RECORD: Pernety, Antoine Joseph. 1769. Journal historique d’un voyage fait aux Îles Malouïnes en 1763 et 1764 pour les reconnoître, & y former un établissement; et de deux voyages au Détroit de Magellan avec une relation sur les Patagons, vol. 1. Berlin: Étienne de Bordeaux.

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JOURNAL

HISTORIQUE

D'UN

Voyage fait aux ILES MALOUÏNES

en 1763 & 1764,

pour les reconnoître, & y former un établissement;

ET

de deux Voyages au Détroit de Magellan,

avec une Rélation sur les Patagons.

PAR

DOM PERNETY,

Abbé de l'Abbaye de Burgel, Membre de l'Académie

Royale des Sciences & Belles-Lettres de Prusse,

Associé correspondant de celle de Florence,

ET

Bibliothécaire de Sa Majesté le Roy de Prusse.

TOME I.

A BERLIN,

Chez ETIENNE DE BOURDEAUX,

Libraire du Roy & de la Cour

M DCC LXIX.

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TITRE

pour les pages 1 ad 403. perclus.

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PRÉFACE.

La découverte & la reconnoissance des Iles Malouines ont paru si intéressantes, qu'ayant appris celle que nous en fimes en 1764, les Anglois crurent devoir y former un établissement, malgré la possession que nous en avions prise, au nom de la Couronne de France. Ils prirent des précautions extraordinaires pour les préparatifs de ce Voyage, qui a excité l'attention de toute l'Eu-

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rope. Le Chef d'Escadre Byron fut chargé du commandement de deux Navires, le Dauphin, & la Frégate le Tamer, pour cette expédition. On leur envoya dans la suite la Floride, pour leur porter des provisions de toutes especes.

Nous avions pris possession de ces Iles au commencement d'Avril; tems auquel le Dauphin étoit encore sur le chantier, & nous en partimes le 8 du même mois, pour retourner en France, où nous débarquames le 26 de Juin. Les Anglois ne mirent à la voile que quelques jours après. Ils partirent du Port Desiré le 4 Décembre, & dirigerent leur route vers la partie du Sud de la prétendue Ile de Pepys, au 48 degré de latitude méridionale, & firent, sans succès, plusieurs tentatives pour découvrir cette Ile. Ils furent donc obligés, (disent-ils, page 69 du Voyage autour du Monde, fait en 1764 & 1765, sur le Vaisseau Anglois le Dauphin,) d'abandonner cette recherche, bien persua-

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dés de l'impossibilité de trouver cette Ile prétendue.

Le 22 du même mois de Décembre, étant dans le Détroit de Magellan, à cinq lieues de distance de la Terre de Feu, ils découvrirent de la fumée, qui s'élevoit de différens endroits, sur la côte opposée, qui est celle des Patagons. Ils s'en approcherent, jetterent l'ancre, à environ un mille de terre, & y virent distinctement des hommes à cheval, qui leur faisoient des signes avec leurs mains.

En approchant de la côte, des marques sensibles de frayeur se manifesterent sur le visage de ceux qui y alloient aborder dans le canot, lorsqu'ils apperçurent, sur le rivage, des hommes d'une taille prodigieuse (ibid. page 73.) Le Commodore, excité par l'idée de faire une découverte au sujet de ces Patagons, dont l'existence étoit depuis longtems, en Angleterre, un sujet de conversation, sauta

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le premier à terre, & fut suivi par ses Officiers & ses Matelots bien armés, & s'y mit en état de défense. Alors les Sauvages accoururent à eux, au nombre de deux cents environ, les regardant avec l'air de la plus grande surprise, & souriant, en observant la disproportion de la taille des Anglois avec la leur.

Le Commodore leur ayant fait signe de s'asseoir, ils le firent; alors il leur passa au cou des colliers de grains d'émail, & des rubans, & distribua à chacun un de ces petits colifichets. Leur grandeur est si extraordinaire, que même assis ils étoient encore presqu'aussi hauts que le Commodore debout. (pag. 77.)

Leur taille moyenne leur parut être d'environ huit pieds, & la plus haute de neuf pieds & plus. *) Ils

*) Le Commodore, dit la même Rélation, (Préface page LXI.) est un homme de six pieds de haut. Il est à observer, que le pied d'Angleterre a près d'un pouce de moins que le pied de Roi françois.

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n'employerent aucune mesure pour s'en assurer; mais nous avons, disentils, des raisons de croire que nous diminuons leur grandeur, plûtôt que nous ne l'exagérons (p. 78.) La taille de leurs femmes est aussi étonnante que celle des hommes; & leurs enfans ont les mêmes proportions. Les femmes avoient des colliers & des bracelets. (p. 79) Leurs vêtemens étoient faits de peaux de moutons du Pérou; leur couvroient les épaules, & descendoient jusqu'aux genoux. La plûpart étoient montés à cheval, avant notre descente; mais ils en étoient descendus, & avoient laissé leurs chevaux à quelque distanae. Ces chevaux paroissent être fort vîtes à la course, mais leur grandeur n'étoit pas proportionnée à celle des hommes qui les montoient, & ils paroissoient d'ailleurs en assez mauvais état. (p. 85.) Ils nous parurent être d'un caractere doux, & amical. (p. 83).

Parmi les Anglois étoit le Lieutenant Cummins; les Patagons parois-

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soient surtout le voir avec plaisir, à cause de sa grande taille, qui étoit de six pieds dix pouces. Quelques uns de ces Indiens lui frapperent sur l'épaule: & quoique ce fut pour lui faire caresse, leurs mains tomboient avec tant de pesanteur, que tout son corps en étoit ébranlé.

Le 23 du même mois, les Anglois s'étant avancés dans le Détroit, découvrirent, sur l'Ile Ste.! Elisabeth, plusieurs Sauvages, qui leur firent des signes. Les hommes & les femmes étoient de moyenne stature, & bien-faits. Ils avoient les cheveux noirs; leur peau naturellement olivâtre paroissoit rousse parce qu'ils se colorent le corps d'un enduit de terre rougeâtre, mêlée avec de la graisse. Ils ont pour vêtemens des peaux de veaux marins, de Loutres, ou de moutons du Pérou, cousues ensemble, & formant une piece d'environ quatre pieds & demi en quarré. Ils portent des bonnets faits de peaux d'oiseaux, avec les plumes, & ils ont

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aux pieds des peaux, qui leur tiennent lieu de souliers. Quelques unes des femmes avoient des ceintures faites également de peaux; mais aucune n'avoit de bonnet, & on les distinguoit par un collier de coquillages. (p. 92.)

Enfin, après s'être pourvus de bois & d'eau au port Famine, les Anglois en partirent le 5 Janvier 1765, ayant fait route à l'Est, ils sortirent du Détroit, & eurent connoissance de terre le 13 du même mois. Le lendemain, ils entrerent dans une Baye très commode, dans laquelle se trouvent plusieurs petites Bayes & différens havres, au troisiéme desquels ils donnerent le nom de Port Egmont. L'entrée de cette Baye est au Nord, a un demi-mille de largeur, & a depuis sept jusqu'à treize brasses, sur un fond fangeux. (p. 121.)

Le 23 de Janvier, le Commodore prit possession de toutes ces Iles au nom de la Couronne d'Angleterre,

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& en partit le 27, sans y avoir formé aucun établissement. Ces Iles sont au 51 degré 21 minutes de la latitnde méridionale, & au 66 degré 10 minutes de longitude occidentale. (p. 134.) Après avoir côtoyé les terres, ils retournerent au Détroit de Magellan.

On peut voir, par les détails de cette Rélation Angloise, & par ceux de mon Journal, que nous avions reconnu les Iles Malouines & que nous y avions formé un établissement, un an moins quelques jours avant que les deux Navires du Chef d'Escadre Byron les eussent seulement apperçues. Dans le tems même que ces deux Vaisseaux y aborderent, Monsieur de Bougainville y étoit déjà retourné, & après avoir apperçu du Fort où il étoit mouillé, ces deux Vaisseaux Anglois, il mit à la voile pour le Détroit de Magellan, où ils se trouverent ensemble, comme on le verra à la fin de mon Journal.

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Je suis entré dans le détail de cette expédition Angloise sur les Iles Malouines, pour mettre le public en état de reconnoître le droit incontestable de possession de la Couronne de France sur ces Iles, contre les prétensions abusives des Anglois.

J'ai rapporté aussi en abrégé la rélation qu'un des Officiers du Vaisseau du Capitaine Byron a fait imprimer au sujet des Patagons Géans; afin que l'on puisse la comparer avec ce qui en est dit dans les extraits des Journaux des Capitaine François, qui ont vû, & fait un plus long séjour avec ces Patagons, que n'ont fait les Anglois. Cette comparaison prouvera aux personnes incrédules, & à ceux qui ont trop d'amour propre, pour vouloir paroître seulement ignorer ce qu'ils n'ont jamais appris, ou qui, par ce principe, se font un devoir de nier tout ce qu'ils n'ont pas vû, qu'il existe néanmoins une race d'hommes dont la grandeur & l'énormité du corps apprennent à ces incré-

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dules vains & superbes, qu'ils se trouvent réduits à n'être que les moins petits dans la race des Nains.

On connoissoit peu le Détroit de Magellan. Les rélations que nous en avions jusqu'à présent, quoique multipliées, étoient suspectes; les observations, ou peu exactes, ou peu connues: ce qui m'a déterminé à donner celles de nos deux Capitaines François, & la Carte de ce Détroit, corrigée sur leurs observations.

Je m'étois proposé de ne donner de suite dans mon Journal, que ce qu'il renferme d'historique, ou d'observations capables d'intéresser tous les Lecteurs, & de renvoyer à la fin, pour ceux qui ont la marine à cœur, tout le détail des vents, des latitudes, des longitudes, & autres choses, qui n'intéressent ordinairement qu'un Navigateur. J'avois en conséquence marqué tous ces détails à renvoyer à la fin. Le Libraire en étoit averti; mais sans doute qu'il oublia d'en

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donner avis à l'Imprimeur. Celui-ci ayant donc imprimé plusieurs feuilles sans avoir égard à mon dessein, le Libraire a pensé qu'il falloit continuer l'impression, telle qu'elle étoit commencée, vû qu'il est libre au Lecteur de passer ces détails, & de ne s'occuper que de ce qu'il y a d'historique.

On peut conjecturer; il est même très vraisemblable que les Iles Malouines faisoient autrefois partie de la Terre des Patagons, & de la Terre de Feu. Elles en auront été séparées par quelques violens tremblemens de terre, qui aura donné entrée aux eaux de la mer dans une gorge, que ces tremblemens de terre auront creusée, & aura formé dans la suite le canal, qui sépare ces Iles de la Terreferme. Cette conjecture est d'antant plus probable, que la Terre de Feu a pris son nom des volcans, que l'on a cru y voir; & qu'à quelques lieues de l'endroit des Iles Malouines, où nous avons formé l'établissement, les hau-

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teurs & les vallées annoncent assez clairement, par le dérangement des lits des pierres de taille, & par le désordre avec lequel ces pierres sont entassées, que ce désordre est l'effet de quelques tremblemens de terre. Voyez ce que j'en rapporte dans mon Journal, page 528.

Mais ce qui surprendra le Lecteur, est qu'un terrein aussi étendu que le sont les Iles Malouines ne se soit point trouvé habité par des hommes, ni par les quadrupedes que l'on rencontre si communément sur la Terre des Patagons; & que la petite Araignée à grandes jambes, qu'en France nous nommons Faucheuse, & le petit Grelot brun appellé Cri-cri, qui se tient aussi dans les cheminées, soient les deux seuls insectes que nous y ayons vûs. Il est moins étonnant que l'on n'y trouve aucune espece de Reptiles; puisque les Rélations des Voyageurs nous assurent que que l'on n'en voit point sur les Terres du Chily, à l'Ouest de la Terre

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des Patagons; & que ces Terres font situées sur le même parallele que les Iles Malouines.

Une autre motif m'engage encore à croire que les Iles Malouines tenoient jadis à la Terre des Patagons. On ne voit point d'arbres aux Iles Malouines, & toute la côte de l'Est des Patagons, & de la Terre de Feu, en est dépourvûe jusqu'à environ 25 lieues en avant dans les terres, où l'on commence à trouver des arbres. Depuis-là jusqu'à la côte, on ne rencontre que quelques arbustes & des bruyeres. On en trouve de semblables aux Iles Malouines. Les découvertes que les Anglois, qui s'y sont établis plus à i'Ouest, pourront faire dans cette partie, nous éclaireront davantage sur tous ces articles. Les Espagnols substitués à nos François dans l'établissement de l'Est, nous mettront au fait de l'autre partie.

On peut compter sur l'exactitude des Plans & des Cartes, ainsi que

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sur les figures des animaux inserées dans les Planches de mon Journal. La Carte que je donne de Rio de la Plata, est d'autant plus intéressante, qu'elle a été levee avec tout le soin possible, & qu'on n'en avoit point encore de cette Riviere, dont la, navigation est si dangereuse. L'original de cette Carre, étoit au moins du double plus grand; le Graveur l'a réduite contre mon intention. J'aidonné un Dictionnaire des termes de marine, mêlé avec la Table des matieres, pour mettre au fait de leur signification la plûpart des Lecteurs, qui n'en connoissent pas l'usage.

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

La Paix ayant été conclue au moyen de la cession que la France avoit faite de tout le Canada à l'Angleterre, Monsieur de Bougainville, Chevalier de St. Louis, & Colonel d'Infanterie, se mit en tête de dédommager la France de cette perte, s'il étoit possible, par la découverte des Terres australes, & des Isles considérables qui se trouveroient sur la route. La lecture du Voyage de l'Amiral Anson, autour du Monde, fixa ses idées, pour la reconnoissance des Isles Malouïnes; le détermina à commen-

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cer par là son expédition, & à y former un établissement. Il sit part de son projet au Ministere, qui l'approuva. Pour l'exécuter, Mr. de Bougainville fit construire, à ses fraix, une frégate & une corvette, à S. Malo, sous la direction des Sieurs Guyot du Clos, & Chénart de la Gyraudais, qui devoient les commander sous ses ordres. Mais voulant rendre utile l'exécution de son projet, & ayant pensé que je pouvois y contribuer, il me proposa, fur le point de son départ de Paris, d'entreprendre ce Voyage avec lui. Peu de jours après je reçus les ordres du Roy, par une lettre de Mr. le Duc de Choiseul, Ministre de la Marine, pour m'embarquer avec Mr. de Bougainville. Je fis aussitôt mes dispositions pour ce voyage & je partis avec lui pour S. Malo.

Tous ceux qui sont au fait de la position des Isles Malouïnes, applaudiront au projet de Mr. de Bougainville; mais peu de personnes ont entendu parler de ces Isles, parce qu'elles étoient presque inconnues. Quelques Navigateurs les avoient vuës; je crois cependant pouvoir assurer que personne, avant nous, n'y avoit abor-

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dé, au moins dans la partie de ces Isles, où nous sommes descendus. Il est donc à propos de donner une idée de leur découverte, en rapportant ce que quelques Auteurs accrédités en ont dit.

Frézier, dans sa Rélation du Voyage de de la Mer du Sud, in 4. Paris 1716 page 264. s'exprime en ces termes: "Si j'ai supprimé, dans cette Carte, des terres imaginaires, j'en ai a jouté d'effectives, par les 51 dégrés de latitude, ausquelles j'ai donné le nom d'Isles nouvelles, pour avoir été découvertes depuis l'année 1700. la plûpart par les Vaisseaux de S. Malo Je les ai placées, sur les Mémoires du Maurepas & du S. Louis, Vaisseaux de la Compagnie des Indes, qui les ont vûës de près; & même ce dernier y a fait de l'eau dans un étang, que j'ai marqué auprès du port S. Louis. L'eau en étoit un peu rousse & fade, au reste bonne pour la Mer. L'un & l'autre ont parcouru différens endroits; mais celui qui les a côtoyées de plus près, a été le St. Jean-Baptiste, commandé par Doublet du Havre, qui cherchoit à passer dans un enfoncement qu'il voyoit vers le milieu. Mais ayant reconnu des Isles basses pres-

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que à fleur d'eau, il jugea à propos de revirer de bord. Cette suite d'Isles sont celles que Fouquet de St. Malo découvrit, & qu'il appella du nom d'Anican son Armateur. Les routes que j'ai tracées, feront voi le gissement des terres, par rapport au détroit de le Maire, d'où sortoit le St. Jean-Baptiste, lorsqu'il les vît; & par rapport à la Terre des Etats, dont les deux autres avoient eu connoissance, avant que de les trouver.

La partie du Nord de ces Terres, qui est ici sous le nom de Côtes de l' Assomption, a été découverte le 16 Juillet de l'année 1708. par Poré *) de St. Malo, qui lui donna le nom du Vaisseau qu'il montoit. On la croyoit une nouvelle

*) Il paroit que Poré ne connoissoit pas le gissement des Côtes des Patagons, ni celui des Isles Nouvelles ou Malouïnes: ou qu'il avoit mal fait son point. En effet ces Isles ne sont qu'à 90 ou 100 lieuës du Detroit de Magellan: comment auroient elles donc été éloignćes de 100 lieues à l'Ouest de la Côte de l'Assomption, ainsi nommće par Poré. S'il avoit eu connoissance du gissement des Isles Malouïnes, il auroit vû clairement par la latitude & la longitude de la côte qu'il parcouroit, qu'elle ne pouvoit être autreque celle de ces Isles.

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Terre éloignée d'environ cent lieuës à l'Est des Isles nouvelles dont je parle; mais je n'ai point fait de difficulté de la joindre aux autres, fondé sur des raisons convaincantes.

La premiere, c'est que les latitudes observées au Nord & au Sud de ces Isles, & le gissement des parties connues, concourent parfaitement bien au même point de réunion, du côté de l'Est, sans qu'il reste du vuide entre deux. La seconde, c'est qu'il n'y a point de raison d'estimer cette côté à l'Est des Isles d'Anican. Car Mr. Gobien du St. Jean, qui a bien voulu me communiquer un extrait de son Journal, estime qu'elle est au Sud de la Riviere de la Plata *); ce qui étant

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*) L'estime de Mr. le Gobien du St. Jean est fausse; puisqu'il met cette côte de l'Assomption au Sud de Rio de la Plata; & qu'y ayant atterri, comme lui, & au même endrcit, suivant la Carte de de Frezier, notre estime nous donnoit alors environ 64 dégrés & demi de longitude Occidentale, méridien de Paris, & l'embouchure de Rio de la Plata, 56″ 30″ ce qui rejette l'endroit de la côte ou Mr. le Gobien & nous avons atterri, 8 dégrés plus au Sud Ouest; & fait, à peu près, l'erreur que l'Auteur du Voyage de l'Amiral Anson, (page 78) attribue à la Carte de Frezier, sur la position de la Côte des Patagens.

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pris à la rigueur, ne pourroit l'éloigner à l'Est que de deux ou trois dégrés, c'est-à-dire 25 ou 30. Lieues. *) Mais la diversité des estimes est toujours une marque d'incertitude. La premiere fois qu'ils virent cette Côte, en venant de l'Isle St. Catherine, (au Bresil) ils l'estimerent par 329. dégrés; & la seconde, en venant de la riviere de Plata, où les vents contraires les avoient contraint d'aller relacher, après avoir tenté de passer le Cap Horn, ils la jugerent par 322 degrés, & suivant quelques uns 324. sur les Cartes de Pieter Goos, dont nous avons fait remarquer les erreurs, page 28. Ainsi ou doit y avoir peu d'égard. Cependant, comme ils y avoient de la confiance, ils secrurent fort loin de la terre ferme, & se comptant trop à l'Est, ils coururent aussi 300 lieuës trop à l'Ouest dans la Mer du Sud, de sorte qu'ils se croyolent coúrir

*) En reculant de 3 dégrés plus à l'Ouest la côte de l'Assomption, elle se trouve en effet plus conforme à notre estime, qui éloigne notre atterrissement de quatre dégrés, ou environ, plus à l'Ouest, qu'il ne le seroit suivant la Carte de Frézier, faite sur l'extrait que lui avoit fourni Mr. le Gobien, de son propre Journal.

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sur la Guinée, lorsqu'ils atterrirent à Ylo Mais la troisieme & convaincante, c'est que nous & nos camarades avons du passer par dessus cette nouvelle Terre, suivant la longitude où elle étoit placée dans la Carte Manuscrite; & qu'il est moralement impossible qu'aucun navire n'en eût eu connoissance, étant longue d'environ 50 lieuës E. S. E. & O. N. O. Ainsi il ne reste plus aucun lieu de douter que ce ne fut la partie du Nord des Isles Nouvelles, dont le tems découvrira la partie de l'Ouest, qui est encore inconnue.

Ces Isles sont sans doute les mêmes que le Chevalier Richard Hawkins découvrit en 1593. étant à l'Est de la Côte déserte, par les 50 dégrés. Il fut jette, par une tempête, sur une Terre incon nue; il courut le long de cette Isle environ 60 lieuës, & vit des feux, qui lui firent juger qu'elle étoit habitée. *)

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*) Je ne sçai si les Isles que la Chevalier Richard Hawkins apperçut en 1593. par les 50 dégrés à l'Est de la Côte déserte des Patagons, sont la partie du Nord des Isles nouvelles, ou Malouines. Nous avons couru cette Côte au moins 60 lieuës comme lui, & nous n'y avons apperçu oucun feu, ni autre apparence d'habitation, quoique nous n'en fussions assez souvent éloignés que d'une demie lieue, ou une lieue.

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Jusqu'ici on a appellé ces Terres les Isles Sebaldes, parceque l'on croyoi que les trois qui portent ce nom dans les Cartes, étoient ainsi marquées à volonté, faute d'une connoissance plus parfaite. Mais le Vaisseau l'Incarnation, commandé par le Sieur Brignon de St. Malo, les a reconnues de près par un beau tems, en 1711. à la fortie de Rio-Janeiro. Ce sont effectivement trois petites Isles, *) d'environ demi-lieuë de long, rangées en triangle, comme elles sont marquées dans les

*) A notre atterrissement nous découvrimes trois Isles, d'environ demi-lieue de long; assez ćlevées, & placées à peu près en triangle, comme on dit que le sont les Isles Sébaldes. Cette ressemblance de position & de figure nous les fit prendre alors par las Isles Sébaldes; mais nous avons découvert tout auprès quelques petites Isles plattes, & presqu'à sleur d'eau, dont il n'est aucunement parlé dans les Journaux du Sieur Brignon, ni dans les autres Journaux qui font mention des Isles Sébaldes. Ayant ensuite, peu d'heures après découvert d'autres élévations les unes derriere les autres, nous jugeâmes que ces trois Isles n'étoient pas les Sébaldes; mais des lsles un peu avancćes de la grande des Malouïnes, & nous eûmes lieu de nous confirmer dans cette opinion. Si ces trois Isles ćroient en effet les Sébaldes, elles ne seroient éloignćes de la terre, ou grande Isle, que de deux lieuës, & non de 7 à 8, comme le dit Frezier. Voyez la Carte de notre route le long de la côte Cependant, dans les deux voyages de l'Aigle, & de la flûte du Roy l'Etoile, qui ont reconnu de nouveau ces trois Iles, en allant des Iles Malouïnes au Détroit de Magellan, l'Aigle en 1765, & l'Aigle avec la flûte l'Etoile en 1766. Ces deux Navires n'ont point treuvé d'autres Iles que ces trois, & les ont regardées depuis comme étant les Sebaldes.

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Cartes. Ils n'en passerent qu'à trois ou quatre lieuës, & ils n'eurent aucune connoissance de terre, quoique par un tems très fin; ce qui prouve qu'elles sont séparées des Isles nouvelles, au moins de sept à huit lieuës."

Dans le Mémoire présenté à la Compagnie des Indes par le Sieur de Lozier-Bouvet en 1735. pour qu'elle lui facilitàt les moyens de reconnoître les terres découvertes par Gonneville, il y rapporte, entre autres avantages de l'établissement que l'on y fe-

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roit après cette reconnoissance, les occasions de lier un commerce direct avec les Espagnols de la Riviere de la Plata, & les Portugais du Bresil. Il assure même que les Vaisseaux en allant, relâcher à ces Terres Australes, s'écarteroient très peu de leur route ordinaire, pour les Indes.

Par l'établissement que nous venons de faire aux Isles Malouïnes, *) nous mettons la Compagnie des Indes, & tous les Navigateurs François, dans la situation la plus favorable pour remplir ces deux objets. Les Isles Malouïnes sont beaucoup moins au Sud: le climat en est bien plus tempéré; elles sont plus à portée de Rio de la Plata, & du Bresil; plus dans le voisinage des Terres Magellaniques, & de celles des Patagons; avec les habitans desquels il setoit d'autant plus aisé de lier un commerce, qu ils connoissent déjà les Européens par celui qu'ils font avec les Espagnols.

Quelle est en effet la position des terres Australes découvertes par Monsieur de Gonneville, Gentilhomme Normand? En 1503.

*) Depuis ce Journal écrit, la France a cedé les Iles Malouïnes à l'Espagne.

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ayant armé à Honfleur, il en parti au mois de Juin, pour les Indes Orientales. Après avoir doublé le Cap de Bonne Espérance, & avoir été pris d'un coup de vent, auquel des calmes succéderent, il ne pensa plus qu'à gagner quelques terres, où il put se remettre des fatigues de la Mer. Il eut le bonheur d'en découvrir, qu'il nomma Indes Méridionales. Il y resta six mois, pendant lesquels il radouba son Vaisseau, traita avec les Naturels du Pays, & ménagea si bien leur amitié, que leur Roy, nommé Arosca, lui donna son fils Essomeric, pour faire le voyage de France, à condition, qu'il le lui rameneroit dans 20 Lunes. Gonneville mit à la voile le 3. Juillet 1504. chargé des productions du pays. Il rencontra dans la Manche un Corsaire Anglois, qui le prit, & le mena à Grenesai. Ce contretems fut cause qu il n'arriva en France qu'en 1505. où il fit ses plaintes, & sa déclaration à l'Amirauté de Honfleur. On ne profita pas alors de la découverte de Mr. de Gonneville; lequel, pour dedommager Essomeric, à qui il ne pouvoit tenir parole, lui fit épouser une de ses parentes, & lui laissa en mourant une partie de ses biens.

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Le Sieur Bouvet, qui avoit quelques notions de cette découverte, présenta son Mémoire à la Compagnie des Indes. Elle lui fit armer deux Navires, l'Aigle & la Marie, sur lesquels il partit de l'Orient le 19 Juillet 1738. Il arriva le 26 Novembre par les 35 degrés de latitude Méridionale, & les 344 de longitude, Méridien François. Il commença à y trouver de la brume, qui ne les quitta presque plus tant que les deux Vaisseaux furent ensemble. Souvent elle etoit si épaisse que dans l'Aigle on ne voyoit pas la Marie, à une portée de fusil; de façon qu'ils eurent toutes les peines du monde à ne pas se séparer.

Le 3 Décembre, par les 39 deg. 20 min. de latitude, & les 351 de longitude, ils commencerent à voir du Goemon, & plus d'Oiseaux qu'à l'ordinaire, ce qui leur fit penser qu'ils n'étoient pas éloignés de terre: ils prirent toutes les précautions requises en pareil cas. Le 5, ils se trouverent par les 42 deg. 40 min. de latitude & les 354 de de longitude. Le 7, par les 44 de lat. & 355. de longitude. Le 10, par les 44 & le premier Méridien, où plusieurs Géographes plaçoient le Cap des Terres Australes. Le 12, ils se faisoient par le 7 d. de longitude;

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le 15, par les 48 d. 50 min. de latitude égale à celle de Paris, & par les 7 de longitude. Ils virent alors des glaces, ce qui étoit pour eux un indice certain de Terre. Ils virent même la couleur de l'eau de la mer changée, beaucoup de plongeons, & beaucoup d'autres oiseaux, dont plusieurs battoient de l'Aîle, comme les oiseaux de Terre. Ils appercurent aussi des Pinguins, oiseaux amphibies, dont on trouvera la description dans ce Journal. A mesure qu'ils avancerent vers le Sud, les glaces se multiplierent. Le 16, ils virent encore des Pinguins, & un Loup marin; la brume & les glaces les empêcherent d'élever les 54 dég. de latitude avant le dernier Decembre. Enfin le premier Janvier, vers les 3 heures après midi, ils apperçurent une Terre fort haute, couverte de neige, & très embrumée, qu'ils prirent pour un gros Cap, & qu'ils nommerent le Cap de la Circoncision. Il est suivant la rélation du Sieur Bouvet, par les 54 deg. de latitude Méridionale, & les 27 à 28. de longitude, méridien François. Le 6 ils virent une quantité prodigieuse d'oiseaux, d'un très-beau blanc, & gros comme des pigeons: ils crurent voir la terre à une ou deux lieuës. Le lendemain, ils ap-

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perçurent une terre nouvelle, à peu près dans le Nord-Nord-Est du Cap de la Circoncision. Ils coururent ainsi jusqu'au neuf à quatre heures du matin, que le tems s'étant éclairci, & la brume dissippée, ils reconnurent que cette prétendue terre n'étoit qu'un nuage.

Depuis qu'ils étoient à la vûe de terre, ils n'en avoient retiré d'autre avantage, que de juger qu'elle s'étendoit 8 à 10. lieuës dans l'E. N. E. & 6 a 7 lieuës dans l'Est. Ils n'avoient même pu reconnoître si ce qu'ils avoient vû étoit une Isle, ou si elle faisoit partie de la Terre ferme. Enfin le gros tems survenoit, la saison étoit avancée, & l'Equipage étoit malade. Toutes ces considérations firent prendre à Mr. de Lozier Bouvet le parti d'aller chercher un lieu de relâche, plus aisé à atterrir, & plus commode. Il fit route pour reconnoître la Terre où Gonneville avoit abordé; laquelle, par la relation, est située par une latitude égale à celle de quelques Provinces de France. Les plus septentrionales sont par les 51 deg. comme le sont les Isles Malouines. Il éleva donc le paralelle de 51 à 52. & le parcourut avec les mêmes incommodités, sans en tirer aucun avantage.

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Ils s'estimoient par les 51 de longitude, mais ils étoient en effet par les 55. comme ils le reconnurent à l'atterrage duCap de Bonne Espérance. Ils mirent donc le Cap au Nord, & continuerent jusqu'au 5 Fevrier, que les deux Vaisseaux se séparerent, pour aller, la Marie avec Mr. Bouvet, au Cap de Bonne-Espérance, & l'Aigle pour l'Isle de France avec Mr. Hay.

Mr. Bouvet partit du Cap de Bonne Espérance le 31 Mars pour retourner en France, & reconnut, dans sa route, l'Isle de la Trinité par les 351. degrés de longitude, méridien de Tenerife & 348. 30 min. méridien François, par les 20 deg. 20 min. de latitude, ainsi que l'Isle de l'Ascension, qu'il met par les 349 deg. de longitude. Il dit que l'Isle de la Trinité est très-bien dépeinte sans ce nom dans le Flambeau Anglois. C'est une Isle, dit Mr. Bouvet, après l'avoir approchée d'une portée de fusil boucannier, dont nous avons vû distinctement les trois quarts. Elle n'est, à proprement parler, qu'un rocher partout inaccessible. Elle a 4 Islots, 8 a 9 lieuës à l'Est. Olivier de Noort, commandant 4 Vaisseaux Holiandois en 1599, suivit ce paralelle de 20 deg. 20 min. depuis cette Isle jusqu'aux Côtes du Brésil, & ne

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rencontra que celle-là. Ce qui a fait juger que celle qui porte les noms de Martin de Vaz & de l'Isle de l'Acension ou de l'Ascensçaon, ne sont qu'une seule & même Isle avec celle de la Trinité, *) sous ces trois noms différens.

Nous avons été plus heureux dans notre entreprise que ne l'a été Mr. Bouvet dans la sienne. L'établissement fait aux Isles Malouïnes pourroit suppléer à celui qu'il se proposoit de faire aux Terres Australes; & si les Vaisseaux de la Compagnie des Indes vouloient prendre leur route par la Mer du

*) Ce que dit ici Mr. Bouvet de l'Isle de la Trinité a beaucoup de rapport avec ce que nous avons vû de très-près de l'Isle de l'Ascensçaon, comme on peut le voir dans ce journal, au 27 Avril 1764. Mois, quoique leur situation pour la latitude ne differe que d'environ 12 min. la longitude est absolument différente; puisque, suivant son estime, l'Isle de la Trinité est par les 348 d. 30 min. mérid. François, ce qui revient au 10 d. environ du méridien de Paris. Pendant que nous avons reconnu l'Isle de l'Ascensçaon, j'ai estimé sa position à 32 deg. 25 min. de ce dernier méridien. Il suivroit de là, que l'Isle de la Trinité & celle de l'Ascensçaon sont deux Isles réellement distinctes; contre le sentiment de plusieurs Navigateurs.

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Sud, pour aller à la Chine, aux Philippines &c. & pour le Commerce de la Mer du Sud. Voici ce qu'en dit l'Auteur du Voyage de l'Amiral Anson, page 54 & suiv. édit. in 4. chez Charles Ant. Jombert. "J'ai prouvé ci-dessus que toutes nos entreprises dans la Mer du Sud courent grand risque d'échouer, tant qu'on sera obligé de relcâher au Bresil; ainsi tout expédient qui pourroit nous affranchir de cette nécessité, est sûrement digne de l'attention du Public." (On peut même ajoûter que ce lieu de relâche est trop éloigné du premier, que l'on peut trouver dans la Mer du Sud, pour être d'un avantage suffisant. Nous avons, commé l'Amiral Anson, relâché à l'Isle St. Catherine; nous n'avons pas à nous plaindre, comme lui, de la réception que l'on nous y a faite; nous n'avons même qu'à nous louër du Gouverneur, comme on le verra dans ce Journal; mais les autres incommodités de ce relâche sont telles qu'il les rapporte. L'air mal sain, & les brumes perpétuelles, que l'on y trouve, sont bien capables d'en dégoûter.)

"Le meilleur expédient à proposer, seroit sans doute, dit cet Auteur, de trou-

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ver quelque autre endroit plus au Sud, ou nos Vaisseaux pussent relâcher, & se pourvoir des choses nécessaires pour leur voyage autour du Cap Horn. Nous avons déjà quelque connoissance imparfaite de deux endroits, qu'on trouveroit pèut-etre, en les faisant reconnoître, fort propres à cet effet. L'un est l'Ile Pepys *) à 47 de latitude Sud, & suivant le Docteur Halley, à quatre-vingt lieuës du Cap blanc, sur la Côte des Patagons; le second seroit aux Iles de Falkland, à la latitude de 51°. & à peu près au Sud de l'Isle Pepys. Cette derniere a été decouverte par le Capitaine Cowley, dans son Voyage autour du Monde, en 1686. Il nous a représenté cette Ile comme un lieu très-commode, pour y faire de l'eau & du bois; & où il y a un très-bon port, capable de contenir plus de mille vaisseaux en toute fûreté. Il dit de plus qu'elle abonde en oiseaux, & que comme les còtes en sont de roc & de sable, il s'y trou-

*) Dans le second Voyageaux Iles Malouïnes, Mr. de Bougainville a cherché inutilement, pendant plusieurs jours, cette prétendue Ile Pepys; la même recherche n'a pas étć moins vaine, dans le croisiéme.

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ve, sans doute, grande quantité de poissons."

Ce raisonnement paroît être une pure conjecture, & très hazardé de la part du Capitaine Cowley. Il est aisé de s'en convaincre par la lecture de sa Rélation, puisqu'il y dit en propres termes que le gros tems l'empécha d'y descendre, n'ayant pu mettre sa chaloupe à la mer. S'il l'a vûë en effet, ce n'est donc qu'en passant, comme plusieurs Navigateurs ont fait de beaucoup d'autres, Iles, & Terres, qui nous sont encore inconnues, tant pour la qualité & les productions du terrein, que pour le véritable gulement de leurs cotes. Puisque ce Capimine n'y est pas descendu, comment peutil scavoir si c'est un lieu commode pour faire de l'eau? Il n'y a peut-être point d'eau douce. Quant au bois, nous y avons été trompés sur les apparences, en courant la Côte des Iles Malouines: nous avons cru en voir, & après y ètre descendus, ces apparences ne nous ont donné en réalité que des glajeux; espece de jonc ou plante à longues feuilles, plattes & étroites, qui s'éleve en motte de trois pieds au moins, & dont les feuilles en touffes font, en s'éle-

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vant au dessus de la motte, une hauteur de 6 à 7 pieds. Voyez l'extrait du Journal du St. Alexandre Guyot à la fin de cette Rélation.

"A l'égard des Isles de Falkland, elles ont été vûës, continue l'Amiral Anson, de plusieurs Navigateurs François & Anglois. Frézier les a mises dans sa Carte à l'extrémité de l Amérique Méridionale, sous le nom de Nouvelles Iles. Wood's Rogers, qui courut la côte de N. E. de ces Iles en 1708, dit qu'elles s'étendent environ la longueur de deux degrés; qu'elles sont composées de hauteurs, qui descendent en pente douce les unes devant les autres; que le terrein en paroît bon, & couvert de bois; (voyez ce que nous venons de dire à ce sujet, dans la remarque précédente,) & que suivant les apparences il n'y manque pas de bons ports. L'un & l'autre de ces endroits est à une distance convenable du Continent; & à en juger par leurs latitudes, le climat y doit être tempéré. Il est vrai qu'on ne les connoit pas assez bien pour pouvoir les recommander, comme des lieux de rafraîchissement à des Vaisseaux destinés pour la Mer du Sud, mais l'Amirauté pourroit les faire reconnoître à

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peu de fraix; il n'en coûteroit qu'un voyage d'un seul Vaisseau: & si un de ces endroits se trouvoit, après cet examen, propre à ce que je propose, il n'est pas concevable de quelle utilité pourroit être un lieu de rafraîchissement, aussi avancé vers le Sud, & aussi près du Cap Horn. Le Duc & la Duchesse de Bristol ne mirent que 35 jours, depuis qu'ils perdirent la vûe des Iles de Falkland, jusqu'à leur arrivée à l'Ile de Juan Fernandez, dans la Mer du Sud; & comme le retour en est encore plus facile, à cause des vents d'Ouest qui regnent dans ces parages, je ne doute pas qu'on ne puisse faire ce Voyage des Iles de Falkland à celle de Juan Fernandez, aller & revenir, en un peu plus de deux mois."

Si Wood's Rogers n'a couru que la Côte N. E. des Iles de Falkland, ou Malouïnes, comment peut-il sçavoir si ces Iles ne s'étendent qu'environ la longueur de deux degrés? Nous n'avons couru qu'une partie des côtes de la grande Ile, & nous avons trouvé qu'elle s'étendoit plus de trois, depuis l'Est jusqu'au Nord-Ouest. Nous avons remarqué qu'elle est en effet

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composée de hauteurs qui descendent en pente douce les unes devant les autres; mais le terrein ne nous a Jamais paru couvert de bois, quoique nous l'ayons côtoyé de fort près nous avons même toujours douté qu'il y en eût parce que nous n'avons pu en decouvrir pendant le séjour que que nous y avons fait, tant au premier Voyage, qu'aux deux suivans.

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JOURNAL HISTORIQUE

de mon Voyage aux Iles Malouïnes, avec les observations que j'ai saites sur les Habitans, & sur l'Histoire naturelle des lieux que j'ai parcourus.

Je partis de Paris le 17 Août 1763. à deux heures après-midi. Etant arrivés a chartrain, nous nous y arrêtâmes attendre Mr. d'Arboulin, alors Aénéral des Postes de France, qui recournoit de fa terre de Montigny à Paris. Mr. de Bougainville son Neveu vouloit l'entretenir sur les arrangemens à prendre pour les fraix & les dépenses relatives à la construction des deux frégates, & au voyage que nous allions entreprendre: Mr. d'Arboulin y étoit entré pour beaucoup. Nous l'attendimes jusqu'à près de sept heures: il parut enfin; & après une conférence d'environ une heure, il prit la route de Paris, & nous, celle de Saint Malo.

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Nous courûmes les deux nuits, & les jours suivans. Après nous être seulement arrêtés quelques heures vers le midi, pour laisser passer la chaleur, qui étoit excessive, & faire cabler à Rennes une de nos rouës, dont les rayons vouloient absolument quitter le moyeu, nous arrivâmes à Beauséjour sur les deux heures après minuit, le Dimanche 20. Beauséjour est une maison de campagne très-jolie, située à l'une des extremités de St. Servant. Mr. Bougainville de Nerville, cousin germain de Mr. de Bougainville, y étoit arrivé cinq jours avant nous, & nous y attendoit. Nous ne bûmes qu'un verre de cidre, & nous courumes à nos lits, ayant plus envie de dormir que de manger.

Mr. Duclos Guyot, choisi pour commander la Frégate l'Aigle, sous les ordres de Mr. de Bougainville, vint nous trouver à Beauséjour, avec quelques uns des Officiers qui devoient s'embarquer avec nous. Je passai mon tems à voir la Ville de St. Malo, celle de St. Servant, & les environs jusqu'au 25, que nous nous transportâmes au port de Solidor, pour la cérémonie du Baptême de nos deux Fré-

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gates; qui s'est faite solemnellement, suivant l'usage. Tous les Officiers & les Matelots qui devoient s'y embarquer, étoient à bord. M. N. Chapelain & Directeur de l'Hôpital de St. Sauveur, de la Ville de St. Malo, célébra la Messe dans la Frégate l'Aigle, & fit toutes les cérémonies accoûtumées en pareilles circonstances. Les deux Frégates, mouillées l'une près de l'autre, firent une salve generale au commencement de la Messe, & une seconde salve à la fin, pendant la priere pour le Roy.

Le lendemain, Dom Jamin, Prieur des Bénédictins du Monastere de St. Benoît, avec lequel j'étois fort lié pendant qu'il professoit la Théologie à Paris dans l'Abbaye de St. Germain des Près, nous traita à diner, Mr. de Bougainville, Mrs. Duclos Guyot, Chênart de la Gyrandois, de Belcourt Lieutenant d'Infanterie, l'Huillier de la Serre Ingénieur, & moi.

Nous fimes porter à bord nos malles, nos lits, & les autres choses nécessaires pour le voyage; & le 29 nous couchâmes à bord. On continua d'embarquer toutes les provisions jusqu'au premier de Septembre.

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Dès les cinq heures du matin, le vent de Nord-Ouest s'érant élevé assez bon frais, nous avons quitté Solidor *) sur la Frégate l'Aigle de 100 hommes d'équipage, montée de 20 canons, percée pour 24, commandée par le Sr. Duclos-Guyot, de St. Malo, Capitaine de Brûlot, accompagnée de la Corvette le Spkinx, de 40 hommes d'équipage, montée de huit canons & six pierriers, commandée par le Sr. Chênart de la Gyraudais, de St. Malo, Lieutenant de Fré gate, l'une & l'autre sous les ordres de Mr. de Bougainville, Chevalier de St. Louis, Colonel d'Infanterie, & Capitaine de Vaisseau: nous avons mis en rade de Rance ou de St. Malo, sur les 10 heures du matin

Nous n'attendions qu'un vent favorable pour appareiller le lendemain deux de Septembre lorsque trois ou quatres personnes de St. Malo formerent des difficultés à l'Amirauté sur notre départ. Mr. de Bougainville en ayant eu avis, se transporta à St. Malo, se présenra à l'Amirauté, & répondit à tout de maniere que le jugement fut prononcé à son avantage. Ayant pensé néan-

*) Solidor est le nom du port, de St. Servant où l'on construit les Navires.

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moins qu'il étoit à propos d'en informer le Ministere, il fit partir un Courier chargé de ses dépêches, à deux heures du matin, la nuir du Samedi au Dimanche 4 du mois. Ce Courier, qui étoit son domestique, fit tant de diligence, qu'il fut de retour à St. Malo avec les réponses, la cinquante-neuviéme heure après son départ.

Sur le soir du 8, jour de la Nativué de la Vierge, le vent s'étant montré au Sud-Sud-Ouest, les ordres furent donnés pour désaffourcher; ce que nous fimes à une heure après minuit; & l'on appareilla sur les 6 heures ½ du matin, les vents continuant bon frais.

Nous avons fait route le 9, & après la passe du Décollé, le vent ayant tourné au Sud Ouest, & de plus en plus à l'Ouest, à mesure que nous approchions du Cap Frébel *) nous avons mouillé sur le midi. La Corvette le Sphinx a fait la même manœuvre que nous, & a mouillé à N. N. E. en-

*) Ce Cop est à 5 lieues de St. Maio. Le fond est de sable vaseux & herbier. Au S. E. la Tour des Hébiens, la pointe de St. Cast au S. O. & e Chateau de la Late au N. O. Voyez en la Vûc Pl. 1.

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viron à deux Cablures. Nos deux Frégates se trouverent alors dans le même mouillage ou se placerent les Anglois dans l'Affaire de St. Cast, où ils furent si maltraités, dans la descente qu'ils y firent. Ce mouillage n'est point du tout assuré, & beaucoup de Navires y ont péri.

Les Vents d'O. S O. & d'O. N. O. ont regné le dix & le onze avec beaucoup de violence: il a tombé de la pluye & de la grêle; ce qui nous a obligé d'amener nos basses vergues, mâts de hune, & de raffraîchir de tems en tems nos amarres. On a même été contraint de filer trente brasses du cable de Stribord.

Le 12, les vents ont régné de l'Ouest-Nord-Ouest au Nord, toujours grand frais, avec force grains, le mer très-grosse. A minuit le vent est un peu tombé, mais la mer a continué d'être grosse. Sur les six heures du soir nous avons vû un Navire sous quatre voiles majeures, faisant route pour St. Malo.

Le vent a changé le 13 du N. N. O. au N. E. bon frais, la mer toujours grosse, avec de la pluye & quelques grains. La

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mer a commencé à tomber sur les onze heures du matin; à 5 heures du soir, elle est devenue belle, le vent étant au N. petit frais. On a guindé les mâts de hune & basses vergues. Le Navire que nous avions vû la veille allant à St. Malo a repassé, sur les huit heures, pour la Manche, destiné, dit-on, pour Bordeaux. Peltier, Pilote Côtier de St. Malo, nous a apporté 17 barriques d'eau & des légumes. J'ai mis alors dans un petit tonneau ténant environ cinquante pintes d'eau, une drogue de Mr. Séguin, pour préserver l'eau de corruption dans les voyages de long cours. Un Chimiste avoit donné une autre composition à Mr. de Bougainville pour la même fin. C'étoit une pâte grisàtre, qui sembloit erre composée de terre glaise & de poudre d'antimoine crud. Quelques uns disoient qu il y avoit un mêlange de Mercure crud. Mr. de Bougainville ne me layant montrée qu à bord de la Frégate, je n ai pas essay é d'en faire l'analyse. Sur l'incertitude de ce qui entroit dans cette composition, Mr. de Bougainville ne se mit pas beaucoup en peine pour en faire l'épreuve. Mais, comme je sçavois ce qui formoit celle de Mr. Séguin, qui n'est autre chose que de l'esprit

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de sel; & qu'en préservant l'eau de corruption, il la rendoit même salutaire, & propre a prévenir, & à guérir le Scorbut, je n'hésitai pas à en faire l'essai. On verra dans la suite ce qui en a résulté.

Le 14 le vent ayant régné du N. au N. O. & par intervalles au N. N. O. il a fait beau tems jusques à 4 heures du matin. Alors le tems s'est engraissé par une espece de brouillard, & il a plu jusques à 8 heures, que le vent s'est élevé bon frais; ce qui nous a obligé d'amener nos basses vergues, & mâts de hune. Vers midi le tems a calmé, la mer est tombée, & l'après-midi a été belle. L'Officier de Quart, ayant voulu commander à deux Acadiens Passagers d'aider à la manœuvre, le fils refusa d'agir, & le fit avec un ton qui détermina l'Officier à en porter ses plaintes à Mr. de Bougainville, qui le pria de n'y pas faire attention, & en parla à l'Acadien. Celui-ci reçut l'avis d'assez mauvaise humeur; mais promit cependant de travailler comme les autres, au moins dans les cas de besoin.

Dans la soirée le vent a passé au N. & N. N. E. A deux heures après mi-

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nuit, le vent étant au N. E. nous avons viré sur notre ancre d'affourche d'Ebe: Elle étoit à bord à 5 heures. Nous avons ensuite guindé nos basses vergues & nos mâts de hune, embarqué notre canot, viré sur notre second ancre, & appareillé sur les 9 heures. Le vent étoit Nord petit frais. Au signal d'appareillage le Sphinx a appareillé, demi-heure apres nous, & nous avons louvoyé, pour nous élever de dessus la côte. A midi, nous étions N. & S. de St. Jacut, environ a une heue & demie.

Depuis hier midi, Jes vents ayant varié, nous avons été obligé de'tenin la route du Nord, Quest jufqu'à cinq heures du matin, & à midi nous ayons relevé le Cap Fré hel au S. S. E. 4 deg. le Cap d'Arquis, autrementude l'Abbaye de St. Brieux au S. O. & S. O. ¼ S.

Le lendemain 16, nous avons été obligés de faire beaucoup de bords, parce que le vent étoit toujours variable, petit frais, & la mer calme par fois. Sur les 8 heures du soir, nous avions le Cap Fréhel au S. ¼ S. E. environ à deux lieuës. Nous avons continué de louvoyer toute la nuit,

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& le matin jusqu'à midi; pour prendre les marées plus avantageuses; mais sans presque rien gagner.

A six heures du soir le 17. nous nous sommes approchés de Jersey; mais ne pouvant doubler cette Ile, nous avons viré à courir sur l'O ¼ S. O. le plus gros Rocher des Minquiers au S. E.

A minuit, la mer nous prenant cu travers, & craignant les Rochers nommes les Liégeons, nous avons viré bâbord amure jusqu'à deux heures que nous avons repris les amures à stribord. Alors nous avons eu conroissance du feu du fanal de Fréhel, distant d'environ 4 lieues

Nous avors continué la même bordée le 18, jusques à six heures du matin. Mais voyant toujours les vents connaires, & ne faisant que louvoyer au milieu des rochers dont toute cette côte est hérissée on a pris la para de relacher Nous avons donc arrive; le Sphinx en a fait de même, & à midi nous étions E. & O. du fanal de Fréhel, à un trers de lieue ou en viron. Le calme est venu ensuite, en doublant le château de la Latte, la mer nous a fait dériver, & nous avons eu bien de

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la peine à le regagner. Cependant nous avons mouillé à deux heures après midi.

Comme la mer étoit fort tranquille, & le vent assez doux, dès les 9 heures du matin, Mr. Bougainville, Mr. de Belcourt, l'Huillier, Donat; de la Gyraudais Cap. du Sphinx & moi, nous avions été à l'Ile Agôt, où nous comptions tuer quelques Lapins; mais nous n'en vimes que deux pendant pres de 3 heures que nous la parcourtimes. Comme je n'avois d'autre chasse à faire que celle des plantes, ou autres choses curieuses, qui pouvoient se trouver sur mes pas, je m'amusai à amasser des graines de raves ou raiforts sauvages, & quelques coquillages. Vers l'heure de midi, la saim commença à se faire sentir, on n'avoit rien tué, & la chasse ne pouvoit nous fournir dequoi dîner; nous timmes conseil, & la résolution fut prise d'aller demander à dîner au Prieur de l'Abbaye de St. Jacut. Nous montâmes aussitôt dans notre Canot; & nous arrivâmes à certe Abbaye sur les deux heures. Le Prieur & les autres Bénédictins mes Confreres nous y firent l'accueil le plus gratieux, & nous servirent à dîner avec le même empressement qu'ils a voient mon-

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tré le 6 de ce même mois, que nous y avions été cinq à six avec le Prieur des Bénédictins de. St. Malo. Celui de, St. Jacut étoit venu diner à bord de l'Aigle le 132 & Mr. de Bougainville avoit fait les choses on ne pout pas mieux. Au sortir de table à St. Jacut, je fis ressouvenir le Prieur de l'offre qu'il nous avoit faite des légumes de leur jardin. Il nous permit, de la meilleure grace du monde, d'en emporter ce que nous voudrions & nous chargeámes notre Canot de choux, & de porreaux.

Le 19, à quatre heures du matin, le rems parut bon pour appareiller par un vent d'O. S. O. & nous levâmes l'anere a neuf heures, mais le vent repassa au S. O. & le calme succéda. Il fallut laisset retomb l'ancre sous barre. Deux na vires passerent sur les dix heures, faisant route pour le Ras.

A une heure après midi, le lendemain, nous avions embarqué nos Canots, le vent au S. S. O. bon frais, & le tems à grains. Nous étions sous voiles à trois heures. Après avoir doublé la pointe du Château de la Latte, nous trouvàmes le

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vent au N. O. & les deux Navires, qui avoient passé le matin, venoient relâcher Nous y sommes retournés aussi; & sur les 5 heures nous avons mouillé & affourché à la voile; le Sphinx en a fait de même. De ces deux Navires, l'un étoit destiné pour Brest, l'autre pour Cayenne. Le Capitaine de celui-ci vint nous rendre visite; & comme il avoit mouillé sous un seul ancre, & un peu trop près de terre, notre Capitaine lui fit remarquer qu'il couroit de grands risques, s'il venoit quelque grain violent. Etant retourné à son bord, il profita de cet avis, & affourcha, après s'être un peu éloigné de terre. A neuf heures du soir, il vint un grain violent qui lui fit sentir la necessité de cet avis.

Pendant la fougue de ce grain, qui dura en viron une bonne demi-heure, l'Acadien j'ai parlé ci-devant se tenoit les bras croisés sur le gaillard, & regardoit tranquillement faire la manœuvre, Mr. de Bougainville l'ayant vû dans cetétat, ne put s'empêcher de lui en faire des reproches. L'Acadien se retira sous le pont, sans répondre; mais y étant avec son épouse, son pere, & les-deux autres familles Acadiennes, aussi passageres, il

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leur marqua hautement son mécontentement, vouiut leur persuader de faire comme lui, & qu'enfin ils ne s'étoient pas engagés, ni embarqués pour faire la manœuvre, mais comme volontaires & passagers; qu'il aimeroit mieux être resté en France, que de s'être embarqué à ces conditions.

Tout ce discours fut rapporté à Mr. de Bougainville, qui en fut piqué & il avoit raison. Ces familles Acadiennes étoient à St. Servant, & à St. Malo, depuis que les Anglois nous avoient enlevé l'Acadie. Le Roi leur donnoit, à la vérité, une somme par tète, â peu pres comme aux troupes réglées; & ces familles n'avoient guéres d'autre ressource que cette espece de solde, & le travail de leurs mains. Mr. de Bougainville leur avoit proposé de les prendre à son bord, de les transporter dans un pays où il leur donneroit des terres en propriété, & mille autres avantages, qu'ils ne pouvoient espérer en France. Il leur avoit même fait faire des avances en effets & en argent. Sur le rapport qu'on lui fit des discours de cet Acadien il dit: il n'y a qu'à les remettre à terre, & les renvoyer

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à St. Servant; puisque la misere leur plaît, qu'ils aillent y vivre miserables. Ce discours fut rendu aux autres familles, & fit tant d'impression sur leur esprit, que les femmes & filles se mirent à pleurer; les hommes firent des reproches à l'Acadien qui y avoit donné occasion, & la division se mit entre eux. Mr. de Bougainville en fut bientôt informé. Le lendemain 21, après la priere, il les fit tous venir dans sa Dunette; & leur dit: Il en est parmi vous de mécontens, fachés de s'être embarqués avec moi. Je n'exige pas de vous que vous soyez obligés à la manœuvre comme matelots; je ne vous ai pas pris sur mon bord comme gens engagés pour cela; mais aussi je ne vous y ai pas pris pour rester oisifs, & ne pas donner la main dans le besoin. Vous êtes les maîtres de vous retirer à St Malo. à St Servant, ou dans quelqu'autre lieu que bon vous semblera; & vous n'avez qu à patler: on vous mettra à terre sur le champ.

L'Acadien & son pere déclarerent qu'ils aimoient mieux retourner à St. Servant. Les deux autres familles demanderent à

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continuer le voyage. Dès l'après-midi, on débarqua près de St. Cast le pere, le fils & son épouse, avec tout ce qui leur appartenoit; & Mr. de Bougainville leur laissa par charité les avances d'argent qu'il leur avoit obtenues du Roy. Les, deux autres familles furent charmées de cette séparation; elles se féliciterent de ce départ. La femme avoit une humeur un peu acariâtre; le mari en étoit si jaleax, qu'il ne la quittoit presque pas un instant; il obsèrvoit jusqu'à ses moindres gestes; & auroit infailliblement troublé la bonne intelligence qu'ils desiroient régner entre eux. Cette unon s'est maintenue parfaite entre les deux familles qui ont fait le voyage avec nous, & que nous avons débarquées & établies aux Iles Malouïnes. Elles étoient composées l'une du mari, de son épouse, de deux enfans, l'un garçon âgé de trois ans, l'autre fille àgée d'un an, & des deux sœurs de la femme, l'une âgée de 20 ans, l'autre de 17. La seconde famille consistoit dans le mari, la femmme, un garçon de 4 ans, & la fœur de la femme, âgée de 16 ans. La femme étoit prête d'accoucher lorsque nous

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sommes partis de ces Iles pour retourner en France.

23 Septembre.

Dès le matin, les vents, qui la veille avoient passé du N. N. O. au N. E. tournerent à l'E. N. E. petit frais. Ayant paru bons & constans. Mr. Daclos notre Capitane fit mettre le pavillon en berne pour rappeller notre chaloupe & notre canot, qui étoient à terre, la chaloupe pour faire de l'eau, le canot pour amener les matelots; & les femmes qui lavoient le linge. Mr. de Bougainville, Mr.de Belcourt, Mr. L'huillier & Mr. Donat, avoient été à la chasse, près de deux lieues avancés dans les terres, & comproient venir dîner au Château de la Latte, où Mr. Mauclair & moi, les attendimes jusqu'à deux heures ½. Mr. Duclos voyant que personne ne se rendoit à bord, fit tirer un coup de canon, ce qui accéléra le retour de nos Chasseurs; mais comme le tems pressoit, & qu'ils avoient dîné dans une maison de Campagne, on ne voulut pas s'arrêter au Château de la Latte. Nous fimes reporter le dîner à bord, où Mr. Mauclair & moi bûmes un coup seulement en attendant le souper.

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A trois heures, on fit signal au Sphinx de désaffoucher. A six, nos canots embarqués, nous apparoillâmes du Cap Fréhel; & aprés avoir fait plusieurs bords pour doubler le Château de la'Latte, à neuf heures du soir nous étions Nord & Sud de la pointe du Cap. *)

Lundi 25 Septembre.

Sur les quatre heures du soir, on tendit un haim, ou hamecon à deux crochets. A peine l'eut-on jette à la mer, qu'un poisson, ayant à peu près la forme & la couleur d'un Macquereau, y mordit, & s'y prit. Il pesoit environ 30 livres, & n'avoit pas deux fois plein la main, de boyaux, foye &c. Tout le res-

*) Fait route sur le N. O. ¼ O. à Cap hel ¦ nous restoit au S. E. ¼ S. 3 à minuit le Liegson O ¼ SO 1. gouverné au N. O. à 4 h. Breliat restoit au N. O. ¼ N. dist. 1 li. ½ gouverné au N. ¼ N. E. à 8 h. du matin la pointe de Breliat au Nord restoit au S. & Rusy à O. ¼ S. O. le tout du Compas. A midi, relevé Rusy au S. ¼ S. O. du Compas, & les Tréages à O. S. O. où le point de départ. Lat. de Rusy 48 = 53. lat. du point du relevement à midi 48 = 57. long. de Rusy mérid. 5 = 48. long. du point de relevement 5 = 47.

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te du corps étoit d'une chair solide, comme celle du Thon: elle en avoit la couleur & le goûr. On en fit une soupe excellente le lendemain. On en servit des tronçons à differentes sausses, & nous trouvâmes ce poisson très-bon: il est un peu sec, mais moins que la Bonite. On le nommoit Grande-Oreille.

L'hameçon avec lequel on le prit, n'a point, d'appât de viande, ou poisson, ou insecte. Il est composé de deux crochets de fer, de la grosseur d'un tuyau de plume a écrire, accollés l'un à l'autre. On couvrè la tige de ces deux crochets réunis, avec de l'étoupe, en lui donnant la forme d'un fuseau à filer: on couvre cette étoupe d'une toile blanche, forte, & d'une plaque de plomb, on y ajuste ensuite deux on quatre plumes blanches de l'aile d'une oye, ou d'une poule; de maniere qu'elle soient placées comme des nageoires étendues. En cet étar, l'hamecon représente à peu pres un poisson Volant. Le bout de la tige est tourné en anneau, dans lequel passe un fil de léton, tant soit pen moins gros, & long d'environ deux pieds & demi; on jette le tout à la mer, attaché à une ficelle grosse com-

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me le petit doigt; longue d'une douzaine de brasses. Cette ficelle est attachée par un bout à l'arriere du Navire; l'autre où est l'hamecon, traine fort au loin dans le sillage du Vaisseau.

26.

Le lendemain, étant à la latitude obs. de 45 degrés 42, & de 45 = 44, estimée, de 11 deg. 19 min. de longitude, nous appercûmes plusieurs Navires dans differens airs de vent. Ils n'approcherent pas assez de nous, pour pouvoir distinguer de quelle Nation ils étoient; mais nous jugeâmes qu'ils revenoient de la pêche de la Morue au banc de Terre-neuve.

Le 27, sur les quatre heures apres midi, nous découvrimes un autre Navire. Il s'approcha du Sphinx, qui se trouva plus à sa portée, & qui avoit mis ses pavois. Le Capitaine de ce Navire ayant appris de Mr. de la Gyraudais, Capitaine du Sphinx, que le Commandant des deux Frégates étoit à bord de celle que nous montions, amena vers nous, sur les six heures du soir. On lui demanda, avec le porte-voix, de quel port il étoit, d'où venoit, & où il alloit? Il répon-

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dit: nous sommes de Bayonne, où nous nous avons armé; nous venons de Terreneuve; & nous retournons à Bayonne. Il demanda ensuite le nom de notre Commandant, & celui de notre Frégate: on les lui dit: & on se souhaita réciproquement un bon voyage. Ce Navire étoit du port d'environ 300 tonneaux, n'avoit point de batterie de canons, & étoit monté d'une cinquantaine d'hommes.

Dans la nuit suivante, nous essuyâmes quantité de grains de vent, mêlés de pluie, que nos Marins appelloient Houées. Ces grains assez violens nous obligerent de mettre sous différentes voilures, & de faire des ris à nos voiles. Nous serrâmes les huniers & mîmes en cape sous la grande voile seulement, pendant une grande heure & demie. A deux heures, le vent étant un peu tombé, nous appareillâmes notre, misene & nous mimes le grand hunier dehors. Sur les dix heures du matin, nous appereûmes plusieurs Navires dans différens airs de vent, mais qui tenoient tous à peu près la même bordée que nous. La Mer fut agitée toute la journée, & nous ne times, suivant no-

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tre estime, qu'onze lieues & demie dans les 24 heures. Nous étions, suivant la latitude observée, à 45 deg. 41 m. & 12 deg. 14 min. de longitude estimée.

Mardi 28.

Pendant la nuit il plut assez fort, & la mer continua d'être fort agitée; mais le vent étoit assez bon pour notre route. Presque à la pointe du jour, nous découvrimes quelques Navires; peu d'heures après, nous en comptâmes jusqu'a douze, qui couroient sur l'E. S. E. basbord au vent; quelques uns tribord; à la distance d'environ quatre lieues de nous. Un de ces Navires nous parut beaucoup plus gros que les autres. Nous jugeâmes que c'étoit, sans doute, une Frêgate qui convoyoit les autres Navires. A midi, on a estimé la longitude de notre position à 13 deg. 16 min. La latitude observée étoit 44 deg. 39 min. & nous avions fait vingt-trois lieues & demie dans les 24 heures.

Le 29, nous fines 29 lieues & demie & nous nous trouvàmes à 42 deg. 56 m. de latitude observée, & 15 deg. 5 min.

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de longitude estimée. Le 30 nous fimes encore plus de chemin, & quoiqu à peu près avec un vent d'égale force que les jours précédens, & avec la même voilure, nous fimes trente-six lieues, en route. Lat. Est. 41 = 44, long. 16 = 49.

1 Octobre.

Dès le soir, le tems nous menacoit d'orage; mais nous en fumes quittes pour quelques grains assez violens, mélés, de pluye, avec une Mer très houleuse. Nous mimes deux fois à la cape pendant la nuit. Sur les cinq heures du matin, le vent sauta en fougue du S. S. O. au N. O. de maniere que nous nous vîmes contrains de carguer toutes nos voiles; nous fimes route sous les deux Pacfi; & peu de tems après sous le grand Hunier.

Le ve passa à l'O. N. O. & nous ne pumes pas prendre haureur à midi. Lat. est. 41 = 38 Long. 17 = 20. Route O. ¼ S. O. Chemin 9 lieues. 5 m. est. 16 deg.

2.

Dès le matin nous avons apperçu deux Navires; le tems continuant a grains & à pluye, & par fois calme, après des ora-

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ges, qui avoient duré toute la nuit. Sur les neuf heures, ayant découvert un Navire démâté, nous avons porté dessus, dans le dessein de lui donner tous les secours qui dépendroient de nous. Nous lui avons parlé à dix heures. C'étoit un Navire marchand Hollandois, qui nous a dit être d'Amsterdam; qu'il venoit de Curasol, & qu'ayant reçu un coup de vent à cent lieues environ des Bermudes, il avoit été obligé de couper son mât d'Artimon, & son grand mât. Nous lui avons demandé s'il avoit besoin de quelque chose; il nous a rêpondu qu'il avoit cinq Dames Françoises à son bord, qu'ils menoient en France; mais qu'il ne pouvoit mettre son canot à la Mer. Nous lui avons fait entendre que nous en partions, que nous n'y retournerions pas de plusieurs mois; & que nous ne pouvions pas nous charger de ces Dames; mais que s'ils avoient besoin d'agreils, ou d'autres choses, de venir les chercher. Ils ont répété qu'ils ne pouvoient mettre leur canot à la mer. Elle étoit en effet assez grosse; & n'ayant pas osé y exposer le nôtre, nous leur avons souhaité un plus heureux voyage, & continué notre route au S. O. ¼ O. A midi

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nous nous sommes trouvés à 40 deg. 52 min. de latitude Nord observée, 40 = 55 de lat. estimée, 18 = 23 de longitude estimée; & dans les 24 heures nous avons fait 15 lieuës ⅔ Von. est. 15. la Route a vallu le S. S. O.

3 Octobre.

Sur les sept heures du matin, nous avons vû un Navire qui paroissoit faire même route que nous. Il étoit à quatre lieuës & demie ou environ de distance A midi, nous avons estimé notre latitude à 39 deg. 25 min. observée 39 deg. 18 min. & la longitude 19 deg. 41 min. Chemin estimé 31 lieuës ⅔. Route a vallu le S. S. O. ¼ S.

Le lendemain nous n'avons rien eu de particulier. Nous avons estimé la latitude 37 d. 6 m. L'observée étoit de 37 = 46, la longitude 21 deg. 10 min. & le chemin estimé des deux jours précédens a été de 73 lieuës. La mer continua d'être grosse la soirée, & jusques vers les deux heures après minuit.

5.

Au point du jour, nous avons eu connoissance d'un Navire. Nous étions dans

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les parages où les Saletins font quelquesois leurs courses; & nous sçavions qu'ils avoient en mer une Frégate, nommée l'Oiseau, de 36 canons, & de 300 hommes d'équipage, que les Anglois avoient vendue aux Saletins. Ceux-ci en avoient donné le commandement à un Capitaine Provençal, Renégat, homme de mer & brave. Ils avoient aussi une corvette de 12 canons, & de cent hommes d'équipage. En conséquence, le Commandant de nos deux Frégates avoit donne ses ordres, pour qu'elles pussent agir de concert, en cas d'attaque. Le rôle dè combat étoit afriché; les canons & les armes étoient en état; chacun se mit au poste qui lui étoit marqué, & nous portames dessus. On étoit convenu que si c'étoit la Frégate Saletine, le Sphinx arboreroit pavillon Anglois, & paroîtroit faire tous ses efforts, pour se retirer sous le canon de la Frégate Saletine, pour éviter de tomber entre nos mains. Nous, devions en conséquence arborer pavillon François, & faire mine de poursuivre le Sphinx, en lui tirant des coups de canon, comme pour lui dire d'amener. Lorsque la Frégate Saletine se seroit trouvée contre le Sphinx & nous, le Sphinx

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devoit arborer pavillon François, & l'assurer alors de toute sa bordée; de façon que la Saletine se seroit trouvée entre deux feux. On esperoit, par cette manœuvre, suppléer au nombre, & la maltraiter par un combat vigoureux, au point de l'obliger à se rendre.

Nos équipages étoient braves, & montroient un air gay & déterminé. Ils avoient en effet beaucoup de confiance dans la science, & la bravoure de nos Capitaines, & des autres Officiers, avec lesquels ils avoient fait des courses dans dans la guerre derniere, & sous le commandement desquels ils avoient fait beaucoup de prises, & avoient même enlevé, à l'abordage, quelques navires Anglois.

A mesure que nous approchions du Navire que nous avions découvert; on crut reconnoître qu'il étoit de construction Angloise. Mais comme nous sçavions que les Anglois en avoient vendu plusieurt aux Saletins; & que, malgré que nous portions dessus, il ne mettoit point de pavillon, nous crûmes que ce pouvoit être un Navire Saletin qui verroit à la découverte. Alors nous lui tirâmnes un

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coup de canon; & nous avançames sur lui. Il n'arbora point encore de pavillon. Nous lui tirâmes un autre coup à boulet, dont il sentit peut-être le vent. Il mit alors en panne pendant un moment, & porta ensuite sur nous, sans pavillon. Quand il fut assez près il arbora pavillon Anglois; & vint passer si près de nous que l'on reconnut le Capitaine pour être celui de Guernesey, qui avoit servi de Pilote-côtier aux Anglois, lorsque dans 1a derniere guerre, ils avoient fait leurs descentes à Cancale & à St. Cast. On lui fit, en langue Françoise, les questions ordinaires, sçavoir d'où il étoit, d'où il venoit, où il alloit, & comment il nommoit son navire. Il ne répondit rien. Mr. de Belcourt prit le porte-voix, lui sit les mêmes questions en langue Angloise, assaisonna son discours de termes énergiques de marins; & ajouta que lui Capitaine du navire Anglois auroit mérité qu'on l'eur coulé à fond, pour avoir tant tardé à mettre son pavillon, même après avoir souffert deux coups de canon. Pour lors il répondit en Anglois, & s'excusa sur ce que son pavillon s'étoit trouvé embarrassé dans ses marchandises. C'é-

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toit un navire Marchand, à deux mâts, qui venoit, nous dit-il, de Lisbonne, & alloit à l'Ile St. Michel, l'une des Açores. Il étoit alors sept heures du matin. A midi-nous nous trouvâmes par les 35 d. 48 min. de latitude estimée, 35 = 50, de latitude observée; 22 = 19, de longitude; & nous avions fait 44 lieues dans les 24 heures. La route a vallu le S. ¼ S. S. O. 2 deg. O. Dans l'après-dîner il a calmé par fois.

6.

La mer a été assez belle, & l'observation nous a donné 34 deg. 5 de latitude; l'estimation 34 = 6, & de longitude 23 = 37. nous avons fait 40 lieuës 2 tiers. La rorite a vallu le S. O. ¼ S. 3 deg. S.

7.

Nous avons eu de la brume & du beau tems à l'alternative; mais toujours voiles hautes, bon frais. Latitude estimée Nord 32 = 31, observée 32 = 26. Longitude estimée 24 = 41. Chemin cinglé 36 lieuës: la route a vallu le S. O. ¼ S. 4 d. O. Pendant l'après-dîner & la nuit suivante, il y a eu quelques petits grains, & un peu de pluye. Von. est. 13 deg. N. O.

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8.

Le calme ayant succédé le matin, nous avons mis notre grand canot dehors, pour aller chercher Mr. de la Giraudais, Capitaine du Sphinx. Il est venu à notre bord sur les sept heures. Mr. de Bougainville & Mr. Duclos notre Capitaine, ont eu une conférence avec lui. Il a reçu des ordres pour le rendez-vous, en cas de séparation, & des vuës exactement dessinées, des terres où nous devons relâcher, & de celles que nous comptons rencontrer dans notre route. Mr. la Giraudais est retourné à son bo sur les neuf heures. A midi, nous avons estimé la latitude 31 = 17. la longitude 24 = 57 & l'observation a donné 31 = 17 de latitude. Chemin estimé 23 li. ½ Au soleil couchant nous avons trouvé douze degrés 30 min. de variation, & la route a vallu le S. ¼ S. O.

9.

Toute la soirée, le vent fut très foible & toujours variable, avec quelques grains pluvieux, auxquels succédoit un calme tout plat; de maniere que nous fûmes obligés de faire plusieurs routes, & à

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midi nous n'avions fait, depuis 24 heures, que 3 lieuës ⅓. Nous nous trouvames, par l'estimation, à 31 deg. 14 min. de latitude, également que par l'observation. La longitude étoit de 25 deg. 1 min. Jusqu'à aujourd'hui, la route a vallu le S. S. O. Variat. observ. occ. 12 = 30. N. O. Chemin 21 ⅔.

10.

Le calme a continué, avec un tems brumeux, & des grains de pluye. Aulever du soleil, la variation a été de 12 d. 19 min. à midi la latitude observée 31 = 18; l'estimée 31 = 6, la longitude 24 = 36; & le chemin que nous avons fait n'a été que de 8 lieuës ½. la route a vallu l'E. N. E. 3 deg. E.

11.

Continuation de brume & de calme. Les courans paroissent ici porter au Nord; ce que l'on peut conjecturer des différences, qui se sont trouvées entre hier & aujourdhui dans l'estimé & l'observation; puisqu'ayant fait 7 lieuës ½ de route, notre estime nous a donné 31 = 8 de latitude, 23 = 66 de longitude, & l'observation 31 = 12 de lat. la route a vallu l'E. ¼ S. E. 4 deg. S.

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12.

Nous avons eu beau tems, mais un très petit frais du Sud-Est, jusqu'à dix heures du matin, que nous avons couru sur l'Ouest. A midi, nous nous sommes trouvés, par estime, a 30 = 56. de latitude 23 = 25. de longitude, & 1'observation nous a donné la latitude. Chemin dix lieues ⅔ la route a vallu le S. E. ¼ E. 3 d. E.

Après midi le vent s'est élevé peu a peu, & a tellement augmenté sur les neuf heures du soir, que la mer est devenue très-grosse, avec de grandes lames de l'O. N. O. cequi nous a fait mettre tantôt à la cape, tantôt sous les basses voiles.

13.

A neuf heures du matin, la mer étant tombée, nous avons pris trois poissons, nommés Bonites. Une quinzaine, avec deux Dorades, alloient & venoient de stribord sur l'arriere du Navire. Nous y apperçumes aussi quelques autres poissons, nommés Pilotes. On en prit un à la foüine; les Bonites furent prises à la ligne, armée d'une figure de poisson volant. Elles pesoient chacune environ 20 livres; le Pilote n'avoit que huit pouces de long.

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Nous faisions alors route au Sud; à midi nous étions par estime à 30 = 28 de latit. 23 = 27. de longitude, & l'observation ne nous a donné que 30 = 25; de latit. Chemin 9 lieuës ⅓. la route a vallu le S. 3 deg. O.

Aujourdhui 14, nous avons en beau tems, mais avec un très-petit frais du N. O. à l'O. La latitude observée s'est trouvée de 29 = 55. la latitude estimée 29 = 19. la longitude 23 = 10. & à midi nous avions fait dans les 24 heures 30 lieuës. La route S. E. ⅓. S. 3 deg. S.

Nous espérions trouver, à ce degré de latitude, les vents alizés, dont nous n'avions eu encore aucunes nouvelles. Quelque uns de nos Marins, qui avoient beaucoup couru les mers, nous avoient dit qu'on les trouvoit communément sous ce paralelle. Mr. de Bougainville en étoit si impatient, qu'il ne sortoit jamais de sa Dunete, sans aller consulter le compas. Il lui fallut cependant bien prendre le tems comme il venoit.

Sur les deux heures après-midi, la Corvette le Sphinx, qui étoit plus à l'Est que nous, a réveillé notre attention, en met-

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tant pavillon blane au mât de Misene, ce qui étoit un Signal convenu, de connoissance de Terre. Nous avons répondu de de même, & nous avons reconnu que c'étoit l'Ile de Palme, la plus septentrionale, & la plus occidentale des Iles Canaries. Elle nous restoit à l'Est-Sud-Est du compas, & nous paroissoit, à environ 15 ou 18 lieuës de distance, telle qu'elle est représentée dans la figure de la premiere planche.

Nous en découvrions en même tems tems une autre plus au Sud-Ouest, présentant à peu près la figure B.

La connoissance de ces terres a servi a corriger les points pris & estimés, & nous avons reconnu que nous étions à environ 20 lieuës plus Ouest que notre estime.

15.

Le vent avoit régné à l'Ouest jusqu'à onze heures du soir, le vendredi 14 avec un tems nébuleux, & un peu de pluye: il passa ensuite au N. O. & au N. N. O. jusqu'au N. N. E. bon petit frais; par fois quelques petits grains jusqu'à midi que la latitude du relevement étoit 28 = 36.

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Latitude estimée 27 = 21.
Latit. observée 27 = 20.
Longit. du départ 21 = 30, ou du point de relevement.
Longit. estimée 22 = 1.
Chemin estimé 32 lieuës ⅔.
Variation estimée N. O. 11 deg.

16.

Jusqu' à aujourd'hui midi, les vents ont toujours varié du N. E. au N. O. passant par le N. mais petit frais.

Latit. estimée N. 26 = 0.
— — observée 25 = 56.
Longit. estimée 22 = 22.
Chemin estimé 24 L. ⅓.
La route a vallu le S. ¼. S. O. 1 deg. S.
Variat. estimée 10 = 30. N. O.

Au lieu de vents alizés, ils ont toujours varié du N. O. à l'O. S. O. bon frais; par fois quelques grains, & de la brumaille. Sur les trois heures après midi, nous avons fait signal à la Corvette le Sphinx, que nous allions continuer notre route à bonnes voiles; ce que nous n'avions pas encore fait depuis notre départ, afin de ne pas nous séparer d'elle. Le Sphinx marchoit beaucoup moins bien que nous, & avoit re-

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tardé notre route au moins d'une centaine de lieuës. Nous n'avions pas voulu nous en séparer plûtôt, pour nous prêter un secours mutuel, en cas que nous eussions rencontré les Saletins. Actuellement que nous sommes hors des parages où ils croisent, nous avons pris le paru d'aller devant, pour arriver plûtôt au rendezvous du lieu de relache; afin que tous les rafraîchissemens dont le Sphinx pourroit avoir besoin, se trouvent prêts à son arrivée, & que notre séjour n'y soit pas prolongé

Après que le Sphinx a eu répondu à notre signal, nous avons mis quelques voiles de plus au vent, avec bon frais, & sur les six heures du soir, il restoit derriere trois lieuës au moins. Au coucher du Soleil, nous avons trouvé 13 degrés de variation.

17.

Ce matin lundi, nous n'avons plus eu connoissance du Sphinx, & suivant l'estime la

Latitude étoit N. 24 = 29.
Longitude 22 = 14.
Latit. observée 24 = 28.
Chemin estimé 30 L.
La Route le S. 5 = 30 E.

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18.

Le vent ayant changé de l'O. S. O. au S. S. O. très-petit frais, avec un tems brumeux, & une mer houleuse, le houl venant très-gros du Nord, un autre houl presque aussi gros venant de l'Ouest, nous avons été toute la soirée & une partie de la nuit, l'amure à stribord, &, l'autre moitié à basbord; ce qui a continué jusqu'à midi, que la route a vallu le S. O. ¼ O.

Latit. estimée N. étoit 24 = 17.
— — observée 24 = 16.
Longit estim. 22 = 33.
Chemin estimé 7 L.

Vers les cinq heures après midi du 18, nous avons vûs quantité de Poissons volans, & deux gros Oiseaux. Le vent a régné du S. O. au S. S. E. passant pat le Sud petit frais, avec beau tems, mais la mer toujours agitée du gros houl, venant du Nord, cependant un peu moins fort qu'hier: ce qui nous a contraint de prendre notre route à l'Ouest, sur les quatre heures après-midi.

19.

Depuis ce matin jusqu'à midi, la mer a continué d'être houleuse, & nous avons

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fait même route, avec un vent si foible que, dans les 24 heures, nous n'avons fait que 16 lieuës.

Latitude estimée N. 24 = 6.
— — observée 24 = 10.
Longit. 23 = 25.
Route l'O. ¼ S. O.

Beaucoup de poissons volans ont continué à se montrer. Ils étoient poursuivis par des Thons & des Dorades, qui s'élançoient trois ou quatre pieds hors de I'eau pour les saisir. Nous avons tendus plusieurs hameçons pour en prendre; mais ils n'ont pas mordu. La Variation occase s'est trouvée de 10 d. 30 m.

20.

A près tous ces gros houls, le vent a régné de l'Ouest-Sud-Ouest au S. S. O. si petit frais, que le calme a succédé, dès le matin de jeudi 20, avec un peu de pluye par orage. Sur les huit, heures le vent a passé à l'O. & O. N. O. jusqu'à midi, que la route S. S. E. 4 deg. S.

Latitude estimée N. 23 = 50.
— — observée 23 = 52.
Longitude 23 = 17.
Chemin estimé 7 lieuës.

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Ces calmes, & ces vents toujours variables &, foibles, ne nous promettoient pas une courte traversée. Nous commencions tous à nous impatienter de ne pas voir régner ces vens alizés, si commodes & si desirés. Mr. de Bougainville surtout se récrioit sur ce que les Navigateurs disent que ces vents ne manquent jamais dans ces parages. Puisque nous faisions l'expérience du contraire, il se promettoit bien, disoit-il, de donner, de retour à Paris, un Mémoire à l'Académie des Sciences, pour prouver la non-existence de ces vens alizés; damoins le peu d'espérance que les Navigateurs doivent avoir de leur existence habituelle. Sur 1er soir, le vent a changé du Nord-Ouest, à l'Est-Nord-est, avec un ciel très-serein; mais le calme a continué, & la surface de la mer étoit comme celle d'un étang agitée par le vent le plus leger; ce qui a persévéré jusqu à midi de ce jour.

21.

Latitude estimée 23 = 7.
— — observée 23 = 7.
Longit. estimée 23 = 28.

Chemin en route S. ¼ S. O. 1 deg. 30 m. O. 15 lieuës ⅓.

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Tout le reste du jour nous avons vûs beaucouq de Poissons volans, de Bonites, de Dorades & de Thons leurs ennemis. Le vent a tourné au N. E. & ensuite à l'E. N. E. avec assez bon frais, & la mer belle.

22.

Le matin l'on nous a a présenté environ une dixaine de poissons volans, qui en voulant passer sur la Frégate, avoient donné dans les voiles, & étoient tombés dedans le Navire. On les a servis à dîner: nous les avons trouvés très-bons, & très délicats. J'en ai conservé un pour le peindre au naturel; on en trouvera la figure. Pl. I. fig. 4.

Ce poisson est, dans ces parages, d'un beau bleu sur le dos, qui s'affoiblit ou s'éclaircit insensiblement jusqu'au bas du ventre, qui est d'un bleu argenté. Ses deux aîles sont deux nageoires allongées, qui s'étendent en longueur dans le plus grand nombre jusques à la queue, dans d'autres jusqu'à la moitié du corps seulement; quoique le poisson soit de même forme, même grosseur & même longueur. Celui dont on voit ici la figure, avoit environ

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dix pouces de l'extrémité de la tête à celle de la queue.

Latit. Nord estimée 21 = 22.
— — observée 21 = 23.
Longitude 23 = 57.
Chemin cinglé 36 li. ⅓.
Route S. ¼ S. O. 3. ½ O.

Au coucher du soleil la variation s'est trouvée de 8 degrés 30 min.

23.

Continuation de vent de I'E. N. E. au N. N. E. ce qui nous a fait faire bonne route au S. ¼ S O. 1 deg. O.

Latitude estimée 19 = 36.
— — obs. 19 = 34.
Longit. 24 = 22.
Chemin 36 li. ⅔.
Variat. obs. occase 9 = 30. N. O.

Dans l'après-midi; voyant beaucoup de Thons, quelques Matelots se sont mis avec un harpon à l'avant de la Frégate, & ont pris un de ces poissons, qui pesoit 72 livres. En l'examinant de près, j'apperçus sur ses oreilles quelques animaux, qui y étoient attachés & pour ainsi dire, collés. On en voit la figure de grandeur naturelle dans la Pl. I. fig. 5 & 6. la

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fig. D est le dessus de l'animal, qui étoit comme un composé de cordes à boyaux presque transparentes. Deux petits points noirs, placés au dessus de la gueule B, formoient ses yeux. Ils se tient cramponné au moyen de deux jambes C, & de deux autres beaucoup plus menues D.

Je puisai de l'eau de mer, & je la mis dans un gobelet de verre bien lavé, pour y conserver cet animal en vie, & y voir ses mouvemens. J'apperçus dans cette eau un point noir, que je pris dabord pour un atôme de pouissiere. Lorsque je voulus l'enlever avec le bout du doigt, je vis l'atôme prétendu fuir mon doigt, & nager entre deux eaux. J'observai ses mouvemens, & je reconnus un être vivant, dont la structure exterieure étoit, dans sa grandeur naturelle, telle qu'on la voit dans la Pl. I. fig. 7. C'étoit une espece de cylindre formé par dix anneaux, si legers & si transparens, qu'il falloit placer le gobelet entre la lumiere & l'œil de l'observateur, pour l'appercevoir. Il nageoit au moyen de deux filets allongés BB, & de deux autres presqu' imperceptibles C, qui en se raccourcissant, & reprenant leur longueur naturelle, imprimoient au cylin-

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dre armelé le mouvement d'un appeau de caille, ou d'un souflet à poudre de Perruquier. Le corps A étoit violet vers C, & d'un brun clair vers BB.

Nous avons vû aussi une grande quantité de poissons volans, & pris à l'hameçon, une Bonite, & un Pilote, que j'ai peint au naturel. On en trouvera la figure Pl. I. fig. 8.

Les Naturalistes prétendent, sans doute sur le rapport de quelques Marins, que le Pilote précéde toujours le Requin; que c'est pour cette raison qu'on a donné à ce poisson le nom de Pilote, comme s'il dirigeoit la route de l'autre. J'ai observé quelquefois un on deux Pilotes devant, ou auprès de chaque Requin que nous avons pêché; mais nous avons vû souvent des Pilotes sans Requin, comme des Requins sans Pilotes.

Le Pere Feuillée page 173. confond le Pilote avec le Succet, & ne fait qu'un poisson des deux. "Les Requins, dit-il, sont accompagnés de petits poissons, qui leur sont inséparables, & qui aiment mieux périr avec eux, que de les abandonner; ils leur sont toujours sur

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l'avant, à une distance telle, que les Requins ne les sçauroient prendre; ce qui leur a fait donner le nom de Pilotes. Nous ne primes aucun Requin, sans avoir trouvé de ces petits poissons collés sur leur dos, par le moyen d'une pellicule jaunâtre, cartilagineuse, de figure ronde, qu'ils ont au dessus de leur tête, laquelle a une infinité de petits trous remplis de fibres, qui leur servent, selon toutes les apparences, à tirer de la peau du Requin quelque substance pour leur nourriture."

Il ne donne que trois rangs de dents au Requin, dont dit il, un de ces rangs est composé de dents triangulaires, & plus longues que les autres; j'en ai compté sept rangs, toutes mobiles, & triangulaires, dans la geule de tous les Requins que nous avons pris. Les Succets n'avoient pas non plus le succoir rond, mais de figure longue arrondie, tel qu'on le voit dans la fig. que j'en donne ci-après.

24.

Ce matin 24, le beau tems a continué, & les mêmes vents ont régné. Ce sont enfin ceux que l'on nomme vents alizés;

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qui sont compris sous les noms de tous ceux qui soufflent depuis le Sud-Sud-Est jusqu'au Nord-Nord-Est inclusivement, en passant par l'Est. Ce sont les plus favorables pour la Navigation des Vaisseaux qui partent d'Europe pour l'Amerique méridionale, les Isles sus & sous le vent, & Golfe du Mexique. Par ces vents nous avons fait route au S. S. O. & nous nous sommes trouvés à midi par

Latit. Nord estimée 17 = 44.
— — observée 17 = 47.
Long. estimée 24 = 51.
Chemin en route 38 lieuës.
Route S. ¼ S. O. 3 deg. O.

Laprés-midi, mêmes vents du N. N. E. à l'E. N. E. bon frais, la mer belle, quoiqu'un peu houleuse, beau tems, toutes les voiles hautes, bonnettes haut & bas, jusqu'à ce matin.

25.

Sur les huit heures nous avons eu connoissance de terre à stribord. A midi, on a jugé que cette terre étoit l'Ile de Bonne-Viste, ou Bonne-Vûë, nommée sur les Cartes Bonavista, l'une des Iles du Cap Verd, située au Nord-Est de celle

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de San-Jago ou Saint Jacques, la plus grande & la plus peuplée de toutes. L'Ile de Bonne-Viste *) nous restoit au N. O. à neuf lieuës ou environ. Sa forme, dans notre position à son grand égard, nous a paru telle qu'on la voit Pl. I. fig. 9.

Latit. Nord estimée 15 = 46.
— — obs. 15 = 43.
Longitude estim. 25 = 22.
Chem. estim. 42 li. ½.
Route S. ¼ S. O. 3 deg. O.

Il a paru alors que nous étions près de 20 lieuës plus Est que l'estime.

Longit. du relévement 23 = 39.
Variation N. O. 9 degrés.

Alors les vents ont régné du N. E. au N. N. E. bon frais, avec beau tems, ce qui nous a facilité la connoissance d'une autre Ile du Cap-Verd, sur les quatre heures de l'après-midi.

*) Elle est, comme les autres, abondante en chevaux sauvages, en chevres, & en plusieurs autres animaux, malgré son terrein pierreux & stérile. Elle se montre de fort loin, à cause de ses montagnes blanches. Cequi lui a fait donner son nom.

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26.

Cette Ile est celle de May, nommée dans les Cartes Ile de Mayo, dont le terrein est aussi pierreux & stérile. Il y a cependant quantité de taureaux, de vaches, de chevres, d'ânes. Elle produit beaucoup de sel. L'air y est chaud & mal-sain. Elle nous restoit, la pointe la plus Sud au S O. ¼ O. la pointe la plus Nord O. ¼ S. O. du compas & nous paroissoit comme la fig. 10 de la Pl. I. la présente.

On a gouverné alors au Sud ¼ Sud-Ouest. Hier à midi, l'observation faite avec le quart de nonante, a donné 15 = 42, laquelle repond très-bien au relèvement de l'Ile de Bonaviste: ce point nous met par la longit. de 23 = 30, ce qui fait une différ. à l'O. d. 1 = 43.

Latit. N. est. 13 = 43.
— — obs. 13 = 42 Von. 8d. N. O.
Long. 24 = 24.
Chemin estimé 43 lieuës.
Route S. S. O. 3 deg ½ S.

27.

Toute la nuit i1 a fait des éclairs; ce qui nous menaçoit d'orage pour la matinée; mais nous en avons été quittes pour

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un tems sombre, une mer grosse, & un grain à dix heures & demie. A peine ce grain a-t-il été passé, qu'il s'est élevé un orage à l'E. S. E. dont la menace nous a contraint de serrer nos bonnetes, d'amener, & de carguer nos huniers & notre grande voile; mais sa durée a été trèscourte. A midi, on ne put prendre hauteur. Route S. 3 = 15 O.

Latitude N. estimée 11 = 17.
Longitude est. 24 = 34.
Chemin 48 l. ⅔.
Variation est. 7. N. O.

Vers les trois heures après-midi, nous avons pris une Bonite, qui pesoit quarante livres. Les vents ont régné de l'E. N. E. au N. N. E. petit frais, le tems toujours sombre, avec un peu de pluye, la mer assez belle, & nous avons tenu la route du S. ¼ S. O. jusqu'à aujourd'hui midi. Elle a vallu le S. 3 = 15 O.

28.

Latit. N. estimée 9 = 46.
Longitude 24 = 40.
Chemin 30 l. ⅓.

Le tems sombre & couvert qui avoit empêché de prendre hauteur, s'est éclairci

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par un orage accompagné d'une pluye adondante, qui a duré depuis midi jusqu'à deux heures & demie. Alors le vent a passé au N. O. petit frais, ensuite au N. & N. E. sur les cinq heures & demie, que l'orage a recommencé au S. E. Nous avons cargué & serré le fond de nos huniers, & nous sommes restés en cape sous le petit foc. Il a venté grand frais, & il est tombé force pluye, accompagnée de beaucoup d'éclairs, mais de peu de tonnerre. Le calme a succédé sans cesser de pleuvoir, jusques à dix heures & demie du soir, qu'il s'est élevé un vent de N. O. il a passé par le N. au Nord-Est. Les éclairs ont continué dans le Sud-Est, toute la nuit.

29.

Toute la matinée du Samedi 29, a été sombre, & à midi nous avons estimé la route le S. 5 deg. O.

Latitude N. 9 = 7.
Longit. 24 = 44.
Chemin 13 lieuës.

Continuation d'orage & de pluye aprèsmidi, ce qui nous a fait tenir en cape, toutes les voiles carguées Vers le soir, le calme a succédé, ensuite un très-petit

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frais depuis le N. N. E. au N. O. qui a passé au S. E. par le N. Nous n'avons cependant pas quitté la route du S. ¼ S. O. & le tems a été sombre toute la nuit.

30.

Le Dimanche 30 au matin, le tems s'est éclairci; les vents ont passé, bon frais, à l'E. S. E. & pour en profiter nous avons mis les bonnettes haut & bas.

Sur les huit heures du matin, Pierre Lainez, Mousse de St. Malo, âgé d'eviron 12 ans, ayant passé à l'avant du Navire, est tombé à la mer, sans que l'on aît sçu comment. Le second Maître qui revenoit de l'avant sur l'arriere, l'ayant apperçu le long du bord de stribord, a crié sur le champ qu'il y avoit un homme à la mer. Nous filions alors quatre nœuds, & nous avions vent largue. Aussitôt on a jetté à la mer un grand banc de bois, qui étoit sur le gaillard d'arriere, & tout ce qui s'est trouvé sous la main de planche ou autres choses surnageantes, pour donner à ce Mousse la facilité de s'accrocher à quelqu'une de ces choses, & de pouvoir se soutenir sur l'eau, en attendant que l'on pût aller le

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chercher. Tout l'équipage s'est mis en mouvement; on a cargué une partie des voiles; on a mis les autres vent dessus vent dedans, & l'on a fait toutes les manœuvres pour mettre en travers, & arrêter le Navire dans sa course. La plûpart sont montés au grand mats, d'autres sur nos dunettes, pour observer, & découvrir l'endroit où pourroit être ce Mousse. On a mis ensuite le canot à la mer, quoiqu'agitée d'un gros houl: six Matelots robustes & le Maître sont deseendus dedans le canot, & ont cherché ce Mousse, jusqu'à une demi-lieuë du Navire, à droite & à gcuche, partout ou l'on a cru pouvoir le rencontrer; mais inutilement. Après environ trois quarts d'heure, on a rappellè le canot, qui est revenu à bord avec beaucoup de peine. On l'a rembarqué, & nous avons continué notre route.

On a fait ensuite l'appel de l'équipage pour sçavoir quel étoit l'homme qui manquoit; car on ignoroit encore que c'étoit le Mousse, que je viens de nommer. Il fut le seul qui ne se montra pas. On fit la recherche dans son hamac & dans le tout le navire, & n'ayant

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pas trouvé ce Pierre Lainez, il fut aisë de conclure que c'étoit lui qui s'etoit perdu. Le tems devint beau sur les onze heures, & â midi la route corr. S. ¼ S. O. 2 = 15. S.

Latit. N. estimée 8 = 21.
— — observée 8 = 21.
Différence N. 19.
Longitude estimée 25 = 15.
Corrigée 25 = 4.
Chemin 21 li. ⅓.

Après avoir chanté les Vêpres, sur les quatre heures après midi, on a vendu, à l'enchere, les hardes du Mousse défunt, dont on avoit fait l'inventaire le matin. Mr. de Bougainville, notre Commandant, a presque tout acheté, & les a distribuées, en présent, aux Mousses qui étoient le moins en état de s'en procurer. La vente a monté à une cinquantaine d'écus. I1 y a eu quelques grains la nuit suivante; & nous avons continué notre route du S. ¼ S. O. & Sud 5 degrés Ouest.

31.

Des grains, & de l'orage qui se sont fait sentir de tems en tems, nous ont

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obligés de carguer quelque fois, jusqu'à midi que la route a vallu le S. 1 = 30 O.

Latitude N. estimée 6 = 43.
— — observée 6 = 49.
Longit. 25 = 17.
Chemin 29 li. ⅓
Variation estimée 5 deg. N. O.

Les grains & les orages ont continué, comme par foucade, toute l'aprèsmidi, & la plus grande partie de la nuit. A chaque grain succédoit un calme presque entier. Dans ces intervalles nous avons pris, en moins de deux heures, deux Requins, qui pesoient environ cent livres chacun. Ils avoient l'un & l'autre des poissons cramponnés sur leur corps, près de la tête. On nomme ces poissons Succets. J'en ai peint un au naturel, en deux figures, pour faire voir le côté du succoir qui est sur la tête. Voyez les fig. 11 & 12 de la planche I. L'autre figure 12. de la même planche représente le même poisson du côté du ventre. Il avoit sept pouces de long.

Quelques heures avant, une centaine de Marsouins dont on trouve la figure dans la planche II. fig. 1. vinrent se promener à une portée de pisto-

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let du Navire, & sembloient y être venus pour nous divertir. Ils faisoient des bonds singuliers hors de l'eau. Plusieurs, dans ces cabrioles, sautoient au moins trois à quatre piés de haut, & tournoient jusques à trois tours en l'air, comme s'ils avoient été à la broche dans toute leur longueur. On peut juger delà qu'elle est la force de ce poisson.

1 Novembre.

De tous les vents qui ont amené ces grains, celui qui a le plus régné est l'E. S. E. Il a toujours été accompagné d'une pluye abondante, quoiqu'il fut assez foible. La route a vallu le Sud ¼ S. O. 5. deg. O. & dans les 24 heures nous n'avons fait que 9 lieuës ⅓.

Latitude N. estimée 6 = 29.
Longit. 25 = 23.
La Route S. ¼ S. O. 2 deg. O.

Toute la soirée, il y a eu quelques vents variables, mais si legers qu'ils étoient presqu'insensibles, & entremêlés de calmes tout plats de maniere qu'aujourd'hui

2.

A midi nous n'avions fait que 6 lieuës 2/3. Route S. S. O. 5 deg. S.

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Latitude estimée 6 = 0.
— — observée 6 = 5.
Longitude estimée 25 = 29.

Sur les trois heures après-midi, il s'est élevé de la partie du Sud-Est un orage très-vif, avec une pluye abondante. On a cargué promtement toutes les voiles, excepté celle de misene. Pendant cet orage, un Matelot m'apporta un poisson volant, de huit pouces & demi de longueur, qui venoit de se jetter sur le gaillard d'avant. Nous avions vû avant l'orage différentes troupes de Thons & de Bouites, en si grand nombre qu'il sembloit y en avoir un banc. Ils sautoient hors de l'eau, & faisoient écumer la mer, comme s'ils s'étoient livré un combat.

3.

Du Sud-Est le vent a passé au S. S. E. petit frais, & calme suivis de grains, pluye & orages avec des éclairs, mais sans tonnerre. Nous avons toujours tenu la bordée du Sud, jusqu'à midi.

Un Requin de moyenne grandeur, & du poids d'environ cent-cinquante livres, est venu se promener sur l'arriere du Na-

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vire. Il a mordu à l'émerillon, aussitôt qu'on le lui a présenté. Lorsqu'il étoit déja enlevé hors de l'eau, il s'est donné une secousse, qui l'a dégagé de l'émerillon moyennant un morceau de sa machoire, qu'il a laissé pour gage. Sans s'étonner ni se rebuter de cet échec, le Requin ayant apperçu le même morceau de lard, qu'on lui avoit tendu pour appât, la premiere fois, sa gloutonnerie l'y a rappellé; & en effet il a gobé, & le lard, & le morceau de sa machoire; sans être accroché par l'émerillon. On a mis un autre morceau de lard; le Requin avoit, sans doute, bon appétit; il est revenu pour le saisir. Mais, comme il faisoit dans ce moment, un calme plat, que d'ailleurs ce poisson n'est pas d'une nourriture saine, ni appetissante, au lieu de chercher à la prendre, on s'est amusé près d'une heure à lui laisser flairer l'appât. Lorsqu'il vouloit l'engeuler, on le retiroit promtement de l'eau; ce que l'on a répété une douzaine de fois au moins, sans qu'il soit arrivé au Requin de s'élancer hors de l'eau pour la saisir: ce que l'on dit cependant qu'il fait ordinairement.

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Je ne l'ai pas vû non plus, se tourner sur le dos pour engouler l'appât; mais seulement se tourner tant soit peu sur le côté. Mr. de Bougainville, pendant cet amusement, lui a tiré deux coups de fusil à balle; mais, soit qu'il l'aît manqué, quoique presqu'à bout portant, soit que la balle n'aît pu pénétrer la peau du poisson, le Requin ne s'en est pas ému davantage; Il a continué de roder autour de l'appât, & a enfin avallé ce second sans avoir été accroché. Un grain étant survenu, on a laissé le Requin pour s'occuper ailleurs.

Nous étions alors par la

Latit. N. observée 5 = 38.
— — estimée 5 = 41.
Longit estim. 25 = 47.
Chemin 11 lieuës.
Route le S. O. ¼ S. 1 deg. S.

Dans la soirée, le vent a passé au S. S. O. le tems toujours sombre, avec grains & pluye abondante, la Mer calme excepté un gros houl sourd, qui nous surprenoit souvent, parce qu'il ne se montroit guere à la surface de la mer, qu'au moment qu'il se faisoit sentir, & qu'il causoit de grands roulis.

F

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4.

Ce matin nous avons tenu le plus près du vent, avec même tems qu'hier à midi la route a vallu le S. O. ¼ S. 4 deg. O.

Latitude estimée 4 = 54.
Longit. estimée 26 = 22.
Chemin 19 li.

Continuation d'orages, grains & pluye, avec un vent de S. E. ou S. S. E. ce qui ne nous a pas cependant empêché de tenir la bordée du Sud, parce que le vent étoit si foible, que les voiles battoient quelquefois contre les mâts. C'étoit proprement un calme. Nous avons vû quanté de Bonites & de Thons; mais aucun n'a mordu aux hameçons que nous avons tendus. Les Oiseaux de mer se sont aussi montrés en assez grand nombre.

5.

Du Sud-Sud-Est le vent a sauté ce matin a l'E. S. E. mais il y a resté trèspeu de tems, & il faisoit si petit frais que depuis hier midi nous n'avons fait que dix lieuës, les différentes routes comprises. Route a vallu le S. O.

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Latitude estimée 4 = 33.
— — observée 4 = 29.
Longitude 26 = 43.

Toute la soirée & une grande partie de la nuit, les vents ont été variables du S. S. E. au S. E. petit frais, & presque toujours calme, de tems à autre, calme tout plat, accompagné de beaucoup de pluye.

6.

Vers l'Aurore, le vent s'est élevé petit frais à l'E. N. E. avec une pluye abondante: après qu'elle a eu cessé, quantité de poissons, & de gros oiseaux, se sont montrés, & nous avons tenu la bordée de basbord amure jusqu'à midi que la Route a vallu le S. O. 3 deg. S.

Latitude estimée N. 4 = 6.
Longit. 27 = 11.
Chemin en toutes routes 8 l. ⅔

Jusqu'à 8 heures du soir, le vent a varié du N. E. au S. E. petit frais, & toujours de la pluye. A dix heures, un petit grain, qui a éclairci le tems. Quelques étoiles se sont alors montrées. Nous n'en avions pas vû depuis cinq a six

F 2

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jours, le tems ayant toujours été sombre & couvert.

7.

Ce matin, le Soleil s'est levé assez beau, mais au milieu de quelques nuages épars. Avant que de paroître, ses rayons dardés sur ces nuages, présentoient un des plus beaux aspects du monde, par la variété & l'éclat des couleurs. J'ai été, on ne peut pas plus, mortifié de ne pouvoir peindre une aurore semblable, qui auroit fait un des plus brillans tableaux. Je n'ai pu conserver qu'une très-foible esquisse d'un soleil couchant, que nous avions admiré tous, pendant près d'une demi-heure. Mais il n'est pas possible d'en présenter avec des couleurs à la gomme un tableau, sur lequel on puisse s'en former une idée exacte. Ces couleurs sont trop mattes, & ne fçauroient exprimer le brillant & l'éclat que les rayons du soleil répandent sur les bords des nuages. Les couleurs à l'huile l'exprimeroient, sans doute, beaucoup moins mal; mais je n'en avois pas: & d'ailleurs il faudrait un habile peintre pour faire un tel tableau, & je ne le suis pas. La routa corrigée, le S. O. ¼ S.

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Latit. N. estimée 3 = 38.
— — observée 3 = 35.
Longit. est. 27 = 15. Corrigée 27 = 19.

Sur la correction faite de notre estime par la hauteur prise à midi, nous avons corrigé à 21 lieuës ½ le chemin cinglé que nous avions estimé être de 18 lieuës ⅓.

Le beau tems ayant continué avec une chaleur vive, on a fait faire branle-bas, pour faire sécher les hardes de l'équipage, qui avoient été toutes mouillées pendant ces jours pluvieux. Cette humidité des hardes est une cause prochaine du scorbut & de plusieurs autres maladies, bien plus que la nourriture saline que l'on donne aux Equipages. Un Capitaine ne sçauroit avoir trop d'attention à entretenir la propreté parmi l'équipage, & à faire prendre l'air aux hamacs, aux quadres &c. s'il vent prevenir les maladies. Notre Capitaine m'a fait faire cette observation sur sa propre expérience, dans les divers voyages qu'il a faits à la Chine, aux Indes, au Pérou & en Canada. Il a toujours eu, me disoit-il, cette attention, à laquelle, jointe au choix des bons alimens, il attribuoit le peu de maladies dont ses équi-

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[page] 86

pages ont été affligés pendant ses voyages.

L'après-midi, nous avons vû un gros oiseau nommé Goellan par les uns, & Caignard par les autres. Sur le soir, une hirondelle est venue seule se percher sur la vergue du grand mâts; elle volioit encore ce matin autour du Navire.

8.

Pendant la nuit, plusieurs poissons volants se sont jettés à bord de notre Frégate. Ils étoient tous de l'espece de ceux qui ont les nageoires qui leur servent d'aîles, longues jusqu'à la queue.

Depuis hier, même vent de l'E. S. E. au S. E. bon frais, & beau tems, excepté quelques grains legers accompagnés d'un peu de pluye. Un gros houl du Sud nous a empêché de faire autant du chemin que nous aurions pu en cingler; car la mer étoit d'ailleurs assez belle. A midi l'estime nous a donné, route le S. S. O. 3 = 30 S.

Latit. N. est. 1 = 58.
— —. obs. 2 = 4. Von. est. 3. d. N. O.
Longit. 27 = 50.
Chemin estimé 32 lieuës.

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Bon frais beau tems pendant la soirée, parfois pendant quelques petits grains, & la mer un peu grosse, avec un gros houle qui venoit du S. S. E. pendant que le vent regnoit du S. E. ¼ Sud.

9.

Il y a eu quelque peu de pluye pendant la nuit; mais la matinée a été assez belle, & nous avons toujours tenu la bordée basbord amure à bonne voiles, jusqu'à midi que nous étions.

Latit. N. estimée 0 = 54.
— — observée 0 = 54.
Longit. 29 = 3.
Chemin estimé 27 li.
Route S. O. ¼. S. 30 min. S.
Variation occase obs. 2 = 30. N.O.

Pendant la soirée le vent a continué au S. E. bon petit frais; avec quelques grains & la mer très-houleuse. Nous avons continué la route du plus près, l'amure à basbord à bonnes voiles.

Sur les cinq heures du 9, un oiseau, à peu près gros comme un pigeon, mais plus allongé, étant venu se percher sur la vague du mâts de Misene, un Mate-

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[page] 88

lot l'a pris à la main. Cet oiseau, que j'ai peint, moitié grandeur naturelle, & dont on voit la figure! pl. II. fig. 2. est d'un brun clair-rougeâtre, presque de couleur de noisette. Les plus grandes plumes des aîles & de la queuë sont d'un brun plus foncé, même un peu noirâtre. Son bec est noir, droit, percé de part en part au milieu, menu avec un petite grosseur en dessous, aussi long que la tête de l'oiseau. Le dessus de la tête est blanc près du bec, & d'un blanc perlé de plus en plus foncé jusqu'au cou, qui est assez long pour la grosseur. Ses pattes sont d'un gris noir, palmées comme celles de la Poule d'eau. Après avoir fait de cet oiseau l'usage que nous dirons ci-après, Monsieur de Bougainville me le donna pour le peindre. Je le mis dans une petite armoire de ma Dunete, où je le trouvai le lendemain bien vivant, & si peu effarouché de se voir pris, que l'ayant posé sur ma table, il s'y plaça dans l'attitude, où je l'ai peint. Je lui présentai de la nourriture; il mangea; toujours accroupi, & demeura ainsi pendant trois jours; ce qui me donna tout le tems de le peindre au naturel. Quelques uns de nos ma-

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rins on dit que c'étoit une espece de fou parce qu'il s'étoit laissé prendre à la main, & qu'il étoit apprivoisé aussitôt que pris; mais il n'avoit cependant pas le bec de corbeau, ce qui a fait donner au fou le nom de Canard à bec étroit. Nos Marins donnoient aussi le nom de fou à un Oiseau presque semblable; mais qui a le bec recourbé à peu près comme le Perroquet.

Le matin, sur les dix heures, la mer ayant paru moins bleue qu'à l'ordinaire, & sa couleur d'un vert-blanchâtre, qui s'étoit manifestée, étant encore la même à six heures du soir, on soupçonna que ce pouvoit être l'effet du voisinage de quelque terre, ou quelque haut fond; on prit le parti de jetter la sonde à la mer, on fila cent-vingt brasses (600 pieds) & l'on ne trouva pas de fond. Nous fumes par là débarrassés de l'inquiétude que nous avions; inquiétude fondée sur l'erreur des Cartes, qui, presque toutes, reculent à l'Ouest la côte du Bresil, près de cinquante lieuës plus loin que les observations de nos Marins ne les mettent. On étoit déterminé à jetter la sonde une seconde fois, si la mer eût conservé cette couleur blan-

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châtre; mais, comme le lendemain matin ou lui trouva sa couleur bleue ordinaire, nous continuàmes nore même route sans avoir sondé.

Depuis sept à huit jours, les Maîtres, les Contremaîtres, & les Matelots, qui, dans d'autres voyages avoient passé la ligne, s'étoient disposés à ce qu'ils appellent la céremonie du Baptême, qui se donne de la part & au nom du Bon-homme la Ligne, à tous ceux qui ne l'ont pas passée, sans distinction de grade, ni de qualité, & sans exception de personne.

Il étoit près de sept heures, & nous étions à souper, lorsque nous entendimes claquer un fouët; qui nous annonça l'arrivée du Courier du Bon-homme la Ligne; ce qui se pratique toujours la veille de la cérémonie du Baptême, dont je viens de parler. C'étoit le Maître Canotier, en courier très-proprement mis. Il heurta à la porte de la Chambre: on demanda qui heurtoit? C'est, répondit-il, un envoyé du Bon-homme la Ligne, Seigneur, & Président de ces parages. Qu'on lui ouvre, dit Mr. de Bougainville. On ouvrit, l'envoyé mit pied à terre, entra, &

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sa monture resta à la porte. Cette monture étoit formée de deux. Matelots, attachés l'un à l'autre cul contre cul, marchant à quattre pattes. L'un avoit sur la tête un faubert*) pour représenter la queuë de l'animal; l'autre en avoit aussi un, pour former la criniere, & un masque de carton figuré en tête de Cheval. Les harnois, étoient le pavois du grand canot, c'est-à-dire un tapis ou grande bande d'étoffe bleue, parsemée de fleurs, de lys d'étoffe jaune.

L'Envoyé ayant été introduit adressa la parole à notre Commandant: en ces termes: Le Seigneur Président de ces Parages, le Bon-homme la Ligne, ayant appris que Mr. le brave Chevalier de Bougainville, Commandant de la Frégate l'Aigle, y étoit arrivé, m'a ordonné, de venir le saluer de

*) Le Faubert est une espece de balay, composé de fils de carret, noućs ensemble par un bout, attaché à un manche de bois gros & long comme un bâton. Ces fils de carret sont pris des vieux cordages; ainsi noućs & lićs ensemble, ils réprésentent à peu près une grosse & longue queuë de cheval. Ce balai sert à éponger l'eau de dessus le gaillard & les ponts, quand on les lave & qu'on les nettoye.

[page] 92

sa part, lui témoigner la joye qu'il ressent de sa venue, lui souhaiter une bonne santé & lui remettre une lettre, dans laquelle mon Maître exprime lui-même ses, sentimens.

Mr. de Bougainville lut la lettre, qui étoit conçue en ces termes: Brave Chevalier, vos hauts faits ont rendu le nom François très-celebre dans le Canada: Votre réputation est parvenue dans les parages de ma domination, sur les aîles de la Renommée, & votre nom est en telle vénération dans le cœur de mes sujets, que les Dorades, les Bonites, les Thons & les Marsouins ayant apperçu la Frégate l'Aigle que vous commandez, sont venus en bandes, m'annoncer dès-hier votre arrivée. Ils ont exprimé la joye que votre présence a répandu dans leurs cœurs, par les bonds & les sauts multipliés, qu'ils ont fait longtems en passant auprès de votre Navire. Je vous envoye cet Ambassadeur pour vous témoigner la mienne, en vous remettant la présente, & j'espere vous dire moi-même demain, combien je suis charmé de la visite que vous me rendez.

Signé Le Bon-homme la Ligne.

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A la 54 minute du I. degré de latitude, longitude 29 degrés 3 min. de ma domination septentrionale, le 9 Novembre de l'an 7763. de mon regne.

Mr. de Bougainville dit ensuite à l'Envoyé qu'il comptoit avoir l'honneur de seprésenter le lendemain devant le Bon-homme, & de lui faire sa réponse de vive voix. Que l'on donne un coup à boire au Courier, ajouta-t-il, & que l'on ait soin de son cheval: il doit-être beau; faites l'entrer; je suis curienx de le voir. On l'introduisit; il fit des cabrioles, il piaffa, battit du pied & hennit. Comme il pouvoit être fatigué du voyage, & qu'il pouvoit avoir soif, on lui présenta un verre de vin: il le but. Le Courier dit qu'il avoit deux têtes, l'une à l'avant, l'autre à l'arriere, on donna donc un verre de vin à la tête de l'arriere.

Sur le point de se retirer, le Courier présenta de la part du Bon-homme la Ligne, un oiseau au Commandant; comme un témoignage de la bienveillance de l'illustre Président de ces parages. C'étoit l'oiseau que l'on venoit de prendre à la main, duquel j'ai parlé ci-devant. Mais,

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comme nous ignorions tous sa prise;, nous ne fûmes pas peu surpris de ce présent. on le prit d'abord pour un oiseau artificiel. Il fit voir, en pinçant avec son bec, qu'il étoit non seulement naturel, mais plein de vie. On l'examina, & voyant que c'etoit un oiseau d'eau, la surprise n'en fut que plus grande.

Après-souper, on monta sur le gaillard d'arriere, on y dansa au son du Tambourin; puis au son de deux violons, des menuets, des contredanses, &c. jusques à près de dix heures, que l'on se retira.

Jeudi 10 Novembre.

Nous avons passé la ligne sur les cinq heures du matin, au 29 degré 3 min. de longitude estimée, avec un vent de Sud-Est, petit frais, & quelques grains, la mer très-houleuse, & nous avons fait route S. S. O. 4 deg. au plus près l'amure bâbord à bonnes voiles. Nous avons vû sur les dix heures un oiseau, nommé Frégate.*) A midi la route a vallu le S. S. O. 5 deg. O.

*) On troure assez communément cet Oifeau à 400 lieuës de terre, quoique l'on dise qu'il ne peut se reposer sur l'eau, sans y périr, comme il arrive à ceux qui n'ont pas l'habitude d'y vivre. Ses jambes sont courres, grosses & ramassées. Ses piés ne sont pas palmés, mais armés de grises fortes & aigues. On en voit qui ont neuf piés d'envergûre du bout d'une aile au bout de l'autre. Au moyen de la grandeur de ses aîles déployées, il se soutient facilement en l'air, en leur donnant un mouvement presqu'insensible. Il s'éleve quelquefois si haut que l'œil le plus pénétrant le perd de vûë. Lorsqu'il s'approche des Navires, il voltige autour des girouettes, s'en éloigne & s'en rapproche bien des fois; mais sans se poser. Sa grosseur est à peu près celle d'une poule. Son regard est perçant & assuré. Il fond sur sa proye avec une vitesse incroyable, & s'en saisit avec ses griffes & son bec, dont la partie supérieure est arquée. Les mâles ont une membrane rouge & boutennée, qui leur descend du bec jusques vers le milieu du cou. Les plumes du ventre sont d'un gris blanc, qui le fait paroître blanc à une certaine hauteur. Celles du dos & des aîles sont brunes. Il vit de poissons volans, qu'il saisit adroitement en rasant la surface de la mer, lorsqu'ils volent, pour éviter d'être la proye des Bonites & des autres poissons leurs ennemis. On dit qu'il poursuit aussi les Goëlans, & les autres oiseaux de mer, pour leur faire dégorger les poissons qu'ils ont avallés, & pour s'en saisit lui-même.
Je ne sçai trop pourquoi on a nommé Frégate cet oiseau-là, amoins que ce ne soit par comparaison de la vitesse de son vol avec la legereté des Navires qui portent le même nom, & qui ordinairement sont meilleurs voiliers que les autres.
N'ayant pu en voir de plus près que le haut du mâts, je ne puis en donner le description que d'après ceux qui en ont vûs & touchés. Le Pere Labat, (Nouveaux Voyages, Tom. VI. pag. 395.) ajoûte à ce que j'en ai dit, que cet oiseau a les yeux noirs & grands. Il descend rarement à terre, & se tient perché, parce que la grandeur de ses aîles, & l'espace qu'il lui faut pour les mettre en mouvement, lui donne. roient trop de difficultés pour s'élever de terre. Il dit que les plumes du dos & des aîles de cet oiseau sont noires, grosses & fortes; que celles qui couvrent l'estomach & les cuisses, sont plus délicates & moins noires: celui que j'ai décrit, est peut-être la femelle, ou un jeune. J'en tuai, ajoute-t-il, quelques uns dans l'Ile où nous étions, pour avoir leur graisse….. On dit que cette graisse est admirable pour les douleurs de la goute-fçiatique, pour 'les engourdis femens des membres, & autres accidens, qui arrivent par des humeurs qui ne cuxotent par. On doit faire chauffer la graisse; & pendant qu'elle est sur le feu, faire de fortes frictions sur la partie affligée; afin d'ouvrir les pores, & mê1er de bonne eau de vie, ou de l'esprit de vin avec cette graisse, au moment que l'on veut en faire l'application.
On peut mettre un papier broüillard imbibé de ce mélange, sur la partie, avec des compresses & une bande, pour les tenir en état.

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Latit. estimée Sud 0 = 13.
— — observée 0 = 10.
Longitude estim. 29 = 3.
Chem. estim. 23 li. ⅓.
Variat. est. 1 d. N. O.

Baptême de la ligne.

Vers les deux heures après-midi, l'on commença sur le gaillard d'arriere, à disposer une baignoire pleine d'eau de mer, & des seaux: on tendit à bâbord & à stribord une corde nommée la ligne, qui sert à sonder; & le tambourin battit pour faire assembler tout le monde sur le mê-

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me gaillard. Le tems étoit fort propre à la cérémonie: car il faisoit très-chaud. On plaça auprès de l'escalier qui descend à la chambre, un banc couvert du pavois, qui avoit servi, la veille, de caparaçon à la monture du courier; & l'on disposa ainsi un siege, ou Thrône, au Seigneur Président de la Ligne, à son Chancelier & au Vicaire qui devoit administrer le bâtême.

Tout le monde étant assemblé, on demanda de la grande hune, avec un porte voix; Comment nomme-t-on le Navire,

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que je vois là-bas, dans mes parages? On le nomme l'Aigle, répondit le Capitaine. — Qui le commande? — Mr. le Chevalier de Bougainville. — Jen suis charmé; je le verrai avec plaisir dans ma société, avec les cérémonies accoûtumées. Je reçus hier de ses nouvelles; & je vais lui en marquer ma satisfaction, en descendant dans son Navire avec toute ma Cour. A la bonne heure, répondit Mr. de Bougainville. Expression marine, pour dire que l'on a entendu l'in-

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terrogation, & qu'on y applaudit en donnant son consentement.)

Dans le moment, un Matelot, ayant pour tout habillement une culotte gaudronnée, sur les épaules une peau de mouton avec sa laine, barbouillé de rouge & de jaune par placards, un bonnet sur la tête, fait aussi de peau de mouton peinte, surmonté de deux cornes de bœuf, parsemé de quelques morceaux de bois noircis, de plumes de dindes & de poules; la poi-

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trine, les bras, le ventre, les jambes & le visage également barbouillés de rouge & de jaune, détrempés à l'huile, & une grande moustache noire. Ce Matelot ainsi accoûtré descendit de la grande hune par les hautbans de bàbord, ayant une chaine de fer autour de corps, en façon de ceinture. Il en tenoit le bout d'une main; de l'autre il portoit le croc du coq, qui sert à tirer la viande de la marmite.

Six Mousses le précédoient nuds, peints de jaune, & de rouge depuis les pieds jusques par dessus la tête, les uns par placards, les autres par bandes croisées à la maniere des Sauvages.

Arrivés sur le gaillard, le Matelot les arrangea, leur fit mettre le pouce sur la ligne ou corde tendue, & les contraignit de danser, au son du tambourin, pendant un demiquart d'heure. Ils s'approcherent ensuite de la baignoire, & le Matelot leur jetta quelques seaux d'eau sur la tête.

Alors on annonça la descente du Seigneur Président de la Ligne, par des haricots blancs, que l'on jetta en guise de dragées, de la grande hune sur le gaillard. Le Bon-homme la Ligne, précédé de toute

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sa Cour, prit la même route que le Matelot & les Mousses; il descendit lentement, & majestueusement. Sa Cour étoit composée du second Maître, des Contremaîtres, du Pilote, & du Canonier. Le premier Maître représentoit le Bon-homme la Ligne. Il étoit couvert de peaux blanches de mouton avec leur laine, cousues ensemble, pour former un habillement d'une seule piece. Son bonnet de même étoffe lui descendoit jusques sur les yeux. Un paquet d'étoupes mêlées avec la laine, lui servoit c' perruque, & de barbe. Il avoit un nés postiche de bois peint. En guise de cordon il portoit d'une épaule à l'autre un chapelet de pommes de racage, grosses comme des œufs d'oyes.

Les gens de sa suite étoient affublés à peu près de même, excepté que quelques uns avoient les bras les jambes nues, peintes de rouge & de jaune ainsi que le visage, décoré de grandes moustaches noires, & de longs nés postiches de bois. L'un portoit une masse, ou casse-tête à la Sauvage, l'autre un arc, celui-là une hache, celui-ci un calumet. Auprès du Seigneur Président étoit son Chancelier, por-

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tant son Sceptre, fait d'une espece d'écouvillon (instrument qui sert à laver le canon, quand on le rafraîchit après qu'il a tiré.) Le Maître Canotier, habillé en femme, & fardé avec du gros rouge à l'huile, se tenoit auprès du Bon-homme, qui l'appelloit sa sille. Le Vicaire à son côté étoit vêtu d'une espece de robe de toile, pleine de brais & de gaudron; une corde grosse comme le pouce, lui servoit de ceinture. Il portoit un bonnet carré de carton noirci, un masque de même, une étole de toile, peinte en rouge, & tenoit un livre à la main. Un Mousse ayant un bonnet carré rouge & noir, un autre Mousse portoit un encensoir de bois, auquel étoit des ficelles en façon de chaines, & de l'autre main un réchaut avec du feu pour mettre les parfums, composés de brais & de gaudron. Un troisieme Mousse tenoit un arc & une fléche; enfin un quatrieme portoit un bassin & un pot à l'eau plein d'eau de mer pour servir au Baptême.

Tout ce monde descendu sur le gaillard, & l'équipage y étant assemblé, le Seigneur Président demanda à parler au Commandant, qui se présenta aussitôt pour le recevoir. Soyez le bien venu; je suis char-

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mé de vous voir, Mr. le Chevalier, dit le Bon-homme la Ligne: excusez-moi si je ne vous fais pas de longs complimens; j'ai la poitrine si foible, qu'à peine puis-je parler. N'en soyez pas surpris; je suis âgé de 7763. ans; je ne puis même presque plus écrire. J'ai chargé mon Sécretaire de le faire pour moi; & voila une lettre, qui suppléera à ce que j'aurois pu vous dire, ainsi que mou Chancelier. Je suis descendu de mon Palais exprès pour vous recevoir dans ma societé. J'espere que vous ne ferez pas difficulté de vous soumettre à la cérémonie du Baptême en usage pour cet effet. Mr. de Bougainville prit la lettre, la lut; & lui répondit: à la bonne heure. Il salua ensuite la fille du Bon-homme; & après l'avoir félicité d'avoir une fille si jolie, il s'approcha de la Ligne, ou corde tendue. Les Officiers du Bon-homme l'y accompagnerent, & le Seigneur Président fut s'asseoir sur son thrône pavoisé, ainsi que sa fille & son Chancelier.

Les Officiers lierent le pouce de la main gauche de Mr. de Bougainville sur Ligne, avec un ruban rouge. Nous nous y plaçames ensuite en rang d'oignan, Mrs. de Nerville, de Belcourt,

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L'huillier & moi, & on nous attacha aussi le pouce de la main gauche avec le même ruban.

Ayant un air grave, & son livre à la main, le Vicaire s'approcha de Mr. de Bougainville. A la gauche du Vicaire étoit le Porte-Sceptre, du Sr. Président; à sa gauche deux Mousses en Sauvages, l'un portoit une assiette couverte d'ue serviete pliée, pour recevoir le tribut, qu'ils appellent rachat, parce que l'on se contente de verser un peu d'eau de mer sur la tête de ceux qui se rachetent, au lieu de les plonger dans la mer, comme l'on fait quand on donne la cale. *) L'autre

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*) La cale est une punition que l'on fait subir à ceux de l'équipage, qui sont convaincus d'avoir volé, blasphémé, on excité quelque révolte. Il y a deux sortes de cale, l'ordinaire & la secbe. La cale ordinaire consiste à conduire le criminel vers le platbord, ou passe-avant, au dessous de la grande vergue. Là on lui passe un bâton entre les jambes sur lequel on le fait asseoir, pour le soulager. Il embrasse un cordage attaché à ce bâton, & qui passe par une poulie suspendue à un des bouts de la vergue. Trois ou quatre Matelots hissent cette corde, le plus promptemeut qu'ils peuvent, jusqu'à ce qu'ils ayent guindé le patient à la hauteur de la vergue. Ils lâchent ensuite le cordage tout à coup, ce qui précipite le crimiminel dans la mer. Quelquefois pour augmenter la peine en augmentant la rapidité de la chûte, on lui attache un boulet de canon aux piés. Ce supplice se réitere autant de fois que la sentence la porte; ce qui va même jusques à cinq.
On l'appelle cale secbe, quand le criminel est suspendu à une corde raccourcie de maniere, que dans sa chûte, il ne descend que jusqu' à la surface de l'eau, & n'est pas plongé dans la mer. C'est une espece d'estrapade. Ce châtiment est rendu public par un coup de canon, pour avertir tous ceux de l'Escadre d'en être les spectateurs.
Les Hollandois pratiquent une autre cale, qu'ils appellent la grande cale. Pour la donner, on conduit le coupable au bord du Navire, on lui lie une corde au milieu du corps. Un bout de cette corde est attachée au bord du Vaisseau: ou au bout de la vergue amenée; l'autre bout passe sous la quille, & est tenu de l'autre côté du Navire par quelques uns des plus forts & des plus robustes Matelots. On met quelque chose de pesant autour du corps, ou aux piés du criminel, pour le faire plus enfoncer dans l'eau.
Le coupable étant jetté à la mer, à l'ordre qu'en donne le Quartier-Maître, ceux qui tiennent la corde au bord opposé, la tirent le plus vîte qu'ils peuvent, de sorte que le patient passe rapidement sous la quille. On réitere autant de fois que la sentence le porte.
Ces châtimens sont rudes, & dangereux pour la vie-même surtout la grande cale. Car le moindre défaut de diligence, ou d'adresse, de la part de ceux qui tirent la corde, ou quelqu'autre accident, peut être cause que celui que l'ou tire se rompe un bras, ou une jambe, & même le cou, ou quelqu'autre partie du corps froissée contre la quille. Aussi met-on cette cale au nombre des peines capitales. Nos Matelots François regardent let deux autres au moins comme infamantes.

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Mousse tenoit un arc d'une main, & de l'autre un encensoir. C'étoit un morceau de bois, creusé en forme d'écuelle à trois anses, suspendue à trois bouts de corde. On ne plonge plus dans la mer pour donner le Baptême; parcequ'on a fait réflexion que cette cérémonie deviendroit très-dangereuse, à cause des Requins qui pourroient roder autour du Navire, & emporter une cuisse au moins à celui qui auroit le malheur d'en être mordu. On a substitué à ce baptême celui de la bagne, ou baignoire, sur le bord de laquelle on fait asseoir celui qui ne s'est

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pas racheté, ou à qui l'on veut faire piece; comme nous le verrons ci-après.

Les choses ainsi disposees, le Vicaire dit à Mr. de Bougainville: "Pour être reçu dans la noble & puissante societé du Seigneur Président de la Ligne, il faut prendre, au préalable, quelques engagemens, que vous promettrez d'observer. Ces engagemens n'ont pour objet que des choses raisonnables. A la bonne heure, répondit Mr. de Bougainville. Promettez-vous, dit alors le Vicaire, d'être bon Citoyen, & pour cet effet de travailler à la population, & de

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ne pas laisser chômer les filles, toutes les fois que l'occasion favorable s'en présentera? — Je le promets. — Promettez-vous de ne jamais coucher avec la femme d'un marin? — Je le promets. — Promettez-vous de faire prendre les mêmes engagemens, & d'employer les mêmes, ou de semblables cérémonies, à l'égard de ceux qui n'auront pas passé la Ligne, quand ils s'y trouveront avec vous? — Je le promets." Mettez donc la main sur ce livre sacré, en témoignage de vos engagemens. Mr. de Bougainville y toucha sur une estampe, qui repré-

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sentoit, un Génie ou Ange & une jeune fille qui s'embrassent tendrement. C'est celle de la 47 page du livre qui a pour titre Sentimens d'un Chrétien, touché de l'amour de Dieu. Au bas de cette estampe est écrit: quis mihi det te fratrem meum sugentem ubera matris meœ, & inveniam te foris, & deosculer te. Cant. 8. Le Vicaire fut rendre compte au Seigneur Président, de la Ligne des engagemens de Mr. de Bougainville: & le Bon-homme répondit: dignus est intrare in nostro docto corpore: admittatur. Alors le Vicaire retourna à Mr. de Bougainville, & lui dit: Le Seigneur Président de la Ligne vous juge digne d'étre admis dans la société dont il est le Chef, & m'a chargé de vous y recevoir par l'administration de son Baptême. Comment vous nommez-vous? Louis, répondit Mr. de Bougainville. Hé bien; Ego, nomine Reverendissimi Domini Domini & Serenissimi Prœsidentis Æquatoris, te, Ludovice, admitto in societate ejus. En prononcant ces paroles, il lui versa sur la tête quelques gouttes d'eau de mer. On délia le pouce de Mr. de Bougainville, qui mit de l'argent, dans l'assiette, sous la serviette,

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& le Vicaire l'encensa. On passa à Mr. de Nerville à qui le Vicaire fit les mêmes questions; & ainsi successivnment aux autres Passagers & Officiers avec les mêmes cérémonies.

Etant parvenu à un Garde-Marine ou Pilotin, assez mauvais sujet, & haï de presque tous, le Vicaire lui dit que le Seigneur Président ordonnoit qu'il fut reçu avec toutes les cérémonies en usage. En conséquence, il lui posa un bout de son étole sur la tête, marmotta quelques paroles, & puis lui fit baiser cette étole peinte à l'huile tout fraîchement. Il prit ensuite du noir à l'huile dans un petit pot, que tenoit un Mousse, & lui en appliqua au front & aux joues. On le délia de la Ligne, & on le conduisit à la bagne, sur les bords de laquelle étoit posé, dans des entailles, un bâton sur lequel on le fit asseoir. A peine s'y futil placé que l'on retira prestement le bâton, & le Pilotin se trouva le cul enfoncé dans l'eau, dont la bagne étoit à demi pleine. A cette bagne est aussi ajusté une corde, de maniere qu'en en tirant un un bout, au moment que le Catécume-

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ne enfonce dans la bagne, cette corde le saisit par le milieu du corps, & l'y tient assujetti, sans qu'il puisse s'en débarrasser, que lorsqu'il plait de lui donner le liberté. Dès que le Pilotin s'en trouva saisi, on lui barboüilla de noir & de rouge toute la tête & le visage: on lui versa au moins cinq ou six seaux d'eau sur la tête: puis on le laissa aller.

On en vint ensuite à deux Demoiselles Acadiennes, auxquelles le Vicaire demanda si elles étoient pucelles? elles répondirent, oui. Promettez-vous, leur ditil ensuite, de ne pas manquer à la foi conjugale, si vous épousez un Marin. La promesse faite, il leur mit tant soit peu de noir au front, au nez, aux joues & au menton; & après leur avoir versé de l'eau sur la tête, elles se retirerent. La sœur de l'une des deux s'étoit cachée pour n'être pas exposée à recevoir de l'eau sur le corps. On la trouva, & 1'on voulut la contraindre à venir recevoir le baptême; mais le Vicaire averti qu'il y avoit des raisons pour qu'elle ne s'exposât pas au batême de l'eau, lui dit qu'il se contenteroit de lui mettre des mouches aux visage. Elle se présenta, & il tint pa-

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role. Deux semmes mariées ne furent pas baptisées, parce que leurs enfans dans le bas âge qu'elles ne pouvoient pas abandonner, crioient & se cachoient par la peur que leur inspiroient les figures grotisque des gens de la suite du Seigneur Président de la Ligne.

Quelques autres furent ensuite baptisés & barboüillés de noir & de rouge, mais on ne les fit pas placer sur la bagne; parce qu'ayant commencé à jetter quelques seaux d'eau sur les baptisés, ceux-ci, pour avoir leur revanche en jetterent aussi. Ceux qui avoient été moüillés, voulurent moüiller les autres; ce fut à qui plus en jetteroit; de façon que tous ceux qui se trouverent sur le gaillard furent aussi moüillés que s'ils étoient tombés dans la mer. On ne se contenta pas de sïnonder d'eau; ceux qui avoient été noircis frotterent leur visage à celui des autres qui ne l'étoient pas; tout l'Equipage ou presque tous furent ainsi barboüillés, & ils ne cesserent la farce, que lorsqu'ils en furent las. Ce contretems fit perdre au Bon-homme, & à sa suite une partie du tribut, que lui auroient payé quelques uns de deux, qui ne furent pas baptisés

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avec les cérémonies ordinaires. Le reste de la soirée se passa en danses, & à différens jeux.

Cette farce est en usage dans les Navires de toutes les Nations de l'Europe qui passent sous la Ligne. Mais il n'y a pas d'uniformité déterminée pour les cérémonies usitées en ce cas-là. Chaque Nation en imagine de conforme à son gênie & à son caractere. Chaque Navire se comporte même dans cette occasion, suivant le plus ou moins d'esprit de ceux qui y président. Quelquefois celui qui baptise donne à chaque baptisé un nom pris de quelque Baye, de quelque Cap, ou de quelque Morne remarquable sur une le, ou sur une côte; mais on tâche d assorrir ces noms de maniere qu'ils expriment le caractere, l'humeur, la figure ou l'inclination de celui, ou celle, à qui on le donne. En général on appelle cette cerémonie le Baptême ou le rachat's le baptême, à cause de l'eau dont on inonde ceux qui passent la Ligne pour la premiere fois; le rachat, à cause du tribut que payent ceux qui ne veulent pas être inondés Ce tribut est ordinairement volontaire de la part de celui qui paye. Quel-

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quefois ce sont les farceurs-même qui l'imposent, en gardant néanmoins la proportion convenable aux facultés des Tributaires. Quand ils n'imposent pas le tribut en argent, c'est en vin, en eau de vie, en jambous, & autres choses de cette espece; quand le Capitaine du Navire, qui n'en est pas plus exemt que les autres, passe la Ligne pour la premiere fois.

Lorsque le Navire dans sa route ne doit pas passer la Ligne, mais seulement le Tropique, ceux des Equipages qui l'ont déja passé, ne voulant pas perdre ce droit de tribut, se sont avisés de nommer le Tropique, le fils aîné du Bon-homme la Ligne, héritier présomptif de ses droits. Ils jouent en conséquence, au passage du Tropique, la même farce que les autres sous l'Equateur. Ils ont même imaginé de faire cette cérémonie, quand un Navire double, pour la premiere fois, le Cap St. Vincent, pour passer le Détroit de Gibraltar. Les Navires qui vont à les pêche de la Morue, observent la même pratique, lorsqu'ils approchent du Grand banc de Terre-Neuve.

Les vents regnerent dans l'après-midi au S. E. & au S. E. ¼ S. assez bon petit

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frais. Sur le soir le tems devint un peu nébuleux; mais quelques petits grains & un peu de pluye le nettoyerent.

11 Novembre.

Pendant la nuit il a fait beaucoup d'éclairs sans tonnerre, & la mer étoit agitée d'un gros houl venant du S. E. Nous avons tenu la route au S. O. ¼ S. 4 deg. 30 min. S. elle nous a vallu par estime dans les 24 heures le S. O. 2 deg O.

Chemin 26 ⅓ lieuës
Latit. estimée Sud 1 = 14.
— — observée 1 = 6.
Longit. 29 = 52.
Variation ortive N. O. 30 minutes.

A midi nous avons viré de bord, le Cap à l'E. ¼ N. E. Sur les six heures du soir, le vent étant revenu au S. E. nous avons repris notre route, en remettant bàbord amure. Quelques grains ont fait passer le vent du S. E. à l'E. S. E. bon frais ce matin.

12.

Nous avons fait route S. ¼ S. O. 5 d. a vallu le S. 5 deg. O.

H

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Latit. observée Sud 1 = 46.
— — estimée 1 = 54.
Longitude. 29 = 56.
Chemin 26 li. ⅓.

Continuation de beau tems, le vent à l'E. ¼ S. E. bon frais, la mer assez belle, quoiqu'avec un gros houl du S. S. E. ce qui nous a fait aller au plus près, à bonnes voiles.

13.

Ce matin, sur les 8 heures, nous avons vû un de ces Oiseaux nommés Frégate. Il a suivi le Navire, & a voltigé autour de la girouette, pendant près d'une heure. La Route a vallu le S. S. O. 5 deg. O.

Latitude observée 3 = 20.
— — estimée 3 = 27.
Longitude 30 = 28.
Chemin 38 li. ⅔.
Variat. ortive N. O. 53 minutes.

Toujours vent à l'E. S. E. puis à l'E. bon frais, beau tems, mais la mer agitée d'un houl du S. E. qui a continué ce matin Lundi.

14.

Nous avons fait bonnes voiles, & gouverné au Sud cinq dégrés. L'estimé

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& l'observation ont fait soupçonner que les Marées, ou les Courans, portent ici au S comme l'a remarqué l'Auteur du Voyage de l'Amiral Anson. La route a vallule S. 5 deg. O.

Latit. estimée Sud 5 = 6.
— — observée 5 = 20.
Longit. 30 = 39.
Chem. corr. 41 l. ⅓.
Chemin estimé 33 lieuës.

Le bon frais a continué l'après-midi, de l'E. à l'E N. E. beau tems, la mer belle, & bonnes voiles, les bonnetes mêmes grayées, gouvernant au S. ¼ S. O.

Sur les 8 heures du soir, un oiseau semblable à celui dont j'ai donné la figure Pl. II. fig 2. s'est laissé prendre à la main sur ma Dunete. On l'a fermé dans une loge à poules.

15.

Ce matin un des Contremaîtres l'ayant tiré de sa prison, pour le mettre sur son poing, l'oiseau a pris son essor, & s'est envollé. Peu de tems après nous avons vû une Frégate, cet oiseau a rodé autour de la girouette, & a paru la becquetter plus d'une fois. Même observation sur

H 2

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les Courans que le jour précédent. Route S. ¼ S. O.

Latitude estimée S. 7 = 6.
— — observée 7 = 20.
Longitude 31 = 3.
Chemin estimé 36 lieuës.
— — corrigé 40 ⅔.

L'observation faite au coucher du Soleil a donné un degré de variation N. E. Continuation de bon frais de l'E. N. E. beau tems & la mer belle, nous avons gouverné au S. S. O. bonnettes haut & bas, ainsi que ce matin Mercredi.

16.

A midi nous nous sommes trouvés moins Sud que mon point, par la raison, sans doute, dont j'ai parlé ci-devant. Route

Latit. observée 9 = 18.
— — eststimée 9 = 12.
Longitude 31 = 57.
Chemin 40 l. ⅔.
Variation estim. 2 deg. 30 min. N. E.

Toute la soirée le vent a continué à l'E. N. E. sur le soir il a passé à l'E. S. E. Il a calmé ensuite, & nous avons continué notre route au S. S. O. avec un trèspetit frais. Le tems étant ensuite devenu

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sombre, il s'est élevé un petit grain avec de la pluye. A midi aujourd'hui

17.

Nous estimions être par la

Latitude Sud 10 = 56.
— — observée 10 = 58.
Longit. estim. 32 = 38.
Route le S. S. O.
Chemin 35 lieuës.
Variation 3 deg. N. E.

28.

Depuis hier midi le vent a regné Est & E. S. E. bon frais, beau tems, la mer belle, toutes voiles dehors, même les bonnetes. L'observation a donné un différence considérable de l'estime.

Latitude est. Sud 12 = 56.
— — observée 13 = 6.
Longit. corrigée 33 = 32.
Chemin corrigé 44 l.
Route S. S. O.
Variation occase Nord-Est 2 deg.

Le vent a continué petit frais & variable de l'E. à l'E. S. E. beau tems mêlé de tems à autre de quelques petits grains, accompagnés d'un peu de pluye.

H 3

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19.

L'observation nous a donné à midi 26 min. de différence. Route S. S. O.

Latit. est. S. 14 = 36.
— — obs. 15 = 2. Von. est. 2 = 30.
Long. corr. 34 = 22.
Chem. corr. 43 l.
— — estimé 32 l. ⅔.

Jusques à présent nous nous sommes trouvés dans ce climat comme au mois de Mai en France, les matinées & les soirées même assez fraiches, malgré que nous soyons sous la Zone torride. Nous n'avons essuyé aucunes de ces chaleurs brûlantes, dont tant de Voyageurs se plaignent dans leurs Rélations. Il est vrai que depuis que nous avons passé la Ligne équinoctiale, nous avons toujours eu au moins un peu de vent, que nous n'avons point été surpris de calmes, & que les nuages nous ont garantis des rayons du Soleil. Soit propreté, soit que notre Frégate fut neuve, nous n'avons pas été inquiétés de ces insectes, dont parlent les mêmes Rélations. Il n'y a eu jusqu'ici aucun malade dans l'Equipage. Pour contribuer à entretenir la santé, tous les soirs, après-souper, on fait dan-

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ser les les Matelots sur le gaillard d'arriere Ils sont même si portés à la joye, qu'ils jouent à la main chaude, au cheval fondu, à faire courir la savate, & le siflet, ou enfin à quelque autre jeu, qui donne de l'exercice, & nourrit la gayeté. Quelques uns, assez comiques de leur naturel, s'habillent, se masquent sous des figures les plus grotesques, & se présentent successivement, on entrent par bandes, sur le gaillard, où ils dansent des Menuets, des Contredanses, des Gavottes Allemandes, Angloises & Matelotes. La plûpart ont appris ces danses, pendant qu'ils étoient prisonniers de guerre dans les ports de la Grande Bretagne. Le plus grand nombre s'en est échappé aux risques de leur vie, dans des VaisseauX neutres, dans des bâteaux de pêcheurs, & môme dans des petits canots, qu'ils enlevoient des ports. Plusieurs m'ont assuré que les Anglois favorisoient ces fuites, tantôt en traitant pour le passage de ces prisonniers avec les Capitaines des VaisseauX neutres; tantôt en leur vendant leurs bâteaux. Quelques uns prêtoient des habits pour le déguisement, d'autres avançoient de l'argent, d'autres en donnoient par chari-

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té, d'autres enfin les chargeoient de lettres de recommandation pour leurs amis de Londres, on pour ceux des Ports où ils pensoient que ces Prisonniers pourroient s'embarquer avec moins de risques. Ils faisoient plus encore; pour leur faciliter un certain bien-être dans les prisons où ils étoient détenus, ils les encourageoient par des libéralités, payoient très généreusement les petits ouvrages de main, que quelques-uns de ces prisonniers faisoient. jusqu'à acheter d'eux des petites figures de la Vierge, de Saints &c. faites de bois, sculptées aussi mal qu'on peut le faire avec un couteau & un canif, & quand on ne l'a pas appris. Un de nos Matelots qui s'en mêlcit, m'a dit plus d'une fois, qu'on les lui payoit la valeur d'un écu de trois livres, & qu'on lui recommandoit seulement de ne s'en pas vanter parmi les Anglois. Belle leçon d'humanité & de charité!

La gayeté & la propreté sont des choses auxquelles les Capitaines devroient donner beaucoup d'attention. Elles ne contribuent pas peu à prévenir toutes les maladies, qui affligent ordinairement les Marins. C'est dans la même vûë, que

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l'on doit toujours mêler un peu de vinaigre dans l'eau qu'ils boivent journellemént; & que l'on met dans un tonneau, nommé charnier. On mettoit celle de la chambre, ou que l'on servoit à la table des Officiers, dans de grands vases de terre, au fond desquels on avoit mis des petits cailloux à la hauteur d'un demi-pié on davantage. Apràs qu'elle avoit été transvasée des tonneaux dans ces grands vases, nommés jarres, exposés à l'air sur le gaillard, ou auprès, on les y laissoit dépurer pendant trois ou quatre jours, avant que d'en boire. On prétendoit que ces cailloux en attiroient le limon.

Il est bon d'observer que l'eau que nous avons embarquée à St. Malo, n'a pas souffert la moindre altération, comme il arrive ordinairement entre les deux Tropiques. Le biscuit s'est également très-bien conservé. Il n'y a eu que quelques choux marinés, & quelques petits tonneaux de daubes de veaux, qui ayent été un peu gâtés: ce qui, vraisemblablement, doit être plûtôt attribué au défaut d'apprêt qu'au climat des Tropiques.

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20.

Le vent a continué à l'E. N. E. & à l'E. ce matin Dimanche 20. la mer belle, toutes les voiles dehors, faisant route du S. S. O. du compas. A huit heures du matin nous avons pris un Marsouin, pesant environ 100 livres. Je l'ai peint au naturel, sans cependant garder de proportion'pour sa grandeur. On le voit à la figure I. Planche II. On nous en a servi un plat à diner, & je l'ai trouvé, ainsi que plusieurs autres convives, beaucoup moins mauvais que l'on ne le disoit. *)

*) Plusieurs regardent le Marsouin, comme une espece de Baleine, & le nomment aussi Soufleur, Il y en a différentes especes. Les uns ont le dos gris presque noir, & le ventre d'un gris beaucoup plus clair. D'autres sont d'un gris presque blanc, ce qui leur a fait donner le nom de Marsouins blancs. Ceux que nous avons pris, & dont je donne ici la figure, avoient la tête faite, non comme le grouin d'un cochon, mais presque semblable à la tête d'un oiseau, revêtue d'une peau épaisse & grise, ainsi que le bec armé d'un bout à l'autre de dents aigues, blanches & de la forme de celles du brochet. Ils avoient une ouverture (A) sur la tête par laquelle ils lançoient de l'eau, après quoi, il en sortoit de l'air, qui rendoit un sou à peu prés semblable au grognement d'un Cocchon. Leur queuë étoit disposée horisontalement, contre l'ordinaire des autres poissons, chez qui elle est perpendiculaire, quand ils sont posés sur le ventre. Elle sert sans doute de point d'appui au Marsouin pour s'élancer si haut hors de l'eau; & lui donner la facilité de faire en l'air les tours de broche, dont j'ai parlé dans un autre article. Il leur suffit, pour cela, de s'appuyer plus sur un côté de la queuë que sur l'autre, en s'élançant. De cette disposition de leur queuë vient apparemment aussi leur manier de nager, comme s'ils sortoient de l'eau, & s'y replongeoient à l'alternative. Celui, dont je donne ici la déscription, (& tous ceux que nous avons pris lui ressembloient,) est, je pense, de l'espece de ceux que l'on nomme Mene de Mer. Car la partie autérieure de la têre se termine en bourlet près de la racine du museau, ou bec, & y forme comme les bords d'un coqueluchon. Il a le dos noirâtre & le ventre d'un gris de perle, un peu jaunâtre, moucheté de taches noires & d'autres gris de fer. Il a trois nageoires arquées & très épaisses, une sur le dos, deux autres sous le ventre. Elles sont, ainsi que la queuë, recouvertes d'une membrane, ou peau grosse, & épaisse, laquelle enlevée, laisse apercevoir cinq cartilages blancs, disposés comme les doigts de la main, & articulés en phalanges.
Les Marsouins vont presque toujours en troupes, & nagent de front, comme s'ils étoient rangés eu ordre de bataille. Il semblent aller chercher la vent. Nous avons remarqué qu'ils prenoient toujours leur route du côté d'où le vent s'élevoit peu de tems après qu'ils avoient passé. Il n'est point de poisson qui ait, peut-être autant de force que le Marsouin, proportionellement à sa grosseur. Dans le nombre de ceux que nous avons harponnés, deux ou trois se sont débarassées du harpon, soit en se déchirant le dos, soit en brisant le harpon-même; quoique la barre de fer, dont il étoit composé, fût grosse comme le pouce. Ceux que nous avons pris ont toujours forcé cette barre, & l'un d'eux l'avoit tordue, comme le commencement d'une vis. La chair de ce poisson exhale une odeur si forte & si tenace, que mes mains, après l'an tomie que j'en ai faite, ont conservé cette odeur plus de trois jours, quoique je les eusse lavées bien des fois avec du vinaigre. Il en est de même de celle du Requin.

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J'avois fait l'anatomic de la tête & des nageoires, que je voulois conserver. Mais les ayant suspendues sur nos Dunetes, près du bâton de Pavillon, quelques Matelots, en faisaut la manœuvre, les firent, par mégarde, tomber à la mer. A midi la hauteur prise a donné.

Latit. observée Sud 16 = 44.
— — estimée 16 = 43.
Longitude corr 35 = 10.
Route estimée le S. S. O. 4 deg. O.
Chemin 37 lieuës ⅓.
Variation estim. 3 deg. N. E.

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De l'E. N. E. où le vent avoit régné depuis midi, il a passé au Nord, bon petit frais, beau tems, mais la mer agitée d'un assez gros houl venant du Sud-Est.

Ayant apperçu un changement de couleur dans l'eau de la mer, on a pris le parti de jetter la sonde: précaution d'autant plus nécessaire dans les parages où nous sommes, que l'on ne peut gueres compter sur les Cartes. Les Hollan-

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doises rapprochent les côtes du Bresil à l'Est près de 60 lieuës plus que les Cartes Françoises. Nous nous trouvons d'ailleurs, suivant notre estime, & la hauteur du Soleil observée, au travers, ou bien près des bancs de rochers & de gravier nommés los Abrollhos, dont la longueur, la largeur & le gissement ne sont pas assez exactement connus, ni déterminés dans les Cartes, pour que l'on puisse s'y fier.

On jetta donc la sonde, sur les 7 heures ½ du soir. Nous filâmes cent-trente-

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cinq brasses de ligne, sans trouver de fond. Un moment après, un troisiéme de ces oiseaux, dont j'ai donné la figure dans la Pl. II. fig. 2. & que je croit être un de ceux que l'on nomme oiseaux du Tropique, vint se poser sur le bàbord du gaillard d'arriere, où on le manqua. Il fit le tout du Navire, & s'étant posé à bàbord sur le gaillard d'avant, un Matelot l'y prit à la main. On l'enferma dans une loge de la cage à poules, dans le dessein de lui attacher le lendemain un ruban au Col, sur lequel on se proposoit d'écrire: j' ai été pris sur la Frégate Françoise l'Aigle le 20 Novembre 1763. à la hauteur de 16 deg. 44 min. longitude 35 = 10, & remis en liberté le 21 au matin. A minuit on a sondé une seconde fois, sans trouver de fond.

21.

Ce matin lundi 21. sur le six heures ½, un des Maîtres ayant voulu examiner l'oiseau pris la veille, ne l'a pas tenu avec assez de précaution; il lui a échappé, & nous a privé du plaisir que nous aurions en de lui attacher le ruban dont j'ai parlé. Depuis que nous avions donné la liberté au second de cette espece d'oiseaux tous

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soirs sur les huit heures, il en venoit un roder & voltiger autour de nos Dunettes. A midi la route à vallu par estime le S. S. O. 4 deg. 30 m. O.

Latitude estimée Sud 18 = 33.
Longitude — 36 = 7.
Chemin 40 li. ⅓.
Variation estimée 4 deg. 30 min. N. E.

De l'Eft-Nord-Est le vent a passé au N E. bon frais, avec un tems sombre, & la mer assez belle. Ayant encore reconnu du changement dans la couleur de la mer, dès le matin du même jour 21, & ayant continué toute la journée, on a jetté la sonde à huit heures du soir. A 35 brasses on a trouvé fond, & la sonde a raporté du corail, des morceaux de coquillages & de la pierre pourrie. A dix heures on a sondé de nouveau, & l'on a trouvé même fond à 30 brasses. A minuit aujourd'hui

22.

On a sondé sans trouver fond: à deux heures encore sondé, & à 40 brasses même fond que ci-devant. A 4 heures, sans fond Le Banc des Abrolhos s'étend plus au Sud que ne le marque la Carte Françoise.

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Il faut observer que l'Auteur du Voyage de l'Amiral Anson, se trouvant dans la même latitude & même longitude estimées, avoit sonde & trouvé même fond que nous, ce qui nous a un peu servi de renseignement. Cette différence de sonde successive avec fond & sans fond est d'autant plus à remarquer, que nous n'avions pas changé de route à l'estime d'une demi-lieuë; que depuis midi nous faisions la route du S. O. du compas, jusqu'à sept heures & trois quarts que nous avons sondé: ensuite celle de S. ¼ S. O. jusqu'à dix heures, puis celle du Sud jusqu'à minuit, que nous sommes revenus au S. S. O. après avoir fait deux lieues deux tiers; à deux heures trouvé fond, & à quatre, faifant même route, & même chemin de cinq à cinq mille & demi par heure, sans fond.

A midi nous avons observé le Soleil au Zenit, & nous n'avons pu qu'estimer la hauteur. Nous avons même observé quelques minutes après que nous avons eu dépassé le Soleil, & lorsque nous avions l'ombre au Sud. On a donc estimé

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La latitude Sud 19 = 48.
— — observée 20 = 11.
Longitude 37 = 4.
Chemin estimé 30 li. ⅓.
Route S. O. ¼ S. 3 deg. O.

Environ les trois heures après-midi, nous avons sait signal à un Navire que nous voyions depuis quelques heures, parce que nous pensions que ce pouvoit être la Corvette le Sphinx. Il sembloit venir à nous, & faisoit route O. S. O. Alors nous avons diminué de voiles pour l'attendre. Mais voyant qu'il ne répondoit pas au signal, & ayant observé qu'il n'avoit que deux mâts, nous avons jugé que céroit un Senau Négrier, qui alloit à Rio-Janeyro. Le vent étoit au N. E. bon srais & beau tems, quoiqu'un peu sombre. Nous avons tenu la route du S. O. jusqu'à neuf heures du soir, que nous sommes revenus au S. O. ¼ S. A minuit nous avons sondé, sans trouver sond. A quatre heures, nous avons fait route au S. O. ¼ O. & à sept heures du matin, aujourd'hui

Mercredi 23 Novembre.

Nous avons vû la Terre du Bresil à 6 heures du matin dans l'Ouest & O. N. O.

I

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environ à quinze lieues de distance. Nous sommes alors revenus au vent, pour accofter cette Terre; mais, à dix heures, le tems s'étant engraiss'é, nous l'avons perdue de vûë. La mer nous ayant aussi paru changée, nous avons sondé & trouvé fond de sable fin à quinze brasses. A onze heures fonde de rechef, & trouvé même fond. A midi la route a vallu par estime le S. O. ¼ O. 2deg 15 min. O.

Latitude estimée Sud 21 = 34.
— — obs douteuse 21 = 8.
Longitude eft. 38 = 56.
Longitude corrigée, 43 = 0.
Chemin estimé 40 li. ⅔.
— — corrigé 54 -

En pointant la carte on s'est trouvé à soixante-dix lieuës éloignés de la côte du Bresil, Est & Ouest de la pointe de Sud de l'entrée de la Riviere du Saint Esprit, en suivant la longitude corrigée. Nous avions alors vûë de terre: & nous nous trouvons cependant soixante lieuës plus Ouest que l'estime: ce qui confirme les observations de l'Auteur du Voyage de l'Amiral Anson, que les marées portent sur le Sud-Ouest. Il est donc très-à propos de se défier de ces marées, ainsi que des

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Cartes, surtout de la Françoise depuis la Ligne jusqu'à Rio de la Plata.

Notre premiere sonde pourroit bien avoir été faite sur un banc de sable, qui n'est pas marqué dans la Carte Françoise, au large de terre, mais que l'on trouve dans la Carte Hollandoise de Wan-Culen, marqué bon fond, à 15 ou 16 lieuës au large. C'est celui où nous avons sondé à dix & à onze heures. Celle de PeterGoos est plus sure; une de Mr. Buache est encore meilleure.

Le vent étant ensuite du N. N. E. venu au N. E. bon frais, avec un tems brumeux, une mer très-grosse & brouillée, nous avons sondé de quart-d'heure en quart-d'heure, & sur les trois heures ne trouvant que neuf brasses, nous avons mis le Cap au S. ¼ S.O. Le fond ayant encore diminué, nous sommes revenus jusqu'au S.¼ S. E. pendant une demie heure, mais voyant que la mer diminuoit encore de profondeur, & que nous ne trouvions plus que six brasses d'eau, quoique nous portions au large, nous avons arrivé, & mis le Cap au S. S. O. Alors la profondeur a augmenté peu à peu, de maniere qu'à cinq heures nous

I 2

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avions 25 brasses d'eau même fond de sable, couleur de son, mais un peu plus vaseux que sur le haut du banc. A 8 heures, nous avons mis en travers & sondé par 35 brasses, fond de sable très-blanc & brillant. A dix heures, 40 brasses, fond de coquillages pourris & un peu de corail.

24.

Quoique la derniere sonde nous eût presque tirés de l'inquiétude où nous étions, par l'erreur des Cartes sur le gissement des Côtes du Bresil, & l'omission de ce banc de sable, ou haut fond que nous venions de trouver, nous avons cru devoir continuer à sonder pour plus grande fûreté. Ainsi à minuit nous avons trouvé à cinquante brasses, même fond, mais sans corail. A 4 heures, 60 brasses même fond que le dernier; à cinq heures & demie, nous avons couru sur le S. O. jusqu'à midi.. Ce haut fond est les Basses de St Thomas, fort dangereuses de mauvais tems. Elles mettent 16 à 17 li. au large, & le haut du Banc n'a que 3 ou 4 brasses d'eau. Il y a passage près de terre. Les Navires Portugais, qui font le Cabotage de la côte du Bresil, & qui en sont

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pratiques, passent en terre de ces Basses; mais il est arrivé à plusieurs d'y toucher.

Le fond entre la terre & ces Basses est de sable comme cristal pilé, & sur le Banc il est de pierre pourrie.

Il est bon de remarquer que la Carte Hollandoise dont j'ai parlé ci-devant, ne donne pas assez d'étendue au banc de sable, qui y est nommé Bon-fond, & qu'il se prolonge jusques par les 23 degrés de latitude. J'ignore son etendue de l'E. à l'O. A midi la route a vallu, par estime, le S. S. O. 2 deg. O.

Latitude est. Sud 23 = 24.
— — observée 23 = 52.
Chemin estimé 44 li.
— — corrigé suivant la
hauteur 60 li. ⅔.

Par où l'on pent voir combien les Marées & les Courans portent au Sud & à l'Ouest. Hier à six heures du soir, le Cap saint Thomé nous restoit à peu près au N. O. du compas à 14 ou 15 lieuës.

Longit. est. depuis mon relevement d'hier 44 = 13.

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Le vent a regné au N. N. E. grand frais, le tems sombre & couvert, & nous avons fait route le Cap au S. O. jusqu'à six heures du matin aujourd'hui

Vendredi 25.

Alors nous avons gouverné à l'O. S. O. Hier à sept heures du soir, nous sondâmes, & nous ne trouvâmes pas de fond à 80 brasses. Aujourd'hui à midi, la route a vallu le S. O. ¼ O. 5 deg. S.

Latitude estimée Sud 25 = 10.
— — observée 25 = 32.
Longitude estimée 42 = 21.
— — corrigée 42 = 29.
— — suivant la terre vûë 46 = 29.
Chemin estimé 46 li. ⅔.
— — corrigé 52.
Variation occase Nord-Est 8 d. 30 m.

Le vent a passé au N. E. petit frais, le tems parfois un peu couvert, & nous avons fait la route de l'O. S. O.

26.

Depuis quatre heures du matin, il a fait calme jusques à six. On a profité de ce calme pour sonder, & l'on n'a pas trouvé fond. Un petit vent s'est levé du

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Sud, & a soufflé jusqu'à huit heures. Il a sauté ensuite à l'E. N. E.

Latitude estimée Sud 25 = 42.
Longitude estimée 43 = 25.
— — corrigée 47 = 26.
Chemin corrigé 19 li. ½.
Route suivant le Compas O. ¼ S. O.
Variation occase N. E. 10 d. 30 m.

Jusqu'à huit heures du soir le vent a regné de l'E. N. E. au N. E. petit frais. Il a fraîchi ensuite jusqu'à minuit, avec beau tems, & la mer belle.

Dimanche 27.

Après un calme de peu de durée, le vent a. passé du N. E. au N. & puis au N. N. O. petit srais, jusqu'à huit heuree du matin. Nous avons sondé trois fois pendant la nuit. A dix heures, sans trouver fond; à minuit, fond de sable gris à 90 brasses. A deux heures, 85 brasses fond de sable gris un peu vaseux. Route O. S. O. 2 deg. S.

Latitude estimée Sud 25 = 59.
— — observée. 26 = 37.
Longitude estimée 44 = 59.
— — corr. suiv. la terre 48 = 59.
Chemin 46 li. ⅓.

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Depuis midi jusqu'à 8 heures du soir le vent a regné du N. E. bon frais. Le vent est ensuite un peu tombé, & il faisoit presque calme à quatre heures du matin Lundi.

Un calme plat a succédé jusqu'à six heures. Alors il s'est élevé un petit frais, qui s'est augmenté à dix heures, avec beau tems, & la mer assez belle, mais agitée d'un houl du N. E.

Au Soleil couchant, quoique l'horison fut un peu gras, nous avions vû la terre devant nous. En faisant toujours route, nous avons sondé à sept heures du soir, & nous avons trouvé, à trente-cinq brasses, fond de vase molle, grise-noirâtre, mêlée de quelques petits coquillages. A minuit sondé encore, 31 brasses, même fond. Depuis la premiere sonde, nous, étions restés sous les deux huniers & les voiles en pointe jusqu'au jour, le Cap au N. O. ¼ O. Au jour, nous avons fait de la voile, mais il ventoit peu. Au Soleil levant, nous avons vû la terre se prolonger, & nous avons gouverné dessus, pour la reconnoitre. A huit heures,

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28.

J'ai reconnu un Islot, que quelques ques Cartes nomment Aracari. Il nous restoit au N. O. 5 deg. O. du compas, distant d'environ cinq ou six lieuës. Alors la pointe que j'ai pu distinguer la plus près de nous, étoit la pointe qui s'avance le plus à l'Est dans cette partie, formant une Presqu'Ile. Elle nous restoit à l'O. ¼ N. O. du compas, distante d'environ 3 lieuës. Route depuis hier midi, par estime, l'O. ¼ S. O.

Chemin estimé 19 li.
Latitude est. S. 26 = 57.
— — observée 26 = 58. Variat. occase
Longit estimée 45 = 58. 10 = 30m. N.E.
— du relevem. 49 = 58.

Ce qui quadre très-bien avec la vue de terre à midi.

Nous avons ensuite continué la route du S. E. ¼ S. jusques à quatre heures, avec un vent de Nord au N. N. E. bon frais, beau tems & la mer un peu houleuse. Un Orage formé dans le Sud nous a donné des éclairs & un peu de tonnerre. Le vent est ensuite tombé, &

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il a passé du Sud au Sud-Sud-Ouest; où il a resté toute la nuit, en calmiole.

Le 28. A huit heures du soir j'ai relevé la pointe du Sud de l'Ile de Gal, à O. S. O. la pointe du Nord de l'Ile Ste. Catherine au Sud-Ouest. Nous avons ensuite couru dehors, le Cap à l'Est quart Sud Est, puis au Sud-Est, jusqu'à quatre heures du matin du Mardi

29.

Suivant mon estime, nous étions deux lieuës plus au large qu'hier au soir à huit heures. Ayant fraîchi vers les quatre heures & demie, nous avons viré le Cap à O. ¼ S. O. & O. S. O. pour accoster la terre. Mais voyant qu'à peine pouvions-nous doubler l'Ile de Gal, à huit heures nous avons fait un bord au large d'environ deux lieuës; ensuite reporté à terre. A midi nous étions entre l'Ile de Gal & la pointe de celle de Ste. Catherine. Le vent étant toujours du Sud au Sud-Sud-Ouest, nous nous sommes trouvés dans la nécessité de faire plusieurs petits bords, pour gagner le moüillage, où nous sommes arrivés à

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quatre heures après midi, par les six brasses d'eau, fond de vase verte trèscoulante.

Marques du Moütillage.

Affourché Sud-Sud-Est & Nord-Nord-Ouest.

Dans cette Baye, qui forme un Canal autour de l'Ile St. Catherine, il y a trois Forts, & une batterie de Canon près du goulet, en arrivant à la Ville du côté de notre moüillage. Le premier Fort se présente à bâbord en entrant dans la Baye. Il est placé sur une pointe de l'Ile, en dedans d'un petit Ilot nommé l'Ile aux Perroquets, au Nord-Est ¼ Est, & à l'Est Nord-Est. On le nomme le Fort de la pointe grosse. Un peu plus avant, & presque vis-à-vis, est le second Fort, sur un Ilot, près de la terre ferme, au Nord-Ouest ¼ Nord du Compas. On l'appelle, le Fort de l'Ile Sainte-Croix. En entrant il se présente bien, bâti en terrasses, soutenues par des arcades. Le Commandant y fait son séjour. Le troisieme Fort plus avancé du côté de la Ville, est aussi placé sur un Ilot, distant presqu'également de la terre-ferme, & de l'Ile: On le nom-

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me, le Fort de l'Ile Ratonne. On voit les plans de ces Forts dans la Pl. IV. Nous étions mouillés entre ces trois Forts; & le Commandant nous fit entendre par des signaux, que c'étoit le meilleur mouillage: Il avoit ses vûës; car le mouillage un peu plus avancé du côté de la terre ferme, est beaucoup plus commode.

En entrant dans la Baye, nous apperçûmes le pavillon Portugais au milieu des bois, élevé au dessus des arbres, sur une hauteur de l'Isle, & placé de maniere qu'il peut être vù des deux premiers Forts. On arbore sans doute ce pavillon dès que l'on apperçoit quelque Navire en mer, pour en donner avis aux aux Forts qui sont dans la Baye. Car nous le vîmes arborer, & on le retira, après que que nous eûmes mouillé, & salué le Fort de Ste. Croix.

Avant que d'affourcher, étant au travers de ce Fort, lequel ainsi que les deux autres, avoient arboré le pavillon Portugais, nous avons mis notre Canot à la mer, pour conduire au Fort Mr. Alexandre Guyot, notre second Capitaine, qui sçait la langue Portugaise, saluer le Commandant,

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& lui demander, si, au salut de notre Canon, il nous rendroit le salut coup pour coup. Le Commandant a fait accompagner Mr. Guyot à son retour, par un Officiers de la Garnison du Fort, pour nous rendre la politesse, & voir qui nous étions. Dès qu'ils ont été rendus à bord, nous avons mouillé, & falué le Fort de neuf coup de canon, qui nous ont été rendus en même nombre. L'Officier a soupé & couché à bord, pour aller le lendemain avec Monsieur Guyot faluer le Gouverneur de cette partie du Bresil, qui fait sa résidence dans une petite Ville, située au fond d'une anse de l'Ile St Catherine, à cinq lieuës au Sud de notre mouillage, & lui demander la permission de faire de l'eau & du bois. Le soir. même, le Commandant du Fort de Ste. Croix nous envoya des rafraichissemens; & le lendemain dès les quatre heures du matin, Mr. Guyot partit avec l'Officier dans notre grand canot.

Le Gouverneur, nommé Don Antonio Francisco de Cardoso y Menezes y Souza, Colonel & Chevalier de Christ; d'une très illustre famille de Portugal, fit un accueil très gracieux à Mr Guyot, & accorda tout ce que nous demandions.

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Notre canot partit de la Ville sur les neuf heures du matin, & ne pût être de retour qu'à sept heures du soir, à cause des vents contraires.

Dès que les habitans de la côte curent apperçu notre Frégate à l'ancre, trois ou quatre vinrent à bord, dans des Pirogues, *) nous apporterent des citrons, des oranges, & quelques choux. Le Commandant du Fort de Sainte Croix s'en étant apperçu, envoya des ordres dans toutes les Cases **) avec défense de porter quoique ce fût à notre Frégate,

*) Cest une sorte de bateau fait d'un feul arbre creusé, dont les Sauvages de l'Amérique méridionale ont accoûtumé de se servir. Certaines grandes pirogues ont des planches ajoûtées, surtout au derriere, pour en élever les bords. Quelquesois ils y peignent des figures de Sauvages ou des grotesques. J'ai vû jusqu'à douze hommes dans une de ces pirogues, que quelques uns nomment aussi piragues. On dit qu'il y en a de grandes, qui portent Jusqu'à cinquante personnes, avec leurs munitions de guerre & de bouche.

**) Les Cases dont je parle, sont des bâtimens, qui n'ont que le rez de chaussée, comme les maisons de nos Paysans de France. Ils sont ordinarement couverts de cannes & de feuilles de Bananiers, ou d'autres grandes feuilles d'une espece de canne ou de roseau. Il n'y a pas communément de cheminée. Les Négresses Esclaves apprêtent les mêts sur un feu allumé au milieu de leur appartement: de façon que la fumée s'y répand par tout.

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& même d'en approcher; de nous rien vendre, ni acheter de nous. Il envoya aussi des Soldats dans les Cases les plus voisines, pour observer la conduite des habitans à cet égard, & pour nous empêcher de nous répandre dans les environs. Il nous faisoit à l'extérieur mille protestations de bienveillance, & n'étoit pas avare de politesses.

Sans doute que dès le moment de notre arrivée, il avoit dépêché une pirogue au Gouverneur pour lui en donner avis. Le lendemain matin, pendant que Mr. Guyot étoit en route pour aller voir le Gouverneur, l'Oïdor, ou Chef de la justice, arriva à bord de notre Frégate, pour faire un procès-verbal de notre mouillage, de la qualité & notre Navire, & des motifs qui nous avoient amenés. Mr. de Bougainville le satisfit sur tous

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ces articles, & il repartit environ midi. Nous le saluâmes, à son départ, de sept coups de canon, que le Fort de Ste Croix nous rendit aussitôt.

Après le diner, Mr. de Bougainville accompagné de Mrs. de Nerville, de Belcourt & L'huillier de la Serre, fut voir la Commandant de ce dernier Fort. Ils y trouverent un Officier général de Rio Janeyro, détenu prisonnier depuis quatre ans, avec défense au Commandant lui laisser mettre le pied hors du Fort, pour n'avoir pas exécuté ponctuellement les ordres qu'il avoit reçus de la Cour de Lisbonne au sujet de l'expulsion des Jesuites du Bresil, & pour les avoir favorisés. Ce Prisonnier a pour Intendant de ses affaires, & pour Sécretaire, un Portugais, homme desprit, qui avoit été Page d'un Ambassadeur de Portugal en France, & avoit demeuré quatre ans à Paris. Il fut charmé de revoir des François, & se fit un plaisir de servir de Truchement à Mr. de Bougainville. L'attachement qu'il avoit pour cet Officier prisonnier, lui avoit fait sacrifier sa liberté, il s'étoit en fermé avec lui & lui tenoit compagnie. Cet Intendant accompagna Mr.

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de Bougainville, & les autres à leur retour. Dans le narré qu'il nous fit des causes de la détention du Prisonnier, il le disculpa autant qu'il put, & nous dit en présence même de deux autres Officiers, venus à bord avec lui, qu'il étoit coupable à la verité de n'avoir pas exécuté les ordres de sa Cour, aussitôt qu'il les eût reçus; mais que l'Archevêque, qui favorisoit les Jésuites, l'en avoit empêché, assurant qu'il avoit reçu des ordres contraires: & que lui, Officier Commandant, ne devoit pas conséquemment exécuter les siens, qu'il n'en eût reçu la confirmation. Soit par respect pour l'Archevêque, soit par d'autres motifs que j'ignore, il mit trop de délai dans l'exécution, & en fut puni par la perte de sa liberté. Il voulut engager Mr. de Bougainville de se charger d'un Mémoire justificatif, pour le remettre à l'Ambassadeur de Portugal en France, après notre retour, pour le faire passer de là à la Cour de Lisbonne. Mais je pense qu'il n'a pas été donné à Mr. de Bougainville.

Lorsque Mr. Alexandre Guyot fit sa visite au Gouverneur, celui-ci l'invita, & le pria d'inviter de sa part à diner pour le

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lendemain, Mr. de Bougainville & les Officiers ainsi que les principaux Passagers de notre Frégate.

Nous partimes donc dès le matin Jeudi 1 Décembre, Mrs. de Bougainville, de Nerville, de Belcourt, Lhuillier, Alexandre Guyot, & moi, & nous nous rendimes, sur les une heure & demie après midi, à la Ville, dont le nom Portugais, s'interprête en François, Notre Dame de l'exil, ou la Vierge exilée.

Presque tous les Officiers de la Garni nison étoient venus au devant de nous sur le bord de la mer, pour nous recevoir. Ils nous accueillirent à la descente de notre canot, avec route la politesse imaginable, & nous accompagnerent jusqu'au Gouvernement, au milieu de beaucoup de peuple.

Le Gouverneur vint nous recevoir à la porte extérieure, & nous introduisit dans une grande salle, où nous trouvames le couvert mis, & la table servie. Le Gouverneur, son fils *) qui parle assez bien

*) Ce fils étoit Capitaine dens le Régiment du pere, & l'un des quinze enfans qu'il nous dit avoir eus, non de son épouse légitime, car i1 n'a jamais été marić, mais d'une ou plusieurs Maitresses. Ses autres enfans vivans font à Lisbonne, où ils ont, suivant les loix, les mêmes honneurs & les mêmes prćrogatives que les enfans nobles & légitimes. Les bâtards y sont, dit-on, Gentilshommes nés. Une des filles de ce Gouverneur a épousé un des Ministres de la Cour de Portugal, & un autre de ses fils y occupe une des premieres places.

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le François, le Major de la Place qui en fçait assez pour se faire entendre, l'Oidôr, deux autres Officiers & un Pere Franciscain, dinerent avec nous. Beaucoup d'autres Officiers de la Garnison se tinrent debout, & quelques uns nous servirent. Ces Officiers sercans le font, suivant le dire d'un Officier de la Garnison du Fort de Ste. Croix, pour faire leur cour au Gouverneur, qui les invite tour à tour à manger avec lui; & ils se servent les uns & les autres.

Les mets étoient apprêtés à la mode du Pays, assez mal pour des François. La soupe se mangeoit à la fourchette, aussi ne servit-on pas de cueillers. C'étoit une espece de colle solide. Le pain, des plus

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mauvais, gris, lourd, gras ou plûtôt une pâte, ayant la forme d'un petit pain rond d'environ trois pouces de diametre, & d'un pouce & demi de hauteur, dont la superficie n'étoit qu'un peu desséchée, & avoit à peine senti le feu. L'intérieur n'étoit pas oeilleté, & ressembloit à cette bouillie consolidée de blé noir qui fait la nourriture de beaucoup d'habitans du Limosin, où on la nomme gallette.

L'entremets étoit composé de beaucoup de plats, tous apprêtés au fucre. Ils en mettent presque dans toutes les sausses, ainsi que du Cartame, ou fleur de Saffran bâtard. Les assictes étoient d'étain, mal écurées, & d'une forme antique. Les couverts d'une très ancienne mode, mais d'argent, & très-pesans, ainsi que les plats, & quelques vases pour boire, ayant la forme d'un cylindre octogone, haut de sept à huit pouces. On nous servit d'abord à boire dans de très petits verres, semblables à ceux où l'on buvoit autrefois de la liqueur, montés sur un pié très élevé, & dont la coupe se termine en pointe par le bas. Comme avec de tels vases il eut fallu boire un coup au moins à chaque morceau que l'on mangeoit, j'en

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demandai un plus grand, pour pouvoir y mêler de l'eau avec le vin. Alors on m'apporta un de ces cylindres d'argent, plein d'eau & de vin. Une autrefois on me servit plein un grand gobelet de cristal, le seul qui parut, & qui tenoit près d'une bouteille, mesure de Paris. Les autres convives furent servis de même. Ces grands vases passoient de l'un à l'autre jusqu'à ce qu'il n'y restoit plus de liqueur. Le vin étoit de Porto; & très-bon.

Après le diner on fit lever la nape; on resta autour de la table, pour prendre le caffé, & faire la conversation. Je m'apperçus alors que le Pere Franciscain n'étoit plus dans la compagnie. Mon dessein étoit de l'accoster pour raisonner avec lui sur le Pays, & sur ses habitans, dans la persuasion que, lui ignorant la langue Françoise, & moi la Portugaise, je pourrois converser avec lui en Latin. Je communiquai mon dessein au fils du Gouverneur: je lui demandai pourquoi ce Pere Franciscain s'étoit retiré. Il me répondit que j'avois dû m'appercevoir, dès notre arrivée, que ce Pere affectoit de s'éloigner de moi, parce qu'il avoit prévû mon dessein; que ne sachant pas le Latin,

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il avoit mieux aimé ne pas se trouver avec moi, que d'avoir la confusion d'ignorer cette langue. Cependant, ajouta-t il, c'est un défaut qui lui est commun avec presque tous les autres Ecclésiastiques de ces pays-ci.

Pendant que l'on versoit le caffé, une douzaine d'Offciers de la Garnison entrerent, & l'on nous régala d'un petit concert de musique instrumentale. Plusieurs de ces Officiers iouerent, les uns de la flûte traversiere, d'autres du par dessus de flute, d'autres du violon, un du violoncelle; & un d'une espece de hautbois. Les mêmes jouerent successivement de divers instrumens. Deux Négres donnerent du cor; tous s'en acquitterent fort bien. Ils avoient presque toutes les pieces de nos meilleurs Musiciens François. Les chanterelles des violons étoient des cordes de soye.

Nous nous promenâmes ensuite dans la Ville, qui me parut composée d'environ cent cinquante maisons n'ayant que le rez de chaussée, & le toit par dessus. La Garnison en occupe une partie, elle est composée de Blancs pour la plûpart. Les autres habitans sont presque tous Ne-

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gres, ou Mulàtres; on en voit de toutes les nuances, depuis le noir jusqu'au blanc. Ces Mulàtres sont le plus grand nombre dans les deux sexes, & sont généralement d'une figure laide, & d'un air sauvage, comme s'ils venoient d'un mêlange de Brasiliens & de Négresses.

Ils vont presque tous piés nuds, tête nue & très-mal peignée; une chemise, une culote, & quelques uns un manteau par dessus qu'ils jettent sur l'épaule à la mode Espagnole. Assez communément cette chemise & la culote sont trouées, & déchirées en plus d'un endroit; ce qui leur rend le manteau fort nécessaire. On en voit de ceux qui sont sans doute plus à leur aise, la tête couverte d'un chapeau à forme très-haute, ayant des aîles d'environ dix pouces de hauteur, & rabattues horisontalement. Ceux-ci sont chaussés, & portent une veste, sous un vaste & ample manteau, qui leur descend jusqn'au soulier, & dont ils relevent quelquefois les pointes sur l'épaule opposée, & s'en couvrent même le visage. Au lieu de chapeau, quelques uns ont un chaperon de la même étosse que le manteau, auquel il est attaché, pour se cou-

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vrir la tête; de sorte que l'on ne peut souvent reconnoître la perfonne, si ce n'est à sa démarche, ou à quelqu'autre marque distinctive, telle que la couleur du manteau, ou la façon de le porter.

Le Gouverneur, les Officiers & la Garnison sont vétus de drap, & à la Françoise. Je fus même très surpris de voir, dans un pays aussi chaud, des Officiers habillés d'un drap aussi grossier au moins que celui de nos Soldats.

L'Oidor & les Officiers de justice se font distinguer par une grande canne ou bâton, au par un rotin plié en cerceau, que les principaux portent au bras gauche, au dessus du conde: les subalternes le portent att ché à la boutonniere de la poche gauche de leur habit.

Les Esclaves vont nuds, à l'exception d'une culote ou caleçon pour les hommes, & quelquesois une très-mauvaise chemise; souvent même ils ne sont couverts que d'un simple pagne autour des épaules. Il est rare d'en voir qui ayent une chemise, & une veste. Mais, lorsqu'ils ont reçu leur liberté, ils peuvent porter l'habit & le

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manteau d'étoffe, comme les Blancs. Les Négresses Esclaves sont nues à l'exception d'une bande de toile, qu'elles attachent par les deux bouts autour d'elles, & qui les couvre depuis la ceinture jusqu'a mi-cuisses au plus. Etant libres, elles sont comme les autres femmes, vêtues d'une jupe, & d'une chemise dont le haut est ouvert par devant, à peu près commes nos chemises d'hommes: lorsqu'elles sortent de la mailon elles mettent un grand pagne; c'est une piece d'étoffe fine de laine, le plus souvent blanche, & bordée d'un ruban d'or, d'argent, de soye ou de fil, suivant l'état & les facultés de la personne. Cette piece d'étoffe a environ deux aunes de long sur une de large. On l'ajuste de maniere qu'un des angles se trouve au milieu du dos, & produit un effet à peu près semblable à celui du coqueluchon des Grands Carmes. L'angle opposé s'affuble sur la tête; les deux autres, après avoir couvert les épaules & les bras, jusqu'au coude, viennent se croiser sur la poitrine, comme le mantelet de nos Dames Françoises. Quelquesois aussi, au lieu de les croiser sur la poitrine, elles passent ces bouts sous le bras, qui en est couvert, & laissent voir

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leur gorge. Cette maniere de s'habiller est très incommode; il faut être sans cesse à le rajuster tantôt sur la tête, tantôt sur les bras, parce qu'il se dérange au moindre mouvement du corps.

Les Portugaises établies, ou nées dans l'Isle sainte Catherine, & sur les côtes de la Terre-ferme que nous avons parcourues, sont très blanches de peau, malgré la chaleur du climat. Elles ont communément de grands yeux bien fendus; mais le visage peu coloré. Ils vivent généralement, hommes & femmes, dans une grande osiveté; & laissent à leurs esclaves le soin du ménage, & du peu de travail qui se fait dans le pays. La terre leur produit presque tout ce qui leur est nécessaire pour vivre, sans qu'ils se donnent la peine de la cultiver.

Dans la Ville on ne voit presqu'aucunes boutiques de marchands. Je n'y apperçus que celle d'un Serrurier, & celle d'un Apotiquaire. Les Négresses libres pórtent sur leurs têtes des fruits dans de grands paniers, pour les vendre par la Ville, ou se tiennent accroupies aux coins des rues, avec leurs paniers devant elles.

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Pendant que nous étions agréablement occupés à entendre de la Musique, Mr. le Gouverneur envoya chercher un Perroquet singulier par la beauté & la variété des couleurs de son plumage. Comme il vit que nous l'admirions tous, il pria Mr. de Bougainville de l'accepter. Tout son plumage, surtout la tête, le col, le dos & le ventre étoient parsemés de plumes, les unes d'un jaune de jonquille, les autres d'un jaune de citron; d'autres étoient d'un beau rouge de carmin, d'autres d'un rouge cramoisi: Et toutes entremêlées de plumes d'un verd plus ou moins foncé, & d'un bleu vif; particulierement aux deux oreilles. Le Gouverneur nous dit que cette variété étoit due en partie à l'art, & en partie à la nature. Que lorsque cet oiseau est fort jeune. & n'a presque encore que les tuyaux des plumes sortis après le duvet, on lui arrache ces tuyeux en différens endroits, & qu'aussitôt on infere à la place une espece de poison en liqueur: que les plumes qui succédoient aux tuyaux venoient jaunes ou rouges, au lieu de vertes qu'elles seroient venues naturellement; mais que sur cent de ces oiseaux

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à qui l'on faisoit cette opération, à peine cinq ou six n'y perdoient pas la vie.

Le Gouverneur joignit à ce présent une cinquantaine de peaux de Toucans, arrachées depuis le bec jusqu'aux cuisses, & séchées avec les plumes, qui sont partie couleur de citron, partie rouge-incarnat, & partie noires; par bandes transversa lesd'une aîle à l'autre.

Ce généreux Gouverneur promit aussi à Mr. de Bougainville deux Guaras vivans, l'un mâle, l'autre femelle; & offrit même de donner ceux qu'il nous montra, s'il n'en trouvoit pas d'autres avant notre départ ce l'Ile. Le vent contraire l'ayant empêché de retourner à la Ville, la veille du jour que nous partimes, il ne put accomplir sa promesse.

Cet oiseau est gros comme une grande Pie de France. Il a le bec long, & recourbé par le bout; les cuisses, & les piés longs. Les premieres plumes qui le couvrent après qu'il est éclos sont noires. Cette couleur s'évanouit insensiblement, & devient cendrée. Lorsqu'il commence à voler, toutes ses plumes deviennent

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blanches: elles prennent enfin la couleur de rose; & de jour en jour devenant plus rouges, elles acquierrent la couleur d'écarlate la plus vive, qu'elles couservent toujours. Quoique vorace, & vivant non seulement de poisson, mais de toute autre chair qu'il ne mange qu'après l'avoir trempée souvent dans l'eau, il niche & pond ses œufs sous les toicts des maisons, & dans les trous des murailles, comme nos Moineaux. Il vole en troupe; & les Sauvages employent ses plumes pour leurs ornemens de tête. Les deux que Monsieur le Gouverneur avoit promis à Mr. de Bougainville, commençoient à peine à rougir.

Vendredi, deux de Décembre, on mit à terre les Acadiens, leurs femmes, leurs enfans & leurs belles-fœurs, & on les logea dans une Case de la Terre-ferme, que le Commandant du Fort de Ste. Croix avoit fixée. Ils s'y sont occupés à faire la lessive, & à laver le linge de la Chambre, & celui de plusieurs Officiers de la Frégate.

Le Commandant nous avoit indiqué un endroit près de son Fort, pour faire

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de l'eau & du bois. On y envoya l'équipage pour procéder à cette opération; mais, après plusieurs tentatives, on trouva beaucoup de difficultés pour puiser cette eau, qui couloit d'un petit torrent. D'ailleurs une petire Baleine, depuis quelque tems échouée tout auprès, exhaloit une odeur si puante, que l'on prit le parti de demander au Gouverneur la permission de faire eau dans l'Ile. Il l'accorda trèsgracieusement, ainsi que celle de pêcher, de chasser, & de nous promener par tout où nous voudrions. Un habitant nous montra auprès de sa case l'eau de source formant un petit ruisseau, dans lequel l'Amiral Anson avoit fait son eau, & un four bâti à quelques pas de là, depuis sept à huit ans, par des François qu'il y avoit aussi vûs en relàche. L'eau en est très-bonne: nous nous en sommes pourvûs abondamment. Quant au bois, nous l'avons fait dans l'endroit indiqué en terre-ferme, parce que le lieu est des plus commodes pour cela. Après l'avoir coupé sur la pente de la montagne, il est très aisé de le faire couler jusque sur le bord-même de la mer, pour en charger les chaloupes. Presque tout celui que

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nous avons coupé étoit du Cedre, du Sassafras, du Canelier, & du bois de Bresil, que l'on employe pour la teinture; Il y en avoit peu d'autres especes dans cet endroit.

Après avoir dîné le Samedi 3 du mois, nous descendimes en Terre-serme, & nous nous promenâmes le long de la côte, dans le dessein d'y chasser. Nous trouvames deux ou trois soldats, postés par le Commandant, dans la case la plus près de celle de nos Acadiens. Ils voulurent nous empêcher de passer outre, disant que le Gouverneur leur avoit donné des ordres pour cela. Nous feignimes de ne pas entendre ce qu'ils nous disoient, parce qu'ils nous parloient en langue portugaise, & nous continuâmes notre route; ils ne firent pas de résistance. En effet, le Gouverneur n'avoit pas donné de tels ordres, mais le Commandant du Fort de Ste. Croix. Nous avançames plus d'une lieuë sur le chemin neuf auquel on travailloit, pour aller par terre à Rio-Janeyro, & le long de la lisiere des bois, dont toutes les hauteurs sont couvertes. Ils sont si touffus, qu'il n'est possible qu'aux bêtes feroces & aux

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serpens d'y pénétrer. On tua des Toucans *), des Perroquets, des Criards, des Tiepirangas & une Tourterelle.

Dimanche 4, Mr. de Bougainville avec quatre ou cinq Officiers, fut diner chez le Gouverneur, qui nous avoit invité Jeudi dernier. Je resiai à bord pour dire la Messe à l'Equipage. Ces Messieurs y furent encore reçus & traités splendidement. Le vent & la marée connaire les ayant empêché de revenir à bord ce jour là, malgré tous les efforts qu'ils firent, ils prirent le parti de retourner à la Ville. Le Gouverneur les en avoit prévenus, & avoit fait tout son possible pour les retenir. Il leur représenta les risques qu'ils couroient de s'exposer ainsi dans un canal remplis de hauts-fonds, de bancs de sable, & de roches, dont ils auroient toutes les peines du monde à se garantir, s'ils se trouvoient surpris par la nuit, dont l'obscurité les empêcheroit de voir les balises plantées de distance en disstance pour indiquer le canal. Il s'étoit même proposé de leur donner le plaisu

*) Voyez la description de cet oiseau & des suivans, après le Journal de ce relâche.

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d'un Bal, & y avoit déja invité plusieurs Dames, Epouses des Officiers de la Garnison. Voyant la partie rompue par le départ de nos Messieurs, il avoit déjà démandé tous les invités. Sitôt qu'il eut appris le retour de Mr. de Bougainville, & de ceux qui l'avoient accompagné, il envoya au devant d'eux, & sans les en avertir, il sit de nouvelles invitations pour le souper, & le bal qui devoit suivre.

Le souper fini, auquel les Dames n'assisterent: pas; le Gouverneur, sans prévenir nos Messieurs sur le Bal, se contenta de les engager à aller passer quelques heures dans la maison d'un des Officiers de la Garnison, où il se trouveroit, dit-il, une assez jolie assemblée. Nos Messieurs y consentirent d'abord par complaisance; mais ils furent agréablement surpris d'y trouver plusieurs Dames, dont ils furent parfaitement bien accueillis. Ils ne s'étoient pas imaginés, sur la réputation que les Portugais ont d'être extrémement susceptibles de jalousie, qu'ils eussent permis aux Dames de se trouver ainsi dans de telles Assemblées. On tint donc une espece de Bal, où les Dames figurerent comme les Messieurs, & l'on se retira sur

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les deux ou trois heures après minuit, très contens les uns des autres.

Dans cette entrevue, Mr. de Bougain ville se plaignit au Gouverneur des procédés du Commandant de Ste. Croix à notre égard. Il en obtint une permission générale de prendre tous les arrangemens qu'il jugeroit convenables, pour la chasse, la pêche, pour faire de l'eau & du bois partout où nous voudrions. Mr. de Bougainville l'invita ensuite à venir diner à bord avec l'Oïdor & ceux des Officiers qu'il voudroit amener avec lui.

En conséquence de cette permission, on a envoyé à la pêche presque tons les jours, & notre Canot en est toujours revenu chargé de poissons de bien des especes, & en assez grande quantité pour en distribuer à tout l'Equipage. On voit la figure de quelques uns dans la Planche II. fig. 4. 7. & 8.

On alloit aussi tous les jours à la chasse, ou en Terre-ferme, ou dans l'Ile. On abandonna bientôt la premiere, parce que l'on n'y trouvoit gueres que des Perroquets, des Toucans & quelques Tourterelles. Dans l'Ile, outre ces oiseaux, les

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Alouettes de mer, les Pluviers, les Bécassincs & quelques autres y étoient assez abondans. Soit par défaut de courage, foit par nonchalance, foit en effet par les risques qu'il y a à courir de la part des bêtes féroces, & des serpens, qui sont en grand nombre dans les bois & les marais, les Officiers de la Garnison & les habitans du Pays ne vont pas à la chasse, & nous exho toient à les imiter. Il faut avouer aussi que les habitans des Cases ne sont pas pourvûs d'armes; & le peu qu'on y en trouve, sont anciennes, la plûpart à rouet, & fort mauvaises. Ils n'avoient même presque ni poudre ni plomb.

Moins craintifs qu'eux, &, à la vérité mieux armés, nous avons pénétré plus d'une fois dans les endroits accessibles de l'Ile. Au moyen de nos bottes molles, nous avons surmonté les obstacles que nous présentoient dans les bois & les broussailles, une espece d'Aloës épineux, dont ils sont tout farcis. Nous n'y allions jamais seuls, mais roujours deux ou trois ensemble; asin de nous secourir l'un l'autre, en cas d'attaque de quelque serpent monstrueux, ou de quelque bête féroce, furtout des Onces, dont on nous avoit

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montré quelques ongles enchassés dans de l'argent, & que les habitans nous disoient y être fort communs, & plus cruels que les Tigres-mêmes.

Un jour que nous étions allés chasser dans l'Ile, & que nous nous étions partagés en différentes bandes, je suivis, avec Mr. de Belcourt & son Domestique, le bord d'une anse qui entre beaucoup dans les Terres, & que nous appellions la Riviere. Mr. de Belcourt s'amusa à tirer sur quelques oiseaux d'eau. En côtoyant toujours le bord, j'apperçus sur le sable les traces fraîches d'un animal à quatre piés, qui, à en juger par ces traces, devoit être fort grand, & paroissoient être celles d'un Tigre. Nous suivimes ces traces jusqu'à un endroit très-marécageux, où nous n'osàmes pas avancer, n'en connoissant ni le fond ni la Carte. En retournant par le chemin où nous étions venus, j'apperçus Mr. de Belcourt qui venoit à nous. Je lui montrai cette trace.

Il faut, me dit-il, que ce soit celle d'un animal que je n'ai qu'apperçu ici presqu'au moment qu'ils enfonçoit dans les broussailles. Il est haut sur ses piés com-

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me le plus grand chien Danois, & d'une couleur grisàtre. Il y est entré par-là, allons-le chercher? Volontiers, lui répondis-je. Nous pénétrâmes comme nous pûmes, dans des broussailles marccageuses, & si remplie d'une espece d'Aloës piquant, dont les feuilles avoient quelquefois jusquà cinq piés de hauteur, que nous eumes tout s les peines du monde à nous en tirer. Nous cherchâmes en vain l'animal pendant près de deux heures: nous n'apperçumes que le train de derriere d'un autre, dont le poil nous parut d'un gris verdâtre; haut comme un chien barbet de la grande espece. Sa queuë paroissoit aussi verte que les feuilles des plantes dont il étoit environné. Elle sembloit grosse & longue comme celle d'un Renard. Les broussailles nous le déroberent au moment que Mr. de Belcourt alloit le tirer.

Il faisoit alors une chaleur étouffante. Nous fimes halte, assis sur des bouts de branches, le dos appuyé contre un arbre. Nous avions quelques oranges, & du biscuit de mer. Nous nous en régalâmes, étourdis sans cesse par le sisslement des serpens, dont nous étions environnés; ce

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qui nous obligeoit d'être toujours sur nos gardes avec le sabre nud à la main. Après ce déjeuné, dont nous avions grand besoin, nous continuames notre chasse, & nous apperçumes une case sur la hauteur où nous arrivâmes enfin; & y trouvâmes Mr. de Bougainville, avec son Domestique. Deux Portugaises, dont la figure n'avoit pas de grands attraits; nous y reçurent, & nous montrerent, pendant près de deux heures, un maintien trèsaife & des manieres fort libres. Elles avoient un Perroquet privé, assez beau, & qui parloit bien. Nous leur proposames de l'acheter; elles refuserent de s'en défaire. Tout ce que nous avions leur faisoit envie, mouchoirs, couteaux, chapeaux, les fusils mêmes & les sabres: elles nous demandoient tout sans façon, & si nous avions Voulu les en croire, nos habits & la chemise même ne nous auroient pas embarrassés dans le retour. Nous nous contentâmes de quelques oranges, & nous partimes pour aller diner à bord. En rentrant dans le bois, nous nous séparâmes encore de Mr. de Bougainville & de son domestique, sans le vouloir. Le chemin que nous primes, Mr. de Belcourt

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& moi, nous conduisit dans un marais, où les arbres se trouverent heureusement assez éloignés les uns des autres. Nous y vimes plusieurs serpens de la grosseur du bas de la jambe; & d'autres plus petits, les uns rougeâtres, les autres rouges & jaunes, quelques uns gris ressemblant assez à de très grosses couleuvres; mais, loin de nous attaquer, ils fuyoient devant nous. Etant près d'arriver au canot, Mr. de Belcourt tira un oiseau, nommé la Spatule, & lai cassa seulement une aîle. Il le prit & l'apporta à bord. C'êtoit un jeune, & tout son plumage étoit de couleur de rose tendre; l'extension du tuyau, d'où naissent les barbes des plumes des aîles, étoit d'un rose vif. Ses jambes étoient hautes d'un pié, les cuisses comprises, d'un blanc-gris ainsi que les piés, qui étoient palmés, comme ceux des oyes. Son bec avoit six pouces de longueur, plat tant la partie inférieure que la supèrieure, gris vers sa raciue, & blanc vers le bout; il commençoit à s'élargir vers les deux tiers de sa longueur, & son extrémité finissoit en spatule, de deux pouces & demi de diametre dans sa plus grande largeur. Nous le portâmes à bord, où

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il vécut trois jours, au moyen de quelques petits poissons, & de quelques morceaux de viande fraîche, qu'on lui faisoit avaller de force; car il ne voulut pas manger de lui-même. Lorsque l'on approchoit de lui, il faisoit claquetter son bec avec le même bruit que si l'on frappoit deux palettes de bois l'une contre l'autre. Je le dessinai ainsi à mon aise, tel qu'on le voit dans la Pl. II. fig. 3. Quelques uns de nos Marins lui don, noient le nom de Flamand; mais celui de Spatule, ou Palette, lui convient mieux à cause de la forme de son bec, bien différent de celui du Flamand, qui est presque fait comme le bec le plus ordinaire des oiseaux.

Le lendemain, nous retournames dans l'Ile pour chasser l'animal que nous n'avions pu rencontrer la veille. Plufieurs pénétrerent dans le même bois. Mr. Lhuillier y trouva un autre animal de la grosseur de celui dont je viens de parler, mais ayant à peu près la forme & la couleur fauve du Lion. Il lui tira trois coups à balles, dont deux le percerent sans l'arrêter, & sans qu'il en fit un pas plus vîte, ni plus rallenti, On le

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suivit à la trace du sang; mais il s'enfonça dans les broussailles, & on ne le vit plus. La chaleur étant très-vive, & n'ayant gueres plus que le tems qu'il nous falloit pour aller dîner à bord, on se contenta de tuer des Perroquets, des Pluviers, des Bécassines, & quelques autres oiseaux. Comme j'étois curieux d'avoir un oiseau-mouche, dont j'en voyois assez fouvent passer autour de nos oreilles, ne pouvant, ou ne sachant comment les prendre vivans, je hazardai de tirer un coup de fusil sur un qui voltigeoit comme un Papillon, & planoit de même sur une petite branche d'arbre. Soit de peur, foit par l'air violemment agité par le plomb, le petit oiseau resta sur le coup. Après l'avoir cherché longtems, je le trouvai enfin mort sur une feuille de la, même branche. On en voit la figure de grandeur naturelle dans la Pl. III. fig. 1.

Quelques-uns nomment cet oiseau Lisongere ou Becquefteurs, parce qu'il voltige fans cesse fur les fleurs, comme le Papillon, & qu'il en pompe également le sue. Tout le volume de son corps avec ses plumes, n'est pas plus gros qu'une noisette commune. Il a la queuë

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près de trois fois plus longue que le corps; le cou assez petit, la tête propertionnée, & les yeux fort vifs. Son bec est un peu blanchâtre à la racine, & noir dans tout le reste, aussi long que son corps, menu & très pointu. Ses aîles sont longues, déliées, très amples en proportion; l'extremité de leurs plumes atteint jusqu'au tiers, on environ, de la queue. Elle est, ainsi que les aîles, d'un brun pourpré. Le reste du plumage d'un verd doré, comme si l'on avoit couché sur une feuille d'or, une couleur verte presque transparente. Le col & la tête sont d'un bleu turquin, également doré. Ces couleurs varient suivant que la lumiere y frappe plus ou moins vivement. Quelquefois tout le plumage de cet oiseau paroît comme la gorge des pigeons, ou les plumes vertes des aîles des canards sauvages; tantôt d'un beau bleu, tantôt d'un beau verd, tantôt d'un pourpre, qui se marient toujours avec l'éclat d'un or vif, éclatant & bruni. La langue de cet oiseau en miniature, est fourchue, ressemblante à deux brins de soye rouge. Ses piés font courts, noirs, armés d'ongles très-longs.

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Il y en a de plusieurs especes, qui différent en grosseur & en couleur. Un de la petite espece, que j'ai conservé dans de l'eau de vie, a des plumes blanches, depuis la poitrine jusques à la queue. La couleur du reste de son plumage est semblable à celle des autres.

La femelle ne pond que deux œufs, de la grosseur d'un petit pois. Ils font leur nid sur les orangers, avec les plus petits fétus qu'ils peuvent trouver. L'habitant Portugais auprès de la case duquel nous faisions notre eau, nous donna un de ces nids avec deux petits dedans, qui n'avoient encore que le premier duvet. Il venoit de le prendre avec le pere & la mere, à deux pas de son habitation. Nous le posâmes sur un banc de pierre à la porte de la maison, pendant que nous mangions une orange: à peine eumesnous le dos tourné, qu'un chat emporta le nid & les petits. Ces nids sont d'un travail admirable, & grands comme un petit écu. Les Brasiliens donnent à cet oiseau les noms de Guainumbi, Guiuambi, Aratica, Aratarataguacu. Les Portugais le nomment Pégafrol.

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Nous en eumes encore un d'un troisieme espece, un peu plus grosse que celles que je viens de décrire, mais beaucoup moins que nos plus petits Roitelets de l'Europe. Les plumes de leur tête commencent vers le milieu de la partie supérieure du bec. Elles sont extrémement petites à leur naissance, rangées en écailles, augmentant toujours en grandeur, jusqu'au dessus de la tête, où elles forment une petite hupe d'une beauté singuliere, par l'éclat de l'or qui y brille, & la variété des couleurs qui s'y diversifient, selon qu'elle est frappée des rayons de la lumiere, ou suivant les différentes positions de l'œil qui la regarde. Tantôt le plumage de cet oiseau paroît d'un noir égal à celui du plus beau velours noir; tantôt d'un verd naissant, tantôt couleur d'aurore. D'autres fois, c'est un drap d'or nuancé de toutes ces couleurs. Tout le dos est d'un verd obscur doré. Les grandes plumes des aîles sont d'un violet foncé, tirant quelquefois sur le pourpre. La queue est composée de neuf plumes, aussi longues que tout le corps, & d'un noir mêlé de brun, de pourpre & de violet, dont le mêlange

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forme l'aspect le plus agréable, suivant la position de spectateur. Tout le dessous du ventre est aussi un mélange de noir, de violet, de verd & d'aurore, qui frappent toujours différemment l'œil de l'observateur, suivant que l'oiseau ou lui changent de point de vue. Le jais poli n'est pas d'un noir plus vif & plus brillant que l'œil de cet oiseau, dont les jambes sont courtes, noires ainsi que les piés, qui sont composés de quatre doigts, dont trois sur le devant, tous armés d'un ongle courbé, pointu & noir, très-long par proportion au reste du corps. Quand il vole, ses aîles font un bourdonnement à peu près semblable à celui de certaines grosses Mouches, que nous voyons en France, voltiger de fleurs en fleurs. Il suspend son nid entre les grandes herbes, à des branches d'Orangers, ou de petits arbres. Dans nos Iles Françoises on le nomme Colibris, quelques uns Quinde, & les Espagnols Tomineios, parceque le nid & l'oiseau ne pesent qu'un Tomins d'Espagne.

En arrivant à bord, nous y trouvâmes un Espagnol établi dans le pays, à qui, le jour-même que nous mouillâmes, nous avions confié un mouton assez ma-

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lade, & très maigre, pour le restaurer, en le faisant paître autour de sa case. Cet Espagnol nous avoit apporté quelques cents d'huîtres. Elles étoient beaucoup plus grosses que les huîtres blanches de Saintonge: car leurs écailles avoient au moins cinq pouces de diametre. On n'en mange pas de plus grasses & de meilleures en France. C'étoit une véritable crème nouvelle, pour le goût & la blancheur. Nous fimes tout notre possible pour engager l'Espagnol à nous découvrir le lieu où il les pêchoit: nous n'y réussimes pas. Il nous promit seulement de nous en apporter encore; & ne tint parole que deux jours avant notre départ. Nous cherchames fa case inutilement, il nous l'avoit mal indiquée; & il garda notre mouton: mais il nous en dedommagea bien, au moment que nous appareillions, par quelques milliers d'oranges & de citrons, & par sept à huit cents des mêmes huîtres dont il nous fit présent.

Un Portugais étoit aussi venu à bord, dans une grande, & belle Pirogue, que Mr. Duclos-Guyot notre Capitaine avoit achetée pour Mr. de Bougainville, qui

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pensoit alors qu'elle fèroit très-utile dans les Iles Malouines, que nous allions chercher & reconnoître. Elle étoit armée de ses pagaïes, ou Pagalles, comme les nomme le P.Labat dans ses nouveaux Voyages. Cette Piregue étoit faite d'un seul tronc d'un arbre canelier creusé, de dix-neuf pieds & quelques pouces de longueur, sur trois pieds de large en dedans, & presqu'autant de profondeur. Quelques uns de nos Officiers de terre & de mer, qui avoient été en Canada, fçavoient les manœuvrer. On s'en servit pour la pêche. Mais, lorsque nous relachâmes à Montevideo, Mr. de Bougainville la céda à un Officier Espagnol, pour la somme de huit piastres. Elle lui avoit couté environ dixhuit livres de France,

Sur les quatre heures après-midi, nous passames en Terre-ferme; nous parcourumes quelques Cases de la côte, où nous fimes provision de Citrons, d'Oranges, & de quelques Ananas, que nous trouvames meurs. Ce fruit, & la plante qui le porte, sont connus aujourd'hui en Europe puisqu'elle y vient assez bien; mais il s'en faut de beaucoup que ce fruit aît en France, même en Ptovence,

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& en Languedoc, la saveur & l'odeur suave de celui du Bresil. Il y croit de lui-même sans culture, & en grande abondance. Il noircit & gàte les coûteaux avec lesquels on le coupe: ce qui peut-être a fait dire à quelques Auteurs que l'écorce de ce fruit est si dure, qu'elle en émousse le tranchant. Il est vrai que si, après avoir coupé l'Ananas en tranches, on ne lave & on n'essuye pas bien le couteau, au bout de quelques heures la lame se trouve altérée & rongée, presque comme si l'on y avoit mis de l'eau forte, un peu foible. Son jus ou suc est est un savon excellent pour ôter les taches des habits. Celui du Bresil est, dit-on, un préservatif contre le mal de mer.

En me promenant, je cueillis quelques graines de Plantes, & des Grenadilles, avec un petit fruit, rouge couleur de cinnabre, ressemblant assez à la pomme d'amour. Un Portugais, qui étoit avec nous, me le nomma Maracuja; on en voit la figure dans la Pl. III. fig. 2. La plante qui le porte est épineuse, la feuille approche beaucoup de celle du Stramonium furiosum, mais elle est plus petite. La pelure du fruit couvre une pulpe de

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deux lignes d'épaisseur, blanche & de la consistance de celle de la pomme calville, d'un goût un peu doux, mais assez fade. Tout l'intérieur est rempli d'une graine applatie, semblable à celle du grand piment, ou poivre long. Ce Portugais me dit que le fruit Maracuja ne se mangeoit pas, quoiqu'il ne lui connût pas de qualités dangereuses.

La Grenadille du Bresil est ronde, cependant un peu applatie par les deux bouts, grosse comme un œuf de poule. L'écorce en est très-lisse, luisante en dehors, & de couleur incarnate, lorsque le fruit est dans sa maturité. En dedans elle est blanche, & molle; son épaisseur est d'environ une ligne & demie. La substance qu'elle renferme est visqueuse, d'une saveur aigre-douce, rafraîchissante, & cordiale. On peut en manger beaucoup, sans en ressentir aucune incommodité. On y trouve une quantité de petits grains ou pepins, faits à peu près comme la graine de lin, & moins durs que ceux des grenades ordinaires. Toute cette substance est séparée de l'écorce par une pellicule extrémement fine. La plante qui porte ce fruit, grimpe le long

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des arbres, & ressemble par ses feuilles & par sa fleur à celle que l'on nomme fleur de la Passion. Elle répand une odeur fort douce. Pour manger la Grenadille bonne, il ne fut pas la laisser meurir parfaitement sur la plante; elle s'y flêtriroit, &′ desséchcroit. On la cueille un peu avant qu'elle foit mêure, & on la garde quelques jours.

Depuis notre arrivée au Bresil, nous cherchions des Perroquets, & nous ne pouvions en trouver de privés à acheter. Dans la course que nous avons faite, nous avons eu le bonheur de rencontrer quelques Portugais complaisans, qui en céderent un à Monsieur Lhuillier; cet Officier en fit aussi avoir un à Mr. de Belcourt. De retour à bord, un Espagnol qui parloit un peu François, & que nous avions chargé de nous en trouver, nous en offrit quatre, dont deux tout élevés, & parlant la langue portugaise ainsi que les deux dont j'ai parlé. Les deux autres avoient été pris dans leur nid tout nouvellement, & ne mangeoient pas encore seuls. Je donnai pour avoir un de ces derniers, un ruban rayé, de tête; & je le préférai dans l'idée qu'il apprendroit la langue

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françoise avec plus de facilité. Je l'ai conservé jusqu'au commencement de May, qu'il est mort d'un catharre dans la tête. Ce catharre lui avoit fait enfler les yeux. Il tomba dans la poitrine, & l'ayant rendu asthmatique, je ne pus le sauver.

Dans le nombre de ces Perroquets il y en avoit de trois especes, qui différoient par le plumage & par la grosseur. Un des deux qu'avoit Monsieur Lhuillier, avoit les plumes du cou & de l'estomach d'un rouge tanné & changeant, mêlé d'un peu de gris; le dessus du devant de la tête d'un rouge de cinnabre un peu passé, & éteint; les bouts d'aîles d'un rouge plus vif que celui de rose, & plusieurs plumes des aîles & de la queuë d'un beau rouge de carmin; d'autres d'un très-beau bleu d'azur, & d'autres noires: tout le reste du corps étoit verd. Il parloit très bien portugais, & apprenoit aisément le françois. Il mourut dès les premiers jours de notre arrivée aux Iles Malouïnes. Le second étoit plus gros qu'aucun de ceux que nous avions. Le dessus de sa tête étoit d'un rouge de cinnabre, les deux côtés

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d'un bleu vif vers les oreilles, & qui s'affoiblissoit jusqu'à devenir gris, à mesure que les plumes s'en éloignoient. Les aîles & la queuè étoient comme celles du premier. Les autres étoient près de moitié moins gros; d'ailleurs ils lui ressembloient pour le plumage, excepté que le rouge de leur tête étoit beaucoup plus vif, Peut-être étoient-ils plus jeunes. Le Perroquet de Monsieur de Bougainville périt de la même maladie que le mien, pendant notre séjour aux Iles Malouïnes; celui de Mr. de Belcourt tomba à la mer, & s'y noya, de maniere que de sept nous n'en avons apportés que deux en France, le gros de Mr. Lhuillier, que je lui rendis sain & sauf à Versailles, & un de la petite espece, qui n'avoit pas de queuë, parce qu'il s'en arrachoit les plumes à mesure qu'elles repoussoient. Le Matelot à qui il appartenoit, n'en avoit pas pris, à beaucoup près, tout le soin que nous avions eu des nôtres, & le conserva. Il parloit on ne peut mieux, & imitoit, à y être trompé, les cris des enfans que nous avions à bord, ceux des Mousses quand on les fouette lorsqu'ils ont commis quelques

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fautes, ceux des poules, & de tous les autres animaux que nous avions dans la Frégate.

En passnt auprès de l'habitation où nous avions logé nos familles Acadiennes, nous entendimes un bruit semblable à celui d'un Bucheron qui abat du bois. Nous demandames à un Negre affranchi ce que ce pouvoit être? C'est, dit-il, un Singe, qui rode autour du jardin pour en manger les fruits, & le Mays; & avertit ses camarades de venir lui aider. Mais si j'avois un bon fusil, comme les vôtres, je l'aurois bientôt délogé de là. Il y a trois ou quatre jours qu'il fait ce tintamare. Un de nos Contremaîtres lui prêta son fusil; le Nègre le chargea de gros plomb, alla au bruit, tira le singe deux fois sans qu'il prît la fuîte: au troi-sieme il tomba mort au pié de l'arbre. Le Contremaître apporta le singe à bord de la Frégate, où nous eumes tout le tems de le considérer à loisir. Il avoit deux piés & près de huit pouces de haut étant debout sur ses jambes de derriere; son poil étoit long & d'une couleur brune-fauve par tout le corps, excepté lous le ventre, qui tiroit sur le fauve clair.

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Sa barbe brune lui prenoit depuis les oreilles, & descendoit près de cinq ipouces sur la poitrine; ses piés & ses mains noirs; ses oreilles, sans poil, étoient bien détachées, & sa face couverte d'un duvet bazané, si raz qu'à peine le distinguoiton de la peau. Ses sourcils plus noirs étoient saillans. Sa queue étoit aussi longue que son corps, la tête comprise.

Je ne sçai à quel jeu il avoit perdu l'œil gauche. Il fallut l'examiner de près pour s'appercevoir qu'il étoit borgne. Au globe de son œil perdu, il avoit substitué une boule, composée d'une gomme qui nous étoit inconnue, de bois pourri & d'un peu de mousse très-fine, le tout paîtri ensemble. La paupiere recouvroit cette boule, comme elle auroit fait le globe de l'œil. Avoit il imaginé cet oeil postiche pour paroître moins difforme, ou pour se guérir de son oeil malade, ou pour le garantir de l'insulte des mouches, & autres insectes? Je le laisse à deviner. Ce singe d'ailleurs paroissoit vieux; car il avoit la peau du visage assez ridée, & quelques poils blancs à la barbe. Nous n'avons vû que celui-là pendant notre séjour à l'Ile Ste. Catherine, quoique l'on

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nous dit qu'il y en avoit beaucoup, que l'on mangeoit les jeunes, & qu'ils étoient fort bons. On a même voulu me persuader qu'un des ragoûts dont je mangeai chez le Gouverneur, & que je pris pour du très-bon lapin, étoit du vrai singe. Quoiqu'il en soit, bien d'autres en mangerent comme moi, & parurent le trouver de leur goût.

Le Maitre de l'habitation auprès de laquelle nous faisions notre eau, ayant vû que Mr. le Roy, Lieutenant sur notre Navire, avoit grand envie d'un joli petit oiseau que le Portugais avoit en cage, & qui chantoit très-bien, lui en fit présent. Cet oiseau se nomme au Bresil Guranhé-Engera. Il est de la grandeur d'un Sérin de Canarie. Il a les aîles, le dos, le col & la queue bleus, quelques taches blanches au milieu des grandes plumes des aîles, & à celles de la queuë, distribuées comme ces taches le sont à celles du Chardonneret. Depuis le dessous du bec en suivant la poitrine jusqu'au dessous de la queuë, toutes les plumes sont d'un beau jaune doré, vif, éclatant, son ramage est varié, comme celui du sérin, & il imite le cliant des autres oiseaux. Il y en a

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de p'usieurs especes. Les Brasiliens le nomment aussi Teitei. Voyez-en la figure Pl. III. fig. 3.

En me promenant dans les champs avec notre Capitaine, je lui vis cueillir une assez grande quantité d'une plante à fleurs jaunes, que je pris au premier coup d'œil pour l'immortelle jaune, très-abondante sur les hauteurs de la côte de la Terre-ferme. La curiosité me porta à lui demander l'usage qu'il vouloit en faire. Il me répondit que c'étoit de la Doradille; qu'étant à Valparaiso, il l'avoit entendu nommer ainsi, & que dans cette Ville, ainsi que dans les autres du Pérou, où il avoit été, on en usoit beaucoup en infusion, pour guérir les maux d'estomach. Notre Capitaine s'en plaignoit de tems en tems. J'en amassai une assez grande quantité, & nous en avons pris quelquefois en guise de Thé. Le goût en est assez agréable. D'autres la nommoient Vira-Verda, c'est aussi le nom que l'on lui donnoit à Montevideo. Frézier, dans la Rélation de son Voyage de la Mer du Sud, dit qu'un Chirurgien François en faisoit user avec beaucoup de

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succès pour guérir la fievre tierce. Mais la Doradilla des Espagnols est une espece de Ceterach dont la feuille est toute frisée; ils lui attribuent de grandes vertus. La Vira-Verda dont il est ici question a la tige & les feuilles cotoneuses & semblables à l'immortelle jaune; la fleur est un assemblage de petits fleurons jaunes, dont les feuilles sont pointues. Les fleurs de l'immortelle sont faites en rose, & les feuilles en sont distribuées de même.

Au retour de la pêche, qui fut trèsabondante à l'ordinaire, nous examinames différentes fortes de poissons, & nous y trouvames celui que l'on nomme au Bresil Panapana. Celui dont je donne ici la figure Pl. III. fig. 4. avoit deux pieds & demi de longueur de la tête à la naissance de la queuë, d'un oeil à l'autre dix pouces. Sa peau étoit rude & dure comme celle du Requin; mais le grain en étoit beaucoup plus fin, & à peu près le même que celui de la peau d'une espece de Requin communément de médiocre longueur & menu, que nos Marins nommoient Demoiselle; nous en avons pêché trois ou quatre pendant notre relâche a

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l'Ile Sainte Catherine, & deux aux Maldonades, à l'embouchure de: Rio de la Plata.

La tête du Panapana est plate, difforme, & faite en marteau. Ses yeux sont fort éloignés l'un de l'autre; car ils sont placés aux deux extrémités de la tête. Il a la gueule & la queue semblables à celles du Requin, les dents fort tranchantes; mais je n'y en trouvai pas sept rangs. Nos Marins lui donnoient le nom de Marteau, qui lui convient très-bien rélativement à sa forme.

Dans le nombre des Plantes que je ramassai, étoit une espece de poivre, ou piment, assez commune dans les champs, le long de la lisiere des bois. Son goût est infiniment plus mordicant que celui des piments ou poivres longs que nous connoissons en France. Aussi nos Marins le nommoientils piment enragé. Ce fruit est de la longueur, de la forme & de la couleur, mais du double au moins plus gros, que celui de l'epine-vinette. Il est d'abord verd & devient rouge dans sa maturité. La fleur auquel ilfuccede ressemble à celle des pimens. La plante qui la porte, s'éleve à la hau-

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teur d'environ deux piés. Elle est branchue & noueuse; la tige ronde, verte, assez grêle. Les feuilles sont semblables, pour la sorme, à celles du Solanum hortense, ou Morelle des jardins; mais aussi petites que celles du Chenopodium fœtidum, ou Vulvaria, dont elles approchent beaucoup. Un des petits fruits du piment enragé, mis dans une sausse, en releve autant le goût qu'un fruit entier des plus gros piments. C'est ce qui engagea nos Matelots à en faire une grande provision.

Je m'étois aussi muni de toutes les graines meures des plantes que je trouvai, & ayant rencontré dans une caze des Portugaises qui épluchoient du coton, pour le séparer de sa graine, elles me donnerent une poignée de ces dernieres. Elles me firent d'autant plus de plaisir, que je desirois beaucoup en avoir, & que je n'aurois pu en cueillir sur pié, l'arbrisseau n'étant alors qu'en fleur. Le bois en est tendre & spongieux; l'écorce mince & grise. Ses feuilles sont d'un verd gay, quand elles sont nouvelles; mair ce verd devient plus foncé, à mesure qu'elles approchent de leur maturité, ou que l'arbrisseau vieil-

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lit. Elles sont grandes, divisées en cinq parties, qui finissent en pointe. Celles qui approchent de la fleur ne sont partagées qu'en trois, & ressemblent assez à celles du Ricin. Ses fleurs sont presque semblables à celles du petit arbrisseau, qui fait aujourd'hui la décoration de nos Parterres, & que l'on nomme Althca. Elles ne sont cependant pas tout à fait si évasées, jaunes par le bout & tachées de rouge dans le fond. Ses pétales sont au nombre de cinq, soutenues par un calice à petites feuilles vertes, dures & pointues. Au pistile succede un bouton, ou fruit ovale, qui dans sa maturité est de la grosseur d'un œuf de canne. Ce fruit est divisé en trois, quelquefois en quatre loges, remplies d'une substance filamenteuse, blanche, qui enveloppe dix ou douze graines d'un brun-noir, attachées ensemble deux à deux, comme le froment dans l'épic. Ces grains sont de la grosseur d'un pois, mais longues de trois ou quatre lignes.

Cette substance filamenteuse est celle que nous connoissons sous le nom de Coton. Elle se gonfle, & fait tellement ressort dans la coque qui la renferme,

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qu'elle la force de s'ouvrir, lorsque le fruit est meur. Alors les graines, pleines d'une substance huileuse, se détachent avec les floccons qui les enveloppent, & tombent du fruit, si l'on n'a pas soin de les cueillir auparavant.

Les Portugais ignorent sans doute les machines dont on se sert dans nos Iles Antilles, pour séparer le coton des graines qui y sont renfermées, & auxquelles il est adhérent; ou les Portugaises, que j'ai vuës occupées à cet ouvrage, s'en faisoient un pur amusement; car elles le séparoient brin à brin, en le pinçant; avec les doigts seulement. Elles le filent ensuite, pour en faire de la toile, mais j'ignore avec quel instrument; je ne les y ai pas vû travailler.

Ce Cotonier est la seule espece que j'ai trouvée cultivée dans l'lle Sainte Catherine, & sur les côtes de la Terre-ferme, qui sont dans le Voisinage. Elle est bien différente du Cotonier du Bresil, dont parle Dampier en ces Termes: "la fleur est composée de petits filamens presqu'aussi déliés que des cheveux, de trois ou quatre pouces de long, & d'un

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rouge obscur; mais leur sommité est de couleur cendrée. Au bas de la tige il y a cinq feuilles étroites & roides, de six pouces de long." L'espece dont parle Frézier, est semblable en tout à celle que j'ai décrite, excepté que les graines de celle-ci ne sont pas séparées les unes des autres, & dispersées dans le coton, comme le dit cet Auteur, & comme il l'a fait représenter dans la figure du fruit qu'il en donne. Il paroît que le Pere Labat a fait copier d'après cette figure de cotonier, celle qu'il a insérée dans le second Tome de ses Nouveaux Voyages aux Iles de l'Amérique; ou Frézier l'auroit-il prise du P. Labat? Les figures données par l'un & l'autre sont absolument semblables.

Dans une caze un peu plus éloignée où nous fûmes demander de l'eau pour boire, la femme qui nous en donna, étoit occupée à déchirer des feuilles, à longues & menues épines sur la côte, d'une espece de roseau, très-commun le long des bois & des chemins. Elle en tiroit une sorte de filamens verds & très fins, ressemblant presque à de la soye décruée, & teinte en verd pâle. Elle nous dit

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qu'elle filoit ensuite cette substance filamenteuse, pour en faire des lignes, & des filets à pêcher, & qu'ils duroient fort longtems. Peut être pourroit-on aussi l'employer à d'autres usages.

Non loin de là je vis aussi, pour la premiere fois, une espece d'Aloës nommé Pithe, dont la feuille se rouit comme le chanvre, & donne une substance propre à être filée, dont on fait des toiles en Orient. Du milieu d'une vingtaine de feuilles, hautes d'environ cinq piés, épaisses dans le bas au moins de trois pouces, épineuses dans leurs bords, finissant en pointe, creusées en canal, & d'un beau verd, s'élevoit une tige verte, d'environ huit pouces de diametre dans le bas, diminuant insensiblement en s'élevant, & montant à la hauteur de trente piés au moins. Environ à la hauteur de vingt piés, sortoient de côté & d'autres de cette tige, jusqu'au sommet, des branches, au nombre de douze ou quinze, garnies de jets amoncelés, presque semblables à la tige naissante de la plante du lys, lorsqu'elle est deux pouces ou environ hors de terre. Ces toufes de jets sont placées irrégulierement le long

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de ces branches, qui sont dénuées de tout autre feuillage, & s'étendent presque horisontalement. Sans doute lorsque ces jets ont caquis une certaine maturité, ils se détachent d'eux-mêmes, & prennent racine sur le terrein où ils sont tombés. J'en amassai une quinzaine, avec leurs racines, & je les portai à bord, où nous les plantames dans des caisses placées sur nos Dunetes. Ils y prirent trèsbien, & nous en aurions vraisemblablement conservé le plus grand nombre, si, malgré tous nos soins, deux Chats que nous avions à bord, n'avoient été la nuit gratter la terre de ces caisses, & l'empoisonner de leur urine & de leurs excrémens. Nous nous avisames, mais un peu tard, de les couvrir de filets à pêcher, soutenus par des cerceaux, & nous en avons conservé deux piés, ainsi que quelques cotoniers, venus des graines que nous y avions semées. Les uns & les autres furent transplantés à notre arrivée à St. Malo, dans le jardin de Beau-séjour, à St. Servant, qu'occupoit Monsieur Duclos-Guyot notre Capitaine.

Peut-être les Portugais ont-ils remarqué que les jets de Pithe, qui ont ainsi

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pris racine d'eux-mêmes, ne prosperenr pas si bien que ceux que l'on a soin de mettre dans une terre labourée & meuble. C'est apparemment ce qui les engage à faire, dans le terrein qui se trouve dessous les branches, & aux environs du pié, des trous d'un pied en quarré, où je trouvai cinq ou six de ces jets plantés, & qui sembloient en effet mieux venus que ceux qui avoient été abandonnés aux seuls soins de la Nature. J'ignore si le Pithe porte un autre fruit, & s'il se multiplie par d'autres voyes.

Outre les Citrons & les Oranges, il y a dans l'Ile Sainte Catherine une sorte de rafraîchissement pour les chasseurs. C'est un fruit très-commun que l'on nomme Pommes de Raquettes. Ce fruit approche beaucoup de la forme de nos figues. Sa premiere peau est verte: elle jaunit ensuite un peu, & prend enfin la couleur rouge de lacque, sur le côté où elle est frappée des rayons du Soleil. Cette pelure est toute hérissée d'épines extrémement fines. Il faut être adroit pour cueillir ce fruit, & le peler, sans faire de ses doigts une pelote remplie de ces épines, qui sont presqu'imperceptibles. Heureu-

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sement elles y causent plus d'inquiétude que de mal, jusqu'à ce que l'on ait trouvé le moyen de s'en débarrasser.

Sous la peau, qui est épaisse comme celle d'une figue, ou trouve une enveloppe blanche, mince & plus tendre que la premiere. Elle renferme une substance molle, d'un rouge vif, parsemée de petites graines comme les figues. Cette substance a une saveur aigrelette, un peu sucrée, fort agréable, qui semble réjouir le cœur. Lorsqu'on en mange une certaine quantité, l'urine se teint en rouge, presque comme sang; mais sans qu'il en résulte aucun mal. Ce fruit est même rafraîchissant. Notre Capitaine, ses deux fils, & moi avons été presque les seuls, qui en ayent mangé: les autres n'ont pas osé nous imiter, dans la crainte d'en être incommodés.

Pour cueillir ces figues épineuses, & les peler sans courir les risques dont j'ai parlé, il faut avoir un petit morceau de bois, fait en poinçon, l'enfoncer dans la figue, auprès de la queue; couper cette queue avec un couteau, & tenant ainsi ce fruit au bout du morceau de bois, le pe-

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ler legerement tout autour, sans y toucher des doigts.

Le Samedi dix de Décembre, on a été chasser dans l'Ile, afin d'avoir du gibier, pour traitter le lendemain Mr. le Gouverneur, que Mr. de Bougainville avoit invité à venir dîner à bord de notre Frégate. On n'a rapporté de cette chasse que des Perroquets, des Beccassines, & quelques autres oiseaux.

Nous avons trouvé dans un terrein humide & marécageux, une quantité prodigieuse d'une espece de Crabe, qui se tient à terrc, & qui s'y forme une retraite dans un trou qu'il s'y creuse. On lui donnoit le nom de Tourlourou. Les plus gros n'ont pas plus de deux pouces de largeur. La forme de leur casque est presque quarrée, d'un rouge-brun, qui s'éclaircit insensiblement, jusques sous le ventre, qui est d'un rouge-clair. Cette écaille, on casque, est assez forte, quoique mince. Leurs yeux sont d'un noir éclatant, durs comme de la corne. Ils sortent, & rentrent ainsi que ceux des Ecrevisses.

Les Tourlouroux ont quatre jambes de chaque côté, composées chacune de

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quatre articles, dont le dernier est plat & terminé en pointe. Ils s'en servent pour marcher de côté, comme les Crabes ordinaires, & pour creuser la terre. Ils ont encore deux jambes ou pinces plus grosses, mais une surtout d'un volume au moins double de l'autre; c'est la droite. Ces pinces ou mordans sont d'un rouge vif, faits comme ceux des Crabes de mer, & leur servent à couper les feuilles, & les racines des plantes, dont ils sont leur nouriture. Lorsqu'ils voyent quelque chose qui les effraye, ils frappent ces deux mordans l'un contre l'autre, comme pour effrayer leur ennemi, & levent perpendiculairement le plus gros, marchant ainsi l'arme levée en état de défense; mais fuyant néantmoins dans leurs trous. Ces mordans, ainsi que leurs jambes, tiennent si peu à leur corps, qu'ils se détachent, & restent dans la main de ceux qui veulent prendre l'animal, & le Tourlourou s'ensuit.

Les deux sexes ont la queue repliée sous le ventre, où elle s'emboëte si juste dans une cavité, qui est à l'écaille du ventre, qu'à peine peut-on la distinguer. Celle du mâle va toujours en diminuant

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de largeur jusqu'à la pointe. Celle de la femelle est également large jusqu'à l'extrémité. A mesure que la femelle pond ses œufs, ils s'attachent aux poils longs & raboteux, dont la queue est fournie en dessous. Elle les soutient, les enveloppe, & empêche qu'ils ne tombent, & que le sable, ou les herbes, ou d'autres inégalités qui se rencontrent dans sa marche, ne puissent les détacher.

Ces Tourlouroux étoient en si grand nombre dans ce terrein marêcageux, qu'il n'étoit pas possible d'y placer le pied, sans en écraser plusieurs. J'ignore si les habitans des côtes mangent ces animaux, comme l'on fait dans les Iles Antilles, où ils sont d'une grande ressource pour les Caraïbes & les Negres. Les Créoles mêmes, suivant le Pere Labat, en sont une espece de regal.

Sur les dix heures du matin, lel Dimanche onze de Décembre, nous avons reçu à bord Monsieur le Gouverneur, parti de la Ville, dès les deux heures du matin, dans son Canot, avec son fils, accompagnés d'un Ministre du Roy de Portugal, premier Président du Conseil Sou-

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verain de Rio-Janeyro, de l'Oïdor, du Major & de quelques Officiers de la Garnison. La marée & le vent contraire les avoient empêches d'arriver plûtôt.

La tente étoit tendue sur le gaillard d'arriere, que l'on avoit disposé en forme de salle; le Navire étoit pavoisé, & le pavillon François déployé. Dès que tout le monde y fut placé, j'y chantai la messe solemnellement; & à midi on y servit un dîner aussi splendide qu'il étoit possible dans les circonstances. On but à la santé du Roy de Portugal, avec une salve de onze coups de canon, à laquelle la batterie du Fort de Ste. Croix répondit en même nombre de coups.

Après le dîner quelques bas Officiers, les mêmes qui avoient joué de divers instrumens chez le Gouverneur, en jouerent encore, & firent une espece de concert, qui dura deux heures ou environ. Pendant cet amusement le vent s'éleva contraire au retour du Gouverneur, le tems se couvrit, & il tomba une pluye si abondante, qu'il n'étoit gueres possible de penser à s'embarquer pour regagner la Ville, & même un des Forts. Mr. de Bougainville, pour amuser ces Messieurs,

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proposa une partie de jeu, qui fut acceptée. Il y eut en tout une dixaine de piastres de perdues, quoiqu'au Passe-dix. La pluye & le vent contraire continuant toujours, Mr. de Bougainville engagea le Gouverneur & sa compagnie de coucher à bord: il l'accepta. En attendant le souper, qui ne fut composé que des débris du dîner, & où le Gouverneur, ainsi que presque tous les autres, ne burent qu'un verre d'eau, je m'entretins toujours avec le Ministre de Portugal, à qui il ne manquoit que l'usage pour parler bien François, & qui substituoit des mots latins très énergiques, lorsque les termes François ne se présentoient pas à sa mémoire. Très-au fait du Bresil, qu'il parcouroit alors, pour y faire sa visite ordinaire, il eut la complaisance de répondre à toutes mes questions, & me donna sur le Pays & sur ses habitans tous les éclaircissemens que je détaillerai ci-après.

Mrs. de Bougainville & de Nerville cederent leurs lits au Gouverneur & au Ministre de Portugal; L'Oïdor coucha dans la Dunette de Mr. Duclos-Guyot Capitaine, & les autres Officiers voulu-

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rent coucher sur la table de la chambre où on leur étendit des matelats. On passa cette nuit comme l'on pût. Dès les quatre heures du matin, le Gouverneur partit dans son canot, avec sa compagnie, pour aller au Fort de Ste. Croix donner des ordres, de nous procurer tout ce que nout demandions, bœufs, &c. A son départ, on le salua de neuf coups de canon, que le Fort rendit sur le champ.

Avaut que de souper, Mr. de Bougainville pria Mr. le Gouverneur de faire passer en Portugal, & de là en France, les lettres que nous avions écrites pour y donner de nos nouvelles. Quelques jours après un Senau Portugais, qui étoit à l'ancre devant la Ville de la Vierge exilée, devoit partir pour Rio-Janeyre, & nous avoit promis de remettre nos Paquets à quelqu'un des Capitaines de la Flotte, qui devoit partir sur la fin du mois courant. Le Gouverneur s'en chargea avec bien de plaisir: Mr. de Bougainville lui remit nos Paquets. Mais, soit que la Flote de Rio-Janeyro fut partie lorsque nos lettres y arriverent, soit

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d'autres accidens, elles ne sont pas parvenues à leurs destinations.

Cinq ou six heures après que le Gouverneur a eu pris terre au Fort de Ste-Croix, il nous est venu en présent de sa part, deux Bœufs, deux Vaches, une Genisse, deux Dindes, 26 tant Cannes que Canards du Bresil, à grandes crêtes rouges, & d'autres rafraîchissemens. Mr. de Bougainville, dès la veille, lui avoit fait la galanterie d'une boëte pleine de tabatieres peintes & vernies du vernis de Martin, & de quelques éventails très beaux.

Les deux jours suivans furent employés à completter notre provision de bois de chauffage, qui fut composée de Sassafras, de cedre & de bois jaune de Bresil. Je fis mon possible pour avoir du Baume de Copaiba, connu sous le nom de Copahu; ayant appris d'un Negre affranchi que l'arbre qui le porte n'est pas rare dans le pays: je ne pus réussir, parce que le Portugais qui m'avoit promis de m'en ramasser, m'assura que ce baume ne couloit que pendant la pleine Lune.

Comme notre destination étoit pour un Pays où nos Marins n'avoient pas encore été, & dont les mers & le climat

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passent pour orageux; avant que de partir de Ste. Catherine, notre Capitaine, toujours prudent & prévoyant, jugea à propos de se munir de petits mâts de hunes & de perroquets, pour servir de bâtons d'hyver. Il s'adressa pour cet effet au Negre affranchi, dont j'ai fait mention plus d'une fois. Il nous rendoit tous les services qui dépendoient de lui, de la meilleure grace du monde; & fit même proposer à Mr. de Bougainville de l'emmener avec lui; qu'il iroit par tout où nous voudrions le conduire. Il étoit fort, travailloit beaucoup; & Mr. de Bougainville auroit volontiers acquiescé à sa demande, s'il n'avoit craint que les Portugais ne se fussent plaints, que nous avions été relâcher pour débaucher les Negres du Pays; & que ce bruit ou préjugé n'eùt fait tort aux Navires François, qui auroient été dans la suite relâcher à Ste. Catherine.

Ce Negre fut lui-même chercher dans la forêt les arbres qu'il crut les plus propres au dessein de notre Capitaine. Lorsqu'il les eut trouvé, il l'en avertit, & nous y conduisit à travers les halliers, & les broussailles au milieu desquels il

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falloit grimper sur la Montagne, pour parvenir à ces arbres, dans l'intérieur de la Forêt. Nous nous y transportames bien armés, en assez grand nombre, tant pour couper ces arbres que pour les transporter jusqu'au bord de la mer. Nous ne rencontrames dans la Forêt aucune bête féroce; mais seulement deux ou trois gros serpens, que nous tuames. Chemin faisant, je coupai sept à huit cannes de Bambou, espece de jonc noueux, dont les nœuds sont très rapprochés; & plus ils le sont, plus les cannes en sont belles. Ces Bambous étoient d'une jolie grosseur, haut de cinq pieds & demi à six piés; mais malheureusement ils n'étoient pas à leur maturité. En séchant ils se sont ridés & devenus comme cannelés. Je les laissai à St. Malo.

Pour transporter ces bâtons d'hiver, il fallut les attacher avec des cordes, & les traîner, quelquefois même les faire passer par dessus des branches qui nous barroient le chemin. Nous étions souvent contraints de le tracer, & de le faire à coups de hache. J'y remarquai des Palmiers d'une hauteur prodigieuse, d'un pied environ de diametre, & droits com-

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me des joncs; une espece d'arbre dont tout le tronc & les branches sont couverts de petites excroissances épineuses, de six à huit lignes de diametre dans leur base, saillantes de quatre ou cinq, & l'épine plantée au milieu en a jusqu'à quatre de longueur. L'écorce de cet arbre est grise & ressemble à celle du Hêtre. Ne seroit-ce pas le même que, dans nos Iles Antilles, on nomme Bois épineux?

Dans la matinée du Mardi, un Matelot, après avoir coupé de l'herbe pour nos bestiaux, s'étant assis auprès, les jambes nues, fut mordu près de la cheville du pié par un serpent, long, nous a-t-il dit, d'environ un pied & demi, de couleur jaune rougeâtre disposé par bandes. Il ne tint compte de cette morsure; & si-tôt qu'il fut arrivé à bord, il dina copieusement, sans inquiétude, parce qu'ajouta-t-il, j'avois faim. Une demi-heure après il lui prit un mal de cœur; & voyant sa jambe très-enflée & douloureuse, il vint m'en avertir. Je commençai par lui donner de la confiance, pour le guérir de la peur qui s'étoit emparée de son esprit. Pendant que j'en donnai avis aux deux Chirurgiens de la Frégate, il vomit, ce qu'il réitéra

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encore une ou deux fois dans l'intervalle d'une heure. Nous lui fimes avaler deux gros de Thériaque mêlée avec dix goutes d'esprit volatil de sel armoniac, dans un verre de vin. On appliqua sur la playe déjà devenue noirâtre, après l'avoir scarifiée, un emplâtre de Thériaque pilée avec de l'ail. Le mal de cœur continua néanmoins; il vomit encore deux ou trois fois. On lui donna le même remede. Sur ces entrefaites vint à bord un Officier Portugais du Fort Ste. Croix, à qui nous racontames ce qui étoit arrivé. Le raport du Matelot, & la description du Reptile, firent juger à l'Officier, que ce serpent étoit une des especes de ceux que les Nationaux nomment Fararaca. "Son venin est si dangereux, dit-il, qu'il cause une mort inévitable à ceux à qui il n'excite pas le vomissement dans les vingt-quatre heures. Mais, puisque votre Matelot a vomi, vous devez être rassuré sur son compte. Continuez cependant de lui donner le même remede, & joignez-y un vomitif. Il y a plusieurs autres especes de Fararaca, dont il faut également se défier; une surtout, qui est de couleur de terre,

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ou de couleur cendrée, avec quelques rayes plus brunes sur la tête." Le lendemain, la noirceur de la playe n'ayant pas augmenté, ni l'enflure de la jambe, on donna l'émétique au Malade; on appliqua. un nouvel emplâtre semblable au premier. Dans la suite il ne lui est pas arrivé d'autres accidens; on a traité la playe comme une playe ordinaire. On l'a aussi purgé deux fois, & il s'est toujours bien porté. Aller dans les bois & les campagnes, c'est presque toujours s'exposer à la morsure des reptiles dangereux, qui y sont en grand nombre. Nous avons vû bien des fois des especes de sillons ondoyés sur le sable du bord de la mer, formés par les traces des serpens qui y avoient passé. Si, lorsque l'on a eu le malheur d'en être mordu, on n'y remédie pas promptement, il faut s'attendre à mourir dans les douleurs les plus cruelles. Quelques especes, surtout celles des Jararacas, exhalent une odeur forte de musc. Cette odeur est d'un grand secours à ceux qui le sçavent, pour se garantir de leur surprise.

Le seul Lézard que j'aye vû à l'Ile Sainte Catherine, pouvoit avoir deux piés

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de long, & trois pouces & demi, ou quatre de large. Sa peau étoit noire, tachée de blanc de la tête au bout de la queuë. Le ventre étoit à peu prés de même; mais le blanc y dominoit davantage; au lieu que le noir & le blanc étoient distribués presqu'également par taches de figures régulieres sur tout le reste du corps; sa forme étoit d'ailleurs celle de nos Lézards verds de France. Mr. de Nerville qui étoit avec moi, se disposoit à lui tirer un coup de fusil, lorsque je reconnus que l'animal étoit mort. Nous nous en approchames; mais comme il puoit déja assez fort, nous ne jugeames pas à propos de l'examiner avec plus d'attention. Seroit-ce le Maboya, ou le Tejuguacu, ainsi nommé par les gens du Pays, & Fguana par Pison & Margraff?

Le Serpent à sonnettes y est très commun: sa longueur va jusqu'à trois piés, rarement passe-t-elle un demi pié de de plus. Sa couleur est un gris de fer cendré, & régulierement ondé. A l'extrémité de sa queue est attaché ce que les Espagnols nomment sa Caseabelle, & par la même raison le serpent Caseabella. Cette Cascabelle, qu'il nous a plu de

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nommer Sonnette, à cause du bruit qu'elle fait, ressemble à la cosse des pois séchée sur la plante. Elle est divisée de même en plusieurs articles, ou monticules, qui contiennent des osselets ronds, dont le frottement produit un son assez semblable à celui de deux ou trois sonnettes un peu sourdes, ou grelots. Le jour que Mr. de Belcourt, & moi, cherchions dans le bois l'animal, dont nous avions vû les traces sur le sable, il nous sembloit entendre ce son mèlé avec celui de sifflement; mais ce son tenoit aussi beaucoup du bruit que font les cigales. La morsure de ce serpent est si dangereuse, que les habitans des lieux où il se trouve, sont bien heureux que la Nature ait donné à ce reptile un signe qui les avertit de son approche; sans quoi, sa couleur différant peu de celle de la terre, il leur seroit bien difficile de n'en être pas surpris, & de l'éviter. On le nomme aussi. Boicinininga.

Pour nourrir les bestiaux que nous emmenions de l'Ile Ste. Catherine, nous simes provision de tiges de Bananiers, dont nous remplimes tout le tour du gaillard d'arriere, tant en dedans qu'en

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dehors. Ce fourrage se trouvoit plus commode pour le transport; parce qu'il tenoit moins de place, & faisoit par conséquent moins d'encombrement. D'ailleurs les prairies sont fort rares dans cette Ile, ainsi que sur la côte de la Terre-ferme, & le peu d'herbe que s'y trouve, est marêcageuse. Il eut été difficile de s'en procurer une quantité suffisante, laquelle même n'étant pas à son point de maturité propre à être conservée, se seroit échauffée, & auroit fourni une très-mauvaise; substance pour ces Bestiaux. Les tiges de Bananiers y suppléerent parfaitement, tant parce qu'elles se conservent très-bien, que parce qu'elles sont fort nourrissantes. Il ne s'agissoit que de les couper au coûteau, & les bœufs, les moutons, les mangeoient avec avidité.

Le Bananier est une plante, dont la tige n'est composée que de feuilles roulées les unes sur les autres, d'un blanc rougeâtre en quelques endroits, jaunâtre & verdâtre en d'autres. Lorsque la racine pousse un rejetton, il ne sort du bord de terre que deux feuilles roulées l'une avec l'autre. Elles s'évasent en se déroulant, pour faire place à deux autres, sorant du

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même centre. Roulées comme les premieres, elles s'épanouissent de même, & sont suivies de plusieurs, qui se succédant, s'élevent en hauteur, s'étendent en largeur, toujours ainsi roulées, &, composent la tige de cette plante arborée, qui monte à huit, dix & jusqu'à douze piés; après quoi elle ne grossit plus. Alors les feuilles sortent du haut & du milieu de la tige, à laquelle elles ne tiennent que par une queuë d'un pouce ou environ de diametre; longue d'un pié, ronde d'un côté, de l'autre creusée en canal dans son milieu. Cette queue continuée forme la nervure du milieu de la feuille, qui a quelquefois jusqu'à quinze, & dixhuit pouces de large, sur six à sept piés de long. Cette feuille est d'un beau verd par dessus, & dessous d'un verd un peu gris, qui la fait paroître argentée. Son épaisseur est celle d'un très-fort parchemin; mais sa délicatesse &, sa grandeur, qui donne beaucoup de prife au vent, font qu'elle se découpe en beaucoup de lanieres. Elles partent de la nervure du milieu, s'étendent vers les bords, le long des petites nervures, qui ont la même direction, & paroissent les unes comme des rubans étroits &

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argentés, les autres comme des lanieres de même couleur, attachés à cette nervure & roulés sur eux-mêmes.

Lorsque le Bananier a pris sa hauteur naturelle, il a neuf à dix pouces de diametre, & sa tige est si tendre, quoique les feuilles qui la composent soient très-serrées les unes contre les autres, que l'on peut la couper aisément avec un couteau, & même presque d'un seul coup de serpe, en la prenant un peu de biais; parce que ces feuilles sont grasses & pleines de suc: aussi ne vient-il bien que dans les lieux gras & humides.

Parvenu en état de porter fruit, il pousse du centre de la sommité de sa tige, une autre tige d'environ un pouce & demi de diametre, & de trois à quatre piés de long, qui se couvre de différens anneaux de boutons d'un jaune tirant sur le verd. Un gros bouton en forme de cœur, de six à sept pouces de long sur trois de diametre, termine cette tige. Il est composé de plusieurs pellicules couchées les unes sur les autres, dont l'extérieur est rouge, & recouvert d'une enveloppe forte, lisse de couleur gris de lin. La tige se divise en quatre pour

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donner issue à à ce bouton. Cette tige est d'abord droite; mais à mesure que les fruits succedent aux petites fleurs qui garnissent la tige par anneaux, le poids que que le fruit acquiert en grossissant, la fait courber insensiblement, & pencher de plus en plus vers la terre.

Dans nos Iles Antilles, on nomme cette tige, garnie de fruits, un Régime. J'ignore le nom que lui donnent les Portugais. Un régime contient quelquefois tant de Bananes, qu'il suffiroit pour faire la charge d'un homme. Elles sont attachées aux lieux qu'occupoient les fleurs. On coupe le Régime fitôt qu'on appercoit quelques Bananes changer leur couleur verte en jaune. On le suspend à l'air dans la maison, & l'on mange le fruit à mesure qu'il meurit; ce que l'on connoit, quand il commence à obéir sous le pouce, & qu'il jaunit. Nous en attachames au moins une vingtaine autour du gaillard d'arriere; & quelques uns de nos Officiers étoient si friands de ce fruit, qu'ils en mangeoient presque sans attendre qu'elles eussent assez de maturité.

La Banane a près de deux pouces de diametre; les plus longues que j'ai vûës

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n'en avoient que six de longueur. Les deux bouts sont en pointe arrondie, & sa forme est angulaire, mais avec des angles très-émoussés. La pelure est lisse, souple, épaisse un peu plus que celle d'une figue, & beaucoup plus solide. La pulpe est d'un blanc jaunàtre, de la constance d'un fromage nouveau bien gras, & ayant sa crême; ou du beurre nouvellement battu. Aussi ressemble-t-elle à ce dernier, quand la Banane est cuite.

Elle en a un peu le goût; mais comme si on y avoit mêlé de la pulpe de coings un peu trop meurs. On prétend que c'est une très-bonne nourriture. Pour moi je n'y trouvairien d'admirable; & j'en ai mangé de crues & de cuites, de meures & non meures, pour essayer leur faveur.

Nous avions bien desiré nous munir d'une provision de patates, & d'ignames; mais ces racines n'étoient pas encore en état d'être tirées de terre. La Patate est une espece de pomme de terre, ou de Topinambou, mais beaucoup plus délicate.

L'lgname ou Iniams est une plante rampante, garnie de filamens, qui prennent racine, & servent à la multiplier naturelle-

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ment; de maniere que, si l'on a pas soin de lui en ôter beaucoup, elle couvrira bientôt tout le terrein, dans lequel auparavant ou n'en avoit mis qu'une ou deux. La tige est quarrée, de la grosseur du petit doigt, ou environ. Ses feuilles ont la forme d'un oœur, dont le bout est allongé & pointu. Elles sont d'un verd-brun, grandes, comme celles du Lappa major ou grande Bardanne. Celles qui sont plus éloignées de la racine, sont moins grandes; mais elles sont lisses, grosses, & bien nourries, attachées deux à deux à la tige, par des pedicules courts, quarrés, un peu courbés. De la tige sortent quelques épics de petites fleurs en forme de cloche, dont le pistile devient une silique remplie de petites graines noires. On ne seme pas ordinairement ces graines, parce qu'elle vient de bouture beaucoup mieux & plus vîte. On employe pour cela la tête du fruit, avec une partie de la tige qui le porte.

La racine est plus on moins grosse suivant la bonté du terrein qui la nourrit. Sa peau est inégale, rude, épaisse, d'un violet foncé, & très-chevelue. Le dedans est de la consistance des Beteraves, d'un blanc grisàtre, tirant quelquefois sur la

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couleur de chair. On la mange apprêtée comme la Beterave, cuite dans l'eau, ou sous la braise, quelquefois avec la viande. Elle est d'un bon goût, très-nourrissante & de facile digestion. Les Negres & les Portugais l'aiment beaucoup.

Un des deux Acadiens mariés que nous avions logés dans une case de la côte, étoit tourmenté d'un cours de ventre, qui avoit résisté jusques là à tous les remedes que lui avoient administrés les deux Chirurgiens de notre Frégate. Le Negre affranchi lui proposa de le guérir avec une ptisanne, il eut peut-être réussi, s'il avoit commencé à en user plûtôt; car pour en avoir pris deux jours feulement, il en étoit déjà beaucoup soulagé. Cette prétendue ptisanne n'étoit qu'une simple décoction de bouts des bourgeons tendres, & de petits fruits du Goyavier, qui ne commençoient qu'à être noués. Si ce fruit avoit été un peu plus avancé, peut-être auroient-ils produit un effet plus efficace. L'Acadien n'ayant pas fait provision de ces bourgeons, avant que de partir, il ne put en continuer l'usage; son mal le reprit des plus belles, & lui a continué jusqu'à une quinzaine de jours avant notre départ des Iles

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Malouïnes, où il commença à se trouver mieux quelques jours après que nous l'y eumes débarqué. La bonté de l'air, &, sans doute l'exercice qu'il y prit, le fortifierent de plus en plus, & il se comptoit guéri à notre départ.

Le même Negre avoit guéri en peu de jours la sœur de la femme de cet Acadien, nommé Benoit, dont les jambes étoient devenues tellement enflées, qu'elle avoit beaucoup de peine à se soutenir. On prétendoit que cette enflure étoit l'effet du scorbut. Quoiqu'il en soit, elle souffroit, disoit-elle, de grandes douleurs aux chevilles des piés, qui cesserent après que le Negre lui eut fait une fomentation de quelques herbes du Pays, bouillies dans de l'eau pure. Elle fut guérie en six ou sept jours. On m'a assure que ce Negre n'avoit employé que le Goyavier.

Le Goyavier est un arbre très-connu dans nos Iles de l'Amérique. Ceux que l'on nommoit ainsi à l'Ile Ste. Catherine, n'avoient pas plus de huit piés de haut, & le tronc sept à huit pouces de diametre: je n'en ai pas vû de plus gros. Son écorce étoit un peu plus blanche que celle du

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Pommier, ses branches s'étendoient de la même maniere, & ses fruits, qui étoient très-peu avancés, ressembloient à des pommes qui ne sont que nouées depuis un mois. Aux feuilles & à la forme de l'arbre je le pris d'abord pour un Coignassier. On me dit que Je fruit, dans sa maturité, est excellent; & l'on me le dépeignit semblable aux Goyaves de nos Iles Antilles, quoique la description que le Pere Labat fait de l'arbre & de ses feuilles ne ressemble pas au Goyavier du Bresil. D'ailleurs les Portugais attribuent au leur les mêmes propriétés que le Pere Labat donne à celui de la Martinique.

Le même Acadien étant de retour à bord se trouva beaucoup incommodé d'une petite tumeur qui lui étoit survenue au gros orteil du pié gauche, depuis quelques jours. Cette tumeur augmentoit. ainsi que la douleur qu'elle causoit. Il la montra au Docteur, (c'est ainsi que l'on nomme le premier Chirurgien du Navire, & le second Major.) Celui-ci reconnut que c'étoit un Nigua, ou Nigue, qu'au Pérou l'on nomme Pique. C'est un Insecte si petit, qu'il est presqu'imperceptible. Voyez la description qu'en fait Mr. d'Ulloa;

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dans son Voyage du Pérou, & qui convient parfaitement à ce que nous avons vû à l'île Ste. Catherine. On guérit notre Acadien par l'extraction du nid, & par l'application de la cendre de tabac. Les jambes de cet Insecte, dit l'Auteur que je viens de citer, n'ont pas le ressort de celles des puces; ce qui n'est pas une petite faveur de la providence, puisque s'il avoit la faculté de sauter, il n'y a pas de corps vivant dans les lieux où se trouve cet Insecte, qui n'en fut rempli. Cette engeance feroit périr les trois quarts des hommes par les accidens qu'elle pourroit leur causer. Elle est toujours dans la poussiere, surtout dans les lieux malpropres. Elle s'attache aux piés, à la plante-même & aux doigts.

La Nigua perce si subtilement la peau qu'elle s'y introduit sans qu'on la sente. On ne s'en apperçoit que lorsqu'elle commence etendre. D'abord il n'est pas difficile de l'en tirer; mais, quand elle n'y auroit introduit que la tête, elle s'y établit si fortement, qu'il faut facrifier les petites parties voifines, pour lui faire lâcher prise. Si l'on ne s'en s'apperçoit pas assez tôt; l'Insecte perce la premiere peau

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sans obstacle, & s'y loge. Là il suce le sang, & se fait un nid d'une tunique blanche & déliée, qui a la figure d'une perle plate. Il se tapit dans cet espace de maniere que la tête & les piés sont tournés vers l'extérieur, pour la commodité de sa nourriture, & que l'autre partie de son corps répond à l'intérieur de la tunique, pour y déposer ses œufs. A mesure qu'il les pond, la tunique s'élargit; & dans l'intervalle de quatre à cinq jours, elle a jusqu'à deux lignes de diametre. Il est très-important de l'en tirer, sans quoi, crévant de lui-même, il répand une infinité de germes, semblables à des lentes, c'est-à-dire autant de Nigues, qui occupant bientôt toute la partie, causent beaucoup de douleur, sans compter la difficulté de les déloger. Elle pénétrent quelquefois jusques aux os: & lorsque l'on est parvenu à s'en délivrer, la douleur dure jusqu'à ce que la chair & la peau soient entierement rétablies.

Cette opération est longue & douloureuse. Elle consiste à séparer avec la pointe d'une aiguille, les chairs qui touchent la membrane où résident les ceufs; ce qui n'est pas aisé, sans créver la tu-

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nique, & à quoi il faut donner toute son attention. Après avoir détaché jusqu'aux moindres ligamens, on tire la perle, qui est plus on moins grosse à proportion du séjour que l'Insecte a fait dans la partie. Si par malheur la tunique creve, l'attention doit redoubler, pour en arracher toutes les racines, & surtout pour ne pas laisser la principale Nigue. Elle recommenceroit à pondre avant que la playe fut fermée, & s'enfonçant dans les chairs, elle donneroit encore plus d'embarras à l'en tirer. On met dans le trou de la perle, un peu de cendre chaude de tabac mâché. Pendant les grandes chaleurs, il faut se garder avec un soin extrême de se mouiller les piés. Sans cette attention, l'expérience a fait connoître que l'on est menacé du Pasme, mal si dangereux qu'il est ordinairement mortel.

Quoique l'Insecte ne se fasse pas sentir dans le tems qu'il s'insinue; dès le lendemain il cause une démangeaison ardente, & fort douloureuse, surtout dans quelques parties telles que le dessous des ongles. La douleur est moins vive à la plante du pié, où la peau est plus épaisse.

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On observe que la Nigue fait une guerre opiniâtre à quelques Animaux, surtout au Cerde, qu'elle dévore par degrés, & dont les piés de devant & de derriere se trouvent tout percés de trous après sa mort.

La petitesse de cet Insecte n'empêche pas qu'on n'en distingue deux especes, l'une venimeuse, l'autre qui ne l'est pas. Celle-ci ressemble aux puces par la couleur, & rend blanche la membrane où elle dépose ses œufs. L'autre espece est jaunâtre; & son nid couleur de cendre. Un de ses effets, quand elle s'est logée à l'extrémité des orteils, est de causer une inflammation fort ardente aux glandes des aînes, accompagnée de douleurs aigues, qui ne finissent qu'après l'extirpation des œufs. C'est à Mr. de Jussieu que l'on doit la distinction des deux especes de Nigues. Il eut, comme les autres Académiciens François qui l'accompagnerent au Pérou, le chagrin d'éprouver plusieurs fois ces douleurs, qu'ils n'ont pu expliquer.

14 Decembre.

Ayant nos provisions à bord, le Mercredi sur les dix heures du matin, le

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vent étant au Sud, nous avons désafourché & envoyé notre chaloupe à terre, chercher le restant de nos effets, & les familles Acadiennes. Avant que de les embarquer dans la Chaloupe, on visita leurs hardes avec grand soin, pour voir s'il ne s'y étoit pas introduit des Cancrelas. On en avoit vû dans leur case. C'est un Insecte de la grosseur & tenant quelque chose du Hanneton, mais un peu plus plat, & plus allongé, ayant un corset d'un verd noir, moins dur & moins solide. Il est extrémement à redouter dans les Navires, parce qu'il multiplie beaucoup en peu de tems, & qu'il se niche par tout; où il ronge papiers, livres, hardes, biscuit & le bois-même. Il gâte tout par ses ordures & sa mauvaise odeur. Comme on en avoit vû quelques uns dans la case où logeoient ces familles, on leur avoit recommandé de bien nettoyer leurs hardes. Nous eumes le bonheur d'en être aussi exemts que des autres Insectes familiers sur mer. Aux Iles Antilles on les connoit sous le nom de Ravets.

Nous dépêchames en même tems Mr. Alexandre Guyot au Fort Ste. Croix

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pour faire nos excuses au Commandant de ce que nous ne saluerions pas en partant, à cause des bœufs, taureaux & vaches, qui embarrassoient notre port.

A onze heures nous avons fait voile, le vent au Sud & Sud-Sud-Est petit frais, sous les deux huniers, le Perroquet de foule & les focs, jusqu'au travers de l'Ile aux Perroquets. Après avoir doublé la pointe de Bon-port, nous y avons mouillé par les six brasses d'eau, fond de vase, environ aux deux tiers du chemin d'une terre à l'autre, plus près de la côte du Nord, pour attendre notre chaloupe, notre petit canot, & pour embarquer dix bœufs; ce que nous avons fini à cinq heures du soir. Nous sommes ensuite restés sur une ancre toute la nuit, avec un tems sombre & brumeux.

Nous fimes ainsi nos adieux à l'Ile Sainte Catherine, ce lieu de relâche, dont l'on voit que nous n'avons pas eu les mêmes sujets de nous plaindre, que l'Amiral Anson. Il pourroit devenir une habitation excellente, fi l'on se donnoit la peine de le défricher. A la reserve de la petite Ville dont j'ai parlé, il n'y a que quelques Cases on plantations sur la

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Côte de l'Isle de la Terre-ferme qui en est voisine. Tout le reste est bois de haute futaye, & le pié des arbres y est comme étouffé par les halliers & les broussailles. Ceux de l'Ile sont farcis de cet espece d'Aloës épineux, qui forme un grand obstacle à ceux qui veulent y pénétrer. Sur les lisieres, qui approchent le plus de la côte, il y a beaucoup de différentes especes d'arbres de la hauteur & grosseur des pommiers, mais dont les feuilles de presque tous ces arbres sont lisses, d'un beau verd, & ont la forme des feuilles du Laurier-franc. Elles ne different presque entre elles que par la grandeur, & le plus ou moins d'épaisseur. J'en remarquai un que l'on auroit pris, au premier coup d'oeil, pour un amandier. Sa feuille étoit cependant un peu plus large: son frait paroissoit une amande verte; mais lorsqu'on l'observoit de près, on voyoit que la forme de ce fruit tenoit un peu de la forme d'un cœur.

Un autre portoit une fleur, ou fruit, de la forme des vésicules ou membranes qui enveloppe le fruit de la plante nommée Alkakenge; ce fruit Brasilien est gros comme une petite noix, d'un jaune blan-

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châtre en dehors. Il s'ouvre en quatre parties, & se trouve composé de plusieurs écorces semblables, dont la surfacc intérieure est de la couleur du plus beau carmin. Ces écorces ou parties du fruit, ou, si l'on veut, de la fleur sont disposées de maniere que celle de dessus couvre par son milieu les bords, par lesquels se joignent les quatre divisions intérieures. Elles sont en tout au nombre de huit, quatre extérieures, & quatre intérieures, épaisses chacune d'environ une demi-ligne: dans l'interieur est attaché au milieu, une espece de petite boule blanche, laquelle est sans doute le pistille, si la chose dont je parle est une fleur. J'en montrai à un Portugais, qui ne sçut pas m'en dire le nom, ni les propriétés.

Une plante extrêmement commune dans ces bois, & dont la pluspart des rochers de la Côte sont couverts, est la Caraguata. Elle se trouve aussi en abondance sur les branches des grands arbres, & y vient comme le Gui sur nos pommiers & sur nos chênes. La feuille en est longue, pointue, épineuse, presque semblable à celle des Glayeuls, plante à laquelle elle ressemble, & par la forme de ses feuilles, &

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par leur situation, sortant toutes de la racine; mais elle pousse une tige ronde, garnie de quelques feuilles de la couleur du plus bel incarnat, ainsi que la sommité de quelques unes des feuilles intérieures de la touffe, les plus proches de la tige. Au haut de cette tige, poussent en épics des fleurs d'un rouge vif, auxquelles succede une espece de fruit long d'un demi-pouce, gros comme un gros tuyau de plume & violet. Il contient une substance blanche, visqueuse, pleine de graines un peu applaties, roussâtres, & très-menues. Je croirois la Caraguata une espece de Glaycul. Dans un petit sentier pratiqué sur la lisiere des bois, nous trouvames quelques piés de la plante que les Brasiliens nomment Fuquiri, & Caaeo, & nous Sensitive. Nous en avons vu de deux especes; celle dont je viens de parler, pousse ses tiges à la hauteur de deux piés ou environ, branchues, & à tiges striées, presque quadrangulaires, vertes, assez fournies de petites épines jaunâtres. Ses feuilles sont opposées sur ses rameaux souples: le dessous est d'un verd blanchâtre, le dessus d'un verd tendre. Du long de la tige sortent plusieurs rameaux,

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dont le bout est orné d'une petite tête ronde, velue, d'un blanc purpurin. C'est la fleur, à laquelle succede une gousse, ou silique mince, recourbée & de couleur marron, couverte de petits poils blancs, quand elle est meure.

Le seconde espece ne s'éleve pas beaucoup de terre, je n'en ai vû que dans les tereins sablonneux le long de la côte: elle semble quasi ramper, & ne differe pas de la premiere. L'une & l'autre plient leurs feuilles, & laissent pancher leurs rameaux, presqu'au moment qu'on les a touché avec la main, comme si elles étoient fannées. Un moment après elles reparoissent dans leur vigneur. C'est de là sans doute qu'elle a reçû les noms d'herbe chaste, herba casta, Mimosa. Les feuilles mangées sont un poison mortel, auquel on n'a trouvé d'autre remede que la racine même mangée. Ces mêmes feuilles appliquées en cataplasme guérissent les tumeurs scrophuleuses.

La terrein de l'Ile Ste. Catherine & des Côtes de la Terre-ferme est d'une fertilité si prodigieuse, que les meilleurs fruits y croissent en abondance, presque

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sans culture. Les forêts sont pleines d'arbustes odorifirans. La Rade fournit d'excellens poissons, & très variés. On voit dans les Pl. II & III. les figures de ceux à qui nos marins donnoient les noms de Balaou, Pl. II. fig. 8. Lune, Pl. III. fig. 5. Brune Pl. II. fig. 4. Lame d'épée fig. 7. Crapaux de mer. Le bec allongé que l'on voit au Balaou, me l'avoit fait nommer Beccassine de mer. L'extrèmité de ce bec, qui est très-solide, & aussi dur que le bec d'un oiseau, est de la longueur de deux ou trois lignes, de la couleur du plus beau cinnabre. Son corps est presque diaphane: une bande ou raye d'un bleu verdâtre regne depuis l'ouïe jusqu'à la queue: ses écailles sont si délicates qu'elles sont presqu'imperceptibles. Sa chair est solide & d'un goût excellent. La Lune de la Pl. III. fig. 5. semble couverte d'une feuille dargent.

La Lame d'épée ne pouvoir gueres être mieux nommée, rélativement à sa figure. Les Crapaux de mer pourroient être nommés Hérissons de mer, car tout leur corps est couvert de pointes longues de deux lignes ou environ. Celui qui a la figure plus ordinaire aux poissons, avoit

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la gueule armée de dents assez larges & plates comme les dents canines des hommes, & ne ressembloit pas mal à une bouche humaine, même par les levres.

Nous n'y pêchames pas de beaux coquillages; le seul qui mérita notre attention, fut un Casque qui avoit au moins huit pouces de diametre. On trouva un Soldat, & quelques petits Chevaux marins. On pêchoit toujours avec crainte; parce que les Réquins fréquentent beaucoup cette Rade. *)

On avoit fait présent à un de nos Officiers de deux jeunes Tucans, que quelques uns nomment Tulcan, & les Espa-

*) Les Réquins que nous avons pris, & dont on voit la fig. Pl. II. fig. 5. n'étoient pas d'une grandeur démesurée; ils étoient de l'espece de ceux que l'on nomme Lamies. Nous avons examiné attentivement le nombre des rangées de leurs dents, & nous crumes en compter sept, su lieu de six qu'on leur donne communément. Elles étoient plattes, triangulaires, aigues & découpées dans leurs bords comme l'est une scie. Elles ne paroissoient pas engagées solidement dans la machoire, comme celles des autres animaux. Elles étoient mobiles, s'ouvroient & se sermoient comme les doigts de la main, de fason que chaque rangée se replioit sur sa voisine en recouvrement, de maniere que celle de dessus en se courbant en dedans la gueule, occupoit le vuide ou l'entredeux des dents de la rangée de dessous. Elles y sont comme les ardoises sur un toit, ou si l'on veut comme les feuilles d'un artichaux.
On dit que le Réquin est toujours précédé d'un autre Poisson que l'on nomme Pilote; nous pouvons assurer le contraire, au moins avons-nous vû plusieurs fois des Réquins sans cet avant-coureur.
Le Pilote est un des beaux & bons poissons de la Mer. Il est d'un bleu disposé par bandes, les unes d'un beau bleu très-foncé sur le dos, qui descendent, en s'éclaircissant insensiblement, jusques sous le ventre, au nombre de six. Quatre autres bandes, ainsi que la tête & la queuë, sont d'un bleu très-clair, ou d'un blanc lavé de bleu. Le globe de l'œil est d'une belle couleur d'or, excepté la prunelle, qui est noire; les deux extrémités de la queue sont blanches.
Je n'si pas reconnu ce Poisson à la description que l'on en trouve dans le Dictionnaire d'histoire naturelle de Mr. Valmont de Bomare. Elle paroît mieux convenir à quelqu'espece de Remore. Se feroit-il trompé dans cet article, comme il a fait dans plusieurs autres; ou m'au. roit-on trompé moi-même, en me nommant, Pilote, uu poisson qui n'est pas celui qui doit porter ce nom? Voyez en la fig. dans la Pl. I. fig. 8.
Si nous avons vû des Réquins sans être précedés de Pilotes, nous n'en avons pris aucun, qui n'eût plusieurs Succets cramponnés sur lui près de sa tête. Les Brasiliens nomment le Succet Iperuquiba, & Piraquiba, les Portugais Piexepogador. Le plus grand que nous ayons pris avoit environ huit pouces de long, sur deux & demi dans sa plus grande largeur. Sa tête, longue de deux est plate dans sa partie supérieure, & ressemble au palais d'un bœuf, cannelé en travers, qui y feroit collé de maniere que les bords n'y feroient pas adhérents. Ces cannelures sont armées de pointes, si dures & si solides qu'en les passant sur le bois, elles y font l'effet d'une lime fine. C'est par leur moyen que le Succet s'attache si fermement auprès des ouyes & au ventre du Réquin, qu'il se laisse prendreavec lui. On ne put même l'en détacher qu'avec un coûteau, ou un autre instrument. La machoire inférieure est plus longue que la supérieure. Il a de petits yeux d'un janne doré, la prunelle noire. Au lieu de dents, c'est une infinité de petits tubercules assez solides. Auprès de chaque ouye est une nageoire triangulaire, longue d'un pouce, ou environ: deux autres auprès sous le ventre, qui se joignent à leurs racines. & une sous le ventre & sur le dos, qui regnent depuis le milieu du corps jusques à la queue. Sa peau est lisse, gluante, comme celle de l'anguille, & de couleur d'ardoise brune.
Bien des gens se sont trompés, en prenant le dos du Succet pour le ventre, à cause de la partie par laquelle il s'attache au Réquin. Je l'ai observé avec toute l'attention, dont j'al été capable, & je me suis convaincu de l'enreur det Auteurs; comme on peut le voir dans les fig. 11 & 12. de la planche I.

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gnols de l'Isthme de l'Amérique, Prêcheur, parce que, disent-ils, que cet oiseau étant perché au sommet d'un arbre, pendant que les autres oiseaux dorment au dessous, il fait de sa langue un bruit qui ressemble à des paroles mal articulées, & le répand de toute part, dans la crainte que les oiseaux de proye ne profitent du sommeil des autres pour les dévorer.

La grosseur du Toucan est à peu près celle d'un Pigeon ramier; mais il est monté plus haut sur ses jambes, qui sont d'un gris bleuâtre ainsi que ses piés, armées d'ongles assez longues; sa queue est

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longue d'environ quatre pouces, quelquefois noire & arrondie à son extrémité; mais communément bigarrée de bleu, de pourpre & de jaune, sur un brun obscur. Le dos & les aîles sont de cette derniere couleur, excepté quelques plumes noires aux aîles. Sa tête est trèsgrosse, mais fort petite à proportion de son bec, qui a sept à huit pouces de sa racine à la pointe. La partie supérieure a, près de la tête, environ deux pouces de base, & forme dans sa longueur une figure, à peu près triangulaire & convexe par dessus, dont les deux surfaces laterales sont un peu relevées & arrondies.

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Celle de dessus, qui forme l'intérieur de bec, est creuse: ses bords ou levres sont découpés en maniere de scie. La partie inférieure présente la même forme que la supérieure, mais un peu concave en dessous. Ces deux parties égales dans leur longueur, s'emboëtent l'une dans l'autre, & diminuent insensiblement jusqu'à l'extrémité, qui est un peu courbée en dessous & pointue. La langue est une membrane blanchâtre, prèsqu'aussi longue que le bec, mais très-étroite, & très applatie. Elle n'a pas deux lignes au plus de large, & présente une barbe de plume découpée; ses yeux sont ronds, beaux,

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vifs & étincelans, enchassés dans deux jouës nues, couvertes d'une membrane azurée. Les uns ont l'Iris de l'oeil bleuclair, environné d'un cercle blanc; d'autres l'ont tout noir. Il y en a de différentes especes, au moins différent-ils entre eux par la couleur du bec, & par celle des plumes. Le bec de quelques-uns est verd avec un cercle noir & deux taches blanches vers sa racine. Le bec des autres est noir, rouge en dedans, avec un cercle jaune verdâtre auprès de la tète. Ils sont très-communs dans le pays. On nous assura que l'on y trouvoit aussi beaucoup de Faisans; mais nous n'en avons pas vûs. Les Perroquets verds y volent

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en troupe, comme les Moineaux en France. Nous en avons tué une assez grande quantité, & nous les trouvions aussi bons que nos Pigeons de voliere. Les Lions, les Pantheres, les Léopards, les Onces & les Tigres infestent les Bois & y rendent les voyages dangereux. Heureusement ils ne s'approchent que trèsrarement des habitations. L'eau des rivieres est d'une excellente qualité. Mais tous ces avantages sont effacés par l'incommodité d'un air très-mal-sain, qui est vraisemblablement la cause de la pâleur des Blancs qui habitent ce pays. De ces bois, où le Soleil ne pénétre jamais, s'élevent sans cesse des vapeurs grossieres,

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qui forment continuellement des brumes sur le haut des montagnes dont I'lle est environnée. Les bas, qui sont fort marécageux, en sont également couverts depuis six à sept heures du soir, jusqu'à ce que le Soleil les aît dissipées le lendemain sur les huit heures du matin. Ces vapeurs ont souvent une odeur de vaze, & la circulation de l'air n'y étant pas libre, elles semblent ne se dissiper que pour faire place à celles qui leur succedent. Cet air malsain est sans doute au moins un peu corrigé par la quantité de plantes aromatiques, dont l'odeur suave se fait sentir à trois ou quatre lieuës en mer, lorsque le vent de Terre y porte. Nos chiens nous annoncerent l'approche des Terres au moins à cette distance, en flairant de ce côté-là pendant près d'une demi-heure. Nous-mêmes en étions embaumés. Il est à remarquer que les chiens sont d'une grande ressource dans un Navire, pour reconnoître les approches de terre. Tous les nôtres n'ont jamais marqué d'aller sur le passe-avant, le long de la lice, ou sur le Gaillard d'avant, présenter le nez & flairer du côté des Terres, ou même d'un Navire, quand nous en avons approché,

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à la distance quelquefois de cinq à six lieuës, lorsque le vent portoit de la Terre à nous. Ils y restoient environ un demi quart d'heure, & après s'en être allé, ils y revenoient plus d'une fois.

Outre les oiseaux dont j'ai parlé ci-devant, nous rencontrions fréquemment des Criards: c'est le nom que les Portugais donnent à une espece de Corneille, dont tout le plumage est d'un beau bleu tendre. Ce sont, disoient-ils, les Corbeaux du pays. Ils en ont la forme; & ne sont gueres moins mauvais à marger. Les Tiépirangas sont gros comme des Grives, ont les aîles, la queue & une partie du bec de coulcur brune foncée; le reste du plumage est d'un beau rouge de cinnabre un peu carminé, tirant sur l'écarlatte. Quelques-uns de nos Marins les nommoient Lorys, d'autres Cardinaux; maisce dernier nom est celui d'un oiseau à peu près de même figure, dont tout le plumage est rouge sans mélange de brun.

Il n'étoit pas encore tout à fait nuit lorsque nous eumes jetté l'ancre le jour de notre départ de sainte Catherine, que nous apperçumes le long des hautbans

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des drisses & des autres cordages une quantité de petites lumieres mouvantes. On auroit dit des petits lampions mobiles. Nous en fumes d'autant plus surpris que, quoique nous jugeâmes bien que c'étoit des mouches lumineuses, nous n'en avions encore apperçu aucune jusqu'à ce jour. Elles avoient quatre aîles, deux transparentes telles que celles de nos mouches communes, & deux opaques, lisses, brunes & solides comme les supérieures des hannetons, servant également d'étui à celles de dessous. Leur tête est noire, en forme de trefle, ornée da deux antennes aussi noires, longues de quatre lignes, & qui paroissent formées de petits cornets insérés par leur pointe les uns dans les autres. Auprès de ces antennes sont placés deux yeux ronds, noirs, solides comme de la corne, luisans & saillans, gros comme des plus petits grains de pavôts. Le corps & les six jambes sont d'un brun noirâtre. On distingue aisément à l'œil six anneaux, qui diminuent de grandeur depuis le cou jusques à l'extrémité du corps terminé en pointe arrondie. Ces anneaux sont aussi solides que ceux dont le corps des hannetons est composé. Le plus grand

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anneau, qui forme toute la partie antérieure du corps, où sont attachées les jambes, a un peu plus de deux lignes de largeur sur deux de longueur, & se trouve couvert d'un duvet, ou poussiere legere, telles que celle des aîles des Papillons. De cette partie & de la tête partent des rayons d'une lumiere semblable à celle des Vers luisans que l'on trouve en France pendant l'été & le commencement de l'automne.

Je mis une de ces mouches dans un cornet de papier, le soir en me couchant, dans le dessein de la peindre le lendemain. Mais, ayant voulu commencer à le faire, je ne la trouvai plus; elle avoit rongé, percé le cornet, & s'étoit sauvée. Le jour suivant j'apperçus, étant couché, une lumiere dans un des rayons où j'avois placé mes livres. Je ne pensois plus aux mouches lumineuses, & j'imaginai dabord que cette lumiere étoit un rayon échappé de la lampe de l'habitacle, auprès duquel étoit la fenêtre de ma Dunette; mais voyant cette lumiere changer de place, je me rappellai la mouche échappée la nuit précédente. Je la pris & l'ayant fermée sous un gobelet de verre, je l'observai à loisir le lendemain; & la dessinai.

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En quittant Monte-video sur la Riviere de la Plata, ou Rio de lo Plata, la même chose nous arriva pendant le calme qui nous surprit le jour de notre départ. La lumiere que celles-ci répandoient, étant plus brillante & plus éclatante encore que celles des mouches de l'Ile Ste. Catherine; j'en mis quelques unes avec de l'herbe fraîche daus un gobelet de verre que je couvris d'un autre, & l'ayant fixé sur ma table, j'en approchai un livre, dans lequel, sans le secours d'aucune autre lumiere, je lus avec beaucoup de facilité, quoique le caractere en fut très-menu.

Dès le matin du lendemain j'en tirai une du gobelet, & l'ayant piquée d'une épingle, que je fichai en même tems dans le bois de la table, je la peignis.

Elle avoit quatre lignes de large & onze & demie de long, y compris le chaperon de trois lignes, qui lui couvroit la tête.

Quatre aîles s'étendoient sur son corps. Les deux supérieures étoient d'un beau noir velouté, avec une raye d'un jaune doré, près du bord extérieur. Elle regnoit depuis le cou jusques aux deux tiers

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de la longueur de l'aîle. Le chaperon étoit tout entier de même couleur, excepté un gros point noir au milieu près du cou. Ce chaperon suivoit les mouvemens de la tête, qui étoit arrondie, & lui servoit de casque: il débordoit d'une ligne tout autour. Deux antennes noires, délicates comme un cheveu fin, & longues de trois lignes, étoient placées sur le devant de la tête, au dessus de deux yeux noirs, peu saillans, & semblables à de la semence d'Amaranthe. Trois petites jambes également noires, sortoient des deux côtés du corps; tout couvert, dans cette partie, de petits poils fins très-courts, & d'un jaune orangé. La partie postérieure étoit composée de cinq anneaux, dont les deux les plus près du corps étoient noirs, revêtus d'un poil court & velouté; les deux suivans d'un poil doré, & le cinquiéme aussi large que deux autres ensemble, & qui terminoit le corps en pointe arrondie, étoit aussi couvert d'un poil noir velouté, mais un peu plus long que celui des autres anneaux. Ces anneaux n'avoient pas la solidité de ceux qui formoient le corps de la mouche précédente; ils fléchissoient sous le doigt, qui les pressoit mê-

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me legèrement. La premiere n'envoyoit des rayons de lumiere presque que de la tête: celle-ci en répandoit de toutes les parties de son corps, si l'on en excepte la tête. Celles que j'avois renfermées avec de l'herbe fraîche, ont vêcu quatre jours, & ont conservé l'éclat de leur lumiere presqu'aussi brillant jusqu'à leur mort.

Avant que de quitter la Rade de Ste. Catherine, je dirai deux mots des Brasiliens, sur le rapport du Premier Président du Conseil souverain de Rio-Janeyro. dont j'ai déja parlé.

Je n'ai vû manger de pain de grain que chez le Gouverneur de Ste. Catherine. Dans toutes les habitations on y suppléoit par la Cassave; qui est une espece de pâte cuite, faite de farine de la racine de Manioc. Cette racine est, diton, un grand poison, quand on la mange crue. J'ai vu cependant des enfans occupés à en ôter l'écorce, pour en faire la Cassave, la manger crue sans en être incommodés. Quelques-uns a faisoient rôtir sur la braize, en enlevoient ensuite l'écorce, & la mangeoient.

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Je n'ai vû dans l'Ile Ste. Catherine & aux environs des habitations de la Terre-ferme, qu'une espece de Manioc. Laët, cité dans l'Histoire des Voyages recueillis par l'Abbé Prévôt, dit qu'il y en a de diverses especes, une entre autres particuliere au Bresil, qui s'y nomme Aypi, & qui peut se manger crue sans aucun danger. Quelques Nations, de la race des Tapouyas, ajoute-t-il, mangent aussi cru le Manioc commun, qui est un poison pour toutes les autres, & n'en ressentent aucun mal, parce qu'elles y sont accoûtumées dès l'enfance. Ceux cependant que nous avons vûs en manger de cru, n'étoient pas de la race des Tapouyas. C'étoit des enfans Blancs, dont les peres & meres étoient Portugais. Les feuilles de ce Manioc approchent beaucoup, pour la forme, des feuilles de la Pivoine.

On en fait sécher les racines au feu sur des clayes & les ratissant avec des pierres aiguisées, on en forme une farine, dont l'odeur tire sur celle de l'amidon. Cette farine se met dans de grands pots, avec le soin de la remuer jusqu'à ce qu'elle s'épaississe, comme l'on fait en France avec la farine de blé noir. Ré-

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froidie en consistance d'une gelée solide, son goût différe peu de celui du pain blanc. Celle dont on fait provision dans les courses & les guerres, est beaucoup cuite, & par là se trouve plus dure & plus solide pout la commodité du transport. Apprêtée avec du jus de viande, on en fait un mets qui approche du ris cuit au bouillon & au jus; & ce mets est très-nourrissant. Ces mêmes racines, pilées ou rapées fraîches, & avant que d'être passées au feu, donnent un jus de la blancheur du lait, qui ne demande que d'être exposé au soleil pour s'y coaguler comme le fromage, & fait un bon aliment, pour peu qu'il soit cuit au feu. Cette maniere de ratisser les racines de Manioc avec des pierres tranchantes est celle des Brasiliens. qui n'ont pas la connoissance des Arts méchaniques de l'Europe. Les Portugais nés ou simplement établis dans l'Ile Ste. Catherine & sur les Côtes de la Terre-ferme qui l'environnent, employent à cet effet une grande rouë de bois, dont la surface extérieure des jantes est creusée en canal. Ce canal est couvert d'une rape de fer. On approche de cette rape les racines, en

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appuyant un peu dessus, pendant qu'une autre personne tourne la rouë: ce qui produit l'effet d'une rape à tabac. Cette manœuvre avance beaucoup l'ouvrage, & expédie en peu de tems beaucoup de racines. On ne conservoit pas le jus blanc qui découloit de ces racines, à mesure qu'on les rapoit. Ce jus se perdoit dans un petit fossé, & s'écouloit sur la terre. On fait ensuite sécher ces racines, pour les réduire en farine & en faire la Cassave. Elles servent aussi aux Brasiliens pour la composition de leur breuvage. Cette opération est fort dégoûtante, ainsi que le breuvage même, pour ceux qui sçavent la maniere dont il se fait. Ce sont les femmes qui sont chargées de ce soin, surtout les vieilles. Laët en donne le détail.

Les loix de chaque Pays font les mœurs de ceux qui les habitent: c'est pourquoi les mœurs des. Nations sont si différentes les unes des autres. Comme le climat y contribue aussi beaucoup, telle loi bonne pour la Norvege ne le seroit pas pour la Guinée. Les connoissances acquises chez les Peuples que nous nommons policés, ont été aussi la fource

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de beaucoup de loix qui ne sont pas connues chez ceux qu'il nous a plû de nommer Sauvages.

Chez les Brasiliens, avant le mariage, les filles se livrent non seulement d'elles-même, & sans honte, aux hommes libres, mais leurs parens les offrent au premier venu, & caressent beaucoup leurs amans: de sorte qu'il n'y en a peut-être pas une qui entre vierge dans l'état du mariage. Lorsqu'elles sont attachées par des promesses, seule formalité qui les lie, on cesse de les solliciter: elles cessent même de prêter l'oreille aux sollicitations d'infidélité.

L'unique éducation qu'ils donnent aux enfans regarde la Chasse, la Pêche & la Guerre. Ils vivent d'ailleurs paisiblement entre eux, & l'on y voit très-rarement des quérelles particulieres. Si quelquesuns se battent, on leur laisse une entiere liberté de se satisfaire; mais comme la peine du Talion y est rigoureusement & sans miséricorde observée, les parens font à celui qui a blessé, les mêmes blessures, & le tuent, s'il a tué son adversaire. Tout cela se fait du consentement même des parens des deux parties, & sans réclama-

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tion. Cette Loi est vraisemblablement la source de la haine implacable qu'ils conservent contre leurs ennemis déclarés. Si cette regle étoit introduite parmi nous, verroit-on tant de quérelles vuidées par l'effusion du sang humain; on ne se battroit gueres que de la langue ou de la plume.

Mal à propos regarde-t-on les Brasiliens comme les hommes les plus cruels envers tous les autres; ils ne montrent de la cruauté qu'envers leurs ennemis connus. Et fi l'on en excepte quelques uns, en petit nombre, de certaines Nations, dont la férocité approche un peu de celle des bêtes, peut-être pour avoir été trop longtems maltraités par leurs voisins, les' Brasiliens sont très humains, surtout envers les Etrangers, qu'ils accueillent très-bien, & de la maniere dont Léry le rapporte: en voici le détail.

Si l'on doit aller plus d'une fois à la même habitation, ou Village, il faut aller loger chez le Moussacat ou pere de famille; parce que celui auquel on s'est adressé d'abord, s'offenseroit beaucoup de ce qu'on le quittât pour aller la seconde fois chez

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un autre. On doit loger constamment chez le même.

Dès que le Voyageur s'est présenté à la porte, le Moussacat, ou autre chez lequel on se trouve, vous presse de vous asseoir dans un Hamach, ou lit de coton suspendu en l'air, dans lequel on laisse le voyageur quelque tems, sans lui dire un mot. C'est pour avoir le tems d'assembler les femmes, qui viennent s'accroupir à terre autour du lit, les deux mains sur leurs yeux. L'attendrissement les saisit; elles laissent couler quelques larmes de joye, &, toujours en pleurant, elles adressent mille complimens flatteurs à leur hôte. "Que tu es bon! que tu es vaillant! que nous t'avons d'obligation! que tu as pris de peine à venir! que tu es beau! que tu nous fais de plaisir d'être venu nous voir!" & autres semblables. Si l'étranger veut donner bonne opinion de lui, il doit répondre par des marques d'attendrissement. Léry assure qu'il a vû des François vraiment attendris & pleurer, dit-il, comme des veaux. Mais il conseille à ceux qui n'ont pas le cœur si susceptible de cette impression, (c'est-à-dire, à la honte de nos Européens, qui fe pi-

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quent cependant, mais avec si peu de raison, d'avoir plus d'humanité que les Brasiliens) de jetter, ou feindre de jetter quelques soupirs. N'est-ce pas nous reprocher en peu de mots, que nous n'avons que le masque de la politessesse & de l'hospitalité; & que les Brasiliens en ont la réalité?

Après cette premiere salutation, le Moussacat, qui s'étoit retiré dans un coin de la cabane, affectant de faire une flêche, ou quelqu'autre ouvrage, comme s'il ne prenoit pas garde à ce qui se passe, s'approche, du lit, demande à l'hôte comment il se porte, reçoit sa réponse;, & l'interroge sur le sujet qui l'amene. On doit satisfaire à toutes ces questions, lorsque l'on fçait la langue. Alors, si l'on est arrivé à pié, il fait apporter de l'eau, dont ses femmes lavent les piés & les jambes du Mair: c'est le nom qu'ils donnent aux Européens. Ensuite il s'informe si l'on a besoin de boire ou de manger. Si l'on répond que l'on desire l'un & l'autre, il fait servir sur le champ tout ce qu'il a de venaison, de volaille, de poisson & d'autres mets avec les breuvages du pays.

Veut on passer la nuit dans le même lieu? Non seulement le Moussacat fait

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tendre un bel Inis (hamach) blanc; mais, quoiqu'il fasse toujours chaud au Bresil, il prend le prétexte de l'humidité de la nuit, pour faire allumer autour de l'Inis trois ou quatre petits feux, qui sont entretenus pendant le sommeil du Mair, avec une sorte de petit éventail, nommé Tatapecoun, qui ressemble beaucoup à nos écrans.

Le soir, dit Léry, qui l'avoit éprouvé lui-même, pour ne rien soussrir de nuisible au repos de l'hôte, on fait éloigner tous les enfans.

Enfin, se présentant au réveil, il vient vous demander si vous avez bien dormi, & des nouvelles de vôtre santé. Lorsmême que vous répondez d'un air satisfait, il vous dira, "reposez-vous encore, mon Enfant, vous en avez besoin; car je vis bien hier au soir que vous étiez fatigué" C'est l'usage parmi les Européens de leur faire dans ces occasions quelques présens; & l'on ne doit jamais marcher, sans avoir dequoi leur en faire. On se munit donc de quelques petites marchandises, telles que des couteaux, des ciseaux des petites pincettes à tirer le poil, ils sont dans l'usage, hommes & femmes, de s'arracher le poil de toutes les parties

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du corps, les sourcils seuls exceptés, des peignes, de petits miroirs, des bracelets, de petits grains & des boutons de verre, enfin des hameçons pour la pêche.

On pourroit peut-être douter de cette conduite des Brasiliens à l'égard des Etrangers; mais on en sera aisément convaincu, quand on sçaura que ces hommes, que nous traitons de barbares, à cause de leur cruauté envers leurs ennemis, ne sont Antropophages qu'à l'égard de leurs ennemis déclarés; qu'ils portent une grande affection à leurs is, & à leurs alliés; & que, pour gtir ceuxci du moindre déplaisir, ils se feroient hacher en pieces.

Ce n'est pas envers les étrangers seulement qu'ils sont tendres & affectueux. Dans leurs maladies, les Brasiliens se traittent mutuellement avec des attentions, & des égards si humains, que s'il est question d'une playe, le voisin se présente aussitôt pour sucer celle du malade, & tous les offices de l'amitié sont rendus avec le même zele.

La Religion n'a cependant point de part aux idées des Brasiliens. Ils ne con-

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noissent aucune Divinité; ils n'adorent rien, & leur langue n'a pas même de terme qui exprime le nom ou l'idée d'un Dieu. Dans leurs fables on ne trouve rien qui aît du raport à leur origine, ou à la création du Monde. Ils ont seulement quelque histoire, qui semble rappeller l'idée d'un déluge d'eau qui fit périr tout le genre humain, à la réserve d'un frere & d'une sœur, qui repeuplerent la terre. Ils attachent quelques idées de puissance au Tonnerre, qu'ils nomment Tupan, puisqu'ils le craignent, & croyent tenir de lui la science de l'agriculture. Il ne leur tombe pas dans l'esprit que cette vie puisse; être suivie d'une autre, & ils n'ont point de termes qui expriment le Paradis ni l'Enfer. Il semble cependant qu'ils pensent qu'il reste quelque chose d'eux après leur mort; car on leur entend dire que plusieurs d'entre eux ont été changés en Génies ou Démons qui se réjouissent, & s'amusent à danser dans des campagnes charmantes & plantées de toutes sortes d'arbres.

Les Indiens du Bresil aiment paissonnément les chiens de race Européenne; & ils les élevent pour la chasse. Ceux du

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pays, quoique semblables aux nôtres, conservent toujours un caractere sauvage & carnacier. Un Portugais nous en avoit fait présent de deux, l'un élevé & déjà grand, l'autre encore si jeune qu'il marchoit à peine. On fut obligé de se défaire successivement de l'un & de l'autre; parce que l'on s'apperçut que, malgré les corrections, ils étoient acharnés aux brebis & aux poules. Mais Mr. le Gouverneur avoit donné à Mr. de Bougainville deux chiens de chasse, frere & fœur, n'ayant que quatre mois, & de la plus belle race Portugaise connue. Arrivés aux Iles Malouïnes, & les ayant menés à la chasse, ils arrêtoient naturellement, & sans avoir reçu aucune instruction. Mr. de Bougainville les a conduits en France, & en a fait présent à un Seigneur de la Cour.

Feudi 15 Décembre.

Sur les quatre heures & demie du matin, le vent étant au Sud-Sud-Est petit frais, le tems brumeux, nous avons viré sur notre ancre, enbarqué notre petit canot & la pirogue, puis appareillé sur les six heures. Nous avons fait route entre l'Ile de Gal & la pointe de celle

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de Ste Catherine. Il a fraîchi sur les neuf heures: le tems s'est engraisse, la pluye est tombée, & le tems s'est éclairci. A dix heures, nous avons relevé le milieu de l'Ile de Gal au N. N. O. & la pointe au Sud de l'lle Ste. Catherine, que nous voyions au S. ¼ S. E. sur laquelle a été pris le point de départ, par la latitude ci-après, suivant la Carte Françoise & le Méridien de Paris.

Latitude du départ 27 = 33.
Longitude Mérid. de Paris 50 = 0.

Depuis ce tems il a fraîchi de plus en plus avec de la pluye: & à midi la route avalu depuis le relevement, l'Est 3 deg. Sud.

Latit. est. Sud 27 = 22.
Longit. 49 = 49.
Variation N. E. 11 = 0.

Grand frais ensuite de S. S. E. le tems gras & sombre avec pluye; ce qui nous a obligé de faire des ris dans nos huniers sur les trois heures, de serrer le perroquet de fougue A sept heures du soir nous avons dégrayé nos perroquets; à dix heures serré nos huniers, & cargué la grande voile pendant le cours d'un grain très-vif.

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16.

A deux heures, nous avons réappareillé, & mis les huniers dehors. Alors le vent a passé à l'Est; le calme a succédé, le beau tems est venu, & nous avons viré de bord, le Cap au Sud-Ouest & S. O. ¼ S. jusques à quatre heures du matin, que le vent est revenu au S. S. E. ce qui nous a fait revirer de bord. Le beau tems a continué avec bon frais, la mer très-grosse, & à midi la route a valu par estime l'E. ¼ N. E.

Latitude est. Sud 27 = 14.
Longitude est. 48 = 44.
Chemin estimé 23 il. ⅔.

Le vent a regné du S. E. à l'E. S. E. petit frais, beau tems, la mer fort houleuse. Nous avons tenu tribord amure jusques à quatre heures du soir, que les vents ont passé au Sud-Est.

Depuis ce tems bon frais, & la mer plus grosse qu'auparavant. Nous avons gouverné au plus près babord-amure jusqu'à midi du Samedi

17.

Que la route a valu par estime le S. S. O. 2 deg. Ouest.

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La variation ortive a été N. E. 13 = 30.
Latit. est. Sud 27 = 43.
— — observée 27 = 47.
Longit. 49 = 0.
Chemin estim. 10 l. ⅔.

Dans la soirée le vent a regné de l'Est-Sud-Est au Nord; & il a varié ensuite du N. à l'E. S. E. la plus grande partie du tems au N. E. & à l'E. N. E. bon frais, beau tems, mais la mer toujours grosse.

18.

Ce matin nous avons vû beaucoup de ces oiseaux que nos marins nommoient Dadins, & des Quebranta-huessos ou Moutons. Un de ces derniers s'étant trop approché du bord, on la tué d'un coup de fusil, & on l'a pêché.

On est persuadé, sur la mer du Sud, que le Quebranta-huessos ne se montre qu'un ou deux jours avant la tempête, ou un très-mauvais tems. Mais nous en avons vû une grande quantité dans les beaux tems, pendant que la mer est ce que les marins appellent belle, sans que la tempête soit venue. On le dit encore des Alcyons, que l'on nomme aussi Puans, soit qu'ils puent en effet, soit par la raison que l'on n'aime pas les voir, parce

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qu'on les regarde comme des oiseaux de mauvais augure. J'avoue que nous n'avons jamais vû des Alcyons sans qu'un gros tems ne soit survenu.

On voit les Quebranta-huessos s'abaisser & se soutenir à fleur d'eau, effleurer les lames, & en suivre tous les mouvemens, sans paroître remuer les aîles, qu'ils tiennent toujours développées & étendues, quand ils ne se reposent pas sur les lames. Ils voltigent autour & très près des Navires.

Cet oiseau n'a pas le corps plus gros qu'un fort chapon; mais les plumes longues & serrées, dont il est couvert, le font paroître gros comme un coq- d'Inde. Son col est court & un peu courbé; sa tête grosse, & un bec si singulier que je l'ai peint. On le voit dans la Pl. VIII. fig. 3.

Ce bec est comme divisè en quatre ou cinq pieces. Il a la queue courte, le dos élevé, les jambes basses, les piéS noirs & palmés, a trois doigts sur le devant, & un quatriéme très-court sur le derriere, les uns & les autres armés d'ongles noires, émoussées & peu longues.

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Il y des Quebranta-huessos de plusieurs especes. Les uns ont le plumage blanchâtre, tacheté de brun obscur, ou de roux, d'autres ont la poitrine, le dessous des aîles, la partie inférieure du col, & toute la tête d'une grande blancheur; mais le dos, le dessus des aîles & la partie supérieure du cou d'un rouge brun, moucheté de quelques marques d'un gris bleuâtre. Tel étoit celui que nous avons tué. Peut-être ne different-ils que par le fexe, & non par l'espece. Ils ont tous les aîles fort longues. Celles de celui que nous avons tué, avoient sept piés deux pouces depuis l'extrémité des plumes d'une aîle jusqu'au bout des plumes de l'autre. On les trouve à plus de 300 lieues éloignés de toute terre; & l'on ne sçait pas quelles sont les retraites d'où ils viennent, & où ils font leurs nids.

Nous avons ensuite continué la route du Sud jusqu'à midi, qu'elle a valu le S. ¼ S. O.

Variation ortive N. E. 11 = 10.
Latit. est. Sud 25 = 35.
— — obs. 29 = 40.
Longit. 49 = 24.
Chem. est. 17 ⅓.

R

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Toujours vent de l'E. N. E. variable au N. N. E. grand frais, & beau-tems, mais la mer grosse. Nous avons cependant fait route à bonnes voiles, & cematin.

19.

Nous avons continué notre route au S. ¼ S. O. jusqu'à midi qu'elle a valu par estime le S. S. O.

Variation ortive N. E. 12 = 0. N. E.
Lat. est. S. 32 = 0.
— observée 32 = 21.
Longit. corrigée 50 = 4.
Chemin corr. 50 li. ⅓.
— — estimé 50 li. ⅔.

Même Vent au N. N. E. bon frais jusques à huit heures du soir, qu'il a un peu calmé. Il a passé au N. N. O. grand frais, beau tems & la mer grosse; le vent est tombé peu à peu.

20.

A minuit le calme a augmenté jusques à cinq heures. Alors le vent s'est élevé de l'E. S. E. bon frais, & la mer étant toujours grosse, nous avons continué notre route du S. S. O. 5 deg. O. jusqu'à midi qu'elle a valu par estime le S. O. ¼ S. 5 deg. 30 min. Ouest.

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Variation ort. N. E. 12 = 0. N. E.
Latitude estim. Sud 33 = 36.
— — obs. 33 = 54.
Longit. 52 = 11.
Chemin est. 36 l ⅔.

Depuis hier midi le vent a regné de l'E. S. E. au Nord, avec beau tems, & la mer houleuse jusqu'à minuit.

21.

Nous avons gouverné au S. S. O. 5 deg. O. jusqu'à six heures du soir, & depuis ce tems au S. O. ¼ S jusqu'à minuit. A huit heures du matin au S. O. ¼ O. & de là à midi à l'O. ¼ S. O.

Variation Ortive N. E. 15 degrés.

Suivant nos observations, les courans portent au Sud depuis la Ligne, lorsque le Soleil est dans la partie méridionale; c'est ce qui cause les différences de l'estime.

Ce matin, la couleur de l'eau de la mer nous ayant paru changée, nous avons pris le parti de jetter la sonde, & nous avons trouvé fond à quinze brasses. Ce haut fond pourroit bien être la queue du banc, qui est à la pointe Sainte Marie.

Air de vent estimé des 24 heures S. O. ¼ O. 1 deg. S.

R 2

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Latitude est. Sud 34 = 51
— — obs. 35 = 0.
Longitude 53 = 53.
Chemin est. 37 l. ⅓.
— — corrigé 44. ⅔.
Variation occase N. E. 11 deg.

Le vent a regné du N. N. E. au N. grand frais, le tems sombre & brumeux, la mer grosse & sa couleur changée. Ris dans les huniers à six heures du soir; sondé ensuite & trouvé 15 brasses, fond de sable fin couleur de son. Ne pouvant voir la terre à cause de la brume, nous avons tenu le vent, en gouvernant au N. O. sondé ensuite d'heure en heure. A huit trouvé 28 brasses, & défait les ris; à dix heures à peu près même profondeur; alors nous avons viré de bord le cap à l'E. & ¼ N. E. jusqu'à trois heures du matin. Les courans continuent depuis Ste Catherine, à porter dans le S. S. O.

22.

Le cap mis à O. ¼ N. O. le vent étant au Nord jusques à midi que la route a valu par estime l'Ouest 1 deg. 30 m. S.

Variation ortive N. E. 15 = 0.
Latitude est. Sud 34 = 48.
— — obs. 35 = 2.
Longitude 55 = 20.
Chemin 24 li. frac13;.

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Sur les deux heures nous avons vû la terre assez clairement. Elle nous restoit sur le bosloir de bâbord. Gouverné aussitôt dessus, pour la bien reconnoître; les marées nous ont portés dans le S. S. E. de 14 à 15 minutes. C'est à quoi l'on doit faire attention en cherchant l'entrée de Rio de la Plata. Il convient de courir Nord.

Après nous en être approchés, nous avons jugé que c'étoit la pointe la plus à l'Est du Cap Sainte Marie. Voyant alors des terres plus au Sud, on a mis le cap au Sud-Ouest ¼ O. & à six heures nous avons reconnu l'Ile Lobos qui se présente comme dans la Pl. VI. fig. 1. & est ainsi nommée de ce qu'elle est uniquement habitée par les Loups marins, qui y fourmillent. Approchés de plus près, nous avons gouverné au Sud ¼ Sud-Ouest, pour la ranger en dehors à une lieue & demie, & éviter une batture de roches à l'Est de cette Ile. Cette batture s'allonge près d'une lieue dehors. Comme il saifoit obscur, nous n'avons pas apperçu l'entrée du canal, qui forme l'Ile & le port des Maldonades; & nous avons avancé près de deux lieues de trop dans

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Rio de la Plata, ou la Riviere de la Plata, & y avons mouillé à huit heures du soir; le milieu de l'Ile Lobos à l'Est & E. ¼ S. E. la pointe du Cap Ste. Marie à l'E. ¼ S. E. la pointe du S. O. de l'Ile Maldonade à l'E. ¼ N. E. La pointe la plus au Sud Ouest, qui longe les hauteurs, a Ouest 3 degrés Nord. La pointe de la Terre la plus au Nord, au Nord-Ouest.

23.

Ce matin, notre canot a été à terre, pour donner avis de notre mouillage au Commandant du Fort de l'Ile Maldonade. Mr. de Bougainville y étoit avec Mr. de Nerville, de Belcourt. L'huillier & Alexandre Guyot notre second Capitaine. Ils ont demandé permission de faire eau & vivres, ce que le Commandant a accordé de la maniere la plus gracieuse. Il avertit même que notre mouillage n'étoit pas si bon que celui de l'entrée du canal qui conduit au Port: que le mouillage au Port n'est pas seur, & que nous ferions bien de quitter le nôtre: ce que nous nous proposons de faire, dès que le tems le permettra, & que le Commandant nous aura envoyé un Pilote Côtier.

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Toute la Côte qui se montre à nos yeux présente des Dunes de sable basses, & il n'y paroît dans l'éloignement que quelques hauteurs, appellées les Montagnes des Maldonnades, éloignées de la côte de quelques lieuës. On n'y voit point d'arbres, mais beaucoup de troupeaux de très-gros bœufs & de chevaux. L'argent & les peaux de bœufs font aussi tout le commerce du pays de la Plata.

Venant de l'Est, pour entrer dans Rio de la Plata, l'Ile de Lobos se montre à O. S. O. du compas.

Dès le matin du 23, le calme s'est déclaré avec un très-beau tems, & une chaleur très vive. Une grande partie de de l'Equipage s'étant is, à pêcher à l'hameçon, à peine la ligne étoit-elle à la mer, qu'on la retiroit avec un poisson pris: Souvent autant de poissons qu'il y avoit d'hameçons à la ligne. Il n'y en av it que de quatre ou cinq fortes. Les uns étoient ceux que les Espagnols nomment Viagrios, & nos Marins Machoirans. Les autres étoient des Carandes ou Carangues des Roussettes, des Demoiselles & des Réquins. Nous pêchames une Roussette, une Demoiselle & deux petits Réquins.

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Le Machoiran a le ventre plat,' & quelques barbes, comme le Barbillon; la tête grosse, la peau couverte de petites écailles brunes, & presqu'imperceptibles, à peu près comme celles de la Tanche; à la racine des nageoires, les plus près de la tête, est une arrête taillée en forme de scie, dont les dents sont inclinées du côté du corps. Cette arête est aussi longue que la nageoire, & a les mêmes mouvemens. Lorsque ce poisson veut se désendre des autres poissons ou du pêcheur, il dresse ces arrêtes, & les enfonce dans le corps des autres poissons, dans la main de celui qui le pêche, ou dans ce qui l'environne, même dans le bois, s'il le peut, & y demeure attaché. Cette piqueure est venimeuse. Aussi les pêcheurs se tiennent-ils sur leur garde, quand ils pêchent. J'ignore s'il y en a de plus gros que ceux que pous avons pris. Le plus fort avoit un Pied & demi de longueur sur quatre pouces de large. Ce poisson est d'un excellent goût.

La Carangue est un poisson plat excellent. On a pêché une si grande quantité d'une espece de Bar, qu'après que tout l'équipage en a été fourni pour ce

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jour,' & le lendemain, on a pris le parti de saler, & faire secher le reste, de la façon dont on prépare la Morue seche, ou Merluche, à Terre-Neuve. Le plus gros de ces Bars étoit de la grosseur & de la grandeur du Machoiran dont j'ai parlé. La Roussette & la Demoiselle sont des especes de Réquins ou Chiens de mer; ils leur ressemblent tellement qu'à la figure il est aisé de s'y méprendre: elles avoient environ deux piés & demi de longueur.

24.

Vers les trois heures du matin, il s'est élevé un grand vent du Sud, qui a obligé de mouiller une seconde ancre sous barbe, & de mettre la grosse au mouillage. A cinq heures, ayant un peu calmé, on a reviré l'ancre & remis au bossoir, afin de nous trouver en état d'appareiller pour Montevideo. A sept heures, le vent ayant augmenté, nous avons remouillé notre seconde ancre, par dix brasses, fond de sable fin vaseux. On a filé ensuite des deux cables, & l'on est resté une partie de la journée en cet état.

Dès le matin, sur la confiance du calme qu'il faisoit, Mr. de Bougainville est re-

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tourné au Fort des Maldonnades, avec ceux qui l'y avoient accompagné la veille; tant pour y voir le pays, que pour y prendre des rafraichissemens. Ils sont revenus, heureusernent pour eux, entre six & sept heures du soir. Nous venions de remettre l'ancre au bossoir sur l'apparence de calme. A peine y étoit-il, qu'il s'est élevé un orage des plus violens à l'horizon de la partie du Sud-Ouest. On ne peut rien voir de plus beau que le spectacle que nous présentoient les éclairs continuels, & sans nombre, qui s'élançoient d'entre les Nuages, à mesure qu'ils montoient sur l'horizon. Il étoit tout en feu, & le feu d'artifice le mieux, composé, le mieux nourri & le plus varié, n'a rien de comparable à ce que le Ciel nous a prése;nté pendant une heure. Nous ne soupçonnions pas alors que nous en verrions dans peu un autre bien moins satisfaisant. Mais notre Capitaine, qui en connoissoit mieux le danger & les suites, s'occupoit pendant ce tems-là à nous en mettre à couvert. Il fit haler toutes les vergues au vent, & les amena, ainsi que les mâts de hune & les perroquets, toutes voiles carguées & pliées.

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Nous comptions que l' orage passeroit à côté de nous: il paroissoit en effet en prendre Je chemin; mais en un instant le vent le plus impétueux nous assaillit; les éclairs & le tonnerre nous gagnerent, & on eut toute la peine du monde à dégrayer le mâts de petit perroquet. Toutes ces précautions prises, nous avons resté sur nos deux cables à lutter toute la nuit contre l'impétuosité de ce vent & les mugissemens d'une mer extrémement grosse & irritée, qui nous mangeoit.

Dans le pays on nomme ce vent Pampéros, parce qu'il vient des plaines des Pampas, au delà de Buenos-Ayres. Ces plaines s'étendent jusques aux Cordillieres, qui les séparent du Chili. Elles ont trois-cents lieues au moins, sans aucun bois, ni hauteur, qui puisse briser la fureur de ce vent. Il ensle la Rivivre de la Plata, dont il éleve les vagues comme des montagnes, & fait périr souvent les navires qui s'y trouvent, en les faisant échouer sur la côte voisine opposée au vent. Le mouillage où nous étions, est des plus mauvais, par la proximité de l'Ile de Maldonnat, & des côtes qui l'environnent, toutes bordées de roches &

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d'écueils. Un Navire Anglois, chargé de piastres, ou pieces de huit, s'y perdit il y a trente ans. Les habitans de l'Ile voisine de l'endroit où il se brisa, cherchent encore aujourd'hui à sauver une partie de cette Cargaison. Ils en avoient pêché, avec la drague, deux mille quatre cents, la veille de notre arrivée.

Le vent Pampéros est beaucoup plus fréquent en hiver qu'en été, & soufle toujours avec violence, ce qui rend en tout tems Rio de la Plata un lieu de relâche très dangereux. Il n'est bon que pour le commerce des piastres, & des bœufs, dont les plus gros s'y vendent cinq pieces de huit, ou vingt-cinq livres de notre monnoye. Pour l'ordinaire, leur prix est de trois piastres, ou quinze livres. Il est très difficile d'y faire du bois; tant parce qu'il y est extrémement rare, que parce que le peu que s'y trouve est le long des rivieres, feuls endroits où se retirent les tigres, les léopards & les autres bêtes féroces, qui y sont en grand nombre, beaucoup plus cruels & plus gros que ceux d'Afrique & des Indes Orientales. On trouve depuis Maldon-

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nat & Montevideo jusques à Buones-Ayres, des figues & des pêches.

25. Four de Noel.

L'impétuosité du Pampéros s'est soutenue toute la nuit avec la même fureur; & la mer est terrible. Cependant, malgré le roulis & le tangage continuels qui sembloient conjurés pour nous tourmenter, je dormois assez profondément, lorsque j'ai été reveillé par une secousse affreuse qu'a reçu le Navire, & qui la fait craquer dans toutes ses parties, comme s'il se brisoit sur des rochers. Il étoit près de cinq heures du matin. Je saute de mon lit, j'ouvre ma fenêtre & je demande au Timonnier si nous avons touché à quelques roches. Non, me dit il, nous n'y sommes pas encore, mais nous chassons & nous y allons grand train. Le cable de notre seconde ancre mouillée a manqué; l'autre est dérapée. C'est la cause de la secousse violente que nous venons de sentir. Notre ressource est dans notre grande ancre que l'on vient de laisser tomber.

Je m'habille, je vais sur le gaillard, & je vois en effet que nous avions tellement chassé, que la-Côte, sur laquelle

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le vent & les vagues nous poussoient, ne me parut pas éloignée d'une demi-lieuè. Lorsqu'un peu plus de la moitié du cable de la grande ancre a été dehors, on a amené la vergue de Miséne, celle du petit mât de hune, talingué notre quatrieme ancre, avec l'ancre à jet en charrue de Chien, & la grande ancre ayant heureusement tenu, nous sommes demeurés dans ces dispositions, jusques à six heures du soir que le vent & la mer ont commencé à calmer.

Hier au soir, en faisant la manœuvre, une poulie cassa. Un des éclats fut frapper au front d'un Matelot, qui perdit connoissance un moment après. Les Chirurgiens pensent que le coup n'a qu'effleuré, fondés sur ce qu'il en est sorti peu de sang, & qu'il n'y paroît presque qu'une meurtrissure. Actuellement il est assez tranquille, & ne se plaint que d'un grand mal de tête, que l'on regarde comme l'effet de la commotion. On l'a saigné deux fois, & l'on a pour lui toutes les attentions possibles. On lui a même fait un lit dans la chambre.

Pendant la tempête, la mer a été agitée jusques dans son fond: deux ou trois heures après que la tourmente eût

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commencé, la mer se creusoit de maniere qu'on auroit dit que nous allions toucher le fond, & les lames éroient, li courtes qu'elles ne nous laissoient pas le tems de respirer. J'ai vû plus d'une sois, le bout de la vergue du grand mât, à la vérité amenée tres bas, plonger trois piés ou environ dans la lame, dont souvent une partie tomboit sur le pont. Notre position devenoit encore plus dangereuse par la proximité de la Côte. Nos Officiers Marins, tous gens habiles, qui avoient commandé des Navires, & des Corsaires, sentoient si bien le péril qui nous menaçoit, que la plûpart pensoient déjà aux moyens de se sauver du naufrage. Le danger leur parut même si pressant, que l'on avoit déja disposé les canons en chapelet, pour suppléer aux ancres en cas que les cables vinssent à casser. La mer a dressé beaucoup dès que le vent a calmé. Alors nous avons viré sur notre grand cable, abbraqué la moitié de l'autre, & mis notre grande ancre au bossoir; ce qui a été fini à minuit.

Lundi 26.

La nuit a été belle, & le vent ayant passé au Nord, petit frais, sur les qua-

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tre heures nous avons pris à revirer notre mât de hune, notre Miséne, ensuite l'ancre, le perroquet de fougue, & appareillé sur les sept heures. On a guindé le grand mât de hune, & la grande vergue; le vent étant au Nord-Ouest, d'où il a passé à Ouest-Nord-Ouest. Après quoi nous avons tout de suite fait route de l'Ouest & O. S. O. jusques à six heures du soir, que nous avons relevé la pointe la plus au Sud des Mornes des Maldonnates au N. ¼ N. O. & N. N. O. distance d'environ trois lieues & demie, & celle la plus au Sud-Ouest au N. O. & N. O. ¼ N. distance d'environ cinq lieues. Nous estimions alors avoir fait depuis midi, à Ouest-Sud-Ouest, cinq dégrés Ouest dix lieues. On a fait ensuite route de l'Ouest jusques à huit heures, que l'on a viré à courir à terre, le cap au Nord-Est & Nord-Eft ¼ Est jusques à onze heures du Soir: pour lors reviré le cap à O. ¼ N. O. & O. N. O. jusques à quatre heures du matin.

Mardi 27.

Nous voyant trop loin de terre, on a reviré le cap à O. ¼ S. O. le vent étant au N. N. O.

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Au lever du Soleil on a observé quinze degrés de variation Nord-Est. La Terre la plus près nous restoit au N. N. E. diftante d'environ quatre lieuës: la Terre la plus au Sud-Ouest au N. O. cinq degrés Nord. On a sondé toute la nuit d'heure en heure, & même plus souvent, & l'on a trouve tantôt douze, tantôt treize brasses, fond de vase. Ceux qui tiendront la même route, feront bien de sonder le plus souvent qu'ils pourront, s'ils vont à Monte-video ou à Buenos-Ayres pour la premiere fois. La Riviere de la Plata est très-dangereuse par la quantité & l'étendue de ses bancs de sable, qui ne laissent qu'un canal de peu de largeur pour le passage des Navires; & ce canal est tortueux. Le banc, dit des Anglois, s'avance à près de cinq lieuës de la côte; & les îles que l'on trouve sur la route, forment des basses, très-avancées.

De quatre à fix heures du matin, on a gouverné au Nord-Nord-Est, cinq dégrés Est, de six à huit gouverné à l'Ouest cinq degrés Sud; sondé, neuf brasses, même fond que ci-devant. A midi, la pointe du Sud-Est des Maldonnates au N. E ¼ E. l'île de Flore au N. O. Monte-video à Ouest ¼ Nord

S

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Ouest 3 degrés Ouest; l'île Soli au N. O. 5 degrés N.

Toute cette côte est basse, à la réserve de ce que l'on appelle les Montagnes des Maldonnates, qui sont de moyenne hauteur & un peu éloignées.

Le vent a regné au N. petit frais jusques à deux heures, qu'il a passé au N. E. & au N. N. E. à six heures presque calme. Le vent s'étant ensuite un peu élevé & ayant passé au N. O. on a viré de bord jusques à huit heures. Voyant alors que nous n' avancions pas, nous avons moüillé par huit brasses & demi, fond de vase; Monte-video étant alors pour nous au N. O. ¼ O. du compas, environ à trois bonnes lieuës.

Toute la nuit, le vent a été du N. N. O. au N. O. petit frais, beau tems. Appareillé à quatre heures du matin le

28.

Couru une bordée sur l'île de Flore, jusques à environ une lieuë & demie de cette île, & à deux lieuës de la côte. Il ne faut ranger de près ni l'une ni l'autre, à cause des battures de roches, qui s'allongent près d'une lieuë au large.

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On a ensuite reviré de bord pour courir sur l'Ouest, le vent au N. N. O. à neuf heures, le calme étant presque plat, nous avons mouïllé par neuf brasses, fond de vase. Le Monte-video nous restoit à O. N. O. compas, distant d'environ deux grandes lieuës. Une demi-heure après, nous avons expédié Monsieur Alexandre Guyot dans notre Canot, pour donner avis de notre arrivée au Gouverneur de Monte-video.

A une heure après midi, il a fraîchi de l'O. N. O. ensuite de l'O. Ces vents ont passé en calmiole toute l'après-midi, jusques au N. E. passant par le S. Nous avons levé notre ancre, appareillé, & fait route sur le Mont.

Etant prêts de mettre dans la Baye sur les quatre heures & demie, le Capitaine d'un Navire Espagnol, nommé la Ste. Barbe, est venu à notre bord, de la part du Gouverneur, pour nous faire offre de service, & nous piloter. Sur les cinq heures, nous avons mouillé dans la Rade, plus en dedans que le Navire Espagnol, & à trois brasses, fond de vase; après quoi nous avons salué la Citadelle de douze coups de canon, qui nous ont été rendus coup pour coup.

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Marques du moüillage.

Le Mont à Ouest ¼ Nord-Ouest 5. Nord. Le clocher de l'Eglise la plus haute à l'E. S. E. La pointe du moulin, autrement la pointe du dehors, au S. E. ¼ S. L'Ile aux François qui est au fond de la Baye, & sur laquelle il y a une maison, au N. O. du compas.

Dans les premiers jours de notre relâche, on n'a été occupé que des arrangemens à prendre avec le Gouverneur de Monte-video, pour ce que nous avions à y faire pendant notre séjour. Il parut d'abord trouver beaucoup de difficultés, tant à nous permettre la pêche le long de la côte, qu'à y laisser aborder notre chaloupe & notre canot. Il exigeoit qu'au préalable on lui donnât avis toutes les fois que l'on voudroit les envoyer à terre, afin qu'il mît des Gardes dans l'endroit où ils aborderoient, pour y rester jusqu'au retour du canot, ou de la chaloupe, & empêcher que nous n'y fissions quelque commerce que ce fût.

N'imaginant pas trouver ces difficultés, dès le surlendemain de notre moüillage on avoit expédié notre petit canot pour pêcher au bas du Mont. Le Gou-

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verneur qui en fut averti, donna ordre à deux Dragons de la Garnison de s'y transporter & de faisir hommes, canot & marchandises, si l'on en avoit débarqué. Mrs. de Bougainville, de Nerville, Guyot & moi, arrivâmes au Gouvernement un instant après cet ordre donné, dont le Gouverneur fit part à Mr. de Bougainville. Le Gouverneur, qui craignoit sans doute de ne pas bien s'exprimer en françois, parloit en langue espagnole, & avoit pour interprête un Provençal établi dans la Ville depuis une quinzaine d'années. Ce Provençal nous rendit les intentions du Gouverneur, de maniere à nous faire entendre qu'il n'étoit pas disposé à nous rendre tous les services qu'il nous avoit offerts, & que nous avions lieu d'espérer de lui. Ce n'étoit cependant pas sa façon de penser; & il nous prouva des sentimens bien contraire dans la suite de la conférence.

Cet ordre qui sembloit confirmer l'interprétation du Provençal, ne fit point du tout plaisir à Mr. de Bougainville, qui en témoigna son ressentiment à Mr. le Gouverneur à peu près en ces termes: Il est bien surprenant, Monsieur, & en

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même tems très disgracieux pour nous, de trouver chez les Espagnols, nos amis, des difficultés que nous n'avons pas éprouvées chez les Portugais avec lesquels nous étions en guerre, il n'y a que deux jours. Je m'en vai mettre à la voile, & j'en donnerai avis au Roi mon Maître. Le Gouverneur répondit que son intention n'étoit pas de nous désobliger, mais au contraire de nous rendre tous les services qui dépendroient de lui; qu'il n'étoit pas le maître: que les Loix & les ordres de sa Cour étoient de ne laisser faire aucun commerce aux Navires qui n'étoient pas Espagnols, ou authorisés de sa Cour pour cela, & même aux Espagnols qui viendroient faire le commerce pour le compte des autres Nations; qu'une Frégate de la Compagnie des Indes, ayant mouillé trois ans auparavant dans le même port, n'avoit fait aucune difficulté de se soumettre à ce qu'il venoit de proposer. Il y a une grande différence, répliqua Mr. de Bougainville, entre une Frégate marchande & une Frégate de guerre du Roi. Nous n'avons aucunes marchandises à commercer; & nous ne sommes venus que pour prendre des ra-

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fraïchissemens, attendre la Fregate le Sphinx, dont nous nous sommes séparés, & à laquelle nous avons donné rendezvous dans Rio de la Plata. — Dès que vous me répondez que l'on ne débarquera pas de marchandises; vous êtes maître de venir à terre & d'y envoyer toutes les fois que vous voudrez. Mais l'usage établi sur les loix, étant d'envoyer un Soldat ou Garde partout où les canots mettent à terre, ne trouvez pas mauvais, je vous prie, que je m'y conforme: c'est pour votre tranquillité & pour la mienne; car je ne veux pas que ma Cour aît rien à me reprocher. D'ailleurs vous pouvez compter sur moi pour tout ce qui vous fera plaisir; car, indépendamment des ordres que j'ai de traiter les François avec les mêmes égards que les Espagnols, j'y suis porté d'inclination. Ainsi de part & d'autre on adoucit le ton: les Dragons eurent ordre de se présenter au canot & l'exécuterent.

Mr. le Gouverneur pria ensuite Mr. de Bougainville de lui permettre de prendre copie des ordres que le Roi de France lui avoit donnés pour le Commandement de nos deux Frégates; parce qu'il étoit

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obligé de l'envoyer à la Cour d'Espagne, avec le procès-verbal de notre mouillage. Mr. de Bougainville l'accorda très-volontiers: le reste de la conférence se tint sur le ton de bienveillance, & l'on se quitta bons amis.

Le Gouverneur avoit plus d'une raison d'agir ainsi: il nous en dit quelques unes; les autres ne furent pas difficiles à deviner. Don Joseph-Joachim de Viana (c'est le nom de ce Gouverneur) âgé actuellement, en 1763, d'environ quarante huit ans, Chevalier de Calatrave, Brigadier des Armées de Sa Majesté Catholique, fut chargé par le Roi d Espagne, du commandement des troupes envoyées au Paraguay contre les Indiens, qui à l'instigation, dit-on, des Peres Jésuites, dominans dans le Pays, s'étoient révoltés, & refusoient de se soumettre aux arrangemens pris par les Cours d'Espagne & de Portugal, pour fixer les limites de leurs possessions respectives. Don de Viana réussit très-bien, & toutes ses opérations eurent un heureux succès, malgré les obstacles de toutes especes que lui opposerent les Jésuites. Ce n'étoit pas le moyen d'acquérir

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leur bienveillance: il sçavoit qu'il ne les avoit pas pour amis.

Ils ont à Monte-video un Hospice, où ils ne sont que deux Prêtres & un Frere Lai, qui, ainsi que leurs affidés, ont toujours les yeux ouverts, pour épier ce qui se passe, & éclairer la conduite du Gouverneur de cette ville. Celui de Buenos-ayres, qui est Gouverneur général du Paraguay, favorise en tout les Peres Jésuites, & ne se fait pas de scrupule d'être leur esclave, pour servir d'instrument à leur vengeance. Informés de la mésintelligence qu'ils ont peut-être suscitée entre ces deux Gouverneurs, ces Peres ne manqueroient pas d'informer celui de Buenos-ayres des démarches réprêhensibles de Don de Viana, s'il étoit capable d'en faire: il en est très-persuadé. Homme estimable par toutes sortes d'endroits; homme d'esprit, plein de connoissances dans l'art militaire; rempli de probité; n'ayant rien de la hauteur que l'on reproche quelquesois aux Espagnols, il s'est acquis l'estime & la considération de tous ceux qui le connoissent. Il n'y a qu'une voix sur son compte, à laquel-

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le les Jésuites mêmes applaudissent, au moins en public.

Ces Peres font plus de soixante dans leur Maison de Buenos-ayres, que l'on assure très-belle. L'hospice de Montevideo n'est qu'une petite Maison, sans apparence, distinguée de celles des autres Habitans, par une petite cloche, placée dans une arcade de trois pieds ou environ de hauteur, élevée sur un des bouts du comble de la Maison. Je n'en ai pas vû l'intérieur, quoique ces Peres m'ayent fait solliciter deux ou trois fois d'aller les voir. Le Provençal, dont j'ai parlé, m'en fit la premiere proposition chez Mr. le Gouverneur, & j'y donnai les mains; je promis d'y aller le lendemain, ou quelques jours après. Un Officier Espagnol qui étoit présent, en avertit Mr. de Bougainville, & lui représenta qu'il ne convenoit pas que des François allassent voir les Jesuites, après ce qui étoit arrivé depuis peu à Buenosayrès. Il raconta le fait à Mr. de Bougainville, & m'ayant ensuite pris à part: Vous êtes bon François, me dit-il, & vous venez de promettre d'aller voir les Peres Jesuites! Vous n'y irez pas, ou vous

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renoncerez au nom François. Depuis environ six nes, un Jesuite prêchant à Buenos-ayr moi présent, s'est répandu en invectives contre le Roy de France, (*) contre celui de Portugal, la République de Genes & les autres Puissances qui ont malmené la Société: après un trait semblable, irez-vous voir les Jésuites? Vous ne feriez pas plaisir à Mr. le Gouverneur. Cette derniere phrase me fit soupçonner quelque partialité dans le discours de l'Officier: je suspendis mon jugement. En sortant de chez le Gouverneur, Mr. de Bougainville me raconta la chose d'après le même Officier; je lui promis de ne pas aller aux Jésuites, & j'ai tenu parole.

Deux jours après j'eus occasion d'éclaircir la vérité. Je m'en informai de deux Officiers Espagnols, qui parloient bien la langue françoise, & qui devoient s'embarquer sur la Frégate la Ste Barbe, pour retourner en Espagne. L'un étoit Colonel, l'autre Capitaine. Celui-ci se nommoit Simoneti. Ils me confirmerent le

(*) Les invectives qu'il dit du Roi de France en particulier sont si indécentes qu'il veut mieux les taire que de les rapporter.

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fait successivement, & ajouterent, que comme le Gouverneur général protege absolument les Jésuites, il n'a tenu aucun compte de ce Sermon téméraire & impertinent; mais que des personnes de distinction, de probité reconnue & titrées, en ont fait dresser un procès verbal, qu'elles ont envoyé à la Cour d'Espagne: qu'euxmêmes Officiers étoient chargés d'en porter un double à la même Cour.(*)

(*) Ces deux Officiers sont partis de Monte-video le même jour que nous. La Frégate sur laquelle ils sont, est commandée par Don Pedre de Flores, & chargée de 15 à 1800000 piastres, de quarante & tant de mille cuirs de Taureaux & de beaucoup d'autres Marchandises. Elle étoit partie de Cadix en 1755 pour la Guinée, armée pour le compte des Auglois, & devoit transporter des Nègres à Buenos-ayres; mais n'ayant pas trouvé au Cap verd le Navire Anglois, qui devoit les lui fournir, Don Pedre de Flores continua sa route & se rendit à Rio de la Plats. Il y étoit resté depuis ce tems-là, ou à Monte-video, pour ne pas courir les risques d'être pris par les Anglois pendant la guerre derniere, étant chargé pour l'Espagne. Sur les observations qu'il avoit recueillies pour faire la Carte de cette riviere, & sur nos propres observations a été redigée la Carte qui forme la Planche V.

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Deux ou trois jours après cette conversation, je fus voir un Ecclésiastique, Aumônier d'une Frégate Espagnole moüillée dans le Port de Buenos-ayres depuis cinq mois; je le sçavois très porté pour les Jesuites. On disoit même assez hautement qu'il étoit envoyé d'eux à Montevideo, pour acheter tout ce qu'il pourroit des pacotilles qui se trouveroient sur notre Frégate. Il fit en effet emplette de tout ce qu'on voulut lui vendre.

Après le premier salut, il me demanda pourquoi je n'avois pas été voir les Peres Jésuites, qui m'en avoient fait prier & à qui je l'avois promis. Il est vrai, je l'avois promis, lui dis-je; mais on m'a assuré qu'un de ces Peres a, depuis ., très-mal parlé du Roy de France men Maître, dans un Sermon qu'il a prêché à Buenos-ayres; & si ce fait est vrai, il ne convient pas à un bon François comme moi, d'aller voir les confreres d'un Prédicteur téméraire. Vous étiez sans doute à ce Sermon, ajoutai-je; j'y étois; il est vrai que ce Pere ménagea peu ses termes. — Que dit-il donc en particulier du Roi de France? — Qu'il est un tyran, un persécuteur de l'Eglise & plu-

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sieurs autres choses Mais il faut leur pardonner: c'est l'effet du ressentiment qu'ont ces Peres de leur expulsion de France.

A peine cût-il fini que deux des trois Jésuites de Monte-video entrerent dans la chambre où nous étions l'Abbé, Mr. Mauclair notre chirurgien & moi. Après nous avoir salués, un des deux Jésuites m'adressa la parole, disant qu'il étoit charmé de me voir; que sur ce que Joseph (c'est le nom du Provençal dont j'ai parlé) lui avoit dit, lui & ses confreres m'avoient attendu deux jours. Il me demanda ensuite pourquoi je n'avois pas tenu ma promesse: j'en ai dit la raison à Mr. J'Abbé, lui répondis-je, & il pourra vous la dire. — oh! je n'en suis pas surpris; je sçai que les Bénédictins ne pensent pas bien, & qu'ils ne sont pas de nos amis. — Vous vous trompez, lui dis-je; s'ils ne pensoient pas bien, ils seroient de vos amis. Ma réponse ne fut pas de son goût; il n'ajouta pas un mot; nous fit la révérence, & se retira avecson Compagnon.

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Samedi 31.

Entre les quatre & cinq heures du soir, nous avons eu connoissance d'un Navire. On a d'abord jugé, à la route qu'il faisoit, qu'il alloit à Buenos Ayres. Mais, comme nous attendions de jour à autre la corvette le Sphinx, à laquelle le rendez-vous étoit donné à Rio de la Plata, plusieurs ont soutenu que c'étoit elle. A mesure qu'il s'est avancé, on l'a observé de plus en plus, & l'on s'est confirmé dans cette idée au point de croire en être assuré. Malgré l'incertitude, Mr. de Bougainville a expédié la chaloupe avec les Srs. Donat & le Roi Lieutenans pour la piloter. On est convenu avec eux des signaux; on leur a donné des fusées & de la poudre pour les exécuter, & ils sont partis sur les sept heures. La nuit est devenue noire, les vents contraires, la Mer un peu grosse, de maniere que n'ayant pas apperçu leurs signaux, ils nous ont jettés dans de grandes inquiétudes. Le Sphinx nous avoit reconnu aux signaux convenus, & pour ne pas nous perdre de vûe, il ne faisoit que louvoyer, & faire des bordées, ce qui, joint à l'obscurité, empêchoit notre chaloupe de l'aborder. Elle

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y parvint à minuit. Alors le Sphinx mouilla; & ayant appareillé le lendemain

1 Janvier 1764.

Nous l'avons vu moüiller auprès de nous, sur les neuf heures du matin. On peut juger de la joye que sa présence nous a causé, après deux mois & plus de séparation. On avoit prévenu Mr. de la Giraudais de l'erreur des Cartes sur le gissement des côtes du Bresil; mais quoique nous fussions sur nos gardes, peu s'en étoit fallu que nous n'eussions échoué sur le banc qui n'est pas marqué sur les Cartes Françoises. Ce banc se trouvent sur sa route, comme il s'étoit rencontré sur la nôtre: les Abrolhos n'ont pas aussi sur les Cartes toute l'étendue qu'elles ont en effet; tout cela nous fournissoit de grands motifs d'être inquiets du retard de son arrivée, surtout après le séjour que nous avions fait à l'Ile Sainte Catherine.

Sitôt que le Sphinx eût moüillé, Mr. de la Giraudais vint à notre bord dans notre Chaloupe, & nous dit, qu'il avoit éte contraint de relacher à Togny, sur la Côte du Bresil, parce que, malgré la défiance qu'ils avoient eu des Cartes, ils avoient touché aux Abrolhos dans le tems

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qu'ils pensoient en être encore éloignés au moins de trente lieues. Ils se trouverent dessus au milieu de la nuit, heureusement dans un tems calme, & la roche sur laquelleils toucherent, étoit de pierre pourrie.

Le Sphinx s'étant arrêté sur cette roche, pour éviter les suites malheureuses du naufrage, ils monterent à la hâte le batteau de pêche qu'ils avoient, mirent à la mer la chaloupe & le canot; & après avoir bien visité le Navire, ils revinrent un peu de leur inquiétude, lorsqu'ils virent qu'il n'étoit pas endommagé.

Autre embarras. Il falloit tirer le Sphinx de dessus cette roche: dès que le jour parut, ils se virent environnés de semblablables écueils; & à un demi-quart de lieue un Navire sans mât, & sur le côté. Jugeant alors qu'étant sur les Abrolhos, ils n'étoient pas beaucoup éloignés de terre, Mr. de la Giraudais expédia le batteau vers la côte, pour avoir du secours. Ils rencontrerent plusieurs pirogues de pêcheurs Negres & Indiens. On leur parla la langue Portugaise, & six d'entre eux consentirent d'aller à bord du Sphinx, où on les traitta bien. Ils promirent tous les secours qui étoient en leur pouvoir.

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On en garda deux, & l'on renvoya les quatre autres dans le bateau, pour chercher leurs camarades de la Côte. Le lendemain ils revinrent accompagnés d'un nombre de pirogues. Avec leur secours on vint à bout de dégager le Sphinx de dessus la roche, après qu'elle s'y fut reposée trois jours de ses fatigues. Mr. de la Giraudais en fut quitte pour le bateau de pêche, qui se perdit. Ces Negres le piloterent jusqu'à Togny, où, pendant six jours, les habitans le traiterent & son équipage avec toute l'humanité possible, & comme s'ils avoient été du pays-même: ces habitans sont cependant presque tous Negres ou Bresiliens.

Après cette entrevûè, nous avons été à Monte-video faire au Gouverneur notre compliment sur la nouvelle année, ne sachant pas que cette cérémonie est renvoyée, dans ce pays-là, au sixieme du mois, jour de l'Epiphanie. Il étoit occupé à tenir l'assemblée pour la nomination des Officiers de la Justice. Ayant appris qu'après cette nomination, il devoit aller, avec tout le cortege, à l'Eglise paroissiale, qu'ils nomment la Cathédrale, nous nous y sommes rendus, & nous l'avons attendu

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une bonne heure, debout, à l'ombre d'une maison, en causant avec une dixaine d'Officiers de la Garnison. A midi & demi il a paru au milieu des nouveaux Officiers de la Justice, ayant tous de grandes baguettes blanches à la main, dont ils se servoient comme de bâtons, pour s'appuyer en marchant. Il a traversé la place qui est vaste, au milieu de ces Officiers, rangés sur une même ligne, ayant leur grand manteau noir & leur Rotin; comme l'Oidor de l'Ile Ste. Catherine. Nous sommes entrés dans l'Eglise après eux. Le Curé, que l'on nomme le Signor Vïcari, a dit la messe; à la fin de laquelle nous avons salué le Gouverneur, qui nous a invité à dîner chez lui. Comme nous lui avions donné parole pour le dîner prié du lendemain, Mr. de Bougainville n'a pas accepté ses offres gracieuses, & s'est rendu à bord avec Mr. de Nerville.

Pour moi je restai, comptant bien dîner chez le Signor Vicaire; Mr. Ducios notre Capitaine m'ayant dit la veille, que je ferois un vrai plaisir à ce Curé, & qu'ils en avoient parlé. Après avoir salué le Gouverneur, je fus joindre le Vicaire à la Sacristie, & je ne lui parlai pas du dîner. Nous sorti-

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mes de l'Eglise avec les deux Officiers Espagnols qui doivent s'embarquer sur la Ste. Barbe; nous l'accompagnames un bout de chemin, sans aucune invitation à dîner chez lui; & je n'eus garde de m'inviter moi-même. Lorsque nous nous séparames: où dinez-vous? me dit le Capitaine. Je n'en sçai rien, lui dis-je. Je comptois manger la soupe chez le Signor Vicaire; mais, puisqu'il ne m'en a dit mot, je chercherai fortune ailleurs. Il faut, repliqua-t-il, aller avec Mr. le Colonel, dîner chez Mr. le Gouverneur. Comme je faisois beaucoup de difficultés, n'étant pas assez connu pour me présenter ainsi: Vous avez beau dire, vous y viendrez, me dit le Colonel, en me prenant par la main; je sçai que Mr. le Gouverneur m'en sçaura gré; & je suis assuré qu'il vous en voudroit de m'avoir refusé. J'acquiesçai donc & j'y reçus en effet toutes sortes de démonstrations de politesses & de bienveillance de la part du Gouverneur & de son Epouse. Il parle le François assez bien pour se faire entendre; son Epouse l'entend, sans sçavoir ou plûtôt sans oser le parler. Mais son Mari & le Colonel lui servoient d'Interprete. Elle est Biscayenne, de grande

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taille, bien faite, brune, mais ayant les traits trop mâles, d'ailleurs beaucoup d'esprit & de vivacité, âgée de trente quatre à trente cinq ans.

2 Janvier.

Dès les onze heures du lendemain lundi, Mr. de Bougainville, Mrs. de Nerville, de Belcourt, L'huillier, les deux Duclos freres, premier & second Capitaine, Donat premier Lieutenant, ¦ de St. Simon, Canadien, Lieutenant d'Infanterie, de la Gyraudais, Capitaine du Sphinx & moi, nous sommes rendus chez le Gouverneur, où l'on nous a servi un dîner aussi splendide que le pays le permet; mais les mets y étoient apprêtés suivant l'usage, c'est-à-dire, la plûpart avec de la graisse de bœuf rafinée, qui leur tient lieu de beurre & d'huile; & assaisonné de tant de piment, & de carthame que les viandes en sont toutes couvertes. On avoit cependant eu soin de ne pas mettre de ces épices sur tous les mets: aussi plusieurs ne mangerent que de ces derniers. Les vins d'Espagne & du Chili furent les seuls présentés; les plats & les assiettes étoient d'argent, il y en avoit aussi de porcelaine. Une nappe très-courte couvroit la table, & les serviettes étoient un

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peu plus petites que des mouchoirs médiocres, frangées naturellement, ou pour parler plus correctement, effilées par les deux bouts. On y servoit plat à plat. Lorsque l'on demandoit à boire, il falloit dire si l'on vouloit de l'eau ou du vin, ou les deux ensemble; parce que les Espagnols ne boivent ordinairement que de l'eau pendant le repas, à la fin duquel on apporte à chacun un grand verre de vin, sans même qu'on le demande. Quand on demandoit de l'eau & du vin, on les apportoit l'un après l'autre & il falloit les boire séparément. Le vin du Chili a la couleur d'une médecine à la rhubarbe & au séné; son goût en approche assez. Il prend ce goût peut-être un peu du terroir, peut-être aussi des peaux de bouc gaudronnées dans lesquelles on le transporte. On n'en boit gueres d'autres dans tout le Paraguay. On se fait bientôt à ce goût-là; & quelques jours après en avoir fait ordinaire, on le trouve bon. Il est très-chaud sur l'estomach. Mais soit goût, soit fantaisie, les Espagnols préferoient celui de France que nous y avions porté. Le dessert n'étoit composé que de confitures. Le pain,

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quoique fait d'excellente farine, n'étoit pas bon, parce qu'il est mal levé & mal paitri: ils ne sçavent pas le mieux boulanger.

Sur le soir, Mr. de Belcourt, qui avoit pris un logement dans la ville, se trouva dans la compagnie d'un homme à lui inconnu, peut-être déguisé, & qui parloit un françois-gascon. Suscité vraisemblablement par les Jésuites, qui s'étoient déjà informés des gens de nos Frégates de la réputation militaire de Mr. de Belcourt, cet homme lui proposa d'aller servir au Paraguay, pour y former les Troupes. Afin de l'y déterminer, il lui promit de la part des Jésuites, les plus grands avantages. Mr. de Belcourt feignit d'y donner les mains, sans cependant s'engager en rien; & dès le lendemain, il en fit part à Mr. de Bougainville. Celui-ci répondit que la politique, pourroit y trouver son avantage: que s'il vouloit, par cette même politique se sacrifier pour le bien de l'Etat, il seroit peut-être à propos d'écouter ces propositions. Mr. de Belcourt lui dit alors, qu'en cas qu'il prît ce parti, il faudroit que lui Mr. de Bougainville lui donnât un Certificat, comme il

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n'y alloit que de son consentement, & pour le bien présumé de l'Etat.

Le lendemain, le même inconnu renouvella à Mr. de Belcourt les mêmes propositions avec plus d'instance, lui disant de se déterminer promptement: qu'il ne devoit pas s'inquiéter de prendre ses hardes, ni autres choses; qu'on lui four-niroit tout ce qui lui étoit nécessaire; & que, pour que le Gouvernement Espagnol n'en eût aucune connoissance, on l'y conduiroit par des chemins inconnus aux Espagnols, jusqu'au lieu où on l'établiroit Mr. de Belcourt lui demanda quels étoient le lieu & les avantages proposés; mais l'inconnu n'ayant rien voulu déterminer & même pour mieux cacher son jeu sans doute, lui ayant parlé sur un ton peu favorable aux Jésuites, Mr. de Belcourt lui déclara qu'il ne se rendoit pas à ses sollicitations. Mais, comme il avoit à craindre le retour, il se tenoit sur ses gardes. Le soir-même, entre chien & loup, il se trouva tellement serré de près par trois hommes, qu'il se crut obligé de tirer son épee, & de la porter hors du fourreau, pour se faire passage, s'ils l'avoient entouré: ce qu'ils

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ne firent pas. Il m'a raconté tout cela lui-même, & je l'ai donné ici de son consentement.

Vers les huit heures du soir, Mr. Mauclair, premier Chirurgien de notre Frégate, vint me dire qu'après avoir consulté avec Mr. Baslé second Chirurgien & Mr. Frontgousse Chirurgien du Sphinx, sur l'état actuel du Matelot blessé en tournant le cabestan pendant la tempête dont j'ai parlé, ils convenoient que son mal empiroit beaucoup, & que le malade demandoit lui-même à se confesser. Je descendis sur le champ, & le trouvant en effet très-mal, je l'écoutai en confession. Une heure après il perdit connoissance; sur les dix heures je lui administrai l'extrême onction, & à onze heures il trépassa.

Mardi 3.

Le Mardi matin, après avoir averti le Vicaire, nous transportames le corps du Défunt dans le Canot. On le mit en dépôt au Corps de garde du Port, en attendant que le Vicaire vint le chercher. Il s'y rendit une heure après avec son Sacristain. A son arrivée, je lui

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fis un compliment en latin, auquel il ne répondit que par un De profundis. Il avoit un surplis à la Romaine, & une Etole; son Sacristain, séculier, avoit un jupon noir qui lui servoit de soutanne, & un surplis très-malpropre. Mr. Duclos Guyot, son frere Alexandre, ses deux fils, six Matelots & moi suivimes le convoi. A chaque détour le Signor Vicaire chanta un Répond & une Oraison, & chanta une Messe des Morts. Il fit à ce Matelot rous les honneurs qu'il auroit pu faire au Capitaine même, & le fit inhumer dans l'Eglise. L'Office fini, il nous donna à dîner, & ne voulut prendre aucune rétribution.

Après diner, j'ai été me promener au fond de l'anse qui forme le Port, où nos gens faisoient de l'eau. J'ai parcouru la côte & le terrain dans l'espérance d'y trouver quelques plantes, ou quelques coquillages curieux; mais en vain. Je n'en ai rencontré qu'une seule dans sa maturité; la tige qui a huit à dix pouces de hauteur, & les feuilles sont revêtues d'un duvet blanc & court, si serré & si épais qu'il dérobe la verdure à l'oeil. J'en ignore le nom & les propriétés.

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A deux portées de fusil ou environ de l'Anse ou Baye, sont deux fontaines. Les gens du pays lavent leur linge à l'issue de celle qui est la plus près de la riviere. Il est défendu de laver dans l'autre; parce que c'est celle où l'on va puiser l'eau que l'on boit dans la Ville, qui en est éloigné d'une demi-lieuë. Cette fontaine est bordée d'un petit mur de pierres seches, & très-mal entretenu, quoiqu'aux frais du Roy; tant les habitans sont paresseux, & peu soucieux de ce qui les touche même de plus près.

Là, passant devant cette fontaine, je vis trois ou quatre Mulâtres, qui y avoient amené des pierres sur une charette, attelée de quatre gros taureaux, & trois autres qui chargeoient de l'eau dans un tonneau, pour porter à la Ville. Une Indienne ou Mulâtresse & une Négresse s'étant approchées aussi pour puiser de l'eau, un des Mulâtres, qui avoit tout l'air d'un Indien Hispanisé, prit la Négresse par la main, & tous deux se mirent à danser, pendant un gros quart-d'heure, la danse nommée Calenda. Les Voyageurs en parlent beaucoup dans leurs Rélations; & ils n'exagerent pas

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quand ils disent que, suivant nos mœurs, elle est la plus lubrique de toutes les danses.

On croit qu'elle a été portée en Amérique par les Negres du Royaume d'Arda sur la côte de Guinée. Les Espagnols la dansent comme eux, dans tous leurs établissemens de l'Amérique, sans s'en faire le moindre scrupule. Elle est cependant d'une indécence qui étonne ceux qui ne la voyent pas danser habituellement. Le goût en est si général & si vif, que les enfans mêmes, dès qu'ils peuvent se soutenir sur leurs piés, imitent en cela les personnes les plus avancées en âge.

Elle se danse au son des instrumens & de la voix, à deux ou plusieurs personnes ensemble. Ils sont disposés sur deux lignes, l'une devant l'autre, les hommes vis à vis des femmes. Ceux qui se lassent & les spectateurs font un cercle autour des danseurs & des joueurs d'instrumens. Quelqu'un des. Acteurs chante une chanson, dont le refrein est répété par les spectateurs, avec des battemens de mains. Tous les Danseurs tiennent les bras à demi levés, sautent,

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tournent, font des contorsions du derriere, s'approchent à deux piés ou environ les uns des autres, & reculent en cadence, jusqu'à ce que le son de l'instrument, ou le ton de la voix, les avertisse de se rapprocher. Alors ils se frappent du ventre les uns contre les autres deux ou trois fois de suite, & s'éloignent après en pirouettant, pour recommencer le même mouvement, avec des gestes tout à fait lacifs, autant de fois que le son de l'instrument ou de la voix en donne le signe. De tems en tems ils s'entrelassent les bras, & font deux ou trois tours, en continuant de se frapper du ventre, & se donnant des baisers, sans perdre aucunement la cadence.

On peut juger combien notre éducation françoise seroit étonnée, & combien la pudcur est blessée par cette danse. Cependant les Rélations de Voyages nous assurent qu'elle a tant de charmes pour les Espagnols même de l'Amérique, & que l'usage en est si bien établi parmi eux, qu'elle entre jusques dans leurs actes de dévotion: qu'ils la dansent dans l'Eglise & dans leurs Processions: que les Religieuses mêmes ne manquent gueres

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de la danser la nuit de Noël, sur un Théatre élevé dans leur Chœur, vis-à-vis de la grille, qu'elles tiennent ouverte, pour faire part du spectacle au peuple; mais elles n'admettent point d'hommes pour danser avec elles.

4 Janvier.

Le Mécredi, pendant que Mrs. de Bougainville & de Nerville étoient allés chez Mr. le Gouverneur, l'inviter à dîner à bord de notre Frégate, pour le Dimanche suivant, j'ai été voir un Officier, nommé Belia, qui avoit été élevé en France, dans notre College Royal de Pontlevoy, près de Blois. Il m'avoit promis quelques plantes curieuses, ou médicinales du pays, & quelques morceaux d'histoire naturelle. Quant à ce dernier article, il n'avoit rien qui méritât l'attention; mais j'y trouvai les plantes dont je vais donner la description; son beaufrere, & lui, m'en dirent les noms, les propriétés & l'usage.

L'une nommée Méona, ressemble beau coup à du serpolet; mais la feuille en est ronde & d'un verd moins brun; la tige rouge, rampante, prenant racine à

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chaque noeud, donnant un lait blanc, comme le tithymale. La graine vient dans une gousse spirale, hérissée; cette gousse ne contient qu'une graine jaunâtre, qui a presque la forme d'un rein. Elle jette de sa racine beaucoup de tiges branchues, qui se répandent en rond sur la terre, comme celles de la Renouée. Prise en infusion comme le Thé, elle guérit, disoient-ils, la rétention d'urine, comme par miracle.

Ebreno, ou Mio-mio, est une plante, dont la tige est presque rampante, & ne s'éleve gueres que d'un demi pié. La feuille est plus menue que celle du fenouil; une très petite fleur herbeuse, venant en bouquets, à peu près en ombelle; la racine est roussàtre en dehors, ayant ainsi que la plante, le goût de panais aromatisé. Elle se prend en infusion contre les fluxions & les rhûmes. Je la croirois une espece de Meum.

Moté a la tige haute d'environ un pied & demi, droite, ronde, branchue, & velue d'un gris un peu rougeâtre. Les feuilles sont longues d'un pouce à, un pouce & un quart, larges seulement de trois à quatre lignes, d'un verd blanchâtre, velues comme la tige. Les fleurs

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naissent une à une le long des branches, composées d'une seule feuille jaune, découpée en quatre, presque sans odeur. Il leur succede une gousse ou silique, de la grosseur d'une plume de coq, longue d'un pouce, qui s'ouvre en quatre parties, lorsqu'elle séche, & laisse tomber des semences très-menues, pointues par les deux bouts, de couleur d'un gris brun. On la dit admirable pour les blessures, les playes vieilles & récentes, appliquée seulement dessus. Monsieur Simoneti m'a dit qu'après six mois de traitement par les Medecins & Chirurgiens de l'Armée, pour une blessure qu'il avoit reçue au côté, près des reins, & qui avoit tourné en ulcere, il s'étoit guéri en peu de tems par la seule application des feuilles de cette plante.

Le Cachen-laguen ou la Canchalagua, que l'on nomme au Chily Cachinlagua, ressemble en tout à la petite Centaurée de l'Europe. C'est la Centaurée du Chily. Elle est un peu moins haute que la nôtre. On fait infuser à froid dans un verre d'eau six ou sept plantes entieres & seches, pendant toute la nuit, ou du matin au soir. On se gargarise ensuite

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le gosier avec cette infusion, que l'on avale, & l'on est bientôt guéri du mal du gorge. On remet de nouvelle eau froide sur le marc qu'on laisse infuser autant de tems; on réitere le gargarisme & la déglutition. Ce que l'on recommence une troisiéme fois. Mr. de Bougainville & Mr. Duclos notre Capitaine en ont fait l'expérience avec succès plus d'une fois. Lorsqu'on fait l'infusion à chaud en façon de Thé, elle échauffe beaucoup; mais elle purifie bien le sang. Cette plante est très renommée dans le Chily, d'où on la tire. Je la croirois un meilleur fébrifuge que celle d'Europe. Celle-ci n'auroit-elle pas la même propriété pour les maux de gorge?

Mechoacan est le nom que les Espagnols de Monte-video donnent à une plante, qui ne ressemble point du tout à celle que l'on vend dans nos boutiques sous le même nom. Celle de Monte-video, qui y est très commune ainsi qu'aux environs de Buenos-ayres, est une petite plante rampante, dont la racine court sous terre, comme la Réglisse. Elle est blanchâtre, menue comme un tuyau de plume à écrire. De cette ra-

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cine sortent des branches assez courtes, couchées par terre, peu garnies, & seulement à l'extrémité, de petites feuilles, presque semblables à celles du petit Tithymale, connu dans plusieurs Provinces de France sous le nom de Réveil-matin. Mr. Belia me dit que les Anglois qui font le commerce à la Colonie du St. Sacrament, emportent toujours beaucoup de ces racines. Elle a une propriété purgative comme le Méchoacan de nos boutiques. Lorsque l'on craint une superpurgation, ou que l'on veut en arrêter l'effet, il suffit d'avaler une grande cueillérée d'eau de vie.

Une autre plante qu'ils estiment infiniment, est la Guaycuru. Elle porte une feuille d'un beau verd, un peu épaisse, sortant en grand nombre de la racine, qui est d'un rouge brun, luisant à l'extérieur, & rougeâtre en dedans, comme celle du Fraisier. Du milieu s'éleve une tige à la hauteur d'un demi-pié, grosse comme le tuyau d'une plume de poule, pleine, sans feuilles, d'un verd grisàtre, se partageant dans le haut en une douzaine de petites branches, qui portent à leur cime de trés-petites fleurs herbeuses,

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sans odeur, & formant ensemble une espece de parasol.

Cette plante, sa racine surtout, est un des plus puissans astringens de la Botanique, & l'expérience a prouvé qu'elle est parfaite pour dessécher & guérir promptement les ulceres, & même, nous disoit Signor Vicaire, les écrouelles, & pour arrêter la dissenterie. Il nous en fit présent d'une vingtaine de plantes, qu'il avoit envoyé chercher exprès à quelques lieues de là, dans une Campagne qui lui appartenoit.

Le Payco est une plante, qui de sa racine jette beaucoup de branches rempantes, qui se divisent ensuite en plusieurs autres. Les feuilles ont environ trois lignes de longueur sur deux de large, découpées en forme de scie, grasses & attachées fans queue aux branches. La fleur est si petite, qu'elle se confond avec la graine qui lui succede; les branches en sont presque tout couvertes. Au premier coup d'oeil, on la prendroit pour la Turquette ou herniole, si les branches étoient plus courtes. Toute la plante est d'un verd tendre, quelquefois rougeâtre, ainsi que la tige, quand elle approche

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de sa maturité. Elle exhale une odeur de citron qui commence à pourrir. Elle est excellente pour les maux d'estomach & les indigestions. Sa décoction est sudorifique, & on la vante beaucoup contre la pleurésie. On mâche long comme le petit doigt d'une des tiges vertes, & l'on avale sa salive avec la plante mâchée. Prise de cette maniere, elle est un peu purgative. Lorsqu'on n'en a pas de verte, on la prend en infusion comme le Thé.

Mr. Belia exalta beaucoup la propriété antivénérienne de la Colaguala, que d'autres nomment Calaguela. Elle croît dans les terreins stériles & sablonneux. Sa hauteur est de sept à huit pouces. Sa tige est un assemblage de divers petits rameaux, qui se font jour à travers du sable, ou du gravier. Ils n'ont que deux ou trois lignes d'épaisseur, & sont remplis de nœuds à peu de distance l'un de l'autre, & couverts d'une pellicule qui se détache d'elle-même, lorsqu'elle est seche. Les feuilles en sont fort petites, en petit nombre, & sortent immmédiatement de la tige.

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On regarde la Cologuala comme un spécifique admirable pour dissiper les apostumes en fort peu de tems. Trois ou quatre prises, c'est-à dire, trois ou quatre morceaux en simple décoction, ou infusés dans du vin, suffisent dans l'intervalle d'un jour. Etant chaude au premier dégré, elle devindroit nuisible, fi l'on en prenoit excessivement. Cette racine, seule partie de la plante que l'on employe, est d'un rouge brun en dehors, & a beaucoup de ressemblance avec celle de la Guaycuru. Lorsqu'on la coupe horisontalement, elle présente un point brun au milieu, & un cercle blanchâtre au milieu de son épaisseur. Un Franciscain nommé Pere Roch, que l'on disoit très-versé dans la Médecine, m'a dit qu'il faisoit user de la Colaguala contre l'Epilepsie, ainsi que contre les maux vénériens; que lorsque son usage ne guérissoit pas parfaitement la premiere de ces deux maladies, il avoit recours au remede suivant, & toujours avec un heureux succès. Il fait boire au malade, dans le cours de la journée, & surtout deux verres à jeun, à une bonne demi-heure d'intervalle l'un de l'autre, une pinte ou deux livres d'eau, avec la-

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quelle une fille en puberté, ou une femme saine, s'est bien lavée les parties naturelles au sortir du lit. Il fait continuer ce remede huit ou neuf jours de suite au déclin de la Lune. On réitere ce remede plusieurs mois de suite, surtout au printems. Il employe la racine de la Colaguala en infusion dans du vin, ou de l'eau bouillante, pour les maux vénériens.

Le même Franciscain étant avec nous à la maison de Campagne de Mr. le Gouverneur, m'a montré une autre plante qu'il nomme Carqueja, & qu'il dit être admirable, prise en infusion comme le Thé, pour dissoudre le sang caillé dans le corps, pour le purifier & lever toutes les obstructions. Mais il faut en user avec beaucoup de modération, parce qu'elle agite extrémement le sang, surtout la racine.

La Carqueja vient comme un petit arbuste, haud d'un bon pied, taillé naturellement en tête arrondie, Elle n'a pas de feuilles distinctes de sa tige, qui ressemble beaucoup à celle du Genêt, dans la classe duquel je pense qu'on peut la mettre. Cette tige se partage en beaucoup d'autres pour former la

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tête. Elles sont très-souples & trèsminces.

La I'guerilla, la Zarca & la Charrua sont des plantes dont ils' font grand cas dans le Pays, de même que de la Birabida, ou Viravida, qu'ils estiment rafraichissante & tempérante au supreme dégré. Un Chirurgien François fit prendre l'infusion de la Bira-bida, qui réussit parfaitement contre la fievre tierce. Frezier dit que c'est une espece d'Immortelle; ne seroit-ce pas la même dont j'ai parlé cidevant sous le nom de Doradille?

Mais celle dont ils font le plus grand usage est la plante qu'ils nomment Séfran. C'est proprement une espece de Chardon, que nous connoislons en France sous le nom de Carthame. Ou en trouve la description dans tous les Traités de Botanique. Sa fleur est appellée Saffran bâtard. Elle a la couleur & la forme de celle du Saffran vrai; mais non l'odeur ni le goût. A Monte-video ainsi qu'au Bresil on cultive le Séfran dans les jardins & en abondance; parce qu'ils couvrent de sa fleur presque tous leurs mêts, & même la soupe. Les Perroquets & les Perruches sont très friands de la graine, qui est

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blanche, lisse, & faite comme celle du Corona Solis, ou Soleil, mais beaucoup plus courte.

Mr. de Bougainville m'ayant dit, avant d'aller faire son invitation au Gouverneur, que nous repartirions de bonne heure, pour retourner à bord, je me rendis au Canot sur les quatre heures & demie. J'y trouvai Mr. de la Gyraudais & le Chirurgien du Sphinx. Après avoir causé quelque tems sur les plantes dont je venois de faire provision, voyant que Mr. de Bougainville n'arrivoit pas: allons, me dit Mr. de la Gyraudais, à une petite demilieue d'ici, derriere la Citadelle. On m'a montré la Plante Mote; elle y est en quantité près d'une fontaine.

Mr. Frontgousse à qui l'on en avoit dit les propriétés, curieux d'en cueillir, y vint avec nous. Nous amassames même de la graine, que je donnai ainsi que toutes celles que j'avois cueillies pendant mon voyage, à Mr. de jussieu, pour les semer dans le Jardin du Roy à Paris. Pendant que nous nous fournissions de Moté, nous entendimes un cris plaintif qui partoit d'un gros tas de pierres & de roches qui couvrent & environnent la fontaine:

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nous n'en étions pas éloignés de plus de 7 à 8 toises. Nous primes d'abord ce cri pour celui d'un chat embarrassé dans ces pierres, & échappé d'une habitation qui en étoit distante d'un demi-quart de lieue. En nous approchant de la fontaine, ce cri nous parut être celui d'un enfant. Nous en approchions, lorsque Mr. Frontgousse nous dit: n'avançons pas, ce n'est pas le cri d'un enfant, c'est celui d'un Cayman. Je me rappelle en avoir entendu de semblables plus d'une fois dans nos Iles. Nous en serions mauvais marchands. Il y en a en effet dans le Pays; & Mr. de St. Simon nous avoit déjà dit en avoir vû un sur le bord d'une petite Riviere, qui coule derriere le Mont, qui n'est séparé de la Ville que par la Baye où le Port est situé. Sans oser donc pousser notre curiosité plus loin, nous nous contentames d'amasser encore quelques piés de Moté, & nous reprimes le chemin de la Ville pour retourner à bord. Chemin faisant, nous rencontrames beaucoup de Courlis, au nombre d'une trentaine par compagnies. Ils se laissoient approcher à la portée du pistolet; mais nous n'étions armés que de bàtons.

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Nous arrivames vers le sept heures au canot, dans lequel étoient déja monté Mrs. de Bougainville, de Nerville, de St. Simon & Martin, Lieutenant du Sphinx, avec quelques autres. Nous partimes du Port avec un très-beau tems; & nous avions déjà fait au moins les trois quarts du chemin, lorsqu'un vent de Sud-Est s'éleva avec assez de force pour nous engager, à forcer de rames, afin d'arriver à bord, avant qu'il devint plus impétueux. Il se fortifia en effet de plus en plus. Chaque nuage qui s'élevoit de l'horison donnoit un nouveau grain toujours plus vif que ceux dont il avoit été précédé. Tous ces assauts réunis qui souleverent beaucoup les eaux, formoient des lames qui grossissoient de plus en plus, & retardoient notre marche. Malgré la mer & le vent contraires, nous avions déja gagné jusques à la portée du fusil du Sphinx, qui étoit le plus avancé, & où nous comptions débarquer Mr. de la Gyraudais, avec les autres Officiers de cette Corvette. Ce beau Ciel azuré avoit disparu. Les nuages rendoient la nuit encore plus obscure, & dans cette obscurité nous apperçumes à peine une forme de batteau, qui portoit

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sur nous. Nous imaginames alors que, foupçonnant notre embarras, Mr. Duclos avoit envoyé la chaloupe au devant de nous. Nous le hélames; point de réponse. Mais la mer le portoit sur nous avec tant de vitesse, que nous reconnumes bientôt notre petit canot à la merci des vagues, & personne dedans. L'envie de le sauver nous fit changer notre route; nous fumes à sa rencontre, nous le joignimes, jettames deux hommes dedans avec des rames & un grapin, & nous nous disposames à reprendre notre route. Il pouvoit être alors huit heures & demie. Nos efforts furent inutiles contre la marée, la violence des vagues & du vent. Dans l'intervalle que nous avions jetté les deux hommes & les avirons dans le canot, nous avions dérivé plus de trois quarts de lieue, du côté de l'Ile au François, fituée tout près de la côte, presque à l'opposite de la Citadelle. L'obscurité nous empêchoit de distinguer la Terre, & à peine distinguions-nous les fanaux que l'onavoit mis à nos deux Frégates.

Voyant donc que nous nous en éloignions de plus en plus au lieu d'en approcher, on se détermina à porter sur la Terre, & l'on gouverna du côté où l'on pré-

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suma que la Ville pouvoit être, car on ne jugeoit de sa situation que par deux lumieres très éloignées l'une de l'autre. Les lames qui venoient se briser contre le canot, y avoient déja mis beaucoup d'eau, que nous jettions avec nos chapeaux, inondés & mouillés jusqu'à la peau, les Canotiers très fatigués; Mr. de la Gyraudais, après avoir ramé près d'une heure, avoit pris le Gouvernail; nous ne sçavions où nous étions; & nous n'avions pas d'eau de vie pour donner des forces & du courage. Dans cet embarras on pensa qu'il n'y avoit rien de mieux à faire que de laisser tomber le grapin, pour donner aux Canotiers le tems de se reposer. J'endossai alors une Redingotte que je trouvai sous ma main, & l'on donna les pavois aux Canotiers, pour s'en couvrir, & se mettre à l'abri, non des vagues, puisque nous ne pouvions guere être plus mouillés que nous l'étions; mais du vent qui nous échauffoit si peu, que nous nous serrions de près pour n'avoir pas si froid. Nous étions presque déterminés à passer la nuit dans cet état; lorsque Mr. de la Gyraudais crut s'appercevoir que nous chassions sur notre gra-

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pin. Il dit au Maître Canotier de mettre la main sur l'hansiere, pour juger par le trémoussement, si nous chassions en effet. Le Maître Canotier pensa d'abord que le mouvement qu'il sentoit étoit 1'effet des secousses que le canot recevoit des lames; mais bientôt après il reconnut son erreur, & en a vertit. On lui dit de sonder avec la Gaffe; il le fit; & ne trouva que trois piés d'eau, fond de roches dont toute la côte est bordée, même assez avant dans la riviere. On borda les avirons, on leva le grapin & l'on nagea près d'un grand quart-d'heure, toujours en sondant, & toujours même fond. Enfin il se présenta un fond de vase, & sept à huit pieds d'eau. On alloit y mouiller, lorsque les Canotiers prévoyant qu'ils ne trouveroient pas là dequoi souper, dirent que, puisqu'ils étoient en train, il falloit continuer & aller coucher à terre. Charmé de voir leur résolution, on porta sur une lumiere, que l'on imagina être celle du Corps de Garde, placé au seul Port où l'on peut descendre.

Un moment après, chacun jettant les yeux de tous côtés pour nous reconnoître, nous entrevimes une Goelette, que nous sçavions n'être pas mouillée fort au

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large. La vue de ce Navire ranima le courage, & l'on fit tant d'efforts, qu'environ une grande demi-heure après, nous abordames au Port. L'Officier de garde se présenta pour nous reconnoître. Un autre Officier avec notre Maître Canotier furent envoyés pour donner avis au Gouverneur de notre retour à la Ville; parce que nous n'avions pu gagner notre bord. Il nous fit faire son compliment de condoléance, & prier en même tems d'aller souper & coucher chez lui.

Dans la crainte de l'incommoder, tant à cause de l'heure, car il étoit minuit; qu'à cause du nombre; & d'ailleurs mouillés & faits comme nous étions, nous pensames qu'il valloit mieux aller trouver un François nommé Lacombe, de St. Flour en Auvergne, établi à Buenos-Ayres, mais qui avoit aussi une maison à Monte-video, déja connu de plusieurs de nos Officiers, dont il avoit acheté beaucoup de marchandises. Un Soldat de la Garde, qui parloit François, offrit de nous y conduire. Au lieu de nous mener à la maison ou logeoit Mr. Lacombe; il conduisit à celle d'un ami de ce François, où ce Soldat l'avoit vû bien

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des fois. Nous heurtames près d'un quart d'heure, sans aucune réponse. On répondit enfin; on ouvrit, & nous y trouvames Mr. de Belcourt couché: c'étoit là où il avoit pris son logement. Pensant que c'étoit un tour badin qu'on lui jouoit, il ne fit qu'en rire. Pour nous qui n'en avions pas trop envie, nous demandames la maison de Mr. Lacombe, que l'on nous indiqua. Nous en prenions déja le chemin, lorsque nous rencontrames Mr. le Gouverneur, qui venoit nous engager lui-même à ne pas prendre gîte ailleurs que chez lui. Alors ne pouvant le refuser, après les politesses de part & d'autre, nous nous acheminames au Gouvernement.

A notre arrivée tout le monde étoit levé, & la nappe mise. Nous voyant tous très mouillés, on nous offrit du linge & des habits. Ceux qui avoient pris des Redingotes de bonne heure, sans doute moins mouillés que moi, refuserent des habits mêmes. Sur les instances réitérées que me fit Madame la Gouvernante, de prendre au moins une robe de chambre, je l'acceptai. C'en étoit une des fiennes, que je trouvai tant de diffi-

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cultés à vêtir, que le Gouverneur m'en donna une à lui. On nous servit un fouper impromtu très leger. On causa beaucoup sur l'avanture; on finit par une tasse de chocolat; & comme il étoit près de deux heures, on songea à nous préparer des lits.

On mit coucher Mrs. de Bougainville & de Nerville dans une petite chambre de la cour, où il n'y avoit d'autres meubles que deux chaises & deux lits, l'un dans une espece d'alcove, formée par la plus simple cloison de bois; l'autre étoit un lit de camp placé dans l'angle opposé. Nous les avions accompagnés dans cet appartement; & je comptois passer la nuit dans quelque gîte semblable, lorsqu'une Négresse me tira par le bras & me fit signe de la suivre. Elle me ramena dans la falle de compagnie, où je trouvai Madame la Gouvernante & une Négresse occupées à rapprocher, & à accoller des tabourets de Damas cramoisi, qui décoroient auparavant le fond de cette falle. Ignorant ce qu'elle vouloit en faire, je parlois pendant cet intervalle, avec Mr. le Gouverneur. Elle nous interrompit, & m'adressant la pa-

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role: C'est pour vous, dit-elle, que j'arrange ce lit; vous coucherez auprès de nous, & vous ne serez pas le plus mal. Après lui avoir témoigné combien j'étois sensible à son attention & à sa politesse, je fis tout ce que je pûs pour l'empêcher de continuer à y mettre la main; je ne pus rien gagner sur son esprit: elle continua, disant qu'elle y trouvent son plaisir & sa satisfaction. Il en résulta un très-bon lit. Elle se retira avec le Gouverneur dans la chambre voisine, où ils couchoient.

On avoit mis un lit de camp dans la chambre d'entrée, pour Mr. de la Gyraudais: Et comme l'on n'en avoit pas davantage, on fit du feu au milieu de la premiere Salle, pour sécher nos habits; & Mr. de St. Simon y dormit avec les autres, sur des fauteuils & sur des chaises.

Vers les quatre heures & demie, un de ces Messieurs vint me réveiller, disant que Mr. de Bougainville étoit levé, & qu'il falloit partir. Je m'habillai promptement; & nous partions sans dire mot, lorsqu'un Domestique nous pria de la part de Mr. le Gouverneur, d'attendre un

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instant, qu'il se levoit, & vouloit nous saluer. Priez, lui dit-on, Mr. le Gouverneur de notre part de demeurer au lit; il a besoin de repos; & pour ne pas le déranger davantage, nous partons à l'instant. Le vent & la mer étoient beaucoup tombés; nous nous rendimes à bord en peu de tems.

5.

Les grains que l'on y avoit essuyés depuis la veille jusques à trois heures du matin, avoient été si violens, que l'on avoit été contraint d'amener les hunes, & de filer un peu de cable. Ayant commencé de bonne heure dans l'endroit où nos Frégates étoient mouillées, parce qu'elles n'étoient pas à l'abri de la Ville comme nous, les équipages n'eurent pas beaucoup d'inquiétude sur notre compre, dans la persuasion que nous n'aurions pas même pensé à courir les risques de nous embarquer. On avoit néantmoins eu la précaution, à tout événement, de mettre les fanaux. Les deux hommes que nous avions jettés dans le canot qui se perdoit, avoient eu le bonheur de relâcher dans une petite anse sablonneuse à l'abri de l'Ile au François; & la chaloupe

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du Sphinx, qui avoit couru après, s'étoit rendue au fond de la Baye, dans l'endroit où nous faisions de l'eau. Ils étoient de retour losque nous arrivames à bord.

6.

Nous retournames à la Ville le matin six de Janvier, tant pour faire au Gouverneur nos remercimens, que pour lui adresser les complimens de la nouvelle année. Il nous retint à dîner. On parla beaucoup des curiosités du Pays. Ce discours fit ressouvenir le Gouverneur qu'il avoit un Coquillage, qu'il croyoit très-rare. Il nous le montra: c'étoit une Nautile papiracée, des plus grandes, & des plus belles que l'on puisse voir. Il en fit présent à Mr. de Bougainville. On la lui avoit envoyée de Rio-Janeyro; & il nous dit en avoir trouvé une semblable sur la côte de l'Ile Maldonnat; mais qu'on la lui avoit brisée. Madame la Gouvernante me donna un paquet de Canchalagua, le seul qui lui restoit. Quelques jours auparavant, elle avoit fait à Mr. de Bougainville le cadeau d'une Perruche, qui parloit très-joli-

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ment *) & d'une tasse de Calebasse du Pérou, toute montée en argent, avec la Boubille de même metal, pour prendre le Maté.

Beaucoup d'Auteurs de Rélations de Voyages ont parlé de l'herbe du Paraguay, comme d'une des principales sources de la richesse des Espagnols, des Indiens, & surtout des Jésuites, qui habitent dans la Province de ce nom. Pour mettre le

*) Plufieurs de nos Marins achetterent des Perruches à Monte-video. Elles coûtoient jusqu'à deux Piastres. Leur plumage est entierement verd, excepté celui du cou, de l'estomach, & un peu du ventre, qui est d'un beau gris argenté. Le bec est court, très courbé, & de couleur de chair. Leur grosseur est celle d'une grive, mais elles ont une queue très-longue. Douces, caressantes, mais très-vives, toujours en mouvement, elles apprennent aisément à parler, prononcent bien, & se plaisent en compagnie. Plus on fait de bruit, plus elles élevent la voix.
On les eleve, & on les tient à Monte-video dans des cages de cuir de taureau; ce sont des especes de boêtes plates par dessous, oblongues, convexes par dessus, percée de trois trous de chaque côté, & d'un trou à une extrémité, assez ouverts pour laisser à 'oiseau la liberté d'y passer la tête seulement. A l'autre extrémité est une ouverture, qui se ferme à deux battans, ayant la forme d'une porte cochere. C'est par là que l'on introduit la Perruche. Ces deux battans sont découpés dans le cuir-même qui forme la cage, & y tient encore par le côté où ses gonds seroient placés. En rappro. chant seulement ces deux battans, la cage se trouve suffisamment fermée, parce qu'ils ne s'ouvrent qu'en dedaus, en les y poussant.
On nous assura que la durée de la vie de cet oiseau n'est que d'un an, quand on le tient en cage. Est ce la vérité, ou une simple opinion, fondée sur l'expérience? Je n'en sçai rîen. De huit que nous avions à bord, six sont péries de maladies, ou en tombant à la mer; une septiéme, se sauva. dit-on, à notre arrivée à St. Malo, & la huitiéme mourut daul ma chambre trois jours après être rendue à Paris.

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Lecteur au fait de cette plante & de son usage. J'emprunte de Mr. d'Ulloa le détail qu'il en a donné, d'après les Missionnaires du pays; car ne laissant pénétrer dans le pays que leurs confreres, on ne peut tenir ce détail que d'eux.

"On prétend, dit Mr. d'Ulloa, que le débit de cette herbe fut d'abord si considérable, & devint une si grande source de richesses, que le luxe s'introduisit

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bientôt parmi les Conquérans du pays, qui s'étoient trouvés dabord réduits au pur nécessaire. Pour soutenir une excessive dépense, dont le goût va toujours en croissant, ils furent obligés d'avoir recours aux Indiens assujettis par les armes, ou volontairement soumis, dont on fit des domestiques, & bientôt des esclaves. Mais on ne les ménagea pas: plusieurs succomberent sous le poids d'un travail auquel ils n'étoient pas accoûtumés; & plus encore sous celui des mauvais traitements dont on punissoit l'épuisement de leurs forces, plutôt que leur paresse. D'autres prirent la fuite, & devinrent les plus irréconciliables ennemis des Espagnols. Ceux-ci retomberent dans leur premiere indigence, & n'en devinrent pas plus laborieux. Le luxe avoit multiplié leurs besoins; ils n'y purent suffire avec la seule herbe du Paraguay; la plûpart n'étoient même plus en état d'en acheter, parce que la grande consommation en avoit augmenté le prix. Tom. I. page 13."

Cette herbe si célebre dans l'Amérique méridionale, est la feuille d'un arbre de la grandeur d'un Pommier moyen.

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Son goût approche de celui de la Mauve, & sa figure est à peu près celle de la feuille de l'Oranger. Elle a aussi quelque ressemblance avec la feuille de la Coca du Pérou, où l'on en transporte beaucoup, principalement dans les Montagnes, & dans tous les lieux où l'on travaille aux Mines. Les Espagnols l'y croyent d'autant plus nécessaire, que l'usage des vins du pays y est pernicieux. Elle s'y transporte seche & presque réduite en poussiere. Jamais on ne la laisse infuser longtems, parce qu'elle rendroit l'eau noire comme de l'encre.

On en distingue communément deux especes, quoique ce soit toujours la même feuille. La premiere se nomme Caa ou Caamini, & la seconde Caacuys ou l'erva de Palos; mais le Pere del Técho prétend que le nom générique est Caa, & distingue trois especes, sous les noms de Caacuis, Caamini & Caaguazu.

Suivant le même Voyageur, qui avoit passé une grande partie de sa vie au Paraguay, le Caacuys est le premier bouton, qui commence à peine à déployer ses feuilles. Le Caamini est la feuille, qui a toute sa grandeur, & dont on tire les côtes avant

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que de la faire griller. Si les côtes y resient, on l'appelle Caaguazu, ou Palos. Les feuilles que l'on a grillées, se conservent dans des fosses creusées en terre & couvertes d'une peau de vache. Le Caacuys ne peut pas se conserver si longtems que les deux autres especes, dont on transporte les feuilles au Tucuman, au Pérou & même en Espagne. Il souffre difficilement le transport. On assure même que cette herbe prise sur les lieux, a je ne scais quelle amertume qu'elle n'a pas ailleurs, & qui augmente sa vertu comme son prix.

La maniere de pendre le Caacuys est de remplir un vase d'eau bouillante, & d'y jetter la feuille en poudre, & réduite en pâte. A mesure qu'elle se dissout, le peu de terre qui peut y être resté, surnage assez pour être écumée. On passe ensuite l'eau dans un linge; & l'ayant laissé un peu reposer, on la hume avec un chalumeau. Ordinairement on n'y met point de Sucre; mais on y mêle un peu de jus de citron, ou certaines pastilles d'une odeur fort douce. Quand on la prend pour vomir, on y jette un peu plus d'eau, que l'on laisse tiédir.

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La grande fabrique de cette herbe est à la Villa ou la nouvelle Villarica, qui est voisine des Montagnes de Maracayu, situées à l'Orient du Paraguay; vers les 25 degrés, 25 minutes de latitùde Austruale. On vante ce Canton pour la culture de l'arbre, mais ce n'est pas sur les montagnes, c'est dans les fonds marécageux qui les séparent.

On en tire pour le Pérou seulement jusqu'à cent mille Arrobes pesant chacune vint-cinq livres de seize onces poids de marc, & le prix dé l'Arrobe est de sept écus, ou 28 th de France, ce qui fait deux millions huit cent mille livres. Cependant le Caacuys n'a pas de prix fixe, & le Caamini se vend le double du Caaguazu. A Monte-video, ce dernier, pendant que nous y étions en relâche, se vendoit vingt-cinq livres, ou cinq piastres l'Arrobe. Mr. le Gouverneur nous en procura une à ce prix.

Les Indiens établis dans les Provinces d'Uraguay & de Parana, sous le gouvernement des Jésuites, ont semé des graines de l'arbre, qu'ils y ont transportées de Maracayu, & qui n'ont presque pas dégénéré. Elles ressemblent à celle

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du Lierre. Mais ces Indiens ne font pas d'herbe de la premiere espece; ils gardent le Caamini pour leur usage, & vendent le Caaguazu, ou Palos, pour payer le tribut qu'ils doivent à l'Espagne.

Les Espagnols croyent trouver dans cette herbe un remede, ou un préservatif contre tous les maux. Tout le monde est d'accord sur sa qualité apéritive & diurétique, mais je ne voudrois pas être garant pour les Jésuites, de toutes les propriétés qu'ils lui attribuent. Je croirois que la plus avérée, celle qu'ils prônent cependant le moins, est de leur procurer, tous les ans, une somme incroyable d'argent.

On raconte que, dans les premiers tems, quelques uns en ayant usé avec excès, elle leur causa une aliénation totale des sens, dont ils ne revinrent que plusieurs jours après. Mais il paroit certain qu'elle produit souvent des effets opposés entre eux, tels que de procurer le sommeil à ceux qui sont sujets à l'insomnie, & de réveiller ceux qui tombent en léthargie; d'être nourrissante & purgative.

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L'habitude d'en user la rend nécessaire, & souvent même elle fait trouver de la peine à se contenir dans un usage modéré; puisqu'on assure que l'excés enyvre, & cause la plûpart des incommodités que l'on attribue aux liqueurs fortes.

Suivant M. d'Ulloa, l'Herbe du Paraguay se nomme Maté au Perou. Pour la préparer, dit-il, on en met une certaine quantité dans une Calebasse, montée en argent, que l'on nomme aussi Maté, ou Totumo, ou Calabacito.

On jette dans ce vase une portion de de sucre, & l'on verse une portion d'eau froide sur le tout, afin que l'herbe en pâte se détrempe: ensuite on remplit le vase d'eau bouillante; & comme l'herbe est fort menue, on boit par un tuyau assez grand (on nomme ce chalumeau Bombilla) pour laisser passage à l'eau, mais trop petit pour en laisser à l'herbe. A mesure que l'eau diminue, on la renouvelle, ajoutant toujours du sucre, jusqu'à ce que l'herbe cesse de surnager. Alors on met une nouvelle doze d'herbe. Souvent on y mêle du jus de citron, ou d'orange amere, & des fleurs odorifé-

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rantes. Cette liqueur se prend ordinairement à jeun: cependant plusieurs en usent aussi l'après-dîner. Il se peut que l'usage en soit salutaire; mais la maniere de la prendre est extrêmement dégoûtante. Quelque nombreuse que soit une Compagnie, chacun boit par le même tuyau ou Bombille, & tour à tour, faisant ainsi passer le Moté de l'un à l'autre. Les Chapetons (Espagnols Européens) ne font pas grand cas de cette boisson; mais les Créoles en sont passionnément avides. Jamais ils ne voyagent sans une provision d'herbe du Paraguay; & ne manquent pas d'en prendre chaque jour, la préferant à toutes sortes d'alimens, & ne mangeant qu'après l'avoir prise.

Quelques-uns, dit Frézier (Relat. du Voyage de la Mer de Sud, page 228) appellent l'herbe du Paraguay, Herbe de St. Bartholemi; parce qu'ils prétendent que cet Apôtre a été dans ces Provinces, où il la rendit salutaire & bienfaisante, de venimeuse qu'elle étoit auparavant. Au lieu d'en boire la teinture séparément, connue nous bùvons celle du Thé, ils mettent l'herbe dans une coupe, faite d'une Calebasse, armée d'argent, qu'ils

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appellent Maté. Ils y ajoutent du sucre, & versent dessus de l'eau chaude, qu'ils boivent aussitôt, sans lui donner le tems d'infuser parce qu'elle noircit comme de l'encre. Pour ne pas boire l'herbe qui surnage, on se sert d'un chalumeau d'argent, au bout duquel est une ampoule percée de plusieurs petits trous: ainsi la liqueur que l'on suce par l'autre bout, se dégage entierement de l'herbe. On boit à la ronde, avec le même chalumeau, en remettant de l'eau chaude sur la même herbe, à mesure que l'on boit. Au lieu de chalumeau ou Bombilla, quelques uns écartent l'herbe avec une séparation d'argent, percée de petits trous. La répugnance que les François ont montrée de boire après toutes sortes de gens, dans un pays où les vérolés sont en grand nombre, a fait inventer l'usage des petits chalumeaux de verre dont on commence à se servir à Lima. Cette liqueur, à mon goût, est meilleure qu le Thé: elle a une odeur d'herbe assez agréable. Les gens du pays y sont si accoûtumes qu'il n'est pas jusques aux plus pauvres qui n'en boivent au moins une fois le jour.

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Le commerce de l'herbe du Paraguay, ajoute cet Auteur, se fait à Santa Fé, où elle vient par la Riviere de la Plata, & par des charettes. Il y en a de deux sortes: l'une que l'on appelle l'erva de Palos, & l'autre plus fine & de meilleure qualité, Hierba de Camini. Cette derniere se tire des terres des Jéstuites. La grande consommation s'en fait depuis la Paz jusqu'à Cusco, où elle vaut la moitié plus que l'autre, qui se débite depuis le Potozi jusqu'à Paz. Il sort, tous les ans, du Paraguay pour le Pérou plus de 50000 Arrobes; c'est-à-dire 1250000 pesant de l'une & de l'autre herbe, dont il y a au moins le tiers de Camini; sans compter environ 25000 Arrobes de celle de Palos pour le Chily. On paye par paquet, qui contient six ou sept Arrobes, quatre réaux de droit d'Alcavala; & les frais de la voiture de plus de six cents lieues, font doubler le prix du premier achat, qui est environ deux piastres: de sorte qu'elle revient au Potozi à cinq piastres l'Arrobe, ou 25 th de France. Cette voiture se fait ordinairement par des charettes, qui portent 150 Arrobes, depuis Santa Fé jusqu'à Fujui, derniere Ville du Tucuman; &

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de là jusqu'au Potosi, qui en est encore éloigné de cent lieues, on la transporte sur des Mules. J'ai remarqué que l'usage de cette herbe est nécessaire dans les pays des mines, & dans les Montagnes du Pérou, où les Blancs croyent l'usage du vin pernicieux: ils aiment mieux ne boire que de l'eau de vie; & laissent aux Indiens & aux Noirs le vin, dont ils s'accommodent fort bien."

J'ai vû, à Monte-video, la vérité de la Rélation de ces deux Auteurs: & même à quelqu'heure du jour que vous vous présentiez dans une maison, vous trouvez quelqu'un qui prend du Maté, & qui ne manque pas de vous en offrir; même dans les plus grandes chaleurs. Car on leur a dit que cette infusion rafraîchit, qu'elle aide à la digestion, &c. Ordinairement le vase ou l'on prend le Maté, est monté sur un pié, & adhérant à un plateau. J'en ai vû d'à peu près semblables presque dans toutes les maisons. Quelques habitans cependant avoient le vase feul orné d'argent, à la main, sans le plateau. Il y a aussi des Bombilles dont le bout qui trempe dans la liqueur, a la forme d'une coquille d'huitre, qui se-

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roit emmanchée au chalumeau par le haut de la charniere.

Pendant que nous étions chez Mr. le Gouverneur, deux de nos Matelots déserterent; l'un que quelques uns disoient être Maltois, d'autres Biscayen. On l'appelloit, par sobriquet, l'Espagnol. Le second étoit bas Breton. On les fit chercher, mais inutilement. On a sçu depuis qu'ils s'étoient présentés pour s'enrôler à bord de la Frégate Espagnole la Ste. Barbe; mais l'Armateur nous assura qu'il les avoit refusés. Quelques jours après, il en déserta quatre du Sphinx, & un nommé Plaisance, jadis Dragon, qui avoit servi en Canada, sous Mr. de Bougainville, & qui avoit fait beaucoup d'instance pour s'embarquer avec nous, lorsque nous partimes de St. Malo. Mr. de Bougainville l'avoit regardé jusques là comme un fort honnête homme, brave & courageux, propre à faire un bon habitant de Colonie. Il lui avoit donné deux habits complets & d'autres hardes. Deux jours avant sa désertion, on lui avoit confié un fusil & une épée riche à vendre. Il dit qu'on les lui avoit volés. Soit que son dire fut vrai, soit qu'il les

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eût vendus en effet, un habitant dit que Plaisance avoit vendu l'épée à un domestique d'un Officier. Plaisance voyant qu'on soupçonnoit sa fidelité, & s'étant fort mal disculpé de l'accusation, prit le parti de la suite, dans la crainte d'être puni comme fripon. Mr. le Gouverneur, à la sollicitation de Mr. de Bougainville, qui avoit promis dix piastres pour chaque Déserteur qu'on lui aménerait, envoya des Dragons à leur poursuite; mais ils n'en donnerent aucunes nouvelles. Je pense même qu'on leur en auroit promis cent, qu'ils n'en auroient arrêté aucun; parce qu'il est de l'interêt de l'Espagne qu'il reste le plus d'hommes possible dans le pays, pour le peupler.

Monte-video est une Peuplade nouvelle. Il n'y a pas vingt-cinq ans, qu'il n'y avoit que quelques Cazes. C'est cependant le seul endroit un peu commode pour le mouillage des Navires qui remontent Rio de la Plata. Aujourd'hui c'est une petite Ville, qui s'embellit tous les jours. Les rues y sont tirées au cordeau, & assez larges pour passer trois carosses de front. On en trouve une vûë, que j'ai dessinée telle qu'elle se présentoit à bord

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de la Frégate l'Aigle, pendant notre mouillage, entre le Mont & la Ville; suivant le relévement que j'ai donné ci-devant. Voyez cette vûe Pl. VI. fig. 2.

Les maisons n'y ont que le rez de chaussée sous la charpente du toit. J'en excepte une seule, située dans la grande Place, appartenant à l'Ingénieur, qui y loge, & qui l'a fait bâtir. Elle a un étage & une espece de mansarde, avec un assez longue sallie, qui supporte un balcon au milieu de la façade. On voit le plan de cette Ville. Pl. VI. fig. 3.

Chaque maison bourgeoise est ordinairement composêe d'une Salle, qui sert d'entrée, de quelques chambres pour coucher, & d'une cuisine, seul endroit où il y aît une cheminée, & où l'on fasse du feu. Ces maisons sont donc proprement un rez de chaussée de quatorze ou quinze piés de hauteur, y compris le comble. La piece d'entrée du Gouverneur est une Salle d'un quarré-long, qui ne reçoit de jour que par une seule fenêtre assez petite, avec un vitrage, moitié papier, moitié verre; le bas de la croisée fermé d'ais d'un bois poli. Cette Salle peut avoir quinze piés de large sur dix-huit de long.

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On passe de là dans la Salle de Compagnie, qui est presque quarrée, ayant plus de profondeur que de largeur. Au fond, vis-à-vis l'unique fenêtre qui l'éclaire, entretenue dans le goût de celle dont je viens de parler, & fermée par une grille de fer, on voit une espece d'estrade large de six pieds, couverte de peaux de Tigres. Au milieu est un fauteuil pour Madame la Gouvernante, & de chaque côté six tabourets, revêtus, comme le fauteuil, de velours cramoisi. Toute la décoration consiste en trois mauvais petits tableaux, & quelques grands plans, moitié peints, moitié colorés, encore plus mauvais quant à la peinture. Les sieges pour les hommes occupent les deux autres côtés de la Salle. Ce sont des chaises de bois, à dossier fort élevé, de la forme de ces chaises du tems de Henry IV. ayant deux colonnes tournées, pour accompagner un cadre qui orne le milieu, revêtu de cuir, estampé en demi relief, ainsi que le siege. La porte de communication de cette Salle à la chambre qui suit, où couchent le Gouverneur & son épouse, n'est fermée que par une espece de rideau de Tapisserie, que nous nommons Cham-

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briere. Les deux angles de cette Salle, aux deux côrés de la fenêtre, sont remplis, l'un par une table de bois, sur laquelle est toujours exposé le Cabaret à prendre le Maté; l'autre par une espece d'armoire, surmontée de deux ou trois rayons, garnis de quelques plats & de quelques tasses de porcelaine.

La Dame de la maison est la seule qui s'asseoit sur l'estrade, quand il n'y a que des hommes en sa compagnie, à moins qu'elle n'en invite quelques uns à venir se placer sur les Tabourets auprès d'elle.

Ces Salles sont d'ailleurs, généralement parlant, sans plancher & sans carrelage. On voit du dedans les roseaux qui soutiennent les tuiles de la couverture.

Les Blancs ne font autre chose que bavarder ensemble, en prenant du Maté, ou en fumant une Sigare *) ou Cigare.

*) On ne sert pas de pipes à Monte-video, ni dans les établissemens Espagnols en Amérique. Ils fument, ce que les François des Iles Antilles appellent fumer en bout. Ces bouts que les Espagnols nomment Cigares, ou Cigales, ou Sigares, sont de petits cylindres de six à sept pouces de long, & de cinq à six lignes de diametre, composes de feuilles de tabac roulées l'une sur l'autre, de la queue à la pointe. Ceux que j'ai vû fabriquer à Monte-video ne sont fait que de deux ou trois feuilles au plus. Elles sont roulées fort legerement, afin de laisser un libre passage à la fumée par les interstices que se trouvent entre elles. Ordinairement les deux bouts sont liés d'un peu de fil, qui empêche la feuille de se dérouler, & l'on a soin, en finissant le cylindre, de mouiller d'un peu de colle de farine très claire, la derniere extrémité, qui complete le rouleau. On allume un bout de ce cylindre, & l'on tient l'autre dans la bouche, pour inspirer ensuite la fumée, comme l'on fait avec une pipe ordinaire.
Un Espagnol ne marche jamais sans sa provision de Cigare, qu'ils mettent en paquets de neuf dans une espece de petite gibeciere, ou sac de peau parfumée, un peu plus grand que nos Portes-lettres. Jamais ils ne marquent surtout en sortant de table, de présènter des Cigares à leurs convives.
La fumée en est beaucoup plus douce que celle que l'on tire par le tuyau d'une pipe, j'imagine que le tabac dont ces Cigares sont faites, est d'une espece plus douce que celui dont ils font des andouilles en forme de fuseau, pour prendre en poudre; cu ils lui donnent une préparation qui l'adoucit; laquelle consiste, je pense, à faire tremper la feuille dans l'eau pendant quelques heures, avant que de les rouler. Car elles sont mouillées lorsqu'ils en forment les cylindres. Nos Matelots, qui fumoient du tabac en andouilles, se plaignoient de son acreté, & disoient que la fumée de ce tabac leur peloit la gorge.
Les Espagnols ne donnent pas au tabac la même préparation que les Portugais du Bresil: aussi n'est-il pas, à beaucoup près, si bon. Les Portugais, en le filant comme une corde, dont la grosseur n'excede pas un pouce de diametre, l'humectent d'un peu d'eau de mer, mélée avec du syrop de canne à sucre; ce qui l'entretient gras & frais. Celui des Espagnols est toujours extrêmement sec; les andouilles ou fuseaux sont d'une livre & demie, ou deux livres. Les Portugais mettent leur tabac filé en Rolle. Pour ce faire ils l'entortillent autour d'un morceau de bois gros comme le poignet, à la maniéré que l'on voit celui qui se vend en France, sous les noms de tabac à fumer, ou tabac de cantine. Ces Rolles sont depuis dix jusqu'à deux cents livres, & sont enveloppés d'un cuir verd ou sans apprêts.
Quoique le tabac du Bresil soit, peut-être, le plus excellent qu'il y aît. personne, au moins au goût François, n'en prend de plus mauvais en poudre que les Portugtis de ce pays-là. Ils ne le rapent pas; ils le coupent en petits morceaux, comme s'ils vouloient le fumer dans une pipe: ils le mettent ensuite sur une plaque de fer ou de cuivre soutenue par trois piés sur un feu doux, où ils la laissent sécher, jusqu'à ce qu'il puisse être réduit en poudre. On le pile après cela dans un mortier, on le tamise; & pour lui ôter l'odeur désagréable de brûlé qu'il acquiert en séchant ainsi, ils y mêlent quelque odeur de fleurs, chacun suivant celle qui lui plaît davantage. Ils préséroient tellement au leur celui que noua avions apporté de France, qu'en ayant une fois goûté il falloit que nous eussions presque sans cesse nos tabatieres ouvertes. Mr. de Bougainville en fit présent de deux livres à Mr. le Gouverneur de l'Ile Ste. Catherine, dans une cave de porcelaine montée en argent.

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Les Marchands, & quelques Artistes en très petit nombre, sont les seuls occupés dans Monte-video, Il n'y a point de boutiques apparentes, ni enseigne qui les annonce, ni étalages extérieurs qui les indiquent. Mais on est assuré d'en trouver une lorsqu'on entre dans une maison située à l'angle formé par la rencontre de deux rues. Le même marchand vend du vin, de l'eau de vie, de l'étoffe, du linge, de la clinquaillene &c.

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On ne voit dans les rues que des Blancs ou des Noirs, ou des Mulâtres à cheval, & des chevaux arrêtés aux portes des maisons, sans y être attachés. On pourroit bien nommer ce Pays-là l'Enfer des chevaux. On les y fait travailler souvent trois jours de suite, sans leur donner à boire ni à manger; on les y tient attachés autant de tems, & sans rien faire que quelques courses du bout

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d'une rue à l'autre. Ce tems expiré, on les renvoie à la campagne, paître l'herbe qu'ils y trouvent. Celui qui les y a menés, les déselie, met la selle sur un autre, qu'il mene à la Ville, pour y être traité de même.

Ce sont néanmoins d'excellens chevaux, qui ont conservé la bonté & la vivacité des chevaux Espagnols, dont ils sont sortis. Ils ont le pié extrêmement

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assuré, & sont d'une agilité surprenante. Leur pas est si vif & si allongé, qu'il égale le plus grand trot & le petit galop des nôtres. Quelques uns sont même si legers que l'on ne connoît rien à leur comparer. Leur pas consiste à lever en même tems le pié de devant & celui de derriere; & au lieu de porter le pié de derriere dans l'endroit où ils avoient posé celui de devant, ils le portert beaucoup plus loin, vis à vis & même au delà du pié

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de devant du côté opposé; ce qui rend leur mouvement près du double plus prompt que celui des chevaux ordinaires, & beaucoup plus doux pour le cavalier. Ils ne sont pas distingués par leur beauté; mais on peut vanter leur legèreté, leur douceur, leur courage & leur sobriété. Les habitans ne font aucune provision de foin ni de paille pour nourrir ces animaux. Toute leur ressource est de paître aux champs toute l'année. Il est vrai qu'il n'y fait jamais de froid à glacer ni les rivieres ni les plantes.

Le Terrain des environs de Montevideo est une plaine à perte de vûe. Le sol est une terre noire, forte, qui produit abondamment si peu qu'on la travaille. Il n'y manque que des Cultivateurs, pour en faire un des meilleurs pays du monde. L'air y est sain, le Ciel beau; les chaleurs n'y sont pas excessives. Le bois y manque, & l'on n'en trouve que le long des rivieses. C'est là où se tiennent les Tigres, les Léopards & les autres bêtes féroces. Les Tigres surtout y sont en assez grand nombre, plus

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gros, & plus cruels que ceux d'Afrique. *)

Les Espagnols de Monte-video, vivent, comme je l'ai déjà dit, dans une grande oisiveté. Ils sont vêtus à peu près comme les Portugais de l'Ile Ste. Catherine; mais ils portent assez communément des chapeaux blancs, dont les aîles rabattues ne leur paroissent jamais assez grandes.

Les femmes y sont assez bien pour la taille & la figure; mais on ne sçauroit leur dire avec vérité qu'elles ont un teint de lys & de rose; elles l'ont assez fumé, & communement les dents leur manquent, ou ne sont pas blanches.

*) Mr. le Gouverneur en avoit un élevé dès le plus bas âge, dans la Cour du Gouvernement. Il étoit attaché auprès de la porte d'entrée, avec une simple courroye de cuir de taureau, passée au cou. Les Dragons & les Domestiques badinoient avec lui, sans qu'il donnât aucune marque de sa férocité naturelle. On le tournoit, on le tiroit, on le culbutoit, comme l'on feroit un chat privé. Voyant qu'il pouvoit faire plaisir à Mr. de Bougainville, Mr. le Gouverneur le fit porter à bord, & le lui donna. On y fit construire une cage de madriers de six pouces d'écarissage; on l'a gardé une huitaine de jours. Au bout de ce tems, il commença à mugir de tems à autre, & surtout la nuit. On craignit alors qu'il ne devint furieux, ou qu'en s'amusant, il n'engueulât le bras dea Mousses, ou des enfans qui alloieat le voir, & qui passoient quelquefois la main entre les madriers de sa cage. D'ailleurs il falloit de la viande fraîche pour le nourrir; & nous n'en avions pas de reste à lui donner. Ces considérations déterminerent Mr. de Bougainville à le faire étrangler. Il n'avoit alors que quatre mois: & sa hauteur, sur ses jambes, étoit de deux piés trois pouces. On peut juger de celle qu'il auroit acquise dans sa grandeur naturelle.

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Leur habillement consiste, à l'extérieur, en un corset blanc ou de couleur, sans ajustement; bienfait à la taille, & dont les bastes ou basques descendent de quatre doigts sur le jupon. Ce jupon est d'une étoffe plus ou moins riche, suivant les facultés ou la fantaisie de celle qui le porte. Il est bordé d'un galon ou d'une crépine d'argent, d'or, ou de soye, quelquefois à double rang; mais sans falbalas. Elles ne portent point de coëffures de toile ni de dentelles. Un seul ruban, passé autour de la tête tient leurs cheveux réunis sur le sommet; d'ò, en passant sur le derriere de la tête, ils tombent en deux ou trois tresses sur le dos;

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quelquefois jusqu'à la jartiere. Les plus longs leur paroissent les plus beaux.

Quand elles sortent, souvent dans la maison même, elles passent sur la tête une piece d'étoffe fine, blanche & de laine, bordée d'un galon d'or, d'argent, ou de soye. Cette piece d'étoffe, qu'elles nomment iquella ou mantille, couvre aussi les épaules, les bras, & descend jusqu'au dessous de la ceinture. Elles croisent les deux bouts sur la poitrine, ou les passent sous les bras, comme nos Dames Francoises font de leur Mantelet. Lorsqu'elles portent cette espece de mantelet dans la maison, ordinairement elles e le passent pas sur la tête. Les paysannes du Poitou en portent à peu près de semblables. Mais, dans les rues & à l'Eglise, les Espagnoles arrangent cet ajustement sur leur tête de maniere qu'elles ne laissent gueres voir qu'un oeil & le nez; dans la maison, elles ne cachent fouvent pas même la gorge.

Les femmes sont chez elles avec au moins autant de liberté qu'en France. Elles reçoivent la compagnie de très-bonne grace, & ne se sont pas prier pour chanter, danser, jouer de la Harpe, de la Gui-

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tarre, du Tuorbe, ou de la Mandoline. Elles sont en cela beaucoup plus complaisantes que nos Françoises. Lorsqu'elles ne dansent pas, elles se tiennent assises sur des Tabourets, placés, comme je l'ai dit, sur une espece d'estrade au fond de la Salle de compagnie. Les hommes ne peuvent s'y placer qu'invités à le faire; & c'est une courtoisie de faveur, qui sent un peu la familiarité.

La maniere de danser des Dames tient de l'indolence dans laquelle elles paslent leurs jours, quoiqu'elles soient naturellement fort vives. Dans la plûpart de leurs danses, elles ont les bras pendans, ou pliés fous la mantille, qu'elles nomment aussi Rébos. En dansant le Sapateo, une des danses le plus ou usage, elles tiennent les bras élevés, & battent l'air avec les doigts, en les faisant claquer, comme l'on fait quelquefois en France en dansant le Rigodon. Le Sapateo se danse sans changer beaucoup de place, & en battant alternativement du bout du dessus du pied & du talon. A peine semblent-elles remuer. Elles paroissent plûtôt glisser seulement le pied, que marcher en cadence; ce qui vient de la legèreté & de la

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promptitude avec lesquelles elles remuent les pieds.

Le Gouverneur & les Militaires sont habillés à la Françoise, excepté qu'ils portent toujours un chapeau sur la tête, & sans poudre ni frisure, non plus que les femmes. Ils vivent aussi dans une grande oisiveté, ainsi que les autres Espagnols, qui sont habillés, à peu près comme les Portugais de l'Ile Sainte Catherine.

Les gens du commun, les Mulâtres & les Negres, au lieu de manteau, portent une pié;ce d'étoffe rayée par bandes, de différentes couleurs, fendue feulement dans le milieu, pour passer la tête. Elle tombe sur les bras & couvre jusques aux poignets. Par devant & par derriere elle descend jusqu'au dessous du gras de la jambe, & est frangée tout autour. On lui donne le nom de Poncho ou Chony. Tous le portent à cheval, & le trouvent beaucoup plus commode que le manteau & que la redingote. Mr. le Gouverneur nous en montra un, brodé en or & argent au Chili, d'où ils en ont emprunté l'usage, qui lui coûtoit trois cents & tant de piastres. On y en fait du prix de deux mille.

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Le Poncho garantit de la pluye, ne se défait pas au vent, sert de couverture la nuit, & de tapis en campagne. On voit toutes ces figures Pl. XV.

La manicre de vivre des Espagnols est très-simple. Les hommes qui ne sont pas occupés au commerce, se levent très-tard, ainsi que les femmes. Les Esclaves, Négresses ou Mulâtres, préparent le Maté, pendant que les Maîtres s'habillent, & ils ont la bombille au bec presque avant que d'avoir le pied dans la pantousle. Les hommes restent ensuite les bras croisés, jusques à ce qu'il leur prenne fantaisie d'aller bavarder & fumer une cigale avec leurs voisins. On les trouve souvent quatre ou cinq, debout à la porte d'une maison, causant & fumant. D'autres montent à cheval, & vont faire, non un tour de promenade aux champs, mais un tour de rue. Si l'envie leur prend, ils descendent de cheval, se joignent à la compagnie qu'ils rencontrent, causent deux heures, sans rien dire, fument, prennent du Maté, remontent sur leur cheval, qui, pendant ce tems-là, est demeuré auprès d'eux immobile comme un cheval de bois, sans

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être attaché, & comme s'il eût été attentif à la conversation. Quelquefois on y voit autant de chevaux que d'hommes.

Pour passer ce tems-là, les femmes demeurent assises sur un tabouret, au fond de leur Salle, ayant sous les piés d'abord une natte de roseaux sur le pavé; & par dessus cette nate, des manteaux de Sauvages, ou des peaux de Tigres. Elles y jouent de la Guitarre, ou de quel qu'autre instrument en s'accompagnant de la voix, ou prennent du Maté, pendant que les Négresses apprêtent le dîner dans leur appartement.

Vers midi & demi ou une heure, on sert le dîner; qui consiste en du bœuf accommodé de différentes façons, mais toujours avec beaucoup de piment & de féfran. On y sert quelquefois des ragoûts de moutons, qu'ils nomment Carnero, & quelquefois du poisson, rarement de la volaille, qui n'y est pas commune. Le Gibier y abonde; mais les Espagnols ne sont pas gens de chasse, elle les fatigueroit. Le dessert est composé de confitures.

D'abord après le dîner, Maîtres & Esclaves font ce qu'ils appellent la Siesta,

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c'est-à-dire qu'ils se couchent, quelquefois même déshabillés, & dans le lit, où ils dorment deux ou trois heures. Les ouvriers, qui ne vivent que du travail de leurs mains, ne se refusent pas ces heures de repos. Cette bonne partie de la journée perdue, est cause qu'ils font peu d'ouvrage, & rend la main-d'œuvre excessivement chere. Peut-être aussi cela vient-il de ce que l'argent y est très commun.

Il n'est pas surprenant qu'ils soient indolens & fainéans. La viande ne leur coûte que la peine de tuer, écorcher & couper le taureau pour l'apprêter. Le pain y est à très-bon marché. Les peaux de taureaux & de vaches leur servent à faire des sacs de toutes especes, à couvrir une partie de leurs maisons, & à mille autres choses, pour lesquelles on employe en Europe différentes fortes de matereaux. Ces peaux sont si communes, que l'on en trouve des lambeaux épars çà & là le long des rues peu fréquentées, dans les Places & sur les murs des jardins.

On trouve peu de ces jardins cultivés, quoique chaque maison aît. le sien, On

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les y laisse en friche. Je n'en ai vû qu'un seul assez bien entretenu, sans doute parce que le Jardinier étoit Anglois. Aussi les légumes y sont rares. Celui que l'on y cultive le plus est le Séfran ou Carthame, pour la soupe & les sauces.

Il est ordinaire parmi eux d'avoir une Maitresse. Ceux qui en ont des enfans, leur donnent une espece de légitimité, en reconnoissant publiquement qu'ils en sont les peres. Alors ces enfans héritent d'eux, à peu près comme les enfans légitimes. Il n'y a pas de honte attachée à la bâtardise; parce que les Loix autorisent cette naissance, au point de donner aux bâtards même le titre de Gentilshommes: en quoi ces loix paroissent plus conformes à l'humanité, qui ne font pas porter à l'innocent la peine de la faute du coupable.

J'ai remarqué, en entendant la Messe, que la chassuble n'est composée que de trois bandes d'étoffe, cousues dans leur longueur, sans figure de croix. Celle du milieu differe seulement de couleur d'avec les deux autres. Pendant tout le tems de la Messe, un habitant joue de la Harpe, dans une tribune, sans doute pour tenir lieu d'Orgues. Je n'y ai vû de par-

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ticulieres démonstrations de dévotion, que celle de se fraper la poitrine assez fort à cinq ou six reprises, depuis le commencement du Canon jusqu'après la Communion. Le Rosaire y est fort en usage; & c'est presque la seule priere qu'ils y font. Plusieurs le portent pendu au cou. Les Portugais de Ste. Catherine, Blancs, Noirs & Mulâtres, en avoient aussi presque tous, les uns à l'extérieur, surtout les Noirs, les autres sous leurs habits. Ils ont aussi beaucoup de dévotion pour le scapulaire du Mont-Carmel. Hommes & femmes en portent. Au moyen du Scapulaire & des Avillas ils se croyent à l'abri de tous les périls, & en sureté pour leur salut éternel. Ils ne sont scrupuleux qu'à l'égard de l'extérieur des exercices de devotion. Ces Avillas qu'on leur voit pendus cou, sont une espece de chataigne de mer, ressemblant à une feve plate & ronde, de la largeur d'un petit écu, & de deux lignes & demie d'épaisseur; la peau est grenue & chagrinée très-fin, couleur claire de châtaigne; à la circonférence est une bande noire, qui en fait presque tout le tour. J'en amassai beaucoup sur le bord de la mer,

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à l'Ile Ste. Catherine, sans les connoître: & j'en ai vû plusieurs montées en argent chez un Orfévre a Monte-video. Il me dit que, portée au col, elle préservoit du mauvais air & des sorciers.

A chaque Autel est un voile qui regne depuis le haut jusqu'au bas, toujours tendu devant la principale Image, dans le goût de celui que l'on place en France devant le St. Sacrement, quand il est exposé hors du Tabernacle, pendant un, Sermon, ou un Prône. Ce voile y est à demeure. Au commencement de la Messe, le Servant tire le cordon qui suspend ce voile, & le levant comme un store, il découvre l'Image: la Messe finie, il laisse retomber le voile.

Deux jours avant que de portir du Cap Fréel, près de St. Malo, nous mîmes dans un petit tonneau d'eau de cinquante pintes, une liqueur, qu'un Mr. Seguin, Chymiste, demeurant rue des postes près de l'Estrapade à Pris, m'avoit donnée, comme propre à préserver l'eau douce de corruption, tant sur mer que sur terre, & comme ayant la propriété non seulement de prévenir le scorbut de mer, mais de le guérir. Ayant jusqu'ici

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conservé l'eau que nous avons embarqué à St. Malo, sans corruption, après avoir examiné l'une & l'autre, nous n'y avons pas trouvé de différence, & nous n'ouvrirons de nouveau le petit tonneau où nous avons mis cette liqueur, qu'en cas que l'autre subisse quelque altération considérable.

La nuit même que l'orage nous obligea de coucher chez Mr. le Gouverneur, il se fit sentir avec des suites plus funestes à deux portées de canon au large de nos Frégates. Le tonnerre gronda très-fort, & la foudre tomba sur le Navire Espagnol la Sainte Barbe, qui y avoit été mouiller depuis deux jours, pour être plus à portée de sortir de la riviere au premier bon vent. Cette. avance ne lui procura que cet accident, où il eût ùn homme tué & quatorzè blessés, dont cinq dangereusement; & son mâts d'artimon fracassé.

Dès le lendemain, nous portames chez le Gouverneur la Boussole imaginée par le Capitaine Mandillo Genois, pour trouver les longitudes. Nous voulions essayer de faire au Gouvernement les observations qu'il ne nous avoit pas été possible

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de faire sur le Navire dans toute la traversée, même pendant le calme; parce que le défaut de cette Boussole est que le moindre mouvement empêche les aiguilles de se fixer. Pendant le calme, même tout plat, il y a toujours un roulis, plus ou moins fort. Malgré toute l'attention que nous avions apportée à conserver cette Boussole, l'humidité de l'air de mer, qui pénetre par tout, en avoit altéré les aiguilles, qui avoient acquis un peu de rouille près du centre, & près des curseurs placés pour les équilibrer. Elles avoient perdu cet équilibre si nécessaire, & même leur aiman en partie. Nous travaillames à les dérouiller: & nous leur redonnames leur aiman; mais nous reservames les observations à un autre jour, parce qu'il étoit tard, & nous laissames l'instrument chez le Gouverneur.

Lui ayant alors témoigné notre étonnement de ce que les habitans de Monte-video ne s'avisoient même pas de se procurer de l'ombre dans leurs jardins, & dans les Places, qui sont fort vastes, en y plantant des arbres, & de ce que le pays en paroit absolument dépourvû;

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il nous dit qu'il y en avoit le long des Rivieres, & qu'une maison de Campagne qu'il avoit à environ deux lieues de la Ville, en étoit bien fournie. Il proposa la partie d'y aller à cheval le lendemain après-midi, & d'aller dîner chez lui. Nous acceptâmes la cavalcade seulement, dans le dessein tant de voir le pays, que de vérifier ce que lui & tant d'autres nous avoient dit d'étonnant & presqu'incroyable des chevaux du Paraguay.

En conséquence, Mr. le Gouverneur se chargea de nous tenir un nombre de chevaux prêts pour les trois à quatre heures.

Le Signor Vicaire m'avoit invité à dîner chez lui ce jour là, avec Mrs. Duclos freres, premier & second Capitaine, Mr. de Belcourt, le Trésorier des Troupes Espagnoles, Flamand, qui parloit bien la langue Françoise, & les deux fils de Mr. Duclos l'ainé. Nous nous y rendimes: & pendant tout le dîner un Mulâtre joua de la Harpe. Vers le milieu, un autre homme, que l'on disoit Indien civilisé, se joignit au premier, & l'accompagna de la Guitarre. Alors le Signor Vicaire, seul & unique Ecclésiasti-

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que dans la Ville, fit venir quatre ou cinq petits Noirs de huit à dix ans, & autant de Négresses du même âge. Il les fit danser au son de ces instrumens & des castagnettes qu'ils tenoient à la main. Ces enfans s'en acquiterent avec une agilité & une adresse surprenantes. Ce qu'il y a d'un peu ennuyant dans ces danses Indiennes, c'est qu'ils répetent à chaque danse presque toujours les mêmes mouvemens. Il faut aussi avouer que l'on ne trouve pas beaucoup de différence dans les airs qu'ils chantent ou qu'ils jouent. On en voit quelques uns de notés dans la Rélation du Voyage de la mer du Sud de Frézier, surtout la Sapateo.

Ils avoient connoissance dans ce payslà, non seulement de ce que le Roy de Portugal avoit fait contre les Jésuites de ses Erats; mais encore de ce que les Parlemens de France & le Gouvernement avoient statué contre cette Société. Le Signor Vicaire me pria de lui donner en écrit le précis de ce que représente le célébre Tableau trouvé chez les P. P. Jésuites de Billom en Auvergue, lors de l'inventaire qui y fut fait des meubles &

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des biens de ces Peres; après la condamnation & la suppression de leur Institut en 1762 & 1763; & la sécularisation de ses membres. Je satisfis sa curiosité sur ce monument autentique de la folie Jésuitique. Ce Curé est homme de bon sens, généralement aimé. Il a une trentaine d'Esclaves, Noirs ou Négresses, tant grands que petits. Son plaisir est d'avoir toujours quelqu'un à dîner chez lui. On y est bien venu & bien traité. Il aime tous ses esclaves comme ses enfans, & en est chéri. Il les éleve bien, & cela pour leur donner ensuite la liberté, avec quarante ou cinquante vaches ou taureaux, pour les mettre en état de soutenir cette liberté. Mais il a une attention toute particuliere, je peux même dire, un amour de préférence, pour un petit Mulâtre, presque Blanc, fils d'une Mulâtre son esclave, &, à ce qu'il nous dit, d'un Officier Irlandois, mais qui porte cependant dans tous les traits de son visage la filiation du Signor Vicaire. Il vouloit, nous disoit-il, l'envoyer faire ses études en France, & en faire un Médecin. Cet enfant a actuellement sept ans. Il le fait manger en particulier,

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quand il a compagnie, & souvent avec lui, quand il n'a personne. Il lui a déjà assuré vingt cinq mille piastres. Sa Cure & ses revenus propres lui en valent près de quatre mille; & il est âgé d'une soixantaine d'années.

Nous étions servis à table par quatre Négresses, par la mere du petit Mulâtre, qui est aussi Mulâtre, & par une Indienne, femme d'un Cacique, prise à la Colonie du St. Sacrement sur les Portugais, dans le dernier fiege qu'en ont fait les Espagnols. Elles étoient toutes enceintes, quoiqu'aucune ne soit mariée, excepté la Sauvagesse, qui ignore si son man est mort ou vivant. Les hommes ni les femmes de ce pays-là ne sont point du tout scrupuleux sur cet article.

Au dessert, Mrs. de Bougainville, de Nerville & Lhuillier de la Serre, vinrent nous joindre; & je me rendis avec eux au Gouvernement, où nous trouvames des chevaux prêts. Madame la Gouvernante, habillée en Amazone & coëffée d'une chapeau bordé d'or, retroussé à la militaire, se mit à la tête de la cavalcade, sur un cheval superbe, dont la bonté égaloit l'apparence. Celui que montoir

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Mr. de Bongainville n'étoit pas moins beau. Avec un certain pas doublé qui tient de l'amble, ils nous devançoient toujours l'un & l'autre. Tout ce que nous pouvions faire, étoit de les accoster en allant, les uns au trot, les autres au petit galop. Nous tinmes cette allure jusqu'à la maison de campagne, où, quoiqu'il n'y eût, disoient-ils, qu'une lieue, nous n'arrivames que plus d'une grande heure après être partis de Monte-video.

Le Pere Roch, Franciscain, avec le fils du Gouverneur, âgé de trois ans & demi, dont ce Pere est Précepteur, nous y attendoient. Une collation renforcée s'y trouva servie; & après avoir bu un coup seulement à cause de la grande chaleur, nous allames visiter le Verger du Gouverneur, auquel il donnoit le nom de Bois.

Cette Maison de campagne est trèspeu de chose pour le bâtiment. Elle consiste en un seul rez de chaussée, comme toutes les autres maisons du pays; à cause des vents impétueux, qui y sont très fréquens, & qui pourroient les renverser. Une Salle assez jolie, qui n'a cepen-

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dant d'autre décoration que des Cartes Géographiques, appliquées sur le mur tout nud, & des chaises de bois garnies de cuir goffré en desseins de fleurons, fait à peu près tout ce qu'il y a de remarquable.

A deux ou trois portées de fusil est planté le verger; qui consiste en pommiers, poiriers, pêchers & figuiers, plantés en allées, mais peu régulieres, si l'on en excepte celle du milieu, qui regne d'un bout à l'autre, & a de longueur bien près d'une bonne demi-lieue. Un ruisseau assez considérable serpente à travers du Verger; ce qui, vraisemblablement, a empêché d'en alligner toutes les allées. Elles sont d'ailleurs fort champêtres, par les plantes hautes & basses qui y croissent sans culture. La Mélisse surtout y soisonne. J'en fis connoître les propriétés au Gouverneur, à Mr. Belia & à un autre Officier. Ils en furent d'autant plus charmés, que, cette plante étant très abondante dans le pays, ils pensoient qu'elle pourroit suppléer au Maté.

Les arbres étoient si chargés de fruit que la plûpart des branches n'ayant pu

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en supporter le poids étoient déjà brisées. Nous conseillames au Gouverneur de faire étayer les autres avec des fourches; avec d'autant plus de raison, que tous ces fruits, disoient-ils, étoient des plus excellens. Nous ne pûmes en juger, car ils ne devoient être en maturité qu'à, la fin de Fevrier; ils avoient en effet la plus belle apparence du monde.

On pourroit faire de ce Verger une promenade charmante; mais le Gouverneur n'y fait pas travailler, parce qu'il est dans le dessein de retourner en Europe, où il compte fixer son séjour.

Dans le retour j'accostai le pere Roch: nous raisonnames, en langue latine, sur quelques points de Physique; & il me fut aisé de connoître, qu'il ne l'avoit gueres étudiée que dans les Ecoles de la Philosophie d'Aristote, tant par les termes barbares & peu en usage aujourd'hui, que par le systême qu'il suivoit. Il m'avoua même qu'il y étoit très attaché. Fe suis, me dit-il, Péripatéticien & Scotiste pour la vie. Il parloit facilement & un assez bon latin. L'embarras que j'y trouvois étoit sa prononciation des U en ou, & des G, dont les Espagnols éteignent le

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son dans la gorge, & prononcent presque comme l'H aspirée. Outre l'attention que cela exigeoit de ma part, pour l'entendre, il me falloit encore avoir celle de ce que j'avois à dire, & de plus celle de prononcer tout comme lui, sans quoi il ne m'auroit peut-être pas compris. Quelques jours auparavant j'avois été, pour la premiere fois, dans le même cas avec lui. Sur sa réputation d'homme sçavant, j'avois été à son Couvent. Je le demandai, en langue latine, à un de ses Confreres, qui vint m'ouvrir la porte. Il me fit signe d'entrer sans me répondre une seule parole. J'entrai, & en ayant rencontré trois autres, je demandai dans le même langage des nouvelles du Pere Roch: l'un deux me répondit simplement: Padre Fratre Roch? fuoras. C'est tout ce que j'en pus tirer. J'ai senti dans cette occasion & dans plusieurs autres le désagrément qu'il y a pour un Voyageur, d'ignorer la langue du pays où il se trouve. Ne pas entendre exactement ce que les autres disent; être contraint de se taire, quand on a quelquefois de bonnes choses à dire, parce que l'on ne seroit pas entendu; c'est une situation pire que celle d'un

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sourd, qui peut au moins parler & se faire entendre.

Etant retourné une seconde fois au Couvent, j'eus le bonheur de rencontrer le Pere Gardien, qui me répondit en bon latin, qu'il parloit, mais un peu difficilement. Il m'introdusit dans sa cellule, où je conversai avec lui une bonne demiheure, après laquelle le Pere Roch vint nous y joindre. C'est dans cette conversation qu'il m'apprit quelques remedes dont il avoit vû le succès par des expériences réitérées. Voici les receptes de quelques uns que l'on pourra mettre en usàge, si on le juge à propos.

Maux de dents.

Tirez de la tête d'un Chardon à Bonnettier, ou de Cardeur, un ver que l'on y trouve presque toujours quand il est mûr. Roulez ce ver entre le pouce & l'index, en le ferrant tout doucement, jusqu'à ce qu'il soit mort de langueur. L'un ou l'autre de ces deux doigts appliqués sur la dent auront au moins pendant toute l'année la propriété de guérir la douleur.

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Farcin des chevaux.

Ramassez à la fin de l'Automne ces tumeurs barbues ou especes de châtaignes d'églantier: pilez le ver que vous y trouverez, & faites le avaler au cheval dans un verre de vin, ou dans autre chose; & le couvrez bien.

Cheval fourbu.

Faites lui avaler une ou deux cueillerées de sel commun dans un demi-septier d'eau, c'est-à-dire, dans une demi-livre d'eau commune.

Fievres malignes.

Appliquez sous chaque plante des pieds du malade une Tanche toute en vie, sans la fendre, ni lui faire aucun mal. Assujettissez-les avec des bandes de linge, ôtez les au bout de douze heures, avec la précaution de ne pas respirer s'il est possible l'odeur qu'elles exhalent, & les enterrez promptement, ou jettez-les dans des commodités: le malade sera bientôt guéri.

Esquinancie.

Prenez gros comme un œuf de Vers de terre tous en vie; mettez-les entre deux

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vieilles mousselines, & appliquez-les autres autour de la gorge, à nud, du malade. Renouvellez le remede de trois heures en trois heures pendant deux jours.

Hémorragie du nez.

Mettez dans les deux narines, ou derriere les deux oreilles du malade, une pincée de poil des parties naturelles d'un sexe différent du malade; le sang s'arrêtera presqu'à l'instant.

Emplâtre immanquable pour faire sortir la petite vérole rentrée.

Prenez de la farine de fleurs de seigle; délayez-la avec de l'eau de pluye, du verjus, un œuf frais & une demi-once d'orpiment bien pulverisé. Battez bien le tout ensemble: étendez-le sur du papier brouillard. Saupoudrez de cloux de gérofle en poudre, & appliquez ce cataplasme sous la plante des piés; vous l'y lasserez vingt-quatre heures, & le jetterez ensuite promptement au feu.

Fleurs blanches.

Pilez les feuilles de la piloselle ou oreille de souris: exprimez-en le suc à la

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quantité de deux onces, que vous ferez avaler à la malade à jeun, dans un verre de bouillon, on de vin blanc. Vous réitérerez cette potion quelques jours de suite, après avoir commencé par purger la malade; qui ne se nourrira que de viandes de bon suc, & ne fera point d'excès. Ce remede, disoit-il, a guéri des femmes attaquées de ce mal depuis huit à dix ans, & cela en cinq ou fix jours.

Pertes rouges des femmes.

Faites griller sur une assiette de terre neuve, ou sur la pêle du feu bien netoyée, une bonne pincée de poil des parties naturelles d'un homme sain & de bon âge. Reduisez-la en poudre & la faites avaler à jeun dans un verre de bon vin rouge. Pour les suppressions on le donne dans du vin blanc. On peut réitérer le remede une seconde fois.

Ecrouelles & autres tumeurs scrophuleuses.

Appliquez-y une ou deux feuilles amorties de grand plantain. Renouvellez cette application, avec de nouveau plantain, deux fois le jour. Pendant ce

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tems-là, faites prendre tous les matins à jeun une infusion chaude de feuilles de noyer, en façon de thé.

Colique & point de côté.

Racine de Tournesol mise sous l'aisselle du côté de la douleur. Dès qu'elle s'y est échauffée, la colique cesse. Eprouvé sur un point de côté opiniâtre a réussi.

Exostose.

Applatissez une balle, qui a tué un animal, & appliquez-la à nud sur le mal.

Paralysie.

Faites bouillir des raiforts dans de l'eau avec un peu de genievre, & faites en votre boisson ordinaire. On peut mettre des raiforts dans la soupe au lieu d'herbes potageres.

Ulceres.

Machez des crottes de brebis séches, & appliquez-les en cataplasme sur le mal. Renouvellez soir & matin.

Cancer & ulceres.

Mettez dans un pot de terre neuf un gros crapaut vivant, & par dessus deux

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onces de souphre en canon réduit en poudre. Lutez bien le pot, & calcinezle tout au feu de roue. Appliquez la cendre sur le cancer.

Cors & verrues.

Après les avoir égratignés, & enlevé le durillon, frottez-les bien avec les champignons qui croissent naturellement sur le fumier.

Tranchées après l'accouchement.

Faites cuire deux œufs frais du jour, mettez dans chacun gros comme une aveline de sucre en poudre, mêlez-le bien avec le jaune, & faites les avaler à 1'accouchée, & par dessus un verre de bon vin mêlé d'un peu d'eau.

Faire sortir ies vuidanges.

Jettez dans deux verres d'eau bouillantes deux dragmes de fleurs de souphre, laissez bouillir quelques minutes: coulez à travers un linge; mettez-y un peu de sucre, & faites avaler la liqueur.

Amulette contre le mal cadue.

Mettez dans un creust une once de Mercure d'Espagne, ou revivifié du cinnabre, à un feu doux. Lorsque le Mer-

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cure sera un peu chaud, & qu'il commencera à frémir, jettez-y une dragme d'argent battu en feuilles, & remuez bien avec une verge de fer, un peu chaude. Tirez ensuite promptement le creuset du feu, ainsi que la matiere du creuset, & laissez réfroidir. Renfermez cet amalgame dans un petit sachet de peau forte de gands, bien cousue. Suspendez-le au cou avec un cordon de maniere qu'il tombe sur le creux de l'estomach, & l'y laissez toujours. Avant que de le suspendre, il faut observer de faire saigner le malade à la veine céphalique, lorsque la Lune est nouvelle. On réitere ensuite la saignée les deux mois suivans, au renouvellement de la Lune.

Goëtre.

Appliquez-y du sel commun bien desséché & un peu chaud. Lorsqu'il sera devenu humide, faites-le bien sècher & le réappliquez; ce que vous réitérerez jusqu'à guérison.

Tayes des yeux.

Sang de dragon en larmes, Aloës succotrin, Myrrhe, autant de l'un que de

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l'autre, le tout en poudre bien fine. Délayez-en une quantité suffisante dans un jaune d'œuf frais, pour en former des emplàtres, que vous appliquez sur la tempe à côté de 1'oeil malade. Quand il tombera de lui-même, vous y en substituerez un autre, jusqu'à guérison.

Douleurs de dents, & les faire tomber sans douleur.

Mettez dans le creux de la dent trois gouttes d'esprit de sel armoniac, & un petit tampon de coton par dessus.

Cors aux piés.

Otez en le durillon, sans faire saigner, & appliquez-y plusieurs fois le sédiment rouge qui se trouve dans un pot de chambre, quand l'urine y a séjourné. Mettez dessus un petit morceau de peau de gands, & cela jusques à guérison.

Fluxion de poitrine.

Faites bouillir une chopine de bon lait de vache; quand il bouille, écû mez-le deux ou trois fois; jettez-y ensuité un grand verre de bon vin d'Espagne, & après deux bouillons, retirez-le

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du feu. Lorsqu'il sera tourné, passez le petit lait à travers un linge, & faites-en avaler un gobelet à liqueur, chaudement, de quart d'heure en quart d'heure.

Faire sortir l'enfant mort du ventre de sa mere.

Réduisez en poudre de la graine de grande Bardanne, & faites en avaler un gros dans un verre de vin.

Convulsions des enfans causées par la pousse des dents.

Coupez en petit morceaux de la racine de Valerienne sauvage. Enfilez-les comme des grains de collier, & faites-en un collier à l'enfant. Vous l'y laisserez jusqu'à ce que les dents ayent percé la gencive. Vous pouvez le renouveller de 15 en 15 jours.

Hydropisie.

Faites avaler au malade à jeun autant de poudre de gui d'églantier qu'il peut en tenir sur un liard, après l'avoir fait infuser toute la nuit dans un verre de vin blanc, que l'on avale aussi. Aux femmes & aux enfans on ne donne que la moitié de la doze. Ce remede m'a été commu-

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niqué par un Lieutenant de notre Frégate, nommé le Roy. Son Pere, disoit-il, l'avoit éprouvé bien des fois, toujours avec succès.

Vapeurs bystériques.

Frottez bien épais d'ail le dedans, d'une soucoupe à caffe. Appliquez-la ensuite du côté frotté d'ail sur le nombril. Assujettissez-l'y jusqu'à ce qu'elle s'y attache, & ne l'ôtez que lorsqu'elle tombera d'elle-même.

Fistules de toutes sortes.

Prenez une poignée de feuilles de mille-pertuis, autant de feuilles de petite Absynthe, autant de feuilles d'Aristoloche ronde, une once d'Aloës succotrin, une once de Myrrhe en poudre. Faites infuser le tout dans deux pintes de bon vin blanc, dans un pot bien vernis & bien luté, sur des cendres chaudes, pendant trois quarts d'heures: faites bouillir ensuite un quart d'heure: coulez la liqueur quand elle est froide, & y mêlez une chopine de bon esprit de vin. Conservez le tout dans une bouteille bien bouchée.

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On seringue cette liqueur dans la fistule cinq ou six fois par jour, & on applique dessus un plumasseau ou compresse imbibée de la môme liqueur. Ce remede a été éprouvé avec succès bien des fois, par le Sr. Duvernay, Chirurgien de Chambery.

Pour les maux des yeux & la goutte sereine même. Ophtalmique étonnant par ses effets.

Prenez 31 Ecrevisses vivantes de Riviere, prises précisément pendant que la Lune & le Soleil sont au Signe du Cancer, & non en d'autres tems. Autant pesant de Chélidoine, racines, tiges, feuilles & fleurs, & cueillie avant le Soleil levé, que les Ecrevisses pesent. Le tout bien pilé ensemble dans un mortier de bois ou de pierre, ajoutez-y une once de graine de fenouil, farine de feves de marais & camphre, de chacun une demi-once; cloux de gérofle, Aloës hépatique, Tuthie preparée, le tout en poudre, de chacun deux dragmes. Mêlez bien le tout dans le mortier, & le partagez ensuite en trois parties. Meuez-en une dans une cucurbite, & distillez au Bain-marie jus-

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qu'à siccité. Otez le marc; conservez-le, & mettez dans la cucurbite la seconde partie de la composition avec l'eau sortie de la premiere distillation. Distillez de nouveau jusqu'à siccité. Otez le marc, conservez-le; substituez-lui la troisiéme partie avec l'eau distillée. Réitérez la distillation une troisiéme fois. Calcinez ensuite les trois marcs dans un vase fermé. Extrayez le sel, par dissolution, filtration & évaporation, selon l'art. Ajoutez le sel qui en viendra, à l'ean distillée, & après avoir digéré le tout à un feu doux de cendres, gardez la liqueur dans une bouteille bien bouchée.

Usage.

On purgera le malade au moins deux fois, à un jour d'intervalle, avec une médecine douce & céphalique; & s'il y avoit plénitude de sang, on saignera une fois au déclin de la Lune. On insinuera ensuite soir & matin deux ou trois gouttes du collyre dans l'oeil, avec une plume noire de l'aîle d'une poule, & l'on appliquera sur l'oeil une compresse legere imbibée de la liqueur.

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On aura l'attention de se tenir le ventre libre, pendant l'usage du remede, qui sera d'environ quarante jours, pour la goutte seraine. A cet effet on usera, s'il est nécessaire, de lavemens composés d'eau pure de riviere, simplement dégourdie. On évitera aussi toutes tristesses, occupations trop sérieuses, épiceries, viandes salées, célery, liqueurs fortes, & tout excès, dans le boire, le manger, les veilles &c. Pour les autres maux des yeux, on usera du remede jusqu'à guérison.

Baume excellent, presqu'universel.

Mettez dans une terrine vernissée, qui aille au feu, & qui tienne environ cinq ou fix pintes, ou douze livres d'eau, trois livres d'huile fine d'olive, une demi-livre de cire jaune neuve, en petits morceaux, demi-livre d'eau rose, trois livres de bon vin rouge & deux onces de Santal rouge en poudre. Faites bouillir le tout pendant une demi-heure, remuant toujours la matiere avec une spatule de bois. Ce tems expiré, jettez-y une livre de Thérébentine fine de Venise, & non de la commune: (la fine n'est pas acre sur la langue, & a une odeur qui n'est pas désagréable; elle est blanche &

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non jaune;) avec quatre onces de bon miel & deux gros de Camphre en poudre. Incorporez bien le tout avec la spatule pendant une ou deux minutes: retirez la terrine du feu; coulez le baume à travers un linge, & conservez-le dans des pots de fayance.

Usage.

Pour les blessures, ulceres, gangrene, foulures, brûlures, rhûmatismes & douleurs, on lave, ou étuve d'abord le mal avec un peu de vin rouge chaud; ou essuye doucement. On oingt ensuite abondamment le mal avec le baume, & on y applique un papier bouillard imbibé du même baume. On renouvelle cette opération matin & soir. Si la blessure pénetre dans les cavités du corps, on y en seringue, & on en fait avaler un gros & demi ou deux gros dans chacun des bouillons du malade, ou dans une ptysane vulnéraire. On en fait aussi prendre la même quantité pour la plcurésie, la colique & autres douleurs internes, ayant soin de faire en même tems des onctions chaudes sur la partie douloureuse. J'ai éprouvé ce baume, toujours avec succès.

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Migraine érée, causée par des humeurs ionnaires, & contre l'hydrocephale.

Pilez dans un mortier de bois ou de pierre dix ou douze sommités de Verveine, avec de la farine de seigle & cinq à six blancs, ou davantage, d'œufs frais: on peut supprimer la verveine. Formez-en un cataplasme, que vous appliquerez sur la nuque & les épaules, de maniere qu'il couvre presque toute l'omoplate. Mettez par dessus une serviette fine en quatre doubles, & laissez-le six ou huit heures; après lesquelles si le malade n'est pas guéri, vous en appliquerez un second, semblable, que vous y laisserez autant ou à peu près. Il est extrément rare qu'il en faille un troisieme. On purge ensuite la personne. Il est aussi bon pour les rhumatismes.

Asthme humide, rhumes & maux de poitrine.

Faites bouillir pendant une demi-heure dans une terrine, ou casserole bien nette, une livre de bayes de genievre bien meures & concassées, avec une livre de beurre frais sans sel, & qui n'aît

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pas été lavé. Coulez ensuite le beurre avec une forte expression des bayes de genievre. Ajoutez autant pesant d'excellent miel à la colature, & faites cuire à très doux feu jusqu'à la consistance de syrop, que vous conserverez dans des pots de fayance. Vous en prendrez le matin à jeun, gros comme une petite noix, ou la valeur d'une cueillerée, le laissant fondre dans la bouche, comme une pastille. Vous en prendrez autant le soir, avant que de vous coucher. Quand le mal presse, on peut en prendre autant, trois ou quatre heures après le dîner.

Pour les simples maux de poitrine, on peut supprimer le genievre.

Tous ces remedes ne m'ont pas été communiqués par le Pere Franciscain dont j'ai parlé; mais ayant vû l'expérience heureuse de presque tous ceux que j'ai donnés ci-devant, j'ai été charmé de trouver cette occasion d'en donner la connoissance au public, pour son utilité.

Le lendemain de la partie de campagne dont j'ai parlé, quatre Indiens ou Natu-

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rels du pays vinrent se présenter chez Mr. le Gouverneur, pendant que nous étions avec lui à examiner la boussole du Capitaine Mandillo. Dès que Mr. le Gouverneur les apperçut entrer dans sa cour, il fit fermer la porte de ses appartemens. Nous lui en demandames la raison: S'ils entroient dans cette Salle, nous dit-il, elle seroit infectée pour huit jours. Ils exhalent une odeur qui s'attache aux murailles mêmes. Cette odeur vient de ce qu'ils s'oignent le corps d'une certaine huile, & de graisse, pour se garantir des infectes.

Ces Indiens, trouvant les portes fermées, s'approcherent de la fenêtre où nous étions, & un d'eux tira d'un petit fac de peau de Tigre, un papier écrit & plié, qu'il présenta. Mr. le Gouverneur le prit, & le lût. Il étoit écrit en langue Espagnole. C'étoit un Certificat par lequel plusieurs Gouverneurs Espagnols y avoient déclaré successivement, que celui qui en étoit possesseur, étoit de la race des Caciques, & lui-même actuellement Chef de Village. Le Gouverneur le lui rendit, & l'Indien lui demanda par figne une feuille de papier, pour substi-

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tuer à celle qui enveloppoit auparavant le Certificat, parce qu'elle étoit coupée dans les plis, par vétusté: on la lui donna. Vraisemblablement ces Indiens ignoroient la langue Espagnole; car ils n'en prononcerent pas un feul mot. Un Officier Espagnol nous dit, qu'ils avoit parié la langue du Para, mêlée de celle des Indiens des Terres circonvoisines. Ils n'avoient pour tout habillement, qu'une espece de manteau composé de plusieurs peaux de chevreuils avec leur poil, consues ensemble, pour former un quarré long, tel que pourroit être une serviette de table. Il est attaché auprès des épaule, avec deux courroyes; & produit l'effet que l'on voit dans la fig. 4. de la Pl. VI. Le côté de la peau, qui touchoit à la chair, est blanc, & peint en rouge & en bleu gris, par quarrés, lozanges & triangles, dont l'assemblage forme divers compartimens, suivant le goût, sous doute de celui, ou celle qui doit s'en servir, ou qui le paint. Ces Indiens viennent assez souvent dans la Ville, par bandes de cinq à six, de huit à dix, & y amenent aussi leurs femmes. Leurs habitations ne sont pas éloignées de Mon-

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te-video, de plus de six ou sept lieues. Il y viennent pour boire du vin & de l'eau de vie. N'ayant pas parmi eux l'usage de l'argent monnoyé, ils donnent les petits sacs de peaux de Tigre, leurs manteaux, quelquefois les peaux des animaux féroces qu'ils ont tués, mais plus ordinairement celles qu'ils ont consues ensemble, pour se couvrir. Ils les donnent presque pour rien; car ils livrent un de ces especes de manteaux composé de huit peaux de chevrenils pour un Réau, qui vaut douze sols & demi, monnoye de France. Un sac de peau de Tigre, long de quatorze ou quinze pouces, & large d'un pié, ne coûte qu'un demi Réau. Quand on veut avoir ces manteaux des Indiens, il suffit de le prendre d'une main, & de présenter un Réau, ou un demi Réau de l'autre. L'Indien dénoue aussitôt la courroye, prend la piéce d'argent, vous donne le manteau, ou le petit sac, & va nud tout de suite, chez le premier marchand, boire du vin ou de l'eau de vie.

Leurs femmes font de même. Elle n'ont pas ordinairement d'autres vêtemens que les hommes: mais on en voit quel-

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quefois, qui se couvrent les parties naturelles avec un morceau du la même peau que leur habit, attaché à une courroye, qui leur passe autour le la ceinture.

Il est défendu de leur vendre une quanuté de vin, ou d'eau de vie, qui puisse les enyvrer, dans la crainte que l'yvresse ne leur fasse commettre quelques désordres. Mr. de Bougainville voulant donner un Réau à chacun des quatre qui se présenterent chez Mr. le Gouverneur; ce lui-ci le pria, par cette raison, de ne leur faire présent que d'un demi. Etant chez le Signor Vicaire, on nous avertit qu'il en venoit une troupe de huit à neuf, hommes ou femmes. L'Ecrivain de notre Frégate s'étant mis à la porte, avec un morceau de pain qu'il mangeoit, un de ces Indiens lui prit en passant ce morceau de pain, s'arrêta un moment, le mangea en riant, & puis s'en fut joindre les autres sans rien dire. Ils avoient tous la tête & les piés nuds, & n'avoient d'autre vêtement que le manteau dont j'ai parlé. Les uns le portoient sur l'épaule droite, ayant la gauche & le bras du même côté nuds, les autres au contraire. Ils mettent le poil en dehors ou

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en dedans, suivant qu'il pleut ou que le tems est beau.

Ceux que j'ai vûs étoient bien faits; ils avoient le corps droit, la jambe & le bras bien tournés, la poitrine large & tous les muscles du corps bien prononcés. Les femmes étoient plus petites de beaucoup que les hommes, qui étoient tous de belle taille. Ces femmes avoient comme eux un air vif, un visage arrondi, cependant sans embonpoint, des yeux assez grands, pleins de feu, le front élevé, la bouche grande, le nez large & un peu applatti vers la pointe; les levres de moyenne grosseur & les dents blanches; les cheveux longs, noirs, durs & tombant négligemment autour de cou, quelquefois-même sur le front. Comme ils les oignent, ainsi que le corps, de différens onguens, qui n'ont rien pourtant de plus sale, ni de plus malpropre que les pommades de ce pays-ci, ces cheveux sont luisans, mais toujours mal arrangés.

On dit qu'ils n'ont pas, dans le premier âge, cette couleur de cuivre rouge bronzé, qu'on leur voit répandue généralement sur toute la peau. Sans doute que le climat, l'air qui frappe

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sans cesse sur cette peau, qui n'est pas garantie par des habits, & les onctions ou peintures, dont ils se barbouillent tout le corps, contribuent au moins beaucoup à leur donner cette couleur. Cependant, comme il arrive également aux Négres de ne pas naître avec la peau noire, qui leur est pourtant naturelle, il pourroit bien être que la couleur rouge cuivrée des Indiens de l'Amérique méridionale leur fût naturelle.

Les femmes sont occupées à la culture du Manioc, & à sa préparation pour en faire la Cassave, & leur boisson ordinaire; aux affaires du ménage, qui ne consistent qu'à coudre ensemble les peaux de chevreuils ou d'autres bêtes, dont les hommes & les femmes se couvrent, & à préparer les alimens pour elles & les hommes, qui passent tout le tems à la chasse, ou à la pêche, ou à monter à cheval; aussi sont-ils d'excellens cavaliers. Les Vieillards président à chaque Hameau de Cases, & demeurent dans leurs habitations, avec les jeunes garçons & les filles, qui n'ont pas encore la force de faire un travail un peu pénible. Mais toute la forme de leur gouvernement consiste à respecter leurs Anciens.

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Ils sont extrêmement adroits dans le maniment des Lacqs, des Lances & de l'Arc: rarement ils manquent leur coup avec le lacqs, à cheval même, en courant à toute bride. Un Taureau furieux, un Tigre, tout autre animal, & l'hommemême le plus rusé ne leur échappent guere. Comme il faut que le licou, (c'est le nom qu'on lui donne,) serre l'animal qu'ils veulent saisir, ils poussent vivement leur cheval, pour le jetter de sorte qu'il se trouve pris, entrainé avec une vitesse, qui ne lui donne pas le tems de se débarrasser, ni de se défendre. Dans leurs quérelles particulieres, ils se servent même de ces lacqs, & d'une demi-lance. La seule maniere de se dérober à ce licou, si c'est en pleine campagne, est de se coucher tout du long à terre, aussitôt qu'on le leur voit prendre à la main, & de s'y blottir, pour ne pas donner prise. On s'en garantit encore en se collant contre un arbre, ou contre un mur.

Ces licous on lacqs sont de cuir de taureaux, coupés autour de la peau. Ils tordent cette courroye; ils la rendent souple, à force de la graisser; & l'allongent en la tirant, jusqu'à ne lui laisser qu'un

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demi-doigt de largeur. Elle ne laisse pas d'être si forte, qu'un taureau ne peut la rompre, & qu'elle résiste plus qu'une corde de chanvre, qui même seroit moins souple, & ne pourroit pas être employée au même usage.

On ne peut guere avoir de peaux de Tigres & autres bêtes feroces que par les Indiens. Elles ne sont cependant pas cheres, quoiqu'assez rares à Monte-video. On en a une des plus belles pour deux ou trois piastres. J'en achetai une de Tigre, très-belle, mais de moyenne grandeur, & cousue en bissac, pour une piece de huit. Les Indiens n'en tuent guere, quoiqu'ils les mangent; mais parce qu'ils ne se servent de ces peaux que pour les petits sacs dont j'ai parlé. Ils portent dans ces sacs la cassave, qui leur sert de nourriture, & les fers de leurs flèches, qu'ils n'emmanchent au bout du roseau, que lorsqu'ils veulent les tirer. Ce fer à la forme & la largeur d'une feuille de Laurier, dont les deux extrémités seroient très allongées. Ils l'enfoncent dans le roseau par un bout ou par l'autre indifféremment, parce que ce fer est pointu & tranchant des deux côtés. Ces

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fléches sont d'autant plus meurtrieres, que le fer n'étant pas attaché solidement au roseau, ce fer demeure dans la blessure, quand on veut en retirer la flèche.

Lorsqu'ils veulent lacer un animal, ils le poursuivent, tenant la bride de leur cheval d'une main, & de l'autre le lacq; & courant au grand galop, ils le jettent au cou, aux jambes, ou aux cornes. Pour chasser un animal furieux ou féroce, ils le poursuivent trois, quatre de compagnie; chacun lui lace un membre, & puis se séparent l'un allant à droite, l'autre à gauche; ce qui, roidissant les lacqs, donne la facilité à un troisiéme d'approcher sans danger de l'animal, & de le tuer avec sa demi-lance, ou de le lier, pour l'emmener avec eux.

Les Indiens ont d'autres façons de chasser, qui sont décrites dans les Rélations de différens Auteurs, surtout dans l'Ouvrage de Mr. Muratori sur le Paraguay.

A propos de ce Pays-là, il est bon d'avertir que Mr. Muratori n'a travaillé son ouvrage que sur les mémoires que lui ont fourni les Peres Jésuites, ou des

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gens à eux, par consëquent intéressés à ne pas instruire le public de tout ce qui s'y passe. Des Officiers Espagnols de probité, envoyés par la Cour de Madrid au Paraguay, dans le tems des partages des possessions respectives des Cours d'Espagne & de Portugal, m'ont assuré, que tous les Imprimés qu'ils ont vû sur la conduite des Jésuites dans ce Pays-là, tant à l'égard des Indiens que par rapport aux intérêts de ces deux Couronnes, étoient écrits même avec beaucoup de ménagemens pour les Jésuites; Qu'un de ces Peres, l'un des principaux de ce Pays-là, avoit fait la réponse suivante, lui Officier present, à un des Officiers généraux Espagnols, qui lui témoignoit sa surprise des obstacles qu'eux Jésuites opposoient à l'exécution des arrangemens concertés & arrêtés entre les deux Cours: F'ai bien plus lieu d'être étonné de ce que les deux Roys s'avisent de faire des arrangemens, pour partager un Pays qui ne leur appartient pas. Nous seuls Fésuites I'avons conquis; nous seuls avons droit d'en disposer, de le garder & de le défendre envers tous & contre tous. Je laisse à penser qu'elle doit être la conduite des Jé-

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suites, avec de tels principes. Il est certain que les Indiens du Paraguay n'obéissent qu'aux Jésuites, soit chez eux dans leurs familles, soit quand ils marchent en armes. Dernierement, lorsque les Espagnols ont affiégé &, pris la Colonie du Saint Sacrement sur les Portugais, qui est à une trentaine de lieues de Montevideo, les Espagnols avoient à leur secours environ mille Indiens, à la tête desquels étoit un Pere Jésuite, qui les commandoit en chef, & sans les ordres duquel ces Indiens n'auroient pas fait un pas en avant, & n'auroient pas tiré un feul coup de fusil. Mr. le Gouverneur de Monte-video, qui commandoit les Espagnols, & plusieurs autres Officiers qui s'étoient trouvés à cette attaque, m'ont dit, qu'ils étoient obligés de concerter les opérations avec le Pere Jésuite, qui donnoit ensuite ses ordres en son nom aux Indiens, campes séparément des Espagnols.

Les Dragons sont presque les seules troupes de ce Pays-là. Leurs chevaux sont harnachés à la maniere du Paraguay. Ils portent tous les Pou-

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chos *) qu'ils trouvent plus commode que le manteau pour le cavalier & pour le cheval.

Les chevaux ne sont pas ferrés. Les harnois sont aussi bien différens de ceux que l'on employe en Europe. Ils posent premierement sur le cheval nud une grosse étoffe molle & d'un tissu peu serré, qu'ils nomment Schuaderos; par dessus

*) Le Ponchos est, comme je l'ai dit, une piece d'étoffe de la forme d'une couverture de lit, & de deu ou trois aulnes de long sur deux de large. S'habiller, c'est passer la tête dans l'ouverture faite au wilieu. Il pend des deux côtés & par derriere comme par devant. On le porte à cheval & à pié. Les gens peu riches & les Negres ne le quittent qu'en se couchant. Il ne nuit pas au travail, parce qu'on le retrousse par les côtés sur le dos: ce qui laisse les bras & le devant du corps libres.
A cheval, ce vêtement est à la mode, même pour les deux sexes, sans distinction de rang. Au reste la simplicité du Ponchos n'empêche pas que l'on ne discerne le rang & le sexe; l'exercice du cheval y est si commun qu'on est surpris d'y voir aux femmes autant d'adresse & de legéreté qu'aux hommes. La différence qui fait distinguer le rang & les deux sexes quant au Ponchos, se trouve dans la finesse, la legereté & la richesse de l'étoffe.

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une sangle, puis un cuir assez fort, de la largeur de la selle, & qui débordent sur la croupe, sert de housse. On le nomme Carneros. Sur ce cuir se place la selle, faite comme les bâts de nos chevaux de charge, & par dessus une ou plusieurs peaux de mouton avec la laine, cousues ensemble, & peintes d'une seule ou de plusieurs couleurs. C'est le Peilhon. Enfin une seconde sangle ou soûventriere, pour assujettir le tout sur le cheval. Les étriers sont petits & étroits, parce qu'ils n'y mettent que le bout du soulier; & ceux qui vont piés nuds, n'y mettent que le gros orteil.

Le mords de la bride est de fer, tout d'une piéce, & sans bossettes. Les rênes sont composées de plusieurs petites courroies, entrelassées en forme de cordons à pendules ou à sonnettes, & ont au moins six piés & demi ou sept de longueur, parce qu'elles servent, en même tems, de fouët. Un demi-cercle de fer, pris de la même piece des barres dans lequel on passe la machoire inférieure du cheval, produit le même effet que la gourmette. La partie du Carneros qui déborde la selle, & porte

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sur la croupe, est ordinairement goffrée en fleurons.

Lundi 9.

Mr. le Gouverneur, Madame la Gouvernante, le Major des troupes & son Epouse sont arrivés ce matin, sur le midi, à bord de notre Frégate l'Aigle. On les a traités à dîner le mieux qu'il a été possible. L'air de mer ou le roulis du Navire, quoique presque insensible, a occasionné des nausées & un mal-être à l'Epouse du Major, au point de ne pouvoir boire ni manger autre chose que deux Oranges, & de se voir obligée de quitter la chambre où l'on mangeoit, pour aller respirer l'air sur le gaillard. Cet inconvénient a un peu troublé la fête, & les a contraints de retourner à la Ville de très-bonne heure.

En les accompagnant, nous avons senti dans le canot une odeur des plus puantes, semblable à celle qu'exhale le cadavre d'un animal mort depuis long-tems. Nous nous imaginames dabord qu'elle étoit produite par la corruption du corps de quelque taureau, tué & abandonné sur le vivage, d'où le vent

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l'apportoit jusqu'à nous. Mr le Gouverneur nous désabusa, & nous assura que c'étoit une exhalaison de l'urine d'un animal nommé Zorillos, en colere, ou poursuivi par quelqu'autre animal.

Le Zorillos est de la grandeur d'une Belette, un peu moins long, d'un poil fauve, plus clair sous le ventre, qui est presque gris. Deux lignes blanches s'étendent le long du dos, & forment, depuis le cou jusqu'à la queue, une figure presque ovale. Cette queue est bien fournie de poil, & l'animal la tient presque toujours dressée, comme fait l'Ecureuil. Lorsqu'il se sent poursuivi, ou qu'il s'irrite, il lâche son urine, qui infecte l'air à plus d'une demi-lieue, par une odeur de charogne presqu'insupportable. Nous avons senti cette odeur deux ou trois fois, à bord même de notre Frégate, quoiqu'éloignée de terre d'une bonne lieue & demie: il est vrai que c'étoit par un vent de terre. Mr. Duclos, notre Capitaine, nous en avoit avertit; mais ne l'en avions pas cru sur sa parole. Le Curé de Monte-video nous confirma la chose, & fit présent à Mr. Duclos d'une fourrure des peaux cousues

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de cet animal. Ces peaux u'ont pas de mauvaise odeur. Le Zorillos est peutêtre le même que la Bête puante, ou Enfant du Diable du Canada, dont l'urine produit à peu près les mêmes effets. Le Chinche des parties méridionales de l'Amérique a aussi beaucoup de raport avec le Zorillos.

Un autre animal, fort commun dans les environs, & du côté de Buenos-Ayres, est le Tatu-apara, que nous nommons Tatou, les Espagnols Armadillo, & les Portugais Encubertado. Comme il est très-connu, je n'en ferai pas la description. Ximenez dit que les écailles du Tatou, réduites en poudre, & avalées au poids d'une dragme, dans une décoction de sauge, provoquent une sueur si salutaire, qu'elle guérit les maladies vénériennes; qu'elle fait sortir les épines de toutes les parties du corps: & suivant Monades liv. 15 pag. 552, les petits os de la queue de cet animal guérissent la surdité.

10.

Malgré les risques qu'll y avoit à vendre des marchandises à Monte-vi-

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deo, & malgré les difficultés que l'on trouvoit à les débarquer, pour les sauver de la confiscation, plusieurs de nos Officiers, & des gens de l'Equipage, qui avoient fait des pacotilles, dans l'espérance de les vendre à l'Ile de France & aux Indes Orientales où ils pensoient que nous aillions, s'en sont débarassés & en débitent tous les jours. Notre Navire étant abordé le premier dans ce Pays-ci, depuis la paix, tout s'y vend très-bien. Les Gardes ont confisqué quelques paquets portés imprudemment. Ils mirent même hier en prison deux Canotiers sur qui ils les avoient saisis. Mr. de Bougainville en ayant été averti, a beaucoup crié & tempêté contre ces Canotiers, disant même qu'ils le méritoient bien. Il fut trouver l'Officier Réal, lui répéta la même chose, & lui dit qu'il demandoit seulement les habits de sa livrée, dont les prisonniers éroient vêtus, quand on les avoit arrêtés; que pour les hommes on pouvoit les gardar, pour intimider les autres; & qu'il les mettroit aux fers, si on les relâchoit. Mr. de Bougainville persuada par ce discours qu'ils ne les autorisoit pas. On rendit les pa-

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quets & les hommes, & l'on demanda même grace pour eux. Il fut aisé de voir par là que l'on ne s'y étoit pas bien pris; un sergent s'étant plaint dans cette occasion, qu'on ne lui avoit pas encore donné la valeur d'un Réau, quoiqu'il eût favorisé le débarquement des paquets, & qu'il eût, disboit-il, usé une paire de souliers à mener lui-même dans les maisons de la Ville ceux qui avoient quelque chose à débiter. Ce discours fit comprendre qu'en donnant quelques piastres aux Officiers & aux Gardes, on n'essuyeroit plus les mêmes difficultés. On commença donc à répandre des pieces de huit, à donner quelques chemises &c. & tout le monde se prêta de la meilleure grace, jusqu à l'Officier Réal même, préposé pour empêcher tout commerce. Comme nous étions censés n'avoir pas de la monnoye d'Espagne, & que celle de France n'a pas cours dans ce Pays-là, Mr. de Bougainville demanda & obtint la permission de vendre quelques pieces de vin, d'eau de vie, d'huile & plusieurs autres Marchandises qu'il avoit de superflues, pour payer des farines, la viande fraîche que Mr. le Gouverneur avoit eu

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l'attention de nous faire tenir prêts tous les jours au port, les taureaux, les vaches, les chevaux & les autres animaux & choses dont il vouloit faire emplette. Il étoit tems de penser à quitter Monte-video pour nous rendre à notre destination. On se pourvut donc de tout, ce que l'on crut nécessaire à cet objet: la quantité d'eau, de farine & d'animaux que Mr. de Bougainville demandoit, excita la curiosité de Mr. le Gouverneur sur le but de notre voyage. Tout Equipage, les Offiders-mêmes, excepté le premier Capitaine, étoient dans une parfaite ignorance là dessus, & pensoient, comme je l'ai dit, que nous allions aux Indes Orientales. Ils avoient répandu ce bruit; & Mr. de Bougainville le confirma en répondant à Mr. le Gouverneur que nous allions aux Indes, sans distinguer auxquelles.

Les embarras inséparables du départ nous empêcherent de jour en jour d'essayer de faire des observations exactes avec l'instrument, ou boussole du Capitaine, de maniere que nous n'avons pensé à la reprendre chez le Gouverneur, qu'au moment même que l'on appareilloit.

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Comme il est de conséquence de profiter du quart-d'heure favorable que le vent présente, surtout dans le relâche de Rio de Plata, où le mouillage est si dangereux; voyant d'ailleurs que cette Bousble ne pouvoit gueres nous servir pour l'objet des Longitudes, Mr. de Bougainville prit le parti de la laisser chez le Gouverneur, & lui écrivit par le Capitaine d'une Goëlette, pour le prier de conserver cet Instrument, & de le lui faire tenir en France, quand le Gouverneur seroit de retour en Espagne *). Tout.

*) Il nous avoit dit qu'il comptoit partir sur 1a fin de l'année pour retournes en Europe. Mais nous avons appris à notre arrivée à Paris qu'il ne quitteroit pas son Gouvernement sitôt. Mr. de Grimaldi, Ambassadeur d'Espagne en France, a fait beaucoup de questions à Mr. de Bougainville sur la conduite que ce Gouverneur a tenue è notre égard. Mr. de Bougainviile ayant par ses réponses rendu justice à la probité, & à l'exactitude dans son devoir, de Don Joseph-Joachim de Viana, l'Ambassadeur avoua que les Jésuites & leurs amis avoient envoyés à Madrid des mémoires à la charge de ce Gouverneur pour le desservir auprès du Roi, le faire révoquer, & en avoir un à leur dévotion. Mr. de Grimaldi a justifié Don de Viana. Ce qui, aura empêché le Roi de lui accorder son rappel aussitôt qu'il le desiroit. Les Gazettes nous ont appris que ce Gouverneur a été continué dans le même lieu.

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le reste du tems de notre relâche s'est passé aux préparatifs de notre départ. On a visité les Frégates, & l'on a substitué aux mâts de Hunes & de Perroquets les bâtons d'hyver *). Ayant embarqué douze vaches ou genisses, fix jumens, deux poulains, & deux chevaux hongres, douze chevres ou cheveraux, onze truyes & un verrat, quatorze ou quinze brebis, deux béliers, beaucoup de poules & canards; le 16 le Mardi.

*) Ce sont des petits mâts courts que l'on met au lieu de ceux de Hune & de Perroquets, lorsque l'on va naviger dans des mers orageuses, afin de donner moins de prise aux vents. Nous usames de cette précaution, parce qu'aucuns de nos marins n'avoient été aux Iles Malouïnes où nous allions, & que notre Capitaine sçavoit bien par les Rélations & par lui-même, que la mer n'est pas tranquille, & que les orages sont fréquens dans les détroit de Magellan, où nous allion.

FIN DU I. TOME.


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Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)

File last updated 25 September, 2022