'), 523-527.
— Incrustations calcaires sur les rochers, 10.
Aspalax (Cécité de l'), 55.
Athene cunicularia, 74, 134.
Atmosphère (Transparence de l') dans les Andes, 346.
— — à San Iago, 5.
Attagis. 100.
Attols, 497.
Atwater (M.). Sur les prairies, 126.
Audubon (M.). Sur l'odorat des vautours, 198.
Australie, 461.
— (Indigènes de l'), 463.
— cap Bald-Head, 480.
— Bathurst, 473.
Autruche (Œufs d'), (Azara), 97.
— — (Burchell), 96.
— (Habitudes de l'), 95.
Azara. Sur les araignées, 38, 40.
— Sur les pluies à la Plata, 49.
— Sur l'habitat des vautours, 62.
— Sur les habitudes des vautours, 60.
— Sur un orage, 65.
Azara. Sur les œufs d'autruche, 97.
— Sur les arcs et les flèches, 112.
— Sur l'apparition de nouvelles plantes, 127.
— Sur les grandes sécheresses, 143.
— Sur l'hydrophobie, 379.
B
Bachman. Sur les vautours, 199.
Bahia (Brésil), 12.
— (Paysage autour de), 527.
Bahia Blanca, 80-112.
Baie de la Réussite, 219.
Baie des îles (Nouvelle-Zélande), 446.
Balbi. Sur les récifs de corail, 501.
Bald Head (Cap), Australie, 480.
Baleines, huiles, 18.
— sautent hors de l'eau, 240.
Ballenar, Chili, 373.
Banda oriental, 42, 152 et suiv.
Banks (Colline de), 226.
Beagle (Canal du). Terre de Feu, 234.
Bec-en-ciseaux (Habitudes du), 146.
Behring, détroit (Fossiles trouvés dans le), 141.
Benchuca, 354.
Berkeley (Détroit de), 202.
Berkeley (Rév. J.). Sur les conferves, 15.
— — Sur la Cyttaria, 253.
Bétail, effet produit par sa présence sur la végétation, 126.
— tué par les grandes sécheresses, 142, 157.
— Les individus composant un troupeau se connaissent, 155.
— (Curieuse race de), 156.
— (Gaspillage du), 159.
— sauvage aux îles Falkland, 204.
Bibron (M.), 409, 413, 423.
Bien te veo, oiseau, 57.
Birgus latro, 493.
Blackwall (M.). Sur les araignées, 172.
Blocs erratiques, 200, 267.
— — Mode de transport, 266.
— — (Absence de) dans les pays intertropicaux, 267.
— — de la Terre de Feu, 266.
Bolabola, 500.
Bolas (Manière d'employer les), 47, 119.
Bombes volcaniques, 525.
Bonne-Espérance (Cap de), 93.
Bory Saint-Vincent. Sur les grenouilles, 409.
Boue ressemblant à de la craie, 496.
Bramador (El), 387.
Brésil, fourmis, 36.
— paysage autour de Bahia, 527.
— superficie considérable de granite, 18.
Brewster (Sir D.). Sur les dépôts calcaires, 11.
Brise-lames, formés par des algues, 258.
Buckland (Dr). Sur les fossiles, 141.
Buenos Ayres, 129.
Buffon. Sur les animaux de l'Amérique, 186.
Bulimus, se trouvent dans les déserts, 372.
Burchell (M.), Sur l'alimentation des quadrupèdes, 92.
— Sur les œufs d'autruche, 96.
— Sur les pierres perforées, 288.
Button, Jemmy, 222.
Byron. Sur le renard des îles Falkland, 208.
— Sur un Indien tuant son enfant, 232.
C
Cactus, 176, 281, 401.
Cactornis, 406, 423.
Cailloux perforés, 288.
— transportés dans les racines des arbres, 492.
Calasoma volant en pleine mer, 169.
Calcaires (Sur les dépôts), (Sir D. Brewster), 11.
— Racines et branches d'arbres recouvertes de dépôts, au détroit du Roi-Georges, 481.
— (Incrustations) sur les rochers de l'Ascension, 10.
Callao, 391.
Calodera maculata, 133.
Camarhynchus, 407, 423.
Canis antarcticus, 208.
Canis fulvipes, 301.
Cap de Bonne-Espérance, 93.
Cap Horn, 227.
Capybara, ou carpincho, 52, 309.
— (Fossile allié au), 87.
Caracara, ou carrancha, 58.
Cardons (Champs de), 127, 159.
Casarita, 101.
Castro, Chiloé, 299, 316.
Casuchas, 359.
Cathartes atratus, 62, 305.
— aura, 198.
Cauquenes (Sources thermales de), 283.
Cavia patagonica, 73.
Cervus campestris, 51.
Ceryle Americana, 147
Chacao, Chiloé, 296.
Chagos (Îles), 510.
Chames (Coquilles gigantesques de), 491.
Chamisso. Sur le transport des graines et des arbres, 492.
— Sur les récifs de corail, 501.
Champignon, comestible, 253.
Charles (Île), archipel des Galapagos, 402.
Chatham (Île), 400.
Chats, redevenus sauvages, 128.
— bons à manger, 124.
— écorchent les arbres, 145.
— leurs cruautés envers les souris, 214.
Chaux changée par la lave en roches cristallines, 6.
Cheucau, 309.
Chevaux, difficiles à conduire, 117.
— déposent leurs excréments sur les sentiers, 127.
— tués par les grandes sécheresses, 142.
— (Multiplication des), 128.
— Dressage, 161.
— savent fort bien nager, 153.
— sauvages aux îles Falkland, 204.
— fossiles, 87, 139.
Chèvres, détruisent la végétation à Sainte-Hélène, 521.
— (Ossements de), 179.
Chiens-bergers, 160.
Chili, 272-293, 337-387.
— (Changement de climat au), 383.
— (Transparence de l'air dans les Andes au), 346.
Chiloé, 294-320.
Chionis alba, 100.
Chonos, archipel, 302.
— — (Ornithologie de l'), 309.
Chupat, rio, 114.
Cladonia, 390.
Climat de la Terre de Feu et des îles Falkland, 260.
— des îles Antarctiques, 267.
— de l'archipel des Galapagos, 400, 404.
— (Changement de), au Chili, 383.
Cloche de Quillota, 275.
Cochlogena, 520.
Coléoptères sous les tropiques, 35.
— vus en mer, 169.
— vus au large de Saint-Julian, 182.
Colias edusa (Troupeaux de), 169.
Colnett (Capitaine). Sur le frai en mer, 18.
— Sur un lézard marin, 413.
— Sur le transport des graines, 421.
Colonia del Sacramiento, 154.
Colorado, rio, 74.
Coloration de la mer (Causes de la), 15.
Concepcion, Chili. 325.
Condor (Habitudes du), 195-200, 290.
Conferves (Rév. J. Berkeley), 15.
— marines, 16.
Conglomérats sur le Ventana, 116.
— dans la Cordillère, 344.
Conurus murinus. 147.
Convicts à l'île Maurice, 516.
Convicts (Condition des) dans la Nouvelle-Galles du Sud, 476.
Cook, capitaine. Sur le Macrocystis pyrifera, 257.
Copiapo (Rivière et vallée de), 376.
— (Ville de), 380.
Coquillages terrestres, fort nombreux, 372.
— — à Sainte-Hélène, 520.
— fossiles, de la Cordillère, 344.
— des îles Galapagos, 419.
— soulevés, 90, 138, 185, 274, 368, 395.
— (Formes tropicales de), se rencontrent fort loin vers le Sud, 261.
— (Décomposition des), 395.
Coquimbo, 371.
Corail (Sur les récifs de), (Balbi), 501.
— (Passes dans les récifs de), 501.
— (Sur les récifs de), (Chamisso), 498.
— (Espèces urtiquantes de), 495.
— mort, 510.
— (Sur les récifs de), (Couthouy), 506.
Corcovado (Nuages sur le), 30.
— volcan, 313.
Cordillères (Aspect des), 278, 296, 340.
— Productions différentes sur le flanc oriental et sur le flanc occidental, 350.
— (Traversée des), 336.
— (Structure des vallées des), 338.
— (Géologie des), 343, 356.
— (Fleuves des), 339.
— de Copiapo, 380.
— (Sécheresse de l'air dans les), 350.
Cormoran attrapant des poissons, 214.
Corps conservés dans la glace, 94, 268.
Corral, où l'on égorge les animaux à Buenos Ayres, 129.
Coseguina (Éruption du), 313.
Coulées de pierres, aux îles Falkland, 211.
Couthouy (M.). Sur les récifs de corail, 506.
Crabes, espèces de crabes ermites, 488.
— à l'île Keeling, 493.
— à Saint-Paul, 11.
Crainte (La), un instinct acquis, 429.
Crapaud (Habitudes du), 103.
— ne se trouve pas dans les îles océaniques, 409.
Cratères (Nombre des) dans l'archipel Galapagos, 401.
— de soulèvement, 517.
Crisia, 217.
Cruauté envers les animaux, 163.
Crustacés marins, 172.
Ctenomys brasiliensis, 53.
— (Espèce fossile de), 87.
Cucao, Chiloé, 317.
Cuentas (Sierra de las), 159.
Cumbre de la Cordillère, 359.
Cuming (M.). Sur les coquillages, 419.
Cuvier. Sur le Diodon, 15.
Cynara, 127.
Cyttaria Darwinii, 254.
D
Daims, 51, 140.
Dasypus (Trois espèces de), 101.
Dégradation des formations tertiaires, 369.
Déserts, 374, 388.
— (Bulimus sur les), 372.
Desmodus d'Orbignyi, 24.
Despoblado (Vallée du), 380.
Dieffenbach. Sur les îles Auckland, 263, 466.
Dinornis, 457.
Diodon (Habitudes du), 14.
Distribution des mammifères en Amérique, 140.
— des animaux sur les versants opposés de la Cordillère, 351.
— des grenouilles, 409.
— de la faune des Galapagos, 421.
Dobrizhoffer. Sur l'autruche, 99.
— Sur un orage de grêle, 123.
D'Orbigny. Voyages dans l'Amérique méridionale, 82, 99, 127, 138, 160, 179.
Doris (Œufs de), 215.
Doubleday (M.). Sur un bruit causé par un papillon, 35.
Drigg (Tubes produits par la foudre à), 62.
Du Bois, 409, 429.
Dunes de sable, 79.
E
Eau, se vend à Iquique, 388.
— douce flottant sur l'eau salée, 489.
Échassiers, les premiers colons des îles éloignées, 408, 487.
Efflorescences salines, 82.
Ehrenberg, prof. Sur la poussière atlantique, 5.
— Sur les infusoires des Pampas, 88, 138.
— Sur les infusoires trouvés en pleine mer, 174.
— Sur les infusoires de la Patagonie, 183.
— Sur les infusoires de la Terre de Feu, 238.
— Sur les infusoires dans la boue de corail, 496.
— Sur les infusoires dans le tuf à l'Ascension, 527.
— Sur la phosphorescence de la mer, 174.
— Sur des bruits produits par une colline, 387.
Eimeo (Vue de), 435.
Électricité de l'atmosphère dans les Andes, 350.
Éléphant (Poids de l'), 92.
Entomologie des îles Galapagos, 408, 420.
— du Brésil, 35.
— de la Patagonie, 182, 351.
— de la Terre de Feu, 256.
— de l'île Keeling, 487.
— de Sainte-Hélène, 522.
Entre Rios (Géologie de l'), 137.
Épeire (Habitudes de l'), 38-40.
Esclavage, 21, 25.
Espèces (Distribution des), 139.
— (Extinction des), 186.
Estancia (Valeur d'une), 155.
Extinction des coquillages à Sainte-Hélène, 521.
— des espèces (Causes de l'), 186.
— de l'homme dans la Nouvelle-Galles du Sud, 464, 478.
F
Falconer (Dr). Sur le sivatherium, 156.
Falconer, jésuite. Sur les Indiens, 110.
— Sur les fleuves des Pampas, 114.
— Sur les enclos naturels, 124.
Falkland (Îles), 202-218.
— — (Oiseaux apprivoisés aux), 428.
— — (Absence d'arbres aux), 50.
— — (Vautours des), 61.
— — Bétail et chevaux sauvages, 204.
— — (Climat des), 260.
— — (Tourbe des), 308.
— — (Byron sur le renard des), 208.
— — Coulées de pierres, 211.
Februa Hoffmanseggi, 35.
Fenouil, devenu sauvage, 127.
Fer (Oxyde de) sur les rochers, 14.
Ferguson (Dr). Sur les miasmes, 393.
Fernando Noronha, 12, 401.
Feu fait avec des ossements, 209.
— (Art de faire le), 209, 438.
Feuilles (Chute des), 253.
— fossiles, 479.
Fièvres communes au Pérou, 392.
Flamants, 70.
Flèches (Pointes de) antiques, 111, 382.
— (Azara), 112.
Fleuves, rapidité avec laquelle ils se creusent un lit, 193.
— (Lits de) desséchés en Amérique, 114.
— de pierres aux îles Falkland, 212.
Flore des îles Galapagos, 401, 420, 424.
— de l'île Keeling, 485.
— de Sainte-Hélène, 519.
Flustra avicularia, 216.
Forêts (absence de) à la Plata, 50.
— de la Terre de Feu, 225, 262, 307.
Forêts de Chiloé, 262, 302, 307, 315.
— de Valdivia, 321, 324.
— de la Nouvelle-Zélande, 456.
— de l'Australie, 463.
Fossiles (Dr Buckland), 141.
— mammifères, 84, 136, 138, 165, 185.
— poteries, 397.
Fougères arborescentes, 263, 480.
— — (Limite méridionale des), 263.
Fourmis à l'île Keeling, 487.
— au Brésil, 36.
— lion, 472.
Frai à la surface de la mer, 18.
Fromage (Sel convenable pour le), 69.
Fucus giganteus, 257.
Fuegia Basket, 222.
Fuégiens, 219-260.
Fulgurites, 62.
Furnarius, 100.
G
Galapagos (Archipel des), 399-430.
— — climat, 400, 404.
— — nombre des cratères, 401.
— — histoire naturelle, 405 et suiv.
— — sa faune appartient à la faune américaine, 422.
Gallegos, fleuve (Ossements fossiles au), 179.
Gallinazo, 58.
Gauchos, 45, 165.
— (Caractère des), 167.
— se nourrissent de viande, 125.
Gay (M.). Sur les îles flottantes, 285.
— Sur les coquillages de l'eau saumâtre, 23.
Géologie des Cordillères, 343, 356.
— de la Patagonie, 182, 193.
— de San Iago, 6.
— de Saint-Paul, 9.
— de Bahia Blanca, 86.
— des Pampas, 137.
— du Brésil, 13.
Georges (Détroit du Roi-), incrustations calcaires, 481.
Géorgie (Climat de la), 267.
Geospiza, 407.
Gili. (M.). Sur des lits de fleuves soulevés, 384.
Gillies (Dr). Sur les Cordillères. 347.
Glace (Structure prismatique de la), 348.
— (Montagnes de), 242, 263-271.
Glaciers de la Terre de Feu, 241, 264.
— des Cordillères, 348.
— par 46°40′ de latitude, 265.
Goitre, 337.
Gould (M.). Sur le Calodera, 134.
— Sur les oiseaux des îles Galapagos, 406.
Graines transportées par la mer, 421, 485.
Granite (Montagnes de), Tres Montes, 304.
— des Cordillères, 343.
Grapsus, 11.
Gravier (Transport du), 115.
— de la Patagonie, 78, 183.
Grenouilles (Bruit fait par les), 31.
— (Vessie des), 411.
— ne se trouvent pas plus que les crapauds sur les îles océaniques, 409.
— (Bory Saint-Vincent), 409.
Gryllus migratorius, 354.
Guanaco (Habitudes du), 177.
— (Genre fossile allié au), 185.
Guantajaya (Mines de), 389.
Guardia del monte, 126.
Guasco, 373.
Guasos du Chili, 278.
Guava importé à Taïti, 432.
Gunnera scabra, 301.
Gypse (Grandes couches de), 342.
— dans un lac salé, 69.
— dans les couches tertiaires de la Patagonie, 183.
— à Iquique avec du sel, 390.
— à Lima avec des coquillages, 396.
H
Hachette (M.). Sur les tubes produits par la foudre, 64.
Hall, capitaine Basil. Sur les terrasses de Coquimbo, 368.
Hauteur de la ligne des neiges dans les Cordillères, 263.
Head, capitaine. Sur les champs de chardons, 132.
Henslow, prof. Sur la pomme de terre, 307.
— Sur les plantes de l'île Keeling, 486.
Hêtres, 253.
Hibou des Pampas, 74, 134.
Himantopus nigricollis, 122.
Holman. Sur le transport des graines, 485.
Holothuries (Dr Allan), 495.
— se nourrissent de corail, 495.
Homme (Antiquité de l'), 383.
— restes fossiles, 397.
— conservé dans la glace, 268.
— (Crainte de l'), un instinct acquis, 429.
— (Extinction des races de l'), 464, 478.
Hooker (Dr J.-D.). Sur une algue, 257.
— Sur la flore des îles Galapagos, 420, 424.
Hooker (Sir J.) Sur le cardon, 127.
Horn (Cap), 227.
Horner (M.). Sur un dépôt calcaire, 11.
Huacas, 395.
Huîtres gigantesques, 182.
Humboldt. Sur les rocs polis, 13.
— Sur l'atmosphère des pays intertropicaux, 33.
— Sur le sol glacé, 94.
— Sur l'hivernage, 105.
— Sur la pomme de terre, 307.
— Sur les tremblements de terre et la pluie, 376.
— Sur les miasmes, 392.
Hydrochœrus capybara, 52.
Hydrophobie (Azara), 379.
Hyla, 31.
Hymenophallus, 34.
I
Ibis, 177.
Îles océaniques, volcaniques, 9.
— flottantes, 285.
— antarctiques, 267.
Incas (Pont des), 359.
Incrustations sur des rochers, 10.
Indes occidentales (Banc des), 470.
— — (Zoologie des), 140.
Indiens (Attaque des), 67, 81, 137.
— patagoniens, 249.
— araucariens, 323.
— des Pampas, 107.
— de Valdivia, 322.
— (Pierres perforées employées par les), 288.
— (Tombeaux d'), 181, 201.
— (Ruines de maisons d'), dans la Cordillère, 382, 395.
— (Antiquités des) à la Plata, 48, 111.
— décroissent en nombre, 110.
Infection, 465.
Infusoires dans de la poussière dans l'Atlantique, 5.
— dans la mer, 17, 174.
— dans les Pampas, 88, 138.
— en Patagonie, 183.
— dans de la peinture blanche, 238.
— dans la boue de corail, 496.
In à l'Ascension, 527.
Inondations après les sécheresses, 148.
Insectes, les premiers colons à l'îlot de Saint-Paul, 11.
— emportés en mer par le vent, 169.
— de Patagonie, 177.
— de la Terre de Feu, 256.
— des îles Galapagos, 409, 420.
— de l'île Keeling, 487.
— de Sainte-Hélène, 522.
Instincts des oiseaux, 427.
Iode mélangée à du sel à Iquique, 391.
Iquique, 388.
J
Jackson (Col.). Sur la neige congelée, 349.
Jaguar (Habitudes du), 145.
Jajuel (Mines de), 279.
James (Île), archipel Galapagos, 403.
Juan Fernandez (Volcan de), 333.
— (Flore de), 421.
Juments tuées pour le cuir, 165.
— (Chair de) mangée par les troupes, 108.
K
Kater (Pic de), 227.
Kauri, pin, 456.
Keeling (Île), 483-496.
— — affaissement, 507.
— — (Oiseaux de l'), 487.
— — (Entomologie de l'), 487.
— — (Flore de l'), 485.
Kendall, Lieut. Sur un corps congelé, 268.
L
Laboureurs (Condition des) au Chili, 287.
Lac saumâtre près de Rio, 23.
— avec des îles flottantes, 285.
— formé pendant un tremblement de terre, 397.
— salé, 68, 382, 404.
Lagostomus trichodactylus, 132.
Lamarck. Sur la cécité acquise, 54.
Lampyridés, 31.
Lancaster, capitaine. Sur un arbre de la mer, 106.
Lapins sauvages aux îles Falkland, 207.
La Plata (Sur les pluies à), (Azara), 49.
Lasso, 46.
Lavage de l'or, 286.
Lepus magellanicus, 207.
Lesson (M.). Sur le bec-en-ciseaux, 147.
— Sur le lapin des îles Falkland, 207.
Lézards, 104.
— (Espèce marine de), 409.
Lichen sur du sable, 390.
Lichtenstein. Sur l'autruche, 97.
Lièvre de l'Amérique arctique, 48.
Lima, 394.
— (Soulèvement d'un fleuve près de), 385.
Limnée dans de l'eau saumâtre, 23.
Llama ou Guanaco (Habitudes du), 177.
Longévité des espèces de mollusques, 88.
Lorenzo (San) (Île de), 393.
Loutre, 306.
Lund (M.). Sur l'antiquité de l'homme, 384.
Lund et Clausen. Sur les fossiles du Brésil, 139.
Luxan, 353.
Lycosa, 37.
Lyell. Sur les terrasses de Coquimbo, 368.
— Sur la longévité des mollusques, 88.
— Sur des affaissements dans le Pacifique, 500.
— Sur des changements de végétation, 128.
— Sur des dents de cheval fossile, 139.
— Sur la distribution des animaux, 351.
— Sur la neige congelée, 349.
— Sur des mammifères éteints et sur la période glaciale, 186.
— Sur des pierres tordues par des tremblements de terre, 331.
— Sur des troupeaux de papillons, 170.
M
Mac Culloch. Sur l'infection, 466.
Macquarie (Fleuve), 473.
Macrauchenia, 87, 185.
Macrocystis pyrifera, 257.
Madrina, ou marraine d'une troupe de mules, 338.
Magdeleine (Détroit de), 259.
Magellan (Détroit de), 248.
Malcolmson (Dr), Sur la grêle, 123.
Maldives, 509.
Maldonado, 41.
Mammifères fossiles, 84, 136, 138, 165, 185.
— (Causes de l'extinction des), 186.
Martins-pêcheurs, 2.
Mastodonte, 136, 138.
Maurice (Île), 515.
— (Convicts à l'), 516.
Maypu, fleuve, 283.
Megalonyx, 87, 140.
Megatherium, 86, 88, 139.
Mendoza (Climat de), 355.
Mer (Habitants de la), 173.
— (Phosphorescence de la), 174.
— (Mugissements de la), 318.
Mexico (Soulèvement de), 139.
Millépores, 495.
Mimosées, 27.
Mimus orpheus, 57.
— patagonica, 58.
— trifasciatus, 423.
— parvulus, 423.
Mines, 280, 365, 371.
— Comment découvertes, 340.
Mineurs (Condition des), 280, 286, 365, 371.
Missionnaires à la Nouvelle-Zélande, 454.
Mitchell (Sir T.). Sur les vallées de l'Australie, 469.
Molina, omet la description de certains oiseaux, 292.
Molothrus (Habitudes du), 55.
Montagnes (Soulèvement des), 335.
Montevideo, 42, 152.
Moresby, capit. Sur un grand crabe, 494.
— Sur les récifs de corail, 511.
Moulins pour écraser les minerais, 286.
Mules, 338.
Muniz. Sur la race niata, 156.
Murray (M.). Sur les araignées, 172.
Mylodon, 87, 140, 166.
Myopotamus coipus, 309.
N
Négresse ayant un goître, 337.
Negro, rio, 65, 157.
Neige rouge, 346.
— (Effets de la) sur les rochers, 342.
— (Structure prismatique de la), 349.
— (Ligne des) sur les Cordillères, 263.
Nez (Coutume de se frotter le), 452.
Niata, bestiaux, 156.
Nothura major, 48.
Notopoda, crustacés, 172.
Nouvelle-Calédonie (Récif de la), 509.
Nouvelle-Zélande, baie des Îles, 446.
Nuages sur le Corcovado, 30.
— descendant fort bas, 393.
— descendant fort bas sur la mer, 431.
— de vapeurs après la pluie, 26.
Nullipores (Incrustations ressemblant à des), 9.
— protégeant les récifs, 531.
O
Octopus (Habitudes de l'), 7.
Oies aux îles Falkland, 214.
Oiseau à four, 101.
Oiseau-Moqueur, 57, 406, 423.
Olfersia, 11.
Opetiorynchus, 310.
Opuntia galapageia, 401.
— Darwinii, 176.
— 281.
Or (Minerais d'), 286.
— (Lavage de l'), 286.
Orangers poussant naturellement, 128.
Ornithologie des îles Galapagos, 406.
Ornithorynchus, 472.
Osorno (Volcan d'), 294, 296, 313.
Ossements (Feu fait avec des), 209.
— du Guanaco réunis en certains endroits, 179.
— récents dans les Pampas, 143.
— fossiles, 84, 136, 138, 165, 185.
Owen, capit. Sur une sécheresse en Afrique, 142.
Owen, profess. Sur le Capybara, 52.
— — Sur les quadrupèdes fossiles, 87, 138, 165.
— — Sur l'odorat des Gallinazzos, 198.
Oxyurus, 310.
P
Pahs, forteresses de la Nouvelle-Zélande, 447.
Pallas. Sur la Sibérie, 70.
Palmiers à la Plata, 49.
— au Chili, 276.
— (Limite méridionale des), 262.
— absents aux îles Galapagos, 402.
Pampas (Absence d'arbres dans les), 49.
— (Ossements récents dans les), 143.
— (Punaise des), 354.
— (Changements de végétation dans les), 127.
— (Limite méridionale des), 79.
— (Changements dans les), 125.
— Ne sont pas tout à fait de niveau, 135.
— (Géologie des), 137.
— (Vue des) du sommet des Andes, 352.
Papilio feronia, 35.
Papillons (Bandes de), 169.
— faisant entendre un cliquetis, 35.
Parana, rio, 131, 147.
— (Îles du), 143.
Parish (Sir W.). Sur une grande sécheresse, 142.
Park (Müngo). Sur le sel, 118.
Patagones, 68.
Patagonie (Géologie de la), 182, 193.
— (Zoologie de la), 176, 182.
— (Entomologie de la), 182, 351.
Patagons, 249.
Pâturages changent de nature quand les bestiaux les broutent, 126.
Paypote (Ravin de), 385.
Pays malsains, 392.
Peaux (Pont en), 283.
Pêchers, se reproduisent naturellement, 128.
Pelacanoïdes Berardii, 312.
Penas (Golfe de), 266.
Pepsis (Habitudes du), 37.
Perdrix, 48.
Perles (Colline de), 159.
Pernambuco (Récif de), 530.
Pernety. Sur des collines en ruine, 211.
— Sur les oiseaux apprivoisés, 428.
Pérou, 388-398.
— (Alluvions salines au), 390.
— (Fièvres communes au), 392.
Perroquets, 147.
Pétrels (Habitudes des), 311.
Peuquenes (Passe de), 345.
Phoques (Nombre des), 305.
Phosphorescence de la mer, 174.
— d'un zoophyte, 174.
— d'insectes terrestres et d'animaux marins, 175.
Phryniscus nigricans, 103.
Pierres perforées (Burchell), 288.
— transportées dans des racines d'arbres, 492.
Pingouin (Habitudes du), 214.
Pins de la Nouvelle-Zélande, 456.
Plaines au pied des Andes au Chili, 282.
— presque horizontales près de Santa-Fé, 135.
Planaires (Espèces terrestres de), 28.
Plantes des îles Galapagos, 420.
— de l'île Keeling, 485.
— de Sainte-Hélène, 519.
— fossiles en Australie, 479.
Plata (Fleuve de la), 41.
— (Orages de la), 65.
Pluies à Coquimbo, 366, 377.
— à Rio, 31.
— et tremblements de terre, 377.
— au Pérou, 391.
— au Chili, anciennement plus abondantes, 383.
— Effets sur la végétation, 366.
Plume de mer (Habitudes de la), 105, 218.
Pluvier à longues pattes, 122.
Pointes de flèches antiques, 111.
Poireaux importés à la Nouvelle-Zélande, 457.
Poissons mangeant le corail, 495.
— des îles Galapagos, 418.
— faisant entendre des sons, 145.
Polyborus chimango, 60.
— Novæ Zelandiæ, 60.
— Brasiliensis, 58.
Pommes de terre sauvages, 306.
Pommiers, 320.
Ponsonby (Détroit de), 234.
Pont en peaux, 283
— des Incas, 359.
Port-Desire, 175.
— Saint-Julian, 190.
— Famine, 251.
Portillo (Passe du), 349.
Porto-Praya, 2.
Potrero Seco, 375.
Prairies (M. Atwater), 126.
— (Végétation des), 127.
Prévost (M.). Sur les coucous, 56.
Priestley (Dr). Sur les tubes formés par la foudre, 63.
Procellaria gigantea (Habitudes du), 311.
Proctotretus multimaculatus, 104.
Proteus (Cécité du), 55.
Protococcus nivalis, 346.
Pteroptochos (Deux espèces de), 291.
— (Espèce de), 310.
Puces, 370.
Puffinus cinereus, 311.
Puits suivant les mouvements de la marée, 489.
— à Iquique, 390.
Puma (Habitudes du), 289.
Puna, ou difficulté de respiration, 345.
Punaise des Pampas, 354.
Punta Alta, Bahia Blanca, 84.
— Gorda, 138.
Pyrophorus luminosus, 32.
Q
Quadrupèdes (Sur l'alimentation des), (Burchell), 92.
— les gros n'ont pas besoin d'une végétation luxuriante, 90.
— leur poids, 92.
— fossiles, 84, 136, 138, 165, 185.
Quartz de Ventana, 115.
— de Tapalguen, 124.
— des îles Falkland, 211.
Quedius, 11.
Queue en ciseaux, 148.
Quillota (Cloche de), 275.
— (Vallée de), 274.
Quintero, 274.
Quiriquina, île, 325.
Quoy et Gaimard. Sur les coraux urtiquants, 495.
— — Sur les récifs de corail, 508.
R
Rana moscariensis. 409.
Rat, seul animal indigène de la Nouvelle-Zélande, 457.
Rats aux îles Galapagos, 405.
— à l'Ascension, 525.
— à l'île Keeling, 486.
Récif de grès à Pernambuco, 530.
Récifs de corail, 496.
— barrières, 500.
— bordures, 503.
Reduvius, 354.
Reeks (M.). Analyse du sel, 69.
— — Analyse des os, 166.
— — Analyse du sel et des coquillages, 396.
Renard des îles Falkland, 208.
— de Chiloé, 301.
Rengger. Sur le cheval, 250.
Reptiles (Absence de) à la Terre de Feu, 255.
Reptiles aux Îles Galapagos, 409.
Requin tué par un Diodon, 15.
Respiration difficile dans les Andes, 345.
Révolutions à Buenos Ayres, 150.
Rhinocéros, habite des pays déserts, 91.
— glacé, 94.
Rhynchops nigra, 146.
Richardson (Dr), Sur les souris de l'Amérique septentrionale, 406.
— — Sur les rocs polis, 271.
— — Sur le sol glacé, 94, 268.
— — Sur la graisse dans l'alimentation, 125.
— — Sur la distribution géographique des animaux, 139.
Rio de Janeiro, 20.
— Plata, 41.
— Negro, 66, 157.
— Colorado, 75.
— Santa Cruz, 190.
— Sauce, 113.
— Salado, 126.
Rocs, recouverts de matières ferrugineuses polies, 13.
Rongeurs (Nombre de) en Amérique, 52, 186.
— (Espèces fossiles de), 89.
Rosas (Général), 74, 107, 150.
Ruines de Callao, 395.
— d'édifices indiens dans les Cordillères, 382, 394.
S
Sable échauffé par les rayons du soleil aux îles Galapagos, 404.
— (Bruit du) résultant d'une friction, 387.
Sainte-Hélène (Changements de végétation à), 519.
— (Introduction des spiritueux à), 519.
Saint-Paul (Îlot de), 8.
— — crabes, 11.
Salado, rio, 126.
Salines aux îles Galapagos, 404.
— en Patagonie, 68, 182.
— efflorescences, 82.
Sandwich (Pas de grenouilles aux îles). 409.
— (Terre de), 267.
San Iago, îles du cap-Vert, 1.
— pays malsain, 392.
San Pedro (Forêts du), 301.
Santa Cruz (Fleuve de), 190.
Santa-Fé, 137.
Santa Maria soulevée, 333, 335.
Santiago, Chili, 282.
Sarmiento, mont, 250, 259.
Sauce, rio, 113.
Saurophagus sulphuratus, 57.
Sauterelles (Nuée de), 353.
Scarabées vivant dans la mer, 169.
— se nourrissant d'excréments, 522.
— à Saint-Julian, 182.
— dans de l'eau saumâtre, 23.
— sur un champignon, 34.
Scarus se nourrissant de coraux, 495.
Scelidotherium, 87.
Scoresby (M.). Effet de la neige sur les rochers, 342.
Scorpions cannibales, 177.
Scrope (M.). Sur les tremblements de terre, 377.
Scytalopus fuscus, 311.
Sécheresse à San Iago, 4.
— des vents à la Terre de Feu, 248.
— de l'atmosphère dans les Cordillères, 350.
Sécheresses (Grandes), (Azara), 143.
— — dans les Pampas, 141.
Sel avec l'alimentation végétale, 118.
— (Croûte superficielle de), 390.
— avec des coquillages soulevés, 396.
Serpent venimeux, 102.
— à sonnettes, espèce ayant des habitudes semblables, 103.
Serpules, protègent des récifs, 534.
Shaw (Dr). Sur la chair du lion, 124.
Shelley. Vers sur le mont Blanc, 180.
Sibérie comparée à la Patagonie, 70.
— (Zoologie de la) comparée à celle de l'Amérique septentrionale, 141.
— (Animaux de la) conservés dans la glace, 269.
— — Alimentation nécessaire pendant leur existence, 94.
Siluriennes (Couches) aux îles Falkland, 211.
Silurus (Habitudes du), 145.
Singes ayant une queue préhensile, 30.
Smith (Dr Andrew). Sur l'alimentation des grands quadrupèdes, 90.
— — Sur les cailloux perforés, 160.
Société (État de la) à la Plata, 43, 167.
— — en Australie, 474.
— (Archipel de la), 431.
— — (Phénomènes volcaniques à l'), 513.
Soulèvement (Aires de) dans l'océan Pacifique et l'océan Indien, 512.
— des côtes du Chili, 274, 319, 330, 333, 362, 369, 383.
— à Bahia Blanca, 89.
— de la Patagonie, 183, 398.
— des Pampas, 138.
— des chaînes de montagne, 335.
— de la Cordillère, 339, 344, 357.
— du Pérou, 395.
— depuis la période humaine, 397.
Sources thermales de Cauquenes, 283.
— chaudes, 284.
Souris, habitent les endroits stériles, 385.
— (Nombre de) en Amérique, 52.
— comment transportées, 309, 405.
— différentes sur les versants opposés des Andes, 350.
— des îles Galapagos, 405.
— de l'Ascension, 525.
Stevenson (M.). Sur la croissance des algues, 257.
Strongylus, 34.
Struthio Rhea, 99.
— Darwinii, 99.
Swainson (M.). Sur les coucous, 56.
Sydney, 461.
T
Tabanus, 182.
Taiti, 431.
— Trois zones de fertilité, 435.
Talcahuano, 325.
Tambillos (Ruines de), 382.
Tapacolo (El), 291.
Tapalguen (Sierra de), collines plates de quartz, 124.
Tarn, mont, 252.
Tasmanie, 477.
Tatou (Habitudes du), 101.
— (Animaux fossiles alliés au), 87, 138, 166.
Tatouage, 433, 455.
Température de la Terre de Feu et des îles Falkland, 261.
— des îles Galapagos, 404.
Tercero, rio (Fossiles sur les bords du), 135.
Terrasses dans les vallées des Cordillères, 339.
— de Coquimbo, 367.
— de la Patagonie, 184, 194.
Terre de Feu, 219-271.
— climat et végétation, 260.
— zoologie, 255.
— entomologie, 256.
— canal du Beagle, 234.
— (Sécheresse des vents à la), 248.
Tertiaires (Couches) des Pampas, 88, 138, 166.
— — de la Patagonie, 182, 351.
— — du Chili, 369.
Teru-tero (Habitudes du), 122.
Testudo, habitudes, 410.
Theristicus melanops, 177.
Tinamus rufescens, 120.
Tinochorus rumicivorus, 99.
Torrents dans les Cordillères, 339.
Tortues (Habitudes des), 410.
— (Moyen d'attraper les), 490.
Tourbe (Formation de la), 308.
Toxodon, 87, 135, 138, 165.
Transport des graines, 425, 485.
— des blocs erratiques, 200, 267.
— des pierres dans les racines des arbres, 492.
— de fragments de rochers sur les rives du fleuve Santa Cruz. 193.
Travertin, mélangé de feuilles d'arbres à la terre de Van-Diémen, 479.
Tremblement de terre, accompagné par un soulèvement, 333.
— accompagné par des pluies, 376.
— à Callao, 395.
— à Concepcion, 325.
— à Coquimbo, 367.
— à l'île Keeling, à Vanikoro et aux îles de la Société, 507.
— à Valdivia, 324.
— (Causes des), 334.
— (Effets des) sur les sources, 284.
— (Effets des) sur le fond de la mer, 329.
— (Effets des) sur les rochers, 277, 326.
— (Effets des) sur la mer, 325, 327, 328.
— (Effets des) sur le lit d'un fleuve, 384.
— (Ligne de vibration des), 330.
— sur la côte sud-ouest de l'Amérique, 265.
— enlevant des fragments du sol, 213.
— (Mouvement tournant des), 331.
Tres Montes, 304.
Trichodesmium erythrœum, 151.
Trigonocephalus, 102.
Tristan d'Acunha, 429.
Trochilus, 292.
Tshudi (M.). Sur les affaissements, 395.
Tubes siliceux, formés par la foudre, 62.
Tucutuco (Cécité du), 54.
— (Habitudes du), 53.
— (Espèce fossile de), 87.
Tuf (Cratères de), 401.
— (Infusoires dans le), 527.
Tupungato (Chaîne de), 348.
Turco (El), 291.
Tyrannus savanæ, 148.
U
Ulloa Sur l'hydrophobie, 379.
— Sur les édifices indiens, 382.
Unanue (Dr). Sur l'hydruphobie, 379.
Uruguay, rio, 153.
— — n'est pas traversé par la Viscache, 132.
Uspallata (Chaîne et passe d'), 355.
V
Vacas, rio, 358.
Vagues causées par la chute des glace, 242.
— — par des tremblements de terre, 325, 328.
Valdivia, 320.
— (Forêts de), 321.
Vallée du Santa Cruz, comment elle a été creusée, 194.
— sèche, à Copiapó, 380.
Vallées (Excavation des) au Chili, 339, 380.
— de Taïti, 436, 440.
— des Cordillères, 339.
— de la Nouvelle-Galles du Sud, 467.
Valparaiso, 272, 336.
Vampires, 24.
Van-Diémen (Terre de), 477.
— — Indigènes expulsés, 478.
Vanellus cayanus, 122.
Vanessa (Troupeaux de), 170.
Vanikoro, 507.
Vautours (Sur l'odorat des), (M. Audubon), 198.
— (Sur l'habitat des) (Azara), 62.
— (Sur les habitudes des), 60.
— (Bachman), 199.
Végétation (Modification de la) à Sainte-Hélène, 519.
Ventana, Sierra, 114.
— — (Conglomérats sur la), 116.
Vents secs de la Terre de Feu, 248.
Verbena melindres, 43.
Villa Vicencio, 355.
Virgularia patagonica, 105.
Viscache (Habitudes de la), 132.
Volcans près de Chiloé, 294, 296.
— Leur présence dépend du soulèvement ou de l'affaissement du sol, 513.
Vultur aurea, 61, 298, 305.
W
Waimate. Nouvelle-Zélande, 454.
Walckenær. Sur les araignées, 40.
Walleechu (Arbre de), 71.
Waterhouse (M.). Sur les rongeurs, 52, 405.
— Sur le bœuf niata, 156.
— Sur les insectes de la Terre de Feu, 256.
— Sur les insectes des îles Galapagos, 408, 420.
Wellington, mont, 479.
Wigwams des Fuégiens, 228.
Williams (Rev.). Sur les maladies contagieuses, 465.
Withe (M.). Sur les araignées, 37.
Wood, capitaine. Sur l'agouti, 73.
Woollya, 242.
Y
Yaquil, 289.
Yeso (Vallée de l'), 342.
York Minster, 222.
Z
Zonotrichia, 55.
Zoologie des îles Galapagos, 405.
— de l'île Keeling, 486.
— de la Terre de Feu, 255.
— des îles Chonos, 309.
— de Sainte-Hélène, 519.
— de la Patagonie, 176, 182.
Zoophytes. 105, 218.
— aux îles Falkland, 218.
Zorillo, ou mouffette, 85.
Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)
File last updated 25 September, 2022