RECORD: Saint-Pierre, Bernardin de. 1773. Voyage à l’isle de France, à l'Isle de Bourbon, au Cap de Bonne-Espérance, &c. avec des observations nouvelles sur la nature & sur les hommes. Amsterdam et Paris: Merlin. Volume 1.
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A
A L'ISLE DE BOURBON,
AU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE, &c.
Avec des observations nouvelles sur la nature & sur les Hommes,
PAR UN OFFICIER DU ROI.
TOME PREMIER.
A AMSTERDAM,
Et se trouve à PARIS,
Chez MERLIN, Libraire, rue de la Harpe, à Saint Joseph.
M. DCC. LXXIII.
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Motif.
Ces Lettres & ces Journaux ont été écrits à mes amis. A mon retour je les ai mis en ordre & je les ai fait imprimer, afin de leur donner une marque publique d'amitié & de reconnoissance. Aucun de ceux qui m'ont rendu quelque service dans mon voyage, n'y a été oublié. Voilà quel a été mon premier motif.
Plan.
Voici le plan que j'a suivi. Je commence par les Plantes & les Animaux naturels à chague pays. J'en décris le climat & le sol tel qu'il étoit sortant des mains de la Nature. Un paysage est te fond du tableau de la vie humaine.
Part I. A
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Je passe ensuite aux caracteres & aux mœurs des habitans. On trouvera peut-être que j'ai fait une satire. Je puis protester qu'en parlant des hommes, j'ai dit le bien avec facilité, & le mal avec indulgence.
Après avoir parlé des colons, j'entre dans quelques détails sur les végétaux & les animaux dont ils ont peuplé la colonie. L'industrie, les arts & le commerce de ces pays sont renfermés dans l'agriculture. Il semble que cet art simple devroit n'offrir que des mœurs aimables, mais il s'en faut bien qu'on y mene une vie patriarchale. J'en excepte les Hollandois. La mort vient d'enlever M. de Tolback, Gouverneur du Cap, qui m'avoit obligé. Si le lieu que je lui
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destinois dans ces Mémoires ne peut plus servir à ma reconnaissance, au moins puisse-t-il être utile à la conduite de ceux qui gouvernent des François dans l'Inde! J'aurai rendu un grand hommage à sa vertu, si je peux la faire imiter.
Ces Lettres sont accompagnées d'un Journal de Mariue, d'un Voyage autour de l'Isle de France, des évènemens particuliers de mon retour, d'une explication abrégée de quelques termes de Marine & d'entretiens contenants des observations nouvelles sur la végétation.
Il me reste à m'excuser sur les sujets mêmes que j'ai traités, qui paroissent étrangers à mon état. J'ai écrit sur les Plantes & les Animaux,
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& je ne suis point Naturaliste. L'Histoire Naturelle n'étant point renfermée dans des Bibliotheques, il m'a semblé que c'étoit un Livre où tout le monde pouvoit lire. J'ai cru y voir les caracteres sensibles d'une providence; & j'en ai parlé, non comme d'un systême qui amuse mon esprit, mais comme d'un sentiment dont mon cœur est plein.
Objet.
Au reste, je croirai avoir été utile aux hommes, si le foible tableau du sort des malheureux Noirs peut leur épargner un seul coup de fouet, & si les Européens qui crient en Europe contre la tyrannie & qui font de si beaux traités de morale, cessent d'être aux Indes des tyrans barbares.
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Je croirai avoir rendu service à ma patrie, si j'empêche un seul honnête-homme d'en sortir, & si je peux le déterminer à y cultiver un arpent de plus dans quelque lande abandonnée.
Pour aimer sa patrie, il faut la quitter. Je suis attaché à la mienne, quoique je n'y tienne ni par ma fortune ni par mon état: mais j'aime les lieux ou pour la premiere fois j'ai vu la lumiere; j'ai senti, j'ai aimé, j'ai parlé.
J'aime ce sol que tant d'étrangers adoptent, où tous les biens nécessaires abondent, & qui est préférable aux deux Indes par sa temperature, par la bonté de ses végétaux & par l'industrie de son peuple.
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Enfin j'aime cette nation où les relations sont plus nombreuses, où l'estime est plus éclairée, l'amitié plus intime, & la vertu même plus aimable.
Je sçais bien qu'on trouve en France, ainsi qu'autrefois à Athènes, ce qu'il y a de meilleur & de plus dépravé. Mais enfin, c'est la Nation qui a produit Henri IV, Turenne & Fenelon. Ces grands-hommes qui l'ont gouvernée, défendue & instruite, l'ont aussi aimée.
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A
L'ISLE DE FRANCE.
LETTRE PREMIERE.
De l'Orient, le 4 Janvier 1768.
Rennes.
Je viens d'arriver à l'Orient, aprés avoir éprouvé un froid excessif. Tout étoit glacé depuis Paris jusqu'à dix lieues au-delà de Rennes. Cette ville, qui fut incendiée en 1720, a quelque magnificence qu'elle doit à son malheur. On y remarque plusieurs bâtiments neufs, deux places assez belles, la statue de Louis XV & sur-tout celle de
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Louis XIV. L'intérieur du Parlement est assez bein décoré, mais, ce me semble, avec trop d'uniformité. Ce sont par-tout des lambris peints en blanc, relevés, de moulures dorées. Ce goût regne dans ta plupart des Églises & des grands Édifices. D'ailleurs, Rennes m'a paru triste. Elle est au confluent de la Villaine & de l'Ile, deux petites rivieres qui n'ont point de cours. Ses Fauxbourgs sont formés de petites maisons assez sales, ses rues mal pavées. Les gens du peuple s'habillent d'une grosse étoffe brune, ce qui leur donne un air pauvre.
Campagne de Bretagne.
J'ai vu en Bretagne quantité de terres incultes. Il n'y croît que du genest & une plante à fleurs jaunes, qui ne paroît composée que d'épines. Les paysans l'appellent lande ou jan; ils la pilent & la font manger aux bestiaux. Le genest ne sert qu'à chauffer les fours. On pourroit en tirer un meilleur parti, surtout dans une province maritime. Les Romains en faisoient d'ex-
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cellents cordages; qu'ils préféroient au chanvre, pour le service des vaisseaux. C'est à Pline que je dois cette observation; ou sçait qu'il commande les flottes de l'Empire.
Ne pourroit-on pas, dans ces landes, planter avec succès la pomme de terre, subsistance toujours assurée, qui ne craint ni l'inconstance des saisons, ni les magasins des monopoleurs?
L'industrie paroît étouffée par le gouvernement Aristocratique ou des États. Le paysan, qui n'y a point de représentans, n'y trouve aucune protection. En Bretagne il est mal vétu, ne boit que de l'eau, & ne vit que de bled noir.
La misere des hommes croît toujours avec leur dépendance. J'ai vu le paysan riche en Hollande, à son aise en Prusse, dans un état supportable en Russie, & dans une pauvreté extrême en Pologne. Je verrai donc le Negre, qui est le paysan de nos colonies, dans une situation dé-
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plorable. En voici, je crois, la raison. Dans une République il n'y a point de maître, dans une Monarchie il n'y en a qu'un; mais le gouvernement Aristocratique donne à chaque paysan un despote particulier.
De la liberté naît l'industrie. Le paysan Suisse est ingénieux, le serf Polonois n'imagine rien. Cette stupeur de l'ame, plus propre que la philosophie à supporter les grands maux, paroît un bienfait de la Providence. Quand Jupiter, dit Homere, réduit un homme à l'esclavage, il lui ôte la moitié de son esprit.
Passez-moi ces réflexions. Il est difficile de voir de grandes miseres, sans en chercher le remede ou la cause.
Vers la Basse-Bretagne la Nature paroît en quelque sorte rapetissée. Les collines, les vallons, les arbres, les hommes & les animaux y sont plus petits qu'ailleurs. La campagne, divisée en champs de bled, en pâturages entourés de fossés, & ombragés
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de chênes, de châtaigniers & de haies vives, a un air négligé & mélancolique qui me plairoit, sans la saison qui rend tous les paysages tristes.
On trouve en plusieurs endroits, des carrieres d'ardoise, de marbre rouge & noir, des mines de plomb mêlé d'un argent très ductile. Mais les véritables richesses du pays sont ses toiles, ses fils & ses bestiaux. L'industrie renaît avec la liberté, par le voisinage des ports de mer. C'est peut-être le seul bien que produise le commerce maritime, qui n'est gueres qu'une avarice dirigée par les loix. Singuliere condition de l'homme, de tirer souvent de ses passions plus d'avantages que de sa raison!
Bas-Breton.
Le paysan Bas-Breton est à son aise. Il se regarde comme libre dans le voisinage d'un élément sur lequel tous les chemins sont ouverts. L'oppression ne peut s'étendre plus loin que sa fortune. Est-il trop pressé? il s'embarque. Il retrouve, sur le vaisseau où
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il se réfugie, le bois des chênes de son enclos, les toiles que sa famille a tissues, & le bled de ses guérets, Dieux de ses foyers, qui l'ont abandonné. Quelquefois dans l'officier de son vaisseau, il reconnoît le Seigneur de son village. A leur misere commune, il voit que ce n'est qu'un homme souvent plus à plaindre que lui. Libre sur sa propre réputation, il devient le maître de la sienne; & du bout de la vergue où il est perché, il juge au milieu du feu & de l'orage, celui qu'aux États il n'eût osé éxaminer.
Je n'ai point encore vu l'Orient. Une demi-lieue avant d'arriver, nous avons passé en bac un petit bras de mer; voilà tout ce que j'ai pu distinguer. Un brouillard épais couvroit tout l'horison: c'est un effet du voisinage de la mer; aussi l'hiver y est moins rude.
Cette observation a encore lieu le long des étangs & des lacs. Ne seroit-ce point pour favoriser, même en hiver, la gé-
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nération d'une multitude d'insectes & de vermisseaux aquatiques qui habitent le sable des rivages? Quoi qu'il en soit, la facilité d'y vivre & la temperature y attirent du nord un nombre infini d'oiseaux de mer & de riviere. La nature peue bien leur réserver quelques lisieres de côte, quelque portion d'air temperé, elle qui a destiné plus de la moitié de ce globe aux seuls poissons.
Je suis, &c.
LETTRE II.
De l'Orient, ce 18 Janvier 1768.
L'Orient.
L'orient est une petite ville de Bretagne que le commerce des Indes rend de plus en plus florissante. Elle est, comme toutes les villes nouvelles, réguliere, alignée & imparfaite. Ses fortifications sont médiocres. On y distingue de beaux magasins, l'Hôtel des Ventes qui n'est point
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fini, une Tour qui sert de découverte, des Quais commencés, & de grands emplacemens où l'on n'a point bâti. Elle est située au fond d'une baye où se jette la riviere de Blavet & celle de Ponscorf, qui déposent beaucoup de vase dans le port. Cette baye ou rade est défendue à son entrée, qui est étroite, par le Port-Louis ou Blavet, dont la Citadelle a le défaut d'être trop élevée; ce qui rend ses feux plongeans. Ses flancs déjà trop étroits, ont des orillons dont l'usage n'est avantageux que pour la défense du fossé; or elle n'en a point d'autre que la mer qui baigne le pied de ses remparts.
Port-Louis.
Le Port-Louis est une ville ancienne & déserte. C'est un vieux gentilhomme dans le voisinage d'un financier. La Noblesse demeure au Port-Louis; mais les marchands, les mousselines, les soieries, l'argent, les jolies femmes se trouvent à l'Orient. Les mœurs y sont les mêmes que dans tous les ports de commerce. Toutes les bourses
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y sont ouvertes: mais on ne prête son argent qu'à la grosse; ce qui pour les Indes est à 25 ou 30 pour cent par an. Celui qui emprunte est plus embarrassé que celui qui prête; les profits sont incertains, & les obligations sont sûres. Les loix autorisent ces emprunts par des contrats de grosse qui donnent aux créanciers une sorte de propriété sur toute la cargaison du vaisseau, pouvoir qui s'étend pour la plupart des marins sur toute leur fortune.
Il y a trois vaisseaux prêts à appareiller pour l'Isle de France; la Digue, le Condé & le Marquis de Castries. Il y en a d'autres en armement & quelques-uns en construction. Le bruit des charpentiers, le tintamarre des calefas, l'affluence des étrangers, le mouvement perpétuel des chaloupes en rade, inspirent je ne sçais qu'elle ivresse maritime. L'idée de fortune qui semble accompagner l'idée des Indes, ajoûte encore à cette illusion. Vous croiriez être à mille lieues de Paris. Le peuple
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de la campagne ne parle plus François; celui de la ville ne connoît d'autre maître que la Compagnie. Les honnêtes gens s'entretiennent de l'Isle de France & de Pondichéry, commes'ils étoient dans le voisinage. Vous pensez bien que les tracasseries de comptoir arrivent ici avec les pacotilles de l'Inde, car l'intérêt divise encore mieux les hommes qu'il ne les rapproche.
Je suis, &c.
LETTRE III.
De l'Orient, le 20 Février 1771.
Nous n'attendons, pour partir, que les vents favorables. Mon passage est arrêté sur le vaisseau le Marquis de Castries. C'est un Navire de huit-cents tonneaux, de 146 hommes d'équipage, chargé de mâtures pour le Bengale. Je viens de voir le lieu qui m'est destiné. C'est un petit réduit en toile dans la grande chambre. Il y a quinze
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passagers. La plupart sont logés dans la Sainte-Barbe. C'est le lieu où l'on met les cartouches & une partie des instrumens de l'artillerie. Le maître canonnier a l'inspection de ce poste, & y loge ainsi que l'écrivain, l'Aumônier, & le chirurgien-major. Au-dessus est la grande chambre, qui est l'appartement commun où l'on mange. Le second étage comprend la chambre du Conseil, où communique celle du Capitaine. Elle est décorée au dehors d'une galerie; c'est la plus belle salle du vaisseau. Les chambres des officiers sont à l'entrée, asin qu'ils puissent veiller aux manœuvres qui se font sur le pont. Le premier pilote & le maître des matelots sont logés avec eux pour les mêmes raisons.
L'équipage loge sous les gaillards, & dans l'entrepont, prison ténébreuse, où l'on ne voit goutte. Les gaillards comprennent la longueur du navire, qui est de niveau avec la grande chambre, lorsqu'il y a un passe-avant comme dans celui-
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ci; les cuisines sont sous le gaillard d'avant, les provisions dans des compartimens au-dessous, les marchandises dans la calle, la soute aux poudres au-dessous de la Sainte-Barbe.
Voilà en gros l'ordre de notre vaisseau, mais il seroit impossible de vous en peindre le désordre. On ne sçait où passer. Ce sont des caisses de vin de champagne, des coffres, des tonneaux, des malles, des matelots qui jurent, des bestiaux qui mugissent, des oyes & des volailles qui piaulent sur les dunettes; & comme il fait gros temps, on entend siffler les cordes & gémir les manœuvres, tandis que notre lourd vaisseau se balance sur ses cables. Près de nous sont mouillés plusieurs vaisseaux, dont les porte-voix nous assourdissent: évite à tribord, largue l'amarre… Fatigué de ce tumulte, j'ai descendu dans ma chaloupe, & j'ai débarqué au Port-Louis.
Gros tems.
Il faisoit très-grand vent. Nous avons traversé la ville sans y rencontrer person
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nes. J'ai vu, des murs de la citadelle, l'horison bien noir, l'Isle de Groi couverte de brume, la pleine mer fort agitée; au loin, de gros vaisseaux à la cape, de pauvres chasse-marées à la voile entre deux lames, sur le rivage, des troupes de femmes transies de froid & de crainte, un sentinelle à la pointe d'un bastion, tout étonné de la hardiesse de ces malheureux qui pêchent avec les mauves & les goëlands au milieu de la tempête.
Pêche.
Nous sommes revenus bien boutonnés, bien mouillés, & la main sur nos chapeaux. En traversant l'Orient, nous avons vu toute la place couverte de poisson: des raies blanches, violettes, d'autres toutes hérissées d'épines, des chiens de mer, des congres monftrueux qui serpentoient sur le pavé, de grands paniers pleins de crables & de homars, des monçeaux d'huitres, de moules, de pétoncles; des merlus, des solles, des turbots …. enfin une pêche miraculeuse comme celle des Apôtres.
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Ces bonnes gens en ont la bonne-foi & la piété; quand on pêchela sardine, un Prêtre va avec la premiere barque, & bénit les eaux. C'est l'amour conjugal des vieux temps; à mesure qu'ils arrivoient, leurs femmes & leurs enfants se pendoient à leurs cous. C'est donc parmi les gens de peine que l'on trouve, encore quelques vertus, comme si l'homme ne conservoit des mœurs qu'en vivant toujours entre l'espérance & la crainte.
Cette partie de la côte est fort poissonneuse. Les mêmes especes de poissons y sont, pour la plupart, plus grandes qu'aux autress endroits; mais elles sont inférieures pour le goût. On m'a assuré que la pêche de la sardine rapportoit quatre millions de revenu à la province. Il est assez singulier qu'il n'y ait point d'écrevisses dans les rivieres de Bretagne; ce qui vient peut-être de ce que les eaux n'y sont pas assez vives.
Nous sommes rentrés dans notre auberge, les oreilles toutes étourdies du
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bruit du vent & de la mer. Il y avoit avec nous deux Parisiens, les Sieurs B**** pere & fils, qui devoient s'embarquer sur notre vaisseau; ils ont sans rien dire fait atteler leurs chaises, & some etournés à Paris.
LETTRE IV.
A BORD DU MARQUIS DE CASTRIES.
Le 3 Mars, à 11 heures du matin.
Départ.
Je n'ai que le temps de vous faire mes adieux; nous appareillons. Je vous recommande les cinq Lettres incluses; il y en a trois pour la Russie, la Prusse & la Pologne. Par-tout où j'ai voyagé, j'ai laissé quelqu'un que je regrette.
Mais le vaisseau est à pic. J'entends le bruit des sifflets, les hissements du cabestan & des matelots qui virent l'ancre…. Voici le dernier coup de canon. Nous sommes sous voile; je vois fuir le rivage,
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les remparts & les toîts du Port-Louis. Adieu, amis plus chers que les trésors de l'Inde!.. Adieu, forêts du nord, que je ne reverrai plus! tendre amitié! sentiment plus cher qui la surpassiez! temps d'ivresse & de bonheur, qui s'est écoulé comme un songe! adieu… adieu… On ne vit qu'un jour pour mourir toute la vie.
Vous recevrez mon Journal, mes Lettres & mes regrets. Je vous aimerai toujours… je ne peux vous en dire d'avantage.
Je suis, &c.
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EN MARS, 1768.
Danger.
Nous sortîmes le 3 à onze heures & un quart du matin. Le vent étoit au nord-est, la marée pas assez haute, peu s'en fallut que nous ne touchassions sur un rocher à droite dans la passe. Quand nous fûmes par le travers de l'Isle de Groi, nous mîmes en panne pour attendre quelques passagers & Officiers. Un seul rejoignit le vaisseau dans le temps que nous mettions en route.
Le 4, le temps fut assez beau; sur le soir cependant la mer grossit & le vent augmenta.
Coup de mer.
Le 5, il s'éleva un très-gros temps. Le vaisseau étoit en route sous ses deux basses voiles. J'étois très-fatigué du mal de mer.
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A dix heures & demie du matin, étant sur mon lit, j'éprouvai une forte secousse. Quelqu'un cria que le vaisseau venoit de toucher. Je montai sur le pont, où je vis tout le monde consterné. Une lame venant de tribord, avoit enlevé à la mer la Iole ou petite chaloupe, le maître des matelots, & trois hommes. Un seul d'entre eux resta accroché dans les hauts bancs du grand mât, d'où on le tira, l'épaule & la main fracassée. Il fut impossible sauver les autres que l'on ne revit plus.
Ce malheur vint de la faute du vaisseau qui gouvernoit mal. Sa poupe étoit trop renflée dans l'eau, ce qui détruisoit l'action du gouvernail. Le mauvais temps dura tout le jour, & l'agitation du vaisseau fit périr presque toutes nos volailles. J'avois un chien qui ne cessa de haleter de malaise. Les seuls animaux que j'y vis insensibles, furent des moineaux & des serins, accoutumés à un mouvement perpétuel. On porte ces oiseaux aux Indes par curiosité.
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Je fus très-incommodé, ainsi que les autres passagers. Il n'y a point de remede contre ce mal qui excite des vomissemens affreux. Il est utile cependant de prendre quelques nourritures seches, & surtout des fruits acides.
Le 6, le temps se mit au beau. On pria Dieu pour ces pauvres matelots. Le maître étoit un fort honnête homme. On répara le désordre de la veille. La lame, en tombant sur le vaisseau, avoit brisé la poûtre qui borde le caillebotis quoiqu'elle eût dix pouces de diametre. Elle enfonça une des épontilles ou supports du gaillard d'avant dans le pont inférieur, & en rompit une des traverses.
Le 7, nous nous estimions par le travers du Cap Finisterre, où les coups de vent sont fréquens & la mer grosse, ainsi qu'à tous les Caps.
Le 8, belle mer & bon vent. Nous vîmes vôler des manches de velours, oiseaux marins blancs dont les aîles sont bordées de noir.
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Le 9 & le 10, l'air me parut sensiblement plus chaud, & le ciel plus intéressant. Nous approchons des Isles fortunées, s'il est vrai que le ciel ait mis le bonheur dans quelque Isle.
Le 11, le vent calma, la mer étoit couverte de bonnets flamands, espèce de mucilage organisé, de la forme d'une toque, ayant un mouvement de progression. Le matin nous vîmes un vaisseau.
Le 12 & le 13, on fit quelque reglement de police. Il fut décidé que chaque passager n'auroit qu'une bouteille d'eau par jour. Le repas du matin fut fixé à dix heures, & consistoit en viandes falées & en légumes secs. Celui du foir, à quatre heures, étoit un peu meilleur. On éteignoit tous les feux passé huit heures.
Le 14, on avoit compté voir l'Isle Madere, mais nous étions trop dérivés à l'ouest; il fit calme tout le jour. Nous vîmes deux oiseaux de la grosseur d'un pigeon, d'une couleur brune, volant vers l'ouest à
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la hauteur des mâts; nous les prîmes pour des oiseaux de terre, ce qui sembloit nous indiquer qu'il y avoit quelque Isle sur notre gauche. Ces signes sont importans, mais les marins ont des observations peu sûres sur les oiseaux. Ils confondent presque toutes les especes des côtes de l'Europe sous le nom de mauves & de goëlands.
Le 15, le calme continua: cependant vers la nuit nous eûmes un peu de vent. Un Brigantin Anglois passa près de nous dans l'après-midi, & nous salua de son Pavillon.
Isles Canaries.
Le 16, au lever du soleil, nous vîmes l'Isle de Palme devant nous; à gauche l'Isle de Ténériffe, avec son Pic, qui a la forme d'un dôme surmonté d'une pyramide. Ces Isles furent couvertes de brume tout le jour, & la nuit d'éclairs & d'orages; spectacle qui effraya les premiers marins qui la découvrirent de nos tems. On sçait que les Romains en avoient ouï parler, puisque Sertorius voulut s'y re-
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tirer. Les Carthaginois qui trasiquoient en Afrique les connoissoient. L'Historien Juba en compte cinq, & en fait une description détaillée: il en appelle une, l'Isle de neige, parce que, dit-il, elle s'y conserve toute l'année. Nous vîmes en effet le Pic couvert de neige, quoique l'air fût chaud. Ces Isles sont, dit-on, les débris de cette grande Isle Atlantide dont parle Platon. A la profondeur des ravins dont leurs montagnes sont creusées, on peut croire que ce sont les débris de cetre terre originelle, bouleversée par un évènement dont la tradition s'est conservée chez tons les Peuples. Selon Juba, l'Isle Canarie prit son nom de la grandeur des chiens qu'on y élevoit. Les Espagnols à qui elles appartiennent, en tirent d'excellente malvoisie.
Les 17, 18 & 19, nous passâmes au milieu des Isles, laissant Ténériffe à gauche & Palme à droite; Gomere nous resta à l'est. Je dessinai la vue de ces isles,
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qui sont sillonnées de ravins trés-profonds, entr'autres l'isle de Palme.
Nous vîmes un poisson vôlant. Une hupe vint se reposer sur notre vaisseau, & prit son vol à l'ouest: elle étoit d'un rouge couleur d'orange; ses aîles & son aigrette marbrées de blanc & de noir, son bec noir comme l'ébène & un peu recourbé.
Le 20, nous laissâmes l'isle de Fer à l'ouest, & nous perdîmes de vue toutes ces isles. La vue de ces terres, situées sous un si beau climat, nous inspira bien des vœux inutiles. Nous comparions le repos, l'abondance, l'union & les plaisirs de ces insulaires, à notre vie inquiette & agitée. Peut-être, en nous voyant passer, quelque malheureux Canarien, sur un rocher brûlé, faisoit des vœux pour être à bord d'un vaisseau qui cingloit à pleines voiles vers les Indes Orientales.
Le 21, nous vîmes une hirondelle de terre, ensuite un requin. Tant que nous
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fûmes dans le parage de ces isles, nous eûmes du calme le jour, & le vent ne s'élevoit qu'au soir.
Le 22, la chaleur fut si forte, quelle fit casser une quantité de bouteilles de vin de Champagne, quoiquelles sussent encaissées dans du sel: c'est une pacotille que font beaucoup d'Officiers pour les Indes; chaque bouteille s'y vend une pistole. Cette inondation qui pénétroit tout, détruisit des laitues & du cresson que j'avois semés dans du coton mouillé, où ces plantes croissoient à merveille; cette liqueur salée étoit si corrosive, qu'elle gâta absolument ceux de mes papiers qui en furent mouillés.
Le 23, nous eûmes grand frais; la mer me parut grise & verdâtre, comme sur les hauts-fonds: on prétend qu'on trouve la sonde à plus de 80 lieues de la côte d'Afrique, qui est peu élevée dans ces parages. Nous vîmes un vaisseau faisant route au Sénégal.
Le 24, nous trouvâmes les vents alisés
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ou de nord-est; le vaisseau rouloit beaucoup.
Cap-vert.
Le 25 & le 26, beau tems & bon vent; nous dépassâmes la latitude des isles du Cap-vert que nous ne vîmes point: elles sont aux Portugais; on y trouve des rafraîchissemens: mais le premier de tous, l'eau s'y fait difficilement. Nous vîmes des poissons vôlants, & une hirondelle de terre; on s'apperçut que le bled sarrasin s'échauffoit dans la soute, au point de n'y pouvoir supporter la main; on le mit à l'air. Il est arrivé que des vaisseaux se sont embrâsés par de pareils accidents. Il y eut, en 1760, un vaisseau Anglois chargé de chanvre, qui brûla dans la mer Baltique. Le chanvre s'étoit enflammé de lui-même; j'en vis les débris sur les côtes de l'isle de Bornholm.
Le 27, on dressa une tente de l'avant à l'arriere, pour préserver l'Equipage de la chaleur. Nous vîmes des galeres, espèce de mucilage vivant.
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Les 28 & 29, nous vîmes des poissons vôlants, & une quantité considérable de thons.
Le 30, on se prépara à la pêche, & nous prîmes dix thons, dont le moindre pesoit soixante livres: nous vîmes un requin. La chaleur augmentoit, & l'Equipage souffroit impatiemment la soif.
Le 31, on prit une bonnitte; des matelots alterés percerent & ouvrirent pendant la nuit les jarres de plusieurs passagers, qui par-là se trouverent, comme les gens de l'équipage, réduits à une pinte d'eau par jour.
OBSERVATIONS SUR LES MŒURS DES GENS DE MER.
Je ne vous parlerai que de l'influence de la mer sur les Marins, afin d'inspirer quelque indulgence sur des défauts qui tiennent à leur état.
La promptitude qu'exige la manœuvre les rend grossiers dans leurs expressions. Comme ils vivent loin de la terre, ils se regardent comme indépendans: ils par-
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lent souvent des Princes, des Loix, & de la Religion, avec une liberté égale à leur ignorance. Ce n'est pas que, suivant les circonstances, ils ne soient dévots, même superstitieux. J'en ai connu plus d'un, qui n'auroit pas voulu appareiller un Dimanche ou un Vendredi. En général leur Religion dépend du temps qu'il fait.
L'oisiveté où ils vivent leur fait aimer la médisance & les contes. Le banc de quart est le lieu où les Officiers débitent les fables & les merveilles.
L'habitude de faire sans cesse de nouvelles connoissances, les rend inconstans dans leur société & dans leur goût. Sur mer ils désirent la terre, à terre ils regrettent la mer.
Dans une longue traversée, il est prudent de se livrer peu & de ne disputer jamais. La mer aigrit naturellement l'humeur. La plus légere contestation y dégenere en querelle. J'en ai vû naître pour des questions de philosophie. Il est vrai
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que ces questions ont quelquefois brouillé des philosophes à terre.
En général ils sont taciturnes & sombres. Peut-on être gai au milieu des dangers & privé des premiers besoins de la vie?
Il ne faut pas oublier leurs bonnes qualités. Ils sont francs, généreux, braves & surtout bons maris. Un homme de mer se regarde comme étranger à terre & surtout dans sa propre maison. Étonné de la nouveauté des meubles, du logement, des usages, il laisse à sa femme le pouvoir de le gouverner dans un monde qu'il connoît peu.
Les matelots ajoutent à ces bonnes & mauvaises qualités, les vices de leur éducation. Ils sont adonnés à l'ivrognerie. On leur distribue chaque jour une ration de vin ou d'eau-de-vie. Ils sont sept hommes à chaque plat; j'en ai vu s'arranger entre eux pour boire alternativement la portion des sept. Quelques-uns sont adonnés au vol. Il y en a d'assez
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habiles pour dépouiller leurs camarades pendant le sommeil. Dans cette classe d'hommes si malheureux, il s'en trouve d'une probité rare. Ordinairement le maître & le canonier sont des hommes de confiance, sur lesquels roule toute la police de l'équipage. On peut y joindre le premier pilote, dont l'état chez nous est déchu, je ne sçais pourquoi, de la distinction qu'il mérite; ce n'est que le premier Officier marinier. De ces trois hommes dépend la bonté de l'équipage, & souvent le succès de la navigation.
Le dernier homme du vaisseau est le coq, coquus, le cuisinier. Les mousses sont des enfants traités souvent avec trop de barbarie. Il n'y a gueres d'Officier ou de matelot qui ne leur fasse éprouver son humeur. On s'amuse même sur quelques vaisseaux, à les fouetter quand il fait calme, pour faire, dit-on, venir le vent. Ainsi l'homme, qui se plaint si souvent de sa foiblesse, abuse presque toujours de sa force.
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Vous conclurez de tout ceci, qu'un Vaisseau est un lieu de dissension; qu'un Couvent & une Isle, qui sont des especes de Vaisseaux, doivent être remplis de discorde, & que l'intention de la nature, qui d'ailleurs s'explique si ouvertement, est que la terre soit peuplée de familles, & non de sociétés & de confréries.
Je reprends le fil de mon Journal.
Le premier, nous vîmes des requins, & on en prit un, avec une bonnite. Je compte réunir mes observations sur les poissons à la fin du Journal de ce mois.
Le 2, nous eûmes du calme mêlé d'orage. Nous sommes sur les limites des vents généraux du pole austral. L'après-midi nous essuyâmes un grain qui nous fit amener toutes nos voiles.
Nous approchons de la ligne. Il y a très-peu de crépuscule le soir & le matin.
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Le 3, nous prîmes des bonnittes & un requin. Nous étions constamment entourés de la même troupe de thons.
Le 4, nous eûmes un ciel orageux. Nous entendîmes le tonnerre, & nous essuyâmes un grain.
On jetta à la mer un matelot mort du scorbut. Plusieurs autres en sont affectés. Cette maladie qui se manifeste de si bonne heure, répand la terreur dans l'équipage. Nous prîmes des bonnites & des requins.
Du 5 & 6. Hier à trois heures de nuit il fit un orage épouvantable qui nous obligea de tout amener hors la mizaine. Je remarquai constamment que le lever de la lune dissipe les nuages d'une maniere sensible. Deux heures après qu'elle est sur l'horison, le ciel est parfaitement net. Nous eûmes ces deux jours du calme mêlé de grains pluvieux.
Le 7, nous prîmes des bonnites. Je vis couper avec des ciseaux du verre dans l'eau
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avec une grande facilité, effet dont j'ignore la cause.
Le 8 & le 9, on prit un requin, des suçets & deux thons. Quoique près de la ligne la chaleur ne me parût pas insuportable; l'air est rafraîchi par les orages.
Le 10, on annonça le batême de la ligne, dont nous étions à un degré. Un matelot déguisé en masque, vint demander au Capitaine à faire observer l'usage ancien. Ce sont des fêtes imaginées pour dissiper la mélancolie des équipages. Nos matelots sont fort tristes, le scorbut gagne insensiblement & nous ne sommes pas au tiers du voyage.
Le 11, on fit la cérémonie du batême. On rangea les principaux passagers le long d'un cordon, les pouces attachés avec un ruban. On leur versa quelques gouttes d'eau sur la tête. On donna ensuite quelque argent aux pilotes.
Le vent fut contraire, le ciel & la mer belle.
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Le 12, nous ne passâmes point encore la ligne. Les courans portoient au nord. On cessa de voir l'étoile polaire. Nous vîmes un vaisseau à l'est.
Passage de la Ligne.
Le 13, nous passàmes la ligne. La mer paroissoit la nuit remplie de grands phosphores lumineux. On purifioit l'entrepont tous les Dimanches; on montoit en haut les coffres & les hamacs de l'équipage, ensuite on brûloit du goudron. On s'apperçut que le tiers des barriques d'eau étoit vuide, quoiqu'on ne fût pas au tiers du voyage.
Les 14, 15 & 16, les vents varierent. Il fit de grandes chaleurs. On roidit les hautbancs & les cordages. Nous fumes toujours environnés de bonnites, de thons, de marsouins & de bonnets flamands. Nous vîmes un très-grand requin. Calme mêlé d'orage.
Les 17, 18 & 19, les calmes continuerent avec ta chaleur. Le goudron fondoit de toutes les manœuvres. L'ennui & l'impa-
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tience croissent sur le vaisseau. On en a vu rester un mois en calme sous la ligne.
Je vis une baleine allant vers l'ouest.
Les 20, 21 & 22, continuation de calme & d'ennui. Le vaisseau étoit entouré de requins. Nous en vîmes un attaché à un paillasson dans un large banc d'écume courant de l'est à l'ouest. Il étoit vivant; sans doute, quelque vaisseau venoit de passer là. Nous prîmes des thons, des bonnites, cinq ou six requins & un marsouin dont la tête étoit fort pointue. Les matelots disent que le marsouin présage le vent; en effet à minuit il s'est levé. Nous revîmes des galeres.
Le 23, nous entrons enfin dans les vents généraux du sud-est, qui doivent nous conduire au-delà de l'autre tropique. On prit des bonnites & des thons. Comme on tiroit de l'eau un de ces poissons, un requin le prit par la queue & fit casser la ligne. Nous vîmes une frégatte, oiseau noir & gris approchant de la forme de la cigogne. Son vol est très-élevé.
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Le 24 & le 25, nous eûmes des grains qui firent varier le vent. Vers le soir la lune parut entourée d'un grand cercle sans couleurs.
Nous prîmes des bonnites & des thons.
Le 26, nous vîmes des frégattes, poissons vôlans, thons, bonnites & un oiseau blanc qu'on dit être un fou. Le soir, ayant toutes nos voiles dehors, nous fûmes chargés d'un grain violent qui nous mit sur le côté pendant quelques minutes. Notre vaisseau porte fort mal la voile, & il ne fait guere plus de deux lieues par heure, avec le vent le plus favorable.
Le 27, grosse mer & grand frais mêlé de grains pluvieux. Nous vîmes les mêmes poissons & un alcion, hirondelle de mer, que les Anglois appellent l'oiseau de la tempéte. Je réserverai un article de mon Journal sur les oiseaux marins.
Le 28, nous eûmes grand frais & des grains mêlés de pluie. On porta six canons de l'arriere dans la calle de l'avant,
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afin que le vaisseau étant plus chargé sur le devant, gouvernât mieux. Nous éprouvâmes des temps orageux, qui sont rares dans ces parages. Vu les même thons.
Le 29, beau temps mêlé de quelques grains. Nous vîmes des frégattes & un oiseau blanc avec les aîles marquées de gris. Au soleil couchant nous vîmes un vaisseau sous le vent, faisant même route que nous.
Le 30, bon frais, belle mer. L'air n'est plus si chaud. Nous vîmes le vaisseau de la veille un peu au vent. Il avoit forcé de voiles; nous fîmes la même manœuvre. Il mit pavillon Anglois, nous mîmes le nôtre. Nous prîmes des thons, & nous vîmes des poissons vôlans.
OBSERVATIONS SUR LA MER ET LES POISSONS.
Points lu mineux.
Il n'y a gueres de vue plus triste que celle de la pleine mer. On s'impatiente bientôt d'être toujours au centre d'un cercle dont on n'atteint jamais la circonférence. Elle
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offre cependant des scènes intéressantes. Je ne parle pas seulement des tempêtes. Pendant le calme & surtout la nuit dans les climats chauds, on est surp ris de la voir étincelante. J'ai pris dans un verre de ces points lumineux dont elle est remplie; je les ai vu se mouvoir avec beaucoup de vivacité. On prétend que c'est du frai de poisson. On en voit quelquefois des amas semblables à des lunes. La nuit, lorsque le vaisseau fait route & qu'il est environné de poissons qui le suivent, la mer paroît comme un vaste feu d'artifice tout brillant de serpentaux & d'étincelles d'argent.
Je vous laisse méditer sur la quantité prodigieuse d'êtres vivants dont cet élément est la patrie. Je me borne à quelques observations sur differentes especes de poissons que nous avons rencontrés en pleine mer.
Bonnets Flamands.
Le bonnet flamand, que les anciens appeloient, je crois, poumon marin, est une espece d'animal formé d'une substance
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glaireuse. Il ressemble assez à un champignon. Son chapiteau a un mouvement de contraction & de dilatation par le moyen duquel il avance fort lentement. Je ne lui connois aucune propriété. Cet animal est si commun, que nous en avons trouvé la mer couverte pendant plusieurs journées. Ils varient beaucoup pour la grosseur & la couleur, mais la forme est la même. On en trouve de fort gros en été sur les côtes de Normandie.
Galere.
La galere est de la même substance; mais cet animal paroît doué de plus d'intelligence & de malignité. Son corps est une espece de vessie ovale, surmontée dans sa longueur d'une crête ou voile qui est toujours hors de la mer dans la direction du vent. Quand le flot le renverse, il se releve fort vîte, & présente toujours au vent la partie la plus ronde de son corps. J'en ai vu beaucoup à la fois rangées comme une flotte dans la même direction. Peut-être pourroit-on construire quelque voi-
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lure, sur ce mécanisme, au moyen de laquelle une barque avanceroit dans le vent contraire. De la partie inférieure de la galere pendent plusieurs longs filets bleux, dont elle saisit ceux qui croient la prendre. Ces filets brûlent sur le champ comme le plus violent caustique. J'ai vu un jour un jeuue matelot qui s'étant mis à la nâge pour en prendre une, en eut les bras tous brûlés, & de frayeur pensa se noyer. La galere a de belles couleurs pendant qu'elle est en vie. J'en ai vu de bleu céleste & de couleur de rose. Le bonnet flamand se trouve dans nos mers, & la galere en approchant des tropiques.
Coquillage peu connu.
Dans le parage des Açores, j'ai vu une espece de coquillage flottant & vivant dans l'écume de la mer, de la forme du fer d'une fleche ou d'un bec d'oiseau. Il est petit, transparent & très aisé à rompre. C'est peut-être celui qu'on trouve dans l'ambre gris.
Limaçons bleux.
A cette même latitude nous trouvâmes
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des limaçons bleux, flottans à la surface de l'eau, au moyen de quelques vessies pleines d'air. Leur coque étoit fort mince & très fragile. Ils étoient remplis d'une liqueur d'un beau bleu purpurin. Ce n'est pas cependant le coquillage appelé pourpre par les anciens.
Coquillage de la carene.
Une espèce de coquillage beaucoup plus commun est celui qui s'attache à la carene même du vaisseau, au moyen d'un ligament qu'il racourcit dans le mauvais temps. Il est blanc, de la forme d'une amande, & composé de quatre pieces. Il met dehors plusieurs filaments qui ont un mouvement régulier. Il se multiplie en si grande quantité, que la course du vaisseau en est sensiblement retardée.
Poisson vôlant.
Le poisson vôlant est fort commun entre les deux tropiques. Il est de la grosseur d'un hareng. Il vôle en troupe & d'un seul jet aussi loin qu'une perdrix. Il est poursuivi dans la mer par les poissons, & dans l'air par les oiseaux. Sa destinée paroît
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fort malheureuse de retrouver dans l'air le danger qu'il a évité dans l'eau. Mais tout est compensé, car souvent aussi il échappe comme poisson aux oiseaux, & comme oiseau aux poissons. C'est dans les orages qu'on le voit devancer les frégattes & les thons qui font après lui des sauts prodigieux.
Encornet.
L'encornet est une petite seche qui fait à-peu-près la même manœuvre. Elle a de plus la faculté d'obscurcir l'eau en y versant une encre fort noire. Peut-être aussi ne nâge-t-elle pas si bien. Elle est de la forme d'un cornet. Ces deux especes de poissons tombent souvent à bord des vaisseaux. Ils sont bons à manger.
Thon.
Le thon de la pleine mer m'a paru differer pour le goût, de celu de la méditerranée. Il est fort sec & n'a de graisse qu'à l'orbite de l'œil. Il a peu d'intestins, sa chair paroît à l'étroit dans sa peau. Huit muscles, quatre grands & quatre petits, forment son corps dont la coupe, transversale
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ressemble à celle de plusieurs arbres sciés. On le pêche au lever & au coucher du soleil, parce qu'alors l'ombre des flots lui déguise mieux l'hameçon qui est figuré en poisson vôlant.
Cette flotte de thons nous accompagne depuis six semaines. Il est facile de les reconnoître. Il y en a un, entr'autres, qui a une plaie rouge sur le dos pour avoir été harponné il y a quinze jours. Sa course n'en est pas retardée.
Le poisson peut-il vivre sans dormir, & l'eau marine seroit-elle favorable aux plaies! J'ai lu quelque part que M. de Chirac guérit M. le Duc d'Orléans d'une blessure au poignet, en le lui faisant mettre dans des eaux de Balaru.
La chair du thon est saine, mais elle altere. On m'assura qu'il étoit dangereux d'user du thon de ces parages qui a été salé. J'en vis l'expérience sur un matelot qui s'y exposa. Sa peau devint rouge comme l'écarlate, & il eut une fievre de 24 heures.
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Bonnites.
Nous prenons aussi avec les thons beaucoup de bonnites. C'est une sorte de maquereau, dont, quelques-uns approchent de la grosseur des thons. Je leur ai trouvé à la fois de la laite & des œufs, & dans le chair de plusieurs, des vers vivants de la grosseur d'un grain d'avoine. Ce poisson n'en paroissoit pas incommodé.
Grande oreille.
La grande oreille est une espece de bonnite.
Requin.
Pilotins.
Les requins se trouvent en grande quantité aux environs de la Ligne. Dès qu'il fait calme, le vaisseau en est entouré. Ce poisson nâge lentement & sans bruit. Il est devancé par plusieurs petits poissons appellés pilotins, bariolés de noir & de jaune. S'il tombe quelque chose à la mer, en un clin-d'œil ils viennent le reconnoître & retournent au requin qui s'approche de sa proie, se tourne, & l'engloutit. Si c'est un oiseau, il n'y touche point: mais lorsque la faim le presse, il avale jusqu'à des cloux.
Le requin est le tigre de la mer. J'en ai
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vu de plus de dix pieds de longueur. La nature lui a donné une vue très-foible. Il nâge fort lentement par la forme arrondie de sa tête; ce qui joint à la position de sa gueule qui l'oblige de se tourner sur le dos pour avaler, préserve la plupart des poissons de sa voracité. Il n'a ni os, ni arêtes, mais des cartilages, ainsi que tous les poissons de mer voraces, comme le chien de mer, la raye, le polipe … qui comme lui voyent mal, sont mauvais nâgeurs & ont la gueule placée en bas; ils sont de plus vivipares. Ainsi leur gloutonnerie a été compensée dans leur vitesse, leur vue, leur forme & leur génération.
Les machoires du requin sont armées de cinq ou six rangs de dents en haut & en bas. Elles sont plates, tranchantes sur les côtes, aiguës & taillées comme des lancettes. Il n'en a que deux rangs perpendiculaire; les autres sont couchées & disposées de maniere qu'elles remplacent par un mécanisme admirable celles qu'il est souvent
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exposé à rompre. On l'amorce avec une piece de chair embrochée d'un croc de fer. Avant de le tirer de l'eau on lui passe à la queue un nœud coulant, & lorsqu'il est sur le pont & qu'il s'efforce d'estropier les matelots, on la lui coupe à coups de hache. Cette queue n'a qu'un aîleron taillé comme une faulx. Les Chinois en font cas comme d'un remede aphrodisiaque. Au reste la pêche de ce poisson n'est d'aucune utilité. J'ai goûté de sa chair qui a un goût de raye, avec une forte odeur d'urine. On dit qu'elle est fióvreuse. Les marins ne pèchent ce poisson que pour le mutiler. On lui creve les yeux, on l'éventre, on en attache plusieurs par la queue & on les rejette à la mer, spectacle digne d'un matelot. Le requin est si vivace que j'en ai vu romuer longtemps après qu'on leur avoit coupé la tête. Cependant j'en ai vu noyer fort vîte, en les plongeant plusieurs fois lorsqu'ils sont accrochés à l'hameçon.
Suçet.
On trouve presque toujours sur le requin
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un poisson appellé suçet. Il est gros comme un hareng. Il a sur la tête une surface ovale un peu concave avec laquelle il s'attache en formant le vuide au moyen de dix-neuf lames qui y sont disposées comme les tringles d'une jalousie. J'en ai mis de vivants sur un verre uni, d'où je ne pouvois les arracher. Ce poisson a cela de très singulier qu'il nâge le ventre & les ouies en l'air. Sa peau est grenelée & sa gueule armée de plusieurs rangs de petites dents. Nous avons plusieurs fois mangé des suçets, & nous leur avons trouvé le goût d'artichaux frits.
Pou.
Outre le pilotis & le suçet, le requin nourrit encore sur sa peau un insecte de la forme d'un demi-pois, avec un bec fort allongé. C'est une espece de pou.
Marsouin.
Le marsouin est un poisson fort connu. J'en ai vu une espece dont le museau étoit fort pointu. Les matelots l'appellent la flèche de la mer, à cause de sa vitesse. J'en ai vu caracoller autour du vaisseau, tandis
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qu'il faisoit deux lieues à l'heure. On darde cet animal, qui souffle lorsqu'il est pris & semble se plaindre; c'est une mauvaise pêche, sa chair est noire, dure, lourde & huileuse.
Dorade.
J'ai vu aussi une dorade, le plus léger dit-on, des poissons. On prétend, mais à tort, que c'est le dauphin des anciens dont Pline nous a donné une ample description. Quoi qu'il en soit, nous n'éprouvâmes point son amitié pour les hommes. Nous vîmes, à une grande profondeur, briller ses aîlerons dorés & son dos du plus bel azur.
Baleine.
Quelquefois nous avons vu, à une demilieue, des baleines lancer leur jet d'eau. Elles sont plus petites que celles du nord. Elles me paroissoient de loin comme une chaloupe renversée.
Telles sont les espèces de poissons que j'ai vus jusqu'à présent. On voit des requins dans le calme; ordinairement les dorades les suivent; les marsouins paroissent quand le vent fraîchit. Pour les thons, nous les avons depuis six semaines. Si ce détail
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vous a ennuyé, songez quels doivent être mes plaisirs. Il n'en est point pour l'homme, sur un élément étranger dont aucun des habitant n'a de relation avec lui.
Du premier. Au lever du soleil le vaisseau se trouva dans nos eaux, & nous ayant gagnés insensiblement, vers les dix heures du matin il étoit par notre travers. Nous remarquâmes que toutes ses voiles étoient fort vieilles, & qu'il avoit fait branle bas, c'est-à-dire, que les coffres & les lits de l'équipage étoient sur son pont, Il nous questionna en Anglois. Bon jour; comment s'appelle le vaisseau? D'où vient-il? Où va-t-il? Nous lui répondîmes & l'interrogeâmes dans la même langue. Il venoit de Londres, d'où il étoit parti il y avoit 64 jours; il alloit en Chine. Le vent nous empêcha d'en entendre d'avantage. Il étoit
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percé à 24 canons, & paroissoit du port de 500 tonneaux. Il nous souhaita bon voyage & continua sa route.
Vu des frégates, thons & bonnites.
Les 2 & 3, nous vîmes encore le vaisseau Anglois. Les thons qui nous accompagnoient depuis si longtems nous abandonnerent & le suivirent. Nous eûmes des grains violents de l'ouest. Ces variations viennent, à mon avis, du voisinage de la baye de Tous les Saints. J'estime que les courants & la dérive nous ont portés plus près que nous ne croyons de l'Amérique.
Des 4 & 5, le vent fut violent & variable. Nous vîmes un fouquet, oiseau gris & noir, des frégates & des foux qui plongeoient pour attraper du poisson.
Des 6 & 7, bon frais & belle mer. La nuit derniere nous eûmes des grains violents. Nous vîmes des frégates prenant le soir leur route au nord-est.
Grain violent.
Du 8 & du 9. Hier le vent fut très-violent, la mer grosse. On amena les perroquets
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& les petites voiles. On prit un ris dans les huniers. Ce matin pendant déjeûner, nous fumes chargés d'un grain très-violent avec toutes les voiles dehors. Le vaisseau se coucha, & l'eau entra dans les sabords. Vers le soir le temps se calma, ce qui arrive d'ordinaire lorsque le soleil se trouve dans la partie opposée au vent. Nous vîmes une quantité considérable de goëlettes blanches & de fouquets, signes du voisinage de la terre d'où viennent ces orages.
Des 10, 11 & 12, bon frais & belle mer. Vû des fouquets ou taille-vents, des goëlettes & des bonnites.
Du 13, il fit calme. On calfeutra la chaloupe. A neuf heures du soir, étant en conversation avec le Capitaine dans la galerie, je vis tout l'horison éclairé d'un feu très-lumineux courant de l'est au nord, & répandant des étincelles rouges. Pendant le jour les nuages étoient arrêtés & représentoient une terre du côté du sud.
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Le 14, nous eûmes des grains violents & un peu de tonnerre. Ici finissent communément les vents de sud-est, qui quelquefois vont jusqu'au 28 degré de latitude. Nous attendons les vents d'ouest avec lesquels on double le Cap de Bonne-Espérance.
Nous vîmes des fauchets ou taille-vents.
Les 15 & 16, grosse mer & grains pluvieux. Nous vîmes les mêmes oiseaux.
Les 17, 18 & 19, le temps fut beau, quoique mêlé de brume. Nous distinguons une lame venant de l'ouest, qui présage ordinairement que le vent doit en venir. Nous vîmes hier au soir un second météore lumineux, & dans l'après midi une baleine au sud-ouest, à une lieue & demie. On prétendit le matin avoir vu un oiseau de mer appellé mouton du cap. Cet oiseau se trouve dans les parages du Cap de Bonne-Espérance.
Les 20 & 21, temps pluvieux, vent variable. L'air est froid. Nous vîmes une baleine à portée de pistolet. On prétendit
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avoir vu des damiers, oiseaux voisins du cap. Nous vîmes des taille-vents.
Les 22 & 23, vent froid & violent. Grosse mer. Le vent déchira les huniers lorsqu'on y vouloit prendre des ris. On en mit de neufs, ce qui nous tint plus de trois heures sous nos grandes voiles. Je vis distinctement des damiers & quantité de taillemers.
Le 24, nous vîmes une envergure, autre oiseau marin. Grosse mer, bourasques fréquentes mêlées de pluie. On prétend que ces orages viennent du voisinage de l'Isle de Tristan d'Aconia.
Le 25, je vis un mouton du cap. Les vents tournerent à l'ouest, mais furent toujours orageux.
Grain violent.
Le 26, vent violent. Vers le soir un grain nous surprit avec toutes nos voiles dehors. Le vaisseau ne put arriver, il vint au vent & fut coëssé. Vous ne sçauriez imaginer notre désordre. Enfin on manœuvra si heureusement, qu'on échappa de
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ce danger où il pouvoit nous en coûter, au moins, nos mâts. Nous vîmes les mêmes oiseaux. Nos pauvres matelots sont bien fatigués: après un orage on ne leur donne aucun rafraîchissement.
Les 27 & 28, les vents furent variables & froids. La caréne du vaisseau est couverte d'une herbe verte, qui n'a gardé sa couleur que du côté exposé au soleil.
Les 29 & 30, temps frais mêlé de grains violents. Nous prîmes des ris dans les huniers.
Nous vîmes les mêmes oiseaux, des alcions & des marsouins. Ils étoient petits, marbrés de brun sur le dos, & de blanc sous le ventre.
Le 31, les vents tournerent à l'ouest. On s'estime à deux-cents lieues du cap, & par notre point à trois-cents. Nous vîmes les mêmes oiseaux.
OBSERVATIONS SUR LE CIEL, LES VENTS ET LES OISEAUX.
Etoiles.
Les étoiles m'ont paru plus lumineuses
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dans la partie australe que dans la septentrionale. On distingue, outre la croix du sud, les magellans qui sont deux nuages blancs, formés d'un amas de petites étoiles. On apperçoit à côté deux espaces plus sombres qu'aucune des autres parties du ciel.
Crépuscule.
Le crépuseule diminue en approchant de la Ligne, en sorte que la nuit est presque entierement féparée du jour. On explique assez bien comment le crépuscule augmente avec la réfraction des rayons vers les poles. Dans ces régions, à peine habitées, la lumiere est mêlée avec les ténebres, surtout dans les aurores boréales, qui sont d'autant plus grandes, que le soleil est moins élevé sur l'horison. Quel inconvénient y eût-il eu, que la nuit entre les deux tropiques eût eu aussi quelque portion du jour? La nuit semble faite pour les Noirs de l'Afrique, qui attendent la fin de leurs jours brulants pour danser & se réjouir; c'est dans ce temps que les bêtes sauvages de ces contrées viennent se ra-
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fraîchir dans les rivieres, & que les tortues montent au rivage pour y faire leur ponte. Ne seroit-ce point que les rayons du soleil, quoique réfractés, donnent une chaleur sensible? Ainsi de longs crépuscules eussent rendu la Zône torride inhabitable. Au reste les nuits dans ces climats sont plus belles que les jours. La lune dissipe à son lever les vapeurs dont le ciel est couvert. J'ai réïtéré tant de fois cette observation, que je me range en cela de l'avis des marins, qui disent que la lune mange les nuagès. D'ailleurs peut-on rejetter l'influence de la lune sur notre atmosphere, lorsqu'on lui en suppose une si grande sur l'Océan.
Vents.
En de-çà de la Ligne on trouve les vents du nord-est ou alisés, & au-delà les vents de sud-est ou généraux. Ces vents paroissent produits par l'air dilaté par le soleil, & réfléchi par les poles. Les vents de sud-est s'étendent plus loin que les vents de nord-est, comme vous le pourrez voir dans le Journal
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des vents. On les trouve ordinairement aux 3e. & 4e. degrés de latitude nord. Aussi le pole sud est-il plus froid que le pole nord; ce qui vient peut-être, de ce que le soleil est plus longtemps dans la partie septentrionale. Les navigateurs qui ont tâché d'aborder aux terres australes, ont découvert des glaces au 45e. degré sud.
Ces vents portent continuellement en Amérique les vapeurs que le soleil éleve sur la mer atlantique. Celles de la mer du sud servent à féconder une partie de l'Asie & de l'Afrique. En général les vents sont plus forts le jour que la nuit.
Beauté du Ciel.
Sans les nuages il n'y auroit point de rivieres; mais ils ne servent pas moins à la magnificence du ciel, qu'à la fécondité de la terre.
J'ai admiré souvent le lever & le coucher du soleil. C'est un spectacle qu'il n'est pas moins difficile de décrire que de peindre. Figurez-vous à l'horison une belle couleur orange qui se nuance de verd & vient se
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perdre au zénith dans une teinte lilas, tandis que le reste du ciel est d'un magnifique azur. Les nuages qui flottent çà & là sont d'un beau gris de perle. Quelquefois ils se disposent en longues bandes cramoisies, de couleur ponceau & écarlate; toutes ces teintes sont vives, tranchées & relevées de franges d'or.
Un soir les nuages se disposerent vers l'Occident, sous la forme d'un vaste reseau, semblable à de la soie blanche. Lorsque le soleil vint à passer derriere, chaque maille du reseau parut relevée d'un filet d'or. L'or se changea ensuite en couleur de feu & en ponceau, & le fond du ciel se colora de teintes légeres, de pourpre, de verd & de bleu céleste.
Souvent il se forme au ciel des paysages d'une variété singuliere, où se rencontrent les formes les plus bisarres. On y voit des promontoires, des rochers escarpés, des tours, des hameaux. La lumiere y fait succéder toutes les couleurs du prisme. C'est
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peut-être à la richesse de ces couleurs qu'il faut attribuer la beauté des oiseaux de l'Inde & des coquillages de ces mers; mais, pourquoi les oiseaux marins de ces contrées ne sont-ils pas plus beaux que les nôtres? Je réserverai l'examen de ce problême à quelqu'autre article. Je vais vous décrire ceux que j'ai vu vôler autour du vaisseau, avec les noms que leur donnent les gens de mer. Vous jugez bien que cette description ne peut guere être juste.
Mauves & goëlands.
En partant de France nous vîmes plusieurs especes d'oiseaux que les marins confondent sous le nom général de mauves & de goëlands.
Alcion.
L'oiseau le plus commun & que nous avons rencontré dans tous les parages, est une espece d'hirondelle ou d'alcion, que les Anglois nomment l'oiseau de la tempête. Il est d'un brun noirâtre, vôle à fleur d'eau, & suit dans les gros tems le sillage du vaisseau. Il y a apparence que ce qui le détermine à suivre alors lesnavires, c'est afin de
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trouver un abri contre la violence du vent. C'est par la même raison qu'il vôle entre les lames en rasant l'eau.
Manches de velours.
A la hauteur du Cap Finisterre nous vîmes des manches de velours, dont les aîles sont bordées de noir. Ils sont de la grosseur d'un canard, & vôlent à la surface de la mer en battant des aîles. Ils ne s'éloignent gueres de terre où ils se retirent tous les soirs.
Frégates.
Nous vîmes les premieres frégates par les 2 degrés & demi de lat. nord. On présuma qu'elles venoient de l'Isle de l'Ascension, située par les 8 degrés de lat. sud. Elles ressemblent pour la forme & la grosseur à la cicogne. Elles sont noires & blanches. Elles ont des aîles très-étendues, de longues jambes & un long cou. Les mâles ont sous le bec une peau enflée, ronde comme une boule & rouge comme l'écarlate. C'est le plus léger de tous les oiseaux marins. Jamais il ne se repose sur l'eau. On en rencontre à plus de trois-cents lieues de terre, où on assure qu'elles vont
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reposer tous les soirs. Elles s'élevent fort haut. J'en ai vu souvent tourner autour du vaisseau, s'éloigner à perte de vue & se rapprocher dans l'espace de quelques secondes.
Fou.
Le fou est un peu plus gros, mais plus racourci. Il est blanc mêlé de gris. Il pêche le poisson en plongeant. La pointe de son bec est recourbée, & les côtés en sont bordés de petites pointes qui lui aident à saisir sa proie. La frégate lui fait la guerre. Celui-ci a de meilleurs instrumens; mais celle-là plus de légereté & de finesse. Lorsque le fou a rempli son jabot de poisson, elle l'attaque & lui fait rendre sa pêche qu'elle reçoit en l'air.
Nous vîmes le premier fou vers le 13e degré de latitude sud.
Fauchets.
A-peu-près à cette hauteur nous apperçûmes, pour la premiere fois, l'oiseau que les marins appellent fauchet, fouquet, taille-vent, taille-mer ou cordonnier. C'est
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un oiseau qui dans son vol semble faucher la surface de l'eau.
Goëlettes.
Les goëlettes que l'on trouve en grandes troupes dénotent les hauts fonds & le voisinage des côtes. Elles sont blanches, & de loin ressemblent pour le vol & la forme à des pigeons.
Envergure.
L'envergure est un oiseau un peu plus gros que les fauchets, de la taille d'un fort canard; il est blanc sous le ventre, d'un gris brun sur les aîles & le dos. Il tire son nom de la grande étendue de ses aîles ou de son envergure.
Damiers.
Les damiers ne se trouvent qu'aux approches du Cap de Bonne-Espêrance. Ils sont gros comme des pigeons, ont la tête & 1a queue noire, le ventre blanc, le dos & les aîles marquées régulierement de noir & de blanc comme les cases d'un jeu de dames.
Mouton du Cap.
Après les damiers nous vîmes le mouton du Cap. C'est un oiseau plus gros qu'un
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oie, au bec couleur de chair, aux aîles très-étendues, mêlées de gris & de blanc. On ne le trouve gueres qu'à la latitude du Cap de Bonne-Espérance. J'ai vu tous ces oiseaux se reposer sur l'eau, excepté la frégate & l'envergure. Leur vue peut servir à indiquer les parages où l'on se trouve lorsqu'on a été plusieurs jours sans prendre hauteur, ou lorsque les courants ont fait dériver en longitude. Il seroit à souhaiter que les marins experimentés donnassent là-dessus leurs observations. Il y a des especes qui ne s'éloignent point de terre où elles vont reposer tous les soirs. Des goëlettes blanches vues en pleine mer désigneroient quelque terre ou rescif inconnu dans le voisinage: mais les manches de velours en seroient une preuve infaillible.
Il y a aussi quelques espèces de glayeuls ou algues flottantes auxquelles on doit faire attention. Ces différentes notices peuvent
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suppléer au moyen qui nous manque de déterminer les longitudes. On observe la variation matin & soir, mais ce moyen n'est point sûr. On ne voit pas tous les jours le soleil se lever & se coucher. D'ailleurs la variation, qui est, comme vous sçavez, la déclinaison de l'aiguille, varie d'une année à l'autre sous le même méridien. La propriété qu'elle a de s'incliner vers la terre par sa partie aimantée, pourroit être d'une plus grande utilité. C'est ce que l'expérience fera connoître.
Le premier, les vents d'ouest s'étant enfin déclarés, nous nous flatâmes de doubler bientôt le Cap.
Le 2, on prit des précautions pour ce passage. On amena les vergues de perroquet & la corne d'artimon. On mit de nouveaux cordages à la roue du gouvernail, quelques-uns furent ajoutés aux hauts-
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bancs pour assurer les mâts, on mit quatre grandes voiles neuves. On lia fortement les chaloupes & tout ce qui pouvoit prendre quelque mouvement sur le vaisseau. On attacha deux haches à l'arriere en cas qu'il fallût couper le mât d'artimon. Le vent fut très-frais. Nous vîmes quelques oiseaux, mais les frégates avoient disparu.
Les 3, 4 & 5, tous ces jours le vent fut très-frais, excepté hier matin où il calma un peu. On vit tous ces jours-ci une quantité prodigieuse de goëlettes, de moutons & de damiers. Nous vîmes du goëmon du Cap. Il ressemble à ces longues trompes de bergers. Les matelots font de ces tiges creuses des especes de trompettes. La mer étoit couverte de brume, autre indice du voisinage du Cap. Les maladies augmentent. Nous avons quinze scorbutiques hors de service.
Le 6, le vent étoit très-frais. Nous vîmes beaucoup de moutons & peu de goëlettes.
Le 7, à midi, un oiseau de la grosseur
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d'une oie, aux aîles courtes, d'une couleur tannée & brune, à la tête de la forme d'une poule, à la queue courte & formant le trefle, a plané longtemps au-dessus de nos mâts. Par tous les points nous devrions trouver ici le Cap. Vû les mêmes oiseaux.
Le 8, le vent violent suivi de calme.
Le 9, les maladies & l'ennui augmentent sur le vaisseau. On jetta à la mer un contre-maître mort scorbutique.
Les 10 & 11, calme mêlé de coups de vent, grosse mer. C'est un indice des approches du banc des Aiguilles. Vu un vaisseau sous le vent, faisant route au nord-ouest. Vu les mêmes oiseaux.
Le 12, comme la mer paroissoit verdâtre, on sonda, mais sans trouver fond. Vent très-frais & grosse mer. Nos inquiétudes augmentent sur notre distance du Cap.
Le 13, enfin on trouva la sonde à 95 brasses, fond vaseux & verdâtre. Ce fut une grande joie. Cette grande profondeur nous prouva que nous étions dérivés à
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l'ouest. Vu deux vaisseaux, l'un de l'arriere, l'autre par notre bossoir de tribord. La sonde assure notre position, mais nous a fait connoître que nous errions de plus de deux-cents lieues par nos journaux.
Le 14, on sonda encore & nous trouvâmes à 80 brasses un fond de sable & de vase verte. Il fit calme. Vu les mêmes vaisseaux & les mêmes oiseaux.
Le 15, vent frais. Le vaisseau de l'arriere mit pavillon Anglois, & nous dépassa bientôt d'une lieue & demie sous le vent. Celui de l'avant mit pavillon François, & comme il étoit sous le vent, il cargua ses basses voiles pour nous joindre en tenant le plus près. Notre capitaine ne jugea pas à propos d'arriver. Nous reconnûmes ce vaisseau pour la Digue, flutte du Roi, partie un mois avant nous. Vers le soir elle apareilla toutes ses voiles, & se mit dans nos eaux.
Le 16, nous vîmes la Digue deux lieues de l'avant, qui à son tour refusa de nous
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parler. Il y a apparence qu'elle a relâché au Cap. Les oiseaux deviennent rares; bon vent, belle mer.
Coup de mer.
Le 17, il fit calme. On vit des soufleurs & des dorades. La lune se coucha à huit heures, elle étoit fort rouge. Le dix-huit au matin nous essuyâmes un coup de vent de l'arriere qui nous obligea de rester jusqu'à onze heures du soir sous la misaine. Il s'élevoit de l'extrêmité des flots une poudre blanche comme 1a poussiere que le vent balaye sur les chemins. A 7 heures du soir nous reçûmes un coup de mer par les fenêtres de la grande chambre. A 8 heures il tomba de la grêle. Le temps s'est mis au beau vers minuit. On ne voit plus que quelques damiers & taille-vents.
Des 19, 20 & 21: bon frais, grosse mer. Un poisson vôlant de plus d'un pied de long, sauta à bord.
Le 22, vent très-frais, & mer houleuse. Les anciens prétendoient à tort que les
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temps des solstices étoient des temps de calme. J'ai lu cet après- midi un article du voyageur Dampierre, qui observe que lorsque le soleil disparoît vers les trois heures après-midi & se cache derriere une bande de nuages fort élevés & fort épais, c'est signe d'une grande tempête. En montant sur le pont, je vis au ciel tous les signes décrits par Dampierre.
Tempête.
Le 23, à minuit & demi un coup de mer affreux enfonça quatre fenêtres des cinq de la grande chambre, quoique leurs volets fussent fermés par des croix de S. André. Le vaisseau fit un mouvement de l'arriere, comme s il s'acculoit. Au bruit, j'ouvris ma chambre qui dans l'instant fut pleine d'eau & de meubles qui flottoient. L'eau sortoit par la porte de la grande chambre comme par l'écluse d'un moulin, il en étoit entré plus de trente barriques. On appella les charpentiers, on apporta de la lumiere & on se hâta de clouer d'autres sabords aux
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fenêtres. Nous fuyons alors sous la misaine; le vent & la mer étoient épouvantables.
A peine ce désordre venoit d'être réparé, qu'un grand caisson qui servoit de table, plein de sel & de bouteilles de vin de Champagne, rompit ses attaches. Le roulis du vaisseau le faisoit aller & venir comme un dé. Ce coffre énorme pesoit plusieurs milliers, & menaçoit de nous écraser dans nos chambres. Enfin il s'entrouvrit, & les bouteilles qui en sortoient rouloient & se brisoient avec un désordre inexprimable. Les charpentiers revinrent une seconde fois & le remirent en place après bien du travail.
Le vaisseau foudroyé.
Comme le roulis m'empêchoit de dormir, je m'étois jetté sur mon lit en bottes & en robe de chambre: mon chien paroissoit faisi d'un effroi extraordinaire. Pendant que je m'amusois à calmer cet animal, je vis un éclair par un faux jour de mon sabord, & j'entendis le bruit du tonnerre. Il
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pouvoit être trois heures & demie. Un instant après un second coup de tonnerre, & mon chien se mit à tressaillir & à heurler. Enfin un troisieme éclair suivi d'un troisieme coup succéda presque aussitôt, & j'entendis crier sous le gaillard que quelque vaisseau se trouvoit en danger; en effet ce bruit fut semblable à un coup de canon tiré près de nous, il ne roula point. Comme je sentois une forte odeur de souffre, je montai sur le pont où j'éprouvai d'abord un froid très-vif. Il y regnoit un grand silence, & la nuit étoit si obscure que je ne pus rien distinguer. Cependant ayant entrevu quelqu'un près de moi, je lui demandai ce qu'il y avoit de nouveau. On me répondit: «On vient de porter l'officier de quart dans sa chambre; il est évanoui ainsi que le premier pilote. Le tonnerre a tombé sur le vaisseau, & notre grand mât est brisé». Je distinguai en effet la vergue du grand hunier tombée sur les barres de la grande
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hune. Il ne paroissoit au-dessus ni mât ni manœuvre. Tout l'équipage étoit retiré dans la Chambre du Conseil.
On fit une ronde sous le gaillard. Le tonnerre avoit descendu jusques - là le long du mât. Une femme qui venoit d'accoucher, avoit vu un globe de feu au pied de son lit. Cependant on ne trouva aucune trace d'incendie, tout le monde attendit avec impatience la fin de la nuit.
Mer monstrueuse.
Au point du jour je remontai sur le pont. On voyoit au ciel quelques nuages blancs, d'autres cuivrés. Le vent venoit de l'ouest où l'horison paroissoit d'un rouge ardent, comme si le soleil eût voulu se lever dans cette partie, le côté de l'est étoit tout noir. La mer formoit des lames monstrueuses semblables à des montagnes pointues, formées de plusieurs étages de collines. De leur sommet s'élevoient de grands jets d'écume qui se coloroient de la couleur de l'arc-en ciel. Elles étoient si éle-
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vées, que du gaillard d'arriere elles nous paroissoient plus hautes que les hunes. Le vent faisoit tant de bruit dans les cordages qu'il étoit impossible de s'entendre. Nous fuyons vent arriere sous la misaine. Un tronçon du mât de hune pendoit au bout du grand mât qui étoit éclaté en huit endroits jusqu'au niveau du gaillard. Cinq des cercles de fer dont il étoit lié, étoient fondus. Les passavants étoient couverts des débris des mâts de hune & de perroquet. Au lever du soleil le vent redoubla avec une fureur inexprimable. Notre vaisseau ne pouvant plus obéir à son gouvernail, vint en travers. Alors la misaine ayant fasayé, son écoute rompit. Ses secousses étoient si violentes qu'on crut qu'elle ameneroit le mât à bas. Dans l'instant le gaillard d'avant se trouva comme engagé. Les vagues brisoient sur le bossoir de bas-bord, en-sorte qu'on n'apercevoit plus le beau-pré. Des nuages d'écume nous inondoient jusques sous la dunette. Le na-
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vire ne gouvernoit plus, & étant tout-à-fait en travers à la lame, à chaque roulis il prenoit l'eau sous le vent jusqu'au pied du grand mât, & se relevoit avec la plus grande difficulté.
Dans ce moment de péril le Capitaine cria aux timoniers d'ariver, mais le vaisseau sans mouvement ne sentoit plus sa barre. Il ordonna aux matelots de carguer la misaine que le vent emportoit par lambeaux; ces malheureux, effrayés, se résugierent sous le gaillard d'arriere. J'en vis pleurer un, d'autres se jetterent à genoux en priant Dieu. Je m'avançai sur le passavant de bas-bord en me cramponant aux manœuvres, un Jacobin, Aumonier du vaisseau, me suivit, & le Sieur Sir André, passager, vint après. Plusieurs gens de l'équipage nous imiterent, & nous vînmes à bout de carguer cette voile dont plus de la moitié étoit emportée. On voulut border le petit foc pour ariver, mais il fut déchiré comme une feuille de papier.
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Nous restâmes donc à sec, en roulant d'une maniere effroyable. Une fois ayant lâché les manœuvres où je me retenois, je glissai jusqu'au pied du grand mât, où j'eus de l'eau jusqu'aux genoux. Enfin, après Dieu, notre salut vint de la solidité du vaisseau, & de ce qu'il étoit à trois ponts, sans quoi il se fût engagé. Notre situation dura jusqu'au soir que la tempête s'apaisa. Une partie de nos meubles fut bouleversée & brisée; plus d'une fois je me trouvai les pieds perpendiculaires sur la cloison de ma chambre.
Tel fut le tribut que nous payâmes au canal de Mozambique, dont le passage est plus redouté des marins que celui du cap de Bonne-Espérance. Les officiers assurerent qu'ils n'avoient jamais vu une aussi grosse mer. Toutes les parties hautes du vaisseau en étoient si ébranlées, que, dans les jointures des pilastres de la chambre, j'introduisois des os entiers de mouton qui en étoient écrâsés par le jeu de la charpente.
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Le 24, à quatre heures du matin il fit calme. La mer étoit encore fort grosse. On travailla tout le jour à amener la grande vergue, & à préparer deux jumelles pour fortifier le grand mât. L'effet du tonnerre est inexplicable. Le grand mât est éclaté en zigzag. Depuis les barres de hune jusqu'à cinq pieds au-dessous du côté de l'avant, il y a un éclat; cinq pieds au-dessous du côté de l'arriere, il y a un autre éclat; ainsi de suite jusqu'au niveau du gaillard. Il y a alternativement un espace brisé & un plein, de maniere que le sain d'un côté répond au brisé de l'autre. Dans ces éclats je n'ai remarqué aucune odeur, ni noirceur. Le bois a conservé sa couleur naturelle.
Nous vîmes quelques moutons du cap. Le gros temps fit périr le reste de nos bestiaux & doubla le nombre de nos malades scorbutiques.
Le 25, on s'occupa à lier & à saisir les deux jumelles autour du mât. C'étoient
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des pieces de bois de 45 pieds de longueur, un peu creusées en goutieres pour s'adapter sur la circonférence du mât. Chacun mit la main à l'œuvre, à cause de la foiblesse de l'équipage. Une baleine passa près de nous à portée de pistolet; elle n'étoit gueres plus longue que la chaloupe.
Le 26, petit temps. On chanta le Te deum, suivant l'usage, pour remercier Dieu d'avoir passé le Cap & le canal Mozambique. On s'occupa tout le jour à réparer le grand mât.
Maladies & morts.
Le 27, nous vînmes à bout de lui faire porter sa grande voile. On jetta à la mer un homme mort du scorbut. On compte vingt & un malades hors de service.
Le 28, le beau temps continua. Nous vîmes quelques fauchets, les damiers & les moutons du Cap ont disparu.
Le 29, un enfant né depuis huit jours mourut scorbutique. On compte aujourd'hui 28 matelots sur les cadres. On a pris
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pour faire le quart tous les domestiques du vaisseau & les passagers qui ne sont pas de la grande chambre.
Vers le soir nous vîmes des marsouins.
Le 30, l'inquiétude augmente par la triste situation de l'équipage.
Nous avons trouvé ici la fin des vents d'ouest. Nous tenons une haute latitude, afin de profiter des vents de sud-est qui sont constant dans cette partie. Nous tâchons d'arriver au vent de l'Isle Rodrigue, afin d'atteindre plus sûrement l'Isle de France.
OBSERVATIONS QUI PEUVENT ÊTRE UTILES A LA POLICE DES VAISSEAUX.
Officiers.
Il m'a paru qu'il n'y avoit pas assez de subordination parmi les Officiers de la compagnie. Les superieurs craignent le crédit de leurs inferieurs. Comme la plupart de ces places s'obtiennent par faveur, je ne crois pas que l'autorité puisse être établie parmi eux d'une maniere raison-
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nable. Ce mal donc me paroît sans remede en ce qu'il tient à nos mœurs.
Eau.
Aucun vaisseau ne devroit tenir la mer plus de trois mois sans relâcher. Ces longues traversées coûtent beaucoup d'hommes. Les matelots n'ont point assez d'eau dans les chaleurs; souvent ils sont réduits à une demi-pinte par jour. Ne seroit-il pas possible de diviser l'endroit du vaisseau où se place le left, en citernes de plomb remplies d'eau douce! Peut-être, seroit-il possible de trouver un mastic ou cire dont on enduiroit les barriques, ce qui préserveroit l'eau de corruption. Elle est souvent d'une infection insuportable & remplie de vers.
Quant à la machine à dessaler l'eau de mer, les marins la croient peu salutaire. D'ailleurs il faut emb arquer beaucoup de charbon de terre, qui tient beaucoup de place, qui est sujet à s'enflammer de luimême; & on a l'inconvénient dangereux d'entretenir un fourneau allumé nuit & jour.
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Vivres.
Les matelots sont très-mal nourris. Leur biscuit est plein de vers. Le bœuf salé au bout de quelque temps devient une nourriture désagréable & mal-saine. Ne pourroit-on pas cuire des viandes & les conserver dans des graisses? On en prépare ainsi pour la chambre qui se conservent autant que le bœuf salé.
Les matelots à terre, dans un port, dépensent quelquefois en une semaine, ce qu'ils ont gagné dans un an. Ne pourroit-on pas avancer à chacun d'eux les habillements convenables, & les obliger de les conserver par des revues fréquentes faites par l'Écrivain & l'Officier de quart. Il y a beaucoup d'autres reglements de propreté sur lesquels les Officiers devroient veiller. La plupart de ces malheureux ont besoin d'être toujours en tutelle.
Charpente.
J'ai observé que le bois se pourrit toujours dans l'eau à sa ligne de flotaison. On peut faire cette observation, sur les pieux qui sont dans les rivieres & sur tous les
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bois exposés à être alternativement mouillés & séchés. C'est-là que se nichent les vers & que germent la plûpart des herbes aquatiques. Cet endroit est si favorable à la végétation, que les filets verds, dont notre vaisseau est entouré, se sont attachés seulement aux anneaux de fer des chaînes du gouvernail qui sont à fleur d'eau, sans qu'il y en ait au-dessus & au-dessous. Je crois qu'il seroit utile de border de feuilles de cuivre toute la circonférence des vaisseaux sur une largeur de trois pieds. Quant aux pointes de fer & de cuivre qui terminent les mâts & les vergues, l'expérience prouve qu'elles attirent le tonnerre.
JUILLET, 1768.
Le premier, les vents furent favorables: nous vîmes encore des damiers & des fauchets. Le scorbut fait des ravages affreux. On compte trente-six malades hors de service.
Le 2, bon frais, belle mer.
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Le 3, beau temps, la mer un peu grosse. On voit encore des damiers. Ce soir un charpentier mourut du scorbut. On compte aujourd'hui quarante scorbutiques. Ce mal fait des progrès à vue d'œil. On l'attribue aux exhalaisons qui sortent de la calle remplie de mâts qui ont longtemps séjourné dans la vase.
Le 4, le temps fut beau; nous vîmes quantité de damiers.
Le 5, on vit les mêmes oiseaux & une baleine qu'on crut avoir été harponnée, par des plaies d'un rouge vis qu'on apercevoit fur sa peau. Vu des damiers. Petit temps, mais favorable.
Mortalité.
Les 6 & 7, le scorbut nous gagne tous. Nous avons 45 hommes fur les cadres: le reste de l'équipage est très-affoibli.
Le 8, on vit quelques taille-vents. Nous eûmes beau ciel & belle mer. Tout le monde est d'une tristesse mortelle.
Le 9, un matelot du nombre de ceux
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qui font le quart est mort subitement. Nous avons tous aujourd'hui éprouvé des foiblesses; quelques-uns, des vertiges & des maux de cœur. Cependant, nous sommes à plus de cent lieues, au vent, de terre connue. On prétend avoir vu un paillencu.
Le 10, on comptoit soixante scorbutiques sur les cadres. Hier, on en administra sept.
Je vis un paillencu. C'est un oiseau d'un blanc satiné avec deux belles plumes fort longues qui lui servent de queue: on ne voit plus d'autres oiseaux marins. On prétend que ceux-ci leur font la guerre. La vue de cet oiseau dénote le voisinage de la terre. Beau temps.
Le 11, vent favorable. Nous avons aujourd'hui soixante-dix scorbutiques forcés de garder le lit. Si nous restons encore huit jours à la mer, nous périssons infailliblement. On a jetté à l'eau un jeune homme de dix-sept ans.
Le 12, beau tems, belle mer. Il n'y a plus
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que trois matelots de chaque quart. Les passagers & les Officiers aident à la manœuvre. Nous vîmes des paillencus.
Le 13, on vit la terre à huit heures & demie du matin. Nous sommes si accablés, que cette nouvelle n'a réjoui personne. Nous avons quatre-vingts hommes sur les cadres. On mit en travers pour louvoyer toute la nuit; car il étoit impossible d'arriver, le même jour, au mouillage.
Le 14, en approchant de terre, beaucoup de personnes se trouverent mal. Je me sentois un dégoût universel; je suois abondamment. Nous mîmes notre pavillon en berne, & nous tirâmes par intervalles des coups de canon, pour appeller du secours: mais le pilote seul vint à bord. Il nous parla des troubles entre les chefs de l'Isle, dont il imaginoit que nous étions fort occupés: d'un autre côté, plusieurs d'entre nous croyoient que les querelles & les miseres de notre vaisseau intéresseroient beaucoup les habitans.
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Arrivée.
Nous laissâmes, d'abord, à droite l'Isle ronde & l'Isle aux Serpents, deux islots inhabités; ensuite, nous passâmes à une petite portée de canon du Coin de Mire, autre islot que nous laissâmes à gauche. Nous prîmes un peu du large, en approchant de l'Isle de France, à cause des bas-fonds de la pointe aux Canoniers. Nous entrâmes, à une heure & demie d'après midi, dans le port. Deux heures après, je mis pied à terre, en remerciant Dieu de m'avoir délivré des dangers & de l'ennui d'une si triste navigation.
Nous avons tenu la mer, sans relâcher, quatre mois & douze jours. Suivant mon Journal, nous avons fait environ 3800 lieues marines, ou 4700 lieues communes. Nous avons perdu onze personnes, y comprenant les trois hommes enlevés d'un coup de mer, & un malade qui mourut en débarquant.
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OBSERVATIONS SUR LE SCORBUT.
Scorbut.
Le scorbut est occasionné par la mauvaise qualité de l'air & des aliments. Les Officiers qui sont mieux nourris & mieux logés que les matelots, sont les derniers attaqués de cette maladie qui s'étend jusqu'aux animaux. Mon chien en fut très-incommodé. Il n'y a point d'autre remede que l'air de la terre & l'usage des végétaux frais. Il y a quelques palliatifs qui peuvent moderer le progrès de ce mal; comme l'usage du riz, des liqueurs acides, du caffé, & l'abstinence de tout ce qui est salé. On attribue de grandes vertus à l'usage de la tortue: mais c'est un préjugé, comme tant d'autres que les marins adoptent si légèrement. Au cap de Bonne-Espérance, où il n'y a point de tortues, les scorbutiques guérissent au moins aussi promptement que dans l'hôpital de l'Isle de France, où on les traite avec les bouillons de cet animal. A notre arrivée, presque tout le monde
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fit usage de ce remede; je ne m'en servis point, parce que je n'en avois pas à ma disposition; je fus le premier guéri: je n'avois usé que des végétaux frais.
Le scorbut commence par une lassitude universelle. On desire le repos, l'esprit est chagrin: on est dégoûté de tout: on souffre le jour, on ne sent de soulagement que la nuit; il se manifeste ensuite, par des taches rouges aux jambes & à la poitrine, & par des ulceres sanglants aux gencives. Souvent il n'y a point de simptômes exterieurs; mais, s'il survient la plus légere blessure, elle devient incurable, tant qu'on est sur mer, & elle fait des progrès très-rapides. J'avois eu une légere blessure au bout du doigt, en trois semaines la plaie l'avoit dépouillé tout entier, & s'étendoit déjà sur la main malgré tous les remedes qu'on y put faire. Quelques jours après mon arrivée, elle se guérit d'elle-même. Avant de débarquer les malades, on eut soin de les laisser un jour entier dans le vaisseau res-
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pirer, peu-à-peu, l'air de la terre. Malgré ces précautions, il en coûta la vie à un homme qui ne put supporter cette révolution.
Je ne sçaurois vous dépeindre le triste état dans lequel nous sommes arrivés. Figurez-vous ce grand mât foudroyé, ce vaisseau avec son pavillon en berne tirant du canon toute les minutes, quelques matelots semblables à des spectres assis sur le pont, nos écoutilles ouvertes d'où s'exhaloit une vapeur infecte, les entreponts pleins de mourants, les gaillards couverts de malades qu'on exposoit au soleil, & qui mouroient en nous parlant. Je n'oublierai jamais un jeune homme de dix-huit ans à qui j'avois promis la veille un peu de limonade. Je le cherchois sur le pont parmi les autres. On me le montra sur la planche du coq; il étoit mort pendant la nuit.
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LETTRE V.
Observations nautiques.
Avant d'entrer dans aucun détail sur l'Isle de France, je joindrai à mon Journal les observations des marins les plus experimentés sur la route que nous venons de faire.
Quelque réguliers que soient les vents alisées & généraux, ils sont sujets à varier le long des côtes & aux environs des Isles.
Brise.
Il s'éleve une brise ou vent de terre, presque toutes les nuits, le long des grands continents. L'action de ce vent opposé au vent du large, amasse les nuages sous la forme d'une longue bande fixe, que les vaisseaux qui abordent aperçoivent presque toujours avant la terre.
Les atterages sont presque toujours orageux, surtout dans le voisinage des Isles. Les vents y varient aussi. Aux Canaries les
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vents du sud & du sud-ouest souflent quelquefois huit jours de suite.
Vents alisés.
On trouve les vents alisées vers le 28 degré de lat. nord. Mais on les perd souvent longtemps avant d'être à la Ligne. Il résulte des observations d'un habile marin, qui a comparé plus de deux cent-cinquante Journaux de navigation, que les vents alisés cessent,
En Janvier, | entre le 6 & 4 deg. de lat. nord. |
En Février, | entre le 5 & 3 degré. |
En Mars & Avril, | entre le 5 & 2 degré. |
En Mai, | entre le 6 & 4 degré. |
En Juin, | au 10e degré. |
En Juillet, | au 12e degré. |
En Août & Sep. | entre le 14 deg. & le 13e. |
Ils se rapprochent de la Ligne en Octobre, Novembre & Décembre.
Généraux.
Entre les vents alisés & les vents généraux, qui sont les alisés de la partie du sud, on trouve des vents variables & orageux. Les généraux regnent sur une plus grande
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étendue que les alisés. On fixe leurs limites au 28 degré de lat. sud. Au-delà, les vents sont plus variables que dans les mers de l'Europe. Plus on s'éleve en latitude, plus ils sont violents. Ils souflent, pour l'ordinaire, du nord au nord-ouest, & du nord-ouest à l'ouest-sud-ouest; quand ils viennent au sud, le calme succede.
De sud-est.
En approchant du cap de Bonne-Espérance, on trouve souvent des vents de sud-est & est-sud-est. C'est une maxime générale de se tenir toujours au vent du lieu où l'on veut arriver. Il faut cependant se garder de tenir le plus près; la dérive est trop grande. Il faut tâcher de couper la Ligne le plus Est, que l'on peut; autrement, on risque de s'affaler sur la côte du Brésil.
Relâches.
Si l'on est forcé de relâcher, on trouvera quelques rafraîchissements aux Isles du Cap Verd. Les vivres sont chers au Brésil, & l'air y est mal sain. On peut pêcher de la tortue à l'Isle de Tristan d'Aconia. On y fait de l'eau très-difficilement, à cause
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des arbres qui croissent dans la mer. Le Cap de Bonne-Espérance est de toutes les relâches la meilleure. Il est dangereux d'y mouiller depuis Avril jusqu'en Septembre. Cependant l'ancrage est sûr à Falsebaye qui n'en est pas loin. Si on manquoit l'Isle de France, on peut relâcher à Madagascar au fort Dauphin, à la Baye d'Antongjil; mais il y a des maladies épidémiques très-dangereuses & des coups de vent qui durent depuis Octobre jusqu'en Mai.
Si c'est au retour, on a Ste Hélene, Colonie Angloise, & l'Ascension où l'on ne trouve que de la tortue. En temps de guerre ces deux Isles sont ordinairement des points de croisiere, parce que tous les vaisseaux cherchent, à leur retour, à les reconnoître pour assurer leur route. Mais le Cap est en tout temps le point de réunion de tous les vaisseaux.
Cartes.
Les cartes les plus estimées sont celles de M. Daprès; les marins ont aussi beau-
Part. I. G
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coup d'obligation au sçavant & modeste Abbé de la Caille. Mais la géographie est encore bien imparfaite. La longitude des Canaries & celle des Isles du Cap Verd est mal déterminée. Entre le Cap Blanc & le Cap Verd la carte marque 39 lieues d'enfoncement, quoiqu'il y en ait à peine vingt.
Haut fond.
On soupçonne un haut fond, au sud de de la Ligne par les 20 minutes de latitude, & par 23 deg. 10 min. de long. occidentale. Le vaisseau le Silhouet commandé par M. Pintault le 5 de Février 1764, & le 3 Avril la Frégate la Fidelle commandée par M. le Houx y éprouverent une forte secousse.
Courants.
Les courants peuvent jetter dans des erreurs dangereuses. Il me semble qu'on ne pourra recueillir là-dessus aucune connoissance certaine, tant qu'on n'aura aucun moyen sûr d'évaluer la dérive d'un vaisseau. L'angle même qu'il forme avec
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son sillage ne pourroit donner rien d'assuré, puisque le vaisseau & sa trace sont emportés par le même mouvement. On ne sçauroit trop admirer la hardiesse des premiers navigateurs qui, sans experience & sans Carte, faisoient les mêmes voyages. Aujourd'hui avec plus de connoissances on est moins hardi. La navigation est devenue une routine. On part dans les mêmes temps, on passe aux mêmes endroits, on fait les mêmes manœuvres. Il seroit à souhaiter que l'on risquât quelques vaisseaux pour la sûreté des autres.
Il est étrange que nous ne connoissions pas encore notre maison. Cependant nous brûlons tous en Europe de remplir l'Univers de notre renommée. Théologiens, guerriers, gens de lettres, artistes, Monarques, mettent là leur suprême félicité.
Commençons donc par rompre les entraves que nous a donné la Nature. Sans doute nous trouverons quelque langue qui
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puisse être universelle, & quand nous aurons bien établi la communication avec tous les peuples de la terre, nous leur ferons lire nos histoires, & ils verront combien nous sommes heureux.
AVERTISSEMENT.
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LETTRE VI.
Aspect & Géographie de l'Isle de France.
L'isle de France fut découverte par un Portugais de la Maison de Mascarenhas, qui la nomma l'Isle Cerné. Ensuite elle fut possedée par les Hollandois qui lui donnerent le nom de Maurice. Ils l'abandonnerent en 1712, peut-être à cause du Cap de Bonne-Espérance où ils s'établissoient. Les François qui occupoient l'Isle de Bourbon qui n'est qu'à 40 lieues de l'Isle de France, vinrent s'y établir.
Il y a deux ports dans cette Isle; celui du sud-est, ou le grand port, où les Hollandois s'étoient fixés, & où l'on voit encore quelques restes de leurs édifices. On y entre vent arriere, mais on en sort difficilement; les vents étant presque toujours au sud-est.
Port-Louis.
Le petit port ou le Port-Louis est situé
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au nord-ouest. On y entre & on en sort de vent largue. Sa latitude est de 20 degrés 10 minutes sud, & sa longitude du méridien de Paris 55 degrés. C'est-là le chef-lieu situé dans l'endroit le plus désagréable de l'Isle. La Ville, appellée aussi le Camp, & qui ne ressemble gueres qu'à un bourg, est bâtie au fond du port à l'ouverture d'un vallon qui peut avoir trois quarts de lieue de profondeur sur quatrecents toises de large. Ce vallon est formé en cul-de-sac par une chaîne de hautes montagnes hérissées de rochers sans arbres & sans buissons. Les flancs de ces montagnes sont couverts pendant six mois de l'année d'une herbe brulée, ce qui rend tout ce paysage noir comme une charbonniere. Le couronnement des mornes qui forment ce triste vallon est brisé. La partie la plus élevée se trouve à son extrémité, & se termine par un rocher isolé qu'on appelle le Pouce. Cette partie contient encore quelques arbres: il en sort un ruis-
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seau qui traverse la Ville, & dont l'eau n'est pas bonne à boire.
Quant à la Ville ou Camp, elle est formée de maisons de bois qui n'ont qu'un rez-de-chaussée. Chaque maison est isolée & entourée de palissades. Les rues sont assez bien alignées; mais elles ne sont ni pavées ni plantées d'arbres. Par-tout le sol est couvert & hérissé de rochers, de sorte qu'on ne peut faire un pas sans risquer de se casser le cou. Elle n'a ni enceinte ni fortification. Il y a seulement sur la gauche en regardant la mer, un mauvais retranchement en pierre seche, qui prend depuis la montagne jusqu'au port, de ce même côté est le fort Blanc qui en défend l'entrée, de l'autre côté vis-à-vis est une batterie sur l'Isle aux Tonnelliers.
Suivant les mesures de l'Abbé de la Caille, l'Isle de France a 90668 toises de circuit; son plus grand diametre a 31890 toises du nord au sud, & 22124 est & ouest. Sa surface de 432680 arpents à 100
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perches l'arpent, & à 20 pieds la perche.
La partie du nord-ouest de l'Isle est sensiblement unie, & celle du sud-est toute couverte de chaînes de montagnes de 300 à 350 toises de hauteur. La plus haute de toutes a 424 toises, & est à l'embouchure de la riviere Noire. La plus remarquable appellée pieterboth est de 420 toises; elle est terminée par un obelisque surmonté d'un gros rocher cubique sur lequel personne n'a jamais pu monter. De loin cette pyramide & ce chapiteau ressemblent à la statue d'une femme.
L'Isle est arrosée de plus de soixante ruisseaux dont quelques-uns n'ont point d'eau dans la saison seche, surtout depuis qu'on a abattu beaucoup de bois. L'intérieur de l'Isle est rempli d'étangs, & il y pleut presque toute l'année, parce que les nuages s'arrêtent au fommet des montagnes & aux forêts dont elles sont couvertes.
Je ne peux vous donner de connois-
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sances p lus étendues d'un pays où j'arrive. Je compte passer quelques jours à la campagne, & je tâcherai de vous décrire ce qui concerne le fol de cette Isle avant de vous parler de ses habitans.
Au Port-Louis ce 6 Août 1768.
LETTRE VII.
Du Sol & des productions naturelles de l'Isle de France. Herbes & arbrisseaux.
Sol.
Tout ici differe de l'Europe, jusqu'à l'herbe du pays. A commencer par le Sol, il est presque partout d'une couleur rougeâtre. Il est mêlé de mines de fer qui se trouve souvent à la surface de la terre en forme de grains de la grosseur d'un pois. Dans les srcheresses la terre est extrêmement dure, surtout aux environs de la ville. Elle ressemble à de la glaise, & pour y faire des tranchées je l'ai vu couper comme du plomb avec des haches. Lors-
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qu'il pleut, elle devient gluante & tenace. Cependant jusqu'ici on n'a pu parvenir à en faire de bonnes briques.
Il n'y a point de véritable sable. Celui qu'on trouve sur le bord de la mer est formé des débris de madrépores & de coquilles. Il se calcine au feu.
La terre est couverte par-tout de rochers depuis la grosseur du poing jusqu'à celle d'un tonneau. Ils sont remplis de trous au fond desquels on remarque un enfoncement de la forme d'une lentille. Beaucoup de ces rochers sont formés de couches concentriques en forme de roignons. On en trouve de grandes masses réunies ensemble. D'autres sont brisés & paroissent s'être rejoints. L'Isle est en quelque sorte pavée de ces rochers. Les montagnes en sont formées par grands bancs dont les couches sont obliques à l'horison, quoique paralelles entre elles. Elles sont de couleur gris de fer, se vitrifient au feu & contiennent beaucoup de mines de fer. J'ai vu à la
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fonte sortir de quelques éclats, des grains d'un très-beau cuivre & du plomb, mais en fort petite quantité. C'étoit à un feu de forge. Les essais de ce genre ne sont pas encourageans. Le mineral paroît trop divisé. Dans les fragments de ces pierres on trouve de petites cavités cristallisées, dont quelques-unes renferment un duvet blanc & très-fin.
Herbes.
Je connois trois especes d'herbe ou gramen naturelles au pays.
Le long du rivage de la mer on trouve une espece de gazon croissant par couches épaisses & élastiques. Sa feuille est très-fine & si pointue qu'elle pique à travers les habits. Les bestiaux n'en veulent point.
Dans la partie la plus chaude de l'Isle, les pâturages sont formés d'une espece de chiendent qui trace beaucoup & pousse de petits rameaux de ses articulations. Cette herbe est fort dure. Elle plaît assez aux bœufs, quand elle n'est pas seche.
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La meilleure herbe vient dans les endroits frais & au vent de l'Isle. C'est un gramen à larges feuilles qui est verd & tendre toute l'année.
Les autres especes d'herbes & d'arbrisseaux connus, sont:
Une herbe qui donne pour fruit une gousse remplie d'une espece de soie dont on pourroit tirer parti.
Asperge.
Une espece d'asperge épineuse qui s'éleve à plus de douze pieds en s'accrochant aux arbres, à la maniere des ronces. On ignore si elle est bonne à manger.
Mauve.
Chardon.
Une espece de mauve à petites feuilles. Elle croît dans les cours & le long des chemins. On y trouve aussi une espece de petits chardons à fleurs jaunes dont les graines font mourir la volaille.
Lys aquatique.
Une plante semblable au lys, qui porte de longues feuilles. Elle croît dans les marais & porte une fleur odorante.
Espece de Giroflée.
Sur les murs & au bord des chemins on trouve des touffes d'une plante dont la
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fleur est semblable à celle de la giroflée rouge simple. Son odeur est mauvaise. Elle a cela de singulier qu'il ne fleurit à chaque branche qu'une fleur à la fois.
Basilic.
Au bas des montagnes voisines de la Ville croît un basilic vivace, dont l'odeur rit de celle du girofle. Sa tige est ligneuse. C'est un bon vulneraire.
Raquettes.
Les raquettes dont on fait des haies très-dangereuses, portent une fleur jaune marbrée de rouge. Cette plante est hérissée d'épines fort aiguës qui croissent sur les feuilles & les fruits. Ces feuilles sont épaisses. On ne fait point usage des fruits dont le goût est acide.
Arbrisseaux.
Le veloutier croît sur le sable, le long de la mer. Ses branches sont garnies d'un duvet semblable au velours. Ses feuilles sont semées de poils brillants. Il porte des grappes de fleurs. Cet arbrisseau exhale dans l'éloignement une odeur agréable qui se perd lorsqu'on en approche, & de très-près est rebutante.
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Espece de ronce.
Il y a une espece de plante, moitié ronce, moitié arbrisseau, qui produit dans des coques hérissées de pointes, une sorte de noix fort lisse & fort dure, de couleur gris de perle, & de la grosseur d'une balle de fusil. Son amande est fort amere. Les Noirs s'en servent contre les maladies nériennes.
Baume.
Il croît en quantité, dans les défrichés, une espece d'arbrisseau à grandes feuilles de la forme d'un cœur. Son odeur est assez douce & tient de celle du baume dont il porte le nom. Je ne le connois propre à aucun usage. On l'emploie cependant dans les bains.
Fausse Patate.
Une autre plante au moins aussi inutile, est la fausse patate qui serpente le long de la mer. Elle trace comme le liseron. Ses fleurs sont rouges & en cloche. Elle se plaît sur le sable.
Herbe à Panier.
Sur les lisieres des bois on trouve une herbe ligneuse appellée herbe à panier. On a essayé d'en faire du fil & de la toile qui
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n'est pas mauvaise. Ses feuilles sont petites. Prises en tisane, elles sont bonnes pour la poitrine.
Liannes.
Il y a une grande variété de plantes comprises fous le nom de liannes dont quelques-unes sont de la grosseur de la cuisse. Elles s'attachent aux arbres, dont les troncs ressemblent à des mâts garnis de cordages. Elles les soutiennent contre la violence des ouragans. J'ai vu plus d'une preuve de leur force. Lorsqu'on fait des abatis dans les bois, on tranche environ deux-cents arbres par le pied. Ils restent debout jusqu'à ce que les liannes qui les attachent soient coupées. Alors une partie de la forêt tombe à la fois eu faisant un fracas épouvantable. J'ai vu des cordes faites de leur écorce plus fortes que celles de chanvre.
II y a plusieurs arbrisseaux dont les feuilles ressemblent à celles du buis.
Un arbrisseau spongieux & épineux dont la fleur est d'un rouge foncé en houpe déchiquetée. Sa feuille est large & ronde. Les
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pêcheurs se servent de sa tige qui est fort légere au lieu de liége.
Bois de demoiselle.
Un autre arbrisseau assez joli appellé bois de demoiselle. Sa feuille est découpée comme celle du frêne, & ses branches sont garnies de petites graines rouges.
Avant d'aller plus loin, observez que je ne connois rien en botanique. Je vous décris les choses comme je les vois, & si vous vous en rapportez à mon sentiment, je vous dirai que tout ici me paroît bien inferieur à nos productions de l'Europe.
Il n'y a pas une fleur dans les prairies,* qui d'ailleurs sont parsemées de pierres & remplies d'une herbe aussi dure que le chanvre. Nulle plante à fleur dont l'odeur soit agréable. De tous les arbrisseaux, aucun qui vaille notre épine blanche. Les liannes n'ont point l'agrément du chevrefeuille ni du lierre. Point de violette le
* Voyez à la fin de la seconde Partie les entretiens sur la végétation.
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long des bois. Quant aux arbres ce sont de grands troncs blanchâtres & nus avec un petit bouquet de feuilles d'un verd triste. Je vous les décrirai dans ma premiere Lettre.
Au Port-Louis. De l'Isle de France ce 15 Sep. 1768.
LETTRE VIII.
Arbres & Plantes aquatiques de l'Isle de France.
Arbres.
J'apperçus il y a quelques jours un grand arbre au milieu des rochers. Je m'en approchai, & l'ayant voulu entamer avec mon couteau, je fus surpris d'y enfoncer sans effort toute la lame. Sa substance étoit comme celle d'un navet, d'un goût assez désagréable. J'en goûtai; quoique je n'en eusse pas avalé, je me sentis pendant quelques heures la gorge enflammée. C'étoient comme des piquûres d'épingle. Cet arbre s'appelle mapou. Il passe pour un poison.
Part. I. H
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La plupart des arbres de ce pays tirent leur nom de la fantaisie des habitans.
Bois de Ronde.
Le bois de ronde est un petit bois dur & tortu. Il jette en brûlant une flâme vive. On s'en sert pour faire des flambeaux; il passe pour incorruptible.
De Canelle.
Le bois de canelle, qui n'est pas le canellier, est un des plus grands arbres de l'Isle. Son bois est le meilleur de tous pour la menuiserie. Il ressemble beaucoup au noyer par sa couleur & ses veines. Quand il est nouvellement employé, il a une odeur d'excrément; elle lui est commune avec la fleur du canellier. Voilà le seul rapport que j'y trouve. Sa graine est enveloppée d'une peau rouge d'un goût acide & assez agréable.
De Natte.
Le bois de natte de deux especes à grande & à petite feuille. C'est le plus beau bois rouge du pays. On l'employe en charpente.
D'Olive.
Le bois d'olive, dont la feuille a quelque rapport à celle de l'olivier, sert aux constructions.
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De Pomme.
Le bois de pomme est un bois rouge d'une médiocre qualité. Je crois que cet arbre produit un fruit appellé pomme de singe, d'une fadeur désagréable.
Benjoin.
Le benjoin, parce qu'il joint bien, est le bois le plus liant du pays; il sert au charonnage. Il vient fort gros, il ne s'éclate jamais.
Colophane.
Le colophane qui donne une raisine semblable à la colophane est un des plus grands arbres de l'Isle.
Faux Tatamaca.
Le faux tatamaca sert aussi aux constructions. Il est fort liant. Il vient très-gros. J'en ai vu de quinze pieds de circonférence. Il donne une gomme ou resine comme le tatamaque.
Bois de Lait.
Le bois de lait ainsi appellé de son suc qui est laiteux.
Bois puant.
Le bois puant, excellent pour la charpente. Il tire son nom de son odeur.
Bois de Fer.
Le bois de fer dont le tronc semble se confondre avec les racines. Il en sort des especes de côtes ou aîlerons semblables
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à des planches. Il fait rebrousser le fer des haches.
Bois de Fouge.
Le bois de fouge est une grosse lianne dont l'écorce est très-forte. Il donne un suc laiteux, estimé pour la guérison des blessures.
Figuier.
Le figuier est un très-grand arbre dont la feuille & le bois ne ressemblent point à notre figuier. Ses figues sont de la même forme, & viennent par grappes au bout des branches. Elles ne sont pas meilleures que les pommes de singe. Son suc est laiteux; & quand il est desseché il produit la gomme appellée élastique.
Bois d'ébenne.
Le bois d'ébenne dont l'écorce est blanche, la feuille large & cartonnée, blanche en dessous, & d'un verd sombre en dessus. Il n'y a que le centre de cet arbre de noir, son aubier est blanc. Dans un tronc de six pouces d'équarissage, il n'y a souvent pas deux pouces debois d'ébenne. Ce bois fraîchement employé, sent les excréments humains, & sa fleur a l'o-
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deur du girofle. C'est le contraire dans le canellier, dont la fleur sent très-mauvais, tandis que l'écorce & le bois exhalent une bonne odeur. L'ébenne donne des fruits semblables à des nefles, remplis d'un suc visqueux, sucré, & d'un goût assez agréable.
Il y a une espece de bois d'ébenne dont le blanc est veiné de noir.
Citronnier.
Le citronnier ne donne de fruit que dans les lieux frais & humides; ses citrons sont petits & pleins de suc.
Oranger.
L'oranger croît aux mêmes endroits, ses fruits sont amers ou aigres. Il y a beaucoup de ces arbres aux environs du grand port. Je doute, cependant, que ces deux especes soient naturelles à l'Isle. Quant aux oranges douces, elles sont très-rares dans les jardins.
Espece de bois de sandal.
On trouve, mais rarement, une espece de bois de sandal. On m'en a donné un morceau, il est gris blanc. Son odeur est foible.
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Vacoa.
Le vacoa est une espece de petit palmier dont les feuilles croissent en spirale autour du tronc. Il sert à faire des nattes & des facs.
Latanier.
Le latanier est un palmier plus grand: il produit à son sommet des feuilles en forme d'éventail; on les emploie à couvrir des maisons. Il n'en produit qu'une par an.
Palmiste.
Le palmiste s'éleve dans les bois audessus de tous les arbres. Il porte à sa tête un bouquet de palmes d'oû sort une fleche qui est la seule chose que ces bois produisent de bon à manger, encore faut-il abattre l'arbre. Cette tige à laquelle on donne le nom de chou, est formée de jeunes feuilles roulées les unes sur les autres, fort tendres, & d'un goût agréable.
Manglier.
Le manglier croît immédiatement dans la mer. Ses branches & ses racines serpentent sur le sable & s'y entrelacent de telle sorte qu'il est impossible d'y débarquer. Son bois est rouge & donne une mauvaise teinture.
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Observation sur les arbres.
J'ai remarqué que la plupart de ces bois n'ont que des écorces fort minces, quel-ques-uns même n'ont que des pellicules, en quoi ils different beaucoup de ceux du nord que la Nature a préservés du froid en les couvrant de plusieurs robes. La plupart ont leurs racines à fleur de terre avec lesquels ils saisissent les rochers. Ils sont peu élevés, leurs têtes sont peu garnies, ils sont fort pesants; ce qui joint aux liannes dont ils sont attachés, les met en état de résister aux ouragans qui auroient bientôt bouleversé les sapins & les chênes.
Quant à leurs qualités utiles, aucun n'est comparable au chéne pour la durée & la solidité, à l'orme pour le liant, au sapin pour la légereté du bois & la longueur de la tige, au chataignier pour l'utilité générale. Ils ont dans leur feuillage le désagrément des arbres qui conservent leurs feuilles toute l'année, leurs feuilles sont dures & d'un
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verd sombre. Leur bois est lourd, cassant, & se pourrit aisément. Ceux qui peuvent servir à la menuiserie, deviennent noirs à l'air, ce qui rend les meubles que l'on en fait, d'une teinte désagréable.
Mousses & Fougeres.
Songes.
On trouve le long des ruisseaux au milieu des bois, des retraites d'une mélancolie profonde. Les eaux coulent au milieu des rochers, ici en tournoyant en silence, là en se précipitant de leur cîme avec un bruit sourd & confus. Les bords de ces ravines sont couverts d'arbres, d'où pendent de grandes touffes de scolopendre & des bouquets de lianne qui retombent suspendus au bout de leurs cordons. La terre aux environs est toute bossue de grosses roches noires, où se tapissent loin du soleil les mousses & les capillaires. De vieux troncs renversés par les temps, gissent couverts d'agarics monstrueux, ondoyés de differentes couleurs. On y voit des fougeres d'une variété infinie. Quelques-unes, comme des feuilles détachées
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de leur tige, serpentent sur la pierre, & tirent leur substance du roc même. D'autres s'élevent comme un arbrisseau de mousse, & ressemblent à un panache de soie. L'espece commune d'Europe y est une fois plus grande. Au lieu de forêts, de roseaux qui bordent si agréablement nos rivages, on ne trouve le long de ces torrents que des songes qui y croissent en abondance. C'est une espece de nymphéa dont la feuille fort large est de la forme d'un cœur. Elle flotte sur l'eau sans en être mouillée. Les gouttes de pluie s'y ramassent comme des globules de vif argent. Sa racine est un oignon d'une nourriture malfaisante. On distingue le blanc & le noir.
Jamais ces lieux sauvages ne furent réjouis par le chant des oiseaux ou par les amours de quelque animal paisible: quelquefois l'oreille y est blessée par le croassement du perroquet, ou par le cri aigu du singe malfaisant. Malgré le désordre du
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sol, ces rochers seroient encore habitables, si l'Européen n'y avoit pas apporté plus de maux que n'y en a mis la nature.
Au Port, ce 8 Octobre 1768.
LETTRE IX.
Des animaux naturels à l'Isle de France.
Quadrupedes.
Singes.
L'abbé de la Caille dit que les Portugais ont apporté les singes à l'Isle de France. Je ne suis pas de son avis; parce que, s'ils vouloient y faire un établissement, cet animal est destructeur; & s'ils vouloient le mettre dans l'Isle comme un gibier ordinaire, ils ignoroient s'il y avoit des fruits qui pussent lui convenir: que d'ailleurs sa chair est d'un goût rebutant, & que bien des Noirs même n'en veulent point manger. Cet animal ne peut avoir été apporté des côtes voisines. Celui de Madagascar, appellé Maki, ne lui ressemble
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point; non plus que le bavian du Cap de Bonne-Espérance.
Le singe de l'Isle de France est de taille médiocre. Il est d'un poil gris roux, assez bien fourré, il porte une longue queue. Cet animal vit en société. J'en ai vu des troupes de plus de foixante à la fois. Ils viennent souvent piller les habitations. Ils placent des sentinelles au sommet des arbres & sur la pointe des rochers. Lorsqu'ils apperçoivent des chiens ou des chasseurs, ils jettent un cri, & tous décampent.
Cet animal grimpe dans les montagnes les plus inaccessibles. Il se repose au-dessus des précipices sur la plus légere corniche. Il est le seul quadrupede de sa taille qui ose s'y exposer. Ainsi la Nature qui a peuplé de végétaux jusqu'à la fente des rochers, a créé des êtres capables d'en jouir.
Rats.
La rat paroît l'habitant naturel de l'Isle. Il y en a un nombre prodigieux. On prétend que les Hollandois abandonnerent
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leur établissement à cause de cet animal. Il y a des habitations ou on en tue plus de trente mille par an. Il fait en terre d'amples magasins de grains & de fruits; il grimpe jusqu'au haut des arbres où il mange les petits oiseaux. Il perce les solives les plus épaisses. On les voit au coucher du soleil se répandre de tous côtés, & détruire dans quelques nuits une récolte entiere. J'ai vu des champs de maïs où ils n'avoient pas laissé un épi. Ils ressemblent à nos rats d'Europe. Peut-être y ont-ils été apportés par nos vaisseaux.
Souris.
Les souris y sont fort communes; le dégât que font ces animaux est incroyable.
Oiseaux.
Flamans.
On prétend qu'il y avoit autrefois beaucoup de flamans; c'est un grand & bel oiseau marin, de couleur de rose. On dit qu'il en reste encore trois. Je n'en ai point vu.
Corbigeau.
On trouve beaucoup de corbigeaux. C'est, dit-on, le meilleur gibier de l'Isle. Il est fort difficile à tirer.
Paillencu.
Il y a des paillencus de deux sortes,
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l'un d'un blanc argenté, l'autre ayant le bec, les prattes & les pailles rouges. Quoique cet oiseau soit marin, il fait son nid dans les bois. Son nom ne convient pas à sa beauté. Les Anglois l'appellent plus convenablement l'oiseau du tropique.
Perroquets.
J'y ai vu plusieurs especes de perroquets, mais d'une beauté médiocre. Il y a une espece de perruches vertes avec un capuchon gris. Elles sont grosses comme des moineaux. On ne peut jamais les apprivoiser. C'est encore un ennemi des récoltes. Elles sont assez bonnes à manger.
Merles.
On trouve dans les bois des merles, qui, à l'appel du chasseur, viennent jusqu'au bout de son fusil. C'est un bon gibier.
Pigeons Hollandois. Ramiers.
Il y a un ramier appellé pigeon Hollandois dont les couleurs sont magnifiques, & une autre espece d'un goût fort agréable, mais si dangereux, que ceux qui en mangent sont saisis de convulsions.
Chauve-Souris.
On y trouve deux sortes de chauve-souris. L'une semblable à la nôtre; l'autre
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grosse comme un petit chat, fort grasse, & que les habitans mangent avec plaisir.
Épervier.
Il y a une espece d'épervier appellé mangeur de poules; on prétend aussi qu'il vit de sauterelles. Il se tient près de la mer. La vue de l'homme ne l'effraye point.
Animaux amphibies.
Tortues.
On trouvoit autrefois sur le rivage beaucoup de tortues de mer, aujourd'hui on y en voit rarement. J'en ai vu cependant des traces sur le sable, & j'en ai vu pêcher à l'entrée des rivieres. C'est un poisson dont la chair ressemble à celle du bœuf. Sa graisse est verte & de fort bon goût.
Tourlouroux.
Les bord de la mer sont criblés de trous où logent quantité de tourlouroux. Ce sont des cancres amphibies, qui se creusent des souterrains comme la taupe. Ils courent fort vîte, & quand on les veut prendre, ils font sonner leurs tenailles dont ils présentent les pointes. Ils ne sont d'aucune utilité.
Bernard l'hermite.
Un autre amphibie fort singulier est le Bernard l'hermite, espece de langouste
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dont la partie posterieure est dépourvue d'écailles; mais la nature lui a donné l'instinct de la loger dans les coquillages vuides. On les voit courir en grand nombre, portant chacun sa maison qu'il abandonne pour une plus grande lorsqu'elle est devenue trop étroite.
Insectes.
Sauterelles.
Les insectes de l'Isle les plus nuisibles sont les sauterelles. Je les ai vu tomber sur un champ comme la neige, s'accumuler sur la terre de plusieurs pouces d'épaisseur, & en dévorer la verdure dans une nuit. C'est l'ennemi le plus redoutable de l'agriculture.
Chenilles.
Il y a plusieurs especes de chenilles. Quelques-unes, comme celles du citronier, sont très grosses & très-belles. Les petites sont les plus dangereuses ainsi que leurs papillons. Elles désolent les jardins potagers.
Papillons.
Il y a un gros papillon de nuit qui porte sur son corcelet la figure d'une tête de mort. On l'appelle haï: il vole dans les
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appartements. On prétend que le duvet dont ses aîles sont couvertes, aveugle les yeux qui en sont atteints. Son nom vient de l'effroi que sa présence donne.
Fourmis.
Formicaleo.
Les maisons sont remplies de fourmis qui pillent tout ce qui est bon à manger. Si la peau d'un fruit mûr s'entrouvre sur un arbre, il est bientôt dévoré par ces insectes. On n'en préserve les offices & les garde-mangers qu'en plaçant leurs supports dans l'eau. Son ennemi est le formicaleo, qui creuse ici comme en Europe son entonnoir dans le sable au pied des arbres.
Cent-Pieds.
Les cent-pieds se trouvent fréquemment dans les lieux obscurs & humides. Peutêtre cet insecte fut-il destiné à éloigner l'homme des lieux mal sains. Sa piquûre est très-douloureuse. Mon chien fut mordu à la cuisse par un de ces animaux qui avoit plus de six pouces de longueur. Sa plaie devint une espece d'ulcere dont il fut plus de trois semaines à guérir. J'ai eu le plaisir d'en voir un emporté par une multitude
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de fourmis qui l'avoient saisi par toutes les pattes, & le traînoient comme une longue poutre.
Scorpion.
Le scorpion est aussi fort commun dans les maisons, & se trouve aux mêmes endroits. Sa piqûre n'est pas mortelle, mais elle donne la fievre; c'est un bon remede de la frotter d'huile sur le champ.
Guêpe.
La guêpe jaune avec des anneaux noirs, a un aiguillon qui n'est pas moins redoutable. Elle se bâtit dans les arbres, & même dans les maisons, des ruches dont la substance est semblable à celle du papier. Elles en construisoient une dans ma chambre; mais je me suis bien vîte dégoûté de ces hôtes dangereux.
La guêpe maçonne se construit des tuyaux avec de la terre. On les prendroit pour quelque ouvrage d'hirondelle, s'il y en avoit dans l'Isle. Elle se loge volontiers dans les appartements peu fréquentés, & elle s'attache surtout aux serrures qu'elle remplit de ses travaux.
Part I. I
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On trouve, souvent, dans les jardins les feuilles des arbisseaux découpées de la largeur d'une piece de six sols. C'est l'ouvrage d'une guêpe qui taille avec ses dents cette piece circulaire avec une précision & une vitesse admirable. Elle la porte dans son trou, la roule en cornet, & y dépose son œuf.
Abeilles.
Il y a des abeilles dont le miel m'a paru assez bon. Il est naturellement liquide.
Carias.
Il y a une espece d'insecte semblable aux fourmis, & qui ne met pas moins d'intelligence à se loger. Ils font un grand dégât dans les arbres & les charpentes dont ils pulverisent le bois. Ils construisent avec cette poussiere des voûtes d'un pouce de largeur, dessous lesquelles ils vont & viennent: ces rameaux, qui sont noirs courent quelquefois sur toute la charpente d'une maison. Ils percent les coffres & les meubles dans une nuit. Je n'ai point trouvé de remede plus sûr que de frotter souvent d'ail les lieux qu'ils fréquentent. On appelle
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ces fourmis des carias. Beaucoup de maisons en sont ruinées.
Cancrelas.
Il y a de trois especes de cancrelas, le plus sale de tous les scarabès. Il y en a un plat & gris; le plus commun est de la grosseur d'un hanneton, d'un brun roux. Il attaque les meubles, & surtout les papiers & les livres. Il est presque toujours logé au fond des offices & dans les cuisines. Les maison en sont infectées. Quand le temps est à la pluie, ils vôlent de tous côtés.
Mouche verte.
Il a pour ennemi une espece de scarabé ou mouche verte fort leste & fort légere. Quand celle-ci le rencontre, elle le touche, & il devient immobile. Ensuite elle cherche une fente où elle le traîne & l'enfonce. Elle dépose un œuf dans son corps & l'abandonne. Cet attouchement que quelques gens prennent pour un charme, est un coup d'aiguillon dont l'effet est bien prompt; car cet insecte a la vie fort dure.
Moutouc.
On trouve dans le tronc des arbres un
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gros ver avec des pattes, qui ronge le bois. On l'appelle moutouc. Les Noirs & même des Blancs en mangent avec plaisir. Pline observe qu'on le servoit à Rome sur les meilleures tables, & qu'on en engraissoit exprès de fleur de farine. On faisoit grand cas de celui du bois de chêne: on l'appelloit cossus. Ainsi l'abondance & la plus affreuse disette se rencontrent dans leurs goûts, & se rapprochent comme tous les extrêmes.
Mouches.
J'y ai vu nos especes ordinaires de mouches, mais le cousin ou maringouin y est plus incommode qu'en Europe, surtout aux nouveaux arrivés dont il préfere le sang. Son bourdonnement est très-fort. Ce moucheron est noir piqueté de blanc. On ne peut gueres s'en préserver la nuit que par des rideaux de gaze qu'on appelle mousticaire.
Demoiselles.
On trouve aussi le long des ruisseaux des demoiselles d'une belle couleur violette, dont la tête est comme un rubis. Cette mouche est carnassiere. J'en ai vu une emporter en l'air un très-joli papillon.
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Lézard.
Les appartements dans certaines saisons sont remplis de petits papillons qui viennent se brûler aux lumieres. Ils sont en si grand nombre, qu'on est obligé de mettre les bougies dans des cylindres de verre. Ils attirent dans les maisons un petit lézard fort joli de la longueur du doigt. Ses yeux sont vifs. Il grimpe le long des murailles & même sur le verre. Il se nourrit de mouches & d'insectes qu'il guette avec beaucoup de patience. Il pond de petits œufs ronds, & gros comme des pois, ayant coque, blancs & jaunes, comme les œufs de poule. J'ai vu de ces lézards apprivoisés, venir prendre du sucre dans la main. Loin d'être malfaisants, ils sont fort utiles. Il y en a de magnifiques dans les bois. On en voit de couleur d'azur & de verd changeant avec des traits cramoisis sur le dos qui ressemblent à des caracteres arabes.
Araignée.
Un ennemi plus terrible aux insectes est l'araignée. Quelques-unes ont le ventre de la grosseur d'une noix avec de grandes
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pattes couvertes de poil. Leurs toiles sont si fortes que les petits oiseaux s'y prennent. Elles détruisent les guêpes, les scorpions & les cent-pieds.
Puces.
Enfin pour achever mon catalogue, je n'ai point vu de pays où il y ait tant de puces. On en trouve dans le sable le long de la mer & jusques sur le sommet des montagnes. On prétend que ce sont les rats qui les y portent. En certaines saisons, si on met un papier blanc à terre, on le voit aussitôt couvert de ces insectes.
Pou aîlé.
Je n'oublierai pas un pou fort singulier que j'ai vu s'attacher aux pigeons. Il ressemble au ticq de nos bois, mais la nature lui a donné des aîles. Celui-là est bien destiné aux oiseaux. Il y a un petit pou blanc qui s'attache aux arbres fruitiers, & les fait périr, & une punaise de bois appellée punaise maupin. Sa piquûre est plus dangereuse que celle du scorpion; elle est suivie d'une tumeur de la grosseur d'un œuf de pigeon, qui ne se dissipe qu'au bout de cinq ou six jours.
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Observation.
Vous observerez que la douce temperature de ce climat, si désirée par les habitans de l'Europe, est si favorable à la propagation des insectes, qu'en peu de temps tous les fruits seroient dévorés, & l'Isle même deviendroit inhabitable. Mais les fruits de ces contrées méridionales sont revétus de cuirs épais, de peaux âpres, de coques très-dures & d'écorces aromatiques comme l'orange & le citron; en sorte qu'il y a peu d'especes où la mouche puisse introduire son ver. Plusieurs de ces animaux nuisibles se font une guerre perpétuelle, comme le cent-pied & le scorpion. Le formicaleo tend des piéges aux fourmis, la mouche verte perce le cancrelas, le lézard chasse aux papillons, l'araignée dresse ses filets pour tout insecte qui vôle, & l'ouragan, qui arrive tous les ans, anéantit à la fois une partie du gibier & des chasseurs.
Au Port-Louis, ce 7 Décembre 1768.
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LETTRE X.
Des productions maritimes, poissons, coquilles, madrépores.
Il me reste à vous parler de la mer & de ses productions, après quoi vous en sçaurez au moins autant que le premier Portugais qui mit le pied dans l'Isle. Si je peux y joindre un Journal météréologique, vous serez à-peu-près au fait de tout ce qui regarde le naturel de cette terre; nous passerons de-là aux habitans & au parti qu'ils ont tiré de leur sol, où, comme dans le reste de l'univers, le bien est mêlé de mal. Le bon Plutarque veut qu'on tire de ces contraires une harmonie; mais les instruments sont communs, & les bons musiciens sont rares.
Poissons.
On voit souvent des baleines au vent de l'Isle, surtout dans le mois de Septembre, temps de leur accouplement. J'en ai vu
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plusieurs pendant cette saison, se tenir perpendiculairement dans l'eau, & venir fort près de la côte. Elles sont plus petites que celles du nord. On ne les pêche point, cependant les Noirs n'ignorent pas la maniere de les harponner. On prend quelquefois des lamentins. J'ai mangé de sa chair qui ressemble à du bœuf, mais je n'ai jamais vu ce poisson.
La vieille est un poisson noirâtre assez semblable à la morue pour la forme & pour le goût. Ce poisson est quelquefois empoisonné, ainsi que quelques especes que je vais décrire. Ceux qui en mangent sont saisis de convulsions. J'ai vu un ouvrier en mourir; sa peau tomboit par écailles. A l'Isle Rodrigue, qui n'est qu'à cent lieues d'ici, les Anglois dans la derniere guerre perdirent par cet accident près de quinze-cents hommes & manquerent par-là leur expédition sur l'Isle de France. On croit que les poissons s'empoisonnent en mangeant les branches des
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madrépores. On peut connoître ceux qui sont empoisonnés à la noirceur de leurs dents; & si on jette dans le chaudron où on les fait cuire une piece d'argent, elle se noircit. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que jamais le poisson n'est mal-sain au vent de l'Isle. Ceux qui croient que les madrépores en sont cause, se trompent donc; car l'Isle est environnée de bancs de corail. J'en attribuerois plutôt la cause au fruit inconnu de quelque arbre venimeux qui tombe à la mer. Ce qui est d'autant plus probable, qu'il n'y a qu'une saison, & que quelques especes gourmandes sujettes à ce danger. D'ailleurs cet espece de ramier, dont la chair donne des convulsions, prouve que le poison est dans l'Isle même.
Dans le nombre des poissons suspects sont plusieurs poissons blancs à grande gueule & à grosse tête, comme le capitaine & la carangue. Ces deux sortes sont d'u goût médiocre. On croit que ceux
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qui ont la gueule pavée; c'est-à-dire, un os raboteux au palais, ne sont point dangereux.
II y a des requins, mais on n'en mange point.
En général plus les poissons sont petits, moins ils sont dangereux. Le rouget est beaucoup plus gros, & fort inferieur à celui d'Europe. Il passe pour sain, ainsi que le mulet qui y est fort commun.
On trouve des sardines & des maqueraux d'un goût médiocre, ainsi que tous les poissons de cette mer. Ils different un peu des nôtres pour la forme.
La poule d'eau, espece de turbot, est le meilleur de tous. Sa graisse est verte.
Il y a des rayes blanches avec une longue queue hérissée d'épines, & d'autres dont la peau & la chair sont noires; des sabres ainsi nommés de leur forme; des lunes bariolées de differentes couleurs; des bourses dont la peau est dessinée comme un reseau; d'autres poissons semblables aux merlans, colorés de
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jaune, de rouge & de violet; des perroquets qui non-seulement sont verds, mais qui ont la tête jaune, le bec blanc & courbé, & vont en troupe comme ces oiseaux.
Le poisson armé est petit, & d'une forme très bizarre. Sa tête est faite comme celle du brochet. Il porte sur son dos sept pointes aussi longues que son corps. La piquûre en est très-venimeuse. Elles sont unies entr'elles par une pellicule qui ressemble à une aîle de chauve-souris. Il est rayé de bandes brunes & blanches qui commencent à son museau, précisément comme au zebre du Cap. Le poisson qui est quarré comme un coffre dont il porte le nom, & qui est armé de deux cornes comme un taureau. Il y en a de plusieurs especes, il ne devient jamais grand. Le porc - épi tout hérissé de longs piquants: le polype qui rempe dans les flaques d'eau avec ses sept bras armés de ventouses, change de couleur, vomit l'eau, & tâche de saisir celui qui veut le prendre: toutes ces
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especes d'une forme si étrange se trouvent dans les rescifs, & ne valent pas grand' chose à manger.
Les poissons de ces mers sont inférieurs pour le goût à ceux d'Europe; en revanche ceux d'eau douce sont meilleurs que les nôtres. Ils paroissent de même espece que ceux de mer. On distingue la lubine, le mulet, & la carpe qui differe de celle de nos rivieres; le cabot qui vit dans les torrents au milieu des rochers où il s'attache avec une membrane concave, & des chevrettes fort grosses & fort délicates. L'anguille est coriace, c'est une espece de congre. Il y en a de sept à huit pieds de long, de la grosseur de la jambe. Elles se retirent dans les trous des rivieres, & dévorent quelquefois ceux qui ont l'imprudence de s'y baigner.
Testacés.
Il y a des homars ou langoustes d'une grandeur prodigieuse. Ils n'ont point de grosses pattes. Ils sont bleus, marbrés de blanc. J'y ai vu une petite espece de homar
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d'une forme charmante: il étoit d'un bleu céleste: il avoit deux petites pattes divisées en deux articulations à-peu-près comme un couteau dont la lame se replieroit dans sa rainure: il saisissoit sa proie comme s'il étoit manchot.
Il y a une très-grande variété de crables. Voici ceux qui m'ont paru les plus remarquables.
Une espece toute raboteuse de tubercules & de pointes comme un madrépore; une autre qui porte sur le dos l'empreinte de cinq cachets rouges; celui qui a au bout de ses serres la forme d'un fer à cheval; une espece couverte de poils qui n'a point de pinces, & qui s'attache à la carene des vaisseaux; un crable marbré de gris dont la coque, quoique lisse, eft fort inégale. On y remarque beaucoup de figures inégales & bisarres qui cependant sont constamment les mêmes sur chaque crable; celui qui a ses yeux au bout de deux longs tuyaux comme des télescopes; quand il ne
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s'en sert point, il les couche dans des rainures le long de sa coquille; l'araignée de mer; un crable dont les pinces sont rouges, & dont une est beaucoup plus grosse que l'autre; un petit crable dont la coquille est trois fois plus grande que lui; il en est couvert comme d'un grand bouclier: on ne voit point ses pattes, quand il marche.
On trouve en plusieurs endroits le long du rivage à quelques pieds sous l'eau, une multitude de gros boudins vivants, roux & noirs. En les tirant de l'eau, ils lancent une glaire blanche & épaisse qui se change dans le moment en un paquet de fils deliés & glutineux. Je crois cet animal l'ennemi des crables parmi lesquels on le rencontre. Sa glaire visqueuse est très-propre à embarrasser leurs pattes, qui d'ailleurs ne sçauroient avoir de prife sur son cuir élastique & sur sa forme cylindrique. Les matelots lui donnent un nom fort grossier qu'on peut rendre en latin par mentula monachi. Les
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Chinois en font grand cas, & le regardent comme un puissant aphrodisiaque.
Coquillages.
Je crois qu'on peut mettre au rang des poissons à coquille une masse informe, molle & membraneuse, au centre de laquelle se trouve un seul os plat un peu cambré. Dans cette espece l'ordre commun paroît renversé; l'animal est au dehors, & la coquille au dedans.
Il y a plusieurs especes d'oursins. Ceux que j'ai vus & pêchés sont: un oursin violet à très-longues pointes; dans l'eau ses deux yeux brillent comme deux grains de lapis. J'ai été vivement piqué par un d'eux. Un oursin gris à baguettes rondes cannelées; un oursin à baguettes obtuses & à pans, marbré de blanc & de violet. cette espece est fort belle: il y en a de gris. L'oursin à cul d'artichaux sans pointe; il est rare; l'oursin commun à petites pointes; il ressemble à une chataigne couverte de sa coque. Ces animaux se trouvent dans les cavités des rochers & des madrépores
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où ils se tiennent à couvert du gros temps.
J'entre ici dans une matiere fort abondante où il est difficile de mettre quelque ordre. Celui de d'Argenville ne me plaît point, parce que beaucoup d'especes ne sont pas à leur place.
Ordre conchyologique nouveau.
Il en est de même de toutes les classes de l'histoire naturelle. Les familles qui se croisent sans cesse, se confondent dans notre mémoire. Toutes les méthodes étant défectueuses, j'aime mieux en imaginer une pour ce genre qu'on peut appliquer à tous les autres.
Je mets au centre l'être le plus simple, & de-là je tire des rayons sur lesquels je range les êtres qui vont en se composant. Ainsi le lépas qui n'est qu'un petit entonnoir qui se colle contre les rochers, est le centre de mon ordre sphérique. Sur un des rayons je mets l'oreille de mer qui forme déja un bourrelet sur un de ses bords: ensuite les rochers dont la volute est tout-à-fait terminée; en disposant de suite les
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nuances de toute cette famille, aucun individu ne m'échappe.
Je suppose ensuite que le lépas se termine en longue pyramide, comme il s'en trouve en effet. Je fais partir un autre rayon sur lequel je dispose les vermiculaires: les vermiculaires qui se tournent en spirale comme les nautiles: les cornes d'Ammon, &c.
Il se trouve des lépas qui ont un petit commencement de spirale en dedans; j'aurai une autre ligne pour differentes especes de tonnes ou de limaçons.
Il y a des lépas qui ont un petit talon à leur ouverture; je tire de-là l'origine des bivalves les plus simples.
Si je trouve des especes composées qui n'appartiennent pas plus à un rayon qu'à l'autre, je tire une corde des deux individus analogues: cette corde devient le diametre d'une nouvelle sphere, & ma nouvelle coquille en sera le centre.
On peut étendre, ce me semble, ce systême à tous les regnes, & si nos cabinets
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ne fournissent pas de quoi remplir tous les rayons & les cordes qui communiquent à ces rayons, on pourra peut-être connoître par-là les familles qui nous manquent: car je pense que la Nature a fait tout ce qui étoit possible, non-seulement les chaînes d'êtres entrevues par les naturalistes, mais une infinité d'autres qui se croisent. En sorte que tout est lié dans tous les sens, & que chaque espece forme les grand rayons de la sphere universelle, & est à la fois centre d'une sphere particuliere.
Revenons à nos coquilles. On trouve à l'Isle de France un lépas uni & applati; le lépas étoilé; le lépas fluviatile, qui, comme toutes les coquilles de ces rivieres, est couvert d'une peau noire; l'oreille de mer bien nacrée en-dedans; une espece de coquille blanche, dont le bourrelet est encore plus contourné.
Le vermiculaire, qui n'est qu'un tuyau blanc qu'on croit un fragment de l'arrosoir; une grande espece qui traverse en serpen-
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tant les madrépores; le cornet de saint-Hubert, petit vermiculaire blanc, tourné en spirale détachée, & divisé interieurement par cloisons comme le nautile; le nautile papiracé, le nautile ordinaire dont la coupe offre une si belle volute.
Dans les limaçons les uns restent fixes aux rochers, & ont la coquille encroûtée; les autres voyagent, & ont la coque lisse.
Dans les premiers on trouve la bouche d'argent simple: lorsqu'on la dépouille de sa croûte, elle furpasse en beauté l'argent bruni; une bouche d'argent épineuse; la bouche d'or dont la nacre est jaune; le limaçon fluviatile, qui sous sa peau noire cache une belle couleur de rose rayée de points d'Hongrie; le limaçon fluviatile à pointe, qu'on trouve dans plusieurs ruisseaux; la conque Persique ou de Panama, qui donne une liqueur propre à teindre en pourpre; un limaçon allongé, marqué à sa bouche de points noirs; la bécasse, dont le bec allongé est garni d'épines; la
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tonne ronde, grosse coquille maillée de jaune; la tonne allongée ou l'aîle de perdrix: ces deux especes ont une surpeau.
Dans les limaçons voyageurs, la nérite cannelée; la nérite lisse avec des rubans ou rose, ou gris, ou noirs, de toutes les nuances: il y en a une variété prodigieuse. La harpe, la plus belle à mon gré des coquilles par sa forme, ses bandes, la beauté de sa pâte & l'éclat de ses couleurs; la harpe avec des pointes; le même limaçon que nous vîmes près des Açores, qui donne une eau purpurine; l'œuf de pintade marbré de bleu. On peut bien mettre à la suite deux coquilles de terre, le limaçon, & la lampe antique couverte d'une peau brune.
Dans les rouleaux, une olive commune; une belle olive qui ressemble pour les nuances au velours de trois couleurs; la noire est la plus estimée: j'en ai vu de cinq pouces de longueur. Une petite olive plus évasée; le rouleau commun, piqueté de
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rouge; le rouleau blanc; le rouleau piqueté de points noirs: ces trois especes ont une surpeau couverte de poil. Le drap d'or; le tonnerre dont la coque est mince: il est rayé de faisceaux en zigzag. La poire; un rouleau couvert de peau, ainsi que la poire: sa bouche a une échancrure, elle est d'un beau ponçeau; l'oreille de Midas encroûtée, mais sa bouche est d'un beau vernis; le grand casque, dont les couleurs sont aurore; le casque blanc truité, il est petit; le scorpion couvert de peau avec ses sept crochets; l'araignée, grande & belle coquille à levres violettes, avec sa bouche garnie de pointes.
Dans les porcelaines, il y en a une espece commune d'un rouge brun à dos d'âne; celle qui est tigrée; la carte de géographie, elle est rare; l'œuf, d'un blanc de fayence, dont la bouche est jaune ou rouge; le lièvre, d'une belle couleur fauve rembrunie; l'olive de roche, dont la coquille est très-fragile.
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Dans les vis, la vis simple truitée, elle est fort allongée; une vis aussi belle dont la spirale est accompagnée d'une moulure; l'enfant en maillot, plus renflée; une vis aussi grosse appellée la culotte de suisse: son vernis & ses couleurs sont très-belles; une petite vis avec une espece de bec, on la trouve toujours percée d'un trou; une autre à dos d'âne, également percée; le fuseau blanc; il est rare: le fuseau tacheté de rouge; la mitre maritime marquée des mêmes taches; la mitre fluviatile couverte d'une peau noire.
Observation.
On remarque comme une chose en effet très-singuliere, que toutes les univalves sont tournées de gauche à droite, en observant la coquille couchée sur sa bouche, la pointe tournée vers soi. Il n'y a d'exceptées que peu d'especes très-rares. Quelle loi a pu les décider à commencer leur volute du même côté? Seroit-ce la même qui a fait tourner la terre d'Occident en Orient. En ce cas le soleil pour-
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roit bien en être la cause, comme il est celle de leurs couleurs qui sont d'autant plus belles qu'on approche plus de la Ligne.
J'ai lu ce qu'on a écrit sur la formation des coquilles, & je n'y entends rien. Par exemple, le scorpion qui a des crochets fort allongés, augmente sa coquille tous les ans. Les anciens crochets lui deviennent inutiles, il en forme de nouveaux. Qu'a-t-il fait des autres? De même, la procelaine a une bouche épaisse, & est taillée de maniere qu'elle ne peut augmenter ses révolutions sur elle-même, si elle ne parvient à détruire les obstacles de son ouverture. Je soupçonnerois que ces animaux ont une liqueur propre à dissoudre les murs du toît qu'ils veulent aggrandir; & si ce dissolvant existe, il me semble qu'on pourroit l'employer contre la pierre qui se forme dans la vessie, d'humeurs glutineuses comme la premiere matiere des coquilles.
Dans les bivalves sont; l'huître commune qui se colle aux rochers, & d'une forme
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si baroque, qu'on ne peut l'ouvrir qu'à coups de marteau: elle est bonne à manger; une espece qu'on nomme la feuille à cause de sa forme; une huître qui ne differe point de celle d'Europe; une huître grise qui s'attache à la carene des vaisseaux, & dont l'écaille est très-fine & très-élastique; elle est rare: l'huître perliere, blanche, plate, épaisse & fort grande: elle se trouve loin de terre; elle est la même que celle d'où l'on tire les perles: une autre huitre perliere encore plus aplatie, d'un violet foncé: elle s'attache avec des fils comme la moule; elle est commune, au port du sud-est: on la trouve à l'embouchure des rivieres; ses perles sont violettes.
On y trouve communément l'huître appellée la tuilée, de l'espece de celles qui servent de bénitiers à S. Sulpice. C'est peut-être le plus grand coquillage de la mer; on en voit aux Maldives que deux bœufs traîneroient difficilement. Il est bien
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étrange que cette huître se trouve fossile sur les côtes de Normandie, où je l'ai vue.
Il y a encore une espece d'huître grise & mince qui ressemble beaucoup à la selle polonoise; l'huître épineuse qui se trouve dans les coraux; la pelure d'oignon dont je n'ai vu que des coquilles dépareillées.
J'ai vu trois especes de moules: elles ne sont ni curieuses ni communes; elles ressemblent pour la forme au dail de la méditerranée, & se logent dans les trous de madrépores; une moule blanche à coque élastique, qui se trouve incorporée avec les éponges; c'est une nuance intermédiaire entre deux especes. Si jamais je fais un cabinet, elle trouvera aisément sa place par ma méthode.
La hache d'armes se rapproche des moules; elle est faite comme le fer d'une hache, une pointe d'un côté, un tranchant de l'autre: elle est armée d'asperosités: elle n'a ni cuir ni charniere, mais un seul pli élastique.
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Dans les petoncles; l'arche de Noé dont les extrêmités se relevent comme la poupe d'un bateau; le cœur strié & cannelé d'une forme bien réguliere; le cœur de bœuf dont un côté est inégal; la corbeille, ses cannelures paroissent s'entrelacer; la rape dont les stries sont formées par des arcs de cercle qui se croisent; un petoncle commun: sa coquille est mince, elle est en dedans teinte en violet; un autre fort joli & rare, dessiné en-dehors comme un point d'Hongrie; le peigne; le manteau ducal qui a de belles couleurs aurore.
Observation.
Il y a apparence que les coquillages ne vivent pas plus en paix que les autres animaux. On en trouve beaucoup de débris sur les rivages. Ceux qui y viennent entiers sont toujours percés. Je me souviens d'avoir vu un limaçon armé d'une dent pointue dont il se sert pour percer la coquille des moules. Il se trouve au détroit de Magellan: on l'appelle burgau armé.
Pour avoir de beaux coquillages, il
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faut les pêcher vivants. Les especes dont la robe est nette, vivent sur le sable, ou elles s'enfouissent dans les gros temps; les autres se collent aux rochers. Les moules se nichent dans les branches des madrépores, ou elles multiplient peu. Si elles frayoient en liberté sur les rochers comme en Europe, les ouragans les détruiroient.
Il y a beaucoup d'industrie & de variété dans la charniere des coquilles. Nos arts pourroient y profiter. Les huîtres n'ont qu'un peu de cuir, mais elles font corps avec le rocher; les moules ont une peau élastique très-forte; la hache d'armes n'a qu'un pli; les cœurs, s'ils sont réguliers, ont à leur charniere de petites dents qui prennent l'une dans l'autre: si un de leurs côtés s'étend en aîle, la charniere est plus considérable du côté ou le poids est le plus fort, & les dents qui la forment sont plus grosses: on entrevoit dans leurs courbes une géométrie admirable.
madrépores.
L'Isle de France est toute environnée de
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madrépores. Ce sont des végétations pierreuses de la forme d'une plante ou d'un arbrisseau. Elles sont en si grand nombre, que les écueils en sont entierement formés.
Je distingue ceux qui ne tiennent point au sol, & ceux qui y sont attachés.
Dans les premiers sont: le champignon, qui paroît composé de feuilles; le plumet qui est de la même espece; le plumet à trois & à quatre branches; le cerveau de Neptune.
Dans ceux qui tapissent le fond de la mer, & qui semblent y tenir par leurs racines, sont: le choufleur; le chou dont le port & les feuilles ressemblent beaucoup à celles de ce végétal; il est de la grande espece, ainsi qu'un madrépore dont les étages forment une espece de spirale; il est très-fragile: un autre qui ressemble à un arbre par sa tige élancée, & la masse de ses branches; une espece très-jolie que j'appelle la gerbe; elle semble formée de plusieurs bouquets d'épis de bled: le pinceau ou
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l'œillet: au centre de chaque découpure, on remarque un peu de verd; une espece commune ramassée en touffe comme une plante de réséda avec ses cônes de fleurs; un madrépore très-joli, croissant de la forme d'une isle avec ses rivages & ses montagnes; un autre qui ressemble à une congellation; une espece dont les feuillages sont digités comme une main; le bois de cerf, dont les cornichons sont très détachés & très fragiles; la ruche à miel, grande masse sans forme, dont toute la surface est régulierement trouée; le corail d'un bleu pâle, qui est rare, en-dedans il est d'un bleu plus foncé; un corail articulé blanc & noir, qui tient un peu du corail rouge qu'on n'a point encore trouvé ici; des végétations coralines, bleues, blanches, jaunes, rouges, si fragiles & si découpées, qu'on ne peut en envoyer en Europe.
Dans les litophites; une plante semblable à une longue paille, sans feuillages,
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sans nœuds & sans boutons; une végétation semblable à une petite forêt d'arbres: leurs racines sont fort entrelacées, chacun d'eux a un petit bouquet de feuilles: la substance de ce lithophite tient de la nature du bois, & brûle au feu comme lui; il est cependant dans la classe des madrépores.
J'ai vu trois especes d'étoiles marines qui n'ont rien de remarquable. On trouvoit antrefois de l'ambre gris sur la côte: il y a même un islot au vent qui en porte le nom. On en apporte quelquefois de Madagascar.
Voyez la fin de la seconde Partie.
On ne doute pas aujourd'hui que les madrépores ne soient l'ouvrage d'une infinité de petits animaux, quoiqu'ils ressemblent absolument à des plantes, par leur port, leur tige, leurs branches, leurs masses, & même par des fleurs de couleur de pêcher. Je me rends à l'expérience avec plaisir; car j'aime à voir l'univers peuplé. D'ailleurs, je conçois qu'un ouvrage régulier
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doit être fait par quelque agent qui a une portion d'ordre & d'intelligence. Ces végétations ressemblent tellement aux nôtres, la matiere à part, que je suis même très porté à penser que tous nos végétaux sont les fruits du travail d'une multitude d'animaux vivants en société. J'aime mieux croire qu'un arbre est une République, plutôt qu'une machine morte, obéissant à je ne sçais quelles loix d'hydraulique. Je pourrois appuyer cette opinion d'observations assez curieuses. Peut-être un jour en aurai-je le loisir. Ces recherches peuvent être utiles: mais quand elles seroient vaines, elles détournent notre curiosité avide de connoître & de juger qui se jette, faute d'aliment, sur tout ce qui l'environne, & est la cause premiere de nos discordes. Nos histoires souvent ne sont que des calomnies, nos traités de morale des satyres, & nos sociétés des Académies de médisance & d'épigrammes. Après cela, on se plaint qu'il n'y a plus d'amitié & de confiance, comme
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s'il pouvoit y en avoir entre des gens qui ont toujours une cuirasse sur le cœur, & un poignard sous le manteau.
Ou parlons peu, ou faisons des systêmes. Tradidit mundum disputationibus. Disputons donc, mais sans nous fâcher.
Au Port-Louis. De l'Isle de France, ce 12 janvier. 1769.
Part. I. L
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Qualités de l'air.
JUILLET, 1768.
Pendant ce mois les vents regnerent de la partie du sud-est, d'où ils souflent presque toute l'année. La brise est forte pendant le jour; il fait calme la nuit. Quoique nous soyons dans la saison seche, il tombe souvent de la pluie. Ce sont des grains assez violents; ils ne sont pas de durée. L'air est très frais. On ne peut gueres se passer d'habits de drap.
AOUST.
Il pleut presque tous les jours. Le sommet des montagnes est couvert de vapeurs semblables à des fumées qui descendent
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dans la plains, accompagnées de coups de vent. Ces pluies forment souvent des arcen-ciels sur les flancs de la montagne qui n'en sont pas moins noirs.
SEPTEMBRE.
Même temps & même vent. C'est la saison des récoltes. Si la chaleur & l'humidité sont te seule cause de la végétation, pourquoi rien ne pousse-t-il dans cette saison? Il ne fait pas moins chaud qu'au mois de Mai en France. Y auroit-il quelque esprit de vie qui accompagne le retour du soleil? Les Romains en faisoient honneur au vent d'ouest, & fixoient son arrivée au huitième de Février. Ils l'appelloient favonius, c'est-à-dire, nourricier. C'est le même que le zéphyre des Grecs. Pline dit qu'il sert de mari à toutes choses qui prennent vie de la terre. Ils étoient peut-être aussi ignorans que nous: mais leur philo-
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sophie me paroît plus touchante, & ils ne se fâchoient pas quand on n'étoit point de leur avis.
Même temperature, l'air un peu plus chaud; il est toujours frais dans l'interieur de l'Isle. A la fin de ce mois on ensemence les terres en bled, dans quatre mois on le récolte, ensuite on seme du mahis, qui est mûr en Septembre. Ce sont deux moissons dans le même champ; mais ce n'est pas trop pour les fléaux dont cette terre est désolée.
Les chaleurs commencent à se faire sentir, les vents varient & vont quelquefois au nord-ouest. Il tombe des pluies orageuses.
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Point de vaisseau de France, point de lettre. Il est triste d'attendre de l'Europe quelque portion de son bonheur.
Les chaleurs sont fatiguantes, le soleil est au zénith, mais l'air est temperé par des pluies abondantes. Il me semble même que j'ai éprouvé des chaleurs plus fortes dans quelques jours de l'été à Petersbourg. Au commencement du mois j'ai entendu du tonnerre pour la premiere fois depuis mon arrivée.
Le 23 au matin, les vents étant au sud-est, le temps se disposa à un coup de vent. Les nuages s'accumulerent au sommet des montagnes. Ils étoient olivâtres & couleur de cuivre. On en remarquoit une longue bande superieure qui étoit immobile. On voyoit des nuages infenieurs courir très-rapidement. La mer brisoit avec
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grand bruit sur les rescifs. Beaucoup d'oiseaux marins venoient du large se réfugier à terre. Les animaux domestiques paroissoient inquiets. L'air étoit lourd & chaud, quoique le vent n'eût pas tombé.
A tous ces signes qui présageoient l'ouragan, chacun se hâta d'étayer sa maison avec des arcs-boutans, & d'en condamner toutes les ouvertures.
Vers les dix heures du soir l'ouragan se déclara. C'étoient des rafales épouvantables, suivies d'instants de calme effrayans, où le vent sembloit reprendre des forces. Il fut ainsi en augmentant pendant la nuit. Ma case en étant ébranlée, je passai dans un autre corps de logis. Mon hotesse fondoit en larmes dans la crainte de voir sa maison détruite. Personne ne se coucha. Vers le matin le vent ayant encore redoublé, je m'apperçus que tout un front de la palissade de l'entourage alloit tomber, & qu'une partie de notre toît se soulevoit à un des angles: avec quelques planches &
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des cordes je fis prévenir le dommage. En traversant la cour pour donner quelques ordres, je pensai plusieurs fois être renversé. Je vis au loin des murailles tomber, & des couvertures dont les bardeaux s'envoloient comme des jeux de cartes.
Il tomba de la pluie vers les huit heures du matin, mais le vent ne cessa point. Elle étoit chassée horisontalement & avec tant de violence, qu'elle entroit comme autant de jets d'eau par les plus petites ouvertures. Elle gâta une partie de mes papiers.
A onze heures la pluie tomboit du ciel par torrents. Le vent se calma un peu, les ravines des montagnes formoient de tous côtés des cascades prodigieuses. Des parties de roc se détachoient avec un bruit semblable à celui du canon. Elles formoient en roulant de larges trouées dans les bois. Les ruisseaux se débordoient dans la plaine qui étoit semblable à une mer. On n'èn voyoit plus ni les digues ni les ponts.
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A une heure après midi les vents sauterent au nord-ouest. Ils chassoient l'écume de la mer par grands nuages sur la terre. Ils jetterent les navires du port sur le rivage, qui tiroient en vain du canon; on ne pouvoit leur envoyer du secours. Par ces nouvelles secousses, les édifices furent ébranlés en sens contraire & presque avec autant de violence. Vers midi ils passerent à l'est, ensuite au sud. Ils firent ainsi le tour de l'horison dans les vingt quatre heures suivant l'ordinaire, après quoi tout se calma.
Beaucoup d'arbres furent renversés, des ponts furent emportés. Il ne resta pas une feuille dans les Jardins. L'herbe même, ce chiendent si dur, paroissoit en quelques lieux rasée au niveau de la terre.
Pendant la tempête un bon citoyen appellé le Roux, envoya par tout ses Noirs, ouvriers, offrir gratuitement leurs services. Cet homme étoit menuisier. Il ne faut pas oublier les bonnes actions, sortout ici.
On avoit annoncé le 23 une éclipse de
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lune à 5 heures 4 minutes du soir, mais le mauvais temps empêcha les observations.
L'ouragan arrive tous les ans assez régulierement au mois de Décembre; quelquefois en Mars. Comme les vents font le tour de l'horison, il n'y a point de souterrain où la pluie ne pénetre. Il détruit un grand nombre de rats, de sauterelles & de fourmis, & on est quelque temps sans en voir. Il tient lieu d'hiver, mais ses ravages sont plus terribles. On se ressouviendra longtemps de celui de 1760. On vit un contrevent enlevé en l'air & dardé comme une fleche dans une couverture. Les mâts inferieurs d'un vaisseau de 64 canons qui étoient sans vergues, furent tors & rompus. Il n'y a point d'arbre d'Europe qui put résister à de si violents tourbillons. Nous avons vu comment la nature avoit défendu les forêts de ce pays.
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Temps pluvieux, chaud & lourd. Grands orages, mais peu de tonnerres. Comme les coups de vents sont violens dans cette saison, la navigation cesse depuis Décembre jusqu'en Avril.
Toutes les prairies ont reverdi, le passage est plus gai, mais le ciel est plus triste.
Temps orageux & coups de vent violens. Le Bot l'heureux, envoyé à Madagascar, a péri, ainsi que le vaisseau le Favori, parti du Cap.
Le 25 de ce mois les nuages rassemblés par le vent de nord-ouest, se formerent en longue bande immobile depuis la montagne du Pavillon jusqu'à l'Isle aux Tonneliers. Il en sortit une quantité prodigieuse de coupe de tonnerre, l'orage dura depuis six heures du matin jusqu'à midi. La foudre
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tomba un grand nombre de fois. Une grenadier fut tué d'un coup, une Negresse d'un autre, ainsi qu'un bœuf sur l'Isle aux Tonneliers: un fusil fut fondu dans la maison d'un officier. Ces gens ci disent qu'il n'y a pas d'exemple que le tonnerre soit tombé dans la ville; pour moi je n'en ai jamais entendu de si violent. Il sembloit que c'étoit un bombardement. Je crois que si on eût tiré le canon, l'explosion eût dissipé ces nuages qui étoient immobiles.
Les pluies sont un peu moins fréquentes, les vents toujours au sud-est. La chaleur supportable.
La saison est belle. Les herbes commencent à secher, & quand on y aura mis le feu, il y en a pour sept mois d'un paysage teint en noir.
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Vers la fin de ce mois les vents tournerent à l'ouest & au nord-ouest suivant l'ordinaire. Nous voilà dans la saison seche. Je fus aux plaines de Williams où je trouvai l'air d'une fraîcheur fort agréable.
Les vents sont fixes au sud est où ils sont presque toujours. Les petits grains pluvieux recommencent.
Qualités de l'air.
Il n'y a point de maladie particuliere au pays; mais on y meurt de toutes celles de l'Europe. J'ai vu mourir d'apoplexie, de petite verole, de maux de poitrine, d'obstructions au foie, ce qui vient de chagrin plutôt que de la qualité des eaux comme on le prétend. J'y ai vu une pierre plus grosse qu'un œuf qu'on avoit tirée à un Noir du pays. J'y ai vu des paralytiques & des
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goutteux très tourmentés, des épileptiques saisis de leurs accès. Les enfans & les Noirs sont très-sujets aux vers. Les maladies vénériennes produisent des crabes dans ceuxci: ce sont des crevasses douloureuses qui viennent sous la plante des pieds. L'air y est bon comme en Europe; mais il n'a en lui aucune qualité médicinale, je ne conseille pas même aux goutteux d'y venir; car j'en ai vu rester plus de six mois de suite au lit.
Les temperaments sont sensiblement alterés aux révolutions des saisons. On y est sujet aux fievres bilieuses, & la chaleur occasionne aussi des descentes, mais avec de la temperance & des bains on se porte bien. J'observe cependant qu'on jouit dans les pays froids d'une santé plus forte, & d'un esprit plus vigoureux: il est même très-singulier que l'histoire ne parle d'aucun homme célebre ne entre les deux tropiques, excepté Mahomet.
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LETTRE XI.
Mœurs des habitans Blancs.
L'isle de France étoit deserte lorque Mascareynhas la découvrit. Les premiers François qui s'y établirent furent quelques cultivateurs de Bourbon. Ils y apporterent une grande simplicité de mœurs, de la bonne-foi, l'amour de l'hospitalité & même de l'indifference pour les richesses. M. de la Bourdonnaye, qui est en quelque sorte le fondateur de cette Colonie, y amena des ouvriers, bonne espece d'hommes, & quelques mauvais sujets que leurs parents y avoient fait passer; il les força d'être utiles.
Lorsqu'il eut rendu cette Isle intéressante par ses travaux, & qu'on la crut propre à devenir l'entrepôt du commerce de l'Inde, il y vint des gens de tout état.
D'abord des employés de la compagnie.
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Comme les premiers emplois de l'Isle étoient entre leurs mains, ils y vécurent à-peu-près comme les Nobles à Venise. Ils joignirent à ces mœurs Aristocratiques, un peu de cet esprit financier qui effarouche tant l'agriculteur. Tous les moyens d'établissement étoient entre leurs mains. Ils avoient à la fois la police, l'administration & les magasins. Quelques-uns faisoient défricher & bâtir, & ils revendoient leurs travaux assez cher à ceux qui cherchoient fortune. On cria contre eux, mais ils étoient tout-puissants.
Il s'y établit des marins de la Compagnie, qui depuis longtemps ne peuvent pas concevoir que les dangers & la peine du commerce des Indes soient pour eux, tandis que les honneurs & le profit sont pour d'autres. Cet établissement, voisin des Indes, faisant naître de grandes espérances, ils s'y arrêterent, ils étoient mécontents avant de s'y établir, ils le furent encore après.
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Il y vint des officiers militaires de la Compagnie. C'étoient de braves gens dont plusieurs avoient de la naissance. Ils ne pouvoient pas imaginer qu'un Militaire pût s'abaisser à aller prendre l'ordre d'un homme qui quelquefois avoit été garçon de comptoir: passe pour en recevoir sa paye. Ils n'aimoient pas les marins qui sont trop décisifs: en se faisant habitans, ils ne changerent point d'esprit, & ne firent pas fortune.
Quelques régiments du Roi y relâcherent & même y séjournerent. Des officiers séduits par la beauté du ciel & par l'amour du repos, s'y fixerent. Tout ployoit sous le nom de la Compagnie. Ce n'étoient plus de ces distinctions de garnison qui flattent tant l'Officier subalterne: chacun avoit là ses prétentions; on les regardoit presque comme des étrangers. Ce furent de grandes clameurs au nom du Roi.
Il y étoit venu des Missionnaires de S.-Lazare qui avoient gouverné paisiblement
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les hommes simples qui s'étoient les premiers établis: mais quand ils virent que la société en s'augmentant se divisoit, ils s'en tinrent à leurs fonctions curiales, & à quelques bonnes habitations: ils ne furent chez les autres que quand ils y furent appellés.
Il y passa quelques marchands avec un peu d'argent. Dans une Isle sans commerce, ils augmenterent les abus d'un agiot qu'ils y trouverent établi, & se livrerent à de petits monopoles. Ils ne tarderent pas à se rendre odieux à ces differentes classes d'hommes qui ne pouvoient se souffrir. On les désigna sous le nom de Banians, c'est comme qui diroit Juifs. D'un autre côté, ils affecterent de mépriser les distinctions particulieres de chaque habitant, prétendant qu'après avoir passé la Ligne, tout le monde étoit à-peu-près égal.
Enfin la derniere guerre de l'Inde y jetta, comme une écume, des banqueroutiers, des libertins ruinés, des fripons, des
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scélérats, qui chassés de l'Europe par leurs crimes, & de l'Asie par nos malheurs, tenterent d'y rétablir leur fortune sur la ruine publique. A leur arrivée, les mécontentements généraux & particuliers augmentèrent: toutes les réputations furent flétries avec un art d'Asie inconnu à nos calomniateurs: il n'y eut plus de femme chaste ni d'homme honnête: toute confiance fut éteinte, toute estime détruite. Ils parvinrent ainsi à décrier tout le monde, pour mettre tout le monde à leur niveau.
Comme leurs espérances ne se fondoient que sur le changement d'administration, ils vinrent enfin à bout de dégoûter la Compagnie qui ceda au Roi en 1765, une Colonie si orageuse & si dispendieuse.
Pour cette fois on crut que la paix & l'ordre alloient regner dans l'Isle, mais on n'avoit fait qu'ajouter de nouveaux levains à la fermentation.
Il y débarqua un grand nombre de protégés de Paris pour faire fortune dans une
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Isle inculte & sans commerce, où il n'y avoit que du papier pour toute monnoie. Ce fut des mécontents d'une autre espece.
Une partie des habitans qui restoit attachée à la Compagnie par reconnoissance, vit avec peine l'administration Royale. L'autre portion qui avoit compté sur les faveurs du nouveau gouvernement, voyant qu'il ne s'occupoit que de plans économiques, fut d'autant plus aigrie, qu'elle avoit esperé plus longtems.
A ces nouveaux schismes se joignirent les dissensions de plusieurs Corps qui en France même ne peuvent se concilier, dans la marine du Roi, la plume & l'épée, & enfin l'esprit de chacun des Corps militaires & d'administration, qui n'étant point, comme en Europe, dissipé par les plaisirs ou par les affaires générales, s'isole & se nourrit de ses propres inquiétudes.
La discorde regne dans toutes les classes, & a banni de cette Isle l'amour de la société, qui semble devoir regner parmi
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des François exilés au milieu des mers, aux extrémités du monde. Tous sont mécontents, tous voudroient faire fortune & s'en aller bien vîte. A les entendre chacun s'en va l'année prochaine. Il y en a qui depuis trente ans tiennent ce langage.
L'Officier qui arrive d'Europe y perd bientôt l'émulation militaire. Pour l'ordinaire il a peu d'argent, & il manque de tout: sa case n'a point de meubles; les vivres sont très-chers en détail; il se trouve seul consommateur entre l'habitant & le marchand qui renchérissent à l'envi. Il fait d'abord contre eux une guerre défensive; il achette en gros; il songe à profiter des occasions, car les marchandises haussent au double après le départ des vaisseaux. Le voilà occupé à saisir tous les moyens d'acheter à bon marché. Quand il commence à jouir des fruits de son économie, il pense qu'il est expatrié pour un temps illimité dans un pays pauvre: l'oisiveté, le défaut de société, l'appas du commerce
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l'engagent à faire par intérêt ce qu'il avoit fait par nécessité. Il y a sans doute des exceptions, & je les citerois avec plaisir, si elles n'étoient pas un peu nombreuses. M. de Steenhovre le Commandant, y donne l'exemple de toutes les vertus.
Les soldats fournissent beaucoup d'ouvriers, car la chaleur permet aux Blancs d'y travailler en plein air. On n'a pas tiré d'eux pour le bien de cette colonie, un parti avantageux. Souvent dans les recrùes qu'on envoie d'Europe, il se trouve des misérables, coupables des plus grands crimes. Je ne conçois pas la politique d'imaginer que ceux qui troublent une société ancienne, peuvent servir à faire fleurir une nouvelle. Souvent le désespoir prend ces malheureux; ils s'assassinent entre eux à coups de bayonnette.
Quoique les marins ne fassent qu'aller & venir, ils ne laissent pas d'influer beaucoup sur les mœurs de cette colonie. Leur politique est de se plaindre des lieux d'où
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ils sont partis, & de ceux où ils arrivent. A les entendre, le bon tems est passé, ils sont toujours ruinés: ils ont acheté fort cher & vendu à perte. La vérité est, qu'ils croient n'avoir fait aucun bénéfice, s'ils n'ont vendu à cent-cinquante pour cent: la barique de vin de Bordeaux coûte jusqu'à cinq-cents livres; le reste à proportion. On ne croiroit jamais que les marchandises de l'Europe se payent plus ici qu'aux Indes, & celles des Indes plus qu'en Europe. Les marins sont fort considerés des habitans, parce qu'ils en ont besoin. Leurs murmures, leurs allées & venues perpétuelles donnent à cette Isle quelque chose des mœurs d'une auberge.
De tant d'hommes de différents états, résulte un peuple de differentes nations, qui se haïssent très-cordialement. On n'y estime que la fausseté. Pour y désigner un homme d'esprit, on dit c'est un homme fin. C'est un éloge qui ne convient qu'à des renards. La finesse est un vice, & mal-
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heur à la société où il devient une qualité estimable. D'un autre côté, on n'y aime point les gens méfians; cela paroît se contredire; mais c'est qu'il n'y a rien à gagner avec des gens qui sont sur leurs gardes. Le méfiant déconcerte les fripons & les repousse. Ils se rassemblent auprès de l'homme fin: ils l'aident à faire des dupes.
On y est d'une insensibilité extrême pour tout ce qui fait le bonheur des âmes honnêtes. Nul goût pour les lettres & les arts. Les sentimens naturels y sont dépravés: on regrette la patrie à cause de l'Opera & des filles; souvent ils sont éteints: j'étois un jour à l'enterrement d'un habitant considérable, ou personne n'étoit affligé: j'entendis son beau-frere remarquer qu'on n'avoit pas fait la fosse assez profonde.
Cette indifference s'étend à tout ce qui les environne. Les rues & les cours ne sont ni pavées ni plantées d'arbres; les maisons sont des pavillons de bois que l'on peut aisément transporter sur des rouleaux; il
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n'y a aux fenêtres ni vîtres ni rideaux; à peine y trouve-t-on quelques mauvais meubles.
Les gens oisifs se rassemblent sur la place à midi & au soir; là on agiote: on médit, on calomnie. Il y a très-peu de gens mariés à la ville. Ceux qui ne sont pas riches s'excusent sur la médiocrité de leur fortune: les autres veulent, disent-ils, s'établir en France; mais la facilité de trouver des concubines parmi les Negresses, en est la véritable raison. D'ailleurs il y a peu de partis avantageux; il est rare de trouver une fille qui apporte dix mille francs comptant en mariage.
Des Femmes.
La plupart des gens mariés vivent sur leurs habitations. Les femmes ne viennent gueres à la ville que pour danser ou faire leurs pâques. Elles aiment la danse avec passion. Dès qu'il y a un bal, elles arrivent en foule voiturées en palanquin. C'est une espece de litiere enfilée d'un long bambou que quatre Noirs portent sur leurs
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épaules: quatre autres les suivent pour les relayer. Autant d'enfans, autant de voitures attelées de huit hommes, y compris les relais. Les maris économes s'opposent à ces voyages qui dérangent les travaux de l'habitation; mais faute de chemins, il ne peut y avoir de voitures roulantes.
Les femmes ont peu de couleur, elles sont bien faites, & la plupart jolies. Elles ont naturellement de l'esprit: si leur éducation étoit moins négligée, leur société seroit fort agréable: mais j'en ai connu qui ne sçavoient pas lire. Chacune d'elles pouvant réunir à la ville un grand nombre d'hommes, les maitresses des maisons se soucient peu de se voir hors le temps du bal. Lorsqu'elles sont rassemblées, elles ne se parlent point. Chacune d'elles apporte quelque prétention secrette qu'elles tirent de la fortune, des emplois ou de la naissance de leurs maris; d'autres comptent sur leur beauté ou leur jeunesse; une Européenne se croit supérieure à une créole,
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& celle-ci regarde souvent l'autre comme une aventuriere.
Quoi qu'en dise la médisance, ie les crois plus vertueuses que les hommes qui ne les négligent que trop souvent pour des esclaves Noires. Celles qui ont de la vertu sont d'autant plus louables, qu'elles ne la doivent point à leur éducation. Elles ont à combattre la chaleur du climat, quelquefois l'indifference de leurs maris & souvent l'ardeur & la prodigalité des jeunes marins: si l'hymen donc se plaint de quelques infidélités, la faute en est à nous qui avons porté des mœurs Françoises sous le ciel de l'Afrique.
Au reste elles ont des qualités domestiques très-estimables, elles sont fort sobres, ne boivent presque jamais que de l'eau. Leur propreté est extrême dans leurs habits. Elles sont habillées de mousseline, doublée de taffetas couleur de rose. Elles aiment passionnément leurs enfans. A peine sont-ils nés qu'ils courent tout nus dans la
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maison: jamais de maillot: on les baigne souvent, ils mangent des fruits à diserétion, point d'étude, point de chagrin. En peu de temps ils deviennent forts & robustes. Le temperament s'y développe de bonne heure dans les deux sexes: j'y ai vu marier des filles à onze ans.
Cette éducation qui se rapproche de la nature, leur en laisse toute l'ignorance; mais les vices des Negresses qu'ils sucent avec leur lait & leurs fantaisies qu'ils éxercent avec tyrannie sur les pauvres esclaves, y ajoutent toute la dépravation de la société. Pour remédier à ce mal, les gens aisés sont passer de bonne heure leurs enfans en France, d'où ils reviennent souvent avec des vices plus aimables & plus dangereux.
On ne compte gueres que quatre-cents cultivateurs dans l'Isle. Il y a environ cent femmes d'un certain état, dont il y en a tout au plus dix qui restent à la ville. Vers le soir on va en visite dans leurs maisons: on
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joue, ou l'on s'ennuie. Au coup de canon de huit heures, chacun se retire & va souper chez soi.
Adieu, mon ami; en parlant des hommes, il me fâche de n'avoir que des satyres à faire.
Au Port-Louis. De l'Isle de France ce 10 Fev. 1769.
LETTRE XII.
Des Noirs.
Dans le reste de la population de cette Isle, on compte les Indiens & les Negres.
Des Indies.
Les premiers sont les Malabares. C'est un peuple fort doux. Ils viennent de Pondichéry où ils se louent pour plusieurs années. Ils sont presque tous ouvriers. Ils occupent un fauxbourg appellé le Camp des Noirs. Ce peuple est d'une teinte plus foncée que les insulaires de Madagascar
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qui sont de véritables Negres: mais leurs traits sont réguliers comme ceux des Européens, & ils n'ont point les cheveux crépus. Ils sont assez sobres, fort économes, & aiment passionnément les femmes. Ils sont coëffés d'un turban, & portent de longues robes de mousseline, de grands anneaux d'or aux oreilles, & des brasselets d'argent aux poignets. Il y en a qui se louent aux gens riches, ou titrés en qualité de pions. C'est une espece de domestique qui fait à-peu-près l'office de nos coureurs, excepté qu'il fait toutes ses commissions fort gravement. Il porte pour marque de distinction une canne à la main, & un poignard à la ceìnture. Il seroit à souhaiter qu'il y eût un grand nombre de Malabares établis dans l'Isle, surtout de la Caste des Laboureurs; mais je n'en ai vu aucun qui voulût se livrer à l'agriculture.
C'est à Madagascar qu'on va chercher les Noirs destinés à la culture des terres. On achette un homme pour un baril de
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poudre, pour des fusils, des toiles, & surtout des piastres. Le plus cher ne coûte gueres que cinquante écus.
Des Negres.
Cette nation n'a ni le nez si écrâsé, ni la teinte si noire que celle des Negres de Guinée. Il y en a même qui ne sont que bruns; quelques-uns, comme les Balambous, ont les cheveux longs. J'en ai vu de blonds & de roux. Ils sont adroits, intelligents, sensibles à l'honneur & à la reconnoissance: la plus grande insulte qu'on puisse faire à un Noir, est d'injurier sa famille: ils sont peu sensibles aux injures personnelles. Ils font dans leurs pays quantité de petits ouvrages avec beaucoup d'industrie. Leur zagaye ou demi-pique est très-bien forgée, quoiqu'ils n'aient que des pierres pour enclume & pour marteau. Leurs toiles ou pagnes, que leurs femmes ourdissent, sont très-fines & bien teintes. Ils les tournent autour d'eux avec grace. Leur coëffure est une frisure très composée; ce sont des étages de boucles & de tresses entremêlées avec beau-
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coup d'art; c'est encore l'ouvrage des femmes. Ils aiment passionnément la danse & la musique. Leur instrument est le tamtam; c'est une espece d'arc où est adaptée une calebasse. Ils en tirent une sorte d'harmonie douce dont ils accompagnent les chansons qu'ils composent. L'amour en est toujours le sujet. Les filles dansent aux chansons de leurs amans; les spectateurs battent la mesure, & applaudissent.
Ils sont très-hospitaliers. Un Noir qui voyage entre, sans être connu, dans la premiere cabanne; ceux qu'il y trouve partagent leurs vivres avec lui: on ne lui demande ni d'où il vient, ni où il va; c'est leur usage.
Ils arrivent avec ces arts & ces mœurs à l'Isle de France. On les débarque tout nuds avec un chiffon autour des reins. On met les hommes d'un côté, & les femmes à part avec leurs petits enfans qui se pressent de frayeur contre leurs meres. L'habitant les visite par-tout, & achete ceux qui lui conviennent. Les freres, les sœurs,
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les amis, les amants sont séparés; ils se font leurs adieux en pleurant, & partent pour l'habitation. Quelquefois ils se désespèrent; ils s'imaginent que les blancs les vont manger; qu'ils font du vin rouge avec leur sang, & de la poudre à canon avec leurs os.
Voici comme on les traite. Au point du jour trois coups de fouet sont le signal qui les appelle à l'ouvrage. Chacun se rend avec sa pioche dans les plantations où ils travaillent presque nuds à l'ardeur du soleil. On leur donne pour nourriture du mahis broyé, cuit à l'eau, ou des pains de manioc; pour habit un morceau de toile. A la moindre négligence on les attache par les pieds & par les mains sur une échelle. Le commandeur, armé d'un fouet de poste, leur donne sur le derriere nud, cinquante, cent, & jusqu'à deux-cents coups. Chaque coup enleve une portion de la peau. Ensuite on détache le misérable tout sanglant; on lui met au cou un collier de fer à trois pointes, & on le
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ramene au travail. Il y en a qui sont plus d'un mois avant d'être en état de s'asseoir. Les femmes sont punies de la même maniere.
Le soir de retour dans leurs cases, on les fait prier Dieu pour la prospérité de leurs maîtres. Avant de se coucher ils leur souhaitent une bonne nuit.
Il y a une loi faite en leur faveur appellée le Code Noir. Cette loi favorable ordonne qu'à chaque punition ils ne recevront pas plus de trente coups, qu'ils ne travailleront point le Dimanche, qu'on leur donnera de la viande toutes les semaines, des chemises tous les ans; mais on ne suit point la Loi. Quelquefois quand ils sont vieux, on les envoie chercher leur vie comme ils peuvent. Un jour j'en vis un qui n'avoit que la peau & les os, découper la chair d'un cheval mort pour la manger. C'étoit un squelette qui en dévoroit un autre.
Quand les Européens paroissent émus, les habitans leur disent qu'ils ne connois-
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sent pas les Noirs. Ils les accusent d'être si gourmands, qu'ils vont la nuit enlever des vivres dans les habitations voisines; si paresseux, qu'ils ne prennent aucun intérêt aux affaires de leurs maîtres, & que leurs femmes sont des meres de famille si misérables, qu'elles aiment mieux se faire avorter que de mettre des enfans au monde.
Le caractere des Negres est naturellement enjoué, mais après quelque temps d'esclavage, ils deviennent mélancoliques. L'amour seul semble encore charmer leurs peines. Ils font ce qu'ils peuvent pour obtenir une femme. S'ils ont le choix, ils préferent celles qui ont passé la premiere jeunesse: ils disent qu'elles font mieux la soupe. Ils lui donnent tout ce qu'ils possedent. Si leur maitresse demeure chez un autre habitant, ils feront la nuit trois ou quatre lieues dans des chemins impraticables pour l'aller voir. Quand ils aiment, ils ne craignent ni la fatigue ni les châtiments. Quelquefois ils se donnent des ren-
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dez-vous au milieu de la nuit. Ils dansent à l'abri de quelque rocher, au son lugubre d'une calebasse remplie de pois: mais la vue d'un Blanc ou l'aboiement d'un chien dissipe ces assemblées nocturnes.
Ils ont aussi des chiens avec eux. Il est connu de tout le monde que ces animaux reconnoissent parfaitement daus les ténébres non-seulement les Blancs, mais les chiens même des Blancs. Ils ont pour eux de la crainte & de l'aversion: ils heurlent dès qu'ils approchent. Ils n'ont d'indulgence que pour les Noirs & leurs compagnons qu'ils ne décelent jamais. Les chiens des Blancs de leur côté ont adopté les sentiments de leurs maîtres, & au moindre signal ils se jettent avec fureur sur les esclaves.
Enfin lorsque les Noirs ne peuvent plus supporter leur fort, ils se livrent au désespoir. Les uns se pendent ou s'empoisonnent, d'autres se mettent dans une pirogue, & sans voiles, sans vivres, sans boussole,
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se hazardent à faire un trajet de deux-cents lieues de mer pour retourner à Madagascar. On en a vu aborder; on les a repris & rendus à leurs maîtres.
Pour l'ordinaire ils se réfugient dans les bois, où ou leur donne la chasse avec des détachements de soldats, de Negres & de chiens. Il y a des habitans qui s'en font une partie de plaisir. On les relance comme des bêtes sauvages. Lorsqu'on ne peut les atteindre, on les tire à coups de fusil, on leur coupe la tête, on la porte en triomphe à la ville au bout d'un bâton. Voilà ce que je vois presque toutes les semaines.
Quand on attrape les Noirs fugitifs, on leur coupe une oreille, & on les fouette. A la seconde désertion ils sont fouettés, on leur coupe un jarret, on les met à la chaîne. A la troisieme fois ils sont pendus; mais alors on ne les dénonce pas: les maîtres craignent de perdre leur argent.
J'en ai vu prendre & rompre vifs. Ils alloient au supplice avec joie, & le suppor-
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toient sans crier. J'ai vu une femme se jetter elle-même du haut de l'échelle. Ils croient qu'ils trouveront dans un autre monde une vie plus heureuse, & que le pere des hommes n'est pas injuste comme eux.
Ce n'est pas que la religion ne cherche à les consoler. De temps en tems on en baptise. On leur dit qu'ils sont devenus freres des Blancs, & qu'ils iront en paradis. Mais ils ne sçauroient croire que les Européens puissent jamais les mener au ciel; ils disent qu'ils sont sur la terre la cause de tous leurs maux. Ils disent qu'avant d'aborder chez eux, ils se battoient avec des bâtons ferrés; que nous leur avons appris à se tuer de loin avec du feu & des balles: que nous excitons parmi eux la guerre & la discorde, afin d'avoir des esclaves à bon marché: qu'ils suivoient sans crainte l'instinct de la nature, que nous les avons empoisonnés par des maladies terribles: que nous les laissons souvent manquer d'habits, de vivres, & qu'on les bat cruellement fans
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raison. J'en ai vu plus d'un exemple. Une esclave presque blanche vint, un jour, se jetter à mes pieds: sa maitresse la faisoit lever de grand matin & veiller fort tard; lorsqu'elle s'endormoit, elle lui frottoit les levres d'ordure; si elle ne se lechoit pas, elle la faisoit fouetter. Elle me prioit de demander sa grace, que j'obtins. Souvent les maîtres l'accordent, & deux jours après ils doublent la punition. C'est ce que j'ai vu chez un Conseiller dont les Noirs s'étoient plaints au Gouverneur: il m'assura qu'il les feroit écorcher le lendemain de la tête aux pieds.
J'ai vu chaque jour fouetter des hommes & des femmes pour avoir cassé quelque poterie, oublié de fermer une porte. J'en ai vu de tout sanglants frottés de vinaigre & de sel pour les guérir. J'en ai vu sur le port, dans l'excès de leur douleur, ne pouvoir plus crier; d'autres mordre le canon sur lequel on les attache…… Ma plume se lasse d'écrire ces horreurs;
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mes yeux sont fatigués de les voir, & mes oreilles de les entendre. Que vous êtes heureux! quand les maux de la Ville vous blessent, vous fuyez à la campagne. Vous y voyez de belles plaines, des collines, des hameaux, des moissons, des vendanges, un peuple qui danse & qui chante; l'image au moins du bonheur! Ici, je vois de pauvres Negresses courbées sur leurs bêches avec leurs enfans nuds collés sur le dos, des Noirs qui passent en tremblant devant moi; quelquefois j'entends au loin le son de leur tambour, mais plus souvent celui des fouets qui éclatent en l'air comme des coups de pistolet, & des cris qui vont au cœur…., Grace, Monsieur!…. miséricorde! Si je m'enfonce dans les solitudes, j'y trouve une terre raboteuse, toute hérissée de roches, des montagnes portant au-dessus des nuages leurs sommets inaccessible, & des torrents qui se précipitent dans des abîmes. Les vents qui grondent
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dans ces vallons sauvages, le bruit sourd des flots qui se brisent sur les rescifs, cette vaste mer qui s'étend au loin vers des régions inconnues aux hommes, tout me jette dans la tristesse, & ne porte dans mon âme que des idées d'exil & d'abandon.
Au Port-Louis; de l'Isle de France, ce 25 Avril, 1769.
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POST-SCRIPTUM.
Réflexions sur l'esclavage.
Je ne sçais, pas si le caffé & le sucre sont nécessaires au bonheur de l'Europe, mais je sçais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l'Amérique afin d'avoir une terre pour les planter: on dépeuple l'Afrique afin d'avoir une nation pour les cultiver.
Il est, dit-on, de notre intérêt de cultiver des denrées qui nous sont devenues nécessaires plutôt que de les acheter de nos voisins. Mais puisque les charpentiers, les couvreurs, les maçons & les autres ouvriers Européens travaillent ici en plein soleil, pourquoi n'y a-t-on pas des laboureurs blancs! Mais que deviendroient les propriétaires actuels? Ils deviendroient plus riches. Un habitant seroit à son aise avec vingt fermiers, il est pauvre avec vingt esclaves. On en compte ici vingt mille qu'on est
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obligé de renouveller tous les ans d'un dix-huitieme. Ainsi la Colonie abandonnée à elle-même, se détruiroit au bout de dix-huit ans; tant il est vrai qu'il n'y a point de population sans liberté & propriété, & que l'injustice est une mauvaise ménagere.
On dit que le Code Noir est fait en leur faveur. Soit; mais la dureté des maîtres excede les punitions permises, & leur avarice soustrait te nourriture, le repos & les récompenses qui sont dues. Si ces malheureux vouloient se plaindre, à qui se plaindroient-ils? leurs juges sont souvent leurs premiers tyrans.
Mais on ne peut contenir, dit-on, que par une grande sévérité de peuple d'esclaves: il faut des supplices, des colliers de fer à trois crochets, des fouets, des blocs où on les attache par le pied, des chaînes qui les prennent par le cou: il faut les traiter comme des bêtes, afin que les Blancs puissent vivre comme des hommes…. Ah! je sçais bien que quand on a une fois
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posé un principe très-injuste, on n'en tire que des conséquences très-inhumaines.
Ce n'étoit pas assez pour ces malheureux d'être livrés à l'avarice & à la cruauté des hommes les plus dépravés, il falloit encore qu'ils fussent le jouet de leurs sophismes.
Des Théologiens assurent que pour un esclavage temporel, ils leur procurent une liberté spirituelle. Mais la plupart sont achetés dans un âge où ils ne peuvent jamais apprendre le François, & les Missionnaires n'apprennent point leur langue. D'ailleurs ceux qui sont baptisés sont traités comme les autres.
Ils ajoutent qu'ils ont mérité les châtimens du ciel en se vendant les uns les autres. Est-ce donc à nous à être leurs bourreaux? Laissons les vautours détruire les milans.
Des politiques ont excusé l'esclavage en disant que la guerre le justifioit. Mais les Noirs ne nous la font point. Je conviens que les loix humaines le permettent:
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au moins devroit-on se renfermer dans les bornes qu'elles prescrivent.
Je suis fâché que des Philosophes qui combattent les abus avec tant de courage, n'aient gueres parlé de l'esclavage des Noirs que pour en plaisanter. Ils se détournent au loin. Ils parlent de la saint-Barthelemi, du Massacre des Mexicains par les Espagnols, comme si ce crime n'étoit pas celui de nos jours, & auquel la moitié de l'Europe prend part. Y a-t-il donc plus de mal à tuer tout d'un coup des gens qui n'ont pas nos opinions, qu'à faire le tourment d'une nation à qui nous devons nos délices? Ces belles couleurs de rose & de feu dont s'habillent nos Dames, le coton dont elles oöattent leurs jupes, le sucre, le caffé, le chocolat de leur déjeûner, le rouge dont elles relevent leur blancheur, la main des malheureux Noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux Tragédies, & ce qui sert à vos plaisirs est mouillé des pleurs, & teint du sang des hommes!
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Agriculture. Herbes, légumes & fleurs apportées dans l'Isle.
Le gouvernement a fait apporter la plupart des plantes, des arbres & des animaux que je vais décrire. Quelques habitans y ont contribué, entre autres MM. de Cossigni, Poivre, Hermans, & le Juge. J'eusse désiré sçavoir le nom des autres, afin de leur rendre l'honneur qu'ils méritent. Le don d'une plante utile me paroît plus précieux que la découverte d'une mine d'or, & un monument plus durable qu'une pyramide.
Voici dans quel ordre je les dispose. 1°. Les plantes qui se reproduisent d'elles-mêmes, & qui se sont comme naturalisées dans la campagne. 2°. Celles qu'on cultive dans la campagne. 3°. Les herbes des jardins potagers. 4°. Celles des jardins à fleurs.
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Je suivrai le même plan pour les arbrisseaux & les arbres. De ceux que je connois, je n'en obmettrai aucun. On ne doit pas dédaigner de décrire ce que la nature n'a pas dédaigné, de former.
Dans les plantes sauvages.
Plantes naturalisées.
On trouve dans quelques plaines voisines de la ville, une espece d'indigo que je crois étranger à l'Isle. On n'en tire aucun parti.
Le pourpier croît dans les lieux sablonneux; il peut être naturel au pays. Je ferois assez porté à le croire, en ce qu'il est de la famille des plantes grasses. La nature paroît avoir destiné cette classe, qui croît dans les lieux les plus arides, à faciliter d'autres végétations.
Le cresson se trouve dans tous les ruisseaux. On l'a apporté il y a dix ans. La dent de lion ou pissenlit, & l'absinthe croissent volontiers dans les décombres & sur les terres remuées; mais surtout la molene y étale ses larges feuilles cotonnées,
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& y éleve sa girandole de fleurs jaunes à une hauteur extraordinaire.
La squine (qui n'est pas la plante de Chine de ce nom) est un gramen de la grandeur des plus beaux seigles. Elle s'étend chaque jour en étouffant les autres herbes. Elle a le défaut d'être coriace lorsqu'elle est seche. Il faudroit la couper avant sa maturité. Elle n'est verte que cinq mois de l'année, ensuite on y met le seu, malgré les ordonnances. Ces incendies brulent & dessechent les lisieres des bois.
L'herbe blanche (ainsi nommée de la couleur de sa fleur) a été apportée comme un bon fourrage. Aucun animal n'en peut manger. Sa graine ressemble à celle du cerfeuil. Elle se multiplie si vîte, qu'elle est devenue un des fléaux de l'agriculture.
La brette, dont le nom en langue Indienne, signifie une feuille bonne à manger, est une espece de morelle. Il y en a de deux sortes; l'une appellée brette de Madagascar. Sa feuille est un peu épi-
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neuse, mais douce au goût; c'est un aliment purgatif. L'autre d'un usage plus commun, se sert sur les tables comme les épinars. C'est le seul mets à la discrétion des Noirs: il croît partout. L'eau où cette feuille a bouilli est fort amere. Ils y trempent leur manioc, & ils y mêlent leurs larmes.
Dans les plantes que l'on cultive à la campagne.
Plantes cultivées dans la campagne.
Le manioc dont on distingue une seconde espece appellée camaignoc. Il vient dans les lieux les plus secs. Son suc a perdu sa qualité venimeuse. C'est une sorte d'arbrisseau dont la feuille est palmée comme celle du chanvre. Sa racine est grosse & longue comme le bras: on la rape, & sans la presser, on en fait des gâteaux fort lourds. On en donne trois livres par jour à chaque Negre pour toute nourriture. Ce végétal se multiple aisément. M. de la Bourdonnaye l'a fait venir d'Amérique. C'est une plante fort utile en ce qu'elle est
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à l'abri des ouragans, & qu'elle assùre la subsistance des Negres. Les chiens n'en veulent point.
Le mahis ou bled turc y vient très-beau. C'est un grain précieux: il rapporte beaucoup, & ne se garde qu'un an, parce que les mittes s'y mettent. On devroit encourager en Europe la culture d'un bled qu'on ne peut emmagasiner. Il sert à nourrir les Noirs, les poules & les bestiaux. Observez que quelques habitans font de grands éloges du mahis & du manioc, mais ils n'en mangent point. J'en ai vu présenter de petits gâteaux au dessert. Quand il y a beaucoup de sucre, de farine de froment & de jaunes d'œufs, ils sont assez bons.
Le bled y croît bien. Il ne s'éleve pas à une grande hauteur. On le plante par grains, à la main, à cause des rochers; on le coupe avec des couteaux, & on le bat avec des baguettes. Il ne se garde gueres plus de deux ans. Au rapport de Pline, en Barbarie & en Espagne on le mettoit
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avec son épi dans des trous en terre, en prenant garde d'y introduire de l'air. Varron dit qu'on le conservoit ainsi cinquante ans, & le millet un siècle. Pompée trouva à Ambratia des féves gardées de cette maniere du temps de Pirrhus, ce qui faisoit près de cent-vingt ans. Mais Pline ne veut pas que la terre soit cultivée par des forçats ou des esclaves, qui ne font, dit-il, rien qui vaille. Quoique la farine du bled de l'Isle de France ne soit jamais bien blanche, j'en préfere le pain à celui des farines d'Europe qui s'éventent ou s'échauffent toujours dans le voyage.
Le riz, le meilleur & peut-être le plus sain des aliments, y réussit très-bien. Il se garde plus longtemps que le bled, & rapporte davantage. Il aime les lieux humides. Il y en a de plus de sept especes en Asie, dont une croît dans les lieux secs; il seroit à souhaiter qu'elle fùt cùltivée en Europe, à cause de sa fertilité.
Le petit mil rapporte dans une abon-
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dance prodigieuse. On ne le donne guere qu'aux Noirs & aux animaux. L'avoine y réussit, mais on en cultive peu. Tout ce qui ne sert qu'au bien-être des esclaves & des bêtes y est fort négligé.
Le tabac n'y est pas d'une bonne qualité. Il n'y a que les Negres qui en cultivent pour leur usage.
La fataque est un gramen à larges feuilles, de la nature d'un petit roseau. On en fait de bonnes prairies artificielles. Il vient de Madagascar.
On a essayé, mais sans succès, d'y faire croître le sainfoin, le treffle, le lin, le chanvre & le houblon.
Plantes potageres.
Pour les plantes potageres, je commencerai 1°. par celles qui sont utiles par leurs fruits, 2°. par leurs feuilles ou tiges, 3°. par leurs racines ou bulbes.
Utiles par leurs fruits.
Vous observerez que la plupart de nos légumes y dégénerent, & que tous les ans ceux qui ont envie d'en avoir de passables, font venir des graines de l'Europe,
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ou du cap de bonne Espérance. Les petits pois sont coriaces, & sans sucre; les haricots sont durs: il y en a une espèce plus grande & plus tendre, appellée pois du Cap; elle mériteroit d'être connue en France. Une autre espece d'haricots dont on fait des tonnelles: on hache sa gousse en verd, & on l'accommode en petits pois; il n'est pas mauvais. La féve de marais y vient assez bien. On fait des berceaux avec les rameaux d'une féve dont la gousse est longue d'un pied: son grain est fort gros, on n'en fait point usage.
Les artichaux y poussent de grandes feuilles, & de petits fruits. Les cardons y sont toujours coriaces; on en fait des haies; car ils sont fort épineux, & s'élevent très-haut.
Le giromon est une citrouille moins grosse que la nôtre, & je crois, s'il est possible, encore plus fade. Le concombre est plus petit, & vient en moindre quantité qu'en Europe. Le melon n'y vaut rien, quoi-
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que vanté, parce qu'il y est rare; la pasteque, ou melon d'eau, est un peu meilleure; le Ciel leur est favorable; mais le sol, qui est tenace, leur est contraire. Il y croît des courges d'une grosseur énorme, & d'une utilité préférable; c'est la vaisselle des Noirs.
La bringelle ou aubergine de deux espèces; l'une à petit fruit rond & jaune; sa tige est fort épineuse. Elle vient de Madagascar. L'autre, que l'on connoît aussi à Paris, est un fruit violet, de la grosseur & de la forme d'une grosse figue. Quand ce fruit est bien assaisonné & bien grillé, il n'est pas mauvais.
Il y a deux sortes de piments; celui qui est connu en Europe, & un autre qui est naturel au pays; celui ci est un arbrisseau dont les fruits sont très-petits & brillent comme des grains de corail sur un feuillage du plus beau verd. Les Créoles l'emploient dans tous leurs ragoûts. Il n'y a point de poivre si violent; il brûle les lèvres comme un caustique. On l'appelle piment enragé.
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Observations.
L'ananas, le plus beau des fruits par les mailles de sa cuirasse, par son panache teint en pourpre, & par son odeur de violette, n'y mûrit jamais parfaitement. Son suc est très-froid & dangereux à l'estomac. Son écorce a un goût fort poivré & brûlant; c'est peut-être un correctif. La Nature a mis souvent les contraires dans les mêmes sujets: l'écorce du citron échauffe, son suc rafraîchit; le cuir de la grenade resserre, ses grains relâchent, &c.
Les fraises commencent à se multiplier dans les endroits frais. Elles ont moins de parfum & de sucre que les nôtres; elles produisent peu, ainsi que le framboisier dont le fruit a dégénéré. Il y en a une très-belle espèce de Chine qui vient de la grosseur des cerises & en abondance: mais elle n'a ni saveur ni odeur.
Par leurs tiges ou feuilles.
Les épinars y sont rares; le cresson des jardins, l'oseille, le cerfeuil, le persil, le fenouil, le celery, portent des tiges filandreuses, & s'y multiplient avec peine.
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Les poirées, les laitues, les chicorées, les choux-fleurs y sont plus petits & moins tendres que les nôtres; le chou, le plus utile des légumes & qui réussit partout, y vient bien; la pinprenelle, le pourpier doré, la sauge y croissent en abondance: mais surtout la capucine qui s'élève en grands espaliers, & y est une plante vivace.
Par leurs racines ou bulbes.
Observations.
L'asperge y est de la grosseur d'une ficelle; elle y a dégénéré pour la taille & pour le goût, ainsi que les carottes, les pa nais, les navets, les cercifix, les radis & les raves, qui sont trop épicés. Il y a cependant une espèce de rave de Chine qui y réussit bien. La betterave y vient très belle, mais tres ligneuse. La pomme de terre, Solanum Americanum, n'y est pas plus grosse qu'une noix. Celle des Indes qu'on appelle cambar y pese souvent plus d'une livre. Sa peau est d'un beau violet: au-dedans elle est très-blanche & très fade: on en donne pour aliment aux Noirs. Elle multiple beaucoup,
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ainsi que la patate, dont quelques espèces sont préférables à nos chataignes. Le safran est une racine qui teint en jaune les ragoûts, ainsi que le pistile de celui d'Europe. Le gingembre y est moins chaud que celui des Indes. La pistache qui n'est pas le fruit du pistachier, est une petite amande qui croît en terre dans une coque ridés. Elle est assez bonne rôtie, mais elle est indigeste. On la cultive pour en tirer de l'huile à brûler. Cette plante est une espece de phénomène en Botanique: car il est rare que les végétaux qui donnent des fruits huileux, les produisent sous terre.
Les ciboules, les poireaux, les oignons y sont plus petits qu'en France, & même qu'à l'Isle de Bourbon, qui est dans le voisinage.
Plantes à fleurs.
Dans les plantes d'agrément, je vous parlerai des nôtres, ensuite de celles d'Asie & d'Afrique.
Le rézéda, la belsamine, la tubéreuse, le pied d'alouette, la grande mar-
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guerite de Chine, les œillets de la petite espèce, s'y plaisent autant qu'en Europe; les grands œillets, & les lys, y jettent beaucoup de feuilles, & portent rarement des fleurs. Les anémones, la renoncule, l'œillet, & la rose d'inde y viennent mal, ainsi que la giroflée & les pavots. Je n'ai point vu d'autres plantes à fleurs d'Europe chez les curieux. Plusieurs se sont donné dessoins inutiles pour y faire venir le thin, la lavande, la marguerite des prés, les violettes si simples & si belles, & le coquelicot dont l'écarlate brille avec l'azur des bluets sur l'or de vos moissons. Heureux François! un coin de vos campagnes est plus magnifique que le plus beau de nos jardins.
En simples plantes à fleurs d'Afrique, je ne connois qu'une belle immortelle du Cap, dont les grains sont gros & rouges comme des fraises, & viennent en grappe au sommet d'une tige dont les feuilles ressemblent à des morceaux de drap gris:
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une autre immortelle à fleurs pourpre qui vient partout: un jonc de la grosseur d'un crin, qui porte un grouppe de fleurs blanches & violettes adossées; de loin ce bouquet paroît en l'air; il vient du Cap, ainsi qu'une sorte de tulipe qui n'a que deux feuilles collées contre la terre qu'elles semblent saisir: une plante de Chine, qui se sème d'elle-même, à petites fleurs en rose; chaque tige en donne cinq ou six, toutes variées à la fois depuis le rouge sang de bœuf, jusqu'à la couleur de brique. Aucune de ces fleurs n'a d'odeur; même celles d'Europe la perdent.
Les aloës s'y plaisent. On pourroit tirer parti de leurs feuilles, dont la séve donne une gomme médicinale & dont les fils sont propres à faire de la toile. Ils croissent sur les rochers & dans les lieux brûlés du Soleil. Les uns sont tout en feuilles, fortes & épaisses, de la grandeur d'un homme, armées d'un long dard: il s'élève du centre, une tige de la hauteur
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d'un arbre, toute garnie de fleurs, d'où tombent des aloës tout formés. Les autres sont droits comme de grands cierges à plusieurs pans garnis d'épines très-aiguës: ceux-là sont marbrés, & ressemblent à des serpents qui rampent à terre.
Il semble que la Nature ait traité les Africains & les Asiatiques en barbares, à qui elle a donné des végétaux magnifiques & monstrueux, & qu'elle agisse avec nous comme avec odes Ètres amis & sensible. Oh! quand pourrai-je respirer le parfum des chevre-feuilles, me reposer sur ces beaux tapis de lait, de safran & de pourpre que paissent nos heureux troupeaux, & entendre les chansons du Laboureur qui salue l'aurore avec un cœur content & des mains libres!
Au Port-Louis. de l'Isle de France; ce 29 Mai 1769.
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Arbrisseaux & arbres apportés à l'Isle de France.
Nous avons ici le rosier qui multiplie si aisément, qu'on en fait des haies. Sa fleur n'est ni si touffue, ni si odorante que la nôtre; il y en a de plusieurs variétés, entr'autres une petite espece de Chine, qui fleurit toute l'année. Les jasmins d'Espagne & de France s'y sont bien naturalisés; je parlerai de ceux d'Asie à leur article. Il y a des grenadiers à fleur double & à fruit, mais ceux-ci rapportent peu. Le myrthe n'y vient pas si beau qu'en Provence.
Voilà tous les arbrisseaux d'Europe. Ceux d'Asie, d'Afrique & d'Amérique sont, le cassis, dont la feuille est découpée; ce cassis ne ressemble point au nôtre: c'est un grand arbrisseau, qui se couvre de fleurs jaunes, odorantes, sem-
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blables à de petites houpes: elles donnent un haricot dont la graine sert à teindre en noir. Comme il est épineux, on en fait de bonnes haies.
La foulsapatte, mot Indien qui signifie fleur de cordonnier: sa fleur frottée sur le cuir, le teint en noir. Cet arbrisseau a un feuillage d'un beau verd, plus large que celui du charme; au milieu duquel brillent ses fleurs, semblables à de gros œillets d'un rouge foncé; on en fait des charmilles. Il y en a plusieurs variétés.
La poincillade, originaire d'Amérique, est une espèce de ronce, qui porte des girandoles de fleurs jaunes & rouges, d'où fortent des aigrettes couleur de feu. Cette fleur est très belle, mais elle passe vîte; elle donne un haricot. Sa feuille est divisée comme celle des arbrisseaux légumineux.
Le jalap donne des fleurs en entonnoir d'un rouge cramoisi, qui ne s'ouvrent que la nuit. Elles ont une odeur de tubéreuse; j'en ai vu de deux espèces.
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La vigne de Madagascar est une lianne dont on fait des berceaux; elle donne une fleur jaune. Ses feuilles cotonnées paroissent couvertes de farine. Il y a plusieurs autres espèces de liannes à fleur dans les jardins; mais j'en ignore les noms.
Le mougris est un jasmin, dont la feuille ressemble à celle de l'oranger. Il y en a à fleur double & simple; son odeur est très-agréable.
Le franchipanier est un jasmin d'une autre espèce; cet arbrisseau croît de la forme d'un bois de cerf; de l'extrémité de ses cornichons sortent des bouquets de longues feuilles au centre desquelles se trouvent de grandes fleurs blanches en entonnoir, d'une odeur charmante.
Le lilas des Indes vient & meurt fort vîte; sa feuille est découpée & d'un beau verd. Il se charge de grappes de fleurs d'une odeur assez douce, qui se changent en graines. Cet arbrisseau s'élève à la hauteur d'un arbre; son port est agréable; son
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verd est plus beau, mais sa fleur est moins belle que celle de notre lilas, qui n'y vient point. Celui de Perse y réussit peu. Il y a des lauriers thins, des lauriers roses & le citronier galet, dont on sait des haies; son fruit est rond, petit & très-acide. Le palma-christi croît partout; son huile est un vermifuge.
Le poivrier est une lianne qui s'accroche comme le lierre: il végète bien, mais ne donne pas de fruit. On ne sçait pas si l'arbrisseau du thé, qu'on y a apporté de Chine, s'y plaira, ainsi que le rottin, d'un usage aussi universel aux Indes, que l'osier en Europe.
Le cotonier vient, dans les lieux les plus secs, en arbrisseau. Il porte une jolie fleur jaune, à laquelle succède une gousse qui contient sa bourre. On ne récolte pas son coton, faute de moulins pour l'éplucher: d'ailleurs on n'en fait pas commerce. Sa graine fait venir le lait aux nourrices.
La canne à sucre y mûrit bien;
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les habitans en font une liqueur, appellée flangourin, qui ne vaut pas grand' chose. Il n'y a qu'une sucrerie dans l'Isle.
Le caffier est l'arbre ou l'arbrisseau le plus utile de l'Isle. C'est une espèce de jasmin. Sa fleur est blanche; ses feuilles, d'un beau verd, sont opposées & de la forme de celles du laurier. Son fruit est une olive rouge comme une cerise, qui se sépare en deux féves. On les plante à sept pieds & demi de distance, on les étête à six pieds de hauteur. Il ne dure que sept ans: à trois ans il est dans son rapport. On évalue le produit annuel de chaque arbre à une livre de graines. Un Noir peut en cultiver par en un millier de pieds, indépendamment des grains nécessaires à sa subsistance. L'Isle ne produit pas encore assez de caffé pour sa consommation. Les habitans prétendent qu'il suit en qualité celui de Moka.
Arbres d'Europe.
Parmi les arbres d'Europe, le pin, le sapin & le chêne y végètent jusqu'à une hauteur médiocre; après quoi ils dépérissent.
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J'y ai vu aussi des cerisiers, abricotiers, nefliers, pommiers, poiriers, oliviers, muriers; mais sans fruits, quoique quelques-uns donnent des fleurs. Le figuier y rapporte des fruits médiocres; la vigne n'y réussit pas en échalas; elle donne en treille des grappes, dont il ne mûrit qu'une(*) partie à la fois comme celles des jardins d'Alcinoüs: ce qui ne vaut rien pour la vendange. Le pêcher donne assez de fruits d'un bon goût, mais qui ne sont jamais fondans. Il y a un pou blanc qui les détruit.
Ces arbres sont ici dans une seéve perpétuelle; peut-être feroit il avantageux de les enfouir en terre, pour arrêter leur végétation? Il faudroit essayer de les préserver de la
(*) En Europe les fruits du même arbre arrivent presqu'ensemble à leur maturité: ici c'est tout le contraire, ils mûrissent tous successivevement, ce qui varie singulierement le goût des mêmes fruits cueillis sur le même arbre.
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chaleur, comme on les garantit du froid dans le Nord de l'Allemagne: ces arbres d'Europe quittent ici leurs feuilles dans la saison froide, qui est votre Été: cependant, la chaleur & l'humidité sont égales à celles de vos Printemps: il y a donc quelque cause inconnue de la végétation.
Les arbres étrangers de simple agrément sont, le laurier qui s'y plait, ainsi que l'agathis de plusieurs sortes, dont la feuille est découpée & qui donne des grappes de fleurs blanches papillonnacées, auxquelles succèdent de longues gousses légumineuses. Les Chinois le représentent souvent dans leurs paysages.
Le polché vient de l'Inde. Son feuillage est touffu, sa feuille est en cœur. Il ne sert qu'à donner de l'ombre. Il donne un fruit inutile, de la nature du bois, & de la forme d'une nefle.
Le bambou ressemble de loin à nos saules. C'est un roseau qui s'éleve aussi haut que les plus grands arbres, & qui
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jette des branches garnies de feuilles comme celles de l'olivier: on en fait de belles avenues, que le vent fait murmurer sans cesse. Il croît vîte, & on peut employer ses cannes aux mêmes usages que les branches d'osier. Il y a beaucoup de toiles des Indes où ce roseau est assez mal figuré.
Les arbres fruitiers sont, l'attier, dont la fleur triangulaire formée d'une substance solide a un goût de pistache; son fruit ressemble à une pomme de pin: quand il est mûr, il est rempli d'une crême blanche sucrée & d'une odeur de fleur d'orange. Il est plein de pépins noirs. L'atte est fort agréable, mais on s'en lasse bien vîte. Il échauffe & donne des maux de gorge.
Le manguier est un fort bel arbre: les Indiens le représentent souvent sur leurs étoffes de soie. Il se couvre de superbes gîrandoles de fleurs, comme le maronnier d'inde. Il leur succède quantité de fruits de la forme d'une très grosse prune applatie,
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couverte d'un cuir d'une odeur de thérébenthine. Ce fruit a un goût vineux & agréable; &, son odeur à part, il pourroit le disputer en bonté à nos bons fruits d'Europe. Il ne fait jamais de mal. On pourroit, je crois, en tirer une boissbn saine & agréable. Il a l'inconvénient d'être chargé de fruits, dans le temps des ouragans; qui en font tomber la plus grande partie.
Le bananier vient partout. Il n'a point de bois: ce n'est qu'une touffe de feuilles qui s'élèvent en colomnes, & qui s'épanouissent au sommet en larges bandes d'un beau verd satiné. Au bout d'un an, il sort du sommet une longue grappe toute hérissée de fruits de la forme d'un concombre; deux de ces régimes font la charge d'un Noir: ce fruit qui est pâteux, est d'un goût agréable & fort nourrissant. Les Noirs l'aiment beaucoup. On leur en donne au jour de l'an pour leurs étrennes; & ils comptent leurs tristes années par le nombre de fêtes bananes. Des fils du bananier, on
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peut faire de la toile. La forme de ses feuilles semblables à des ceintures de soye, la longueur de sa grappe qui descend à la hauteur d'un homme & dont l'extrémité violette ressemble à une tête de serpent, peuvent lui avoir fait donner le nom de siguier d'Adam. Ce fruit dure toute l'année: il y en a de beaucoup d'espèces, de la grosseur d'une prune, d'autres de la longueur du bras.
Le gouyavier ressemble assez au neflier. Sa fleur est blanche. Son fruit a toujours une odeur de punaise. Il est astringent; c'est le seul des fruits de ce pays où j'aie trouvé des vers.
Le jam-rose est un arbre qui donne un bel ombrage. Il s'élève peu, ses fruits ont l'odeur d'un bouton de rose, d'un goût un peu sucré & insipide.
Le papayer est un espece de figuier sans branche. Il croît vîte & s'élève comme une colomne avec un chapiteau de larges feuilles. De son tronc, sortent ses fruits, sem-
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blables à de petits melons, d'une faveur médiocre: leurs grains ont le goût de cresson. Le tronc de cet arbre est d'une substance de navet. Le papayer femelle ne porte que des fleurs; elles sont d'une forme & d'une odeur aussi agréable que celles du chevre feuille.
Le badamier semble avoir été formé pour donner de l'ombrage. Il s'élève comme une belle pyramide, formée de plusieurs étages bien séparés les uns des autres: on pourroit dans leurs intervalles construire des cabinets charmants; son feuillage est beau. Il donne quelques amandes d'assez bon goût.
L'avocat est un assez bel arbre. Il donne une poire qui renferme un gros noyau. La substance de ce fruit est semblable à du beurre. Quand on l'assaisonne avec le sucre & le jus de citron, il n'est pas mauvais. Il échauffe.
Le jacq est un arbre d'un beau feuillage qui donne un fruit monstrueux. Il est de la grosseur d'une longue citrouille; sa peau
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est d'un beau verd & toute chagrinée. Il est rempli de grains dont on mange l'enveloppe, qui est une pellicule blanche, gluante & sucrée. Il a une odeur empestée de fromage pourri. Ce fruit est(*) aphrodisiaque: j'ai vu des femmes qui l'aimoient passionnément.
Le tamarinier porte une belle tête; ses feuilles sont opposées sur une côte, & se ferment la nuit, comme la plupart des plantes légumineuses. Sa gousse donne un mucilage dont on fait d'excellente limonade. Il s'est perpétué dans les bois.
Il y a plusieurs espèces d'orangers, entr'autres une qui donne une orange appellée mandarine, grosse comme une pomme d'api. Une grosse espèce de pamplemousse, orange à chair rouge, d'un goût médiocre. Un citronier qui donne de très-gros fruits avec peu de suc.
(*) On sçait qu'Aphrodite est un des noms de Vénus.
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On y a planté le cocotier, forte de palmier qui se plaît dans le sable. C'est un des arbres les plus utiles du commerce des Indes, cependant il ne sert gueres qu'à donner de mauvaise huile, & de mauvais cables. On prétend qu'à Pondichéri chaque cocotier rapporte une pistolepar an. Des voyageurs sont de grands éloges de son fruit, mais notre lin donnera toujours de plus belle toile que sa bourre, nos vins seront toujours préférés à sa liqueur, & nos simples noisettes à sa grosse noix.
Le cocotier se plaît tellement près de l'eau falée, qu'on met du sel dans le trou où l'on plante son fruit pour faciliter le développement du germe. Le coco paroît destiné à flotter dans la mer par une bourre qui l'aide à surnager, & par la dureté de sa coque impénétrable à l'humidité. Elle ne s'ouvre pas par une future comme nos noix; mais le germe sort par un des trois petits trous que la Nature a ménagés à son extrémité, après les avoir recouverts
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d'une pellicule. On a trouvé des cocotiers sur le bord de la mer dans des Isles désertes & jusques sur les bancs de sable. Ce palmier est l'arbre des rivages Méridionaux, comme le sapin est l'arbre du Nord, & le dattier celui des montagnes brûlées de la Palestine.
Je ne crois pas me tromper en disant que le coco a été fait pour flotter & pour germer ensuite dans les sables; chaque graine a sa maniere de se resemer qui lui est propre; mais cet examen me mèneroit trop loin. Peut-être l'entreprendrai-je un jour, & ce sera avec grand plaisir. L'étude de la Nature dédommage de celle des hommes: elle nous fait voir partout l'intelligence de concert avec la bonté. Mais, s'il étoit possible en cela de se tromper encore, si tout ce qui environne l'homme étoit fait pour l'égarer, au moins choisissons nos erreurs, & préférons celles qui consolent.
Quant à ceux qui croient que la Na-
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rure en, élevant fi haut le fruit lourd du cocotier, s'est fort écartêe de la loi quì fait ramper la citrouille, ils ne font pas attention que le cocotier n'a qu'une petite tête qui donne fort peu d'ombre on n'y va point comme sous les chênes, chercher l'ombrage & la fraîcheur. Pourquoi ne pas observer plûtot, qu'aux Indes comme en Europe, les arbres fruitiers qui donnent des fruits mous sont d'une hauteur médiocre, afin qu'ils puissent tomber à terre sans se brifer; qu'au contraire ceux qui portent des fruits durs comme le coco, la chataîgne, le gland, la noix, sont fort élevés, parce que leurs fruits en tombant n'ont rien à risquer? D'ailleurs les arbres feuillés des Indes donnent comme en Europe de l'ombre sans danger. Il y en a qui donnent de très-gros fruits comme le jacq; mais alors ils les portent attachés au tronc, & à la portée de la main: ainsi la Nature, que l'homme accuse d'imprudence, a ménagé à la fois son abri & sa nourriture.
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Depuis peu, on a découvert un crable qui loge au pied des cocotiers. La Nature lui a donné une longue patte, terminée par un ongle. Elle lui sert à tirer la substance du fruit par ses trous. Il n'a point de grosses pinces, comme les autres crables: elles lui seroient inutiles. Cet animal se trouve sur l'Isle des palmes, au Nord de Madagascar, découverte en 1769 par le naufrage du vaisseaux l' Heureux, qui y périt en allant au Bengale. Ce crable servit de nouriture à l'équipage.
On vient de trouver à l'Isle Sechelle un palmier qui porte des cocos doubles, dont quelques uns pésent plus de quarante livres. Les Indiens lui attribuent des vertus merveilleuses. Ils le croyoient une production de la mer, parce que les courans en jettoient quelquefois sur la côte Malabare; ils l'appelloient coco marin. Ce fruit, dépouillé de sa bourre,(*) mulieris corpo-
(*) Ce qui veut dire à-peu-près que ce coco ressemble à la nature de la femme. Pourquoi la langue Françoise est elle plus reservée que la langue Latine! Sommes nous plus chastes que les Romains?
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ris bifurcationem cum naturâ & pilis representat. Sa feuille faite en éventail peut couvrir la moitié d'une case. Comme tout est compensé, l'arbre qui donne cet énorme coco, en rapporte au plus trois ou quatre: le cocotier ordinaire porte des grappes où il y en a plus de trente. J'ai goûté de l'un & l'autre fruit, qui m'ont paru avoir la même saveur. On a planté à l'Isle de France des cocos marins, qui commencent à germer.
Il y a encore quelques arbres qui ne sont gueres que des objets de curiosité, comme le dattier, qui donne rarement des fruits; le palmier qui porte le nom d'araque, & celui qui produit le sagou. Le caneficier, & l'acajou, n'y donnent que des fleurs sans fruits. Le cannelier, dont j'ai vu des avenues, ressemble à un grand poirier, par son port & son feuillage. Ses petites grappes de fleurs sentent les ex-
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créments. Sa cannelle est peu aromatique. Il n'y a qu'un seul cacaotier dans l'Isle; ses fruits ne mûrissent jamais. On doit y apporter le muscadier & le giroflier.(*) Le temps décidera du succès de ces arbres transplantés des environs de la ligne, au 20°. degré de latitude.
On y a planté, depuis longtemps, quelque pieds de ravinesara, espèce de muscadier de Madagascar; des mangoustans & des litchis, qui produisent, dit-on, les meilleurs fruits, du monde; l'arbre de vernis qui donne une huile qui conserve la menuiserie; l'arbre de suif, dont les graines sont enduites d'une espèce de cire; un arbre de Chine qui donne de petits citrons en grappe semblables à des raisins; l'arbre d'argent du Cap; enfin le bois de tecque presque aussi bon que le chêne pour la construction des vaisseaux. La plupart de ces arbres y végètent difficilement.
(*) Je les ai vu arriver en 1770.
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Observations.
La température de cette Isle me paroît trop froide pour les arbres d'Asie, & trop chaude pour ceux de l'Europe. Pline observe que l'influence du Ciel est plus nécessaire que les qualités de la terre, à la culture des arbres. Il dit que de son temps on voyoit en Italie des poivriers & des canelliers, & en Lydie des arbres d'encens: mais ils ne faisoient qu'y végéter. Je crois cependant qu'on pourroit naturaliser dans les Provinces Méridionales de France le caffé qui se plaît dans les lieux frais & tempérés. Ces essais coûteux ne peuvent guères être faits que par des Princes: mais aussi l'acquisition d'une plante nouvelle est une conquête douce & humaine, dont toute la Nation profite. A quoi ont servi tant de Guerres au-dehors & au-dedans de notre continent? Que nous importe aujourd'hui que Mithridate ait été vaincu par les Romains, & Montezume par les Espagnols? Sans quelques fruits, l'Europe n'auroit qu'à pleurer sur des trophées inutiles: mais des
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peuples entiers vivent en Allemagne des pommes de terres venues de l'Amérique & nos belles Dames mangent des cerises qu'elles doivent â Lucullus. Le dessert a coûté cher: mais ce sont nos peres qui l'ont payé. Soyons plus sages, rassemblons les biens que la Nature a dispersés & commençons par les nôtres.
Si jamais je travaille pour mon bonheur je veux faire un jardin comme les Chinois; ilschoisisent un terrein sur le bord d'un ruisseau. Ils préférent le plus irrégulier, celui ou il y a de vieux arbres, de grosse roches, quelques monticules. Ils l'entourent d'une enceinte de rocs bruts avec leurs cavités & leurs pointes: ces rocs sont posés les uns sur les autres, de maniere que les assises ne paroissent point. Il en sort des tousses de scolopendre, des liannes à fleurs bleues & pourpre, des lisieres de mousses de toutes les couleurs. Un filet d'eau circule parmi ces végétaux, d'où il s'échappe en gouttes ou en glacis. La vie & la fraîcheur sont
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répandues sur cet enclos, qui n'est chez nous qu'une muraille aride.
S'il se trouve quelque enfoncement sur le terrein, on en fait une pièce d'eau. On y met des poissons, on la borde de gazon & on l'environne d'arbres. On se garde bien de rien niveler ou aligner; point de maçonnerie apparente: la main des hommes corompt la simplicité de la Nature.
La plaine est entremêlée de touffes de fleurs, de lisieres de prairies, d'où s'élevent quelques arbres fruitiers. Les flancs de la colline sont tapissés de grouppes d'arbrisseaux à fruits ou à fleurs, & le haut est couronné d'arbres bien touffus, sous lesquels est le toît du maître.
Il n'y a point d'allées droites qui vous découvrent tous les objets à la fois; mais des sentiers commodes qui les dévelopent successivement. Ce ne sont point des statues, ni des vases inutiles; mais une vigne chargée de belles grappes ou des buissons de roses. Quelquefois on lit sur l'écorce d'un oran-
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ger des vers agréables, ou une sentence Philosophique, sur un vieux rocher.
Ce jardin n'est ni un verger, ni un parc, ni un parterre, mais un mélange femblable à la campagne, de plaines, de bois, de collines, où les objets se sont valoir les uns par les autres. Un Chinois ne conçoit pas plus un jardin régulier, qu'un arbre équarri. Les voyageurs assûrent qu'on sort toujours à regret de ces retraites charmantes; pour moi j'y voudrois encore une compagne aimable, & dans le voisinage un ami comme vous.
Au Port-Louis de l'Isle de France, ce 10 juin 1769.
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Poissons.
On a fait venir ici jusqu'à des poissons étrangers; le gouramivient de Batavia: c'est un poisson d'eau douce il passe pour le meilleur de l'Inde. Il ressemble au saumon, mais il est plus délicat. On y voit des poissons dorés de Chine qui perdent leur beauté en grandissant. Ces deux espèces se multiplient assez dans les étangs.
On a essayé, mais sans succès, d'y transporter des grenouilles, qui mangent les œufs que les moustiques déposent sur les eaux stagnantes.
Oiseaux.
On a fait venir du Cap, un oiseau bien plus utile. Les Hollandois l'appellent l'ami du Jardinier. Il est brun & de la grosseur d'un gros moineau. Il vit de vermisseaux, de chenilles & de petits serpens. Non-seulement il les mange, mais il en fait d'am-
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ples provisions, en les accrochant aux épines des haies. Je n'en ai vu qu'un: quoique privé de la liberté, il avoit conservé ses mœurs, & suspendoit la viande qu'on lui donnoit aux barreaux de sa cage.
Un oiseau qui a multiplié prodigieusement dans l'Isle est le martin, espece de sansonnet de l'Inde au bec & aux pattes jaunes. Il ne differe guères du nôtre, que par son plumage, qui est moins moucheté: mais il en a le gazouillement, l'aptitude à parler, & les manieres mîmes; il contrefait les autres oiseaux. Il s'approche familierement des bestiaux, pour les éplucher; mais furtout, il fait une consommation prodigieuse de sauterelles. Les martins sont toujours accouplés deux à deux. Ils se rassemblent les soirs au coucher du Soleil, par troupes de plusieurs milliers, sur des arbres qu'ils affectionnent. Après un gazouillement universel, toute la république s'endort, & au point du jour ils se dispersent par couples dans les différens
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quartiers de l'Isle. Cet oiseau ne vaut rien à manger; cependant on en tue quelque fois malgré les défenses. Plutarque rapporte que l'alouette étoit adorée à Lemnos, parce qu'elle vivoit d'œufs de sauterelles: mais nous ne sommes pas des Grecs.
On avoit mis dans les bois plusieurs paires de corbeaux pour détruire les souris & les rats. Il n'en reste plus que trois mâles. Les habitans les ontaccusés de manger leurs poulets; or dans cette querelle ils sont juges & parties.
Il n'y a pas moyen de dissimuler les désordres de l'oiseau du Cap, espece de petit tarin, le seul des habitans de ces forêts que j'aye entendu chanter. On les avoit d'abord apportés par curiosité; mais quelques-uns s'échappèrent dans les bois, où ils ont beaucoup multiplié. Ils vivent aux dépens des récoltes. Le gouvernement a mis leur tête à prix.
Il y a une jolie mésange dont les aîles sont piquetées de points blancs; & le car-
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dinal, qui dans une certaine saison a la tête, le cou & le ventre d'un rouge vif: le reste du plumage est d'un beau gris de perle, ces oiseaux viennent de Bengale.
Il y a trois sortes de perdrix plus petite que les nôtres. Le cri du mâle ressemble à celui d'un coq un peu enroué: elles perchent la nuit fur les arbres, sans doute dans la crainte des rats.
On a mis dans les bois des pintades & depuis peu le beau faisan de Chine. On a lâché sur quelques étangs, des oies & des canards sauvages: il y en a aussi de domestiques, entr'autres le canard de Manille, qui est très-beau, il y a des poules d'Europe; une espece d'Afrique dont la peau, la chair & les os sont noirs; une petite espèce de Chine dont les coqs sont très-courageux. Ils se battent contre les coqs d'Inde. Un jour j'en vis un attaquer un gros canard de Manille: celui-ci ne faisoit que saisir ce petit champion avec son bec & le couvroit de son ventre & de ses larges pattes, pour l'étouf-
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fer. Quoiqu'on eût tiré plusieurs fois de sa situation le coq à demi mort, il revenoit à la charge avec une nouvelle fureur.
Beaucoup d'habitans tirent de grands revenus de leur poulaillier à cause de la rareté des autres viandes. Les pigeons y réussissent bien, & c'est le meilleur de tous les volatiles de l'Isle. On y a mis deux especes de tourterelles & des lièvres.
Il y a dans les bois des chèvres sauvages, des cochons marons, mais surtout des cerfs qui avoient tellement multiplié, que des escadres entieres en ont fait des provisions. Leur chair est fort bonne, surtout pendant les mois d'Avril, Mai, Juin, Juillet & Août. On en élève quelques troupeaux apprivoisés, mais qui ne multiplient pas.
Quadrupèdes.
Dans les quadrupèdes domestiques; il y a des moutons qui y maigrissent & perdent leur laine, des chèvres qui s'y plaisent, des bœufs dont la race vient de Madagascar. Ils portent une grosse loupe sur leur
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cou; les vaches de cette race donnent très-peu de lait; celles d'Europe en rendent davantage, mais leurs veaux y dégénerent. J'y ai vu deux taureaux & deux vaches, de la taille d'un âne. Ils venoient de Bengale. Cette petite espece n'a pas réussi.
La viande de boucherie manque souvent ici. On y a pour ressource celle de cochon, qui vaut mieux que celle d'Europe. Cependant on ne sçauroit en faire de bonnes salaisons: ce qui vient, je crois, du sel, qui est trop âcre. La femelle de cet animal est sujette dans cette Isle à produire des monstres. J'ai vu dans un bocal, un petit cochon, dont le grouin étoit alongé comme la trompe d'un éléphant.
Les chevaux n'y sont pas beaux, ils y sont d'un prix excessif: un cheval ordinaire coûte cent pistoles. Ils dépérissent promptement au Port, à cause de la chaleur. On ne les ferre jamais, quoique l'Isle soit pleine de roches. Les mets y sont rares, les ânes y sont petits, & il y en a peu. L'âne
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seroit peut-être l'animal le plus utile du pays, parce qu'il soulageroit le Noir dans ses travaux. On fait tout porter sur la tête des esclaves, qui en sont accablés.
Depuis quelque temps, on a amené du Cap, deux beaux ânes sauvages, mâle & femelle, de la taille d'un mulet. Ils étoient rayés sur les épaules comme le zebre du Cap, dont ils différoient cependant. Ces animaux, quoique jeunes, étoient indomptables.
Les chats y ont dégénéré; la plupart sont maigres & efflanqués. Les rats ne les craignent guères. Les chiens valent beaucoup mieux pour cette chasse: mon favori s'y est distingué plus d'une fois. Je l'ai vu étrangler les plus gros rats de l'hémisphere austral. Les chiens perdent, à la longue, leurs poils & leur odorat. On prétend que jamais ils n'enragent ici.
Au Port-Louis de l'Isle de France; ce 15 Juillet 1769.
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Deux curieux d'histoire naturelle, M. de Chazal conseiller, & M. le Marquis d'Albergaty Capitaine de la Légion, me proposerent, il y a quelque temps, d'aller voir à une lieue & demie d'ici une caverne considérable: j'y consentis. Nous nous rendîmes d'abord à la grande riviere. Cette grande riviere, comme toutes celles de cette Isle, n'est qu'un large ruisseau qu'une chaloupe ne remonteroit pas à une portée de fusil de son embouchure. Il y a lá un petit établissement formé d'un hôpital & de quelques magasins, & c'est là aussi où commence l'aqueduc qui conduit les eaux à la ville. On voit sur une petite hauteur en pain de sucre, une espece de Fort qui défend la Baye.
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Voyage à une caverne.
Après avoir passé la grande riviere, nous prîmes pour guide le meunier du lieu. Nous marchâmes environ trois quarts-d'heure à l'ouest au milieu des bois. Comme nous étions en plaine, je me croyois fort éloigné de la caverne dont je supposois l'ouverture au flanc de quelque montagne, lorsque nous la trouvâmes fans y penser à nos pieds. Elle ressemble au trou d'une cave dont la voûte se seroit éboulée. Plusieurs racines de mapou descendent perpendiculairement & barrent une partie de l'entrée. On avoit cloué au ceintre une tête de bœuf.
Avant de descendre dans cet abîme, on déjeûna. Après quoi, on alluma de la bougie & des flambeaux, & nous nous munîmes de briquets pour faire du feu.
Nous descendîmes une douzaine de pas sur les rochers qui en bouchent l'ouverture, & je me trouvai dans le plus vaste souterrein que j'aie vu de ma vie. Sa voûte est formée d'un roc noir, en arc surbaissé.
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Sa largeur est d'environ trente pieds, & sa hauteur de vingt. Le sol en est fort uni, il est couvert d'une terre fine que les eaux des pluies y ont déposée. De chaque côté de la caverne, à hauteur d'appui, regne un gros cordon avec des moulures. Je le crois l'ouvrage des eaux qui y coulent dans la saison des pluies à différents niveaux. Je confirmai cette observation par la vue de plusieurs débris de coquilles terrestres & fluviatiles. Cependant les gens du pays croient que c'est un ancien soupirail de volcan. Il me paroît plûtôt que c'est l'ancien lit d'une riviere fouterraine. La voûte est enduite d'un vernis luisant & sec, espece de concrétion pierreuse qui s'étend sur les parois, & en quelques endroits sur le sol même. Il y forme des stalactites ferrugineuses qui se brisoient sous nos pieds comme si nous eussions marché sur une croûte de glace.
Nous marchâmes assez long-temps, trouvant le terrein parsaitement sec, excepté à
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trois-cents pas de l'entrée par où une partie de la voûte est éboulée. Les eaux supérieures filtroient à travers les terres & formoient quelques flaques sur le sol.
De là la voûte alloit toujours en baissant. Insensiblement, nous étions obligés de marcher sur les pieds & sur les mains; la chaleur m'étouffoit; je ne voulus pas aller plus loin. Mes compagnons plus lestes, & en deshabillé convenable continuerent leur route.
En retournant sur mes pas, je trouvai une racine grosse comme le doigt, attachée â la voûte par de très-petits filaments. Elle avoit plus de dix pieds de longueur, sans branches ni feuilles, ni apparence qu'elle en eût jamais eu: elle étoit entiere à ses deux bouts. Je la crois une plante d'une espece singuliere. Elle étoit remplie d'un sue laiteux.
Je revins donc à l'entrée de la grotte où je m'assis pour respirer libremént. Au bout de quelque temps j'entendis un bour-
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donnement sourd, & je vis, à la lueur des flambeaux portés par des Negres, apparoître nos voyageurs en bonnet, en chemise, en caleçon si sale & si rouge qu'on les eût pris pour quelques personnages de Tragédie Angloise. Ils étoient baignés de sueur & tous barbouillés de cette terre rouge, sur laquelle ils s'étoient traînés sur le ventre sans pouvoir aller loin.
Cette caverne se bouche de plus en plus. Il me semble qu'on en pourroit faire de magnifiques magasins, en la coupant de murs pour empêcher les eaux d'y entrer. Le marquis d'Albergati m'en donna les dimensions que voici, avec mes notes.
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Nous revînmes le soir à la ville.
Voyage à la riviere Noire.
Cette course me mit en goût d'en faire d'autres. Il y avoit long-temps que j'étois invité par un habitant de la riviere Noire appellé M. de Messin, à l'aller voir: il demeure à sept lieues du Port-Louis. Je profitai de sa pirogue qui venoit toutes les semaines au port. Le Patron vint m'avertir, & je m'embarquai à minuit. La pirogue est une espece de bateau formé d'une seule piece de bois, qui va à la rame & à la voile. Nous y étions neaf personnes.
A minuit & demi nous sortîmes du port en ramant. La mer étoit fort houleuse, elle brisoit beaucoup sur les rescifs. Souvent nous passions dans leur écume sans les appercevoir; car la nuit étoit fort obscure. Le Patron me dit qu'il ne pouvoit pas continuer sa route avant que le jour fût venu, & qu'il alloit mettre à terre.
Nous pouvions avoir fait une lieue & demie; il vint mouiller un peu au-dessous de la petite riviere. Les Noirs me descen-
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dirent au rivage sur leurs épaules: après quoi ils prirent deux morceaux de bois, l'un de veloutier, l'autre de bambou, & ils allumerent du feu en les frottant l'un contre l'autre. Cette methode est bien ancienne; les Romains s'en servoient. Pline dit qu'il n'y a rien de meilleur que le bois de lierre frotté avec le bois de laurier.
Nos gens s'assirent autour du feu en fumant leur pipe. C'est une espece de creuset au bout d'un gros roseau; ils se le prêtent tour-à-tour. Je leur fis distribuer de l'eau-de-vie, & je fus me coucher sur le sable entouré de mon manteau.
On me reveilla à cinq heures pour me rembarquer. Le jour étant venu à paroître, je vis le sommet des montagnes couvert de nuages épais qui couroient rapidement; le vent chassoit la brume dans les vallons: la mer blanchissoit au large: la pirogue portoit ses deux voiles & alloit très-vîte.
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Quand nous fûmes à l'endroit de la côte, appellé flicq-en-flacq, environ à une demi-lieue de terre, nous trouvâmes une lame clapoteuse, & nous fûmes chargés de pluisieurs rafales qui nous obligerent d'amener nos voiles. Le patron me dit dans son mauvais patois. «ça n'a pas bon, Monsié. Je lui demandai s'il y avoit quelque danger: il me répondit deux fois, si nous« n'a pas gegné malheur, ça bon». Enfin il me dit qu'il y avoit quinze jours qu'au même endroit la pirogue avoit tourné, & qu'il s'étoit noyé un de ses camarades.
Nous avions le rivage au vent, tout bordé de roches oû il n'est pas possible de débarquer; d'arriver au vent, cette manœuvre nous portoit au-dessous de l'Isle que nous n'eussions jamais ratrapée: il falloit tenir bon. Nous étions à la rame, ne pouvant plus porter de voile. Le ciel se chargeoit de plus en plus, il falloit se hâter. Je fis boire de l'eau-de-vie à mes rameurs; aprés quoi à froce de bras & au risque
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d'être vingt sois submergés, nous sortîmes des lames, & nous parvînmes à nous mettre à l'abri du vent, en longeant la terre entre les rescifs & le rivage.
Pendant le mauvais temps, les Noirs eurent l'air aussi tranquille que s'ils eussent été à terre. Ils croient à la fatalité. Ils ont pour la vie une indifférence qui vaut bien notre philosophie.
Je descendis à l'embouchure de la riviere Noire sur les neuf heures du matin, le maître de l'habitation ne comptoit pas ce jour-là sur le retour de sa pirogue; j'en fus comblé d'amitié. Son terrein comprend tout le vallon oû coule la riviere. Il est mal figuré sur la carte de l'Abbé de la Caille: on y a oublié une branche de montagne sise sur la rive droite qui prend au morne du Tamarin. De plus, le cours de la riviere n'est pas en ligne droite; à une petite lieue de son embouchure, il tourne sur la gauche. Ce sçavant Astronome ne s'est assujetti qu'au circuit de l'Isle. J'ai fait
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quelques additions sur son plan, afin de tirer quelque fruit de mes courses.
Tout abonde à la riviere Noire le gibier, les cerfs, le poisson d'eau douce & celui de mer. Un jour à table on vint nous avertir qu'on avoit vu des lamentins dans la Baye, aussi-tôt nous y courûmes. On tendit des filets à l'entrée, & après en avoir rapproché les deux bouts sur le rivage, nous y trouvâmes des raies, des carangues, des sabres & trois tortues de mer. Les lamentins s'étoient échappés.
Il regne beaucoup d'ordre dans cette habitation, ainsi que dans toutes celles où j'ai été. Les cases des Noirs sont alignées comme les tentes d'un camp. Chacun a un petit coin de jardin, où croissent du tabac, & des courges. On y éleve beaucoup de volailles & des troupeaux. Les sauterelles y font un tort infini aux récoltes. Les denrées s'y transportent difficilement à la
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ville: parce que les chemins sont impraticables par terre, & que par mer le vent est toujours contraire pour aller au Port.
Après m'être reposé quelques jours, je resolus de revenir à la ville en faisant un circuit par les plaines de Villiams. Le maître de la maison me donna un guide & me prêta une paire de pistolets, dans la crainte des Noirs marons.
Je partis à deux heures après-midi pour aller coucher à Palma, habitation de M. de Cossigni, située à trois lieues de-là. Il n'y a que des sentiers au milieu des rochers; il faut aller nécessairement à pied. Quand j'eus monté & descendu la chaîne de montagnes de la riviere Noire, je me trouvai dans de grands bois où il n'y a presque rien de défriché. Le sentier me conduisit à une habitation qui se trouve la seule de ces quartiers: il passe précisement à côté de la maison. Le maître étoit sur sa porte, nues jambes, les bras retroussés, en chemise & en caleçon. Il s'amusoit à frotter
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un singe avec des mûres rouges de Madagascar: lui-même étoit tout barbouillé de cette couleur. Cet homme étoit Européen, & avoit joui en France d'une fortune considérable qu'il avoit dissipée. Il menoit là une vie triste & pauvre au milieu des forêts avec quelques Noirs, & sur un terrein qui n'étoit pas à lui.
De-là, après une demi-heure de marche, j'arrivai sur le bord de la riviere du Tamarin dont les eaux couloient avec grand bruit dans un lit de rochers. Mon Noir trouva un gué & me passa sur ses épaules. Je voyois devant moi la montagne fort élevée des trois mammelles, & c'étoit de l'autre côté qu'étoit l'habitation de Palma. Mon guide me faisoit longer cette montagne en m'assurant que nous ne tarderions pas à trouver les sentiers qui menent au sommet. Nous la dépassâmes après avoir marché plus d'une heure: je vis mon homme déconcerté; je revins sur mes pas, & j'arrivai au pied de la montagne, lorsque le soleil
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alloit se coucher. J'étois très-fatigué; j'avois soif: si j'avois eu de l'eau, je serois resté là pour y passer la nuit.
Je pris mon parti. Je resolus de monter à travers les bois, quoique je ne visse aucune espece de chemin. Me voilà donc à gravir dans les roches, tantôt me tenant aux arbres, tantôt soutenu par mon Noir qui marchoit derriere moi. Je n'avois pas marché une demi-heure que la nuit vint: alors je n'eus plus d'autre guide que la pente même de la montagne. Il ne faisoit point de vent, l'air étoit chaud; je ne sçaurois vous dire ce que je souffris de la soif & de la fatigue. Plusieurs fois je me couchai, resolu d'en rester là. Enfin, après des peines incroyables, je m'apperçus que je cessois de monter: bientôt après je sentis au visage une fraîcheur de vent de sudest, & je vis au loin des feux dans la campagne. Le côté que je quittois étoit couvert d'une obscurité profonde.
Je descendis en me laissant souvent glis-
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ser malgré moi. Je me guidois au bruit d'un ruisseau ou je parvins enfin tout brisé. Quoique tout en sueur, je bus à discrétion; & ayant senti de l'herbe sous ma main; je trouvai, pour surcroit de bonheur, que c'étoit du cresson, dont je dévorai plusieurs poignées. Je continuai ma marche vers le feu que j'appercevois, ayant la précaution de tenir mes pistolets armés, dans la crainte que ce ne fût une assemblée de Noirs marons: c'étoit un défriché dont plusieurs troncs d'arbres étoieut en feu. Je n'y trouvai personne. En vain je prètois l'oreille & je criois, dans l'espérance au moins que quelque chien aboieroit; je n'entendis que le bruit éloigné du ruisseau, & le murmure sourd du vent dans les arbres.
Mon Noir & mon Guide prirent des tisons allumés, & avec cette foible clarté, nous marchâmes dans les cendres de ce défriché vers un autre feu plus éloigné. Nous y trouvâmes trois Negres qui gar-
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Palma.
doient des troupeaux. Ils appartenoient à un habitant voisin de M. de Cossigni. L'un d'eux se détacha & me conduisit à Palma. Il étoit minuit, tout le monde dormoit, le maître étoit absent; mais le Noir économe m'offrit tout ce que je voulus. Je partis de grand matin pour me rendre à deux lieues de-là-chez M. Jacob, habitant du haut des plaines de Williams; je trouvai par-tout de grandes routes bien ouvertes. Je longeai la montagne du corps-de-garde qui est toute escarpée, & j'arrivai de bonne-heure chez mon hôte, qui me reçut avec toute sorte d'amitié.
Plaines Williams.
L'air, dans cette partie, est beaucoup plug frais qu'au port & qu'au lieu que je quittois. Je me chauffois le soir avec plaisir. C'est un des quartiers de l'Isle le mieux cultivé. Il est arrosé de beaucoup de ruisseaux, dont quelques-uns, comme celui de la riviere Profonde, coulent dans des ravins d'une profondeur effrayante. Je m'en approchai en retournant à la ville, le che-
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min en passe très-près du bord; je m'estimai à plus de trois-cents pieds d'élévation de son lit. Les côtés son couverts de cinq ou six étages de grands arbres: cette vue donne des vertiges.
A mesure que je descendois vers la ville, je sentois la chaleur renaître, & je voyois les herbes perdre insensiblement leur verdure, jusqu'au port où tout est sec.
Au Port-Louis: de l'Isle de France; ce 15 Août 1769.
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Voyage, à pied, autour de l'Isle.
Un officer m'avoit proposé de faire le tour de l'Isle à pied: mais quelques jours avant le départ, il s'excusa: je résolus d'exécuter seul ce projet.
Je pouvois compter sur Côte, ce Noir du Roi qui m'avoit déjà accompagné; il étoit petit, suivant la signification de son nom, mais il étoit très-robuste. C'étoit un homme d'une fidélité éprouvée, parlant peu, sobre, & ne s'étonnant de rien.
J'avois acheté un Esclave depuis peu, à qui j'avois donné votre nom, comme un bon augure pour lui. Il étoit bien fait, d'une figure intéressante, mais d'une complexion délicate; il ne parloit point François.
Je pouvois encore compter sur mon chien,
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pour veiller la nuit, & aller le jour à la découverte.
Provisions.
Comme je fçavois bien que je serois plus d'une fois seul, sans gîte dans les bois, je me pourvus de tout ce que je crus nécessaire pour moi & pour mes gens. Je fis mettre à part, une marmite, quelques plats, dix-huit livres de riz, douze livres de biscuit, autant de mahis, douze bouteilles de vin, six bouteilles d'eau-de-vie, du beurre, du sucre, des citrons, du sel, du tabac, un petit hamac de coton, un peu de linge, un plan de l'Isle dans un bambou, quelques livres, un sabre, un manteau: le tout ensemble pesoit deux-cents livres. Je partageai toute ma cargaison en quatre paniers, deux de soixante livres & deux de quarante. Je les fis attacher au bout de deux forts roseaux. Côte se chargea du poids le plus fort, Duval prit l'autre. Pour moi j'étois en veste, & je portois un fusil à deux coups, une paire de pistolets de poche, & mon couteau de chasse.
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Je résolus de commencer mon voyage par la partie de l'Isle qui est sous le vent. Je me proposai de suivre constamment le bord de la mer, afin de me faire un syftème de la défense de l'Isle, & dans l'occasion, quelques observations d'histoire naturelle.
M. de Chazal s'offrit de m'accompagner jusqu'à sa terre, sise à cinq lieues de la ville, aux Plaines Saint-Pierre. M. le Marquis d'Albergati se mit encore de la partie.
Départ.
Nous partîmes de bon matin le 26 Août 1769; nous prîmes le long du rivage. Depuis le Fort-Blanc, sur la gauche du Port, la mer se répand sur cette greve, qui n'est point escarpée, jusqu'à la pointe de la plaine aux sables. On a construit là la batterie de Paulmi. Le débarquement seroit impossible sur cette plage, parce qu'à deux portées de fusil, il y a un banc de rescifs qui la défend naturellement. Depuis la batterie de Paulmi, le rivage devient à pic; la mer y brise de
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maniere qu'on ne peut y aborder. Quant à la plaine, elle seroit impraticable à la cavalerie & à l'artillerie, par la quantité prodigieuse de roches dont elle est couverte. Il n'y a point d'arbres; on y voit seulement quelques mapous & des veloutiers: l'escarpement finit à la Baye de la petite riviere, où il y a une petite batterie.
Petite Reviere.
Nous trouvâmes là un homme de mérite trop peu employé, M. de Séligny, chez lequel nous dinâmes. Il nous fit voir le plan de la machine avec laquelle il traça un canal au vaisseau le Neptune, échoué dans l'ouragan de 1760. C'étoient deux rateaux de fer mis en action par deux grandes roues portées sur des barques: ces roues augmentoient leur effet en agissant sur des leviers supportés par des radeaux.
Nous vîmes un mounlin à coton de son invention: l'eau le faisoit mouvoir. Il étoit composé d'une multitude de petits cylindres de métal posés paralellement.
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Des enfans présentent le coton à deux de ces cylindres, le coton passe & la graine reste. Ce même moulin servoit, à entretenir le vent d'une forge, à battre des grains & à faire de l'huile. Il nous apprit qu'il avoit trouvé une veine de charbon de terre, un sillon de mine de fer, une bonne terre à faire des creusets, & que les cendres des songes, espece de nymphéa, brülées avec du charbon, donnoient des verres de différentes couleurs. Nous quittâmes, l'après midi, ce Citoyen utile & mal récompensé.
Nous suivîmes un sentier qui s'éloigne du rivage, d'une portée de fusil. Nous passâmes à gué la riviere Belle-Isle, dont l'embouchure est fort encaissée. A un quart de lieue de-là on entre dans un bois qui conduit à l'habitation de M. de Chazal. Ce terrein, qu'on appelle les plaines Saint-Pierre, est encore plus couvert de rochers que le reste de la route. En plusieurs endroits nos Noirs étoient obligés de mettre
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bas leurs charges, & de nous donner la main pour grimper. Une demi-heure avant d'arriver, Duval, ne pouvant plus supporter sa charge, la mit bas. Nous nous trouvâmes fort embarrassés, car il faisoit nuit, & les autres Noirs avoient pris les devants. Comment le retrouver au milieu des herbes & des bois? J'allumai du feu avec mon fusil, & nous l'entretînmes avec de la paille & des branches seches; après quoi, nous laissâmes là Duval; & lorsque nous fûmes arrivés à la maison, nous envoyâmes des Noirs le chercher avec ses paniers.
Toute la côte est fort escarpée depuis la petite riviere jusques aux Plaines Saint-Pierre. Nos curieux avoient trouvé dans les rochers la pourpre de Panama, la bouche d'argent, des Nerites, & des Oursins à longues pointes. Sur le sable on ne trouve que des débris de cames, de rouleaux, & de grappes de raisins, espece de coraux.
Nous avions marché cinq heures le matin, & quatre heures l'après-midi.
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Du 27 Août 1769.
Plaines S. Pierre.
Nous nous reposâmes tout le jour. Tout ce terrein pierreux est assez propre à la culture du coton, dont cependant le fil est court. Le caffé y est d'une bonne qualité, mais d'un foible rapport comme dans tous les endroits secs.
Le 28.
Mes compagnons voulurent m'accompagner jusqu'a la dinée: nous nous mîmes en route à huit heures du matin.
Nous passâmes d'abord la riviere du Dragon à gué, ensuite celle du Galet de la même maniere. La côte cesse là d'être escarpée, & nous eûmes le plaisir de marcher sur le sable, le long de la mer, dans une grande plaine qui mene jusqu'à l'anse du tamarin: elle peut avoir un quart de lieue de largeur, sur plus d'une lieue de longueur. Il n'y croît rien. On pourroit, ce me semble, y planter des cocotiers, qui se plaisent dans le sable. A droite il
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y a un suisseau de mauvaise eau, qui coule le long des bois.
Anse du Tamarin.
Nous trouvâmes dans des endroits que la mer ne couvre plus, des couches de madrépores fossiles, ce qui prouve qu'elle s'est éloignée de cette côte(*). Nous dînâmes sur la rive droite de l'anse; ensuite nous nous quittâmes en nous embrassant & nous souhaitant un bon voyage. Nous avions trouvé sur le sable, des débris de harpes, & d'olives très-grosses.
De la riviere Noire, il n'y avoit plus qu'une petite lieue à faire pour aller coucher chez M. de Messin. Je passai d'abord à gué le fond de l'anse du Tamarin, & de-là je suivis le bord de la mer avec beaucoup de fatigue: il est escarpé jusqu'à
(*) J'observai que là, où la mer étale, indépendamment des rescifs du large, il y a à terre une espece d'enfoncement ou chemin couvert, naturel. On y pourroit mettre du canon; mais avant tout, il faudroit des chemins.
I. Part. S
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la riviere Noire. Je trouvai le long de ses rochers, beaucoup d'especes de crables, & cette espece de boudin dont j'ai parlé.
Le fond de l'anse est de sable, & on y pourtoit débarquer, si ces positions rentrantes n'exposoient à des feux croisés. Une batterie à la pointe de sable de la rive droite de la riviere Noire y seroit fort utile. J'avois marché trois heures le matin, & trois heures l'après-midi.
Le 29 & le 30.
A Marée-baSse je fus me promener sur le bord de la mer: j'y trouvai le grand buccin, & une espece de faux amiral.
Le 31.
Riviere Noire.
Je partis à six heures du matin. Je passai la premier riviere Noire à gué, près do la maison; ensuite ayant voulu couper une petite presqu'isle couverte de bois & de pierres, je m'embarrassai dans les herbes, & j'eus beaucoup de peine à retrouver le sentier; il me mena sur le rivage que je
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cocoyai, la marée étant basse. Sur toute cette plage il y a beaucoup d'huitres collées aux rochers: Duval, mon nóuveau noir, se coupa le pied profondément, en marchant sur leurs écailles: c'étoit à l'une des deux embouchures de la petite riviere Noire. Nous fimes halte en cet endroit sur les huit heures du matin: je lui fis bassiner sa plaie, & boire de l'eau de vie, ainsi qu'à Côte. Comme ils étoient fort chargés, je pris le parti de faire deux haltes par jour, qui coupassent mes deux courses du matin & du foir, & de leur donner alors quelques rafraîchissements. Cette légere douceur les remplit de force & de bonne volonté: ils m'eussent volontiers suivi ainsi jusqu'au bout du monde.
Islot du morne.
Entre les deux embouchures de la riviere noire, un cerf poursuivi par des chiens & des chasseurs, vint droit à moi. Il pleuroit & brâmoit: ne pouvant pas le fauver, & ne voulant pas le tuer, je tirai un de mes coups en l'air. Il fut se jetter
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à l'eau, où les chiens en vinrent à bout. Pline observe que cet animal pressé par une meute, vient se jetter à la merci de l'homme. Je m'arrêtai au premier ruisseau qu'on trouve après avoir passé les deux rivieres Noires: il se jette à la mer, vis-à-vis un petit islot, appellé l'islot du Tamarin qui n'est pas sur la carte; on y va à pied à mer basse, & à l'islot du morne, où quelquefois l'on met les vaisseaux en quarantaine.
J'avois tout ce qui étoit nécessaire à mon dîner, hors la bonne chere. Je vis passer le long du rivage, une pirogue pleine de pêcheurs Malabares. Je leur demandai s'ils n'avoient point de poissons: ils m'envoyerent un fort beau mulet, dont ils ne voulurent pas d'argent. Je fis mettre ma cuisine au pied d'un tatamaque: j'allumai du feu: un de mes Noir fut chercher du bois, l'autre de l'eau, celle de cet endroit étant saumâtre. Je dinai trèsbien de mon poisson, & j'en régalai mes gens.
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J'observai des blocs de roche ferrugineuse, très-abondante en mineral. Il y a une bande de rescifs, qui s'étend depuis la riviere Noire jusqu'au morne Brabant, qui est la pointe de l'Isle, tout-à-fait sous le vent. Il n'y a qu'un passage pour venir à terre derriere le petit islot du Tamarin.
A deux heures après midi je partis, en mettant plus d'ordre dans ma marche. J'al lois faire plus de vingt lieues dans une partie déserte de l'Isle, où il n'y a que deux habitans. C'est-là où se refugient les Noirs marons. Je défendis à mes gens de s'écarter: mon chien même qui me devançoit toujours, ne me précédoit plus que de quelques pas; à la moindre alerte il dressoit les oreilles & s'arrêtoit: il sentoit qu'il n'y avoit plus d'hommes. Nous marchâmes ainsi en bon ordre, en suivant le rivage, qui forme une infinité de petites anses. A gauche nous longions les bois, où règne la plus profonde solitude. Ils sont
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adossés à une chaîne de montagne peu élevée, dont on voit la cîme: ce terrein n'est pas fort bon. Nous y vîmes cependant des polchers, arbres venus des Indes, & d'autres preuves qu'on y avoit commencé des établissemens. J'avois eu la précaution de prendre quelques bouteilles d'eau & je fis bien, car je trouvai les ruisseaux, marqués sur le plan, absolument desséchés.
Morne Brabant.
J'avois des inquiétudes sur la blessure de mon Noir, qui saignoit continuellement: je marchois à petits pas: nous tîmes une halte à quatre heures. Comme la nuit s'approchoit, je ne voulus point faire le tour du morne; mais je le coupai dans le bois, par l'isthme qui le joint aux autres montagnes. Cet isthme n'est qu'une médiocre colline. Etant sur cette hauteur je rencontrai un Noir appartenant à M. le Normand, habitant chez lequel j'allois descendre & dont la maison étoit à un quart de lieue. Cet homme nous devança pendant que je m'arrêtois avec plaisir à
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considérer le spectacle des deux mers. Une maison placée en cet endroit y seroit dans une situation charmante: mais il n'y a pas d'eau. Comme je descendois ce monticule, un Noir vint au-devant de moi avec une caraffe pleine d'eau fraîche, & m'annonça que l'on m'attendoit à la maison. J'y arrivai. Cétoit une longue case de pallissades, couverte de feuilles de lataniers. Toute l'habitation consistoit en huit Noirs, & la famille en neuf personnes: le maître & la maitresse, cinq enfans, une jeune parente, & un ami. Le mari étoit absent: voilà ce que j'appris avant d'entrer.
Je ne vis dans toute la maison, qu'une seule piece; au milieu, la cuisine; à une extrémité, les magasins & les logemens des domestiques; à l'autre bout, le lit conjugal, couvert d'une toile sur laquelle une poule couvoit ses œufs; sous le lit, des canards; des pigeons sous la feuillée, & trois gros chiens à la porte. Aux parois étoient accrochés tous les meubles qui
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servent au ménage ou au travail des champs. Je fus véritablement surpris de trouver dans ce mauvais logement une Dame très-jolie. Elle étoit Françoise, née d'une famille honnête, ainsi que son mari. Ils étoient venus il y avoit plusieurs années, chercher fortune: ils avoient quitté leurs parents, leurs amis, leur patrie, pour passer leurs jours dans un lieu sauvage, où l'on ne voyoit que la mer, & les escarpemens affreux du morne Brabant: mais l'air de contentement & de bonté de cette jeune mere de famille, sembloit rendre heureux tout ce qui l'approchoit. Elle allaitoit un de ses enfans; les quatre autres étoient rangés autour d'elle, gais & contens.
La nuit venue, on servit avec propreté tout ce que l'habitation fournissoit. Ce souper me parut fort agréable. Je ne pouvois me lasser de voir ces pigeons voler autour de la table, ces chevres qui jouoient avec les enfans, & tant d'animaux réunis autour de cette famille charmante. Leurs
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jeux paisibles, la solitude du lieu, le bruit de la mer, me donnoient une image de ces premiers temps où les filles de Noé, descendues sur une terre nouvelle, firent encore part aux especes douces & familieres du toît, de la table & du lit.
Après souper on me conduisit coucher, à deux-cents pas de-là, à un petit pavillon en bois que l'on venoit de bâtir. La porte n'étoit pas encore mise: j'en fermai l'ouverture avec les planches dont on devoit la faire. Je mis mes armes en état; car cet endroit est environné de Noirs marons. Il y a quelques années que quarante d'entre eux, s'étoient retirés sur le morne, où ils avoient fait des plantations. On voulut les forcer; mais plutôt que de se rendre, ils se précipiterent tous dans la mer.
Le 1. septembre.
Le maître de la maison étant revenu pendant la nuit, il m'engagea à différer
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mon depart jusqu'à l'après-midi: il vouloit m'accompagner une partie du chemin. Il n'y avoit que trois petites lieues de-là à Belle-ombre, derniere habitation où je devois coucher. Comme mon Noir étoit blessé, la jeune Dame voulut elle-même lui préparer un remede pour son mal. Elle fit sur le feu une espece de baume samaritain, avec de la terebenthine, du sucre, du vin, & de l'huile. Après l'avoir fait panser, je le fis partir d'avance avec son camarade. A trois heures après dîner je pris congé de cette demeure hospitaliere, & de cette femme aimable & vertueuse. Nous nous mîmes en route, son mari & moi. C'étoit un homme très-robuste: il avoit le visage, lesbras, & les jambes brûlées du soleil. Lui-même travailloit à la terre, à abattre les arbres, à les charrier; mais il ne souffroit, disoit-il, que du mal que se donnoit sa femme pour élever sa famille: elle s'étoit encore, depuis peu,
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chargée d'un orphelin. Il ne me conta que ses peines, car il vit bien que je sentois son bonheur.
Nous passâmes un ruisseau près de la maison; & nous marchâmes sur la pelouse jusqu'à la pointe du Corail. Dans cet endroit la mer pénetre dans l'Isle, entre deux chaînes de rochers à pic: il faut suivre cette chaîne, en marchant par des sentiers rompus, & en s'accrochant aux pierres. Le plus difficile est de l'autre côté de l'anse, en doublant la pointe appelléc le Cap. J'y vis passer des Noirs; ils se colloient contre les flancs du roc: s'îls eussent fait un faux pas, ils tomboient à la mer. Dans les gros temps ce passage est impraticable; la mer s'y engoufre, & y brise d'une maniere effroyable. En calme les petits vaisseaux entrent dans l'anse, aufond de laquelle ils chargent du bois. Heureusement il s'y trouva le Desir, senau du Roi: il nous prêta sa chaloupe pour passer le détroit. M. le Normand me con-
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duisit de l'autre côté, & nous nous dîmes adieu en nous embrassant cordialement.
Belle-ombre.
J'arrivai en trois heures de marche, sur une pelouse continuelle, au-delà de la pointe de Saint-Martin. Souvent j'allois sur le sable, & quelquefois sur ce gazon fin, qui croît par flocons épais comme la mousse. Dans cet endroit je trouvai une pirogue, où M. Etienne, associé à l'habitation de Belle-ombre, m'attendoit. Nous fûmes en peu de temps rendus à sa maison, située à l'entré;e de la riviere des citroniers. On construisoit, sur la rive gauche, un vaisseau de deux-cents tonneaux.
Depuis M. le Normand, toute cette partie est d'une fraîcheur & d'une verdure charmante: c'est une savanne sans roche, entre la mer & les bois, qui sont très-beaux.
Avant de passer le Cap, on remarque un gros banc de corail, élevé de plus de quinze pieds. C'est une espece de rescif que la mer a abandonné: il regne au pied
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une longue flaque d'eau, dont on pourroit faire un bassin pour de petits vaisseaux. Depuis le morne Brabant il y a, au large, une ceinture de brisans, où. il n'y a de passage, que vis-à-vis les rivieres.
Du 2.
Le remede appliqué à la blessure de mon Noir l'ayant presque gueri, je fixai mon départ à l'aprèsmidi. Le matin je me promenai en pirogue entre les rescifs & la côte. L'eau du fond étoit très-claire: on y voyoit des forêts de madrépores de cinq pu six pieds d'élévation, semblables à des arbres: quelques-uns avoient des fleurs. Différentes especes de poissons de toutes couleurs nageoient dans leurs branches: on y voyoit serpenter de belles coquilles, entr'autres une tonne magnifique, que le mouvement de la pirogue effraya: elle fut se nicher sous une touffe de corail. J'aurois fait une riche collection, mais je n'avois, ni plongeur, ni pince de fer, pour soulever les plantes
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de ce jardin maritime, & pour déraciner ces arbres de pierre. J'en rapportai le rocher appellé l'oreille de midas, le drap d'or, & quelques gros rouleaux garnis de leur peau velue.
Poste-Jacotet.
Nous eûmes à dîner, deux officiers du Desir, qui, conjointement avec M. Etienne, voulurent m'accompagner jusqu'au bras de mer de la savanne, à trois lieues de là. Personne n'y demeure, mais il y a quelques cases de paille: le matin on avoit fait partir d'avance tous les Noirs: après midi je me mis en route, & je pris seul les devants. J'arrivai au Poste Jacotet: c'est un endroit où la mer entre dans les terres, en formant une baye de forme ronde. On voit au milieu, un petit islot triangulaire: cette anse est entourée d'une colline qui la clôt, comme un bassin. Elle n'est ouverte qu'à l'entrée, où passe l'eau de la mer; & au fond où coulent sur un beau sable plusieurs ruisseaux qui sortent d'une piece d'eau douce, où je vis beaucoup de
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poissons. Autour de cette piece d'eau sont plusieurs monticules qui s'élèvent les uns derriere les autres en amphithéâtre. Ils étoient couronnés de bouquets d'arbres, les uns en pyramide comme des ifs, les autres en parasol: derriere eux s'élançoient quelques têtes de palmiste, avec leurs longues flèches garnies de panaches. Toute cete masse de verdure, qui s'élève du milieu de la pelouse, se réunit à la forêt & à une branche de montagne qui se dirige à la riviere Noire. Le murmure des sources, le beau verd des flots marins, le souffle toujours égal des vents, l'odeur parfumee des veloutiers, cette plaine si unie, ces hauteurs si bien ombragées, sembloient répandre autour de moi, la paix & le bonheur. J'étois fâché d'être feul: je formois des projets; mais du reste le l'Univers, je n'eusse voulu que quelques objets aimés, pour passer là ma vie.
Je quittai à regret ces beaux lieux. A peine j'avois fait deux-cents pas, que je
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vis venir à ma rencontre, une troupe de Noirs armés de fusils. Je m'avançai vers eux, & je les reconnus pour des Noirs de détachement, sorte de maréchaussée de l'Isle: ils s'arrêterent auprès de moi. L'un d'eux portoit dans une callebasse, deux petits chiens nouveaux nés: un autre menoit une femme attachée par le cou, à une corde de jonc: c'étoit le butin qu'ils avoient fait sur un camp de Noirs marons qu'ils venoient de dissiper. Ils en avoient tué un, dont ils me montrerent le grisgris, espece de talisman fait comme un chapelet. La Negresse paroissoit accablée de douleur. Je l'interrogeai; elle ne me répondit pas. Elle portoit sur le dos un sac de vacoa. Je l'ouvris. Hélas! c'étoit une tête d'homme. Le beau paysage disparut, je ne vis plus qu'une terre abominable.*
* Cette femme appartenoit à un habitant appellé M. de Laval.
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Mes compagnons me retrouverent comme je descendois par une pente difficile au bras de mer de la Savanne. Il étoit nuit, nous nous assîmes sous des arbres dans le fonds de l'anse: on alluma des flambeaux, & on servit à souper.
Bras de mer de la Savanne.
On parla des Noirs marons; car ils avoient aussi rencontré le détachement où étoit cette malheureuse, qui portoit peutêtre la tête de son amant! M. Eátienne nous dit qu'il y avoit des troupes de deux & trois cents Noirs fugitifs aux environs de Belle-ombre, qu'ils élisoient un chef auquel ils obéïssoient sous peine de la vie. Il leur est défendu de rien prendre dans les habitations du voisinage, d'aller le long des rivieres fréquentées chercher du poisson ou des souges. La nuit ils descendent à la mer pour pêcher: le jour ils forcent des cerfs dans l'intérieur des bois avec des chiens bien dressés. Quand il n'y a qu'une femme dans la troupe, elle est
I. Part. T
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pour le chef: s'il y en a plusieurs, elles sont communes. Ils tuent, dit-on, les enfans qui en naissent, afin que leurs cris ne les dénoncent pas. Ils s'occupent tous les matins à jetter les sorts pour présager la destinée du jour.
Il nous conta qu'étant à la chasse l'année précédente, il rencontra un Noir maron; que s'étant mis à le poursuivre en l'ajustant, son fufil manqua jusqu'à trois fois. Il alloit l'assommer à coups de crosse, lorsque deux Negresses sortirent du bois, & vinrent en pleurant se jetter à ses pieds. Le Noir profita du moment & s'enfuit. Il amena chez lui ces deux généreuses créatures; il nous en avoit montré une le matin.
Nous passâmes la nuit sous des paillotes.
J'avois remarqué qu'on pouvoit faire du poste Jacotet, cette position si riante, un très-bon port pour de petits vaisseaux, en ôtant du bassin quelques plateaux de co-
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rail. Le bras de mer de la Savanne sert aussi aux embarcations des gaulettes. Toute cette partie est la plus belle portion de l'Isle; cependant elle est inculte, parce qu'il est difficile d'y communiquer avec le chef-lieu, à cause des montagnes de l'intérieur, & par la difficulté de revenir au vent du port en doublant le morne Brabant.
Le 3.
M. Étienne & M. de Clezemure Capitaine du. Desir, vinrent m'accompagner jusqu'au bord de la rive gauche de la Savanne qui est encore plus escarpée que la rive droite: en cet endroit leurs chiens forcerent un cerf. Je pris congé d'eux, pour faire seul les douze lieues qui restoient, dans un pays où il n'y a plus d'habitans.
J'observai, chemin faisant, que la prairie devenoit plus large, les bois plus épais & plus beaux. Les montagnes sont en-
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foncées dans l'intérieur: on n'en voit que les sommets dans le lointain.
De temps en temps je trouvai quelques ravins. En deux heures de marche, je passai trois rivieres à gué. La seconde, qui est celle des Anguilles, est assez difficile: son lit est plein de rochers, & son courant rapide. Il s'y jette des sources d'eau ferrugineuse qui couvrent l'eau d'une huile couleur de gorge de pigeon.
Chemin faisant, je vis un de ces éperviers appellés mangeurs de poules. Il étoit perché sur un tronc de latanier; je l'ajustai presque à bout portant; les deux amorces de mon fusil s'embrâserent, & les coups ne partirent pas. L'oiseau resta tranquille, & je le laissai là. Cette petite aventure me fit faire attention à tenir mes armes en meilleur état, en cas d'attaque des Noirs marons.
Halte sur le bord de la mer.
Je m'arrêtai sur la rive gauche de la troisieme riviere, au bord de la mer, sur
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des plateaux de rochers ombragés par un veloutier. Mes Noirs m'en firent une efpèce de tente en jettant mon manteau dessus les branches. Ils me firent à dîner, & me pêcherent quelques conques persiques & des oreilles de midas.
A deux heures après dîner, je me mis en route, mon fusil en bon état, & mes gens en bon ordre. Les surprises n'étoient point à craindre; la plaine est découverte, &les bois assez éloignés. Le sentier étoit très-beau & sablé. Pour marcher plus à mon aise; & n'être pas obligé de me: déchausser au passage de chaque riviere, je resolus de marcher nuds pieds comme les chasseurs du matin.(*) Cette façon d'al-
(*) L'homme civilisé enferme son pied dans une chaussure; il est sujet aux cors que les Negres ne connoissent pas. De toutes les parties de son individu qu'il immole à son opinion, c'est sans doute le sacrifice qui lui coûte le moins. On prétend même qu'il y a un plus grand inconvénient à porter perruque, sur-tout lorsqu'on se fait raser la tête. On croit que cette opération est cause des apoplexies si fréquentes aujourd'hui & qui étoient si rares chez les anciens. Je crois même que Pline qui parle des maladies de son temps, ne fait pas mention de celle-là.
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ler est non-seulement la plus naturelle; mais la plus sûre; le pied saisit comme une main les angles des rochers. Les Noirs ont cette partie si exercée qu'ils s'en servent pour ramasser une épingle à terre. Ce n'est donc pas en vain que la Nature divisa ces membres en doigts, & les doigts en articulations.
Accident.
Après avoir fait ces reflexions, je me déchaussai, & je passai à gué la premiere riviere; mais en sortant de l'eau, je reçus un violent coup de soleil sur les jambes: elles devinrent rouges & enflammées. Au passage de la seconde, je me blessai à un talon & à un orteil. En mettant
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mon pied dans l'eau, j'éprouvai à mes blessures une douleur fort vive. Je renonçai à mon projet, fâché d'avoir perdu un des avantages de la constitution humaine, faute d'exercice.
Riviere du poste.
J'arrivai à la riviere du poste que je traversai à gué sur le dos de mon Noir, à une portée de canon de son embouchure. Elle coule avec grand bruit sur des rochers. Ses eaux sont si transparentes que je distinguois au fond des limaçons noirs à pointe. J'éprouvai dans ce passage une sorte d'horreur. Le soleil étoit prêt de se coucher; je ne voulus pas aller plus loin. Je marchai sur les pierres le long de sa rive gauche pour gagner une paillotte que j'avois apperçue adossée à un des caps de son embouchure. Il me fut impossible d'aller jusques-là. Ce n'étoient que des monceaux de roches. Je revins sur mes pas, & je repris le sentier qui me mena au haut du ravin, au bas duquel elle coule. J'apperçus à main gauche,
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dans un ensoncement, un petit bouquet détaché de buissons d'arbres & de liannes, dans lequel on ne pouvoit pénétrer. L'idée me vint de m'ouvrir un passage avec une hache, & de me loger au centre comme dans un nid. Ce gîte me paroissoit sûr: mais comme il vint à tomber un peu de pluie, je pensai qu'il vaudroit mieux encore loger sous le plus mauvais toît. Je descepdis l'enfoncement jusqu'au bord de la mer, & j'eus un grand plaisir de trouver sur ma droite la paillotte que j'avois apperçue de l'autre rive. C'étoit un toît de feuilles de latanier appliqué contre la roche; à droite étoit le chemin impraticable que j'avois tenté, à gauche le chemin par où j'étois descendu, & devant moi le bord de la mer. Tout me parut également disposé pour la sûtreté & la commodité; on me fit un lit d'herbes seches, & je me couchai. Je fis mettre mes paniers enfilés de leur bâton, à droite & à gauche de mon lit, comme des
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barrieres, un de mes Noirs â chaque entrée de l'ajoupa, mes pistolets sous mon oreiller, mon fusil auprès de moi & mon chien à mes pieds.
A peine ces dispositions étoient faites, qu'un frisson me faisit. C'est la suite des coups de soleil, qui sont presque toujours suivi de la siévre. Mes jambes etoient douloureuses & enflées. On me fit de la limonnade: on alluma de la bougie, & je m'occupai à noter des observations sur ma route, & quelques erreurs sur la Carte.
Toute la Côte, depuis le bras de mer de la Savanne, est escarpée & inabordable. Les rivieres qui s'y jettent sont fort encaissées. Il seroit impossible de faire ce chemin à cheval. On s'opposeroit aisément à la marche d'une troupe ennemie, chaque riviere étant un fossé d'une profondeur effrayante. Quant au pays, il m'a par la plus belle portion de l'Isle.
Su le minuit la fiévre me quitta, & je m'endormis. A trois heures & demie du
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matin mon chien me réveilla, & sortit de l'ajoupa en aboyant de toutes ses forces. J'appellai Côte, & lui dis de se lever. Je sortis avec mes armes; mais je ne vis qu'un ciel bien étoilé. Mon Noir revint au bout de quelques momens, & me dit qu'il avoit entendu siffler deux fois auprès du bois. Je fis rallumer le feu. J'ordonnai à mes gens de veiller, & je posai Côte en sentinelle avec mon sabre.
La mer venoit briser dans les rochers, presque jusqu'à ma chaumiere. Ce fracas joint à l'obscurité, m'invitoit au sommeil; mais je n'étois pas sans inquiétude. J'étois à cinq lieues de toute habitation; si la siévre me reprenoit, je ne sçavois où trouver des secours. Les Noirs marons me donnoient peu de crainte: mes deux Noirs paroissoient bien déterminés. & j'étois dans un lieu où je pouvois souten un siége. Après tout, je me félicitai de ne m'être pas campé dans le bosque.
Dès qu'on put distinguer les objets, je
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fis boire un verre d'eau-de-vie à mes factionnaires, & je me mis en route. Ils commençoient à être bien moins chargés; nos provisions diminuant chaque jour.
Du 4 septembre
Je partis à cinq heures & demie du matin, resolu de faire un effort pour arriver à la premiere habitation d'une seule traite.
A peu de distance, nous trouvâmes une petite riviere, & un peu plus loin un ruisseau presque à sec. Après une heure de marche, toute cette belle pelouse qui commence au morne Brabant finit, & l'on entre sur un terrein couvert de rochers comme dans le reste de l'Isle. L'herbe, cependant en est plus verte; c'est un gramen à large feuille, très-propre au pâturage.
Je passai à gué le bras-de mer du Chalan sur un banc de sable. Il est mal figuré sur le plan. La mer entre profondément dans les terres par un passage étroit
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qu'on pouroit, je crois, barrer de claires-voies, & en faire un grand parc pour la pêche.
Je trouvai sur sa rive gauche un ajoupa où je me reposai.
A une demi-lieue de-là, le sentier se divise en deux; je pris celui de la gauche qui entre dans les bois; il me conduisit dans un grand chemin frayé de charriots. La vue des ornieres qui me désignoient le voisinage de quelque maison considérable, me fit un grand plaisir: j'aimois encore mieux voir des pas de cheval que des pas d'hommes. Nous arrivâmes à une habitation dont le maître étoit absent, ce qui nous fit revenir sur nos pas, & suivre un sentier du bois qui nous mena chez un habitant appellé M. Delaunay. Il étoit temps d'arriver; je ne pouvois plus me soutenir sur mes jambes qui étoient très-enflées. Il me prêta un cheval pour me rendre à deux lieues de-là à l'habitation des prêtres.
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Riviere de la Chaux.
Je passai successivement la riviere de la Chaux qui est sort encaissée, & celle des Créoles. A trois quarts de lieue de cette derniere, je traversai en pirogue une des anses du Port du sud-est.
Habitation de prêtres.
Les bords en sont couverts de mangliers. Tout ce paysage est fort agréable; il est coupé de collines couvertes d'habitations. De temps en temps on traverse des bouquets de bois remplis d'orangers. Il étoit six heures du soir quand j'arrivai chez le Frere directeur de l'habitation. On me bassina les jambes d'eau de fleur de sureau, & je me reposai avec grand plaisir.
Du 5.
Il n'y a qu'une lieue de-là au grand Port. Le Frere me prêta un cheval, & j'arrivai à la ville sur les dix heures. C'est une espèce de bourg où il y a une douzaine de maisons. Les édifices les plus remarquables sont un moulin ruiné, & le gouvernement qui ne vaut guères mieux.
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Derriere la ville est une grands montagne, & devant elle est la mer qui forme en cet endroit une Baye profonde de deux lieues, à compter des rescifs de son ouverture, & de quatre lieues de longueur depuis la pointe des deux Cocos jusqu'à celle du Diable.
Je descendis chez le Curé.
Des 6. 7 & 8 Septembre.
J'étois enchanté de mon hôte, & du paysage que j'avois vu: mais il faut se méfier des lieux où vient la fleur d'orange. Le curé ne bûvoit que de l'eau, ainsi que ses paroissiens. Il faut souvent un mois de navigation pour venir du Port-Louis: souvent les habitans sont exposés à manquer de tout ce qui vient d'Europe. Je fis part de mes provisions à M. Delfolie: c'étoit le nom du missionnaire, qui étoit un fort honnête-homme.
Port du sud-est.
Le Port du sud-est fut d'abord habité par les Hollandois, on voit encore un de
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leurs anciens édifices qui sert de chapelle. On entre dans le Port par deux passes, l'une à la pointe du Diable pour les petits vaisseaux; l'autre, plus considérable, à côté d'un islot, vers le milieu. Il y a deux batteries à ces deux endroits, & une troisiéme appellée batterie de la Reine, située au fond de la Baye.
Si mon indisposition l'eût permis, j'aurois examiné les corps étrangers que la mer jette sur les rescifs, pour former quelques conjectures sur les terres qui sont au vent: mais je pouvois à peine me soutenir: la peau de mes jambes tomba même entierement.
Voici les observations que je pus recueillir.
Les baleines entrent quelquefois dans le Port du sud-est, où il seroit aisé de les harponner. Cette côte est fort poissonneuse, & c'est l'endroit de l'Isle oû l'on trouve les plus beaux coquillages: entr'autres des olives & des vis. On me donna quelques huîtres violettes de l'embouchure de
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la riviere de la Chaux, & une espèce de cristalisation que l'on trouve au fond du lit de la riviere Sorbès, qui en est voisine.
Je vis pendant trois nuits une comète qui paroissoit depuis quinze jours. Son noyau étoit pâle & nebuleux, sa queue blanche & très-étendue, les rayons en divergeoient peu. Je dessinai sa position dans le ciel, au-dessous des Trois Rois. Sa route étoit vers l'eft, & sa queue dirigée à l'ouest. Le 6 à deux heures & demie du matin, elle me parut élevée plus de 50 degrés sur l'horison. Je ne pus rendre mon observation plus précise saute d'instrument.
Je trouvai ici l'air d'une fraîcheur agréable, la campagne belle & fertile: mais ce bourg est si désert que dans un jour je ne vis passer que deux Noirs sur la place publique.
Le 9.
Je me sentois assez rétabli pour continuer ma route dans des lieux habités. Je
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fixai ma couchée à quatre lieues de-là à l'embouchure de la grande riviere, qui est un peu plus grande que celle qui porte le même nom, près du Port-Louis.
Nous partîmes à six heures du matin, en suivant le rivage qui est découpé d'anses où croissent des mangliers. Il est probable que la mer en a apporté les graines de quelque terre plus au vent. Nous longions, sur la gauche, une chaîne de montagnes élevées, couvertes de bois. La campagne est coupée de petites collines couvertes d'une herbe fraîche; ce pays où l'on élève beaucoup de bestiaux, est agréable à voir, mais fatiguant à parcourir.
Halte chez Mde. la V….
Après avoir marché deux lieues, nous vîmes sur une hauteur une belle maison de pierre. Je m'y arrêtai pour m'y reposer: elle appartenoit à un riche habitant appellé la V****. Il étoit absent. Sa femme étoit une grande créole seche, qui alloit nuds pieds suivant l'usage du canton. En en-
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trant dans l'appartement, je la trouvai au milieu de cinq ou six filles, & d'autant de gros dogues qui voulurent étrangler mon chien: on les mit à la porte, & Mde. de la V*** y posa en faction une negresse nue, qui n'avoit pour tout habit, qu'une mauvaise jupe. Je demandai à passer le tems de la chaleur. Après les premiers complimens, un des chiens trouva le moyen de rentrer dans la falle, & le vacarme recommença. Mde. de la V***. tenoit à la main une queue de raye épineuse: elle en lâcha un coup sur les épaules nues de l'esclave qui en furent marquées d'une longue taillade, & un revers sur le mâtin qui s'enfuit en heurlant.
Cette Dame me conta qu'elle avoit manqué de se noyer en allant en pirogue harponner la tortue sur les brisans. Elle alloit dans les bois, à la chasse des Noirs marons; elle s'en faisoit honneur: mais elle me dit que le Gouverneur lui avoit reproché de chasser le cerf, ce qui est de-
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fendu.; ce reproche l'avoit outrée: «j'eus mieux aimé, me dit-elle, qu'il m'eût donné un coup de poignard dans le cœur.
A quatre heures après midi, je quittai cette Bellonne qui chassoit aux hommes: nous coupâmes par un sentier, la pointe du Diable, ainsi appellée, parce que les premiers navigateurs y virent, dit-on, varier leur boussole sans en sçavoir la raison. Nous passâmes en canot l'embouchure de la grande riviere qui n'est point navigable, à cause d'un banc de sable qui la traverse, & par une cascade qu'elle forme à un demi-quart de lieue de-là.
Grande Riviere.
On a bâti sur sa rive gauche une redoute en terre, au commencement du chemin qui mene à Flacq: nous le suivîmes par l'impossibilité de marcher le long du rivage, tout rompu de roches. On rentre ici dans les bois, qui sont très-beaux, & pleins d'orangers. A un quart de lieue de là je trouvai une habitation dont le maître étoit absent: je m'y arrêtai.
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J'avois marché deux heures & demie le matin, & autant l'après-midi.
Le 10.
Nous suivîmes la grande route de Flacq, jusqu'à un quart de lieue au de-là de la riviere Seche, que nous passâmes à gué comme les autres: ensuite prenant à droite par un sentier, j'arrivai sur le bord de la mer à l'Anse d'eau douce, où il y avoit un poste de trente hommes.
Quatre Cocos.
Nous reprîmes le rivage, qui commence là à être praticable. Je passai, sur le dos de Côte, un petit bras de mer assez profond. De tems en tems le sable est couvert de rochers, jusqu'à une longue prairie couverte du même chiendent que j'avois trouvé aux environs de Belle-ombre. Toute cette partie est seche & aride; les bois sont petits & maigres, & s'étendent aux montagnes qu'on voit de loin: cette plaine, qui a trois grandes lieues, ne vaut
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pas grand'chose; elle s'étend jusqu'à un établissement, appellé les Quatre Cocos. Il n'y a d'autre eau que celle d'un puits saumâtre percé dans des rochers pleins de mines de fer.
Après dìner, un sentier sur la gauche nous mena dans les bois, où nous retrouvâmes des rochers. Nous arrivâmes sur le bord de la riviere de Flacq, à un quart de lieue de son embouchure: nous la traversâmes sur des planches. Je la cotoyai en traversant les habitations, qui y sont en grand nombre, & je vins descendre au magasin, situé sur la rive gauche. Il y avoit un poste commandé par un capitaine de la Légion, appellé M. Gautier, qui m'offrit un gîte.
Le 11.
Quartier de Flancq.
Je me reposai. Le quartier de Flacq est un des mieux cultivés de l'Isle: on en tire beaucoup de riz. Il y a une passe dans les
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resciss, qui permet aux gaulettes de venir charger jusqu'à terre.
Le 12.
Mon hôte voulut m'accompagner une partie du chemin: nous fûmes en pirogue jusqu'auprès du poste de Fayette, Presque toute la côte est couverte jusques-là de roches brisées, & de mangliers. Près du débarquement, nous vîmes sur le sable, des traces de tortue; ce qui nous fit mettre pied à terre: mais nous ne trouvâmes que le nid. Nous passâmes à gué l'Anse aux aigrettes, bras de mer assez large. J'étois sur les épaules de mon Noir; quand nous fûmes au milieu du trajet, la mer qui montoit pensa le renverser: il eut de l'eau jusqu'au cou, & je fus bien mouillé. A quelque distance nous en trouvâmes un autre, appellé l'Anse aux requins. J'y remarquai de larges plateaux de rochers, percés d'un grand nombre de trous ronds,
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d'un pied de diametre: quelques-uns étoient de la profondeux de ma canne. Je présumai que quelque lave de volcan, ayant coulé jadis sur une portion de forêt, avoit consumé les troncs des arbres, & conservé leur empreinte.
Du Poste de Fayette à la riviere du rempart, la prairie continue. Ce quartier est encore bien cultivé: nous y dinâmes. Je passai la riviere; ensuite je continuai seul ma route, jusqu'au de-là de la riviere des citronniers. Le soleil baissoit déjà à l'horison, lorsque je rencontrai un habitant, qui m'engagea fort honnêtement a entrer chez lui: cet honnête-homme s'appelloit le Sieur Gole.
Le 13.
Quartier de la poudre d'or.
Il m'offrit le matin, son cheval pour me rendre à la Ville, dont je n'étois plus éloigné que de cinq lieues. J'aurois bien voulu achever le tour de l'Isle; mais il y avoit quatre lieues de pays inhabité où l'on
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ne trouve pas d'eau. D'ailleurs, de la Pointe des canoniers, je connoissois le rivage jusqu'au Port.
J'acceptai l'offre de mon hôte. Je partis de ce quartier qu'on appelle La Poudre-d'Or, à cause, dit-on, de la couleur du sable, qui me parut blanc comme ailleurs. Je passai d'abord la riviere qui porte le nom du quartier. J'entrai ensuite dans de grands bois: le sol en est bon: mais il n'y a point d'eau. J'arrivai au quartier des Pamplemousses: les terres en paroissent épuisées, parce qu'on les cultive depuis plus de trente ans sans les fumer. J'en passai la riviere à gué, ainsi que la riviere Seche, & celle des Lataniers, & j'arrivai le soir au Port.
J'avois trouvé toutes les campagnes en rapport, couvertes de pierres; excepté quelques cantons des Pamplemousses.
Je n'ai vu sur ma route, aucun monument intéressant. Il y a trois églises dans l'Isle: la premiere au Port-Louis, la seconde au Port du Sud-Est, & la troi-
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sieme, qui est la plus propre, aux Pamplemousses. Les deux autres ressemablent à de petites églises de village. On en avoit construit une au Port-Louis, sur un assez beau plan: mais, le comble en étant trop élevé, les ouragans ont fait fendre les murs qui le supportent. On s'en sert quelquefois au lieu de magasins, qui sont rares dans l'Isle. La plupart sont construits en bois; c'est une matiere qu'on ne devroit jamais employer pour les bâtimens publics, surtout ici où les poutres ne durent pas plus de quarante-ans, quand les carias ne les détruisent pas plutôt. D'ailleurs, la pierre se rencontre partout, & l'Isle est entourée de corail, dont on fait de la chaux. La plus grande difficulté est aux fondations, où l'on est toujours obligé de faire sauter des roches avec de la poudre: mais tout compensé, je ne crois pas qu'un bâtiment ea pierre coûte ici un tiers plus cher qu'un bâtiment en bois. Celui-ci, il est vrai, est bientôt prêt, mais bien-
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tôt ruiné. Les gens pressés de jouir ne jouissent jamais.
On compte que l'Isle a environ quarante-cinq lieues de tour. Elle est arrosée d'un grand nombre de ruisseaux fort encaissés: ils sortent du centre de l'Isle pour se rendre à la mer. Quoique nous fussions dans la saison seche, j'en ai traversé plus de vingt-quatre, remplis d'une eau fraîche & saine. J'estime qu'il y a la moitié de l'Isle en friche, un quart de cultivé, un autre quart en pâturages, bons & mauvais.
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LETTRE XVIII.
Sur le Commerce, l'Agriculture, & la Défense de l'Isle.
Une lettre ne suffiroit pas pour détailler ces trois objets, qui sont immenses. A commencer par le premier, je ne connois point de coin de terre qui étende ses besoins si loin. Cette colonie fait venir sa vaisselle de Chine, son linge & ses habits de l'Inde, ses esclaves & ses bestiaux de Madagascar, une partie de ses vivres du Cap de Bonne-Espérance, son argent de Cadix, & son administration de France. M. de la Bourdonnaye vouloit en faire l'entrepôt du commerce de l'Inde, (*) une seconde Batavia. Avec les
(*) Tout entrepôt augmente les frais du commerce: quand il est inutile, il ne faut pas l'établir. Aucune nation n'a aux Indes d'entrepôt placé hors des lieux de son commerce. Batavia est dans une Isle qui donne des épiceries.
On regarde encore l'Isle de France comme une forteresse qui assûre nos possessions dans l'Inde. C'est comme si on regardoit Bordeaux comme la citadelle de nos colonies de l'Amérique. Il y a quinze-cents lieues de l'Isle de France à Pondichéry. Quand on supposeroit dans cette Isle une garnison considérable, encore faut-il une escadre pour la transporter aux Indes. Il faut que cette escadre soit toujours rassemblée dans un Port, où les vers dévorent un vaisseau en trois ans. L'Isle ne fournit ni goudron, ni cordages, ni mâture: les bordages même n'y valent rien, le bois du pays étant lourd & sans élasticité.
On court les risques d'un combat naval. Si on est battu, le secours est manqué; si on est victorieux, les soldats transportés tout d'un coup, d'un climat tempéré dans un climat trèschaud, ne peuvent supporter les fatigues du service.
Si on eût fait pour quelque endroit de la côte Malabare, ou de l'embouchure du Gange, la moitié de la dépense qu'on a faite à l'Isle de France, nous aurions dans l'Inde même, une forteresse respectable & une armée acclimatée: les Anglois ne se seroient pas emparés du Bengale. On peut s'en rapporter à eux sur ce qu'il convient de faire pour protéger un établissement. Ils entretiennent trois ou quatre mille soldats Européens sur les bords mêmes du Gange. Ils avoient cependant assez d'Isles éloignées à leur disposition: il ne tient encore qu'à eux de s'établir sur la côte de l'ouest de Madagascar: mais dans leurs entreprises, ils ne séparent jamais les moyens de leur fin. Les moutons sont mal gardés, quand le chien est à quinze-cents lieues de la bergerie.
A quoi donc l'Isle de France est-elle bonne? A donner du caffé & à servit de relâche à nos vaisseaux.
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vues d'un grand génie, il avoit le foible d'un homme: mettez le sur un point, il en fera le centre de toutes choses.
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Commerce.
Ce pays, qui ne produit qu'un peu de caffé, ne doit s'occuper que de ses besoins; & il devroit se pourvoir en France, afin
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d'être utile, par sa consommation, à la Métropole à laquelle il ne rendra jamais rien. Nos denrées, nos draps, nos toiles, nos fabriques y suffisent, & les cotonines de Normandie sont préférables aux toiles du Bengale qu'on donne aux esclaves. Notre argent seul devroit y circuler. On a imaginé une monnoie de papier, à laquelle personne n'a de confiance. Dans son plus grand crédit elle perd trente-trois & souvent cinquante pour cent. Il est impossible que ce papier perde moins: il est payable en France à six mois de vue; il faut six mois pour le voyage, six mois pour le retour; voilà dix-huit mois. On compte ici qu'en dix-huit mois, l'argent comptant placé dans le commerce maritime doit rapporter trente-trois pour cent. Celui qui reçoit du papier pour des piastres, le regarde comme une marchandise qui court plus d'un risque.
Le Roi paye tout ce qu'il achette un tiers, au moins, au-dessus de sa valeur; les
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grains des habitans, la construction de ses édifices, les fournitures & les entreprises en tout genre. Un habitant vous fera un magasin pour vingt mille francs comptant; si vous le payez en papier, c'est dix mille écus; il n'y a pas là-dessus de dispute.
C'est pourtant la seule monnoie dont tout le monde est payé. On avoit pensé qu'elle ne sortiroit pas de l'Isle: non-seulement elle sort, mais les piastres aussi, pour n'y jamais rentrer: autrement la colonie manqueroit de tout.
De tous les lieux étrangers où elle commerce, le seul indispensable à sa constitution présente, est Madagascar, à cause des esclaves & des bestiaux. Ses insulaires se contentoient autrefois de nos mauvais fuslls, mais ils veulent aujourd'hui des piastres cordonnées: tout le monde se perfectionne.
Au reste, si on compte qu'il y ait un jour assez de superflu pour y faire fleurir le négoce, il faut se hâter de nettoyer le port. Il y a sept ou huit carcasses de vais-
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seaux qui y forment autant d'Isles, que les madrépores augmentent chaque jour.
Agriculture.
Il ne devroit être permis à personne de posséder des terres faciles à défricher, & à la portée de la ville, sans les mettre en valeur. Personne ne devroit se faire concéder de grands & beaux terreins pour les revendre à d'autres. Les loix défendent ces abus: mais on ne suit pas les loix.
On devroit multiplier les bêtes de somme, surtout les ânes si utiles dans un pays de montagnes: un âneporte deux fois la charge d'un Noir. Le Negre ne coûte guères d'avantage: mais l'Ane est plus fort & plus heureux.
On a fait beaucoup de loix de police sur ce qu'il convient de planter. Personne ne connoît mieux que l'habitant, ce qui est de son intérêt, & ce qui convient à son sol. Il vaudroit mieux trouver le moyen d'attacher l'agriculteur au champ qu'il culti-
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ve à regret: car les ordonnances ne peuvent rien sur les sentimens.
Il y a un grand nombre de soldats inutiles, auxquels on pourroit donner des terreins à cultiver, en faisant les avances du défriché: on pourroit les marier avec des negresses libres. Si on eût suivi ce plan, depuis dix ans l'Isle entiere seroit en rapport: on auroit une pépiniere de matelots & de soldats Indiens. Cette idée est si simple, que je ne suis pas étonné qu'on l'ait méprisée.
Quant aux moyens à proposer pour adoucir l'esclavage des negres, j'en laisse le soin à d'autres: il y a des abus qui ne comportent aucune tolérance.
De la défense de l'Isle.
Si vous consultez sur la défense de l'Isle, un Officier de marine, il vous dira qu'une escadre suffit; un Ingénieur vous proposera des fortifications; un Brigadier d'Infanterie est persuadé qu'il ne faut que des régimens; & l'Habitant croit que l'Isle se défend d'elle-même. Les trois premiers
I. Part. X
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objets dépendent de l'administration, & sont dispendieux & nécessaires en partie. Je m'arrêterai au dernier, afin de vous faire part de quelques vues économiques.
Défense de la côte.
J'ai observé, en faisant le tour de l'Isle, qu'elle étoit entourée, en grande partie, à quelque distance du rivage, d'une ceinture de brisans; que là, où cette ceinture n'est pas continuée, la côte est formée de rochers inabordables. Cette disposition m'a paru étonnante; mais elle est certaine. L'Isle seroit inaccessible, s'il ne se trouvoit des passages dans les rescifs. J'en ai conté onze: ils sont formés par le courant des rivieres, qui se trouvent toujours vis-à-vis.
La défense extérieure de l'Isle consiste donc à interdire ces ouvertures. Quelques-unes peuvent se fermer par des chaînes flottantes, les autres peuvent être défendues des batteries posées sur le rivage.
Comme on peut naviguer en bateau entre les rescifs & la côte, on pourroit
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se servir de chaloupes canonieres, dont le service me paroît fort commode, par la facilité d'avancer ses feux, lorsque la passe se trouve à une grande distance du canon de la côte.
Derierre les rescifs, le rivage est d'un abord aisé: on descend sur un sable uni. On pourroit rendre ces endroits impraticables, ainsi qu'ils le sont devenus naturellement dans le fond des anses du Port du Sud-est. Il n'y a qu'à y planter des mangliers, la même espèce d'arbres qui y ont crû bien avant dans la mer en formant des forêts impénétrables: ce moyen est si facile que personne ne s'en avise.
Dans les parties de la côte, battues par les lames, s'il se trouve quelques plateaux de rochers accessibles, ces lieux n'étant jamais fort étendus, on peut les défendre par quelques pans de muraille seche, par des chevaux de frise tout prêts à jetter à l'eau, par des raquettes qui croissent sur
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les lieux les plus secs: mais, pour peu qu'il y ait de sable au pied, les mangliers y viendront; leurs branches & leurs racines s'entrelacent de telle sorte, qu'aucun bateau n'y peut aborder. On néglige trop les moyens naturels de défense: les arbres, les buissons épineux, &c… Ils ont cet avantage, qu'ils coûtent peu, & que le temps qui détruit les autres, ne fait qu'augmenter ceux-ci. Voilà quant à la défense maritime.
Défense de l'Isle.
Je considere l'Isle comme un cercle, & chaque riviere venant du centre, comme autant de rayons de ce cercle. On peut escarper, & planter de raquettes & de bambous toutes les rives qui sont du côté de la Ville, & découvrir à trois-cents toises le bord opposé. Alors chaque terrein compris entre deux ruisseaux, devient un espace tout fortifié, & le canal de ces ruisseaux, un fossé très-dangereux. Tous les côtés par où l'ennemi voudroit les passer seroient découverts, tous ceux que l'habitant dé-
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fendroient seroient protégés. L'ennemi n'arrive à la ville qu'à travers mille difficultés: ce système de défense peut s'appliquer à toutes les Isles de peu détendue, les eaux y coulant toujours du centre à la circonférence.
Défense de la Ville.
Des deux aîles de montagne qui embrassent la ville & le port, il n'y a guères à défendre que la partie qui regarde la mer. On bâtiroit sur l'Isle aux Tonneliers une citadelle, dont les batteries placées dans des especes de chemins couverts donneroient des feux rasants: on y mettroit beaucoup de mortiers, si redoutés des vaisseaux. A droite & à gauche jusques aux mornes, on saisiroit le terrein par des lignes de fortification respectables. La nature en a déjà fait une partie des frais sur la droite, la riviere des Lataniers protege tout ce front.
Le fond du bassin, formé derriere la ville par les montagnes, comprend un vaste terrein, où l'on peut rassembler
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tous les habitans de l'Isle & leurs noirs. Le revers de ces montagnes est inaccessible, ou peut l'être à peu de frais.
Il y a même un avantage fort rare; c'est qu'au fond de ce bassin, dans la partie la plus élevée de la montagne, à l'endroit appellé le Pouce, il se trouve un espace considérable, planté de grands arbres, où coulent deux ou trois ruisseaux d'une eau très-saine. On ne peut y monter de la ville, que par un sentier très-difficile. On a essayé d'y faire, à force de mines, un grand chemin pour communiquer delà, dans l'intérieur de l'Isle; mais le revers de ces montagnes est d'un escarpement effroyable: il n'y a guères que des negres ou des singes qui puissent y grimper. Quatre-cents hommes dans ce poste, avec des vivres, ne pourroient jamais y être forcés: toute la garnison même peut s'y retirer.
Si à ces moyens naturels de défense, on ajoûte ceux qui dépendent de l'administration, une escadre & des troupes,
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voici les obstacles que l'ennemi aura à surmonter.
1°. Il sera obligé de livrer un combat en mer.
2°. En supposant l'escadre vaincue, elle peut retarder la descente du vainqueur, en le forçant de dériver dans le combat, sous le vent de l'Isle.
3°. Il lui reste à vaincre les difficultés du débarquement. Il ne peut attaquer la côte que par des points, & jamais sur un grand front.
4°. Chaque passage de ruisseau lui coûte un combat très-désavantageux, si on le force de se présenter toujours à découvert.
5°. Il est obligé de faire le siège de la ville par un côté peu étendu, sous le feu des mornes qui le commandent, & d'ouvrir la tranchée dans des rochers.
6°. La garnison contrainte d'abandonner la ville, trouve au haut des montagnes, un réduit sûr & pourvu d'eau, où elle peut même recevoir des secours de l'intérieur de l'Isle.
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Ce seroit ici le lieu de vous parler de la défense de l'Isle de Bourbon, voisine de celle-ci; mais je ne la connois pas. Je sçais seulement qu'elle est inabordable, bien peuplée, & qu'il y croît plus de bled qu'elle n'en peut consommer; cependant j'entends dire à tout le monde, que le sort de Bourbon est attaché à celui de l'Isle de France. Seroit-ce parce que la caisse militaire est ici? (*)
(*) L'Auteur a supprimé quelques observations sur l'Isle de France afin qu'on ne pût employer à l'attaquer ce qui étoit imaginé pour la défendre. C'est une discrétion qu'auroient dû avoir ceux qui ont publié des cartes & des plans de nos Colonies, dont nos ennemis ont tiré plus d'une fois parti. Les Hollandois ne permettent pas qu'on grave les plans de leurs Isles. On en donne des copies manuscrites à chaque capitaine de vaisseau qui la remet à son retour dans les bureaux de l'amirauté.
Fin de la premiere Partie.
Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)
File last updated 25 September, 2022