RECORD: Volney, Constantin François Chasseboeuf. 1787. Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784 et 1785, vol. 1. 2d ed. Paris: Desenne.

REVISION HISTORY: Transcribed (single key) by AEL Data 01.2014. RN1

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VOYAGE

EN SYRIE

ET

EN ÉGYPTE,

PENDANT LES ANNÉES

1783, 1784 ET 1785,

Avec deux Cartes géographiques et deux Planches gravées, représentant les Ruines du Temple du Soleil à Balbek, et celles de la ville de Palmyre, dans le Desert de Syrie.

PAR M. C—F VOLNEY.

SECONDE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE.

J'ai pensé que le genre des Voyages appartenoit à l'Histoire, et non aux Romans. PRÉFACE, Page x.

TOME PREMIER.

A PARIS

Chez DESENNE, Libraire, air Palais-Royal, près le Théâtre des Variétés, No. 216.

VOLLAND, Libraire, Quai des Augustins, No. 25.

M. DCC. LXXXVII.

AVEC APPROBATION, ET PRIVILÉGE DU ROI.

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PRÉFACE.

Octobre 1786

IL y a cinq ans qu'étant assez jeune encore, l'évènément d'une petite succession me rendit maître d'une somme d'argent: l'embarras fut de l'employer. Parmi mes amis, les uns voulaient que je jouisse du fonds; les autres me conseillaient de m'en faire des rentes. Je fis mes réflexions, et je jugeai cette somme trop faible pour ajouter sensiblement à mon revenu, et trop forte pour être dissipée en dépenses frivoles. Des circonstances heureuses avaient habitué ma jeunesse à l'étude; j'avais pris le goût, la passion même de l'instruction; mon fonds me parut un moyen nouveau de satisfaire ce goût, et d'ouvrir une plus grande carrière à mon éducation. J'avais lu et entendu répéter que de tous les moyens d'orner l'esprit et de former le jugement, le plus efficace était de

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voyager: j'arrêtai le plan d'un voyage. Le théâtre me restait à choisir: je le voulais nouveau, ou du moins brillant. Mon pays et les États voisins me parurent trop connus, ou trop faciles à connaître: l'Amérique naissante et les Sauvages me tentaient; d'autres idées me décidèrent pour l'Asie; la Syrie sur-tout et l'Égypte, sous le double rapport de ce qu'elles furent jadis, et de ce qu'elles sont aujourd'hui, me parurent un champ propre aux observations politiques et morales dont je voulais m'occuper. « C'est en ces contrées, me dis-je, que sont nées la plupart des opinions qui nous gouvernent; c'est de là que sont sorties ces idées religieuses qui ont influe si puissamment sur notre morale publique et particulière, sur nos lois, sur tout notre état social. Il est donc interessant de connaître les lieux où ces idées prirent naissance, les usages et les mœurs dont elles se composèrent, l'esprit et le caractère

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des Nations qui les ont consacrées. Il est intéressant d'examiner jusqu'à quel point cet esprit, ces mœurs, ces usages, se sont altérés ou conservés; de rechercher quelles ont pu être les influences du climat, les effets du gouvernement, les causes des habitudes; en un mot, de juger par l'état présent, quel fut l'état des temps passés.»

D'autre part, considérant les circonstances politiques où l'Empire Turk se trouve depuis vingt ans, et méditant sur les conséquences qu'elles peuvent avoir, ce me parut un objet piquant de curiosité, de prendre des notions exactes de son régime intérieur, pour en déduire ses forces et ses ressources. C'est dans ces vues que je partis, vers la fin de 1782, pour me rendre en Égypte. Après un séjour de sept mois au Kaire, trouvant trop d'obstacles à parcourir l'intérieur du pays, et trop peu de secours pour apprendre la langue arabe, je résolus de passer en Syrie. L'état moins orageux de cette province a

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mieux répondu à mes intentions: huit mois de résidence chez les Druzes, dans un couvent Arabe, m'ont rendu la langue familière; j'en ai retiré I'avantage de parcourir librement la Syrie dans toute sa longueur pendant une année entière. De retour en France après une absence totale de près de trois ans, j'ai cru que mes recherches pouvaient avoir quelque utilité, et je me suis décidé à publier des observations sur l'état présent de la Syrie et de l'Égypte; je m'y suis enhardi surtout par la raison que des voyages en ces contrées étant difficiles, l'on n'en a que des relations rares, et des notions imparfaites. La plupart des Voyageurs se sont occupés de recherches d'antiquités, plutôt que de l'état moderne; presque tous, parcourant le pays à la hâte, ont manqué de deux grands moyens de le connaître, le temps et l'usage de la langue! Sans la langue, l'on ne saurait apprécier le génie et le caractère d'une nation: la traduction des

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interprètes n'a jamais l'effet d'un entretien direct. Sans le temps, l'on ne peut juger sainement; car le premier aspect des objets nouveaux nous étonne, et jette le désordre dans notre esprit; il faut attendre que le premier tumulte soit calmé, et il faut revenir plus d'une fois à l'observation, pour s'assurer de sa justesse. Bien voir est un art qui veut plus d'exercice que l'on ne pense.

A mon retour en France, j'ai trouvé qu'un Voyageur récent m'avait prevenu sur l'Egypte, par un premier volume de Lettres; depuis ce temps, il en a publié deux autres: mais comme le champ est vaste et riche, il reste encore des parties neuves où l'on peut moissonner; et peut-être sur les objets déja connus, ne sera-t-on pas fâché d'entendre deux témoins.

La Syrie, sans être moins intéressante que l'Égypte, est un sujet plus neuf à traiter. Ce qu'en ont écrit quelques Voyageurs a vieilli, et n'est qu'in-

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complet. Je m'étais d'abord prescrit de ne parler que de ce que j'y ai vu par moi-même; mais desirant, pour la satisfaction des lecteurs, compléter le tableau de cette province, je n'ai pas cru devoir me priver d'observations étrangères, lorsque j'ai pu, par analogie, compter sur leur véracité.

Dans ma relation, j'ai tâché de conserver l'esprit que j'ai porté dans l'examen des faits; c'est-à-dire, un amour impartial de la vérité. Je me suis interdit tout tableau d'imagination, quoique je n'ignore pas les avantages de l'illusion auprès de la plupart des lecteurs; mais j'ai pensé que le genre des Voyages appartenait à l'Histoire, et non aux Romans. Je n'ai donc point représenté les pays plus beaux qu'ils ne m'ont paru: je n'ai point peint les hommes meilleurs ou plus méchans que je ne les ai vus; et j'ai peut-être été propre à les voir tels qu'ils sont, puisque je n'ai reçu d'eux ni bienfaits ni outrages.

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Quant à la forme de cet Ouvrage, je n'ai point suivi la méthode ordinaire des relations, quoique peut-être la plus simple. J'ai rejeté, comme trop longs, l'ordre et les détails itinéraires, ainsi que les aventures personnelles; je n'ai traité que par tableaux généraux, parce qu'ils rassemblent plus de faits et d'idées, et que dans la foule des livres qui se succèdent, il me paraît important d'économiser le temps des lecteurs. Pour rendre plus clair ce que je dis du local de l'Égypte et de la Syrie, j'y ai joint les Cartes géographiques de ces deux provinces. Celle de l'Égypte pour le Delta et le Désert du Sinaï, a été dressée sur les observations astronomiques de M. Niébuhr, Voyageur du Roi de Danemarck en 1761: ce sont les plus récentes et les plus exactes que l'on ait publiées. Ce même Voyageur m'a fourni des secours pour la carte de Syrie, que j'ai complettée sur celle de Danville et sur mon Itinéraire. Enfin, j'ai cru que les amateurs des arts an-

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ciens me sauraient gré d'accompagner du dessin, la description que je donne des deux plus belles ruines de l'Asie, les ruines de Palmyre, et celles du Temple du Soleil à Balbek; et j'ai lieu de penser que les amateurs des arts modernes verront avec plaisir l'exécution des deux Planches gravées de ces monumens. La Table qui suit va rendre compte du plan et des matières de cet Ouvrage.

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TABLE

DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.

PREMIÈRE PARTIE.

État physique de l'Égypte.

CHAP. I. DE l'Égypte en général, et de la ville d'Alexandrie, page 1
CHAP. II. Du Nil, et de l'extension du Delta, 16. —— Si le Delta a gagné sur la mer autant que le prétend M. Savary? 18
CHAP. III. De l'exhaussement du Delta, 31. —— S'il est vrai que le Nil n'ait plus les mêmes degrés d'inondation qu'autrefois? ibid. —— Vues générales sur le Delta, 42
CHAP. IV. Des vents en Égypte, et de leurs phénomènes, 50. —— Du vent chaud du Désert, ou Kasmîn, 55
CHAP. V. Du climat et de l'air de l'Égypte, 61

DEUXIÈME PARTIE.

État politique de l'Égypte.

CHAP. VI. Des diverses races des habitans de l'Égypte, 67. —— Des Arabes paysans, 69. ——

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Des Arabes-Bedouins ou Pasteurs, 70. —— Des Coptes, 72. —— Des Turks, 83. —— Des Mamlouks, 89
CHAP. VII. Précis de l'histoire des Mamlouks, 90
CHAP. VIII. Précis de l'histoire d'Ali-bek, 104
CHAP. IX. Précis des évènemens arrivés depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785, 130
CHAP. X. État présent de l'Égypte, 148
CHAP. XI. Constitution de la milice des Mamlouks, 151. —— De leurs vêtemens, 154. —— De leur équipage, 156. —— De leurs armes, 159. —— De leur éducation et de leurs exercices, 160. —— De leur art militaire, 163. —— De leur discipline, 165. —— De leurs mœurs, 168
CHAP. XII. Gouvernement des Mamlouks, 170. —— État du peuple en Égypte, 171. —— Misère et famine des dernières années, 175. —— État des arts et des esprits, 186
CHAP. XIII. État du commerce, 188
CHAP. XIV. De l'isthme de Suez, et de la jonction de la mer Rouge à la Méditerranée, 192
CHAP. XV. Des douanes et des impôts, 202. —— Du commerce des Francs au Kaire, 205
CHAP. XVI. De la ville du Kaire, 211. —— Population du Kaire et de l'Égypte, 214
CHAP. XVII. Des maladies de l'Égypte, 217. —— De la cécité, ibid. —— De la petite vérole, 222. —— Des éruptions à la peau, 225. —— De la peste, 229

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CHAP. XVIII. Tableau résumé de l'Égypte, 234. —— Si c'est un pays bien délicieux ? ibid. —— Des exagérations des Voyageurs, 240
CHAP. XIX. Des ruines et des pyramides, 244

TROISIÈME PARTIE.

État physique de la Syrie.

CHAP. XX. Géographie et Histoire naturelle de la Syrie, 259. —— Aspect de la Syrie, 261. —— Montagnes et sol, 263. —— Structure des montagnes, 272 —— Volcans et tremblemens, 274. —— Sauterelles, 276. —— Qualités du sol, 279. —— Rivières et lacs, 280. —— Climat, 284. —— Qualités de l'air, 292. —— Qualités des eaux, 294. —— Des vents, 296
CHAP. XXI. Considérations sur les phénomènes des vents, des nuages, des pluies, des brouillards et du tonnerre, 300

QUATRIÈME PARTIE.

État politique de la Syrie.

CHAP. XXII. Des habitans de la Syrie, et de la langue usitée, 325

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CHAP. XXIII. Des peuples errans ou Pasteurs en Syrie, 337. —— Des Turkmans, ibid. —— Des Kourdes, 340. —— Des Arabes Bedouins, 345. —— Des causes de la vie errante de ces peuples; idée du Désert; genre de vie, mœurs et gouvernement des Arabes, 348

Fin de la Table du premier Volume.

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ÉTAT PHYSIQUE

DE

L' ÉGYPTE.

CHAPITRE PREMIER.

De l'Egypte en général, et de la ville d'Alexandrie.

C'EST en vain que l'on se prépare, par la lecture des livres, au spectacle des usages et des mœurs des Nations; il y aura toujours loin de l'effet des récits sur l'esprit, à celui des objets sur les sens. Les images tracées par des sons n'ont point assez de correction dans le dessin, ni de vivacité dans le coloris; leurs tableaux conservent quelque chose de nébuleux, qui ne laisse qu'une empreinte fugitive et prompte à s'effacer. Nous l'éprouvons sur-tout, si les objets que l'on veut nous peindre nous sont étrangers; car l'imagination ne trouvant pas alors de termes de comparaison tout formés, elle est obligée de rassembler des membres épars pour en composer des corps nou-

Tome I. A

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veaux; et dans ce travail prescrit vaguement et fait à la hâte, il est difficile qu'elle ne confonde pas les traits et n'altère pas les formes. Doit-on s'étonner si, venant ensuite à voir les modèles, elle n'y reconnaît pas les copies qu'elle s'en est tracées, et si elle en reçoit des impressions qui ont tout le caractère de la nouveauté?

Tel est le cas d'un Européen qui arrive, transporté par mer, en Turkie. Vainement a-t-il lu les histoires et les relations; vainement, sur leurs descriptions, a-t-il essayé de se peindre l'aspect des terrains, l'ordre des villes, les vêtemens, les manières des Habitans: il est neuf à tous ces objets. Leur variété l'éblouit; ce qu'il en avait pensé se dissout et s'échappe, et il reste livré aux sentimens de la surprise et de l'admiration.

Parmi les lieux propres à produire ce double effet, il en est peu qui réunissent autant de moyens qu'Alexandrie en Egypte. Le nom de cette ville, qui rappelle le génie d'un homme si étonnant; le nom du pays, qui tient à tant de faits et d'idées; l'aspect du lieu, qui présente un tableau si pittoresque; ces palmiers qui s'élèvent en parasol; ces maisons à terrasse qui semblent dépourvues de toit; ces flèches grêles des minarets, qui portent

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une balustrade dans les airs, tout avertit le voyageur qu'il est dans un autre monde. Descend-il à terre, une foule d'objets inconnus l'assaille par tous ses sens; c'est une langue dont les sons barbares et l'accent âcre et guttural effrayent son oreille; ce sont des habillemens d'une forme bizarre, des figures d'un caractère étrange. Au lieu de nos visages nus, de nos têtes enflées de cheveux, de nos coiffures triangulaires, et de nos habits courts et serrés, il regarde avec surprise ces visages brûlés, armés de barbe et de moustaches; cet amas d'étoffe roulée en plis sur une tête rase; ce long vêtement qui, tombant du cou aux talons, voile le corps plutôt qu'il ne l'habille; et ces pipes de six pieds, et ces longs chapelets dont toutes les mains sont garnies; et ces hideux chameaux qui portent l'eau dans des sacs de cuir; et ces ânes sellés et bridés, qui transportent légèrement leur cavalier en pantoufles; et ce marché mal fourni de dattes et de petits pains ronds et plats; et cette foule immonde de chiens errans dans les rues; et ces espèces de fantômes ambulans qui, sous une draperie d'une seule pièce, ne montrent d'humain que deux yeux de femme. Dans ce tumulte, tout entier à

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ses sens, son esprit est nul pour la réflexion; ce n'est qu'après être arrivé au gîte si desiré quand on vient de la mer, que, devenu plus calme, il considère avec réflexion ces rues étroites et sans pavé, ces maisons basses et dont les jours rares sont masqués de treillages, ce peuple maigre et noirâtre qui marche nus pieds, et n'a pour tout vêtement qu'une chemise bleue ceinte d'un cuir ou d'un mouchoir rouge. Déja l'air général de misère qu'il voit sur les hommes, et le mystère qui enveloppe les maisons, lui font soupçonner la rapacité de la violence, et la défiance de l'esclavage. Mais un spectacle qui bientôt attire toute son attention, ce sont les vastes ruines qu'il apperçoit du côté de terre. Dans nos contrées, les ruines sont un objet de curiosité: à peine trouvet-on, aux lieux écartés, quelque vieux château, dont le délabrement annonce plutôt la désertion du maître, que la misère du lieu. Dans Alexandrie, au contraire, à peine sort-on de la Ville-Neuve dans le Continent, que l'on est frappé de l'aspect d'un vaste terrain tout couvert de ruines. Pendant deux heures de marche, on suit une double ligne de murs et de tours, qui formaient l'enceinte de l'ancienne Alexandrie. La terre est

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couverte des débris de leurs sommets; des pans entiers sont écroulés; les voûtes enfoncées, les créneaux dégradés, et les pierres rongées et défigurées par le salpêtre. On parcourt un vaste intérieur sillonné de fouilles, percé de puits, distribué par des murs à demi enfouis, semé de quelques colonnes anciennes, de tombeaux modernes, de palmiers, de nopals (1), et où l'on ne trouve de vivant, que des chacals, des éperviers et des hibous. Les Habitans, accoutumés à ce spectacle, n'en reçoivent aucune impression; mais l'étranger, en qui les souvenirs qu'il rappelle s'exaltent par l'effet de la nouveauté, éprouve une émotion qui souvent passe jusqu'aux larmes, et qui donne lieu à des réflexions dont la tristesse attache autant le cœur que leur majesté élève l'ame.

Je ne répéterai point les descriptions faites par tous les Voyageurs, des antiquités remarquables d'Alexandrie. On trouve dans Norden, Pocoke, Niebuhr, et dans les Lettres que vient de publier M. Savary, tout les détails sur les bains de Cléopâtre, sur ses deux obélisques, sur les catacombes, les citernes, et sur la colonne mal

(1) Valgò laquette, arbre à cochenille.

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appelée de Pompée (1). Ces noms ont de la majesté; mais les objets vus en original, perdent de l'illusion des gravures. La seule colonne, par la hardiesse de son élévation, par le volume de sa circonférence, et par la solitude qui l'environne, imprime un vrai sentiment de respect et d'admiration.

Dans son état moderne, Alexandrie est l'entrepôt d'un commerce assez considérable. Elle est la porte de toutes les denrées qui sortent de l'Egypte vers la Méditeranée, les riz de Damiât exceptés. Les Européens y ont des comptoirs, où des facteurs traitent de nos marchandises par échanges. On y trouve toujours des vaisseaux de Marseille, de Livourne, de Venise, de Raguse, et des états du Grand-Seigneur; mais l'hivernage y est dangereux. Le port neuf, le seul où l'on reçoive les Européens, s'est tellement rempli de sable, que dans les tempêtes les vais-

(1) On devrait l'appeler désormais colonne de Sévère, puisque M. Savary a prouvé qu'elle appartient à cet Empereur. Les voyageurs varient sur les proportions de cette colonne; mais le calcul le plus suivi à Alexandrie, porte la hauteur du fût, y compris le chapiteau, à 96 pieds, et la circonférence à 28 pieds 3 pouces.

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seaux frappent le fond avec la quille; de plus, ce fond étant de roche, les cables des ancres sont bientôt coupés par le frottement, et alors un premier vaisseau chassé sur un second, le pousse sur un troisième, et de l'un à l'autre ils se perdent tous. On en eut un exemple funeste, il y a seize à dix-huit ans; quarante-deux vaisseaux furent brisés contre le mole, dans un coup de vent du nord-ouest; et depuis cette époque, on a de temps à autre essuyé des pertes de quatorze, de huit, de six, etc. Le port vieux, dont l'entrée est couverte par la bande de terre appelée Cap des Figues ( 1 ), n'est pas sujet à ce désastre; mais les Turks n'y reçoivent que des bâtimens Musulmans. Pourquoi, dira-t-on en Europe, ne réparent-ils pas le port neuf? C'est qu'en Turkie, l'on détruit sans jamais réparer. On détruira aussi le port vieux, ou l'on jette depuis deux cents ans le lest des bâtimens. L'esprit Turk est de ruiner les travaux du passé et l'espoir de l'avenir; parce que dans la barbarie d'un despotisme ignorant, il n'y a point de lendemain.

Considérée comme ville de guerre, Alexandrie n'est rien. On n'y voit aucun ouvrage de fortifi-

(1) Ras el-tin: prononcez tîne.

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cation; le phare même, avec ses hautes tours, n'en est pas un. Il n'a pas quatre canons en état, et pas un canonnier qui sache pointer. Les cinq cents Janissaires qui doivent former sa garnison, réduits à moitié, sont des ouvriers qui ne savent que fumer la pipe. Les Turks sont heureux que les Francs soient intéressés à ménager cette ville. Une frégate de Malte ou de Russie suffirait pour la mettre en cendres; mais cette conquête serait inutile. Un étranger ne pourroit s'y maintenir, parce que le terrain est sans eau. Il faut la tirer du Nil par un Kalidj, ou un canal de douze lieues, qui l'amène chaque année lors de l'inondation. Elle remplit les souterrains ou citernes creusées sous l'ancienne ville, et cette provision doit durer jusqu'à l'année suivante. L'on sent que si un étranger vouloit s'y établir, le canal lui seroit fermé.

C'est par ce canal seulement qu'Alexandrie tient à l'Egypte; car par sa position hors du Delta, et par la nature de son sol, elle appartient réellement au désert d'Afrique; ses environs sont une campagne de sable, plate, stérile, sansarbres, sans maisons, où l'on ne trouve que la plante (1) qui donne la soude, et une ligne de palmiers

(1) En Arabe el-qali, dont on a fait le nom du sel al-kali.

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qui suit la trace des eaux du Nil par le Kalidj.

Ce n'est qu'à Rosette, appelée dans le pays Rachid, que l'on entre vraiment en Egypte: là, l'on quitte les sables qui sont l'attribut de l'Afrique, pour entrer sur un terreau noir, gras et léger, qui fait le caractère distinctif de l'Egypte; alors, aussi pour la première fois, on voit les eaux de ce Nil si fameux: son lit, encaissé dans deux rives à pic ressemble assez bien à la Seine entre Auteuil et Passy. Les bois de palmiers qui le bordent, les vergers que ses eaux arrosent, les limoniers, les orangers, les bananiers, les pêchers et d'autres arbres, donnent par leur verdure perpetuelle, un agrément à Rosette, qui tire surtout son illusion du contraste d'Alexandrie, et de la mer que l'on quitte. Ce que l'on rencontre delà au Kaire, est encore propre à la fortifier.

Dans ce voyage, qui se fait en remontant par le fleuve, on commence à prendre une idée générale du sol, du climat et des productions de ce pays si célèbre. Rien n'imite mieux son aspect, que les marais de la basse Loire, ou les plaines de la Flandre; mais il faut en supprimer la foule des maisons de campagne et des arbres, et y substituer quelques bois clairs de palmiers et de sy-

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comores, et quelques villages de terre sur des élévations factices. Tout ce terrain est d'un niveau si égal et si bas, que lorsqu'on arrive par mer, on n'est pas à trois lieues de la côte, au moment que l'on découvre à l'horizon les palmiers et le sable qui les porte; de-là, en remontant le fleuve, on s'élève par une pente si douce, qu'elle ne fait pas parcourir à l'eau plus d'une lieue à l'heure. Quant au tableau de la campagne, il varie peu; ce sont toujours des palmiers isolés ou réunis, plus rares à mesure que l'on avance; des villages bâtis en terre et d'un aspect ruiné; une plaine sans bornes, qui selon les saisons, est une mer d'eau douce, un marais fangeux, un tapis de verdure ou un champ de poussière; de toutes parts, un horizon lointain et vaporeux, où les yeux se fatiguent et s'ennuient: enfin, vers la jonction des deux bras du fleuve, l'on commence à découvrir dans l'est les montagnes du Kaire, et dans le sud tirant vers l'ouest, trois masses isolées que l'on reconnaît, à leur forme angulaire, pour les pyramides. De ce moment l'on entre dans une vallée qui remonte au midi, entre deux chaînes de hauteurs parallèles. Celle d'orient qui s'étend jusqu'à la mer Rouge, mérite le nom

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de montagne par son élévation brusque, et celui de désert par son aspect nu et sauvage; mais celle du couchant n'est qu'une crête de rocher couvert de sable, que l'on a bien définie en l'appellant digue ou chaussée naturelle. Pour se peindre en deux mots l'Egypte, que l'on se représente d'un côté une mer étroite et des rochers; de l'autre, d'immenses plaines de sable, et au milieu, un fleuve coulant dans une vallée longue de cent cinquante lieues, large de trois à sept, lequel parvenu à trente lieues de la mer, se divise en deux branches, dont les rameaux s'égarent sur un terrain libre d'obstacles, et presque sans pente.

Le goût de l'histoire naturelle, ce goût si répandu à l'honneur du siècle, demandera sans doute des détails sur la nature du sol et des minéraux de ce grand terrain. Mais malheureusement la manière dont on y voyage, est peu propre à satisfaire sur cette partie. Il n'en est pas de la Turkie comme de l'Europe; chez nous, les voyages sont des promenades agréables; là, ils sont des travaux pénibles et dangereux. Ils sont tels sur-tout pour les Européens, qu'un peuple superstitieux s'opiniâtre à regarder comme des sorciers, qui viennent enlever par magie des

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trésors gardés sous les ruines par des Génies. Cette opinion ridicule, mais enracinée, jointe à l'état de guerre et de trouble habituel, ôte toute sureté et s'oppose à toute découverte. On ne peut s'écarter seul dans les terres; on ne peut pas même s'y faire accompagner. On est donc borné aux rivages du fleuve, et à une route connue de tout le monde; et cette marche n'apprend rien de neuf. Ce n'est qu'en rassemblant ce que l'on a vu par soi-même et ce que d'autres ont observé, que l'on peut acquérir quelques idées générales. D'après un pareil travail, on est porté à établir que la charpente de l'Egypte entière, depuis Asouan ( ancienne Syêne ) jusqu'à la Méditerranée, est un lit de pierre calcaire, blanchâtre et peu dure, tenant des coquillages dont les analogues se trouvent dans les deux mers voisines (1). Elle a cette qualité dans les pyramides, et dans le rocher Libyque qui les supporte. On la retrouve la même dans les citernes, dans les catacombes d'Alexandrie, et dans les écueils de la côte où elle se prolonge. On la

(1) Ces coquillages sont sur-tout des hérissons, des volutes, des bivalves, et une espèce en forme de lentilles. Voyez le Docteur Shaw, Voyage au Levant.

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retrouve encore dans la montagne de l'est, à la hauteur du Kaire, et les matériaux de cette ville en sont composés. Enfin, c'est cette même pierre calcaire qui forme les immenses carrières qui s'étendent de Saouâdi à Manfaloût, dans un espace de plus de vingt - cinq lieues, selon le témoignage de Siccard. Ce Missionnaire nous apprend aussi que l'on trouve des marbres dans la vallée des Chariots au pied des montagnes qui bordent la mer Rouge, et dans les montagnes au nord-est d'Asouan. Entre cette ville et la cataracte, sont les principales carrières de granit rouge; mais il doit en exister d'autres plus bas, puisque sur la rive opposée de la mer Rouge, les montagnes d'Oreb, de Sinaï, et leurs dépendances, à deux journées vers le nord, en sont formées (1). Non loin d' Asouan, vers le nord-est, est une carrière de pierre serpentine, employée brute par les habitans à faire des vases qui vont au feu. Dans la même ligne, sur la mer Rouge, était jadis une mine d'émeraudes dont on a perdu la trace. Le cuivre est le seul métal dont les anciens ayent fait mention pour

(1) Celui-là est gris, taché de noir, et quelquefois de rouge.

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ces contrées. La route de Suez est le local où l'on trouve le plus de cailloux dits d'Egypte, quoique le fond soit une pierre calcaire, dure et sonnante: c'est aussi là qu'on a recueilli des pierres que leur forme a fait prendre pour du bois pétrifié. En effet, il ressemble à des buches taillées en biseau par les bouts, et il est percé de petits trous que l'on prendrait volontiers pour des trachées; mais le hasard, en m'offrant une veine considérable de cette espèce, dans la route des Arabes Haouatât(1), m'a prouvé que c'était un vrai minéral(2).

Des objets plus intéressans sont les deux lacs de natron, décrits par le même Siccard; ils sont situés dans le désert de Chàïat ou de St.-Macaire, à l'ouest du Delta. Leur lit est une espèce de fosse naturelle, de trois à quatre lieues de long, sur un quart de large; le fond en est solide et pierreux. Il est sec pendant neuf mois de l'année; mais en hiver il transsude de la terre une eau d'un rouge violet, qui remplit le lac à

(1) Chaque Tribu a ses routes particulières, pour éviter les disputes.

(2) D'ailleurs il n'existe pas dix arbres dans ce désert; et il paraît incapable d'en produire.

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cinq ou six pieds de hauteur; le retour des chaleurs la faisant évaporer, il reste une couche de sel épaisse de deux pieds, et très-dure, que l'on détache à coups de barre de fer. On en retire jusqu'à 36,000 quintaux par an. Ce phénomène, qui indique un sol imprégné de sel, est répété dans toute l'Egypte. Par-tout où l'on creuse, on trouve de l'eau saumâtre, contenant du natron, du sel marin et un peu de nitre. Lors même qu'on inonde les jardins pour les arroser, on voit après l'évaporation et l'absorption de l'eau, le sel effleurir à la surface de la terre, et ce sol, comme tout le continent de l'Afrique et de l'Arabie, semble être de sel, ou le former.

Au milieu de ces minéraux de diverses qualités, au milieu de ce sable fin et rougeâtre propre à l'Afrique, la terre de la vallée du Nil se présente avec des attributs qui en font une classe distincte. Sa couleur noirâtre, sa qualité argileuse et liante, tout annonce son origine étrangère; et en effet, c'est le fleuve qui l'apporte du sein de l'Abyssinie: l'on dirait que la nature s'est plu à former par art une île habitable dans une contrée à qui elle avait tout refusé. Sans ce limon gras et léger, jamais l'Egypte n'eût rien produit;

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lui seul semble contenir les germes de la végétation et de la fécondité, encore ne les doit-il qu'au fleuve qui le dépose.

CHAPITRE II.

Du Nil, et de l'extension du Delta.

TOUTE l'existence physique et politique de l'Egypte dépend du Nil: lui seul subvient à ce premier besoin des êtres organisés, le besoin de l'eau, si fréquemment senti dans les climats chauds, si vivement irrité par la privation de cet élément. Le Nil seul, sans le secours d'un ciel avare de pluie, porte par-tout l'aliment de la végétation; par un séjour de trois mois sur la terre, il l'imbibe d'une somme d'eau capable de lui suffire le reste de l'année. Sans son débordement, on ne pourrait cultiver qu'un terrain très-borné, et avec des soins très-dispendieux; et l'on a raison de dire qu'il est la mesure de l'abondance, de la prospérité, de la vie. Si le Portugais Albukerque eût pu exécuter son projet de le dériver de l'Ethiopie dans la mer Rouge, cette contrée si riche ne serait qu'un désert aussi sau-

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vage que les solitudes qui l'environnent. A voir l'usage que l'homme fait de ses forces, doit-on reprocher à la nature de ne lui en avoir pas accordé davantage?

C'est donc à juste titre que les Egyptiens ont eu dans tous les temps, et conservent même de nos jours, un respect religieux pour le Nil (1); mais il faut pardonner à un Européen, si lorsqu'il les entend vanter la beauté de ses eaux, il sourit de leur ignorance. Jamais ces eaux troubles et fangeuses n'auront pour lui le charme des claires fontaines et des ruisseaux limpides; jamais, à moins d'un sentiment exalté par la privation, le corps d'une Egyptienne, hâlé et ruisselant d'une eau jaunâtre, ne lui rappellera les Naïades sortant du bain. Six mois de l'année l'eau du fleuve est si bourbeuse, qu'il faut la faire déposer pour la boire (2): pendant les trois

(1) Ils l'appellent saint, béni, sacré; et lors des nouvelles eaux, c'est-à dire, de l'ouverture des canaux, on voit les mères plonger les enfans dans le courant, avec le préjugé que ces eaux ont une vertu purifiante et divine, telle que la supposèrent les anciens à tous les fleuves.

(2) On se sert, pour cet effet, d'amandes amères, dont on frotte le vase, et alors elle est réell ment légère et bonne. Mais il n'y a que la soif, ou la prévention, qui puisse la mettre au dessus de nos fontaines et de nos grandes rivières, telles que la Seine et la Loire.

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mois qui précèdent l'inondation, réduite à une petite profondeur, elle s'échauffe dans son lit, devient verdâtre, fétide, et remplie de vers; et il faut recourir à celle que l'on a reçue et conservée dans les citernes. Dans toutes les saisons, les gens délicats ont soin de la parfumer. Au reste, l'on ne fait en aucun pays un aussi grand usage d'eau. Dans les maisons, dans les rues, par-tout, le premier objet qui se présente est un vase d'eau, et le premier mouvement d'un Egyptien est de le saisir et d'en boire un grand trait qui n'incommode point, graces à l'extrême transpiration. Ces vases qui sont de terre onite non vernissée, laissent filtrer l'eau au point qu'ils se vident en quelques heures. L'objet que l'on se propose par ce mécanisme, est d'entretenir l'eau bien fraîche: et l'on y parvient d'autant mieux qu'on l'expose à un courant d'air plus vif. Dans quelques lieux de la Syrie l'on boit l'eau qui a transsudé: mais en Egypte l'on boit celle qui reste dans le vase.

Depuis quelques années l'action du Nil sur le terrain de l'Egypte est devenue un problême qui partage les Savans et les Naturalistes. En considérant la quantité de limon que le fleuve dépose,

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et en rapprochant les témoignages des anciens des observations des modernes, plusieurs pensent que le Delta a pris un accroissement considérable tant en élévation qu'en étendue. M. Savary vient de donner plus de poids à cette opinion, dans les Lettres qu'il a publiées sur l'Egypte; mais comme les faits et les autorités qu'il allègue me donnent des résultats différens des siens, je crois devoir porter nos contradictions au tribunal du public. La discussion en devient d'autant plus nécessaire que ce Voyageur ayant demeuré deux ans sur les lieux, son témoignage ne tarderait pas de passer en loi: établissons les questions et traitons d'abord de l'agrandisssement du Delta.

Un Historien Grec, qui a dit sur l'Egypte ancienne presque tout ce que nous en savons, et ce que chaque jour constate, Hérodote d'Halicarnasse écrivait, il y a vingt-deux siècles:

« L'Egypte, où abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un don du fleuve, ainsi que tout le pays marécageux qui s'étend en remontant jusqu'à trois jours de navigation (1).»

(1) Herod. lib. II. p. 105. edit. Wesling, in-fol.

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Les raisons qu'il allègue de cette assertion, prouvent qu'il ne la fondait pas sur des préjugés. « En effet, ajoute-t-il, le terrain de l'Egypte, qui est un limon noir et gras, diffère absolument, et du sol de l'Afrique, qui est sable rouge, et de celui de l'Arabie, qui est argileux et rocailleux…. Ce limon est apporté de l'Ethiopie par le Nil…. et les coquillages que l'on trouve dans le désert, prouvent assez que jadis la mer s'étendait plus avant dans les terres. »

En reconnaissant cet empiétement du fleuve si conforme à la nature, Herodote n'en a pas déterminé les proportions. M. Savary a cru pouvoir le suppléer: examinons son raisonnement.

En croissant en hauteur, « l'Egypte(1) s'est aussi augmentée en longueur; entre plusieurs faits que l'histoire présente, j'en choisirai un seul. Sous le règne de Psammétique, les Milésiens abordèrent avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, aujourd'hui celle de Rosette, et s'y fortifièrent. Ils bâtirent une ville qu'ils nommèrent Metelis, (Strabo lib. 17.): c'est la même que Faoué, qui, dans les vocabulaires Coptes, a conservé le nom de

(1) Lettres sur l'Égypte, tom. prem. p. 16.

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Messil. Cette ville, autrefois port de mer, s'en trouve actuellement éloignée de neuf lieues: c'est l'espace dont le Delta s'est prolongé depuis Psammétique jusqu'à nous. »

Rien de si précis au premier aspect que ce raisonnement; mais en recourant à l'original, dont M. Savary s'autorise, on trouve que le fait principal manque. Voici le texte de Strabon, traduit à la lettre (1):

« Après l'embouchure Bolbitine, est un cap sablonneux et bas, appelé la corne de l'Agneau, lequel s'étend assez loin (en mer); puis vient la Guérite de Persée et le mur des Milésiens: car les Milésiens, au temps de Kyaxares, Roi des Mèdes, qui fut aussi le temps de Psammétique, Roi d'Egypte, ayant abordé avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, y descendirent à terre, et construisirent l'ouvrage qui porte leur nom. Quelque temps après s'étant avancés vers le nôme de Saïs, et ayant battu les Inâres dans un combat sur le fleuve, ils fondèrent la ville de Naucratis, un peu au dessous de Schedia. Après

(1) Geogr. Strabonis, interp. Casaubon. edit. 1707. lib. 17. p. 1152.

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le mur des Milésiens, en allant vers l'embouchure Sebennytique, sont des lacs, tel que celui de Butos, etc. »

Tel est le passage de Strabon, au sujet des Milésiens; on n'y voit pas la moindre mention de Metelis, dont le nom même n'existe pas dans son ouvrage. C'est Ptolémée qui l'a fourni à Danville (1), sans le rapporter aux Milésiens: et à moins que M. Savary ne prouve l'identité de Metelis et du mur Milésien par des recherches faites sur les lieux, on ne doit pas admettre ses conclusions.

Il a pensé qu'Homère lui offrait un témoignage analogue dans les passages où il parle de la distance de l'île du Phare à l'Egypte; le lecteur va juger s'il est plus fondé. Je cite la traduction de Mde. Dacier (2), moins brillante, mais plus littérale qu'aucune autre; et ici le littéral nous importe le plus.

« Dans la mer d'Egypte, vis-à-vis du Nil, raconte Ménélas, il y a une certaine île qu'on appelle le Phare; elle est éloignée d'une des

(1) Voyez l'excellent Mémoire de Danville sur l'Égypte. in-4°. 1765, p. 77.

(2) Odyssée, liv. IV.

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embouchures de ce fleuve d'autant de chemin qu'en peut faire en un jour un vaisseau qui a le vent en poupe… Et plus bas, Protée dit à Ménélas: Le destin inflexible ne vous permet pas de revoir votre chère patrie…. que vous ne soyez retourné encore dans le fleuve Egyptus, et que vous n'ayez offert des hécatombes parfaites aux immortels.

Il dit, reprend Ménélas, et mon cœur fut saisi de douleur et de tristesse, parce que ce dieu m'ordonnait de rentrer dans le fleuve Egyptus, dont le chemin est difficile et dangereux ».

De ces passages, et sur-tout du premier, M. Savary veut induire que le Phare, aujourd'hui joint au rivage, en était jadis très-éloigné; mais lorsqu'Homère parle de la distance de cette île, il ne l'applique pas à ce rivage en face, comme l'a traduit le voyageur; il l'applique à la terre d'Égypte, au fleuve du Nil. En second lieu, par journée de navigation, on aurait tort d'entendre l'espace indéfini que pouvaient parcourir les vaisseaux, ou, pour mieux dire, les bateaux des anciens. En usitant ce terme, les Grecs lui attribuaient une valeur, fixe de cinq cent-qua-

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rante stades. Herodote (1), qui nous apprend expressément ce fait, en donne un exemple quand il dit que le Nil a empiété sur la mer le terrain qui va en remontant jusqu'à trois jours de navigation; et les seize cent vingt stades qui en résultent, reviennent au calcul plus précis de quinze cents stades qu'il compte ailleurs d'Héliopolis à la mer. Or, en prenant avec Danville les cinq cent - quarante stades pour vingt sept mille toises ou près d'un demi degré (2), on trouve par le compas, que cette mesure est la distance du Phare au Nil même; elle s'applique sur-tout, à deux tiers de lieue au-dessus de Rosette, dans un local où l'on a quelque droit de placer la ville qui donnait son nom à l'embouchure Bolbitine; et il est remarquable que c'était celle que fréquentaient les Grecs, et où abordèrent les Milésiens, un siècle et demi après Homère. Rien ne prouve donc l'empiétement du Delta ou du continent aussi rapide qu'on le suppose; et si l'on voulait le soutenir, il resterait à expliquer comment ce rivage, qui n'a pas gagné une demi-lieue depuis Alexandre, en

(1) Herod. lib. II p. 106 et 107.

(2) Il ne s'en faut que 1,300 toises.

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gagna onze dans le temps infiniment moindre qui s'écoula de Ménélas à ce conquérant(1).

Il existait un moyen plus authentique d'évaluer cet empiétement; c'est la mesure positive de l'Egypte, donnée par Herodote. Voici son texte: « La largeur de l'Egypte sur la mer, depuis le golfe Plintinite jusqu'au marais Serbonide, près du Casius, est de trois mille six cents stades; et sa longueur de la mer à Héliopolis, est de quinze cents stades. »

Ne parlons que de ce dernier article, le seul qui nous intéresse. Par des comparaisons faites avec cette sagacité qui lui était propre, Danville a prouvé que le stade d'Herodote doit s'évaluer entre cinquante et cinquante-une toises de France; En prenant ce dernier terme, les 1,500 stades équivalent à 76,000 toises, qui, à raison de 57,000 au degré sous ce parallèle, donnent

(1) On peut reprocher à Homère de n'être pas exact, quand il dit que le Phare était vis-à-vis du Nil; mais pour l'excuser on peut dire, que parlant de l'Égypte comme du bout du monde, il n'a pas dû se piquer d'une précision stricte. En second lieu, la branche Canopique allait jadis par les lacs s'ouvrir près d'Abouqir; et si, comme la vue du terrain me l'a fait penser, elle passa jadis à l'ouest même d'Abouqir, qui aurait été une île, Homère a pu dire, avec raison, que le Phare était vis-à-vis du Nil.

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un degré et près de vingt minutes et demie. Or, d'après les observations astronomiques de M. Niebuhr, Voyageur du Roi de Danemarck en 1761 (1), la différence de latitude entre Héliopolis (aujourd'hui la Matarée), et la mer, étant d'un degré vingt-neuf minutes sous Damiât, et d'un degré vingt-quatre minutes sous Rosette, il en résulte d'un côté trois minutes et demie, ou une lieue et demie d'empiétement; et huit minutes et demie, ou trois lieues et demie de l'autre: c'est-à-dire, que l'ancien rivage répond à onze mille huit cents toises au-dessous de Rosette; ce qui s'éloigne peu du sens que je trouve au passage d'Homère, tandis que sur la branche de Damiât, l'application tombe neufcent-cinquante toises au dessous de cette ville. Il est vrai qu'en mesurant immédiatement par le compas, la ligne du rivage remonte environ trois lieues plus haut du côté de Rosette, et tombe sur Damiât même; ce qui vient du triangle opéré par la différence de longitude. Mais alors Bolbitine, mentionnée par Hérodote, est hors de limite; et il n'est plus

(1) Voyez Voyage en Arabie, par C. Nieburh, in-4°. qu'il faut distinguer de la Description de l'Arabie, par le même: 2 vol. in-4°.

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vrai que Busiris (Abousir) soit, comme le dit Hérodote(1), au milieu du Delta. On ne doit pas le dissimuler; ce que les Anciens rapportent, et ce que nous connaissons du local, n'est point assez précis pour déterminer rigoureusement les empiétemens successifs. Pour raisonner surement, il faudrait des recherches semblables à celles de M. le Comte de Choiseul sur le Méandre(2), il faudrait des fouilles sur le terrain; et de pareils travaux exigent une réunion de moyensqui n'est donnée qu'à peu de Voyageurs. Il y a sur-tout ici cette difficulté, que le terrain sablonneux qui forme le bas Delta subit d'un jour à l'autre de grands changemens. Le Nil et la mer n'en sont pas les seuls agens; le vent lui-même en est un puissant; tantôt il comble des canaux et repousse le fleuve, comme il a fait pour l'ancien bras Canopique. Tantôt il entasse le sable et ensevelit les ruines, au point d'en faire perdre le souvenir. M. Niebuhr en cite un exemple remarquable. Pendant qu'il était à Rosette (en 1762), le hasard fit découvrir dans les collines de sable qui sont au sud de la ville, diverses ruines anciennes, et

(1) Lib. II. p. 123.

(2) Voyez Voyage Pittoresque de la Grèce: tom. 2.

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entre autres vingt belles colonnes de marbre d'un travail grec, sans que la tradition pût dire quel avait été le nom du lieu (1). Tout le désert adjacent m'a paru dans le même cas. Cette partie, jadis coupée de grands canaux; et remplie de villes, n'offre plus que des collines d'un sable jaunâtre très-fin, que le vent entasse au pied de tout obstacle, et qui souvent submerge les palmiers. Aussi, malgré le travail de Danville, ne peut-on se tenir assuré de l'application qu'il a faite de plusieurs lieux anciens au local actuel.

M. Savary a été beaucoup plus exact dans ce qu'il rapporte d'une de ces révolutions du Nil (2), par laquelle il paraît que jadis ce fleuve coula tout entier dans la Libye, au sud de Memphis. Mais le récit d'Hérodote lui-même, dont il tire ce fait, souffre des difficultés. Ainsi, lorsque cet Historien dit d'après les Prêtres d'Héliopolis, que Menès, premier Roi d'Egypte, barra le coude que faisait le fleuve deux lieues et quart (cent stades) au dessus de Memphis (3), et qu'il creusa un lit nouveau à l'orient de cette ville; ne s'en-

(1) Cette position convient beaucoup à Bolbitine.

(2) Lettre 1re. p. 12.

(3) Herod. lib. II.

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suit-il pas que Memphis avait été jusqu'alors dans un désert aride, loin de toute eau; et cette hypothèse peut-elle s'admettre? Peut-on croire littéralement ces immenses travaux de Menès, qui aurait fondé une ville citée comme existante avant lui; qui aurait creusé des canaux et des lacs, jeté des ponts, construit des palais, des temples, des quais, etc.; et tout cela dans l'origine première d'une Nation, et dans l'enfance de tous les arts? Ce Menès, lui-même, est-il un être historique, et les récits des Prêtres sur cette antiquité, ne sont-ils pas tous mythologiques? Je suis donc porté à croire que le cours barré par Menès, était seulement une dérivation nuisible à l'arrosement du Delta; et cette conjecture paraît d'autant plus probable, que, malgré le témoignage d'Hérodote, cette partie de la vallée, vue des pyramides, n'offre aucun étranglement qui fasse croire à un ancien obstacle. D'ailleurs, il me semble que M. Savary a trop pris sur lui de faire aboutir à la digue mentionnée au dessus de Memphis, le grand ravin appelé bahr bela ma, ou fleuve sans eau, comme indiquant l'ancien lit du Nil. Tous les Voyageurs cités par Danville, le font aboutir au Faioume, dont il paraît une

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suite plus naturelle ( 1 ). Pour établir ce fait nouveau, il faudrait avoir vu les lieux; et je n'ai jamais ouï dire au Kaire, que M. Savary se soit avancé plus au sud que les pyramides de Djizé. La formation du Delta, qu'il déduit de ce changement, répugne également à concevoir; car, dans cette révolution subite, comment imaginer que le poids énorme des eaux, qui vint se jeter à l'entrée du golfe (2), fit refluer celles de la mer? Le choc de deux masses liquides ne produit qu'un mélange, dont il résulte bientôt un niveau commun; en faisant abonder plus d'eau, on dut couvrir davantage. Il est vrai que le Voyageur ajoute: Les sables et le limon que le Nil entraîne, s'y amoncelèrent; l'île du Delta, peu considérable d'abord, sortit des eaux de la mer, dont elle recula les limites. Mais comment une île sort-elle de la mer? Les eaux courantes aplanissent bien plus qu'elles n'amoncellent: ceci nous conduit à la question de l'exhaussement.

(1) En effet, on serait plus porté, sur l'inspection de la Carte, à croire que ce fut là jadis le cours du fleuve; quant aux pétrifications de mâts et de vaisseaux entiers dont parle Siccart, elles auraient bien besoin, pour être crues, d'être constatées par des Voyageurs plus éclairés que ce Missionnaire.

(2) Pag. 12, et suiv.

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CHAPITRE III.

De l'Exhaussement du Delta.

HÉRODOTE, qui l'a connue aussi bien que la précédente, ne s'est pas expliqué davantage sur ses proportions; mais il a rapporté un fait dont M. Savary s'appuie pour tirer des conséquences positives; voici le précis de son raisonnement:

« Du temps de Mœris, qui vivait cinq cents ans avant la guerre de Troye (1), huit coudées suffisaient pour inonder le Delta (Hérod. lib. 2.) dans toute son étendue. Lorsqu'Hérodote vint en Egypte, il en fallait quinze; sous l'Empire des Romains, seize; sous les Arabes, dix-sept: aujourd'hui le terme, favorable est dix-huit, et le Nil croît jusqu'a vingt-deux. Voilà donc, dans l'espace de trois mille deux cent quatre-vingt-quatre ans, le Delta élevé de quatorze coudées. »

Oui, si l'on admet les faits tels qu'ils sont présentés; mais en les reprenant dans leurs sources, on trouve des accessoires qui dénaturent et les

(1) Lettre 1re. p. 12.

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principes et les conséquences. Citons d'abord le texte d'Hérodote:

« Les Prêtres Egyptiens, dit cet Auteur (1) rapportent qu'au temps du Roi Mœris, le Nil inondait le Delta, en s'élevant seulement à huit coudées. De nos jours, s'il n'en atteint seize ou au moins quinze, il ne se répand pas sur le pays. Or, depuis la mort de Mœris jusqu'à ce moment, il ne s'est pas encore écoulé neuf cents ans. »

Calculons: de Mœris à Hérodote, 900ans.
d'Hérodote à l'an 1777, deux mille deux cent trente-sept; ou, si l'on veut, 2,240
TOTAL 3,140.

Pourquoi cette différence de cent quarante-quatre ans, en excés dans le calcul de M. Savari? Pourquoi suit-il d'autres comptes que ceux de son Auteur? Mais passons sur la chronologie.

Du temps d'Hérodote, il fallait seize coudées, ou au moins quinze pour inonder le Delta. Du temps des Romains, il n'en fallait pas davantage: quinze et seize sont toujours le terme désigné.

Avant Pétrone, dit Strabon (2), l'abon-

(1) Lib. II. p. 109.

(2) Lib. 17.

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dance ne régnait en Égypte que quand le Nil s'élevait à quatorze coudées. Mais ce Gouverneur obtenant par art ce que refusait la nature, on a vu sous sa préfecture l'abondance régner à douze. Les Arabes ne s'expriment pas autrement. Il existe un livre en leur langue, qui contient le tableau de toutes les crues du Nil, depuis la première année de l'Hégire (622) jusqu'à la 875e (1470); et cet ouvrage constate que dans les époques les plus récentes, toutes les fois que le Nil a quatorze coudées de profondeur dans son lit, il y a récolte et provision pour une année; que s'il en a seize, il y a provision pour deux ans; mais au dessous de quatorze, et arrivant à dix-huit, il y a disette; ce qui revient exactement au récit d'Hérodote. Le livre que je cite est Arabe, mais ses résultats sont aux mains de tout le monde; il suffit de consulter le mot Nil dans la Bibliothèque Orientale d'Herbelot, ou les Extraits de Kâlkâchenda, dans le Voyage du Docteur Shaw.

La nature des coudées ne peut faire équivoque. Fréret, Danville et M. Bailli, ont prouvé que la coudée Egyptienne, toujours définie de vingt-quatre doigts, égalait vingt et demi de nos

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pouces ( 1 ); et la coudée actuelle, appelée Drâa Masri, est précisément divisée en vingt-quatre doigts, et revient à vingt et demi de nos pouces. Mais les colonnes employées pour mesurer la hauteur du fleuve, ont subi une altération qu'il importe de ne pas omettre.

« Dans les premiers temps que les Arabes occupèrent l'Egypte, a dit Kâlkâchenda, ils s'apperçurent que lorsque le Nil n'atteignait pas le terme de l'abondance, chacun s'empressait de faire sa provision pour l'année; ce qui troublait incontinent l'ordre public. On en porta plainte au Kâlif Omar, qui donna ordre à Amrou d'examiner la chose; et voici ce qu'Amrou lui manda. Ayant fait les recherches que vous nous avez prescrites, nous avons trouvé que quand le Nil monte à quatorze coudées, il procure une récolte suffisante pour l'année; que s'il atteint seize coudées, elle est abondante; mais qu'à douze et à dixhuit, elle est mauvaise. Or, ce fait étant con-

(1) J'en ai mesuré plusieurs avec un pied-de-roi de cuivre, mais j'ai trouvé qu'elles variaient toutes depuis une jusqu'à trois lignes. Le Drâa Stambouli a vingt-huit doigts, ou vingt-quatre pouces moins une ligue.

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nu au peuple par les proclamations d'usage, il s'ensuit des mesures qui portent du trouble dans le commerce ».

Omar, pour remédier à cet abus, eût peutêtre voulu abolir les proclamations; mais la chose n'étant pas praticable, il imagina, sur l'avis d'Aboutaaleb, un expédient qui vint au même but. Jusqu'alors la colonne de mesure, dite Nilomètre ( 1 ), avait été divisée par coudées de vingt-quatre doigts; Omar la fit détruire, et lui en subtituant une autre qu'il établit dans l'île de Rouda, il prescrivit que les douze coudées inférieures fussent composées de vingt-huit doigts au-lieu de vingt-quatre, pendant que les coudées supérieures resteraient comme auparavant à vingt-quatre. De-là, il arriva que désormais, lorsque le Nil marqua douze coudées sur la colonne, il en avoit réellement quatorze; car ces douze coudées ayant chacune quatre doigts en excès, il en résultait une surabondance de quarante-huit doigts ou deux coudées. Alors, quand on proclama quatorze coudées, terme d'une récolte suffisante, l'inondation était réellement au degré d'abondance; la multitude, par-tout

(1) En Arabe, meqiâs; instrument mesureur, mesuroir.

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trompée par les mots, s'en laissa imposer. Mais cette altération n'a pu échapper aux Historiens Arabes; et ils ajoutent que les colonnes du Saïd ou haute Egypte, continuèrent d'être divisées par vingt-quatre doigts; que le terme dix-huit (vieux style ) fut toujours nuisible; que dix-neuf était très-rare, et vingt presque un prodige (1).

Rien n'est donc moins constant que la progression alléguée, et nous pouvons établir contre elle un premier fait; que dans une période connue de dix-huit siècles, l'état du Nil n'a pas changé. Comment arrive-t-il donc aujourd'hui qu'il se montre si différent ? Comment, depuis l'an mil quatre cent soixante-treize, a-t-il passé si subitement de quinze à vingt-deux? Ce problême me paraît facile à résoudre. Je n'en chercherai pas l'explication dans les faits physiques, mais dans les accessoires de la chose. Cen'est point le Nil qui a changé; c'est la colonne, ce sont ses dimensions. Le mystère dont les Turks l'enveloppent, empêche la plupart des Voyageurs de s'en

(1) Le Docteur Pocoke, qui a plusieurs bonnes observations sur le Nil, s'est tout-à-fait perdu dans l'explication du texte de Kâlkâchenda: il a cru, sur un premier passage louche, que le Nilomètre du temps d'Omar n'était que de douze coudées; et il a bâti sur cette erreur un édifice de conjectures ausses. Voyage de Pocoke, tom. 2. p. 278.

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assurer; mais Pocoke, qui parvint à la voir en 1739, rapporte que tout était confus et inégal dans l'échelle des coudées. Il observe même qu'elle lui parut neuve, et cette circonstance fait penser que les Turks, à l'imitation d'Omar, se sont permis une nouvelle altération. Enfin, il est un fait qui lève tout doute à cet égard: M. Niébuhr ( 1 ), qu'on ne suspectera pas d'avoir imaginé une observation, ayant mesuré en 1762 les vestiges de l'inondation sur un mur de Djizé, a trouvé que le premier juin, le Nil avait baissé de vingt-quatre pieds de France. Or, vingt-quatre pieds réduits en coudées, à raison de vingt pouces et demi chacune, font précisément quatorze coudées un pouce. Il est vrai qu'il reste encore dixhuit jours de décroissance; mais en les portant à une demi-coudée par une estimation dont Pocoke fournit le terme de comparaison (2), on n'a que quatorze coudées et demie, qui reviennent exactement au calcul ancien.

Il est un dernier fait allégué par M. Savary,

(1) Voyage en Arabie, tom. I, p. 102.

(2) Le 17 mai la colonne avoit onze pieds hors de l'eau; le 3 juin elle en avoit onze et demi: donc en 17 jours il y eut une demi-coudée. Voyage de Pocoke, tom. II

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auquel je ne puis non plus souscrire sans restriction. Depuis mon séjour en Égypte, dit-il, lettre 1re. page 14, « jai fait deux fois le tour du Delta, je l'ai même traversé par le canal de Menoufe. Le fleuve coulait à pleines rives dans les grandes branches de Rosette, de Damiette, et dans celles qui traversent l'intérieur du pays; mais il ne débordait pas sur la terre, excepté dans les lieux bas, où l'on saignait les digues pour arroser les campagnes couvertes de riz. De là il conclud « que le Delta est actuellement dans la situation la plus favorable pour l'agriculture; parce qu'en perdant l'inondation, cette île a gagné chaque année les trois mois que la Thébaïde reste sous les eaux. » Il faut l'avouer, rien de plus étrange que ce gain. Si le Delta a gagné à n'être plus inondé, pourquoi desira-t-on si fort de tout temps l'inondation? — Les saignées y suppléent. — Mais on a tort de comparer le Delta aux marais de la Seine. L'eau n'est à fleur de terre que vers la mer; partout ailleurs, elle est inférieure au niveau du sol, et le rivage s'élève d'autant plus qu'on remonte davantage. Enfin, si je dois citer mon témoignage, j'atteste que descendant du Kaire à Rosette

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par le canal de Manouf, j'ai observé, les 26, 27 et 28 septembre 1783, que, quoique les eaux se retirassent depuis plus de quinze jours, les campagnes étaient encore submergées en partie, et qu'elles portaient aux lieux découverts les traces de l'inondation. Le fait allégué par M. Savary, ne peut donc être attribué qu'à une mauvaise inondation; et l'on ne doit point croire que l'exhaussement ait changé l'état du Delta(1), ni que les Egyptiens soient réduits à n'avoir plus d'eau que par des moyens mécaniques, aussi dispendieux que bornés(2).

Il nous reste à résoudre la difficulté des huit coudées de Mœris, et je ne pense pas qu'elle ait des causes d'une autre nature. Il paraît qu'après ce Prince, il arriva une révolution dans les mesures, et que d'une coudée, l'on en fit deux. Cette conjecture est d'autant plus probable, que du temps de Mœris, l'Egypte ne formait pas un

(1) Le lit du fleuve s'est exhaussé lui-même comme le resté du terrain.

(2) Dans le bas Delta, on arrose par le moyen des roues, parce que l'eau est à fleur de terre; mais dans le haut Delta, il faut établir des chapelets sur les roues, ou élever l'eau par des potences mobiles. On en voit beaucoup sur la route de Rosette au Kaire, et l'on se convaincra que ce travail pénible a un effet très borné.

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même Royaume; il y en avait au moins trois d'Asouan à la mer. Sésostris, qui fut postérieur à Mœris, les réunit par conquête. Mais après ce Prince, ils rentrèrent dans leur division, qui dura jusqu'à Psammetik. Cette révolution dans les mesures, conviendrait très-bien à Sésostris, qui en opéra une générale dans le Gouvernement. C'est lui qui établit des lois et une administration nouvelles; qui fit élever des digues et des chaussées pour asseoir les villes et les villages, et creuser une quantité de canaux telle, dit Hérodote (1), que l'Egypte abandonna les chariots dont elle avait jusqu'alors fait usage.

Au reste, il est bon d'observer que les degrés de l'inondation ne sont pas les mêmes par toute l'Egypte. Ils suivent au contraire une règle de diminution graduelle, à mesure que le fleuve descend. A Asouan, le débordement est d'un sixième plus, fort qu'au Kaire; et lorsque dans cette dernière ville, on compte vingt-sept pieds, à peine en a-t-on quatre à Rosette et à Damiât. La raison en est qu'outre la masse d'eau qu'ab-

(1) Herod. lib. II. Cette anecdote chagrine beaucoup les chronologistes modernes, qui placent Sésostris avant Moyse, au temps duquel les chariots subsistaient encore; mais ce n'est pas la faute d'Hérodote, si l'on n'a pas entendu son système de chronloogie, le meilleur de l'antiquité.

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tombent les terrains, le fleuve resserré dans un seul lit et dans une vallée étroite, s'élève davantage: quand au contraire il a passé le Kaire, n'étant plus contenu par les montagnes, et se divisant en mille rameaux, il arrive nécessairement que sa nappe perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface.

On jugera sans doute, d'après ce que j'ai dit, que l'on s'est trop tôt flatté de connaître les termes précis de l'agrandissement et de l'exhaussement du Delta. Mais en rejetant des circonstances illusoires, jene prétends pas nier le fond même des faits; leur existence est trop bien attestée par le raisonnement et par l'inspection du terrain. Par exemple, l'exhaussement du sol me paraît prouvé par un fait sur lequel on a peu insisté. Quand on va de Rosette au Kaire, dans les eaux basses, comme en mars, on remarque à mesure que l'on remonte, que le rivage s'élève graduellement au dessus de l'eau; en sorte que si à Rosette il en excède de deux pieds le niveau, il l'excède de trois et quatre dès Faoué, et de plus de douze au Kaire (1): or, en raisonnant sur ce fait, on en

(1) Il serait curieux de constater en quelle proportion il continue jusqu'à Asouan. Des Coptes que j'ai interrogés à ce sujet, m'ont assuré qu'il était infiniment plus élevé dans tout le Saïd qu'au Kaire.

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peut tirer la preuve d'un exhaussement par dépôt; car la couche du limon étant en proportion avec l'épaisseur des nappes d'eau qui la déposent, elle doit être plus forte ou plus faible, selon que ces nappes sont plus ou moins profondes, et nous avons vu qu'elles observent une gradation analogue d'Asouan à la mer.

D'un autre côté, l'accroissement du Delta s'annonce d'une manière frappante par la forme de l'Egypte sur la Méditerranée. Quand on en considère la projection sur une carte, on voit que le terrain qui est dans la ligne du fleuve, ce terrain formé d'une matière étrangère, a pris une saillie demi-circulaire, et que les lignes du rivage d'Arabie et d'Afrique qu'il déborde, ont une direction rentrante vers le fond du Delta, qui décèle que jadis ce terrain fut un golfe que le temps a rempli.

Ce comblement, commun à tous les fleuves, s'est exécuté par un mécanisme qui leur est également commun: les eaux des pluies et des neiges roulant des montagnes dans les vallées, ne cessent d'entraîner les terres qu'elles arrachent par leur chute. La partie pesante de ces débris, comme

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les cailloux et les sables, s'arrête bientôt, si un courant rapide ne la chasse. Mais si les eaux ne trouvent qu'un terreau fin et léger, elles s'en chargent en abondance, et en roulent les bancs avec facilité. Le Nil, qui a trouvé de pareils matériaux dans l'Abyssinie et l'Afrique intérieure, s'en est servi pour hâter ses travaux; ses eaux s'en sont chargées, son lit s'en est rempli; souvent même il s'en embarrasse au point d'être gêné dans son cours. Mais quand l'inondation lui rend ses forces, il chasse ces bancs vers la mer, en même-temps qu'il en amène d'autres pour la saison suivante: arrivées à son embouchure, les boues s'entassent et forment des grèves, parce que la pente ne donne plus assez d'action au courant, et parce que la mer forme un équilibre de résistance. La stagnation qui s'ensuit, force la partie ténue, qui jusqu'alors avait surnagé, à se déposer, et elle se dépose sur-tout aux lieux où il y a moins de mouvement, tels que les rivages. Ainsi la côte s'enrichit peu-à-peu des débris du pays supérieur, et du Delta même; car si le Nil enlève à l'Abyssinie pour donner à la Thébaïde, il enlève à la Thébaïde pour porter au Delta, et au Delta pour porter à la mer. Par-tout

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où ses eaux ont un courant, il dépouille le même sol qu'il enrichit. Quand on remonte au Kaire dans les eaux basses, on voit par-tout les bords taillés à pic, s'écrouler par pans. Le Nil qui les mine par le pied, privant d'appui leur terre légère, elle tombe dans son lit. Dans les grandes eaux, elle s'imbibe, se délaye; et lorsque le soleil et la sécheresse reviennent, elle se gerce, et s'écroule encore par grands pans, que le Nil entraîne. C'est ainsi que plusieurs canaux se sont comblés, et que d'autres se sont élargis, en élevant sans cesse le lit du fleuve. Le plus fréquenté de nos jours, celui qui vient de Nadir à la branche de Damiât, est dans ce cas. Ce canal, creusé d'abord de main d'homme, est devenu semblable à la Seine en plusieurs endroits. Il supplée même à la branche-mère qui va de Batn el Baqara à Nadir, et qui se comble au point que si on ne la dégorge pas, elle finira par devenir terre ferme: la raison en est que le fleuve tend sans cesse à la ligne droite dans laquelle il a plus de force; c'est par cette même raison qu'il a préféré la branche Bolbitine, qui n'était d'abord qu'un canal factice, à la branche Canopique(1).

(1) Herod. lib. II.

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De ce mécanisme du fleuve, il résulte encore que les principaux comblemens doivent se faire sur la ligne des plus grandes embouchures et du plus fort courant; l'aspect du terrain est conforme à cette théorie. En jetant l'œil sur la carte, on s'apperçoit que la saillie des terres est sur-tout dans la direction des branches de Rosette et de Damiât. Le terrain latéral et l'intermédiaire sont demeurés lac et marais indivis entre le continent et la mer, parce que les petits canaux qui s'y rendent, n'ont pu opérer qu'un comblement imparfait. Ce n'est qu'avec la plus grande lenteur que les dépôts et les limons s'élèvent; sans doute même ce moyen ne parviendrait jamais à les porter au dessus des eaux, s'il ne s'y joignait un autre agent plus actif, qui est la mer. C'est elle qui travaille sans relâche à élever le niveau des rives basses au dessus de ses propres eaux. En effet, les flots venant expirer sur le rivage, poussent le sable et le limon qu'ils rencontrent en arrivant; leur battement accumule ensuite cette digue légère, et lui donne un exhaussement qu'elle n'eût jamais pris dans des eaux tranquilles. Ce fait est sensible pour quiconque marche aux bords de la mer, sur un rivage bas et mouvant:

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mais il faut que la mer n'ait pas de courant sur la plage; car si elle perd aux lieux où elle est en remous, elle gagne à ceux où elle est en mouvement. Quand les grèves sont enfin à fleur d'eau, la main des hommes s'en empare. Mais au-lieu de dire qu'elle en élève le niveau au dessus de l'éau, on devrait dire qu'elle abaisse le niveau de l'eau au dessous, vu que les canaux que l'on creuse, rassemblent en de petits espaces les nappes qui étaient répandues sur de plus grands (1). C'est ainsi que le Delta a dû se former avec une lenteur qui a demandé plus de siècles que nous n'en connaissons; mais le temps ne manque pas à la Nature (2).

(1) Cette quantité de canaux est une raison qui peut faire varier les degrés de l'inondation: car s'il y en a beaucoup, et qu'ils soient profonds, l'eau s'écoulera plus vîte, et s'élevera moins; s'il y en a peu, et qu'ils soient superficiels, il arrivera le contraire.

(2) Depuis la publication de ce Voyage, l'on m'a fait connaître un Mémoire de Fréret ( Acad. des Inscrip. tom. XVI ), dans lequel ces questions se trouvent avoir été débattues dès 1745. Dans ce Mémoire, ce Savant critique attaquant de front le récit d'Herodote et le témoignage des Prêtres Egyptiens, prétend que le Delta n'a subi aucun changement depuis les siècles les plus reculés: il fonde ses raisons contre son accroissement, sur la position des villes de Tanis, de Damiât et de Rosette, mais les faits qu'il cite sont vagues, et la différence de là mesure de Niebuhr eu exces sur celle d'Hérodote est un argument péremptoire contre son sentiment. A l'égard de l'exhaussement, il prouve par plus d'auteurs que je n'en ai cité, que depuis Mœris jusqu'à la fin du quinzième siècle, l'inondation n'a pas cessé d'être la même: ce n'est que depuis ce temps que les voyageurs ont parlé d'une inondation de 22 et 23 coudées. Le Prince Radzivil est le premier qui en fait mention en l'année 1563. Fréret rejetant son témoignage et celui des autres, soutient que l'inondation est toujours la même, et que la différence des anciens aux modernes, vient de ce que les uns comptent depuis le fond de l'eau, pendant que les autres ne comptaient que depuis la surface des eaux basses. Il invoque les observations de Shaw et de Pocoke; mais en appuyant sa conséquence, elles démentent son explication: en effet, d'après ces observations, la crue du Nil au dessus des plus basses eaux fut en 1714 de 10 coudées 26 doigts, qui jointes à 5 coudées et quelques doigts qu'avait deja le fleuve, donnent 16 coudées et quelques doigts au dessus du fond: en 1715 la crue au dessus des basses eaux fut de 10 coudées, qui jointes à 6 coudées qu'avaient déja les eaux, forment 16 coudées: en 1738 elle fut de 11 coudées 15 doigts, qui jointes à 5 qu'avait le fleuve font 16 coudées, et non pas 20, comme le dit Fréret, p. 353. Donc les anciens ont compté comme nous depuis le fond, et l'état reste le même que de tout temps. En se trompant à cet égard, Fréret rapporte un fait qui, s'il est vrai, est le nœud de l'énigme; car il dit avoir vu une coudée du nilomètre qui n'a que 15 pouces 8 lignes de France; or 22 coudées de 15 pouces 5 lignes font la même chose que 16 coudées de 20 pouces et demi, à deux ou trois pouces près, ensorte qu'il serait possible que cette nouvelle coudée fût une innovation des Turkes, et que le Meqîas portât plusieurs espèces de coudées. Du reste il n'a point compris l'altération d'Omar citée par Kalkâchenda; et il est loin de résoudre les 8 coudées de Mœris; en disant qu'elles provinrent de la dérivation de Soulac; ainsi sans déroger au respect dû à Fréret, je persiste dans mes coanclusions.

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Il reste certainement beaucoup d'observations à faire ou à recommencer dans ce pays; mais, comme je l'ai déja dit, elles ont de grandes difficultés. Pour les vaincre, il faudrait du temps, de l'adresse et de la dépense; à bien des égards même, les obstacles accessoires sont plus graves que ceux du fond. M. le Baron de Tott en a fait une épreuve récente pour le Nilomètre. En vain a-t-il tenté de séduire les gardiens; en vain a-t-il donné et promis des sequuins aux crieurs, pour en obtenir les vraies hauteurs du Nil; leurs rapports contradictoires ont prouvé leur mau-

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vaise foi ou leur ignorance commune. On dira peut-être qu'il faudrait établir des colonnes dans des maisons particulières; mais ces opérations, simples en théorie, sont impossibles en pratique: on s'exposerait à des risques trop graves. Cette curiosité même que les Francs portent avec eux, chagrine de plus en plus les Turks. Ils pensent que l'on en veut à leur pays; et ce qui se passe de la part des Russes, joint à des préjugés répandus, affermit leurs soupçons. C'est un bruit général dans l'Empire à ce moment, que les temps prédits sont arrivés; que la puissance et la religion des Musulmans vont être détruites; que le Roy Jaune va venir établir un Empire nou-

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veau, etc. Mais il est temps de reprendre nos idées.

Je passe légèrement sur la saison (1) du débordement, assez connue; sur sa gradation insensible et non subite comme celle de nos rivières; sur ses diversités, qui le montrent tantôt faible et tantôt fort, quelquefois même nul: cas trèsrare, mais dont on cite deux ou trois exemples. Tous ces objets sont trop connus pour les répéter; on sait également que les causes de ces phénomènes qui furent une énigme pour les anciens (2), n'en sont plus une pour les Européens. Depuis que leurs Voyageurs leur ont appris que l'Abyssinie et la partie adjacente de l'Afrique, sont inondées de pluies en mai, juin et juillet, ils ont conclu, avec raison, que ce sont ces pluies qui, par la disposition du terrain, affluant de mille rivières, se rassemblent dans une même vallée, pour ve-

(1) On l'assigne au 19 juin précis, mais il serait difficile d'en déterminer les premiers instans aussi rigoureusement que le veulent faire les Coptes.

(2) Cependant Démocrite l'avait devinée. Voyez l'hist. de Diodore de Sicile, liv. II. Je suis même porté à croire qu'Homère en a eu connaissance: car l'épithète qu'il donne au Nil (diipetès, tirant son origine du ciel), est une allusion sensible aux pluies: et j'en conclus que les anciens Prêtres Égyptiens, ont eu une physique plus étendue. que l'on ne pense; et que les traditions qui avaient cours dans la Grèce n'étaient qu'une émanation de leurs livres sacrés.

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nir sur des rives lointaines offrir le spectacle imposant d'une masse d'eau qui emploie trois mois à s'écouler. On laisse aux Physiciens Grecs cette action des vents de nord ou étésiens, qui, par une prétendue pression, arrêtaient le cours du fleuve; il est même étonnant qu'ils ayent jamais admis cette explication; car le vent n'agissant que sur la surface de l'eau, il n'empêche point le fond d'obéir à la pente. En vain des modernes ont allégué l'exemple de la Méditerranée, qui, par la durée des vents d'est, découvre la côte de Syrie d'un pied ou un pied et demi, pour recouvrir de la même quantité celles d'Espagne et de Provence, et qui, par les vents d'ouest, opère l'inverse: il n'y a aucune comparaison entre une mer sans pente et un fleuve, entre la nappe de la Méditerranée et celle du Nil, entre Vingt-six pieds et dix-huit pouces.

CHAPITRE IV.

Des Vents, et de leurs phénomènes.

CES vents de nord, dont le retour a lieu chaque année aux mêmes époques, ont un emploi plus

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vrai, celui de porter en Abyssinie une prodigieuse quantité de nuages. Depuis avril jusqu'en juillet, on ne cesse d'en voir remonter vers le sud, et l'on serait quelquefois tenté d'en attendre de la pluie; mais cette terre brûlée leur demande en vain un bienfait qui doit lui revenir sous une autre forme. Jamais il ne pleut dans le Delta en été; dans tout le cours de l'année même, il y pleut rarement et en petite quantité. L'année 1761, observée par M. Niebuhr, fut un cas extraordinaire que l'on cite encore. Les accidens que les pluies causèrent dans la basse Egypte, dont une foule de villages, bâtis en terre, s'écroulèrent, prouvent assez qu'on y regarde comme rare cette abondance d'eau. Il faut d'ailleurs observer qu'il pleut d'autant moins que l'on s'élève davantage vers le Saïd. Ainsi, il pleut plus souvent à Alexandrie et à Rosette qu'au Kaire, et au Kaire qu'à Minié. La pluie est presque un prodige à Djirdjé. Nous autres habitans de contrées humides, nous ne concevons pas comment un pays peut subsister sans pluie (1); mais dans l'Egypte,

(1) Lorsqu'il tombe de la pluie en Égypte et en Palestine, c'est une joie générale de la part du peuple; il s'assemble dans les rues, il chante, il s'agite et crie à pleine tête, Ya, allah! ya mobârek! c'est-à-dire: O dieu! ô béni! etc.

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outre la somme d'eau dont la terre fait provision lors de l'inondation, les rosées qui tombent dans les nuits d'été, suffisent à la végétation. Les melons, appelés pasteques, en sont une preuve sensible; car souvent ils n'ont au pied qu'une poussière sèche; et cependant leurs feuilles ne manquent pas de fraîcheur. Ces rosées ont de commun avec les pluies, qu'elles sont plus abondantes vers la mer, et plus faibles à mesure qu'elles s'en éloignent; et elles en diffèrent en ce qu'elles sont moindres l'hiver, et plus fortes l'été. A Alexandrie, dès le coucher du soleil, en avril, les vêtemens et les terrasses sont trempés comme s'il eût plu. Comme les pluies encore, ces rosées sont fortes ou faibles à raison de l'espèce du vent qui souffle. Le sud et le sud-est n'en donnent point; le nord en apporte beaucoup, et l'ouest encore davantage. On explique aisément ces différences, quand on observe que les deux premiers viennent des déserts de l'Afrique et de l'Arabie, où ils ne trouvent pas une goutte d'eau; que le nord, au contraire, et l'ouest chassent sur l'Egypte l'évaporation de la Méditerranée, qu'ils traversent, l'un dans sa largeur, et l'autre dans toute sa longueur. Je trouve même, en

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comparant mes observations à ce sujet, en Provence, en Syrie et en Egypte, à celles de M. Niebuhr, en Arabie et à Bombai, que cette position respective des mers et des continens, est la cause des diverses qualités d'un même vent qui se montre pluvieux dans un pays, pendant qu'il est toujours sec dans l'autre; ce qui dérange beaucoup les systêmes des Astrologues anciens et modernes, sur les influences des planètes.

Un autre phénomène aussi remarquable, est le retour périodique de chaque vent, et son appropriation, pour ainsi dire, à certaines saisons de l'année. L'Egypte et la Syrie offrent en ce genre une régularité digne de fixer l'attention.

En Egypte, lorsque le soleil se rapproche de nos zones, les vents qui se tenaient dans les parties de l'est, passent aux rumbs de nord, et s'y fixent. Pendant juin, ils soufflent constamment nord et nord-ouest; aussi est-ce la vraie saison du passage au Levant, et un vaisseau peut espérer de jeter l'ancre en Chypre ou à Alexandrie, le quatorzième et quelquefois le onzième jour de son départ de Marseille. Les vents continuent en juillet de souffler nord, variant à droite et à gauche, du nord-ouest au nord-est. Sur la fin de juillet,

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dans tout le cours d'août et la moitié de septembre, ils se fixent nord pur, et ils sont modérés, plus Vifs le jour, plus calmes la nuit; alors même il règne sur la Méditerranée une bonace générale, qui prolonge les retours en France jusqu'à soixante-dix et quatre-vingts jours.

Sur la fin de septembre, lorsque le soleil repasse la ligne, les vents reviennent vers l'est, et sans y être fixés, ils en soufflent plus que d'aucun autre rumb, le nord seul excepté. Les vaisseaux prositent de cette saison, qui dure tout octobre et une partie de novembre, pour revenir en Europe, et les traversées pour Marseille sont de trente à trente cinq jours. A mesure que le soleil passe à l'autre tropique, les vents deviennent plus variables, plus tumultueux; leurs régions les plus constantes, sont le nord, le nord-ouest et l'ouest. Ils se maintiennent tels en décembre, janvier et février, qui, pour l'Egypte, comme pour nous, sont la saison d'hiver. Alors les vapeurs de la Méditerranée, entassées et appesanties par le froid de l'air, se rapprochent de la terre, et forment les brouillards et les pluies. Sur la fin de février et en mars, quand le soleil revient vers l'équateur, les vents tiennent plus que dans

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aucun autre temps des rumbs de midi. C'est dans ce dernier mois, et pendant celui d'avril, qu'on voit régner le sud-est, le sud pur et le sud-ouest. Ils sont mêlés d'ouest, de nord et d'est; celui-ci devient le plus habituel sur la fin d'avril; et pendant mai, il partage avec le nord l'empire de la mer, et rend les retours en France encore plus courts que dans l'autre équinoxe.

Du Vent chaud, ou Kamsîn.

Ces vents du sud dont je viens de parler, ont en Egypte le nom générique de vents de cinquante (jours) (1), non qu'ils durent cinquante jours de suite, mais parce qu'ils paraissent plus fréquemment dans les cinquante jours qui entourent l'équinoxe. Les Voyageurs les ont fait connaître en Europe sous le nom de vents empoisonnés (2), ou plus correctement, vents chauds du Désert. Telle est en effet leur propriété; elle est portée à un point si excessif, qu'il est difficile de s'en faire une idée sans l'avoir éprouvée; mais

(1) En Arabe, kamsîn; mais le k représente le jota espagnol ou ch allemand.

(2) Les Arabes du Désert, les appellent semoum ou poison; et les Turcs châmyelé, ou vent de Syrie, dont on a fait vent samiel.

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on en peut comparer l'impression à celle qu'on reçoit de la bouche d'un four banal, au moment qu'on en tire le pain. Quand ces vents commencent à souffler, l'air prend un aspectinquiétant. Le ciel, toujours si pur en ces climats, devient trouble; le soleil perd son éclat, et n'offre plus qu'un disque violace. L'air n'est pas nébuleux, mais gris et poudreux; et réellement il est plein d'une poussière très-déliée, qui ne se dépose pas, et qui pénètre par-tout. Ce vent, toujours léger et rapide, n'est pas d'abord très-chaud; mais à mesure qu'il prend de la durée, il croît en intensité. Les corps animés le reconnaissent promptement au changement qu'ils éprouvent. Le poumon, qu'un air trop raréfié ne remplit plus, se contracte et se tourmente. La respiration devient courte, laborieuse; la peau est sèche, et l'on est dévoré d'une chaleur interne. On a beau se gorger d'eau, rien ne rétablit la transpiration. On cherche en vain la fraîcheur; les corps qui avaient coutume de la donner, trompent la main qui les touche. Le marbre, le fer, l'eau, quoique le soleil soit voilé, sont chauds. Alors on déserte les rues, et le silence règne comme pendant la nuit. Les habitans des villes et des villages s'enferment

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dans leurs maisons, et ceux du Désert dans leurs tentes ou dans des puits creusés en terre, où ils attendent la fin de ce genre de tempête. Communément elle dure trois jours. Si elle passe, elle devient insupportable. Malheur aux Voyageurs qu'un tel vent surprend en route loin de tout asyle; ils en subissent tout l'effet, qui est quelquefois porté jusqu'à la mort. Le danger est sur-tout au moment des rafales; alors la vitesse accroît la chaleur, au point de tuer subitement. Cette mort est une vraie suffocation; le poumon respirant à vide, entre en convulsion; la circulation se trouble dans les vaisseaux; tout le sang chassé par le cœur afflue à la tête et à la poitrine; et de-là cette hémorrhagie par le nez et la bouche qui arrive après la mort. Ce vent attaque sur - tout les gens replets, et ceux en qui la fatigue a brisé le ressort des muscles et des vaisseaux. Le cadavre reste long-temps chaud; il enfle, devient bleu et se déchire aisément: accidens qui tous dénotent la fermentation putride qui s'établit dans les corps des animaux, lorsque les humeurs y deviennent stagnantes. On se dérobe à ces accidens, en se bouchant le nez et la bouche avec des mou-

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choirs; un moyen efficace, est celui des chameaux, qui enfoncent le nez dans le sable, et y attendent que la rafale s'appaise.

Une autre qualité de ce vent, est son extrême siccité; elle est telle, que l'eau dont on arrose un appartement, s'évapore en peu de minutes; par cette extrême avidité, il flétrit et dépouille les plantes, et en pompant trop subitement l'émanation des corps animés, il crispe la peau, ferme les pores, et cause cette chaleur fébrile qui accompagne toute transpiration supprimée.

Ces vents chauds ne sont point particuliers à l'Egypte; ils ont lieu en Syrie, plus cependant sur la côte et dans le désert que sur les montagnes. M. Niebuhr les a trouvés en Arabie, à Bombai, dans le Diarbekr; l'on en éprouve aussi en Perse, en Afrique et même en Espagne; par-tout leurs effets se ressemblent, mais leur direction diffère selon les lieux. En Egypte, le plus violent vient du sud-sud-ouest; à la Mekke, il vient de l'est; à Surate, du nord; à Basra, du nord-ouest; à Bagdad, de l'ouest; et en Syrie, du sud-est. Ce contraste, qui embarrasse au premier coup-d'œil, devient à la réflexion le moyen de résoudre l'énigme. En examinant les sites géo-

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graphiques, on trouve que c'est toujours des continens déserts que vient le vent chaud; et en effet, il est naturel que l'air qui couvre les immenses plaines de la Libye et de l'Arabie, n'y trouvant ni ruisseaux, ni lacs, ni forêts, s'y échauffe par l'action d'un soleil ardent, par la réflexion du sable, et prenne le degré de chaleur et de sécheresse dont il est capable. S'il survient une cause quelconque qui détermine un courant à cette masse, elle s'y précipite, et porte avec elle les qualités étonnantes qu'elle a acquises: il est si vrai que ces qualités sont dues à l'action du soleil sur les sables, que ces mêmes vents n'ont point dans toutes les saisons la même intensité. En Egypte, par exemple, on assure que les vents du sud, en décembre et janvier, sont aussi froids que le nord; et la raison en est, que le soleil, passé à l'autre tropique, n'embrase plus l'Afrique septentrionale, et que l'Abyssinie, si montueuse, est couverte de neige: il faut que le soleil se soit rapproché de l'équateur, pour produire ces phénomènes. Par une raison semblable, le sud a un effet bien moindre en Chypre, où il arrive rafraîchi par les vapeurs de la Méditerranée. Dans cette île, c'est le nord qui le

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remplace: on s'y plaint qu'en été il est d'une chaleur insupportable, pendant qu'il est glacial en hiver; ce qui résulte évidemment de l'état de l'Asie mineure, qui, dans l'été, est embrasée, pendant qu'en hiver elle est couverte de glaces. Au reste, ce sujet offre une soule de problêmes faits pour piquer la curiosité d'un Physicien. Ne serait il pas en effet intéressant de savoir, 1°. d'où vient ce rapport des saisons et de la marche du soleil à l'espèce des vents, et aux régions d'où ils soufflent?

2°. Pourquoi, sur toute la Méditerranée, les rumbs de nord sont les plus habituels, au point que sur douze mois, on peut dire qu'ils en règnent neuf?

3°. Pourquoi les vents d'est reviennent si régulièrement après les équinoxes, et pourquoi à cette époque, il y a communément un coup de vent plus fort ?

4°. Pourquoi les rosées sont plus abondantes en été qu'en hiver; et pourquoi les nuages étant un effet de l'évaporation de la mer, et l'évaporation étant plus forte l'été que l'hiver, il y a cependant plus de nuages l'hiver que l'été?

5°. Enfin, pourquoi la pluie est si rare en

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Egypte, et pourquoi les nuages se rendent de préférence en Abyssinie ?

Mais il est temps d'achever le tableau physique que j'ai commencé.

CHAPITRE V.

Du Climat et de l'Air.

LE climat de l'Egypte passe avec raison pour très-chaud, puisqu'en juillet et août, le thermomètre de Réaumur se soutient, dans les appartemens les plus tempérés, à 24 et 25° au dessus de la glace. Au Saïd, il monte encore plus haut, quoique je ne puisse rien dire de précis à cet égard. Le voisinage du soleil, qui dans l'été est presque perpendiculaire, est sans doute une cause première de cette chaleur; mais quand on considère que d'autres pays, sous la même latitude, sont plus frais, on juge qu'il en existe une seconde cause aussi puissante que la première, laquelle est le niveau du terrain peu élevé au dessus de la mer. A raison de cette température, l'on ne doit distinguer que deux saisons en Egypte,

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le printemps et l'été, c'est-à-dire, la fraîcheur et les chaleurs. Ce second état dure depuis mars jusqu'en novembre; et même dès la fin de février, le soleil, à neuf heures du matin, n'est pas supportable pour un Européen. Dans toute cette saison, l'air est embrasé, le ciel étincelant, et la chaleur accablante pour les corps qui n'y sont pas habitués. Sous l'habit le plus léger et dans l'état du plus grand repos, on fond en sueur. Elle devient même si nécessaire, que la moindre suppression est une maladie; en sorte qu'au lieu du salut ordinaire: Comment vous portezvous? on devrait dire: Comment suez-vous ? L'éloignement du soleil tempère un peu ces chaleurs. Les vapeurs de la terre, abreuvée par le Nil, et celles qu'apportent les vents d'ouest et de nord, absorbant le feu répandu dans l'air, procurent une fraîcheur agréable, et même des froids piquans, si l'on en voulait croire les naturels et quelques Négocians Européens; mais les Egyptiens, presque nus et accoutumés à suer, frissonnent à la moindre fraîcheur. Le thermomètre, qui se tient au plus bas en février à neuf et huit degrés de Réaumur au dessus de la glace, fixe nos idées à cet égard, et l'on peut dire que

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la neige et la grêle sont des phénomènes que tel Egyptien de cinquante ans n'a jamais vus. Quant à nos Négocians, ils doivent leur sensibilité à l'abus des fourrures; il est porté au point que dans l'hiver, ils ont souvent deux ou trois enveloppes de renard, et que dans les ardeurs de juin, ils conservent l'hermine ou le petit-gris; ils prétendent que la fraîcheur qu'on éprouve à l'ombre en est une raison indispensable; et en effet les courans de nord et d'ouest qui règnent presque toujours, établissent une assez grande fraîcheur par-tout où le soleil ne donne pas; mais le nœud secret et plus véritable, est que la pelisse est le galon de la Turkie est l'objet favori du luxe; elle est l'enseigne de l'opulence, l'étiquette de la dignité, parce que l'investiture des places importantes est toujours constatée par le présent d'une pelisse, comme si l'on voulait dire à l'homme qu'on en revêt, qu'il est désormais assez grand Seigneur pour ne s'occuper qu'à transpirer.

Avec ces chaleurs et l'état marécageux qui dure trois mois, on pourrait croire que l'Egypte est un pays mal-sain: ce fut ma première pensée en y arrivant; et lorsque je vis au Kaire les

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maisons de nos Négocians assises le long du Ka lidj, où l'eau croupit jusqu'en avril, je crus que les exhalaisons devaient leur causer bien des maladies; mais leur expérience trompe cette théorie: les émanations des eaux stagnantes, si meurtrières en Chypre et à Alexandrette, n'ont point cet effet en Egypte. La raison m'en paraît due à la siccité habituelle de l'air, établie, et par le voisinage de l'Afrique et de l'Arabie, qui aspirent sans cesse l'humidité, et par les courans perpétuels des vents qui passent sans obstacle. Cette siccité est telle, que les viandes exposées, même en été, au vent du nord, ne se putréfient point, mais se dessèchent et se durcissent à l'égal du bois. Les déserts offrent des cadavres ainsi desséchés, qui sont devenus si légers, qu'un homme soulève aisément d'une seule main la charpente entière d'un chameau (1).

A cette sécheresse, l'air joint un état salin dont les preuves s'offrent par-tout. Les pierres sont rongées de natron, et l'on en trouve dans

(1) Cependant il faut observer que l'air, sur la côte, est infiniment moins sec qu'en remontant dans les terres; aussi ne peut on laisser, à Alexandrie et à Rosette, du fer exposé vingt-quatre heures à l'air qu'il ne soit tout rouillé.

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les lieux humides de longues aiguilles cristallisées que l'on prendrait pour du salpêtre. Le mur du jardin des Jésuites au Kaire, bâti avec des briques et de la terre, est par-tout recouvert d'une croûte de ce natron, épaisse comme un écu de six livres; et lorsqu'on a inondé les carrés de ce jardin avec l'eau du Kalidj, on voit à sa retraite la terre brillante de toutes parts de cristaux blancs que l'eau n'a certainement pas apportés, puisqu'elle ne donne aucun indice de sel au goût et à la distillation.

C'est sans doute cette propriété de l'air et de la terré, jointe à la chaleur, qui donne à la végétation une activité presque incroyable dans nos climats froids. Par-tout où les plantes ont de l'eau, leurs développemens se font avec une rapidité prodigieuse. Quiconque va au Kaire ou à Rosette, peut constater que l'espèce de courge appelée qara, pousse en vingt-quatre heures des filons de près de quatre pouces de long; mais une observation importante, par laquelle je termine, est que ce sol paraît exclusif et intolérant. Les plantes étrangères y dégénèrent rapidement: ce fait est constaté par des expériences journalières. Nos Négocians sont obligés de renouveler

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chaque année les graines, et de faire venir de Malte des choux-fleurs, des betteraves, des carottes et des salsifis: ces graines semées réussissent d'abord très-bien; mais si l'on sème ensuite les graines qu'elles produisent, il n'en résulte que des plantes étiolées. Pareille chose est arrivée aux abricots, aux poires et aux pêches qu'on a transportés à Rosette. La végétation de cette terre paraît trop brusque pour bien nourrir des tissus spongieux et charnus; il faudrait que la nature s'y fût accoutumée par gradation, et que le climat se les fût appropriés par les soins de la culture.

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ÉTAT POLITIQUE

DE

L'ÉGYPTE.

CHAPITRE VI.

Des diverses races des Habitans de l'Egypte.

AU milieu des révolutions, qui n'ont cessé d'agiter la fortune des peuples, il est peu de pays qui ayent conservé purs et sans mélange leurs habitans naturels et primitifs. Par - tout cette même cupidité qui porte les individus à empiéter sur leurs propriétés respectives, a suscité les Nations les unes contre les autres: l'issue de ce choc d'intérêts et de forces, a été d'introduire dans les Etats un étranger vainqueur, qui, tantôt usurpateur insolent, a dépouillé la Nation vaincue du domaine que la nature lui avait accordé; et tantôt conquérant plus timide ou plus civilisé, s'est contenté de participer à des avantages que

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son sol natal lui avait refusés. Par-là, se sont établies dans les Etats, des races diverses d'habitans, qui quelquefois, se rapprochant de mœurs et d'intérêts, ont mêlé leur sang; maís qui le plus souvent, divisés par des préjugés politiques ou religieux, ont vécu rassemblés sur le même sol, sans jamais se confondre. Dans le premier cas, les races perdant par leur mélange les caractères qui les distinguaient, ont formé un peuple homogène, où l'on n'a plus apperçu les traces de la révolution. Dans le second, demeurant distinctes, leurs différences perpétuées sont devenues un monument qui a survécu aux siècles, et qui peut, en quelques cas, suppléer au silence de l'Histoire.

Tel est le cas de l'Egypte: enlevée depuis vingt-trois siècles à ses propriétaires naturels, elle a vu s'établir successivement dans son sein, des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes, des Géorgiens, et enfin, cette race de Tartares connus sous le nom de Turks Ottomans. Parmi tant de peuples, plusieurs y ont laissé des vestiges de leur passage; mais comme dans leur succession, ils se sont mêlés, il en est résulté une confusion qui rend moins facile à

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connaître le caractère de chacun. Cependant on peut encore distinguer dans la population de l'Egypte, quatre races principales d'habitans.

La première et la plus répandue, est celle des Arabes, qu'on doit diviser en trois classes. 1°. La postérité de ceux qui, lors de l'invasion de ce pays par Amrou, l'an 640, accoururent de l'Hedjâz et de toutes les parties de l'Arabie s'établir dans ce pays, justement vanté pour son abondance. Chacun s'empressa d'y posséder des terres, et bientôt le Delta fut rempli de ces étrangers, au préjudice des Grecs vaincus. Cette première race, qui s'est perpétuée dans la classe actuelle des fellâhs ou laboureurs, et des artisans, a conservé sa physionomie originelle; mais elle a pris une taille plus forte et plus élevée; effet naturel d'une nourriture plus abondante que celle des déserts. En général, les paysans d'Egypte atteignent cinq pieds quatre pouces; plusieurs vont à cinq pieds six et sept; leur corps est musculeux sans être gras, et robuste comme il convient à des hommes endurcis à la fatigue. Leur peau hâlée par le soleil est presque noire; mais leur visage n'a rien de choquant. La plupart ont la tête d'un bel ovale, le front large et avancé, et

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sous un sourcil noir, un œil noir, enfoncé, et brillant; le nez assez grand sans être aquilin, la bouche bien taillée, et toujours de belles dents. Les habitans des villes, plus mélangés, ont une physionomie moins uniforme, moins prononcée. Ceux des villages, au contraire, ne s'alliant jamais que dans leurs familles, ont des caractères plus généraux, plus constans, et quelque chose de rude dans l'aspect, qui tire sa cause des passions d'une ame sans cesse aigrie par l'état de guerre et de tyrannie qui les environne.

2°. Une deuxième classe d'Arabes est celle des Africains ou Occidentaux (1) venus à diverses reprises et sous divers Chefs se réunir à la première; comme elle, ils descendent des conquérans Musulmans qui chassèrent les Grecs de la Mauritanie; comme elle, ils exercent l'agriculture et les métiers; mais ils sont plus spécialement répandus dans le Saïd, où ils ont des villages, et même des Princes particuliers.

3°. La troisième classe est celle des Bedouins ou hommes des déserts (2), connus des anciens

(1) En Arabe, magârbe, pluriel de magrebi, homme du garb, ou couchant: ce sont nos Barbaresques.

(2) En Arabe, bedâoui, formé de bîd; désert, pays sans habitations.

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sous le nom de Scenites, c'est-à-dire, habitant sous des tentes. Parmi ceux-là, les uns, dispersés par familles, habitent les rochers, les cavernes, les ruines et les lieux écartés où il y a de l'eau; les autres, réunis par Tribus, campent sous des tentes basses et enfumées, et passent leur vie dans un voyage perpétuel. Tantôt dans le désert, tantôt sur les bords du fleuve, ils ne tiennent à la terre qu'autant que l'intérêt de leur sureté ou la subsistance de leurs troupeaux les y attachent. Il est des Tribus qui, chaque année, après l'inondation, arrivent du sein de l'Afrique pour profiter des herbes nouvelles, et qui au printemps se renfoncent dans le désert; d'autres sont stables en Egypte, et y louent des terrains qu'ils ensemencent et changent annuellement. Toutes observent entre elles des limites convenues qu'elles ne franchissent point, sous peine de guerre. Toutes ont à-peu-près le même genre de vie, les mêmes usages, les mêmes mœurs. Ignorans et pauvres, les Bédouins conservent un caractère original distinct des Nations qui les environnent. Pacifiques dans leur camp, ils sont par-tout ailleurs dans un état habituel de guerre. Les laboureurs qu'ils pillent.

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les haïssent; les voyageurs qu'ils dépouillent, en médisent; les Turks qui les craignent, les divisent et les corrompent. On estime que leurs Tribus en Egypte pourraient former 30,000 cavaliers; mais ces forces sont tellement dispersées et désunies, qu'on les y traite comme des voleurs et des vagabonds.

Une seconde race d'habitans est celle des Coptes, appelés en Arabe el Qoubt. On en trouve plusieurs familles dans le Delta; mais le grand nombre habite le Saïd, où ils occupent quelquefois des villages entiers. L'Histoire et la tradition attestent qu'ils descendent du peuple dépouillé par les Arabes, c'est-à-dire, de ce mélange d'Egyptiens, de Perses, et sur-tout de Grecs, qui, sous les Ptolémées et les Constantins, ont si long-temps possédé l'Egypte. Ils diffèrent des Arabes par leur religion, qui est le Christianisme; mais ils sont encore distincts des Chrétiens par leur secte, qui est celle d'Eutychès. Leur adhésion aux opinions théologiques de cet homme, leur a attiré de la part des autres Grecs des persécutions qui les ont rendus irréconciliables. Lorsque les Arabes conquirent le pays, ils en profitèrent pour les affai-

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blir mutuellement. Les Coptes ont fini par expulser leurs rivaux; et comme ils connaissent de tout temps l'administration intérieure de l'Egypte, ils sont devenus les dépositaires des registres des terres et des Tribus. Sous le nom d'Ecrivains, ils sont au Kaire les Intendans, les Secrétaires et les Traitans du Gouvernement et des Beks. Ces Ecrivains, méprisés des Turks qu'ils servent et haïs des paysans qu'ils vexent, forment une espèce de Corps dont est chef l'Ecrivain du Commandant principal. C'est lui qui dispose de tous les emplois de cette partie, qu'il n'accorde, selon l'esprit de ce Gouvernement, qu'à prix d'argent.

On prétend que le nom des Coptes leur vient de la ville de Coptos, où ils se retirèrent, dit-on, lors des persécutions des Grecs; mais je lui crois une origine plus naturelle et plus ancienne. Le terme arabe Qoubti, un Copte, me semble une altération évidente du grec Ai-goupti-os, un Égyptien; car on doit remarquer que y, était prononcé ou, chez les anciens Grecs, et que les Arabes n'ayant ni g devant a ou, ni la lettre p remplacent toujours ces lettres par q et b: les Coptes sont donc proprement les représentans

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des Égyptiens (1); et il est un fait singulier, qui rend cette acception encore plus probable. En considérant le visage de beaucoup d'individus de cette race, je lui ai trouvé un caractère particulier qui a fixé mon attention: tous ont un ton de peau jaunâtre et fumeux, qui n'est ni Grec ni Arabe; tous ont le visage bouffi, l'œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse; en un mot, une vraie figure de Mulâtre. J'étais tenté de l'attribuer au climat (2), lors-qu'ayant été visiter le Sphinx, son aspect me donna le mot de l'énigme. En voyant cette tête

(1) D'autant mieux qu'on les trouve au Saïd dès avant Dioclétien, et qu'il paraît que le Saïd fut moins rempli par les Grecs que le Delta.

(2) En effet, j'observe que la figure des Nègres représente précisément cet état de contraction que prend notre visage, lorsqu'il est frappé par la lumière et par une forte réverbération de chaleur. Alors le sourcil se fronce; la pomme des joues s'élève; la paupière se serre; la bouche fait la moue. Cette contraction, qui a lieu perpétuellement dans le pays nu et chaud des Nègres, n'a-t-elle pas dû devenir le caractère propre de leur figure ? Le grand froid, le vent et la neige opèrent le même effet, et il se retrouve avec ces circonstances chez les Tartares, pendant que dans les zones tempérées, où cet état n'a pas lieu, les traits sont alongés, les yeux plus à fleur de tête, et toute la figure plus épanouie.

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caractérisée Nègre dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'Hérodote, où il dit (1): Pour moi, j'estime que les Colches sont une colonie des Égyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus; c'est-à-dire, que les anciens Égyptiens étaient de vrais Nègres de l'espèce de tous les naturels d'Afrique; et dès-lors, on explique comment leur sang, allié depuis plusieurs siècles à celui des Romains et des Grecs, a dû perdre l'intensité de sa première couleur, en conservant cependant l'empreinte de son mouleoriginel. On peut même donner à cette observation une étendue très-générale, et poser en principe, que la physionomie est une sorte de monument propre en bien des cas à constater ou éclaircir les témoignages de l'Histoire, sur les origines des peuples. Parmi nous, un laps de neuf cents ans n'a pu effacer la nuance qui distinguait les habitans des Gaules, de ces hommes du Nord, qui, sous Charles-le-Gros, vinrent occuper la plus riche de nos provinces. Les Voyageurs qui vont par mer de Normandie en Danemarck, parlent avec surprise de la ressemblance fraternelle des habi-

(1) Lib. 2, p. 150.

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tans de ces deux contrées, conservée malgré la distance des lieux et des temps. La même observation se présente, quand on passe de Franconie en Bourgogne; et si l'on parcourait avec attention la France, l'Angleterre ou toute autre contrée, on y trouverait la trace des émigrations écrite sur la face des habitans. Les Juifs n'en portent-ils pas d'ineffaçables, en quelque lieu qu'ils soient établis ? Dans les Etats où la Noblesse représente un peuple étranger introduit par conquête, si cette Noblesse ne s'est point alliée aux indigènes, ses individus ont une empreinte particulière. Le sang Kalmouque se distingue encore dans l'Inde; et si quelqu'un avait étudié les diverses Nations de l'Europe et du nord de l'Asie, il retrouverait peut-être des analogies qu'on a oubliées.

Mais en revenant à l'Egypte, le fait qu'elle rend à l'Histoire, offre bien des réflexions à la Philosophie. Quel sujet de méditation, de voir la barbarie et l'ignorance actuelles des Coptes, issues de l'alliance du génie profond des Egyptiens, et de l'esprit brillant des Grecs; de penser que cette race d'hommes noirs, aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mépris, est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences, et jus-

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qu'à l'usage de la parole; d'imaginer enfin, que c'est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté et de l'humanité, que l'on a sanctionné le plus barbare des esclavages, et mis en problême si les hommes noirs ont une intelligence de l'espèce des hommes blancs!

Le langage est un autre monument dont les indications ne sont pas moins justes ni moins instructives. Celui dont usaient ci-devant les Copies, s'accorde à constater les faits que j'établis. D'un côté, la forme de leurs lettres et la majeure partie de leurs mots, démontrent que la Nation Grecque, dans un séjour de mille ans, a imprimé fortement son empreinte sur l'Égypte(1); mais d'autre part, l'alphabet copte a cinq lettres, et le dictionnaire beaucoup de mots qui sont comme les débris et les restes de l'ancien égyptien. Ces mots, examinés avec critique, ont une analogie sensible avec les idiomes, des anciens peuples adjacens, tels que Arabes, les Ethiopiens, les Syriens, et même les riveruins de l'Euphrate; et l'on peut établir comme un fait certain, que toutes ces langues ne furent que des dialectes dérivés d'un fond commun. Depuis plus de trois siécles,

(1) Voyez le Dict. Copte, par Lacroze.

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celui des Coptes est tombé en désuétude; les Arabes conquérons, en dédaignant l'idiome des peuples vaincus, leur ont imposé avec leur joug, l'obligation d'apprendre leur langue. Cette obligation même devint une loi, lorsque, sur la fin du premier siècle de l'Hedjire, le Kalife Ouâled I, prohiba la langue grecque dans tout son Empire: de ce moment l'arabe prit un ascendant universel; et les autres langues, reléguées dans les livres, ne subsistèrent plus que pour les Savans, qui les négligèrent. Tel aété le sort du copte, dans les livres de dévotion et d'église, les seuls connus où il existe: les Prêtres et les Moines ne l'entendent plus; et en Egypte comme en Syrie, Musulman ou Chrétien, tout parle arabe, et n'entend que cette langue.

Il se présente à ce sujet des observations, qui dans la Géographie et l'Histoire, ne sont pas sans importance. Les Voyageurs, en traitant des pays qu'ils ont vus, sont dans l'usage, et souvent dans l'obligation de citer des mots de la langue qu'on y parle. C'est une obligation, par exemple, s'il s'agit de noms propres de peuples, d'hommes, de villes, de rivières, et d'autres objets particuliers au pays; mais de là est survenu l'abus, que trans-

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portant les mots d'une langue à l'autre, on les a défigurés à les rendre méconnaissables. Ceci est arrivé sur-tout aux pays dont je traite; et il en est résulté dans les livres d'Histoire et de Géographie, un chaos incroyable. Un Arabe qui saurait le français, ne reconnaîtrait pas dans nos cartes dix mots de sa langue, et nous-mêmes lorsque nous l'avons apprise, nous éprouvons le même inconvénient. Il a plusieurs causes.

1°. L'ignorance où sont la plupart des Voyageurs de la langue arabe, et sur-tout de sa prononciation; et cette ignorance a été cause que leur oreille, novice à des sons étrangers, en a fait une comparaison vicieuse aux sons de leur propre langue (1).

2°. La nature de plusieurs prononciations qui n'ont point d'analogues dans la langue où on les transporte. Nous l'éprouvons tous les jours dans le th des Anglais et dans le jota des Espagnols: quiconque ne les a pas entendus, ne peut s'en

(1) Il n'y a pas jusqu'au savant Pocoke, qui, expliquant si bien les livres, ne put jamais se passer d'interprète. Recemment, Vohaven, Professeur d'arabe en Danemarck, ne put pas entendre même le salam alai kam (le bonjour), lorsqu'il vint en Égypte; et son compagnon, le jeune Forskal, au bout d'un an, fut plus avancé que lui.

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faire une idée; mais c'est bien pis avec les Arabes, dont la langues a trois voyelles, et sept à huit consonnes étrangères aux Éuropéens. Comment les peindre pour leur conserver leur nature, et ne les pas consondre avec d'autres qui font des sens différens ?

3°. Enfin, une troisième cause de désordre, est la conduite des Ecrivains dans la rédaction des livres et des cartes. En empruntant leurs connaissances de tous les Européens qui ont voyagé en Orient, ils ont adopté l'orthographe des noms propres, telle qu'ils l'ont trouvée dans chacun; mais ils n'ont pas fait attention que les divers Nations de l'Europe, en usant également des lettres romaines, leur dorment des valeurs différentes. Par exemple, l'u des Italiens, n'est pas notre u; mais ou. Leur g h, n'est pas gé; mais gué. Leur c, n'est pas ce; mais tché: de-là une diversié apparente de mots qui sont cependant les mêmes. C'est ainsi que celui qu'on doit écrire en francais, chaik ou chêk, est êcrit tout-à-tour schek (1), shekh, schech, sciek, selon qu'on l'a

(1) Pour faire sentir ces différences à la lecture, il faut appeler les lettres une à une.

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tiré de l'anglais, de l'allemand ou de l'italien, chez qui ces combinaisons de sh, sch, sc, ne sont que notre ché. Les Polonais écriraient szech, et les Espagnols, chej; cette différence de finale, j, ch, et kh, vient de ce que la lettre arabe est le jota espagnol, ch allemand (1), qui n'existe point chez les Anglais, les Français etles Italiens. C'est encore par des raisons semblables, que les Anglais écrivait Rooda, l'île que les Italiens écrivent Ruda, et que nous devons prononcer comme les Arabes, Rouda; que Pocoke écrit harammé pour harâmi, un voleur; que Niebuhr écrit dsjebel pour djebel, une montagne; que Danville, qui a beaucoup usé de Mémoires Anglais, écrit Shâm pour Chám, la Syrie; wadi pour ouâdi, une vallée, et mille autres exemples.

Par - là, comme je l'ai dit, s'est introduit un désordre d'orthographe qui confond tout; et si l'on n'y remédie, il en résultera pour le moderne, l'inconvénient dont on se plaint pour l'ancien. C'est avec leur ignorance des langues

(1) Pas dans tous les cas, mais après l'o et l'u, comme dans buch' un livre.

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Barbares, et avec leur manie d'en plier les sons à leur gré, que les Grecs et les Romains nous ont fait perdre la trace des noms originaux, et nous ont privés d'un moyen précieux de reconnaître l'état ancien, dans celui qui subsiste. Notre langue, comme la leur, a cette délicatesse; elle dénature tout, et notre oreille rejette comme barbare, tout ce qui lui est inusité. Sans doute il est inutile d'introduire des sons nouveaux; mais il serait à propos de nous rapprocher de ceux que nous traduisons, et de leur assigner, pour représentans, les plus rapprochés des nôtres, en leurajoutant dessignes convenus. Si chaque peuple en faisait autant, la nomenclature deviendrait une, comme ses modéles (1); et ce serait un premier pas vers une opération qui devient de jour en jour plus pressante et plus facile, un alphabet général qui puisse convenir à toutes les langues, ou du moins à celles de l'Europe. Dans le cours de cet Ouvrage, je citerai le moins qu'il me sera possible mots arabes; mais lorsque j'y serai

(1) Lorsque les Voyageurs Français qui sont actuellement le tour du monde, seront revenus, on verra la confusion qu'appertera dans leaurs récits, la variété des orthographes, anglaise et française.

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obligé, qu'on ne s'étonne pas si je m'éloigne souvent de l'orthographe de la plupart des Voyageurs. A en juger par ce qu'ils ont écrit, il ne paraît, pas qu'aucan ait saisi les vrais élémens de l'alphabet arabe, ni connu les principes à suivre dans la translation des mots à notre écriture. Je reviens à mon sujet.

Une troisième race d'habitans, en Égypte, est celle des Turks, qui sont les maîtres du pays, ou qui du moins en ont le titre. Dans l'origine, ce nom de Turk n'était point particulier à la Nation à qui nous l'appliquons; il désignait eo général des peuples répandus à l'orient et même au nord de la mer Caspienne, jusqu'au-delà du lac Aral, dans les vastes contrées qui ont pris d'eus leur dénomination de Tour-estân (1). Ce sont ces mêmes peuples dont les anciens Grecs ont parlé sous le nom de Parthes, de Massagètes, et même de Scythes, auquel nous avons substitué celui de Tartares. Pasteurs et vagabonds comme les Arabes Bedouins, ils se montrèrent, dans tous les temps, guerriers farouches et redoutables. Ni

(1) Estân est un terme persan qui signifie pays, et s'applique en finale aux noms propres; ainsi l'on dit Arab-estân, Frank-estân, etc.

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Cyrus ni Alexandre ne purent les subjuguer; mais les Arabes furent plus heureux. Environ quatre-vingts ans après Mahomet, ils entrèrent, par ordre du Kalif Ouâled I, dans les pays des Turks, et leur firent connaître leur Religion et leurs armes. Ils leur imposèrent même des tributs; mais l'anarchie s'étant glissée dans l'Empire; les Gouverneurs rebelles se servirent d'eux pour résister aux Kalifs, et ils furent mêlés dans toutes les affaires. Ils ne tardèrent pas d'y prendre un ascendant qui dérivait de leur genre de vie. En effet, toujours sous des tentes, toujours les armes à la main, ils formaient un peuple guerrier, et une milice rompue à toutes les manœuvres des combats. Ils étaient divisés, comme les Bedouins, en tribus ou camps, appelés dans leur langue ordou, dont nous avons fait horde, pour désigner leurs peuplades. Ces tribus, alliées ou divisées entre elles pour leurs intérêts, avaient rans cesse des guerres plus ou moins générales; et c'est à raison de cet état, que l'on voit dans leur histoire plusieurs peuples également nommés Turks, s'attaquer, se détruire et s'expulser tour-à-tour. Pour éviter la confusion, je réserverai le nom de Turks propres, à ceux de Cons-

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tantinople, et j'appellerai Turkmans ceux qui les précédèrent.

Quelques hordes de Turkmans ayant donc été introduites dans l'Empire Arabe, elles parvinrent en peu de temps à faire la loi à ceux qui les avaient appelées comme alliées ou comme stipendiaires. Les Kalifs en firent eux-mêmes une expérience remarquable. Motazzam(1), frère et successeur d'Almamoun, ayant pris pour sa garde un corps de Turkmans, se vit contraint de quitter Bagdad à cause de leurs désordres. Après lui, leur pouvoir et leur insolencè s'accrurent au point qu'ils devinrent les arbitres du trône et de la vie des Princes; ils en massacrèrent trois en moins de trente ans. Les Kalifs, délivrés de cette première tutelle, ne devinrent pas plus sages. Vers 935, Radi B'ellah(1) ayant encore déposé son autorité dans les mains d'un Turkman, ses successeurs retombèrent dans les premières chaînes; et sous la garde des Émirs-el-omara, ils ne furent plus que des fantômes de puissance. Ce fut dans les désordres de cette anarchie qu'une foule de

(1) En 834.

(2) Qui se plaît en Dieu.

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hordes Turkmanes pénétrèrent dans l'Empire, et qu'elles fondèrent divers Etats indépendans, plus ou moins passagers, dans le Kerman, le Korasan, à Iconium à Alep, à Damas et en Egypte.

Jusqu'alors les Turks actuels, distingués par le nom d'Ogouzians, étaient restés à l'orient de la Caspienne et vers le Djihoun; mais dans les premières années du treizième siècle, Djenkiz-Kan ayant amené toutes les tribus de la haute Tartarie centre les Princes de Balk et de Samarqand, les Ogouzians ne jugèrent pas à propos d'attendre les Mogols: ils partirent sous les ordres de leur Chef Soliman, et poussant devant eux leurstroupeaux, ils vinrent ( en 1214 ), camper dans l'Aderbedjân, au nombre de cinquante mille cavaliers. Les Mogols les y suivirent, et les poussèrent plus à l'ouest dans l'Arménie. Soliman s'êtant noyé ( en 1220 ) en voulant passer l'Euphrate à cheval, Ertogrul son fils prit le commandement des hordes, et s'avança dans les plaines de l'Asie mineure, où des pâturages abondans attiraient ses troupeaux. La bonne conduite de ce chef lui procura dans ces contrées une force et une considération qui firent rechercher son alliance par d'autres Princes. De

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ce nombre fut le Turkman Ala-el-din, Sultan à Iconium. Cet Ala-el-din se voyant vieux et inquiété par les Tartares de Djenkiz-Kan, accorda des terres aux Turks d'Ertogrul, et le fit même Général de toutes ses troupes. Ertogrul répondit à la confiance du Sultan, battit les Mogals, acquit de plus en plus du crédit et de la puissance, et les transmit à son fils Osman, qui reçut d'un Ala-el-din, successeur du premier, le Qofetân, le tambour et les queues de cheval, symboles du commandement chez tous les Tartares. Ce fut cet Osman qui, pour distinguer ses Turks des autres, voulut qu'ils portassent désormais son nom, et qu'on les appelât Osmanlès, dont nous avons fait Ottomans ( 1 ). Ce nouveaunom devint bientôt redoutable aux Grecs de Constantinople, sur qui Osman envahit des terrains assez considérables pour en faire un Royaume puissant. Bientôt il lui en donna le titre, en prenant lui-même, en 1300, la qualité de Soliân, qui signifie Souverain absolu. On sait comment ses successeurs, héritiers de son ambition et de son activité, conti-

(1) Cette différence du t à l's, vient de ce que la lettre originale est le th anglais, que les étrangers traduisent tantôt t, tantôt s.

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nuèrent de s'agrandir aux dépens des Grecs; comment de jour en jour, leur enlevant des Provinces en Europe et en Asie, ils les resserrèrent jusque dans les murs de Constantinople; et comment enfin Mahomet II, fils d'Amurat, ayant emporté cette ville en 1453, anéantit ce rejeton de l'Empire de Rome. Alors les Turks se trouvant libres des affaires d'Europe, reportèrent leur ambition sur les Provinces du Midi. Bagdad, subjuguée par les Tartares, n'avait plus de Kalifs depuis deux cents ans ( 1 ); maisune nouvelle puissance formée en Perse, avait succédé à une partie de leurs domaines. Une autre, formée dans l'Égypte dès le dixième siècle, et subsistant alors sous le nom de Mamlouks, en avait détaché la Syrie et le Diar-bekr. Les Turks se proposèrent de dépouiller ces rivaux. Bayazid, fils de Mahomet, exécuta une partie de ce dessein contre le Sofi de Perse, en s'emparant de l'Arménie; et Sélim son fils le compléta contre les Mamlouks. Ce sultan les ayant attirés près d'Alep en 1517, sous prétexte de l'aider dans la guerre de Perse, tourna subitement ses armes

(1) En 1239, Holagou-kan, descendant de Djenkiz, abolit le Kalifat dans la personne de Mostâzem.

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contre eux, et leur enleva de suite la Syrie et l'Egypte, où il les poursuivit. De ce moment le sang des Turks fut introduit dans ce pays; mais il s'est peu répandu dans les villages. On ne trouve presque qu'au Kaire des individus de cette Nation: ils y exercent les arts, et occupent les emplois de Religion et de guerre. Ci-devant ils y joignaient toutes les places du Gouvernement; mais depuis environ trente ans, il s'est fait une révolution tacite, qui, sans leur ôter le titre, leur a dérobé la réalité du pouvoir.

Cette révolution a été l'ouvrage d'une quatrième et dernière race, dont il nous reste à parler. Ses individus, nés tous au pied du Caucase, se distinguent des autres habitans par la couleur blonde de leurs cheveux, étrangère aux naturels de l'Egypte. C'est cette espèce d'hommes que nos Croisés y trouvèrent dans le treizième siècle, et qu'ils appelèrent Mamelus, ou plus correctement Mamlouks. Après avoir demeuré presqu'anéantis pendant deux cent-trente ans sous la domination des Ottomans, ils ont trouvé moyen de reprendre leur prépondérance. L'histoire de cette Milice, les faits qui l'amenèrent pour la première fois en Égypte, la manière dont elle

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s'y est perpétuée et rétablie, enfin son genre de Gouvernement, sont des phénomènes politiques si bizarres, qu'il est nécessaire de donner quelques pages à leur développement.

CHAPITRE VII.

Précis de l'Histoire des Mamlouks,

LES Grecs de Constantinople, avilis par un Gouvernement despotique et bigot, avaient vu, dans le cours du septième siècle, les plus belles Provinces de leur Empire devenir la proie d'un peuple nouveau. Les Arabes, exaltés par le fanatisme de Mahomet, et plus encore par le délire de jouissances jusqu'alors inconnues, avaient conquis, en quatre-vingts ans, tout le nord de l'Afrique jusqu'aux Canaries, et tout le midi de l'Asie jusqu'à l'Indus, et aux déserts Tartares. Mais le livre du Prophète, qui enseignait la méthode des ablutions, des jeûnes et des prières, n'avait point appris la science de la législation, ni ces principes de la morale naturelle, qui sont la

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base des Empires et des sociétés. Les Arabes savaient vaincre, et nullement gouverner: aussi l'édifice informe de leur puissance ne tarda-t-il pas de s'écrouler. Le vaste Empire des Kalifs, passé du despotisme à l'anarchie, se démembra de toutes parts. Les Gouverneurs temporels désabusés de la sainteté de leur Chef spirituel, s'érigèrent par - tout en Souverains, et formèrent des Etats indépendans. L'Egypte ne fut pas la dernière à suïvre cet exemple; maiscene fut qu'en 969 ( 1 ) qu'ils s'y établit une puissance régulière, dont les Princes, sous le nom de Kalifs Fâtmîtes, disputèrent à ceux de Bagdâd jusqu'au titre de leur dignité. Ces derniers, à cette époque, privés de leur autorité par la Milice Turkmane, n'étaient plus capables de réprimer ces prétentions. Ainsi les Kalifs d'Egypte restèrent maîtres paisibles de ce riche pays, et ils en eussent pu former un Etat puissant. Mais toute l'histoire des Arabes s'accorde à prouver que cette Nation n'a jamais connu la science du Gouvernement. Les Souverains d'Egypte, despotes comme ceux de Bagdâd, marchèrent par les mêmes routes à la même destinée.

(1) Ou 972, selon d'Herbelot.

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Ilsse mêlèrent de querelles de sectes; ils en firent même de nouvelles, et persécutèrent pour avoir des prosélytes. L'un d'eux, nommè Hâkem-b'amrellâh (1), eut l'extravagance de se faire reconnaître pour Dieu incarné, et la barbarie de mettre le feu au Kaire pour se désennuyer. D'autres dissipèrent les fonds publics par un luxe bizarre. Le peuple foulé les prit en aversion; et leurs courtisans, enhardis par leur faiblesse, aspirerent à les dépouiller. Tel fut le cas d'Adhad-el-dîn, dernier rejeton de cette race. Après une invasion des Croisés, qui lui avaient imposé un tribut, un de ses Généraux, déposé, le menaça de lui enlever un pouvoir dont il se montrait peu digne. Se sentant incapable de résister par lui-même, et sans espoir dans sa Nation qu'il avait aliénée, il eut recours aux Etrangers. En vain le raisonnement et l'expérience de tous les temps lui dictaient que ces Étrangers, dépositaires de sa personne, en seraient aussi les maîtres; une première imprudence en nécessita une seconde: il appela une race de Turkmans et de Kourdes qui s'étaient fait un état dans le nord de la Syrie,

(1) Commandant par ordre de Dieu.

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et il implora Nour-el-dîn, Souverain d'Alep, qui dévorant déja l'Egypte, se hâta d'y envoyer une armée. Elle délivra effectivement Adhad du tribut des Francs et des prétentions de son Général. Mais le Kalif ne fit que changer d'ennemis: on ne lui laissa que l'ombre de la puissance; et Selâh-el-dîn, qui prit, en 1171, le commandement des troupes, finit par le faire étrangler. C'est ainsi que les Arabes d'Egypte furent assujettis à des Etrangers, dont les Princes commencèrent une nouvelle dynastie dans la personne de Selâh-el-dîn.

Pendant queces chosesse passaient en Egypte, pendant que les Croisés d'Europe se faisaient chasser de Syrie pour leurs désordres, des mouvemens extraordinaires préparaient d'autres révolutions dans la haute Asie. Djenkiz-Kan, devenu seul chef de presque toutes les hordes Tartares, n'attendait que le moment d'envahir les Etats voisins: une insulte faite à des marchands sous sa protection, détermina sa marche contre le Sultan de Balk, et l'orient de la Perse. Alors, c'est-à-dire, vers 1218, ces contrées devinrent le théâtre d'une des plus sanglantes calamités dont l'histoire des Conquérans fasse mention.

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Les Mogols, le fer et la flamme à la main, pillant, égorgeant, brûlant sans distinction d'âge ni de sexe, réduisirent tout le pays du Sihoun au Tigre, en un désert de cendres et d'ossemens. Ayant passé au nord de la Caspienne, ils poussèrent leurs ravages jusque dans la Russie et le Cuban. Ce fut cette expédition, arrivée en 1227, dont les suites introduisirent les Mamlouks en Egypte. Les Tartares, las d'égorger, avaient ramené une foule de jeunes esclaves des deux sexes; leurs camps et les marchés de l'Asie en étaient remplis. Les successeurs de Selâh-el-dîn, qui, à titre de Turkmans, conservaient des correspondances vers la Caspienne, virent dans cette rencontre une occasion de se former à bon marché une Milice dont ils connaissaient la beauté et le courage. Vers l'an 1230, l'un deux fit acheter jusqu'à 12,000 jeunes gens qui se trouvèrent Tcherkâsses, Mingréliens et Abazans. Il les fit élever dans les exercices militaires, et en peu de temps il eut une légion des plus beaux et des meilleurs soldats de l'Asie, mais aussi des plus mutins, comme il ne tarda pas de l'éprouver. Bientôt cette Milice, semblable aux gardes Prétoriennes, lui fit la loi. Elle fut encore plus audacieuse sous son succes-

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seur, qu'elle déposa. Enfin, en 1250, peu après le désastre de S. Louis, ces soldats tuèrent le dernier prince Turkman, et lui substituèrent un dernier prince Turkman, et lui substituèrent un de leurs chefs, avec le titre de Sulian (1), en gardant pour eux celui de Mamlouks, qui signifie un esclave militaire (2).

Telle est cette Milice d'esclaves devenus despotes, qui, depuis plusieurs siècles, régit les destins de l'Egypte. Dès l'origine, les effets répondirent aux moyens: sans contract social entre eux, que l'intérêt du moment; sans droit public avec la Nation, que celui de la conquête, les Mamlouks n'eunent pour règle de conduite et de gouvernement, que la violence d'une soldatesque effénée et grossière. Le premier Chef qu'ils élurent, ayant occupé cet esprit turbulent à la conquête de la Syrie, il obtint un rène de dix sept ans; mais depuis lui, pas un seul n'est parvenu à ce terme. Le fer, le coron, le poison, le meurtre public ou l'assassinat

(1) Nos Anciens en firent Soldan et Soudan, par le changement fréquent d'ol en ou: fol, son, mol, mou.

(2) Mamlouk, participle passif de malac, posséder, signife l'homme possédé en propriété; ce qui le sens d'esclave. Mais cetter espèce est distinguée des esclaves domestiques, ou noirs, qu'on appelle abd.

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particulier, ont été le sort d'une suite de tyrans, dont on compte quarante-sept dans un espace de deux cent cinquante-sept ans. Enfin, en 1517, Sélim, Sultan des Ottomans, ayant pris et fait pendre Toumâm-bek, leur dernier Chef, mit fin à cette Dynastie.

Selon les principes de la politique Turke, Sélim devait exterminer tout le corps des Mamlouks; mais une vue plus raffinée le fit pour cette fois déroger à l'usage. Il sentit, en établissant un Pacha dans l'Egypte, que l'éloignement de la capitale deviendrait une grande tentation de révolte, s'il lui confiait la même autorité que dans les autres Provinces. Pour parer à cet inconvénient, il combina une forme d'administration, telle que les pouvoirs partagés entre plusieurs Corps, gardassent un équilibre qui les tînt tous dans sa dépendance: la portion des Mamlouks échappés à son premier massacre, lui parut propre à ce dessein. Il établit donc un Diouân, ou Conseil de Régence, qui fut composé du Pacha et des Chefs des sept Corps Militaires. L'office du Pacha fut de notifier à ce Conseil les ordres de la Porte, de faire passer le tribut, de veiller à la sureté du pays contre les

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ennemis exterieurs, de s'opposer à l'agrandissement des divers partis; de leur côté, les membres du Conseil eurent le droit de rejeter les ordres du Pacha, en motivant les refus; de le déposer même, et de ratifier toutes les ordonnances civiles ou politiques. Quant aux Mamlouks, il fut arrêté qu'on prendrait parmi eux les vingt-quatre Gouverneurs ou Beks des Provinces: on leur confia le soin de contenir les Arabes, de veiller à la perception des tributs, et à toute la police intérieure; mais leur autorité fut purement passive, et ils ne dûrent être que les instrumens des volontés du Conseil. L'un d'eux, résidant au Kaire, eut le titre de Chaik-el-beled(1), qu'on doit traduire par Gouverneur de la ville, dans un sens purement civil, c'est-à-dire, sans aucun pouvoir militaire.

Le Sultan établit aussi des tributs, dont une partie fut destinée à soudoyer 20,000 hommes de pied, et un corps de 12,000 cavaliers, résidans sur le pays: l'autre, à procurer à la Mekke

(1) Chaik signifie proprement un vieillard, senior populi; il a pris la même acception en Orient que parmi nous, et il désigne un Seigneur, un Commandant.

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et à Médine, des provisions de blé, dont elles manquent; et la troisième, à grossir le Kazné ou Trésor de Constantinople, et à soutenir le luxe du Sérail. Du reste, le peuple qtii devait subvenir à ces dépenses, ne fut compté, comme l'a très-bien observé M. Savary, que comme un agent passif, et resta soumis comme auparavant à toute la rigueur d'un despotisme militaire.

Cette forme de Gouvernement n'a pas mal répondu aux intentions de Sélim, puisqu'elle a duré plus de deux siècles; mais depuis cinquante ans, la Porte s'étant relâchée de sa vigilance, il s'est introduit des nouveautés dont l'effet a été de multiplier les Mamlouks; de reporter en leurs mains les richesses et le crédit; et enfin, de leur donner sur les Ottomans un ascendant qui a réduit à peu de chose le pouvoir de ceux-ci. Pour concevoir cette révolution, il faut connaître par quels moyens les Mamlouks se sont perpétués et multipliés en Égypte.

En les voyant subsister en ce pays depuis plusieurs siècles, on croirait qu'ils s'y sont reproduits par la voie ordinaire de la génération; mais si leur premier établissement fut un fait singulier, leur perpétuation en est un autre qui n'est pas

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moins bizarre. Depuis cinq cent-cinquante ans qu'il y a des Mamlouks en Égypte, pas un seul n'a donné lignée subsistante; il n'en existe pas une famille à la seconde génération: tous leurs enfans périssent dans le premier ou le second âge. Les Ottomans sont presque dans le même cas, et l'on observe qu'ils ne s'en garantissent qu'en épousant des femmes indigènes; ce que les Mamlouks ont toujours dédaigné (1). Qu'on explique pourquoi des hommes bien constitués, mariés â des femmes saines, ne peuvent naturaliser sur les

(1) Les femmes des Mamlouks sont, comme eux, des esclaves transportées de Géorgie, de Mingrelie, etc. On parle toujours de leur beauté, et il faut y croire sur la foi de la renommée. Mais un Européen qui n'a été qu'en Turkie, n'a point le droit d'en rendre témoignage. Ces femmes y sont encore plus invisibles que les autres, et c'est sans doute à ce mystère qu'elles doivent l'idée qu'on se fait de leur beauté. J'ai eu occasion d'en demander des nouvelles à l'épouse d'un de nos Négocians au Kaire, à laquelle le commerce des galons et des étoffes de Lyon ouvrait tous les Harem: cette dame, qui a plus d'un droit d'en bien juger, m'a assuré que sur mille à douze cents femmes d'élite qu'elle a vues, elle n'en a pas trouvé dix qui fussent d'une vraie beauté. Mais les Turks ne sont pas si difficiles. Pourvu qu'une femme soit blanche, die est belle; si elle est grasse, elle est admirable: Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sontcamme des coussins, disent-ils pour exprimer le superlauf de la beauté. On peut dire qu'ils la mesurent au quintal. Ils ont d'ailleurs un proverbe remarquable pour les physiciens: Prends une blanche pour tes yeux; mais pour le plaisir, prends une Égyptienne. L'expérience leur a prouvé que les femmes du nord, sont réellement plus, froides que celles du midi.

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bords du Nil, un sang formé aux pieds du Caucase, et qu'on se rappelle que les plantes d'Europe refusent également d'y maintenir leur espèce; on pourra hésiter de croire ce double phénomène; mais il n'en est pas moins constant, et il ne paraît pas nouveau; les Anciens ont des observations qui y sont analogues: ainsi, lorsqu'Hippocrate (1) dit que chez les Scythes et les Égyptiens, tous les individus se ressemblent, et que ces deux Nations ne ressemblent à aucune autre; lorsqu'il ajoute que dans le pays de ces deux peuples, le climat, les saisons, les élémens et le terrain ont une uniformité qu'ils n'ont point ailleurs, n'est-ce pas reconnaître cette espèce d'intolérance dont je parle? Quand de tels pays impriment un caractère si particulier à ce qui leur appartient, n'est-ce pas une raison de repousser tout ce qui leur est étranger ? Il semble alors que le seul moyen de naturalisation pour les

(1) Hippocrates, lib. de Aëre, Locis. et Aquis.

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animaux et pour les plantes, est de se ménager une affinité avec le climat, en s'alliant aux espèces indigènes; et les Mamlouks; ainsi que je l'ai dit, s'y sont refusés. Le moyen qui les a perpétués et multipliés, est donc le même qui les y a établis: c'est-à-dire, qu'ils se sont régénérés par des esclaves transportés de leur pays originel. Depuis les Mogols, ce commerce n'a pas cessé sur les bords du Kuban et du Phase (1): comme en Afrique, ils'y entretient, et par les guerres que se font les nombreuses peuplades de ces contrées, et par la misère des habitans qui vendent leurs propres enfans pour vivre. Ces esclaves des deux sexes, transportés d'abord à Constantinople, sont ensuite répandus dans tout l'Empire, où ils sont achetés par les gens riches. Les Turks, en s'emparant de l'Égypte, auraient dû sans doute y prohiber cette dangere use marchandise:ne l'ayant pas fait, ils se sont attiré le revers qui aujour d'hui les dépossède; ce revers a été préparé

(1) Ce pays fut de tout temps une pépinière d'esclaves; il en fournissait aux Grecs, aux Romains, et à l'ancienne Asie. Mais n'est-il pas singulier de lire dans Hérodote, que jadis la Coichide ( aujourd'hui la Géorgie ) recut des Habitans noirs de l'Égypte, et de voir qu'aujour d'hui elle lui en rende de si différens?

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de longue main par plusieurs abus. Depuis long-temps, la Porte négligeait les affaires de cette Province. Pour contenir les Pachas, elle avait laissé le Divan étendre son pouvoir, et les Chefs des Janissaires et des Azâbs étaient devenus tout-puissans. Les soldats eux-mêmes, devenus citoyens par les mariages qu'ils avaient contractés, n'étaient plus les créatures de Constantinople. Un changement arrivé dans la discipline, avait aggravé le désordre. Dans l'origine, les sept corps militaires avaient des caisses communes; et quoique la société fût riche, les particuliers ne disposant de rien, ne pouvaient rien. Les chefs, que cette disposition gênait, eurent le crédit de la faire abolir, et ils obtinrent la permission de posséder des propriétés foncières, des terres et des villages. Or, comme ces terres et ces villages dépendaient des Gouverneurs Mamlouks, il fallut les ménager, pour qu'ils ne les grevassent point. De ce moment, les Beks acquirent une influence sur les gens de guerre, qui jusqu'alors les avaient dédaignés; et cette influence devint d'autant plus grande que leur gestion leur procurait des richesses considérables: ils les employèrent à se faire des amis et des créatures; ils multiplièrent leurs esclaves,

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et après les avoir affranchis, ils les poussèrent de tout leur crédit aux grades de la Milice et du Gouvernement. Ces parvenus, conservant pour leurs patrons un respect que l'usage de l'Orient consacre, ils leur formèrent des factions dévouées à toutes leurs volontés. Telle fut la marche par laquelle Ybrahim, l'un des Kiâyas ( 1 ) ou Colonels vétérans des Janissaires, parvint vers 1746 à se saisir de tous les pouvoirs: il avait tellement multiplié et avancé ses affranchis, qué sur les vingt-quatre Beks que l'on devait compter, il y en avait huit de sa Maison. Il en retirait une prépondérance d'autant plus certaine, que le Pacha laissait toujours des places vacantes pour en percevoir les émolumens. D'autre part, ses largesses lui avaient attaché les Officiers et les soldats de son Corps. Enfin l'association de Rodoan, le plus accrédité des Colonels Azabs, mettait le sceau à sa puissance. Le Pacha, maîtrisé parcette faction, ne fut plus qu'un fantôme, et les ordres du Sultan s'évanouirent de vant ceux d'Ybrahim.

(1) Les corps Militaires des Janissaires, Azabs, etc. étaient commandés par des Kiâyas, qui, après un an d'exercice, se démettaient de leur emploi, et devenaient vétérans, avec voix au Diouân.

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A sa mort, arrivée en 1757, sa Maison, c'est-à-dire, ses affranchis, divisés entre eux, mais réunis contre les autres, continuèrent de faire la loi. Rodoan qui avait succédé à son collègue, ayant été chassé et tué par une cabale de jeunes Beks, on vit divers Commandans se succéder dans un assez court espace. Enfin, vers 1766, un des principaux acteurs des troubles, Ali-bek, qui pendant plusieurs années a fixé l'attention de l'Europe, prit un ascendant décidé sur ses rivaux, et sous le titre d'Émir-hadj et de Chaik-el-beled, parvint à s'arroger toute la puissance. L'Histoire des Mamlouks étant liée à la sienne, nous allons continuer l'une, en exposant l'autre.

CHAPITRE VIII.

Précis de l'Histoire d'Ali - bek (1).

LA naissance d'Ali-bek est soumise aux mêmes incertitudes que celle de la plupart des Mam-

(1) Depuis la rédaction de cet article, M. Savary a publié deux nouveaux Volumes sur l'Égypte, dans l'un desquels se trouve la vie de ce même Ali-bek. Je comptais y trouver des récits propres à vérifier ou à redresser les miens: mais quel a été mon étonnement de voir que nous n'avons presque rien de commun! Cette diversité m'a été d'autant plus désagréable, que déja ne m'étant pas trouvé du même avis sur d'autres objets, il pourra sembler à bien des lecteurs que je prends à tâche de contrarier ce Voyageur. Mais outre que je ne connais point la personne de M. Savary, je proteste que de telles partialités n'entrent point dans mon caractère. Par quel accident arrive-t-il donc qu'ayant été sur les mêmes lieux, ayant dû voir les mêmes témoins, nos récits soient si divers ? J'avoue que je n'en vois pas bien la raison: tout ce que je puis assurer, c'est que pendant six mois que j'ai vécu au Kaire, j'ai interrogé avec soin ceux de nos Négocians et des Marchands Chrétiens à qui une longue résidence et un esprit sage m'ont paru donner un témoignage plus authentique. Je les ai trouvés d'accord sur les faits principaux; et j'ai eu l'avantage d'entendre confirmer leurs récits par un Négociant Vénitien ( M. C. Rosetti), qui a été l'un des Conseillers intimes d'Ali-bek, et le promoteur de ses liaisons avec les Russes, et de ses projets sur le commerce de l'Inde. Dans la Syrie, j'ai trouvé une foule de témoins oculaires des événemens communs aux Chaiks-Dâher, et Ali-bek; et j'ai pu juger du degré d'instruction de mes Auteurs d'Égypte. Pendant huit mois que j'ai demeuré chez les Druzes, j'ai appris de l'Évéque d'Alep, alors Évêque d'Acre, mille particularités d'autant plus certaines, que le Ministre de Dâher, Ybrahim-Sabbâr, était fréquemment dans sa maison. En Palestine, j'ai vécu avec des Chrétiens et des Musulmans qui ont commandé des Troupes de Dâher, fait le premier siège de Yâfa avec Ali-bek, et soutenu le second contre Mohammad-bek. J'ai vu les lieux, j'ai entendu les témoins. J'ai recu des notes historiques de l'agent de Venise à Yâfa, qui a essuyé sa part de tous les troubles. Voilà les matériaux sur lesquels j'ai rédigé ma narration. Ce n'est pas que je n'aye trouvé quelques variantes de circonstances: quels faits n'en ont pas? La bataille de Fontenoi n'a-t-elle pas dix versions différentes ? Il suffit d'obtenir les principaux résultats, d'admettre les plus grandes probabilités; et j'ai pu apprendre par moi-même, en cette occasion, combien la stricte vérité des faits historiques est difficile à établir.
Ce n'est pas non plus que je n'aye entendu quelques-uns des récits de M. Savary; et lui-même ne peut être taxé de les avoir imaginés; car sa narration est mot pour mot celle d'un livre Anglais imprimé en 1783, et intitulé Précis de la Révolte d'Ali-bek (1), quoiqu'il n'y ait que quarante pages consacrées à ce sujet, et que le reste ne traite que de lieux communs de mœurs, et de géographie. J'étais au Kaire lorsque les Papiers publics rendirent compte de cet Ouvrage; et je me rappelle bien que lorsque nos Négocians entendirent parler d'une Marie, femme d'Ali-bek; d'un Grec Dâoud, père de ce Commandant; d'une reconnaissance comme celle de Joseph, ils se regardèrent avec étonnement, et finirent par rire des contes que l'on faisait en Europe. Ainsi le Facteur Anglais, qui était en Égypte en 1771, a beau réclamer l'autorité du Kiâya d'Ali-bek, et d'une foule de Beks qu'il a consultés sans savoir l'arabe, on' ne peut le regarder comme bien instruit. Je le suspecte d'autant plus d'erreur, qu'il débute par une faute impardonnable, en disant que le pays d'Abaza est la même chose qu Amasée, puisque l'un est une contrée du Caucase, en tirant vers le Kuban, et l'autre une ville de l'ancienne Cappadoce ou Natolie moderne.

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louks. Vendus en bas âge par leurs parens, ou enlevés par des ennemis, ces enfans conservent

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peu le souvenir de leur origine et de leur patrie; souvent même ils les cèlent. L'opinion la plus ac-

(1) An account of History of the revolt of Ali-bek, etc. London. 1783, 1 vol.in-8°.

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créditée sur Ali, est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus recherchés (1). Les marchands qui font ce commerce, le transporttèrent, dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire; il y fut acheté par les frères Isaac et Yousef, Juifs Douaniers, qui en firent présent à Ybrahim Kiâya. On estime qu'il pouvait avoir alors douze à quatorze ans; mais les Orientaux, tant Musulmans que Chrétiens, ne tenant point de registres de naissance, on ne sait jamais leur âge précis. Ali chez son nouveau Patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presqu'en

(1) Les Turks estiment en premier lieu les esclaves Tebercasses ou Circassiens, puis les Abazans; 3°. les Mingrelins; 4°. les Géorgiens; 5°. les Russes et les Polonais; 6°. les Hongrois et les Allemands; 7°. les Noirs; et enfin les derniers de tous sont les Espagnols, les Maltais et autres Francs, qu'ils déprisent comme étant ivrognes, débauchés, mutins, et de peu de travail.

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tout celles des Pages chez les Princes. Il reçut l'éducation d'usage, qui consiste à bien manier un cheval, à tirer la carabine et le pistolet, à lancer le djerid, à frapper du sabre, et même un peu à lire et à écrire. Dans tous ces exercices il montra une pétulence qui lui valut le surnom Turk de djendâli, c'est-à-dire, fou. Mais les soucis de l'ambition parvinrent à la calmer. Vers l'âge de dix-huit à vingt ans, son Patron lui laissa croître la barbe, c'est-à-dire, qu'il l'affranchit; car chez les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux esclaves et aux femmes, et de là cette impression défavorable qu'ils reçoivent du premier aspect de tout Européen. En l'affranchissant, Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de Kâchef ou Gouverneur de district: enfin il le mit au rang des vingt-quatre Beks. Ces divers grades, le crédit et les richesses qu'il y acquit, éveillèrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son Patron, arrivée en 1757, ouvrit à ses projets une libre carrière. Il se mêla dans toutes les intrigues qui se firent pour élever ou supplanter les Commandans. Rodoan Kiâya lui dut sa ruine. Après Rodoan, diverses factions portè rent tour-à-tour leurs

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Chefs à sa place. Celui qui l'occupait en 1762 était Abd-el-Rahmân, peu puissant par lui-même, mais soutenu par plusieurs Maisons confédérées. Ali étaitalors Chaik-el-beled; il saisit le moment qu'Abd-el-Rahmân conduisait la caravane de la Mekke, pour le faire exiler; mais lui-même eut bientot son tour, et fut condamné à passer à Gaze. Gaze, dépendant d'un Pacha Turk, n'était point un lieu assez agréable ni assez sûr pour qu'il acceptât cet exil; aussi n'en prit-il la route que par feinte, et dès le troisième jour il tourna vers le Saïd, où il fut rejoint par ses partisans. Ce fut à Djirdjé qu'un séjour de deux ans mûrit sa tête, et qu'il prépara les moyens d'obtenir et d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit au Kaire l'ayant enfin rappelé en 1766, il parut subitement dans cette Ville, et en une seule nuit il tua quatre Beks de ses ennemis, en exila quatre autres, et se trouva désormais chef du parti le plus nombreux. Devenu dépositaire de toute l'autorité, il résolut de l'employer à s'agrandir encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de Commandant ni de Qâïem-maqâm. La suzeraineté de Constantinople offensa son orgueil, et il n'aspira

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pas moins qu'au titre de Sultan d'Égypte. Toutes ses démarches furent relatives àcebut: il chassa le Pacha, qui n'était plus qu'un être de représentation, il refusa le tribut accoutumé; enfin en 1768 il battit monnaie à son propre coin (1). La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes à son autorité; mais pour les réprimer il eût fallu une guerre ouverte, et les circonstances n'étaient pas favorables. L'Arabe Dâher ètabli dans Acre, tenait en échec la Syrie; et le Divan de Constantinople, occupé des affaires de la Pologne et des prétentions des Russes, n'avait d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitée des capidjis; mais le poison ou le poignard surent toujours prévenir le cordon qu'ils portaient. Ali-bek profitant des circonstances, poussa de plus en plus ses entreprises et ses succès. Depuis plusieurs années une partie du Saïd était occupée par des Chaiks Arabes peu soumis. L'un d'eux, nommé Hammâm, y formait une puissance capable d'inquiéter. Ali commença par se délivrer de ce souci, et sous prétexte que ce Chaik recelait un dépôt confié par Ybrahim

(1) Lors de sa ruine, ses piastres perdirent vingt pour cent, parce qu'on prétendit qu'elles étaient surchargées d'alliage. Un Négociant en fit passer dix mille à Marseille, et elles rendirent à la fonte un bénéfice assez considérable.

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Kiâya, et qu'il accueillait des rebelles, il envoya contre lui en 1769 un corps de Mamlouks commandé par son favori Mohammad-bek, qui détruisit en une seule journée Hammâm et sa puissance.

La fin de cette même année vit une autre expédition dont les suites devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux à Suez, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au Bek Hasan d'aller occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous la conduite de Mohammad-bek, marcha par terre à la Mekke même, qui fut prise sans coup férir, et livrée au pillage. Son dessein était de faire de Djedda l'entrepôt du commerce de l'Inde; et ce projet suggéré par un jeune Négociant Vénitien (1) admis à sa confiance, devait faire abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espérance, et lui substituer l'ancienne route de la Méditerranée et de la mer Rouge. Mais, sans parler du revers qui termina cette entreprise (2), la suite des faits

(1) M. C. Rosetti; son frère Balthasar Rosetti devait être Douanier de Djedda.

(2) Peu après, les habitans de la Mokke chassèrent les Mamlouks du port et de la ville, et rétablirent le Chérif que l'on avait dépossédé.

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a prouvé qu'on s'était trop pressé, et qu'avant d'introduire l'or dans un pays, il faut y établir des lois.

Cependant Ali-bek, vainqueur d'un Chaik du Saïd, et du Chérif de la Mekke, se crut fait désormais pour commander au monde entier. Ses courtisans lui dirent qu'il était aussi puissant que le Sultan de Constantinople, et il le crut comme ses courtisans. Un peu de raisonnement lui eût démontré que la proportion de l'Égypte au reste de l'Empire, n'en fait qu'un bien petit État, et que sept ou huit mille Cavaliers qu'il commandait, étaient peu de chose en comparaison de cent mille Janissaires, dont le Sultan pouvait disposer; mais les Mamlouks ne savent point de géographie; et Ali, qui voyait l'Égypte de près, la trouvait plus grande que la Turkie, qu'il voyait de loin. Il résolut donc de commencer le cours de ses conquêtes. La Syrie qui était à sa porte, fut naturellement la première qu'il se proposa: tout favorisait ses vues. La guerre des Russes, ouverte en 1769, occupait toutes les forces des Turks dans le Nord. Le Chaik Dâher révolté, était un allié puissant et fidèle; enfin les concussions du Pacha de Damas, en disposant les esprits

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à la révolte, offraient la plus belle occasion d'envahir son Gouvernement, et de mériter le titre de Libérateur des Peuples. Ali saisit très-bien cet ensemble, et il ne différa de se mettre en mouvement, qu'autant que l'éxigeaient les préparatifs nécessaires. Toutes les mesures étant prises, il publia en décembre 1770 un manifeste contra Osman Pacha de Damas et il envoya 500 Mamlouks occuper Gaze, pour s'assurer l'entrée de la Palestine. Osman, n'apprit pas plus tôt l'invasion, qu'il accourut. Les Mamlouks, effrayés de sa diligence et du nombre de ses troupes, se tinrent la bride en main, prêts à fuir au premier signal; mais Dâher, l'homme le plus diligent qu'ait vil depuis long - temps la Syrie, Dâher accourut d'Acre, et les tira d'embarras, Osman, campé près de Yâfa, prit la fuite sans rendre de combat. Dâher occupa Yâfa, Ramlé et toute la Palestine, et la route resta ouverte à la grande armée qu'on attendait.

Elle arriva sur la fin de février 1771: les gazettes du temps qui comptèrent 60,000 hommes, ont fait croire en Europe que c'était une armée semblable à celles de Russie ou d'Allemagne; mais les Turks, et sur-tout ceux de l'Asie, dif-

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fèrent encore plus des Européens par l'état militaire, que par les usages et les mœurs. Il s'en faut beaucoup que soixante mille hommes chez eux, soyent soixante mille soldats, comme les nôtres. L'armée dont il s'agit, en est un exemple: elle pouvait monter réellement à quarante mille têtes, qu'il faut classer comme il suit; savoir, cinq mille Mamlouks, tous à cheval, et c'était-là véritablement l'armée; environ 1500 Barbaresques à pied, et pas d'autre Infanterie. Les Turks n'en connaissent pas: chez eux, l'homme à cheval est tout. En outre, chaque Mamlouk ayant à sa suite deux valets à pied armés d'un bâton, il en résulte 10,000 valets; plus, un excédent de valets et de serrâdjs ou valets à cheval pour les Beks et Kâchefs, évalué 2,000, et tout le reste vivandiers et goujats: voilà cette armée, telle que me l'ont dépeinte en Palestine des personnes qui l'ont vue et suivie. Elle était commandée par le favori d'Alibek, Mohammad-bek, surnommé Aboudâhâb, ou père de l'or, à raison du luxe de sa tente et de ses harnois. Quant à l'ordre et à la discipline, il n'en faut pas faire mention. Les armées des Mamlouks et des Turks, ne sont qu'un amas confus de cavaliers sans uniformes, de chevaux

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de toute taille et de toutes couleurs, marchant sans observer ni rangs, ni distributions. Cette foule s'achemina vers Acre, laissant sur son passage les traces de son indiscipline et de sa rapacité: là se fit la réunion des troupes du Chaik Dâher, qui consistaient en quinze cents Safadiens (1) à cheval, commandés par son fils Ali; en douze cents cavaliers Motouâlis, ayant pour chef le Chaik Nâsif, et à-peu-près mille Barbaresques à pied. Cette réunion opérée et le plan concerté, l'on marcha vers Damas dans le courant d'avril. Osman, qui avait eu le loisir de se préparer, avait de son côté rassemblé une armée aussi nombreuse et aussi mal ordonnée. Les Pachas de Saide (2), de Tripoli et d'Alep, s'étaient joints à lui, et ils attendaient l'ennemi sous les murs mêmes de Damas. Il ne faut pas s'imaginer ici des mouvemens combinés, tels que ceux qui depuis cent ans, ont fait de la guerre parmi nous une science de calcul et de réflexion. Les Asiatiques n'ont pas les premiers élémens de cette conduite. Leurs armées sont des cohues, leurs

(1) Les gens de Dâher portaient ce nom, parce que le siége originel de l'État de Dâher, était à Safad, village de Galilée.

(2) Prononcez Sede; e'est la ville qui a succédé à Sidon.

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marches des pillages, leurs campagnes des incursions, leurs batailles des batteries; le plus fort ou le plus hardi va chercher l'autre, qui souvent fuit sans combat; s'il attend de pied ferme, on s'aborde, on se mêle, on tire les carabines, on rompt des lances, on se taille à coups de sabre; on n'a presque jamais de canon, et lorsqu'il y en a, il est de peu de service, La terreur se répand souvent sans raison: un parti fuit; l'autre le presse, et crie victoire. Le vaincu subit la loi du vainqueur, et souvent la campagne finit avec la bataille.

Tel fut en partie ce qui se passa en Syrie en 1771. L'armée d'Ali-bek et de Dáher marcha contre Damas. Les Pachas l'attendirent; on s'approcha, et le 6 Juin on en vint à une affaire décisive: Les Mamlouks et les Safadiens fondirent avec tant de fureur sur les Turks, que ceux-ci épouvantés du carnage, privent la fuite; les Pachas ne furent pas les derniers à se sauver; les alliés, maîtres du terrain, s'emparèrent sans effort de la ville, qui n'avait ni soldats ni murs. Le château seul résista. Ses murailles ruinées n'avaient pas un canon, encore moins des canonniers; mais il y avait un fossé marécageux, et derrière les ruines

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quelques fusiliers; et cela suffit pour arrêter cette armée de cavaliers: cependant, comme les assiégés étaient vaincus par l'opinion, ils capitulèrent le troisième jour, et la place devait être livrée le lendemain, lorsque le point du jour amena la plus étrange des révolutions. Au moment que l'on attendait le signal de la reddition, Mohammad fait tout-à-coup crier la retraite, et tous ses cavaliers tournent vers l'Égypte. En vain Ali-Dâher et Nâsif surpris, accourent et demandent la cause d'un retour si incroyable: le Mamlouk ne répond à leurs instances que par une menace hautaine, et tout décampe en confusion. Ce ne fut pas une retraite, mais une fuite; on eût dit que l'ennemi les chassait l'épée dans les reins; la route de Damas au Kaire fut couverte de piétons, de cavaliers épars, de munitions et de bagages abandonnés. On attribua dans le temps cette avanture bizarre a un prétendu bruit de la mort d'Ali-bek; mais le vrai nœud de l'énigme fut une conférence secrète qui se passa de nuit dans la tente de Mbhammad-bek. Osman ayant vu que la force était sans succès, employa la séduction. Il trouva moyen d'introduire chez le Général Égyptien un agent délié qui, sous

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prétexte de traiter de pacification, tenta de semer la révolte et la discorde. Il insinua à Mohammad que le rôle qu'il jouait était aussi peu convenable à son honneur qu'à sa sureté; qu'il se trompait s'il croyait que le Sultan dût laisser impunies les saillies d'Ali-bek; que c'était un sacrilège de violer une ville sainte comme Damas, l'une des deux portes de la Kîabé (1); qu'il s'étonnait que lui Mohammad préférât à la faveur du Sultan, celle d'un de ses esclaves, et qu'il plaçât un second maître entre son Souverain et lui; que d'ailleurs on savait que ce maître, en l'exposant chaque jour à de nouveaux dangers, le sacrifiait, et à son ambition personnelle et à la jalousiede son Kiàya, le Copte Rezq. Ces raisons, et sur tout ces deux dernières, qui portaient sur des faits connus, frappèrent vivement Mohammad et ses Beks: aussitôt ils délibérèrent, et se lièrent par serment sur le sabre et le Qôran; ils décidèrent qu'on partirait sans délai pour le Kaire. Ce fut en conséquence de cedessein qu'ils décampèrent si brusquement, en abandonnant leur conquête: ils mar-

(1) A raison du pélerinage, dont les deux grandes Caravane partent du Kaire et de Damas.

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chèrent avec tant de précipitation, que le bruit de leur arrivée ne les précéda au Kaire que de six heures. Ali-bek en fut épouvanté, et il eût desiré de punir sur-le-champ son Général; mais Mohammad parut si bien accompagné, qu'il n'y eut pas moyen de rien tenter contre sa personne: il fallut dissimuler, et Ali-bek s'y soumit d'autant plus aisément, qu'il devait sa fortune bien plus encore à cet art qu'à son courage.

Privé tout-à-coup des fruits d'une guerre dispendieuse, Ali-bek ne renonça pas à ses projets. Il continua d'envoyer des secours à son allié Dâher, et il prépara une seconde armée pour l'année 1772; mais la fortune, lasse de faire pour lui plus que sa prudence, cessa de le favoriser. Un premier revers fut la perte de plusieurs cay âsses ou bateaux qu'un corsaire Russe enleva à la vue de Damiât, au moment qu'ils portaient des riz à Dâher; mais un autre accident bien plus grave, fut l'évasion de Mohammad-bek. Ali-bek avait de la peine à publier l'affaire de Damas; néanmoins, par un reste de cet amour que l'on a pour ceux à qui l'on a fait du bien, il ne pouvait se décider à un coup violent, quand un propos glissé par le Négociant Vénitien qui

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jouissait de sa consiance, vint l'y déterminer. «Les Sultans des Francs, disait un jour Ali-bek à cet Européen, de qui je le tiens, les Sultans des Francs ont - ils des enfans aussi riches que mon fils Mohammad ? Non, Seigneur, lui répondit le courtisan: ils s'en donnent bien de garde; car ils prétendent que les enfans trop grands sont souvent pressés d'hériter de leurs pères.» Ce mot pénétra comme un trait dans le cœur d'Ali-bek. De ce moment il vit dans Mohammad un rival dangereux, et il résolut sa perte. Pour l'effectuer sans risques, il envoya d'abord un ordre à toutes les portes du Kaire de ne laisser sortir aucun Mamlouk dans la soirée ou pendant la nuit; puis il fit signifier à Mohammad d'aller sur le champ en exil au Saïd. Il comptait par cette contradiction que Mohammad serait arrêté aux portes, et que les gardiens s'emparant de sa personne, on en aurait bon marché; mais le hasard trompa ces mesures vagues et timides. La fortune voulut que par un mal-entendu, on crût Mohammad chargé d'ordresparticuliers d'Ali. On le laissa passer avec sa suite, et de ce moment tout fut perdu. Ali-bek, instruit de la méprise, le fit poursuivre; mais Mohammad tint une conte-

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nance si menaçante, qu'on n'osa l'attaquer. II se retira au Saïd frémissant de colère, et plein du desir de la vengeance. Un autre danger l'y attendait. Ayoub-bek, lieutenant d'Ali, feignant d'entrer dans les ressentimens de l'exilé, l'accuellit avec transport, et jura sur le sabre et le Qôran de faire cause commune avec lui. Peu de jours après on surprit des lettres de cet Ayoub à Ali, par lesquelles il lui promettait incessamment la tête de son ennemi. Mohammad ayant découvert la trame, fit saisir le traître; et après lui avoir coupé les poings et la langue, il l'envoya au Kaire recevoir la récompense de son Patron.

Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs d'Ali-bek, désertèrent en foule vers son rival. Les Arabes de Hammam, par ressentiment et par espoir de butin se joignirent à eux. En 40 jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Saïd et venir camper à quatre lieues du Kaire, Ali-bek troublé de son approche, hésita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais. Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un corps de troupes sous la conduite d'Ismaël-bek dont il avait lieu de se défier, et lui-même campa avec

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sa maison aux portes du Kaire. Ismaël qui avait trempé dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus tôt en présence de l'ennemi, qu'il passa de son côté; ses troupes déconcertées se replièrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se rejoignaient au corps de réserve, les Arabes et les Mamlouks qui les poursuivaient les attaquèrent si brusquement que la déroute devint générale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'à sauver ses trésors et sa personne. Il rentra précipitamment dans la ville, et pillant à la hâte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi dehuit cents Mamlouks qui s'attachèrent à sa fortune. Il voulait passer sur le champ jusqu'à Acre, chez son allié Dâher; mais les habitans de Nâblous et de Yâfa lui fermèrent la route. Il fallut que Dâher vînt lui-même lever les obstacles. L'Arabe le reçut avec cette simplicité et cette franchise qui de tout temps ont fait le caractère de sa nation, et il l'emmena à Acre. Saide alors assiégée par les troupes d'Osman et par les Druzes, demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs troupes réunies formaient environ sept mille cavaliers. A leur approche les Turks levèrent le

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siège, et se retirèrent à une lieue au nord de la ville, sur la rivière d'Aoula. Ce fut là que se livra en juillet 1772, la bataille la plus considérable et la plus méthodique de toute cette guerre. L'armée Turke, trois fois plus forte que celle des deux Alliés, fut complètement battue. Les sept Pachas qui la commandaient prirent la fuite, et Saide resta à Dâher et à son Gouverneur Degnizlé. De retour à Acre, Ali-bek et Dâher allèrent châtier les habitans de Yâfa, qui s'étaient révoltés pour garder à leur profit un dépôt de munitions et de vêtemens qu'une flottille d'Ali y avait laissé avant qu'il fût chassé du Kaire. La ville, occupé par un Chaik de Nâblous, ferma ses portes, et il fallut l'assiéger. Cette expédition commença en juillet, et dura huit mois, quoique Yafa n'eût pour enceinte qu'un vrai mur de jardin sans fossé; mais en Syrie et en Egypte on est encore plus novice dans la guerre de siège que dans celle de campagne: enfin, les assiégés capitulèrent en février 1773. Ali, désormais libre, ne songea plus qu'à repasser au Kaire. Dâher lui offrait des secoure; les Russes, avec qui Ali avait contracté une alliance en traitant l'affaire du corsaire, promettaient de le se-

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conder: seulement il fallait du temps pour rassembler ces moyens épars, et Ali s'impatientait. Les promesses de Rezq, son oracle et son Kiâya, irritaient encore sa pétulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour était venue; que les astres en présentaient les signes les plus favorables; que la perte de Mohammad était présagée de la manière la plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement à l'Astrologie, et qui se fiait d'autant plus à Rezq, que souvent ses prédictions avaient réussi, ne pouvait plus supporter de délais. Les nouvelles du Kaire achevèrent de lui faire perdre patience. Dans les premiers jours d'avril on lui remit des lettres signées de ses amis, par lesquelles ils lui marquaient qu'on était las de son ingrat esclave, et qu'on n'attendait que sa présence pour le chasser. Sur le champ il arrêta son départ, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il partit, avec ses Mamlouks et quinze cents Safadiens commandés par Osman, fils de Dâher; mais il ignorait que les lettres du Kaire étaient une ruse de Mohammad; que ce Bek les avait exigées par violence pour le tromper et l'attirer dans un piége qu'il lui tendait. En effet, Ali s'étant en-

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gagé dans le désert qui sépare Gaze de l'Egypte, rencontra près de Salêhie un corps de mille Mamlouks d'élite qui l'attendaient. Ce corps était conduit par le jeune Bek Mouràd, qui, épris de la femme d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrât la tête de cet illustre infortuné. A peine Mourâd eut-il apperçu la poussière qui annonçait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe il les mit en désordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la mêlée, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le conduisit à Mohammad. Celui-ci, campé deux lieues en arrière, reçut son ancien maître avec ce respect exagéré si familier aux Turks, et cette sensibilité que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente magnifique, recommanda qu'on en prit le plus grand soin, se dit mille fois son esclave, baisant la poussière de ses pieds; mais le troisième jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns, aux suites de sa blessure, selon les autres au poison: les deux cas sont si également probables, qu'on n'en peut rien décider.

Ainsi se termina la carrière de cet homme, qui, pendant quelque temps, avaitfixé l'attention

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de l'Europe, et donné à bien des Politiques l'espérance d'une grande révolution. On ne peut nier qu'il n'ait été un homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idée exagérée, quand on le met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des témoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes qualités, le défaut de culture les empêcha de prendre ce développement qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crédulité en Astrologie, qui détermina plus souvent ses actions que des motifs réfléchis. Passons aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat même de ses bienfaiteurs ( 1 ), par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans doute, la morale d'une société anarchique est moins sévère que celle d'une société paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan d'agrandissement, et qu'il a lui-même préparé sa perte. On a droit sur-tout de lui reprocher trois fautes. 1°. Cette imprudente passion de conquêtes, qui épuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit négliger

(1) Tel que Sâlêh-bek.

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l'administration intérieure de son propre pays. 2°. Le repos précoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses Lieutenans; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait pour lui, et enhardit les esprits à la révolte. 3°. Enfin, les richesses excessives qu'il entassa sur la tête de son favori, et qui lui procurèrent le crédit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali ne devait-il pas craindre la séduction des adulateurs, qui en tout pays se rassemblent autour de l'opulence ? Cependant il faut admirer dans Ali-bek une qualité qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouverné l'Egypte: si les vices d'une mauvaise éducation l'empêchèrent de connaître la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le desir; et ce desir ne fut jamais celui des ames vulgaires. Il ne lui manqua que d'être approché par des hommes qui en connussent les routes; et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet éloge.

Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire au Kaire. Ceux des Négociant Européens qui ont vu le règne d'Ali-bek et sa ruine, après avoir vanté la bonté de son

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lui rendent aisée ou difficile, qu'il les aime ou les hait, les blâme ou les approuve, & cette manière de juger ne peut être ni avengle ni injuste. En vain lui diront-ils que l'honneur de l'Empire, la gloire de la Nation, l'encouragement du commerce & des beaux-arts exigent telle ou telle opération. Le besoin de vivre doit passer avant tout; & quand la multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa reconnoissance & son admiration. Qu'importait au peuple d'Égypte qu'Ali-Bek conquît le Saïd, la Mekke & la Syrie, si ces conquêtes ne rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres agravèrent les contributions par leurs frais. La seule expédition de la Mekke coûta vingt-six millions de France. Les sorties de bled qu'occasionnèrent les armées, jointes au monopole de quelques Négocians en faveur, causèrent une famine qui désola le pays pendant tout le cours de 1770 & 1771. Or, quand les habitans du Kaire & les paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer contre Ali-Bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali dépensait

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deux cens vingt-cinq mille livres pour l'inutile poignée d'un kandjar (a), si les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le dioit de dérester son luxe? Cette libéralité que ses courtisans appelaient vertu, le peuple, aux dépens de qui elle s'exerçait, n'avait-il pas raison de l'appeler vice? Était-ce un mérite à cet homme de prodiguer un or qui ne lui coûtair rien? Était ce une justice de satisfaire, aux dépens du public, ses affections ou ses obligations particulières, comme il sit avec son Pannetier (b). On ne peut le nier, la plupart des actions d'Ali-Bek offrent bien moins les principes généraux de la justice & de l'humanité, que les motifsl'une ambi-

(a) Polgnard qu'on porte à la ceinture.

(b) All Bek partant pour un exil, car il fut exilé jusqu'à trois fois, était campé près du Kaire, ayant un délai de vingt-quatre heures pour payer ses dettes: un nommé Hasan, Janissaire, à qui il devait cinq cens sequins (3750 liv.) vint le trouver. Ali croyant qu'il demandait son argent, commenca de s'excuser. Mais Halan tirant cinq cens aurres sequins, lui dit: tu es dans le malheur; prends encore ceux-ci. Ali, confondu de cette générosité, jura par la tête du Prophète que s'il revenait, il ferait à cer homme une fortune fans exemple. En effet, à son retout ll le créa son Fournissent général des vivres; & quoiqu'on l'avertit des concussions scandaleuses de Hasan, jamais il ne les réprims.

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le nier, la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes généraux de la justice et de l'humanité, que les motifs d'une ambition et d'une vanité personnelles. L'Egypte n'était à ses yeux qu'un domaine, et le peuple un troupeau, dont il pouvait disposer à son gré. Doiton s'étonner après cela si les hommes qu'il traita en maître impérieux, l'ont jugé en mercenaires mécontens?

CHAPITRE IX.

Précis des Evènemens arrivés depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785.

DEPUIS la mort d'Ali-bek, le sort des Égyptiens ne s'est pas amélioré: ses successeurs n'ont pas même imité ce qu'il y avait de louable dans sa conduite. Mohammad-bek, qui prit sa place

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au mois d'avril 1773, n'a montré, pendant deux ans de règne, que les fureurs d'un brigand et les noirceurs d'un traître. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son patron, il avait feint de m'être que le vengeur des droits du Sultan, et le ministre de ses volontés; en conséquence, il avait envoyé à Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une obéissance sans bornes. Il renouvela sa soumission à la mort d'Ali-bek; et, sous prétexte de prouver son zèle pour le Sultan, il demanda la permission de faire la guerre à l'Arabe Dâher. La Porte, qui eût elle-même sollicité cette démarche comme une faveur, se trouva trop heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de Pacha du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'à cette expédition. On pourra demander quel intérêt politique avait un Gouverneur d'Égypte à détruire l'Arabe Dâher, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'était pas plus consultée qu'en d'autres occasions. Les mobiles étaient des passions particulières, et entre autres, un ressentiment personnel à Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que Dâher,

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lui avait écrite lors de la révolution de Damas, ni toutes les démarches hostiles que le Chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek, D'ailleurs la cupidité se joignoit à la haine. Le Ministre de Dâher, Ybrahim-Satyâr (1) passait pour avoir entassé des trésors extraordinaires, et l'Egyptien voyait en perdant Dáher, le double avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balança donc pas à entreprendre cette guerre, et il en fit les préparatifs avec toute l'activité que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie extraordinaire; il fît venir des cancaniers étrangers, et il en confia le commandement à l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un canon de seize pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile. Enfin, au mois de février 1776, il parut en Paient avec une armée égale à celle qu'il avait menée contre Damas. A son approche, les gens de Dâher qui occupaient Gaze, ne pouvant espérer de s'y soutenir, se retirèrent; il s'en empara, et sans s'arrêter, il marcha contre Yâfa. Cette ville qui avait une garnison, et dont les habitans

(1) Sabbâr en grasseyant l'r; ce qui signifie Tsisturier. Avec l'r ordinaire, ce mot signifierair Sondeus.

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avaient tous l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut l'assiéger. L'histoire de ce siége serait un monument curieux de l'ignorance de ces contrées dans l'art militaire; quelques faits principaux en donneront une idée suffisante.

Yafâ, l'ancienne Ioppé, est située sur un rivage dont le niveau général est peu élevé au dessus de la mer. Le seul emplacement de la ville se trouve être une colline en pain de sucre, d'environ cent-trente pieds perpendiculaires. Les maisons distribuées sur la pente, offrent le coup-d'œil pittoresque des gradins d'un amphithéâtre; sur la pointe est une petite citadelle qui domine sur le tout; le bas de la colline est enceint d'un mur sans rempart, de douze à quatorze pieds de haut, sur deux ou trois d'épaisseur. Les créneaux qui règnent sur son faîte, sont les seuls signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de fossé, est entouré de jardins, où les limons, les oranges et les poincirs acquièrent dans un sol léger une grosseur prodigieuse: voilà la ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour défenseurs cinq à six cents Safadiens, et autant

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d'habitans, qui, à la vue de l'ennemi, prirent leur sabre et leur fusil à pierre et à mèche. Ils avaient quelques canons de bronze de vingt-quatre livres de balle, sans affûts; ils les élevèrent tant bien que mal sur quelques charpentes faites à la hâte: et comptant le courage et la haine pour la force, ils répondirent aux sommations de l'ennemi par des menaces et des coups de fusil.

Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les règles de l'art, qu'il se plaça à mi-portée du canon; les boulets qui tombèrent sur ses tentes, l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expérience, nouvelle leçon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa tente, ou le luxe le plus effréné fut déployé de toutes parts: on dressa tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques se firent des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des limoniers; et te suite de l'armée s'arrangea comme elle put: on distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et; sans faire de retranchemens, on se réputa campé. Il fallait dresser des batteries; on choisit

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un terrain un peu élevé vers le sud-est de la ville, et là, derrière quelques murs de jardin, on pointa huit pièces de gros canons à deux cents pas de la ville, et l'on commença de tirer, malgré les fusiliers de l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuèrent plusieurs canonniers. Tout cet ordre paraîtra si étrange en Europe, que l'on sera tenté d'en douter; mais ces faits n'ont pas onze ans; j'ai vu les lieux j'ai entendu nombre de temoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altérer ni en bien ni en mal, des faits sur lesquels l'esprit d'une Nation doit être jugé.

On sent qu'un mur dé trois pieds d'épaisspur et sans rempart, fut bientot ouvert d'une large brèche; il fallut, non pas y monter, mais la franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fît à cheval; mais on leur fit comprendre que celàétoit impossible; et, pour la première fois, ils consentirent à marcher à pied. Ce dut être un spectacle ourieux de les voir avec leurs immenses culottes de sailles de Venise, embarrassés de leurs beniches retroussés, le sabre courbe à la main et le pistolet au côté, avancer en trébuchant parmi les décombres d'une muraille. Ils crurent avoir tout surmonte, quand ils eurent franchi cet obs-

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puisqu'on n'y pouvait entrer à cheval. Morad-Bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-Bek séchait de désespoir, de rage & de soucis: quarante-six jours se passèrent ainsi. Cependant les assiégés, dont le nombre diminuait par les attaques réitérées, & qui ne voyaient pas qu'on leur préparât des secours du côté d'Acre, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de Dâher. Les Musulmans, sur tout, se plaignaient que les Chrétiens, occupés à prier, se tenaient plus dans les Églises qu'au champ de bataille. Quelques personnes ouvrirent des pourpaler: on proposa d'abandonner la place, si les Égyptiens donnaient des sûretés: on arrêta des conditions, & l'on pouvoit regarder le traité comme conclu, lorsque dans la sécurité qu'il occasionnait, quelques Mamlouks entrèrent dans la ville. La foule les suivit, ils voulurent piller, on voulut se défendre, & l'attaque recommença; l'armée alors s'y précipita en foule, & la ville éprouva les horreurs du sac: femmes, ensans, vieillards, hommes faits, tout fut passé au fil du sabre, & Mohammad, aussi lâche que barbare, fit ériger sous ses yeux pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les têtes de ces infortunés on

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assure qu'elles passaient douze cens. Cette catastrophe, arrivée le 19 Mai 1776, répandit la terreur dans tout le pays. Le Chaik Dâher même s'enfuit d'Acre, où son fils Ali le remplace. Cet Ali, dont la Syrie célèbre encore l'active intrépidité, mais qui on a terni la gloire par ses révoltes perpétuelles contre son père; cet Ali crut que Mohammad, avec qui il avait fait un traité, le respecterait; mais le Mamlouk, arrivé aux portes d'Aore, lui déclara que pour prix de son amitié, il voulait la tête de Dâher même. Ali trompé, rejota ce parricide, & abandonna la ville aux Égyptiens; ils la pillèrent complettement; à peine les Négocians Français furent-ils épargnés: bientôt même ils se virent dans un danger affreux. Mohammad, instruit qu'ils étaient dépositaires des richesses d'Ybrahim, Kiaya de Dâher, leur declara que s'lls ne les restituaient, il les ferait tous égorger. Le Dimanche suivant était assigné pour cette terrible recherche, quand le hasard vint les délivrer, cux & la Syrie de ce fléau. Mohammad, saisi d'une fièvre maligne, périt en deux jours à la fleur de l'âge (a). Les Chrétiens

(a) Au mois de Juin 1776.

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déclara que s'ils ne les restituaient, il les ferait tous égorger. Le dimanche suivant était assigné pour cette terrible recherche quand le hasard vint les délivrer, eux et la Syrie de ce fléau. Mohammad, saisi d'une fièvre maligne, périt en deux jours à la fleur de l'âge(1). Les Chrétiens de Syrie sont persuadés que cette mort fut une punition du Prophète Elie, dont il viola l'Eglise sur le Carmel. Ils racontent même que dans son agonie, il le vit plusieurs fois sous la forme d'un vieillard, et qu'il s'écriait sans cesse: Otez-moi ce vieillard qui m'assiége et m'épouvante. Mais ceux qui approchèrent de ce Général dans ses derniers momens, ont rapporté au Kaire, à des personnes dignes de foi, que cette vision, effet du délire, avait son origine dans le souvenir de meurtres particuliers, et que la mort de Mohammad fut due aux causes bien naturelles d'un climat connu pour mal-sain, d'une chaleur excessive, d'une fatigue immodérée, et des souciscuisans que lui avait causés le siège de Yâfa. Il n'est pas hors de propos de remarquer à ce sujet, que si l'on écrivait l'Histoire des temps modernes sous

(1) Au mois de juin 1776.

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la dictée des Chrétiens de Syrie et d'Egypte, elle serait aussi remplie de prodiges et d'apparitions, qu'au temps passé.

Cette mort ne fut pas plus tôt connue, que toute cette armée, par une déroute semblable à celle de Damas, prit en tumulte le chemin de l'Egypte. Mourâd-bek, à qui la faveur de Mohammad avait acquis un grand crédit, se hâta de regagner le Kaire, pour y disputer le commandement à Ybrahim-bek. Celui-ci, également affranchi et favori du mort, n'eut pas plus tôt appris l'état des affaires, qu'il prit des mesures pour s'assurer une autorité dont il était dépositaire depuis l'absence de son patron. Tout annonçait une guerre ou verte, mais les deux rivaux mesurant chacun leurs moyens, se trouvèrent une égalité qui leur fit craindre l'issue d'un combat. Ils prirent le parti de la paix, et ils passèrent un accord, par lequel l'autorité resta indivise, à condition cependant qu'Ybrahim conserverait le titre de Chaik-el-beled, ou de Commandant: l'intérêt de leur sureté commune décida sur-tout cet arrangement. Depuis la mort d'Ali-bek, les Beks et les Kachefs, issus de sa Maison (1), frémis-

(1) C'est-à-dire, dont il avoit été patron: chez les Mamouks l'affranchi passe pour l'enfant de la maison.

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saient en secret de voir la puissance passée aux mains d'une faction nouvelle; la supériorité de Mohammad, ci-devant leur égal, avait blessé leurs prétentions; celle de ses esclaves leur parut encore plus insupportable: ils résolurent de s'en affranchir; et ils commencèrent des intrigues et des cabales, qui aboutirent à former une ligue, contre Ibrahim et Mourâd. Elle eut pour chef, cet Ismaël-bek qui avait trahi Ali-bek et qui restait seul Bek de la création d'Ybrahmi Kiâya. Il se conduisit avec tant d'artifice, que Mourâd et Ybrahim furent obligés d'évacuer le Kaire de leur propre mouvement; ils se réfugièrent sous la protection du château; mais Ismaël les y ayant assiegés, ils prirent le parti de passer au Saïd. Peu après, la conduite tyrannique de ce chef leur procura une foule de transfuges avec lesquels ils revinrent l'attaquer, et le chassèrent à leur tour. Ismaël dépossédé s'enfuit à Gaze, d'où il passa par mer à Derné, à l'ouest d'Alexandrie, et se rendit par le désert au Saïd. D'autre part, Harsan-bek, ci -devant gouverneur de Djedda, ayant été exilé du Kaire, et s'étant pareillement réfugié au Saïd, ces deux chefs s'unirent d'intérêts, et formèrent un parti qui subsiste

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encore. Mourâd et Ybrahim inquiets de sa durée, ont tenté plusieurs fois dé le détruire, sans en pouvoir venir à bout. Ils avaient fini par accorder aux rebelles un district au dessus de Djirdjé; mais ces Mamlouks, qui ne soupirent qu'après les délices du Kaire, ayant fait quelques mouvemens en 1783, Mourâd-bek crut devoir faire une nouvelle tentative pour les exterminer: j'arrivai dans le temps qu'il en faisait les préparatifs. Ses gens répandus sur le Nil, arrêtaient tous les bateaux qu'ils rencontraient, et, le bâton à la main, forçaient les malheureux patrons de les suivre au Kaire; chacun fuyait pour se dérober à une corvée qui ne devait rapporter aucun salaire. Dans la ville, on avait imposé une contribution de cinq cent mille dahlers (1) sur le commerce; on forçait les boulangers et les divers marchands à fournir leurs denrées au dessous du prix qu'elles leur coûtaient, et toutes ces extorsions si abhorrées en Europe, étaient des choses d'usage. Tout fut prêt dans lespremiers jours d'avril, et Mourâd partit pour le Saïd, Les nouvelles de Constantinople

(1) Deux millions six sent vingt-sing mille lives.

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et celles d'Europe qui les répètent, peignirent dans le temps cette expédition comme une guerre considérable, et l'armée de Mourâd, comme une puissante armée; elle l'était relativement à ses moyens, et à l'état de l'Egypte; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle ne passait pas deux mille cavaliers. A voir l'altération babituelle des nouvelles de Constantinople, il faut croire, ou que les Turks de la capitale n'entendent rien aux affaires de l'Egypte et de la Syrie, ou qu'ils veulent en imposer aux Européens Le peu de communication qu'il y a entre ces parties éloignées de l'Empire, rend le premier cas plus probable que le second. D'un autre côté, il semblerait que la résidence de nos Négocians dans les diverses Echelles, dût nous éclaircir; mais les Négocians, renfermés dans leurs kans comme dans des prisons, ne s'embarrassent que peu de tout ce qui est étranger à leur commerce, et ils se contentent de rire des gazettes qu'on leur envoie d'Europe. Quelquefois ils ont voulu les redresser; mais on a fait un si mauvais emploi de leurs renseignemens, qu'ils ont renoncé à un soin onéreux et sans profit.

Mourâd parti du Kaire, conduisit ses cavaliers à grandes journées le long du fleuve; les équi-

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pages, les munitions suivaient dans les bateaux, et le vent du nord qui règne le plus souvent, favorisait leur diligence. Les exilés, au nombre d'environ cinq cents, étaient placés au dessus de Djirdjé. Lorsqu'ils apprirent l'arrivée de l'ennemi, la division se mit parmi eux; quelquesuns voulaient combattre, d'autres voulaient capituler; plusieurs prirent ce dernier parti, et se rendirent à Mourâd-bek; mais Hasan et Ismaël, toujours inébranlables, remontèrent vers Asouan, suivis d'environ deux cent-cinquante cavaliers. Mourâd les poursuivit jusque vers la cataracte, où ils s'établirent sur des lieux escarpés si avantageux, que les Mamlouks, toujours ignorans dans la guerre de poste, tinrent pour impossible de les forcer. D'ailleurs, craignant qu'une trop longue absence du Kaire n'y fît éclore des nouveautés contre luimême, Mouràd se hâta d'y revenir, et les exilés, sortis d'embarras, revinrent prendre possession de leur poste au Saïd, comme ci-devant.

Dans une société où les passions des particuliers ne sont point dirigées vers un but général; où chacun ne pensant qu'à soi, ne voit dans l'incertitude du lendemain que l'intérêt du moment; où les chefs n'imprimantaucun sentiment de respect, ne peu-

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vent maintenir la subordination: dans une pareille société, un état fixe et constant est une chose impossible; le choc tumultueux des parties incohérentes, doit donner une mobilité perpétuelle à la machine entière; c'est ce qui ne cesse d'arriver dans la société des Mamlouks au Kaire. A peine Morad fut-il de retour, que de nouvelles combinaisons d'intérêts excitèrent de nouveaux troubles; outre sa faction et celles d'Ybrahim et de la maison d'Ali-bek, il y avait encore au Kaire divers Beks sortis d'autres maisons étrangères à celles-là. Ces Beks, que leur faiblesse particulière faisait négliger par les factions dominantes, s'avisèrent, au mois de juillet 1783, de réunir leurs forces, jusqu'alors isolées, et de sormer un parti qui eût aussi ses prétentions au commandement. Le hasard voulut que cette ligue fût éventée, et leurs chefs, au nombre de cinq, se virent condamnés à l'improviste à passer en exil dans le Delta. Ils feignirent de se soumettre; mais à peine furent-ils sortis de la ville, qu'ils prirent la route du Saïd, refuge ordinaire et commode de tous les mécontens: on les poursuivit inutilement pendant une journée dans le désert des Pyramides; ils échappèrent aux Mam-

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louks et aux Arabes, et ils arrivèrent sans accident à Minié, où ils s'établirent. Ce village, situé quarante lieues au dessus du Kaire, et placé sur le bord du Nil qu'il domines, était très-propre à leur dessein. Maîtres du fleuve, ils pouvaient arrêter tout ce qui descendait du Saïd: ils surent en profiter; l'envoi de blé que cette Province fait chaque année en cette saison, était une circonstance favorable, ils la saisirent; et le Kaire, frustré de son approvisionnement, se vit menacé de la famine. D'autre part, les Beks et les propriétaires dont les terres étaient dans le Faïoum et au-delà, perdirent leurs revenus, parce que les exilés les mirent à contribution. Ce double désordre exigeait une nouvelle expédition. Morad-bek, fatigué de la précédente, refusa d'en faire uneautre; Ybrahim bek s'en chargea. Dès le mois d'Août, malgré le Ramâdan, on en fit les préparatifs: comme à l'autre, on saisit tous les bateaux et leurs patrons; on imposa des contributions; on contraignit les Fournisseurs. Enfin, dans les premiers jours d'octobre, Ybrahim partit avec une armée qui passait pour formidable, parce qu'elle était d'environ 3,000 cavaliers. La marchese fit par le Nil, attendu que leseaux de l'inondation n'avaient pas encore évacué tout le pays

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et que le terrain restait fangeux. En peu de jours on fut en présence. Ybrahim, qui n'a pas l'humeur si guerrière que Morad, n'attaqua point les confédérés; il entra en négociation, et il conclut un traité verbal, dont les conditions furent le retour des Beks, et leur rétablissement. Morad, qui soupçonna quelque trame contre lui dans cet accord, en fut très-mécontent: la défiance s'établit plus que jamais entre lui et son rival. L'arrogance que les exilés montrèrent dans un Divan général, acheva de l'alarmer: il se crut trahi; et pour en prévenir l'effet, il sortit du Kaire avec ses gens, et il se retira au Saïd. On crut qu'il y aurait une guerre ouverte; mais Ybrahim temporisa. Au bout de quatre mois, Morad vint à Djizé, comme pour décider la querelle par une bataille: pendant vingt-cinq jours les deux partis, séparés par le fleuve, restèrent en présence sans rien faire. On pourparla; mais Morad, mécontent des Conditions, et ne se trouvant pas assez fort pour en dicter de vive-force, retourna au Saïd. Il y fut suivi par des envoyés, qui, après quatre mois de négociations, parvinrent enfin à le ramener au Kaire: les conditions furent, qu'il continuerait de partager l'autorité avec Ybrahim, et que les' cinq

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Beks seraient dépouillés de leurs biens. Ces Beks se voyant sacrifiés par Ybrahim, prirent la fuite; Morad les poursuivit, et les ayant fait prendre par les Arabes du désert, il les ramena au Kaire pour les y garder à vue. Alors la paix sembla rétablie; mais ce qui s'était passé entre les deux Commandans, leur avait trop dévoilé à chacun leurs véritables intentions, pour qu'ils pussent désormais vivre comme amis. Chacun d'eux, bien convaincu que son rival n'épiait que l'occasion de le perdre, veilla pour éviter une surprise ou la préparer. Cette guerre sourde en vint au point d'obliger Morad-bek de quitter le Kaire en 1784; mais en se campant aux portes, il y tint une si bonne contenance, qu'Ybrahim, effrayé à son tour, s'enfuit avec ses gens au Saïd. Il y resta jusqu'en Mars 1785, que, par un nouvel accord, il est revenu au Kaire. Il y partage comme ci-devant l'autorité avec sonrival, en attendant que quelque nouvelle intrigue lui fournisse l'occasion de prendre sa revanche. Tel est le sommaire des révolutions qui ont agité l'Égypte dans ces dernières années. Je n'ai point détaillé la foule d'incidens dont les évènemens ont été compliqués, parce que, outre leur incertitude, ils ne portent

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ni intérêt ni instruction: ce sont toujours des cabales, des intrigues, des trahisons, des meurtres, dont la répétition finit par ennuyer; c'en est assez si le Lecteur saisit la chaîne des faits principaux, et en tire des idées générales sur les mœurs et l'état politique du pays qu'il étudie. Il nous reste à joindre sur ces deux objets de plus grands éclaircissemens.

CHAPITRE X.

État présent de l'Égypte.

DEPUIS la révolution d'Ybrahim Kiâya, et sur-tout depuis celle d'Ali-bek, le pouvoir des Ottomans en Égypte est devenu plus précaire que dans aucune autre province. Il est bien vrai que la Porte y conserve toujours un Pacha; mais ce Pacha, resserré et gardé à vue dans le château du Kaire, est plutôt le prisonnier des Mamlouks, que le substitut du Sultan. On le dépose, on l'exile, on le chasse à volonté; et sur la simple sommation d'un héraut vêtu de

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noir (1), il descend de son palais comme le plus simple particulier. Quelques Pachas, choisis à dessein par la Porte, ont tenté, par des manèges secrets, de rétablir les pouvoirs de leur dignité; mais les Beks ont rendu ces intrigues si dangereuses, qu'ils se bornent maintenant à passer tranquillement les trois ans que doit durer leur captivité, et à manger en paix la pension qu'on leur alloue.

Cependant les Beks, dans la crainte de porter le Divan à quelque parti violent, n'osent declarer leur indépendance. Tout continue de se faire au nom du Sultan: ses ordres sont reçus, comme l'on dit, sur la tête et surles yeux, c'est-à-dire, avec le plus grand respect; mais cette apparence illusoire n'est jamais suivie de l'exécution. Le tribut est souvent suspendu, et il subit toujours des défalcations. On passe en compte des dépenses, telles que le curage des canaux, le transport des décombres du Kaire à la mer, le payement des troupes, la réparation des mosquées, etc. etc., qui sont autant

(1) La formule de déposition consiste en ce mot: enzel; c'est-à-dire, descends du château.

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de dépenses fausses et simulées. On trompe sur le dégré de l'inondation des terres: la crainte seule des Caravelles qui, chaque année, viennent à Damiât et à Alexandrie, fait acquitter la contribution des riz et des blés; encore trouve-t-on le moyen d'altérer les fournissemens effectifs en capitulant avec ceux qui les reçoivent. De son côté, la Porte, fidèle à sa politique ordinaire, ferme les yeux sur tous ces abus; elle sent que pour les réprimer, il faudrait des efforts coûteux, et peut-être même une guerre ouverte qui compromettrait sa dignité: d'ailleurs, depuis plusieurs années, des intérêts plus pressans l'obligent de rassembler vers le nord toutes ses forces; occupée de sa propre sureté dans Constantinople, elle laisse aux circonstances le soin de rétablir son pouvoir dans les Provinces éloignées: elle fomente les divisions des divers partis, pour empêcher qu'aucun ne prenne consistance; et cette méthode, qui ne l'a point encore trompée, est également avantageuse à ses grands-officiers, qui se font de gros revenus en vendant aux rebelles leur protection et leur influence. L'Amiral actuel Hasan-Pacha, a su plus d'une fois s'en prévaloir vis-à-vis de Morad et

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d'Ybrahim, de manière à en obtenir des sommes considérables.

CHAPITRE XI.

Constitution de la milice des Mamlouks.

EN s'emparant du gouvernement de l'Égypte, les Mamlouks ont pris des mesures qui semblent leur en assurer la possession. La plus efficace, sans doute, est la précaution qu'ils ont eue d'avilir les Corps militaires des Azâbs et des Janissaires. Ces deux Corps, qui jadis étaient la terreur du Pacha, ne sont plus que des simulacres aussi vains que lui-même. La Porte a encore cette faute à se reprocher: car, dès avant l'insurrection d'Ybrahim Kiâya, le nombre des troupes Turkes, qui devait être de quarante mille hommes, partie infanterie, partie cavalerie, avait été réduit à plus de moitié par l'avarice des Commandans, qui détournaient les payes à leur profit; après Ybrahim, Ali-bek compléta ce désordre. D'abord il se défit de tous les chefs qui pouvaient lui faire ombrage; il laissa vaquer

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les places sans les remplir; il ôta aux Commandans toute influence, et il avilit toutes les troupes Turkes, au point qu'aujourd'hui les Janissaires, les Azâbs et les cinq autres corps ne sont qu'un ramas d'artisans, de goujats et de vagabonds qui gardent les portes de qui les paye, et qui tremblent devant les Mamlouks comme la populace du Kaire. C'est véritablement dans le corps de ces Mamlouks que consiste toute la force militaire de l'Égypte: parmi eux, quelques centaines sont répandues dans le pays et les villages pour y maintenir l'autorité, y percevoir les tributs, et veiller aux exactions; mais la masse est rassemblée au Kaire. D'après les supputations de personnes instruites, leur nombre ne doit pas excéder huit mille cinq cents hommes, tant Beks, Kâchefs, que simples affranchis et Mamlouks encore esclaves; dans ce nombre il y a une foule de jeunes gens qui n'ont pas atteint vingt et vingt-deux ans. La plus forte maison est celle d'Ybrahim bek, qui a environ six cents Mamlouks: après lui vient Morad, qui n'en a pas plus de quatre cents, mais qui, par son audace et sa prodigalité, fait contre-poids à l'opulence avare de son rival; le reste des Beks, au nombre

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de dix-huit à vingt, en a depuis cinquante jusqu'à deux cents. Il y a en outre un grand nombre de Mamlouks que l'on pourrait appeler vagues, en ce qu'étant issus de maisons éteintes, il s'attachent a l'une où à l'autre selon leur intérêt, toujours prêts à changer pour qui leur donnera davantage. Il faut encore compter quelques Serrâdjes, espèce de domestiques à cheval qui portent les ordres des Beks, et remplissent les fonctions d'huissiers: le tout ensemble ne va pas à dix mille cavaliers. On ne doit point compter d'infanterie; elle n'est ni connue ni estimée en Turkie, et sur-tout dans les provinces d'Asie. Les préjugés des anciens Perses et des Tartares règnent encore dans ces contrées: la guerre n'y étant que l'art de fuir ou de poursuivre, l'homme de cheval qui remplit le mieux ce double but, est réputé le seul homme de guerre; et comme chez les Barbares l'homme de guerre est le seul homme distingué, il en est résulté, pour la marche à pied, quelque chose d'avilissant qui l'a fait réserver au peuple. C'est à ce titre que les Mamlouks ne permettent aux habitans de l'Égypte que les mulets et les ânes, et qu'eux seuls ont le privilège d'aller à cheval: ils en usent dans

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toute son étendue: à la ville, à la campagne, en visite, même de porte en porte, on ne les voit jamais qu'à cheval. Leur habillement est venu se joindre aux préjugés pour leur en imposer l'obligation. Cet habillement qui, pour la forme, ne diffère point de celui de tous les gens aisés en Turkie, mérite d'être décrit.

§. I. Vêtemens des Mamlouks.

D'abord c'est une ample chemise de toile de coton claire et jaunâtre, par dessus laquelle on revêt une espèce de robe-de-chambre en toile des Indes, ou en étoffes légères de Damas et d'Alep. Cette robe, appelée antari, tombe du cou aux chevilles, et croise sur le devant du corps jusque vers les hanches, où elle se fixe par deux cordons. Sur cette première enveloppe vient une seconde, de la même forme, de la même ampleur, et dont les larges manches tombent également jusqu'au bout des doigts. Celle-ci s'appelle coftân; elle se fait ordinairement d'étoffes de soie plus riches que la première. Une longue ceinture serre ces deux vêtemens à la taille, et partage le corps en deux

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paquets. Par dessus ces deux pièces en vient une troisième, que l'on appelle djoubé; elle est de drap sans doublure; elle a la même forme générale, excepté que ses manches sont coupées au coude. Dans l'hiver et souvent même dans l'été, ce djoubé est garni d'une fourrure, et devient pelisse. Enfin, on met par dessus ces trois enveloppes une dernière, que l'on appelle beniche. C'est le manteau ou l'habit de cérémonie. Son emploi est de couvrir exactement tout le corps, même le bout des doigts, qu'il serait très-indécent de laisser paraître devant les grands. Sous ce beniche, le corps a l'air d'un long sac d'où sortent un cou nu et une tête sans cheveux couverte d'un turban. Celui des Mamlouks, appelé Qâouq, est un cylindre jaune, garni en dehors d'un rouleau de mousseline artistement compassé. Leurs pieds sont couverts d'un chausson de cuir jaune qui remonte jusqu'aux talons, et d'une pantoufle sans quartier, toujours près de rester en chemin. Mais la pièce la plus singulière de cet habillement, est une espèce de pantalon, dont l'ampleur est telle, que danssa hauteur il arrive au menton, et que chacune de ses jambes pourrait recevoir le corps entier: a joutez

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que les Mamlouks le font de ce drap de Venise qu'on appelle saille, qui, quoiqu'aussi moëlleux que l'elbeuf, est plus épais que la bure; et que, pour marcher plus à l'aise, ils y renferment, sous une ceinture à coulisse, toute la partie pendante des vêtemens dont nous avons parlé. Ainsi emmaillotés, on conçoit que les Mamlouks ne sont pas des piétons agiles; mais ce que l'on ne conçoit qu'après avoir vu les hommes de divers pays, est qu'ils regardent leur habillement comme très-commode. En vain leur objectet-on qu'à pied il empêche de marcher, qu'à cheval il charge inutilement, et que tout cavalier démonté est un homme perdu; ils répondent: C'est l'usage, et ce mot répond à tout.

§. II. Équipage des Mamlouks.

Voyons si l'équipage de leur cheval est mieux raisonné. Depuis que l'on a pris en Europe le bon esprit de se rendre compte des motifs de chaque chose, on a senti que le cheval, pour exécuter ses mouvemens sous le cavalier, avait besoin d'être le moins chargé qu'il est possible, et l'on a allégé son haraois autant que le per-

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mettait la solidité. Cette révolution, que le dixhuitième siècle a vu éclore parmi nous, est encore bien loin des Mamlouks, dont l'esprit est resté au douzième siècle. Toujours guidés par l'usage, ils donnent au cheval une selle, dont la charpente grossière est chargée de fer, de bois et de cuir. Sur cette selle s'élève un trousse-quin de huit pouces de hauteur, qui couvre le cavalier jusqu'aux reins, pendant que sur le devant, un pommeau, saillant de quatre à cinq pouces, menace sa poitrine quand il se penche. Sous la selle, au lieu de coussins, ils étendent trois épaisses couvertures de laine: le tout est fixé par une sangle qui passe sur la selle, et s'attache, non par des boucles à ardillon, mais par des nœuds de courroies peu solides et très-compliqués. D'ailleurs, ces selles ont un large poitrail et manquent de croupière, ce qui les jette trop sur les épaules du cheval. Les étriers sont une plaque de cuivre plus longue et plus large que le pied, et dont les côtés relevés d'un pouce, viennent mourir à l'anse d'où ils pendent. Les angles de cette plaque sont tranchans, et servent, au-lieu d'éperon, à ouvrir les flancs par de longues blessures. Le poids ordinaire d'une paire de ces

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étriers, est de neuf à dix livres, et souvent ils passent douze et treize. La selle et les couvertures n'en pèsent pas moins de vingt-cinq; ainsi le cheval porte d'abord un poids de trente-six livres, ce qui est d'autant plus ridicule, que les chevaux d'Egypte sont très-petits. La bride est aussi mal conçue dans son genre; elle est de l'espèce qu'on appelle à la genette, sans articulation. La gourmette, qui n'est qu'un anneau de fer, serre le menton, au point d'en couper la peau; aussi tous ces chevaux ont les barres brisées, et manquent absolument de bouche: c'est un effet nécessaire des pratiques des Mamlouks, qui au lieu de la ménager, comme nous, la détruisent par des saccades violentes; ils lesemployent surtout pour une manœuvre qui leur est particulière: elle consiste à lancer le cheval à bride abattue, puis à l'arrêter subitement au plus fort de la course; saisi par le mords, le cheval roidit les jambes, plie les jarrets, et termine sa carrière en glissant d'une seule pièce, comme un cheval de bois: on conçoit combien cette manœuvre répétée perd les jambes et la bouche; mais les Mamlouks lui trouvent de la grace, et elle convient à leur manière de combattre. Du reste, malgré

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leurs jambes en crochets, et les perpétuels mouvemens de leurs corps, on ne peut nier qu'ils ne soient des cavaliers fermes et vigoureux, et qu'ils n'ayent quelque chose de guerrier, qui flatte l'œil même d'un étranger; il faut convenir aussi qu'ils ont mieux raisonné le choix de leurs armes.

§. III. Armes des Mamlouks.

La première, est une carabine Anglaise denviron trente pouces de longueur, et d'un calibre tel, qu'elle peut lancer à la fois dix à douze balles, dont l'effet, même sans adresse, est toujours meurtrier. En second lieu, ils portent à la ceinture deux grands pistolets qui tiennent au vêtement par un cordon de soie, A l'arçon pend quelquefois une masse d'armes dont ils se servent pour assommer; enfin, sur la cuisse gauche pend à une bandoulière un sabre courbe, d'une espèce peu connue en Europe; sa lame, prise en ligne droite, n'a pas plus de vingt-quatre pouces, mais mesurée dans sa courbure, elle ena trente. Cette forme, qui nous paraît bisarre, n'a pas été adoptée sans motifs; l'expérience apprend que l'effet d'une lame droite est borné au lieu et au moment de sa chute, parce qu'elle ne coupe qu'en

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appuyant: une lame courbe, au contraire, présentant le tranchant en retraite, glisse par l'effort du bras, et continue son action dans unlong espace. Les Barbares, dont l'esprit s'exerce de préférence sur les arts meurtriers, n'ont pas manqué cette observation, et de-là, l'usage des cimeterres, si général et si ancien dans l'Orient. Le commun des Mamlouks tire les siens de Constantinople et d'Europe; mais les Beks se disputent les lames de Perse et des anciennes fabriques de Damas (1), qu'ils payent jusqu'à quarante et cinquante louis. Lesqualités qu'ils en estiment, sont la légèreté, la trempe égale et bien sonnante, les ondulations du fer, et sur-tout la finesse du tranchant: il faut avouer qu'elle est exquise, mais ces lames ont le défaut d'être fragiles comme le verre.

§. IV. Éducation et Exercices des Mamlouks.

L'art de se servir de ces armes fait le sujet de l'éducation des Mamlouks, et l'occupation de toute leur vie. Chaque jour, de grand matin, la plupart se rendent dans une plaine hors du

(1) Je dis anciennes, car aujourd'hui on n'y fabrique plus d'acier.

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Kaire; et là, courant à toute bride, ils s'exercent à sortir prestement la carabine de la bandoulière, à la tirer juste, à la jeter sous la cuisse, pour saisir un pistolet qu'ils tirent et jettent pardessus l'épaule; puis un second, dont ils font de même, se fiant au cordon qui les attache, sans perdre de temps à les replacer. Les Beks présens les encouragent; et quiconque brise le vase de terre qui sert de but, reçoit des éloges et de l'argent. Ils s'exercent aussi à bien manier le sabre, et sur-tout à donner le coup de revers qui prend de bas en haut, et qui est le plus difficile à parer. Leurs tranchans sont si bons, et leurs mains si adroites, que plusieurs coupent une tète de coton mouillé, comme un pain de beurre. Ils tirentaussi l'arc, quoiqu'ils l'ayent banni des combats; mais leur exercice favori est celui du Djerid: ce nom, qui signifie proprement roseau, se donne en général à tout bâton qu'on lance à la main, selon des principes qui ont dû être ceux des Romains pour le pilum: au lieu de bâton, les Mamlouks employent des branches fraîches de palmier effeuillées. Ces branches, qui ont la forme d'une tige d'artichaut, ont quatre pieds de longueur, et pèsent cinq à six livres. Armés de ce

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trait, les cavaliers entrent en lice, et courant à toute bride, ils se le lancent d'assez loin. Si-tôt lancé, l'agresseur tourne bride, et celui qui fuit, poursuit et jette à son tour. Les chevaux, dressés par l'habitude, secondent si bien leurs maîtres, qu'on dirait qu'ils y prennent autant de plaisir; mais ce plaisir est dangereux, car il y a des bras qui lancent avec tant de roideur, que souvent le coup blesse, et même devient mortel. Malheur à qui n'esquivait pas le djerid d'Alibek! Ces jeux, qui nous semblent barbares, tiennent de près à l'état politique des Nations. Il n'y a pas trois siècles qu'ils existaient parmi nous, et leur extinction est bien moins due à l'accident de Henri II, ou à un esprit philosophique, qu'à un état de paix intérieure qui les a rendus inutiles. Chez les Turks, au contraire, et chez les Mamlouks, ils se sont conservés, parce que l'anarchie de leur société a continué de faire un besoin de tout ce qui est relatif à la guerre. Voyons si leurs progrès dans cette partie sont proportionnés à leur pratique.

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§. V. Art militaire des Mamlouks.

Dans notre Europe, quand on parle de troupes et de guerre, on se figure sur le champ une distribution d'hommes par compagnies, par bataillons, par escadrons; des uniformes de tailles et de couleurs, des formations par rangs et lignes, des combinaisons de manœuvres particulières ou d'évolutions générales; en un mot, tout un système d'opérations fondées sur des principes réfléchis. Ces idées sont justes par rapport à nous; mais quand on les transporte aux pays dont nous traitons, elles deviennent autailt d'erreurs. Les Mamlouks ne connaissent rien de notre art militaire; ils n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni formation, ni discipline, ni même de subordination. Leur réunion est un attroupement, leur marche est une cohue, leur combat est un duel, leur guerre est un brigandage; ordinairemeilt elle se fait dans la ville même du Kaire: au moment qu'on y pense le moins, une cabale éclate, des Beks montent à cheval, lélarme se répand, leurs adversaires paraissent: on se charge dans la rue le sabre à la main; quelques meurtres décident la querelle, et le plus faible ou le

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plus timide est exilé. Le peuple n'est pour rien dans ces combats; que lui importe que les tyrans s'égorgent? Mais on ne doit pas le croire spectateur tranquille; au milieu des balles et des coups de cimeterre, ce rôle est toujours dangereux: chacun fuit du champ de bataille, jusqu'au moment où le calme se rétablit. Quelquefois la populace pille les maisons des exilés, et les vainqueurs n'y mettent pas d'obstacle. A ce sujet, il est bon d'observer que ces phrases usitées dans les nouvelles d'Europe: les Beks ont fait des recrues, les Beks ont ameutélepeuple, le peuple a favorisé un parti, sont peu propres à donner des idées exactes. Dans les démêlés des Mamlouks, le peuple n'est jamais qu'un acteur passif.

Quelquefois la guerre est transportée à la campagne, et les combattans n'y déploient pas plus d'art. Le parti le plus fort ou le plus audacieux poursuit l'autre; s'ils sont égaux en courage, ils s'attendent ou se donnent un rendez-vous, et là, sans égard pour les avantages de position, les deux troupes s'approchent en peloton; les plus hardis marchent en tête; on s'aborde, on se défie, on s'attaque; chacun choisit son homme:

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on tire, si l'on peut, et l'on passe vîte au sabre; c'est-là que se déploient l'art du cavalier et la souplesse du cheval. Si celui-ci tombe, l'autre est perdu. Dans les déroutes, les valets toujours présens, relèvent leurs maîtres; et s'il n'y a pas de témoins, ils l'assomment pour prendre la ceinture de sequins qu'il a soin de porter. Souvent la bataille se décide par la mort de deux ou trois personnes. Depuis quelque temps sur-tout, les Mamlouks ont compris que leurs patrons étant les principaux intéressés, devaient courir les plus grands risques, et ils leur en laissent l'honneur. S'ils ont l'avantage, tant mieux pour tout le monde; s'ils sont vaincus, l'on capitule avec le vainqueur, qui souvent a fait ses conditions d'avance. Il n'y a que profit à rester tranquille; on est sûr de trouver un maître qui paye, et l'on revient au Kaire vivre à ses dépens jusqu'à nouvelle fortune.

§. VI. Discipline des Mamlouks.

Ce caractère qui cause la mobilité de cette Milice; est une suite nécessaire de sa constitution. Le jeune paysan vendu en Mingrélie ou en Géorgie, n'a pas plutôt mis le pied en Égypte,

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que ses idées subissent une révolution. Une carrière immense s'ouvre à ses regards. Tout se réunit pour éveiller son audace et son ambition; encore esclave, il se sent destiné à devenir maître, et déja il prend l'esprit de sa future condition. Il calcule le besoin qu'a de lui son patron, et il lui fait acheter ses services et son zèle; il les mesure sur le salaire qu'il en reçoit, ou sur celui qu'il en attend. Or comme cette société ne connaît pas d'autre mobile que l'argent, il en résuite que le soin principal des maîtres est de satisfaire l'avidité de leurs serviteurs pour maintenir leur attachement. De-là cette prodigalité des Beks, ruineuse à l'Égypte qu'ils pillent; de-là, cette insubordination des Mamlouks, fatale à leurs chefs qu'ils dépouillent; de-là, ces intrigues qui ne cessent d'agiter les grands et les petits. A pieine un esclave est-il affranchi, qu'il porte déjà ses regards sur les premiers emplois. Qui pourrait arrêter ses prétentions? Rien dans ceux qui commandent ne lui offre cette supériorité de talens jui imprime le respect. Il n'y voit que des soldats comme lui, parvenus à la puissance par les décrets du sort; et s'il plaît au sort de le favoriser, il parviendra de même, et il ne sera

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pas moins habile dans l'art de gouverner, puisque cet art ne consiste qu'à prendre de l'argent et à donner des coups de sabre. De cet ordre de choses, est encore né un luxe effréné, qui levant les barrières à tous les besoins, a donné à la rapacité des grands une étendue sans bornes. Ce luxe est tel, qu'il n'y a point de Mamlouk dont l'entretien ne coûte par an 2,500 livres, et il en est beaucoup qui coûtant le double. A chaque Ramâdan, il faut un habillement neuf, il faut des draps de France, des sailles de Venise, des étoffes de Damas et des Indeç. Il faut souvent renouveler les chevaux, les harnois. On veut des pistolets et des sabres damasquinés, des étriers dorés d'or moulu, des selles et des brides plaquées d'argent. Il faut aux chefs, pour les distinguer du vulgaire, des bijoux, des pierres précieuses, des chevaux Arabes de deux et trois cent louis, des châles, de Kachemire (1) de vingt-cinq et de cinquante louis, et une faute de pelisses dont les moindres coûtent cinq cents livres (2). Les

(1) Voyez la note du Tome II, page 138.

(2) Les Négocians Européens, qui out pris goût à ce luxe, ne croient pas avoir une garderobe décente, quand elle ne passe pas douze ou quinze mille francs.

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femmes ont rejeté comme trop simple l'ancien usage des garnitures de sequins sur la tête et sur la poitrine; elles y ont substitué les diamans, les émeraudes, les rubis, les perles fines; et à la passion des châles et des fourrures, elles ont joint celle des étoffes et des galons de Lyon. Quand de tels besoins se trouvent dans une classe qui a en main toute l'autorité, et qui ne connaît de droits ni de propriété ni de vie, qu'on juge des conséquences qu'ils doivent avoir, et pour les classes obligées d'y fournir, et pour les mœurs mêmes de ceux qui les ont.

§. VII. Mœurs des Mamlouks.

Les mœurs des Mamlouks sont telles qu'il est à craindre, en conservant les simples traits de la vérité, d'encourir le soupçon d'une exagération passionnée. Nés la plupart dans le rit Grec, et circoncis au moment qu'on les achète, ils ne sont aux yeux des Turks mêmes que des Renégats, sans foi ni religion. Étrangers entre eux, ils ne sont point liés par ces sentimens naturels qui unissent les autres hommes. Sans parens, sans enfans, le passé n'a rien fait pour eux; ils ne font rien pour l'avenir. Ignorans et superstitieux par

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éducation, ils deviennent farouches par les meurtres, séditieux par les tumultes, perfides par les cabales, lâches par la dissimulation, et corrompus par toute espèce de débauche. Ils sont surtout adonnés à ce genre honteux qui fut de tout temps le vice des Grecs et des Tartares; c'est la première leçon qu'ils reçoivent de leur maître d'armes. On ne sait comment expliquer ce goût, quand on considère qu'ils ont tous des femmes, à moins de supposer qu'ils recherchent dans un sexe, le piquant des refus dont ils ont dépouillé l'autre; mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a pas un seul Mamlouk sans tache; et leur contagion a dépravé les habitans du Kaire, même les Chrétiens de Syrie qui y demeurent.

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CHAPITRE. XII

Gouvernement des Mamloyks.

TELLE est l'espèce d'hommes qui fait en ce moment le sort de l'Égypte; ce sont des esprits de cette trempe qui sont à la tête du Gouvernement: quelques coups de sabre heureux, plus d'astuce ou d'audace mènent à cette prééminence; mais on conçoit qu'en changeant de fortune, les parvenus ne changent point de caractère, et qu'ils portent l'ame des esclaves dans la condition des Rois. La souveraineté n'est pas pour eux l'art difficile de diriger vers un but commun les passions diverses d'une société nombreuse; mais seulement un moyen d'avoir plus de femmes, de bijoux, de chevaux, d'esclaves, et de satisfaire leurs fantaisies. L'administration, à l'intérieur et à l'extérieur, est conduite dans cet esprit. D'un côté, elle se réduit à manœuvrer vis-à-vis de la Cour de Constantinople, pour éluder le tribut ou les menaces du Sultan; de l'autre à acheter beaucoup d'esclaves, à multiplier les amis, à prévenir les

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complots, à détruire les ennemis secrets par le fer ou le poison; toujours dans les alarmes, les chefs vivent comme les anciens tyrans de Syracuse. Morad et Ybrahim ne dorment qu'au milieu des carabines et des sabres. Du reste, nulle idée de police ni d'ordre public (1). L'unique affaire est de se procurer de l'argent; et le moyen employé comme le plus simple, est de le saisir par-tout où il se montre, de l'arracher par violence à quiconque en possède, d'imposer à chaque instant des contributions arbitraires sur les villages et sur la douane, qui les reverse sur le commerce.

§. I. État du peuple en Égypte.

On jugera aisément que dans un tel pays, tout est analogue à un tel régime. Là où le Cultivateur ne jouit pas du fruit de ses peines, il

(1) Lorsque j'étais au Kaire, des Mamlouks enlevèrent la femme d'un Juif qui passait le Nil avec elle. Ce Juif ayant fait porter des plaintes à Morad, ce Bek répondit de sa voix de charretier: Eh, laissez ces jeunes gens s'ébattre! Le soir, les Mamlouks firent dire au Juif quils lui tiendraient sa femme, s'il comptait cent piastres pour leurs peines, et il fallut en passer par là. Il est remarquable que dans les mœurs du pays, l'article des femmes est une chose plus sacrée que la vie même.

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ne travaille que par contrainte, et l'agriculture est languissante: là où il n'y a point de sureté dans les jouissances, il n'y a point de cette industrie qui les crée, et les arts sont dans l'ensance: là où les connaissances ne mènent à rien, l'on ne fait rien pour les acquérir, et les esprits sont dans la barbarie. Tel est l'état de l'Egypte. La majeure partie des terres est aux mains des Beks, des Mamlouks, des Gens de loi; le nombre des autres propriétaires est infiniment borné, et leur propriété est sujette à mille charges. Achaque instant c'est une contribution à payer, un dommage à réparer; nul droit de succession ni d'héritage pour les immeubles; tout rentre au Gouvernement, dont il faut tout racheter. Les paysans y sont des manœuvres à gages, à qui l'on ne laisse pour vivre que ce qu'il faut pour ne pas mourir. Le riz et le blé qu'ils cueillent passent à la table des maîtres, pendant qu'eux ne se réservent que le doura, dont ils font un pain sans levain et sans saveur quand il est froid. Ce pain, cuit à un feu formé de la fiente séchée des buffles et des vahes (1), est, avec l'eau et les oignons

(1) On se rappelle que l'Égypte est un pays nu et sans bois.

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crus, leur nourriture de toute l'année: ils sont heureux s'ils y peuvent ajouter de temps en temps du miel, du fromage, du lait aigre et des dattes. La viande et la graisse, qu'ils aiment avec passion, ne paroissent qu'aux plus grands jours de fête, et chez les plus aisés. Tout leur vêtement consiste en une chemise de grosse toile bleue, et en un manteau noir d'un tissu clair et grossier. Leur coiffure est une toque d'une espèce de drap, sur laquelle ils roulent un long mouchoir de laine rouge. Les bras, les jambes, la poitrine sont nus, et la plupart ne portent pas de caleçon. Leurs habitations sont des huttes de terre, où l'on étouffe de chaleur et de fumée, et où les maladies causées par la mal-propreté, l'humidité et les mauvais alimens, viennent souvent les assiéger: enfin, pour combler la mesure, viennent se joindre à ces maux physiques des alarmes habituelles, la crainte des pillages des Arabes, des visites des Mamlouks, des vengeances des familles, et tous les soucis d'une guerre civile continue. Ce tableau, commun à tous les villages, n'est guère plus riant dans les villes. Au Kaire même, l'Etranger qui arrive est frappé d'un aspect général de ruine et de misère; la foule qui se presse

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dans les rues, n'offre à ses regards que des haillons hideux et des nudités dégoûtantes. Il est vrai qu'on y rencontre souvent des cavaliers richement vêtus; mais ce contraste de luxe ne rend que plus choquant le spectacle de l'indigence. Tout ce que l'on voit ou que l'on entend, annonce que l'on est dans le pays de l'esclavage et de la tyrannie. On ne parle que de troubles civils, que de misère publique, que d'extorsions d'argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle sûreté pour la vie ou la propriété. On verse le sang d'un homme comme celui d'un bœuf. La justice même le verse sans formalité. L'Officier de nuit dans ses rondes, l'Officier de jour dans ses tournées, jugent, condamnent et font exécuter en un clin d'œil et sans appel. Des bourreaux les accompagnent, et au premier ordre la tête d'un malheureux tombe dans le sac de cuir, où on la reçoit de peur de souiller la place. Encore, si l'apparence seule du délit exposait au danger de la peine! mais souvent, sans autre motif que l'avidité d'un homme puissant et la délation d'un ennemi, on cite devant un Bek un homme soupçonné d'avoir de l'argent; on exige de lui une somme; et s'il la dénie, on

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le renverse sur le dos, on lui donne deux et trois cents coups de bâton sur la plante des pieds, et quelquefois on l'assomme. Malheur à qui est soupçonné d'avoir de l'aisance! Cent espions sont toujours prêts à le dénoncer. Ce n'est que par les dehors de la pauvreté qu'il peut échapper aux rapines de la puissance.

§. II Misère et famine des dernières années.

C'est sur-tout dans les trois dernières années, que cette capitale et l'Egypte entière ont offert le spectacle de la misère la plus déplorable. Aux maux habituels d'une tyrannie effrénée, à ceuxqui résultaient des troubles des années précédentes, se sont joints des fléaux naturels encore plus destructeurs. La peste, apportée de Constantinople au mois de novembre 1783, exerça pendant l'hiver ses ravages accoutumés; on compta jusqu'à 1,500 morts sortis dans un jour parles portes du Kaire(1). Par un effet ordinaire dans ce pays, l'été vint la calmer. Mais à ce premier fléau, en succéda

(1) En Turkie, les tombeaux, selon l'usage des anciens, sont toujours hors des villes; et comme chaque tombeau a ordinairement une grande pierre et une petite maçonnerie, il en résulte presque une ville second e, que l'on pourrait appeler, comme jadis à Alexandrie, Nécropolis, la ville des morts.

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bientôt un autre aussi terrible. L'inondation de 1783 n'avait pas été complète; une grande partie des terres n'avait pu être ensemencée faute d'arrosement; uneautre ne l'avait pas été faute de semences: le Nil n'ayant pas encore atteint, en 1784, les termes favorables, la disette se déclara sur le champ. Dès la fin de novembre, la famine enlevait au Kaire presqu'autant de monde que la peste; les rues, qui d'abord étaient pleines de mendians, n'en offrirent bientôt pas un seul: tout périt ou déserta. Les villages ne furent pas moins ravagés; un nombre infini de malheureux, qui voulurent échapper à la mort, se répandirent dans les pays voisins. J'en ai vu la Syrie inondée; en janvier 1785, les rues de Saide, d'Acre, et la Palestine étaient pleines d'Egyptiens, reconnaissables par-tout à leur peau noirâtre; et il en a pénétré jusqu'à Alep et à Diarbekr. L'on ne peut évaluer précisément la dépopulation de ces deux années, parce que les Turks ne tiennent pas de registresde morts, de naissances, ni de dénombrement (1); mais l'opinion commune était que le pays avait perdu le sixième de ses habitans.

(1) Ils ont contre cet usage des préjugés superstitieux.

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Dans ces circonstances, on a vu se renouveler tous ces tableaux dont le récit fait frémir, et dont la vue imprime un sentiment d'horreur et de tristesse qui s'efface difficilement. Ainsi que dans la famine arrivée au Bengale, il y a quelques années, les rues et les places publiques étaient jonchées de squelettes exténués et mourans; leurs voix défaillantes imploraient en vain la pitié des passans; la crainte d'un danger commun endurcissait les cœurs; ces malheureux expiraient adossés aux maisons des Beks, qu'ils savaient approvisionnées de riz et de blé, et souvent les Mamlouks, importunés par leurs cris, les chassaient à coups de bâton. Aucun des moyeps révoltans d'assouvir la rage de la faim n'a été oublié; ce qu'il y a de plus immonde était dévoré; et je n'oublierai jamais que revenant de Syrie en France, au mois de mars 1785, j'ai vu sous les murs de l'ancienne Alexandrie, deux malheureux assis sur le cadavre d'un chameau, et disputant aux chiens ses lambeaux putrides.

Il se trouve parmi nous des ames énergiques qui, après avoir payé le tribut de compassion dû à de si grands malheurs, passent, par un retour d'indignation, à en faire un crime aux hommes

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qui les endurent. Ils jugent dignes de la mort ces peuples qui n'ont pas le courage de la repouser, ou qui la reçoivent sans se donner la consolation de la vengeance. On va même jusqu'à prendre ces faits en preuve d'un paradoxe moral témérairement avancé; et l'on veut en appuyer ce prétendu axiome, que les habitans des pays chauds, avilis par tempéroment et par caratère, sont destinés par la nature à n'être jamais que les esclaves du despolisme.

Mais a-t-on bien examiné si des faite semblables ne sont jamais arrivés dans les climats qu'on veut honorer du privilège exclusif de la liberté ? A-t-on bien observé si les faits généraux dont on s'autorise, ne sont point accompagnés de circonstances et d'accessoires qui en dénaturent les résultats? Il en est de la Politique comme de la Médecine, où des phénomènes isolés jettent dans l'erreur sur les vraies causes du mal. On se presse trop d'établir en règles générales des cas particuliers: ces principes universelt qui plaisent tant à l'esprit, ont presque toujours le défaut d'être vague. Il est si rare que ta faits sur lesquels on raisonne, soient exacts, et l'observation en est si délicate, que l'on doit souvent

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craindre d'élever des systêmes sur des bases imaginaires.

Dans le cas dont il s'agit, si l'on approfondit les causes de l'accablement des Egyptiens, on trouvera que ce peuple, maîtrisé par des circonstances cruelles, est bien plus digne de pitié que de mépris. En effet, il n'en est pas de l'état politique de ce pays comme de celui de notre Europe. Parmi nous, les traces des anciennes révoltions s'affaiblissant chaque jour, les étrangers vainqueurs se sont rapprochés des indigènes vaincus; et ce mélange a formé des corps de nations identiques, qui n'ont plus eu que les mêmes intérêts. Dans l'Égypte, au contraire, et dans presque toute l'Asie, les peuples indigènes, asservis par dés révolutions encore récentes, à des conquérans étrangers, ont formé des corps mixtes, dont les intérêts sont tous opposés. L'Etat est proprement divisé en deux factions; l'une, celle du peuple vainqueur, dont les individus occupent tous les emplois de la puissance civile et militaire; l'autre, celle du peuple vaincu, qui remplit toutes les classes subalternes de la société. La faction gouvernante s'attribunt à titre de conquête, le droit exclusif de toute pro-

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priété, ne traite la faction gouvernée que comme un instrument passif de ses jouissances; et celle-ci à son tour, dépouillée de tout intérêt personnel, ne rend à l'autre que le moins qu'il lui est possible: c'est un esclave à qui l'opulence de son maître est à charge, et qui s'affranchirait volontiers de sa servitude, s'il en avait les moyens. Cette impuissance est un autre caractère qui distingue cette constitution des nôtres. Dans les Etats de l'Europe, les Gouvernemens, tirant du sein même des nations les moyens de les gouverner, il ne leur est ni facile ni avantageux d'abuser de leur puissance; mais si, par un cas supposé, ils se formaient des intérêts personnels et distincts, ils n'en pourraient porter l'usage jusqu'à la tyrannie. La raison en est qu'outre cette multitude qu'on appelle peuple, qui quoique forte par sa masse, est toujours faible par sa désunion, il existe encore un ordre mitoyen, qui, participant des qualités du Peuple et du Gouvernement, fait en quelque sorte équilibre entre l'un et l'autre. Ces ordre est la classe de tous ces citoyens opulens et aisés, qui, répandus dans les emplois de la société, ont un intérêt commun qu'on respecte les droits de sureté et

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de propriété dont ils jouissent. Dans l'Egypte, au contraire, point d'état mitoyen, point de ces classes nombreuses de nobles, de gens de robe ou d'Eglise, de Négocians, de Propriétaires, etc. qui sont en quelque sorte un corps intermédiaire entre le Peuple et le Gouvernement. Là, tout est militaire ou homme de loi, c'est-à-dire, homme du gouvernement; ou tout est laboureur, artisan, marchand, c'est-à-dire, peuple; et le peuple manque sur-tout du premier moyen de combattre l'oppression, l'art d'unir et de diriger ses forces. Pour détruire ou réformer les Mamlouks, il faudrait une ligue générale des paysans; et elle est impossible à former: le systême d'oppression est méthodique; on dirait que par-tout les tyrans en ont la science infuse. Chaque province, chaque district a son Gouverneur. Chaque village a son Lieutenant(1) qui veille aux mouvemens de la multitude. Seul contre tous, s'il paraît faible, la puissance qu'il représente le rend fort. D'ailleurs, l'expérience prouve que partout où un homme a le courage de se faire

(1) En Arabe qâiem maqâm, mot à mot tenant lieu, dont on fait calmacan.

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maître, il en trouve qui ont la bassesse de le seconder. Ce Lieutenant communique de son autorité à quelques membres de la société qu'il opprime, et ces individus deviennent ses appuis: jaloux les uns desautres, ils se disputent sa faveur, et il se sert de chacun tour-à-tour pour les détruire tous également, Les mêmes jalousies et des haines invétérées divisent aussi les villages; mais en supposant une réunion déja si difficile, qùe pourrait, avec des bâtons ou même des fusils une troupe de paysans à pied et presque nus, contre des cavaliers exercés, et armés de pied-en cap? Je désespère sur-tout du salut de l'Egypte, quand je considère la nature du terrain trop propre à la cavalerie. Parmi nous, si l'infanterie la mieux constituée redoute encore la cavalerie en plaine, que sera-ce chez un peuple qui n'a pas les premières idées de la tactique, qui ne peut même les acquérir, parce quelles sont le fruit de la pratique, et que la pratique est impossible, Ce n'est que dans les pays de montagnes que la liberté a de grandes ressources: c'est-là qu'a la faveur du terrain, une petite troupe supplée au nombre par l'habileté. Unanime parce qu'elle est d'abord peu nombreuse, elle acquiert

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chaque jour de nouvelles forces par l'habitude de les employer. L'oppresseur moins actif, parce qu'il est déja puissant, temporise; et il arrive enfin que ces troupes de paysans on de voleurs qu'il méprisait, deviennent des soldats aguerris qui lui disputent dans les plaines l'att des combats et le prix de la victoire. Dam les pays plats, au contraire, le moindre attroupement est dissipé, et le paysan novice, qui ne sait pas même faire un retranchement, n'a de ressource que dans la pitié de son maître et la continuation de son sertage. Aussi, s'il était un principe général à établir, nul ne serait plus vrai que celui-ci: que les pays de plaine sont le siége de l'indolence et de l'esclavage; et les montagnes, la patrie de l'énergie et de la liberté (1). Dans la situation

(1) En effet, la plupart des peuples anciens et modernes qui ont déployé une grande activité, se trouvent être des montagnards. Les Assyriens qui conquirent depuis l'Indus jusqu'à la Méditerranée, vinrent des montagnes d'Atourie. Les Kaldéens étaient originaires des mêmes contrées; les Perses de Cyrus sortirent des montagnes de l'Élymaide; le Macédoniens, des monts Rhodope. Dans les temps modernes, les Suisses, les Ecossais, les Savoyards, les Miquelets, les Asturiens, tes habitant des Cévènes, toujours libres, ou difficiles à soumettre, prouveraient la généralité de cette règle, si l'exception des Arabes et des Tartares n'indiquait qu'il est une autre cause morale qui appartient aux plaines comme aux montagnes.

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présente des Egyptiens, il pourrait encore se faire qu'ilsne montrassent point de courage, sans qu'on pût dire que le germe leur en manque, et que le climat le leur a refusé. En effet, cet effort continu de l'amé, qu'on appelle courage, est une qualité qui tient bien plus au moral qu'au physique. Ce n'est point le plus ou le moins de chaleur du climat, mais plutôt l'énergie des passions, et la confiance en ses forces, qui donnent l'audace d'affronter les dangers. Si ces deux conditions n'existent pas, le courage peut rester inerte; mais ce sont les circonstances qui manquent, et non la faculté. Dailleurs, s'il est des hommes capables d'énergie, ce doit être ceux dont l'ame et le corps trempés, si j'ose dire, par l'habitude de souffrir, ont prisune roideur qui émousse les traits de la douleur; et tels sont les Egyptiens. On se fait illusion quand on se les peint comme énervés parla chaleur, ou amollis par le libertinage. Les habitans des villes et les gens aisés peuvent avoir cette mollesse, qui dans tout climat est leur apanage; mais les paysans si méprisés, sous le nom de Fellâhs, supportent des fatigues étonnantes. On les voit

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passer des jours entiers à tirer l'eau du Nil, exposés nus à un soleil qui nous tuerait. Ceux d'entr'eux qui servent de valets aux Mamlouks, font tous les mouvemens du cavalier. A la ville, à la campagne, à la guerre, par-tout its le suivent, et toujours à pied; ils passent des journées entières à courir devant ou derrière les chevaux; et quand ils sont las, ils s'attachent à leur queue, plutôt que de rester en arrière. Des traits moraux fournissent des inductions analogues à ces traits physiques. L'opiniâtreté que ces paysans montrent dans leurs haines et leurs vengeances (1), leur acharnement dans les combats qu'ils se livrent quel quefois de village à village; le point d'honneur qu'ils mettent à souffrir la bastonnade sans déceler leur secret (2), leur barbarie même à punir dans leurs femmes et leurs filles le moindre échec à la pudeur (3); tout prouve que

(1) Quand un homme est tué par un autre, la famille du mort exige de celle de l'assassin un talion, dont la poursuite se transmet de race en race, sans jamais l'oublier.

(2) Quand un homme a subi cette torture sans déceler son argent, on dit de lui: C'est un homme, et ce mot l'indemnise.

(3) Souvent, sur un soupçon, ils les égorgent; et ce préjugé a lieu également dans la Syrie. Lorsque j'étois à Ramlé, un paysan se promena plusieurs jours dans te marché, ayant son manteau taché du sang de sa fille qu'il avait ainsi égorgéa; le grand nombre l'approuvait: la Justice Turké ne se mêle pas de ces choses.

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si le préjugé a su leuf trouver de l'énergie sur certains points, cette énergie n'a besoin que d'être dirigée, pour devenir un courage redoutable. Les émeutes et les séditions que leur patience lassée excite quelquefois sur-tout dans la province de Charqié, indiquent un feu couvert qui n'attend pour faire explosion, que des mains qui sachent l'agiter.

§. III. Etat des Arts et des Esprits.

Mais un obstacle puissant à toute heureuse révolution en Egypte, c'est l'ignorance profonde de la Nation; c'est cette ignorance qui, aveuglant les esprits sur les causes des maux et sur leurs remèdes, les aveugle aussi sur les moyens d'y remédier.

Me proposant de revenir à cet article qui, comme plusieurs des précédens, est commun à toute la Turkie, je n'insiste pas sur les détails. Il suffit d'observer que cette ignorance répandue

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sur toutes les classes, étend ses effets sur tous les genres de connaissances morales et physiques, sur les sciences, sur les beaux-arts, même sur les arts mécaniques. Les plus simples y sont encore dans une sorte d'enfance. Les ouvrages de menuiserie, de serrurerie, d'arquebuserie y sont grossiers. Les merceries, les quincailleries, les canons de fusil et de pistolets viennent tous de l'Etranger. A peine trouve-t-on au Kaire un horloger qui sache raccommoder une montre; et il est Européen. Les joailliers y sont plus communs qu'à Smirne et à Alep; mais il ne savent pas monter proprement la plus simple rose. On y fait de la poudre à canon; mais elle est brute. Il y a des raffineries; mais le sucre est plein de mélasse, et celui qui est blanc devient trop coûteux. Les seuls objets qui aient quelque perfection, sont les étoffes de soie; encore le travail en est bien moine fini, et le prix beaucoup plus fort qu'en Europe.

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CHAPITRE XIII.

État du Commerce.

DANS cette barbarie générale, on pourra s'étonner que le commerce ait conservé l'activité qu'il déploie encore au Kaire; mais l'examen attentif des sources d'où il la tire, donne la solution du problême.

Deux causes principales font du Kaire le siège d'un grand commerce: la première est la réunion de toutes les consommations de l'Egypte dans l'enceinte de cette ville. Tous les grands Propriétaires, c'est-à-dire, les Mamlouks et les gensde-loi y sont rassemblés, et ils y attirent leurs revenus, sans rien rendre au pays qui les fournit.

La seconde est la position, qui en fait un lieu de passage, un centre de circulation dont les rameaux s'étendent par la mer Rouge dans l'Arabie et dans l'Inde; par le Nil, dans l'Abyssinie et l'intérieur de l'Afrique; et par la Méditerranée, dans l'Europe et l'empire Turk. Chaque année il arrive au Kaire Une caravane d'Abyssinie, qui

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apporte 1000 à 1200 esclaves noirs, et des dents d'éléphans, de la poudre d'or, des plumes d'autruches, des gommes, des perroquets et des singes (1). Une autre, formée aux extrémités de Maroc, et destinée pour la Mekke, appelle les pèlerins même des rives du Sénégal (2). Elle côtoye la Méditerranée en recueillant ceux d'Alger, de Tripoli de Tunis, etc. et arrive par le Désert à Alexandrie, forte de trois à quatre mille chameaux. De-là elle va au Kaire, où elle se joint à la caravane d'Egypte. Toutes deux dé concert partent ensuite pour la Mekke, d'où elles reviennent cent jours après. Mais les pèlerins de Maroc; qui ont encore 600 lieues à faire, n'arrivent chez eux qu'après une absence totale de plus d'un an. Le chargement de ces caravanes consiste en étoffes de l'Inde, en châles, en gommes, en par-

(1) Cette caravane vient par tertre le long du Nil; c'est avec elle que M. Brus, Anglais, revint en 1772 de l'Abyssinie, oà il avait fait le voyage le plus hardi qu'on ait tenté dans ce siècle. En traversant le Désert, là caravane manqua de vivres, et vécut pendant plusieurs jours de gomme seulement.

(2) J'ai vu au Kaire plusieurs noirs arrivés par cette caravane, qui venaient du pays des Foulis, au nord du Sénégal, et qui disaíent avoir vu des Francs dans leurs contrées.

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Ces mêmes objets arrivent par une autre voie à Suez, où les vents de sud amènent en Mai vingt-six à vingt-huit voiles parties du port de Djedda. Le Kaire ne garde pas la somme entière de ces marchandises; mais outre la portion qu'il en consomme, il profite encore des droits de passage & des dépenses des pélerins. D'autre part, il vient de temps en temps de Damas de petites caravanes qui apportent des étoffes de soie & de coton, des huiles & des fruits secs. Dans la belle saison la rade de Damiette a toujours quelques aisseaux qui débarquent les tabacs à pipe de Lataqîé. La consommation de cette denrée est énorme en Egypte. Ces vaisseaux prennent du riz en échange, pendant que d'autres se succèdent sans cesse à Alexandrie, & apportent de Constantinople des vêtemens, des armes, des fourrures, des passagers & des merceries. D'autres encore arrivent de Marseille, de Livourne & de Venise, avec des draps, des cochenilles, des étoffes & des galons de Lyon, des épiceries, du papier, du fer, du plomb, des sequins de Venise, & des dahlers d'Allemagne. Tous ces objets, transportés par mer à Rosette sur des batcaux

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qu'on appelle djerm (a), y font d'abord déposés, puîs rembarqués sur le Nil & envoyés au Kaire. D'après ce tableau, il n'est pas étonnant que le commerce offre un spectacle imposant dans cette Capitale, & l'on admet sans peine le rapport du Douanier général, qui prétendoit en 1783, que cette Place traitait pour près de 150 millions d'affaires. Mais si l'on examine dans quels canaux se versent ces richesses, si l'on considère qu'une grande partie des marchandises de l'Inde & du café passe à l'Étranger; que la dette en est acquittée avec des marchandises d'Europe & de Turquie; que la consommarion du pays consiste presque toute en objets de luxe qui ont reçu leur dernier travail; enfin, que les produits donnés en retour font, en grande partie, des matières brutes, l'on jugera que tout ce commerce s'exécute sans qu'il en résulte beaucoup d'avantages pour la richesse de l'Égypte, & le bien-être de la Nation.

(a) Espèce de bateaux qui portent une immense voile latins, rayée de bleu & de brun comme du coutil.

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CHAPITRE XIV.

De l'Isthme de Suez, et de la jonction de la mer Rouge à la Méditerranée.

J'AI parlé du commerce que le Kaire entretient avec l'Arabie et l'Inde par la voie de Suez; ce sujet rappelle utte question dont on s'occupe assez souvent en Europe: savoir, s'il ne serait pas possible de couper l'isthme qui sépare la mer Rouge de la Méditerranée, afin que les vaisseaux pussent se rendre dans l'Inde par une route plus courte que, celle du cap de Bonne-Espérance. On est porté à croire cette opération praticable, à raison du peu de largeurde l'isthme. Mais dans un voyage que j'ai fait à Suez, il m'a. semblé voir des raisons de penser le contraire.

I° Il est bien vrai que l'espace qui sépare les deux mers n'est pas de plus de 18 à 19 lieues communes; il est bien vrai encore que ce terrain n'est point traversé par des montagnes, et que du haut des terrasses de Suez l'on ne découvre avec la lunette d'approche sur une plaine nue et

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rase, à perte de vue, qu'un seul rideau dans la partie du nord-ouest: ainsi ce n'est point la différencedes niveaux qui s'oppose à la jonction (1); mais le grand obstacle est que dans toute la partie où la Méditerranée et la mer Rouge se répondent, le rivage de part et d'autre est un sol bas et sablonneux, où lès eaux forment des lacs et des marais semés de grèves; en sorte que les vaisseaux ne peuvent s'approcher de la côte qu'à une grande distance. Or, comment pratiquer dans des sables mouvans un canal durable? D'ailleurs la plage manque de ports, et il faudrait les construire de toutes pièces; enfin le terrain manque absolument d'eau douce, et il faudrait pour une grande population la tirer de fort loin, c'est-à-dire, du Nil.

Le meilleur et le seul moyen de jonction est donc celui qu'on a déja pratiqué plusieurs fois avec succès; savoir, de faire communiquer les deux mers par l'intermède du fleuve même: le terrain s'y prête sans effort; car le mont Mo-

(1) Les Anciens ont pensé que la nier Rouge était plus élevée que la Méditerranée; et en effet, si l'on observe que depuis le canal de Qolzoum jusqu'à la mer, le Nil a encore une pente l'espace de trente lieues, l'on ne croira pas cette idée si ridicule, encore qu'il semble que le niveau dût s'établir par le cap de Bonne-Espérance.

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qattam s'abaissant tout-à-coup à la hauteur du, Kaire, ne forme plus qu'une esplanade basse et demi-circulaire, autour de laquelle règne une plaine d'un niveau égal depuis le bord du Nil jusqu'à la pointe de la mer Rouge. Les Anciens, qui saisirent de bonne heure l'état de ce local, en prirent l'idée de joindre les deux mers par un canal conduit au fleuve. Strabon(1), observe que le premier fut construit sous Sésostris, qui régnait du temps de la guerre de Troye(2); et cet ouvrage avoit fait assez de sensation pour qu'on eût noté qu'il avait 100 coudées (ou 170 pieds de large) sur une profondeur suffisante à un grand vaisseau. Après l'invasion des Grecs, les Ptolémées le rétablirent. Sous l'empire des Romains, Trajan le renouvela. Enfin il n'y a pas jusqu' aux Arabes qui n'ayent suivi ces exemples. Du temps d'Omar ebn-el-Kattab, dit l'Historien el Makin, les villes de la Mekke et de Médine souffrant de la disette, le Kalife ordonna au Gouverneur d'Egypte, Amrou, de tirer un ca-

(1) Lib. 17.

(2) C'est-à-dire, selon des calculs qui me sont particuliers, du temps de Salomon. Voyez un Mémoire sur la Chronologie ancienne, inséré dans le Journal des Savans, Janvier 1782.

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nal du Nil à Qolzoum, afin de faire passer désormais par cette voie les contributions de blé en d'orge assignées à l'Arabie. Ce canal est le même qui, de nos jours, passe au Kaire, et qui va se perdre dans la compagne au nord est de Berket-el-Hadj, ou lac des Pélerins. Qolzoum, le Cly sma des Grecs, où il aboutissait, est ruiné depuis plusieurs siècles; mais le nom et l'emplacement subsistent encore dans un monticule de sable, de briques et de pierres, situé à 300 pas au nord de Suez, sur le bord de la mer, en face du gué qui conduit à la source d'el-Nabâ. J'ai vu cet endroit comme M. Niebuhr, et les Arabes m'ont dit, comme à lui, qu'ils'appelait Qolzoum; ainsi Danville s'est trompé lorsque sur une indication vicieuse de Ptolémée, il a rejeté Cly sma huit lieues plus au sud. Je le crois également en erreur dans l'application qu'il fait de Suez à l'ancienne Arsinoé. Cette ville ayant été, selon les Grecs et les Arabes, au nord de Clysma, on doit en cherchen les traces d'aprés l'indication de Strabon (1), tout au fond du golfe, en tirant vers l'Égypte, sans aller néanmoins, comme M. Savary, jusqu'à Adje-

(1) Lib. 17.

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rond, qui est trop dans l'ouest: l'on doit se borner au terrain bas qui s'étend environ deux lieues au bout du golfe actuel, cet espace étant tout ce qu'on peut accorder de retraite à la mer depuis dix-sept siècles. Jadis ces cantons étaient peuplés de villes qui ont disparu avec l'eau du Nil; les canaux qui l'apportaient se sont détruits, parce que dans ce terrain mouvant ilss'encombrent rapidement, et par l'action du vent, et par la cavalerie des Arabes Bedouins. Aujourd'hui te commerce du Kaire avec Suez ne s'exerce qu'au moyen de caravanes qui ont lieu lors de l'arrivée et du départ des vaisseaux, c'est-à-dire, sur la fin d'avril, ou au commencement de mai, et daus le cours de juillet et d'août. Celle que j'accompagnai en 1783 était composée d'environ 3000 chameaux, et de cinq à six mille hommes (1). Lie chargement consistait en bois, voilés, et cordages pour les vaisseaux de Suez; en quelques ancres portées chacune par quatre.chameaux; en barres de fer, en étain,

(1) Elle resta plus de quarante jours assemblée, différant son départ par diverses raisons, entre autres à cause des jours malheureux dont les Turks ont la superstition comme les Romains. Enfin, elle partit le 27 juillet, et arriva le 29 à Suez, ayant marché vingt - neuf heures par la route des Haouatâts, une lieue plus au sud que le lac des Pèlerins.

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en plomb; en quelques ballots de draps et'barils de cochenille; en blés, orges, fèves, etc. en piastres de Turkie, sequins de Venise, et dahlers de l'Empire. Toutes ces marchandises étaient destinées pour Djedda, la Mekke. et Moka, oú elles acquittent la dette des marchandises venues de l'Inde, et du café d'Arabie, qui fait la base des retours. Il y avait en outre une grande quantité de Pèlerins, qui préféraient la route de mer à celle de terre, et enfin les provisions nécessaires, telles que le riz, la viande, le bois, et même l'eau; car Suez est l'endroit du monde le plus dénué de tout. Du haut des terrasses, la vue portée sur la plaine sablonneuse du nord et de l'ouest, ou sur les rochers blanchâtres de l'Arabie à l'est, ou sur la mer et le Moqattam dans le sud, ne reneontre pas un arbre, pas un brin de verdure où se reposer. Dessables jaunes, ou une plaine d'eau verdâtre, voilà tout ce qu'offre le séjour de Suez; l'étatde ruine des maisons en augmente la tristesse. La seule eau potable des environs vient de el-Nabâ, c'est-à-dire la source située à trois heures de marche sur le rivage d'Àrabie; elle est si saumâtre qu'il n'y a qu'un mélange de rhum qui puisse la rendre supportable à des Européens.

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La mer pourrait fournir quantité de poissons et de coquillages; mais les Arabes pèchent peu et mal: aussi lorsque les vaisseaux sont partis, ne reste-t-il à Suez que le Mamlouk qui en est le Gouverneur, et douze à quinze personnes qui forment sa maison et la garnison. Sa forteresse est une masure sans défense, que les Arabes regardent comme une citadelle, à cause de six canons de bronze de quatre livres de balle, et de deux canonniers Grecs, qui tirent en détournant la tête. Le port est un mauvais quai, où les plus petits bateaux ne peuvent aborder que dans la marée haute: c'est là néanmoins qu'on prend les marchandises pour les conduire à travers les bancs de sable, aux vaisseaux qui mouillent dans larade. Cette rade, située à une lieue de la ville, on est séparée par une plage découverte au temps du reflux; ellen'a aucune protection, en sorte qu'on y attaquerait impunément les vingt-huit bâti-mens que j'y ai comptés. Ces bâtimens, par euxmêmes, sont incapables de résistance, n'ayant chacun pour toute artillerie que quatre pierriers rouillés. Chaque année leur nombre diminue, parce que naviguant terre-à-terre sur une côte pleine d'écueils, il en périt toujours au moins un

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sur neuf. En 1783, l'un d'eux ayant relâché à el-Tor pour faire de l'eau, fut surpris par les Arabes, pendant que l'équipage dormait à terre. A près en avoir débarqué 1500 fardes de café, ils abandonnèrent le navire au vent, qui le jeta sur la côte. Le chantier de Suez est peu propre à réparer ces pertes; on y bâtit à peine une cayasse en trois ans. D'ailleurs, la mer qui, par son flux et reflux, accumule les sables sur cette plage, finira par encombrer le chenal, et il arrivrer à Suez ce qui est arrivé à Qolzou met à Arsinoé. Sil'Égypte avait alors un bon Gouvernement, il profiterait de cet accident pour élever une autre ville dans la rade même, où l'on pourrait l'exploiter par une chaussée de sept à huit pieds d'élévation seulement, attendu que la marée ne monte pas à plus de trois et demi à l'ordinaire. Il réparerait ou recreuserait le canal du Nil, et il économiserait les cinq cent mille livres que coûte chaque année l'escorte des Arabes Haouatât et Ayaïdi. Enfin, pour éviter la barre si dangereuse du Bogâz de Rosette, il rendrait navigable le canal d'Alexandrie, d'où les marchandises se verseraient immédiatement dans le port. Mais de tels soins ne seront jamais ceux du Gouverne-

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ment actuel. Le peu de faveur qu'il accorde au commerce n'est pas même fondé sur des motifs raisonnables; s'il le tolère, cen'est que parce qu'il y trouve un moyen de satisfaire sa rapacité, une source où il puise sans s'embarrasser de la tarir. Il ne sait pas même profiter du grand intérêt que les Européens mettent à communiquer avec l'Inde. En vain les Anglais et les Français ont essayé de prendre des arrangemens avec lui pour s'ouvrir cette route: il s'y est refusé, ou il les a rendus inutiles. L'on se flatterait à tort de succès durables; car lors même qu'on aurait conclu des traités, les révolutions qui du soir au matin changent le Kaire, en annulleraient l'effet, comme il est arrivé au traité que le Gouverneur du Bengale avait conclu en 1775 avec Mohammad-bek. Telle est d'ailleurs l'avidité et la mauvaise foi des Mamlouks, qu'ils trouveront toujours des prétextes pour vexer les Négocians, ou qu'ils augmenteront, contre leur parole, les droits de douane. Ceux du café sont énormes en ce moment. La balle ou farde de cette denrée, pesant trois cent soixante et dix à trois cent soixante et quinze livres, et coûtant à Moka quarante-cinq

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pataquès (1), ou deux cent trente-six livres tournois, paye à Suez en droit de bàhr ou de mer, cent quarante-sept liv.: plus, une addition de soixante-neuf livres, imposée en 1783 (2); en sorte que, si l'on y joint les six pour cent perçus à Djedda, on trouvera que les droits égalent presque le prix d'achat (3).

(1) C'est le nom que les Provençaux donnent au dahler de l'Empire, d'après les Arabes, qui l'appellent Riâl aboutâqà, ou père de la fenêtre, à cause de son écusson qui ressemble, selon eux, à une fenêtre. Le dahler vaut cinq livres cinq sous de France.

(2) En mai 1783, la flotte de Djedda, consistant en vinghuit voiles, dont quatre vaisseaux percés pour soixante canons, apporta près de trente mille fardes de café, qui, à raison de trois cent soixante-dix livres la farde, font un poids total, de onze millions cent mille livres, ou cent et un mille quintaux; mais il faut observer que les demandes de cette année furent un tiers plus fortes qu'à l'ordinaire. Ainsi l'on doit compter soixante à soixante-dix mille quintaux par an. La farde payant deux cent-seize livres de droits à Suez, les trente mille fardes ont rendu à la douane six millions quatre cent quatre-vingt mille livres tournois.

(3) A Moka 16 liv.
A Suez. 147
Plus. 69
Total des droits 232
Achat 236
TOTAL 468
A quoi joignant ta fret, les pertes, les déchets, on ne doit pas s'étónner si le café moka te Vend quarnte-cinq et cinquante sous la livre en Égypte, et trois livres à Marseille.

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CHAPITRE XV.

Des Douanes et des Impôts.

LA régie des douanes forme en Égypte, comme par toute la Turkie, un des principaux emplois du Gouvernement. L'homme quil'exerce est tout à la-fois Contrôleur et Fermier-général. Tous les droits d'entrée, de sortie et de circulation dépendent de lui. Il nomme tous les subalternes qu'il lui plaît pour les percevoir. Il y joint les paltes ou privilèges exclusifs des natrons de Terâoné, des soudes d'Alexandrie, de la casse de Thébaide, et des sénés de Nubie; en un mot, il est le despote du commerce, qu'il règle à son gré. Son bail n'est jamais que pour un an. Le prix de sa ferme, en 1783, était de mille bourses, qui, àraison de cinq cents piastres la bourse, et de cinquante sous la piastre, font douze cent cinquante mille livres. Il est vrai qu'on y doit joindre un casuel

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d'avanies, ou de demandes accidentelles; c'est-à-dire, que lorsque Mourâd-bek ou Ibrahim ont besoin de cinq cent mille livres, ils font venir le Douanier, qui nese dispense jamais de les compter. Mais sur. le rescrit qu'ils lui délivrent, il a la faeulté de reverser l'avanie sur le commerce, dont il taxe à l'amiable les divers Corps ou Nations, tels que les Francs, les Barbaresques, les Turks, etc. et il arrive souvent que cela même devient une aubaine pour lui. Dans quelques Provinces de Turkie, le Douanier est aussi chargé de la perception du Miri, espèce d'impôt qui porte uniquement sur les terres. Maisen Égypte cetterégie est confiée aux Ecrivains Coptes, qui l'exercent sous la direction du Secrétaire du Commandant. Ces Ecrivains ont les registres de chaque village, et sont charges de recevoir les payemens, et de tes compter au trésor; souvent ils profitant de l'ignorance des paysans pour ne point porter en recu les à-compte, et les font payer deux fois: souvent ils font vendre les bœufs, les buffles, et jusqu'à la natte de ces malheureux: l'on peut dire qu'ils sont en topt des agens dignes de leurs maîtres.La taxe ordinaire de vrait revenir à trente-trois piastres par Feddân; c'est-à-dire, à près

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de quatre-vingt-trois livres par couple de bœufs; mais elle se trouve quelquefois portée, par abus, jusqu'à deuxcents livres. On estime que la somme totale du Miri, perçue tant en argent qu'en blés, orges, fèves, riz, etc. peut se monter de quarante-six àcinquante millions de France, lorsque le pain se vend un fadda le rotle, c'est-à-dire, cinq liards la livre de quatorze onces.

Pour en revenir aux douanes, elles étaient cidevant exercées,, selon l'ancien usage, par les Juifs; mais Ali-bek les ayant complètement ruinés en 1769, par une avanie énorme, la douane a passé aux mains des Chrétiens de Syrie, qui la conservent encore. Ces Chrétiens, venus de Damas au Kaire il y a environ cinquante ans, n'étaient d'abord que deux ou trois familles; leurs bénéfice en attirèrent d'autres, et le nombre s'en est multiplié jusqu'à près de cinq cents. Leur modestie et leur économie les mirent à portée de s'emparer d'une branche de commerce, puis d'une autre; enfin ils se trouvèrent en état d'affermer la douane lors du désastre des Juifs; et de ce moment ils ont acquis une opulence et pris des prétentions qui pourront finir par le sort des Juifs. On en crut le moment venu, lorsque leur

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chef, Antoine Farâoun, déserta furtivement l'Egypte(en 1784), et vint à Livourne chercher la sureté nécessaire pour jouir d'une fortune de plusieurs millions; mais cet évènement, qui n'avait pas d'exemple(1), n'a pas eu de suites.

§. I. Du commerce des Francs au Kaire.

Après ces Chrétiens, le corps des Négocians le plus considérable est celui des Européens, connus dans le Levant sous le nom de Francs. Dès long-temps les Vénitiens ont eu au Kaire des établissemens où ils envoient des sailles, des étoffes de soie, des glaces, des merceries, etc. Les Anglais y ont aussi participé en envoyant des draps, des armes et des quincailleries, qui ont conservé jusqu'à ce jour une réputation de supériorité. Mais les Français, en fournissant des objets semblables à bien meilleur marché, ont depuis vingt ans obtenu la préférence et donné l'exclusion à leurs rivaux. Le pillage de la caravane qui voulut passer de Suez au Kaire en 1779(2), a

(1) En général les Orientaux ont une aversion pour les mœurs d'Europe, qui les éloigne de toute idée d'émigration.

(2) Les nouvelles du temps parlèrent beaucoup de ce pillage, à l'occasion de M. de Saint Germain, de l'île de Bourbon, dont le désastre fit du bruit en France. La caravane était composée d'officiers et de passagers Anglais, et de quelques prisonniers Français, qui étaient venus, sur deux vaisseaux, débarquer à, Suez, pour passer en Europe par la voie du Kaire. Les Arabes-Bedouins de Tôr, informés que ces passagers seraient accompagnés d'un riche chargement, résolurent de les piller, et les pillèrent en effet à cinq lieues de Suez. Les Européens, dépouillés nus comme la main, et dispersés par la frayeur, se partagèrent en deux bandes. Les uns retournèrent à Suez; les autres, au nombre de sept, croyant pouvoir arriver au Kaire, s'enfoncèrent dans le désert. Bientôt la fatigue, la soif, la faim, et l'ardeur du soleil les firent périr les uns après les autres. Le seul M. de Saint Germain résista à tous ces maux. Pendant trois jours et deux nuits, il erra dans ce désert aride ét nu, glacé du vent de nord pendant la nuit (c'etait en janvier), brûlé du soleil pendant le jour, sans autre ombrage qu'un seul buisson, où il se plongea la tête parmi les épines, sans autre boisson que son urine. Enfin, le troisième jour, ayant apperçu l'eau de Berket-el-Hadj, il s'efforça de s'y rendre; mais déja il était tombé trois fois de faiblesse, et sans doute il fût resté à sa dernière chute, si un paysan, monté sur son chameau, ne l'eût appperçu d'une grande distance. Cet homme charitable le transporta chez lui, et l'y soigna pendant trois jours avec la plus grande humanité. Au bout de ce terme, les Négocians du Kaier, informés de son aventure, firent apporter M. de Saint Germain à la ville; il y arriva dans l'état le plus déplorable. Son corps n'était qu'une plaie, son haleine était celle d'un cadavre, et il ne lui restait que le souffle da la vie. Cependant, à force de soins et d'attentions, M. Charles Magallon, qui l'avait reçu dans sa maison, eut la satisfaction de le sauver, et même de le rétablir. On a beaucoup parlé dans le temps, de la barbarie des Arabes, qui cependant ne tuèrent personne; aujour d'hui l'on doit blâmer l'imprudence des Européens, qui dans toute cette affaire se tonduisirent comme des fous. Il régnait parmi eux la plus grand discorde; et ils avaient poussé la négligence, au point de n'avoir pas un pistol en état. Toutes les armes étaient an fond des caisses. D'ailleurs, Il paraît que les Arabes n'agirent pas de léur propre mouvement; des personnes bien instruites assurent que l'affaire avait été préparée à Constantinople par la compagnie Anglaise de l'Inde, qui voyait de mauvais œeil que des particuliers entrassent en concurrence avec elle pour le debit des marchandises du Bengale; et ce qui s'est passé dans le'cours des poursuites, a prouvé la vérité de cette assertion.

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porté le dernier coup aux Anglais; et depuis cete époque on n'a pas vu dans ces deux Villes, même un seul facteur de cette Nation. La base du commerce des Français en Egypte consiste, comme dans tout le Levant, en drapslégers de Languedoc, appelés Londrins premiers, et Londrins seconds. Ils en débitent, année commune, entre

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neufcents et mille ballots. Le bénéfice est de trerue cinq et quarante pour cent; mais les retraits qu'ils font leur donnant une perte de vingt et vingt cinq le produit net reste, de quinte pour cent. Les autres objets d'importation son du fer, du plomb, des épiceries, cent vingt barils de cochenille quelques galons, des étoffe Lyon, di-

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vers articles de mercerie, enfin des dalhers et des sequins.

En échange, ils prennent des cafés d'Arabie, des gommes d'Afrique, des toiles grossières de coton fabriquées à Manouf, et qu'on envoie eh Amérique; des cuirs crus, du safranon, du sel ammoniac et du riz (1). Ces objets acquittent rarement la dette, et l'on est toujours embarrassé pour les retours; ce n'est pas cependant faute de productions variées, puisque l'Egypte rend du blé, du riz, du doura (2), du millet, du sésame, du coton, du lin, du séné, de la casse, des cannes à sucre, du nitre, du natron, du sel ammoniac, du miel et de la cire. L'on pourrait avoir des soies et du vin; mais l'industrie et l'activité manquent, parce que l'homme qui cultiverait n'en jouirait pas. On estime que l'importation des Français peut aller année commune à trois millions de livres. La France avait entretenu un Consul jusqu'en 1777, mais à cette époque, les dépenses qu'il causait, engagèrent

(1) Le blé est prohibé, et Pocoke remarquait en 1737, que cela avait nui à la culture.

(2) Espèce de grain assez semblable aux lentilles, qui croît par touffes, sur un roseau de six à sept pieds de haut, c'est le holcus arundinaceus de Linné.

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à le retirer: on le transféra à Alexandrie, et les Négocians, qui le laissèrent partir sans réclamer d'indemnités, sont demeurés au Kaire à leurs risques et fortune. Leur situation, qui n'a pas changé est à-peu-près celle des Hollandais à Nangazaki; c'est-à-dire, que renfermés dans un grand cul-de-sac, ils vivent entre eux sans beaucoup de communications au-dehors; ils les craignent même, et ne sortent que le moins qu'il est possible, pour ne pas s'exposer aux insultes du peuple, qui hait le nom des Francs, ou aux outrages des Mamlouks, qui les forcent dans les rues de descendre de leurs ânes. Dans cette espèce de détention habituelle, ils tremblent à chaque instant que la peste ne les oblige de se clorre dans leurs maisons, ou que quelque émeute n'expose leur contrée au pillage, ou que le Commandant ne fasse quelque demande d'argent(1), ou qu'enfin des Beks ne les forcent à des four-nissemens toujours dangereux. Leurs affaires ne leur causent pas moins de soucis. Obligés de vendre à crédit, rarement sont-ils payés aux ter-

(1) Ils ont observé que ces avanies vont, année commun, à soixante.trois mille livres tournois.

Tome I. O

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mes convenus. Les lettres-de-change même n'ont aucune police, aucun recours en justice, parce que la justice est un mal pire qu'une banque-route: tout se fait sur conscience, et cette conscience, depuis quelque temps, s'altère de plus en plus: on leur diffère des payemens pendant des années entières; quelquefois on n'en fait pas du tout, presque toujours on les tronque. Les Ghrétiens, qui sont leurs principaux correspondans, sont à cet égard plus infidèles que les Turks mêmes; et il est remarquable que dans tout l'Empire le caractère des Chrétiens est très-inférieur à celui des Musulmans; cependant on s'est réduit à faire tout par leurs mains. Ajoutez qu'on ne peut jamais réaliser les fonds, parce que l'on ne recouvre sa dette qu'en s'engageant d'une créance plus considérable. Par toutes ces raisons, le Kaire est l'échelle la plus précaire et la plus désagréable de tout le Levant: il y a quinze ans, l'on y comptait neuf maisons Françaises; en 1785, elles étaient réduites à trois, et bientôt peut-être n'en restera-t-il pas une seule. Les Chrétiens qui se sont établis depuis quelque temps à Livourne, portent une atteinte fatale à cet établissement, par la correspondance immédiate qu'ils

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entretiennent avec leurs compatriotes; et le grand Duc de Toscane, qui les traite comme ses sujets, concourt de tout son pouvoir à l'auge mentation de leur commerce.

CHAPITRE XVI.

De la Ville du Kaire.

LE Kaire, dont j'ai déja beaucoup parlé, est une ville si célèbre, qu'il convient de la faire encore mieux connaître par quelques détails. Cette Capitale de l'Egypte ne porte point dans le pays le nom d'El- Qâhera, que lui donna son fondateur; les Arabes ne la connaissent que sous celui de Masr, qui n'a pas de sens connu, mais qui paraît l'ancien nom oriental de la Basse-Egypte (1). Cette ville est située sur la rive orientale du Nil, à un quart de lieue de ce fleuve, ce qui la prive d'un grand avantage. Le

(1) Ce nom de Masr a les mêmes consonnes que celui de mesr-aïm, allégué par les Hébreux; lequel, à raison de sa forme plurielle, semble désigner proprement les habitans du Delta, pendant que ceux de la Thébaïde s'appelaient benikous ou enfans de kous.

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canal qui l'y joint ne saurait l'en dédommager, puisqu'il n'a d'eau courante que pendant l'inondation. A entendre parler du grand Kaïre, il semblerait que ce dût être une capitale au moins semblable aux nôtres; mais si l'on observe que chez nous-mêmes, les villes n'ont commencé à se décorer que depuis cent ans, on jugera que dans un pays où tout est encore au dixième siècle, elles doivent participera la barbarie commune. Aussi le Kaire n'a-t-il pas de ces édifices publics ou particuliers, ni de ces places régulières, ni de ces rues alignées, oh l'architecture déploie ses beautés. Les environs sont masqués par des collines poudreuses, formées des décombres qui s'accumulent chaque jour (1); et près d'elles la multitude des tombeaux, et l'infection des voiries, choquent à-la-fois l'odorat et les yeux. Dans l'intérieur, les rues sont étroites et tortueuses; et comme elles ne sont point pavées, la foule des hommes, des chameaux, des ânes et des chiens qui s'y pressent, élève une poussière incommode; souvent les particu-

(1) Le Sultan Sélim avait assigné des bateaux pour les porter sans cesse à la mer; mais on a détruit cet établissement pour en détourner les deniers.

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liérs arrosent devant leurs portes, et à la poussière succèdent la boue et des vapeurs mal odorantes. Contre l'usage ordinaire de l'Orient, les maisons sont à deux et trois étages, terminés par une terrasse pavée ou glaisée; la plupart sont en terre et en briques mal cuites; le reste est en pierres molles d'un beau grain, que l'on tire du mont Moqattam qui est voisin; toutes ces maisons ont un air de prison parce qu'elles manquent de jour sur la rue. Il est trop dangereux en pareil pays d'être éclairé; l'on a même la précaution de faire la porte d'entrée fort basse; l'intérieur est mal distribué; cependant chez les grands on trouve quelques ornemens et quelques commodités; on doit surtout y priser de vastes salles où l'eau jaillit dans des bassins de marbre. Le pavé, formé d'une marqueterie de marbre et de faïence colorés, est couvert de nattes, de matelas, et par-dessus le tout, d'un riche tapis sur lequel on s'assied jambes croisées. Autour du mur règne une espèce de sofa chargé de coussins mobiles, propres à appuyer le dos ou les coudes. A sept ou huit pieds de hauteur, est un rayon de planches garnies de porcelaines de la Chine et du Japon. Les murs, d'ailleurs nus, sont bigarrés de sentences tirées

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du Qôran, et d'arabesques en couleurs, dont on charge aussi le portail des Beks. Les fenêtres n'ont point de verres ni de châssis mobiles, mais seulement un treillage à jour, dont la façon coûte quelquefois plus que nos glaces. Le jour vient des cours intérieures, d'où les sycomores renvoient un reflet de verdure qui plaît à l'œil. Enfin, une ouverture au nord ou au sommet du plancher, procure un air frais, pendant que par une contradiction assez bizarre, on s'environne de vêtemens et de meubles chauds, tels que les draps de laine et les fourrures. Les riches prétendent par ces précautions écarter les maladies; mais le peuple, avec sa chemise bleue et ses nattes dures, s'enrhume moins et se porte mieux.

Population du Kaire et de l'Égypte.

On fait souvent des questions sur la population du Kaire: si l'on en veut croire le Douanier, Antoun Farâoun, cité par M. le B. de Tott, elle approche de 700 mille ames, y compris Boulâq, faubourg et port détaché de la ville; mais tous les calculs de population en Turkie sont arbitraires, parce qu'on n'y tient point de registres de naissances, de morts ou de mariages. Les Musul-

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mans ont même des préjugés superstitieux contre les dénombremens. Les seuls Chrétiens pourraient être recensés, au moyen des billets de leur capitation(1). Tout ce qu'on peut dire de certain, c'est que d'après le plan géométrique de M. Niebuhr, levé en 1761, le Kaire a trois lieues de circuit, c'est-à-dire, à-peu-près le circuit de Paris, pris par la ligne des boulevards. Dans cette enceinte, il y a quantité de jardins, de cours, de terrains vides, et de ruines. Or, si Paris, dans l'enceinte des boulevards, ne donne pas plus de 700,000 ames, quoique bâti à cinq étages, il est difficile de croire que le Kaire, qui n'en a que deux, tienne plus de 250,000 ames. Il est également impossible d'apprécier au juste la population de l'Égypte entière. Néanmoins, puisqu'il est connu que le nombre des villes et villages ne passe pas 2,300 (2), le nombre des habitans de chaque lieu ne pouvant s'évaluer l'un portant l'autre à plus de mille ames, même en y confondant le Kaire, la population totale ne doit s'élever qu'à 2,300,000 ames. La consistance des terres cultivables est, selon Danville, de 2,100 lieues

(1) Elle s'appelle karadj; k est ici le jota Espagnol.

(2) Danville a connu deux listes des villages de l'Égypte: l'une du siècle dernier, compte deux mille six cent quatre-vingt-seize villes et villages; l'autre, du milieu de celui-ci, deux mille trois cent quatre-vingt-quinze, dont neuf cent cinquante-sept au Said, et mille quatre cent trente-neuf dans le Delta. (ce qui fait cependant, comme l'observe aussi Danville, deux mille trois cents quatre-vingt-seize. ) Le résumé que je donne est de l'année 1783.

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carrées: de-là, résulte par chaque lieue carrée, 1,142 habitans. Ce rapport, plus fort que celui de France même, pourra faire croire que l'Egypte n'est pas si dépeuplée qu'on l'imagine; mais si l'on observe que les terres ne se reposent jamais, et qu'elles sont toutes fécondes, on conviendra que cette population est très-faible en comparaison de ce qu'elle a été, et de ce qu'elle pourrait être.

Parmi les singularités qui frappent un étranger au Kaire, on peut citer la quantité prodigieuse de chiens hideux qui vaguent dans les rues, et de milans qui planent sur les maisons, en jetant des cris importuns et lugubres. Les Musulmans ne tuent ni les uns ni les autres, quoiqu'ils les réputent également immondes (1); au con-

(1) Les tourterelles, dont il y a une prodigieuse quantité, font leurs nids dans les maisons, et les enfans même n'y touchent pas.

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traire, ils leur jettent souventles débris des tables; et les dévots font pour les chiens des fondations d'eau et de pain. Ces animaux ont d'ailleurs la ressource des voiries, qui, à la vérité, n'empêche pas qu'ils n'endurent quelquefois la faim et la soif; mais ce qui doit étonner, c'est que ces extrémités ne sont jamais suivies de la rage. Prosper Alpin en a déja fait la remarque dans son Traité de la Médecine des Égyptiens. La rage est également inconnue en Syrie; cependant le nom de cette maladie existe dans la langue arabe, et n'y a point une origine étrangère.

CHAPITRE XVII.

Des Maladies de l'Égypte.

§. I. De la Cécité.

CE phènomène dans le genre des maladies, n'est pas le seul remarquable en Egypte; il en est plusieurs autres qui méritent d'être rapportés.

Le plus frappant de tous, est la quantité prodigieuse de vues perdues ou gâtées; elle est au

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point, que marchant dans les rues du Kaire, j'ai souvent rencontré sur cent personnes, vingt aveugles, dix borgnes, et vingt autres dont les yeux étaient rouges, purulens ou tachés. Presque tout le monde porte des bandeaux, indices d'une ophthalmie naissante ou convalescente: ce qui ne m'a pas moins étonné, est le sang-froid ou l'apathie avec laquelle on supporte un si grand malheur. C'était écrit, dit le Musulman ; louange à Dieu! Dieu l'a voulu, dit le Chrétien; qu'il soit béni! Cette résignation est sans doute ce qu'il y a de mieux à faire quand le mal est arrivé; mais par un abus funeste, en empêchant de rechercher les causes, elle en devient une elle-même. Parmi nous, quelques Médecins ont traité cette question; maisn'ayant point connu toutes les circonstances du fait, ils n'en ont pu parler que vaguement. J'en vais faire un tableau général, afin que l'on puisse en tirer la solution du problême.

1°. Les fluxions des yeux et leurs suites, ne sont point particulières à l'Egypte; on les retrouve également en Syrie, avec cette différence, qu'elles y sont moins répandues; et il est remarquable que la côte de la mer y est seule sujette.

2°. La ville du Kaire, toujours pleine d'immon-

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dices, y est plus sujette que tout le reste de l'Egypte (1); le peuple, plus que les gens aisés; les naturels, plus que les étrangers: rarement les Mamlouks en sont-ils attaqués. Enfin, les paysans du Delta y sont plus sujets que les Arabes Bedouins.

3° Les fluxions n'ont pas de saison bien marquée, quoi qu'en ait dit Prosper Alpin; c'est une endémie commune à tous les mois et à tous les âges.

En raisonnant sur ces élémens, il m'a semblé que l'on ne pouvait admettre pour cause principale les vents du midi, parce qu'alors l'epidémie devrait être propre au mois d'avril, et que les Bédouins en seraient affectés comme les paysans: on ne peut admettre non plus la poussière fine répandue dans l'air, parce que les paysans y sont plus exposés que les habitans de la ville: l'habitude de dormir sur les terrasses a plus de réalité, mais cette cause n'est point unique ni simple; car dans les pays intérieurs et loin de la mer, tels que la vallée de Balbek, le Diarbekr,

(1) Il faut observer que les aveugles des villages viennent s'établir à la mosquée de Fleurs, où ils ont une espèce d'hôpital.

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les plaines de Haurân et dans les montagnes, on dort sur les terrasses, sans que la vue en soit affectée. Si donc au Kaire, dans tout le Delta et sur les côtes de Syrie, il est dangereux de dormir à l'air, il faut que cet air prenne du voisinage de la mer une qualité nuisible: cette qualité, sans doute, est l'humidité jointe à la chaleur, qui devient alors un principe premier de maladies. La salinité de cet air, si marquée dans le Delta, y contribue encore par l'irritation et les démangeaisons qu'elle cause aux yeux, ainsi que je l'ai éprouvé; enfin, le régime des Egyptiens me paraît lui-même un agent puissant. Le fromage, le lait aigre, le miel, le raisiné, les fruits verds, les légumes crus, qui sont la nourriture ordinaire du peuple, produisent dans le bas-ventre un trouble qui, selon l'observation des praticiens, se porte sur la vue; les oignons crus surtout, dont ils abusent, ont pour l'échauffer une vertu que les moines de Syrie m'ont fait remarquer sur moi-même. Des corps ainsi nourris, abondent en humeurs corrompues, qui cherchent sans cesse un écouloir. Détournées des voies internes par la sueur habituelle, elles viennent à l'extérieur, et s'établissent où elles trouvent

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moins de résistance. Elles doivent préférer la tête, parce que les Egyptiens, en la rasant toutes les semaines, et en la couvrant d'une coiffure prodigieusement chaude, en font un foyer principal de sueur. Or, pour peu que cette tête reçoive une impression de froid en se découvrant, la transpiration se supprime, et se jette sur les dents, ou plus volontiers sur les yeux, comme partie moins résistante. A chaque fluxion l'organe s'affaiblit, et il finit par se détruire; Cette disposition transmise par la génération, devient une nouvelle cause de maladie: de-là vient que les naturels y sont plus exposés que les étrangers. L'excessive transpiration de la tête est un agent d'autant plus probable, queles anciens Egyptiens qui la portaient nue, n'ont point été cités par les Médecins pour être si affligés d'ophthalmies (1); et les Arabes du désert qui se la couvrent peu, surtout dans le bas-âge, en sont de même exempts.

(1) Cependant, l'histoire observe que plusieurs des Pharaons moururent aveugles.

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§. II. De la petite-Vérole.

Une grande partie des cécités en Egypte est causée par les suites de la petite-vérole. Cette maladie, qui y est très-meurtrière, n'y est point traitée selon une bonne méthode: dans les trois premiers jours on y donne aux malades du debs ou raisiné, du miel et du sucre; et dès le septième on leur permet le laitage et le poisson salé comme en pleine santé: dans la dépuration, on ne les purge jamais, et l'on évite sur-tout de leur laver les yeux, encore qu'ils lesayent pleins de pus, et que les paupières soient collées par la sérosité desséchée: ce n'est qu'au bout de quarante jours que l'on fait cette opération, et alors le séjour du pus, en irritant le globe, y a déterminé un cautère qui ronge l'œil entier. Ce n'est pasque l'inoculation y soit inconnue, mais on s'en sert peu. Les Syriens et les habi tans de l'Anadolie, qui la connaissent depuis long-temps, n'en usent guère davantage (2).

L'on doit regarder ces vices de régime,

(1) Ils la pratiquent en insérant un fil dans la chair, ou en faisant respirer ou avaler de la poudre de boutons desséchés.

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comme des agens plus pernicieux que le climat, qui n'a rien de mal-sain (1); c'est à la mauvaise nourriture sur-tout, que l'on doit attribuer, et les hideuses formes des mendians, et l'air misérable et avorté des enfans du Kaire. Ces petites créatures n'offrent nulle part ailleurs un extérieur si affligeant; l'œil creux, le teint have et bouffi, le ventre gonflé d'obstructions, les extrémités maigres, et la peau jaunâtre, ils ont l'air de lutter sans cesse contre la mort. Leurs mères ignorantes pretendent que c'est le regard malfaisant de quelque enyieux qui les ensorcelé, et ce préjugé ancien (2) est encore général et enraciné dans la Turkie; mais la vraie cause est dans la mauvaise nourriture. Aussi, malgré les talismans (3), en périt-il une quantité incroyable; et cette villepossède plusqu'aucune capitale, la funeste propriété d'engloutir la population.

Une maladie très-répandue au Kaire, est celle

(1) On peut citer en preuve les Mamlouks, qui, au moyen d'une bonne nourriture et d'un régime bien entendu, jouissent de la santé la plus robuste.

(2) Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos. VIRG.

(3) On voit souvent en Egypte, pendre sur le visage des enfans, et même sur celui des hommes faits, de petits mor ceaux d'étoffes rouges, ou des rameaux de corail et de verre colorés; leur usage est de fixer, par leur couleur et leur mouvement, le premier coup-d'œil de l'envieux, parce que c'est celui-là, disent-ils, qui frappe.

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que le vulgaire y appelle mal béni, et que nous nommons assez improprement, mal de Naples: la moitié du Kaire en est attaquée. La plupart des habitans croyent que ce mal leur vient par frayeury, par maléfice ou par mal-propreté. Quel-ques-uns se doutent de la vraie cause; mais comme elle tient à un article sur lequel ils sont infiniment réservés, ils n'osent s'en vanter. Ce mal béni est très-difficile à guérir; le mercure sous quelque forme qu'il soit, échoue ordinairement: les végétaux su dorifiques réussissent mieux, sans cependant être infaillibles; heureusement que le virus est peu actif, à raison de la grande transpiration naturelle et artificielle. L'on voit, comme en Espagne, des vieillards le porter jusqu'à quatre-vingts ans. Mais ses effets sont funestes aux enfans qui en naissent infectés. Le danger est imminent pour quiconque le rapporte dans un pays froid; il y fait des progrès rapides, et se montre toujours plus rebelle dans cette transplantation. En

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Syrie, à Damas et dans les montagnes, il est plus dangereux, parce que l'hiver y est plus rigoureux: faute de soins, il s'y termine avec tous les symptômes qu'on lui connaît, ainsi que j'en ai vu deux exemples.

Une incommodité particulière au climat d'Egypte, est une éruption à la peau, qui revient toutes les années. Vers la fin de juin ou le commencement de juillet, le corps se couvre de rougeurs et de boutons dont la cuisson est trèsimportune, Les Médecins qui se sont apperçus que cet effet venait constamment à la suite de l'eau nouvelle, lui en ont rapporté la cause. Plusieurs ont pensé qu'elle dépendait des sels dont ils ont supposé cette eau chargée; mais l'existence de ces sels n'est point démontrée, et il paraît que cet accident a Une raison plus simple. J'ai dit que les eaux du Nil se corrompaient vers la fin d'avril dans le lit du fleuve. Les corps qui s'en abreuvent depuisce moment, forment des humeurs d'une mauvaise qualité. Lorsque l'eau nouvelle arrive, il se fait dans le sang une espèce de fermentation dont l'issue est de séparer les humeurs vicieuses et de les chasser vers la peau où la transpiration les appelle: c'est une vraie

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dépuration purgative, et toujours salutaire.

Un autre mal encore trop commun au Kaire, est une enflure de bourses, qui souvent devient un énorme hydrocèle. On observe qu'il attaque de préférence les Grecs et les Coptes; et par-là le soupçon de sa cause tombe sur l'abus de l'huile dont ils usent plus des deux tiers de l'année. L'on soupçonne aussi que les bains chauds y concourent, et leur usage immodéré a d'autres effets qui ne sont pas moins nuisibles (1). Je remar-

(1) Les Égyptiens et les Turks en général, ont pour le bain d'étuve une passion difficile à concevoir dans un pays aussi chaud que le leur; mais elle me paraît venir moins des sensations que des préjugés. La loi du Qôran, qui ordonne aux hommes une forte ablution après le devoir conjugal, est elle seule un motif très-puissant; et la vanité qu'ils attachent à l'exécuter, en devient un autre qui n'est pas moins efficace. Pour les femmes, il se joint à ces motifs; 1°. que le bain est le seul lieu d'assemblée où elles puissent faire parade de leur luxe et se régaler de melons, de fruits, de pâtisseries et autres friandises; 2°. qu'elles croient, ainsi que l'a remarqué Prospèr Alpin, que le bain leur donne cet embonpoint qui passe pour la beauté. Quant aux étrangers, leurs opinions diffèrent comme leurs sensations. Plusieurs Négocians du Kaire aiment le bain, d'autres s'en sont trouvés maltraités, et je leur ai ressemble. Il m'a donné des vertiges et des tremblemens de genoux qui durèrent deux jours. J'avoue qu'une eau vraiment brûlante, et qu'une sueur arrachée par les convulsions du poumon autant que par la chaleur, m'ont paru des plaisirs d'une espèce étrange; et je n'envierai plus aux Turks ni leur opium, ni leurs étuves, ni leurs masseurs trop complaisans.

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querai à cette occasion, que dans la Syrie comme dans l'Egypte, une expérience constante a prouvé que l'èau-de-vie tirée des figues ordinaires, ou de cellesdes sycomores, ainsi que l'eau-de-vie des dattes et des fruits de Nopal, a un effet très-prompt sur les bourses qu'elle rend douloureuses et dures dès le troisième ou quatrième jour que l'on a commencé d'en boire; et si l'on n'en cesse pas l'usage, le mal dégénère en hydrocèle complet.

L'eau-de-vie des raisins secs n'a pas le même inconvénient; elle est toujours anisée et très-violente, parce qu'on la distille jusqu'à trois fois. Les Chrétiens de Syrie et les Coptes d'Egypte en font beaucoup d'usage; ces derniers sur-tout, en boivent des pintes entières à leur souper: j'avais taxé ce fait d'exagération; mais il a fallu me rendre aux preuves de l'évidence, sans cesser néanmoins de m'étonner que de pareils excès ne tuent pas sur le champ, ou ne procurent pas du moins les symptômes de la profonde ivresse.

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Le printemps, qui dans l'Egypte est l'été de nos climats, amène des fièvres malignes dont l'issue est toujours très-prompte. Un Médecin Français qui en a traité beaucoup, a remarqué que le kina, donné dans les rémissions à la dose de deux et trois onces, a fréquemment sauvé des malades aux portes de la mort (1). Si-tôt que le mal se déclare, il faut s'astreindre rigoureusement au régime végétal acide; on s'interdit la viande, le poisson, et sur-tout les œufs; ils sont une espèce de poison en Egypte. Dans ce pays comme en Syrie, les observations constatent que la saignée est toujours plus nuisible qu'avantageuse, même lorsqu'elle paraît le mieux indiquée: la raison en est que les corps nourris d'alimens malsains, tels que les fruits verds, les légumes crus, le fromage, les olives, ont peu de sang et beaucoup d'humeurs; leur tempérament est généralement bilieux, ainsi que l'annoncent leurs yeux et leurs sourcils noirs, leur teint brun, et leurscorps maigre. Leur maladie habituel le est le mal d'estomac; presque tousse plaignent d'âcretés à la gorge et de nausées acides; aussi l'émétique

(1) Le lendemain il donne toujours un lavement pour évacuer ce kina.

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et la crème de tartre ont-ils du succès dans presque tous les cas.

Les fièvres malignes deviennent quelquefois épidémiques, et alors on les prendrait volontiers pour la peste, dont il me reste à parler.

§. III. De la Peste.

Quelques personnes ont voulu établir parmi nous l'opinion que la peste était originaire d'Égypte; mais cette opinion, fondée sur des préjugés vagues, paraît démentie par les faits. Nos Négocians établis depuis longues années à Alexandrie, assurent, de concert avec les Égyptiens, que la peste ne vient jamais de l'intérieur du pays ( 1 ), mais qu'elle paraît d'abord sur la côte à Alexandrie; d'Alexandrie elle passe à Rosette, de Rosette au Kaire, du Kaire à Damiât et dans le reste du Delta. Ils observent encore qu'elle est toujours précédée de l'arrivée de quelque bâtiment venant de Smyrne ou de Constantinople, et

(1) Prosper Alpin, Médecin Vénitien, qui écrivait en 1591, dit également que la peste n'est point originaire d'Egypte; qu'elle y vient de Grèce, de Syrie, de Barbarie; que les chaleurs la tuent, etc. Voyez de Medecina Egyptiorum, p. 28

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que si la peste a été violente dans l'une de ces villes pendant l'été, le danger est plus grand pour la leur pendant l'hiver qui suit. Il paraît constant que son vrai foyer est Constantinople; qu'elle s'y perpétue par l'aveugle négligence des Turks: elle est au point que l'on vend publiquement les effets des morts pestiférés. Les vaisseaux qui viennent ensuite à Alexandrie, ne manquent jamais d'apporter des fourrures et des habits de laine qui sortent de ces ventes, et ils les débitent au bazar de la ville, où ils jettent d'abord la contagion. Les Grecs qui font ce commerce en sont presque toujours les premières victimes. Peu-à-peu l'épidémie gagne Rosette, et enfin le Kaire, en suivant la route journalière des marchandises. Aussitôt qu'elle est constatée, les Négocians Européens s'enferment dans leur Kan, ou contrée, eux et leurs domestiques; et ils ne communiquent plus au dehors. Leurs vivres, déposés à la porte du Kan, y sont reçus par un portier qui les prend avec des tenailles de fer, et les plonge dans une tonne d'eau destinée à cet usage. Si l'on veut leur parler, ils observent toujours une distance qui empêche tout contact de vêtemens ou d'haleine; par ce moyen ils se préservent du

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fléau, à moins qu'il n'arrive quelque infraction à la police. Il y a quelques années qu'un chat, passé par les terrasses chez nos Négocians du Kaire, porta la peste à deux d'entre eux, dont l'un mourut.

L'on conçoit combien cet emprisonnement est ennuyeux: il dure jusqu'à trois et quatre mois, pendant lesquels les amusemens se réduisent à se promener le soir sur les terrasses, et à jouer aux cartes.

La peste offre plusieurs phénomènes très-remarquables. A Constantinople elle règne pendant l'été, et s'affoiblit ou se détruit pendant l'hiver. En Egypte, au contraire, elle règne pendant l'hiver; et juin ne manque jamais de la détruire. Cette bizarrerie apparente s'explique par un même principe. L'hiver détruit la peste à Constantinople, parce que le froid y est très-rigoureux. L'été l'allume, parce que la chaleur y est humide, à raison des mers, des forêts et des montagnes voisines. En Égypte, l'hiver fomente la peste, parce qu'il est humide et doux: l'été la détruit, parce qu'il est chaud et sec. Il agit sur elle comme sur les viandes qu'il ne laisse pas pourrir. La chaleur n'est malfaisante qu'autant qu'elle se joint

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à l'humidité (1). L'Égypte est affligée de la peste tous les quatre ou cinq ans; les ravages qu'elle y cause devraient la dépeupler, si les étrangers qui y affluent sans cesse de tout l'Empire, ne réparaient une grande partie de ses pertes.

En Syrie la peste est beaucoup plus rare: il y a vingt-cinq ans qu'on ne l'y a ressentie. La raison en est sans doute la rareté des vaisseaux venant en droiture de Constantinople. D'ailleurs on observe qu'elle ne se naturalise pas aisément dans cette province. Transportée de l'Archipel, ou même de Damiât, dans les rades de Lataqîé, Saide ou Acre, elle n'y prend point racine; elle veut des circonstances préliminaires et une route combinée: il faut qu'elle passe du Kaire en droiture à Damas: alors toute la Syrie est sûre d'en être infestée.

L'opinion enracinée du fatalisme, et bien plus encore la barbarie du Gouvernement, ont empêché jusqu'ici les Turks de se mettre en garde contre ce fléau meurtrier: cependant le succès

(1) Au Kaire, on a observé que les porteurs d'eau, sans cesse arrosés de l'eau fraîche qu'ils portent dans une outre sur leur dos, ne sont jamais attaqués de la peste: mais ici c'est lotion, et non pas humidité.

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des soins qu'ils ont vu prendre aux Francs, a fait, depuis quelque temps, impression sur plusieurs d'entre eux. Les Chrétiens du pays qui traitent avec nos Négocians, seraient disposés à s'enfermer comme eux; mais il faudrait qu'ils y fussent autorisés par la Porte. Il paraît qu'en ce moment elle s'occupe de cet objet, s'il est vrai qu'elle ait publié l'année dernière un Edit pour établir un Lazaret à Constantinople, et trois autres dans l'Empire, savoir, à Smyrne, en Candie et à Alexandrie. Le Gouvernement de Tunis a pris ce sage parti depuis quelques années; mais la police Turke est par-tout si mauvaise, qu'on doit espérer peu de succès de ces établissemens, malgré leur extrême importance pour le commerce, et pour la sureté des états de la Méditerranée (1).

(1) L'année dernière en fait preuve, puisqu'il a éclaté dans Tunis une peste aussi violente qu'on en ait jamais éprouvé. Elle fut apportée par des bâtimens venant de Constantinople, qui corrompirent les gardes et entrèrent en fraude sans faire de quarantaine.

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CHAPITRE XVIII.

Tableau résumé de l'Egypte.

L'EGYPTE fournirait encore matière à beaucoup d'autres observations; mais comme elles sont étrangères à mon objet, ou qu'elles rentrent dans celles que j'aurai occasion de faire sur la Syrie, je ne m'étendrai pas davantage.

Si l'on se rappelle ce que j'ai exposé de la nature et de l'aspect du sol, si l'on se peint un pays plat, coupé de canaux, inondé pendant trois mois, fangeux et verdoyant pendant trois autres, poudreux et gercé le reste de l'année; si l'on se figure sur ce terrain des villages de boue et de briques ruinés, des paysans nus et hâlés, des buffles, des chameaux, des sycomores, des dattiers clairsemés, des lacs, des champs cultivés, et de grands espaces vides; si l'on y joint un soleil étincelant sur l'azur d'un ciel presque toujours sans nuages; des vents plus ou moins forts, mais perpétuels; l'on aura pu se former une idée rapprochée de l'état physique du pays. On a pu juger de l'état

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civil des habitans, par leurs divisions en races, en sectes, en conditions; par la nature d'un Gouvernement qui ne connaît ni propriété ni sureté de personnes, et par l'usage d'un pouvoir illimité confié à une soldatesque licencieuse et grossière; enfin l'on peut apprécier la force de ce Gouvernement en résumant son état militaire, la qualité de ses troupes; en observant que dans toute l'Egypte et sur les frontières, il n'y a ni fort ni redoute, ni artillerie, ni ingénieurs; et que pour la marine on ne compte que les vingt-huit vaisseaux et cayasses de Suez, armés chacun de quatre pierriers rouillés, et montés par des marins qui ne connaissent pas la boussole: c'est au Lecteur a établir sur ces faits l'open qu'il doit prendre d'un tel pays. S'il trouvait, par hasard, que je le lui présente sous un point de vue différent de quelques autres relations, cette diversité ne devrait point l'étonner. Rien de moins unanime que les jugemens des Voyageurs sur les pays qu'ils ont vus: souvent contradictoires entre eux, celui-ci déprime ce que celui-là vante; et tel peint comme un lieu de délices ce qui pour tel autre n'est qu'un lieu fort ordinaire. On leur

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reproche cette contradiction; mais ils lapartagent avec leurs censeurs mêmes, puisqu'elle est dans la nature des choses. Quoi que nous puissions faire, nos jugemerts sont bien moins fondés sur les qualités réelles des objets, que sur les affections que nous recevons, ou que nous portons déja en les voyant. Une expérience journalière prouve qu'il s'y mêle toujours des idées étrangères, et de-là vient quele même pays qui nous a paru beau dans un temps, nous paraît quelquefois désagréable dans un autre. D'ailleurs, le préjugé des habitudes premières est tel que jamais l'on ne peut s'en dégager. L'habitant des montagnes hait les plaines; l'habitant des plaines déprise les montagnes. L'Espagnol veut lin ciel ardent; le Danois un temps brumeux. Nous aim la verdure des forêts; le Suédois préfère la blancheur des neiges: le Lapon transporté de sa chaumière enfumée, dans les bosquets de Chantilly, y est mort de chaleur et de mélancolie. Chacun a ses goûts, et juge en conséquence. Je conçois que pour un Égyptien, l'Egypte est et sera toujours le plus beau pays du monde, quoiqu'il n'ait vu que celui-là. Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis comme témoin oculaire, j'avoue que je n'en ai pas pris une

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idée si avantage use. Je rends justice à son extrême fertilité, à la variété de sesproduits, à l'avantage de sa position pour le commerce: je conviens que l'Egypte est peu sujette aux intempéries qui font manquer nos récoltes; que les ouragans de l'Amérique y sont inconnus; que les tremblemens qui de nos jours ont dévasté le Portugal et l'Italie, y sont très-rares, quoique non passans exemples( 1 ); je conviens même que la chaleur qui y accable les Européens, n'est pas un inconvénient pour les Naturels: mais c'en est un grave que ces vents meurtriers de sud; c'en est un autre que ce vent de nord-est qui donne des maux de tête violens; c'en est encore un que cette multitude de scorpions, de cousins, et sur-tout de mouches, telle que l'on ne peut manger sans courir risque d'en avaler. D'ailleurs, nul pays d'un aspect plus monotone; toujours une plaine nue à perte de vue; toujours un horizon plat et uniforme (2); des dattiers sur leur tige maigre, ou des huttesde terre syr des chaussées: jamais cette richesse de pay-

(1) Il y en eut un très-violent entre autres, l'an 1112.

(2) On peut, a ce sujet, consulter les planches de Nordon, qui rendent, cet état sensible.

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qattam en offrait un plus élevé, et qui borne ceux-là; parceque tout observatoire élevé est inutile en Egypte, où le sol est trés-plat, et où les vapeurs dérobent les étoiles plusieurs degrés au-dessus de l'horizon; parcequ'il est impossible de monter sur la plupart des pyramides; enfin, parcequ'il était inutile de rassembler onze observatoires aussi voisins que le sont les pyramides, grandes et petites, que l'on découvre du local de Djizé. D'après ces considérations, on pensera que Platon, qui a fourni l'idée en question, n'a pu avoir en vue que des cas accidentels; ou qu'il n'a ici que son mérite ordinaire d'éloquent orateur. Si d'autre part on pèse les témoignaes des anciens et les circonstances des lieux, si l'on fait attention qu'auprès des pyramides il se trouve trente à quarante moindres monumens, offrant des ébauches de la même figure pyramidale; que ce lieu stérile, écarté de la terre cultivable, a la qualité requise des Egyptiens pour être un cimetière, et que prés de là était celui de toute la ville de Memphis, la plaine des Momies; on sera persuadé que les pyramides ne sont que des tombeaux. L'on croira que les despotes d'un peuple

des pyramides la propriété que lui a découverte l'ingénieux et savant Dupuis.

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superstitieux, ont pu mettre de l'importance et de l'orgueil à bâtir pour leur squelette une demeure impénétrable, quand on saura que, dès avant Moyse, il était de dogme à Memphis que les ames reviendraient au bout de six mille ans habiter les corps qu'elles avaient quittés: c'était par cette raison que l'on prenait tant de soin de préserver ces mêmes corps de la dissolution, et que l'on s'efforçait d'en conserver les formes au moyen des aromates, des bandelettes, et des sarcophages. Celui qui est encore dans la chambre sépulcrale de la grande pyramide, est précisément dans les dimensions naturelles; et cette chambre, si obscure et si étroite (1), n'a jamais pu convenir qu'à loger un mort. On veut trouver du mystère à ce conduit southerrain qui descend perpendiculairement dans le dessous de la pyramide; mais on oublie que l'usage de toute l'antiquité fut de ménager des communications avec l'intérieur des tombeaux, pour y pratiquer, aux jours prescrits par la religion, les cérémonies funèbres, telles que les libations et les offrandes d'alimens aux morts. Il faut donc revenir à l'opinion, toute vieille qu'elle peut être que les pyramides sont des tombeaux (2); et

(1) Elle a treize pas de long sur onze de large, et à peu près autant de hauteur.

(2) La grande pyramide elle-même en est un; mais

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vulgaires, ils s'associent à la misère des cabanes qu'ils couvrent, et ne rappellent, que l'idée de l'abandon et de la pauvreté. En vain peint-on le Turk mollement couché sous leur ombre, heureux de fumer sa pipe sans penser: l'ignorance et la sottise ont sans doute leurs jouissances, comme l'esprit et le savoir; mais je l'avoue, je n'ai pu envier le repos des esclaves, ni appeler bonheur l'apathie des automates. Je ne concevrais pas même d'où peut venir l'enthousiasme que des Voyageurs témoignent pour l'Egypte, si l'expérience ne m'en eût dévoilé lescaises secrètes.

§. I. Des exagérations des Voyageurs.

On a dès long-temps remarqué dans les Voyageurs une affectation particulière à vanter le théâtre de leurs voyages; et les bons esprits, qui souvent ont reconnu l'exagération de leurs récits, ont averti, par un proverbe, de se tenir en garde contre leur prestige ( 1 ); mais l'abus subsiste, parce qu'il tient à des causes renaissantes. Chacun de

(1) Multùm mentitur qui multùm vidit.

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nous en porte le germe; et souvent le reproche appartient à ceux mêmes qui l'adressent. En effet, qu'on examine un Voyageur arrivant de pays lointains, dans une société oisive et curieuse. La nouveauté de ses récits attire l'attention sur lui; elle va même jusqu'à la bienveillance pour sa personne: on l'aime parce qu'il amuse, et parce que ses prétentions sont d'un genre qui ne peut choquer. De son côté, il ne tarde pas de sentir qu'il n'intéresse qu'autant qu'il excite des sensations nouvelles. Le besoin de soutenir, l'envie même d'augmenter l'intérêt, l'engagent à donner des couleurs plus fortes à ses tableaux; il peint les objets plus grands pour qu'ils frappent davantage; le succès qu'il obtient l'encourage; l'enthousiasme qu'il produit se réfléchit sur lui-même; et bientôt il s'établit entre ses auditeurs et lui une émulation et un commerce par lequel il rend en étonnement ce qu'ont lui paye en admiration. Le merveilleux de ce qu'il a vu rejaillit d'abord sur lui-même, puis, par une seconde gradation, sur ceux qui l'ont entendu et qui à leur tour le racontent: ainsi la vanité, qui se mêle à tout, devient une des causes de ce penchant que nous avons tous,

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soit pour croire, soit pour raconter les prodiges. D'ailleurs, nous voulons moins être instruits qu'amusés, et c'est par ces raisons que les faiseurs de contes, en tout genre, ont toujours occupé un rang distingué dans l'estime des hommes, et dans la classe des Ecrivains.

Il est pour les Voyageurs une autre cause d'enthousiasme: loin des objets dont elle a joui, l'imagination privée s'enflamme; l'absence rallume les desirs, et la satiété de ce qui nous environne, prête un charme à ce qui est hors de notre portée. On regrette un pays d'où l'on désira souvent de sortir; et l'on se peint en beau les lieux dont la présence pourrait être encore à charge. Les Voyageurs qui ne font que passer en Egypte ne sont pas dans cette classe, parce qu'ils n'ont pas le temps de perdre l'illusion de la nouveauté; mais quiconque y séjourne, peut y être rangé. Nos Négocians le savent; et ils ont fait à ce sujet une observation qu'on doit citer: ils ont remarqué que ceux même d'entre eux qui ont le plus senti les désagrémens de cette demeure, ne sont pas plus tôt retournés en France, que tout s'efface de leur mémoire: leurs souvenirs prennent de riantes couleurs; en sorte que deux

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ans après, on n'imaginerait pas qu'ils y eussent jamais été. « Comment pensez-vous encore à nous, m'écrivait dernièrement un résident au Kaire; comment conservez^vous les idées vraies de ce lieu de misère (1), lorsque nous avons éprouvé que tous ceux qui repassent, les oublient au point de nous étonner nous mêmes? » Je l'avoue, des causes si générales et si puissantes n'eussent pas été sans effet sur moi-même; mais j'ai pris un soin particulier de m'en défendre, et de conserver mes impressions premières, pour donner à mes récits le seul mérite qu'ils pussent avoir, celui de la vérité. Il est temps de les reporter sur des objets d'un intérêt plus vaste; mais comme le Lecteur ne me pardonnerait pas de quitter l'Egypte sans parler des ruines et des pyramides, j'en dirai deux mots.

(1) Personne n'a mollis que moi de sujets d'humeur contre l'Egypte; j'y ai éprouvé, de la part de nos Négocians, l'accueil le plus généreux et le plus honnête; jamais il ne m'est arrivé nul accident désagréable, pas même de mettre pied à terre devant les Mamlouks. Il est vrai que malgré la honte qu'on y atttibue, je ne marchais qu'à pied dans les rues.

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CHAPITRE XIX.

Des Ruines et des Pyramides.

J'A déja exposé comment la difficulté habituelle des voyages en Egypte, devenue plus grande en ces dernières années, s'opposait aux recherches sur les antiquités. Faute de moyen, et sur-tout de circonstances propres, on est réduit à ne voir que ce que d'autres ont vu, et à ne dire que ce qu'ils ont déja publié. Par cette raison, je ne répéterai pas ce qui se trouve déja répété plus d'une fois dans Paul Lucas, Maillet, Siccard, Pocoke, Greaves, Norden, Niebuhr; et récemment dans les lettres de M. Savary. Je me bornerai à quelques considérations générales.

Les Pyramides de Djizé sont un exemple frappant de cette difficulté d'observer dont j'ai fait mention. Quoique situées à quatre lieues seulement du Kaire, où il réside des Francs, quoique visitées par une foule de Voyageurs, on n'est point encore d'accord sur leurs dimensions. On a mesuré plusieurs fois leur hauteur

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par les procédés géométriques, et chaque opération a donné un résultat différent (1). Pour décider la question, il faudrait une nouvelle mesure solennelle, faite par des personnes connues; mais en attendant, on doit taxer d'erreur tous ceux qui donnent à la grande Pyramide autant d'élévation que de base, attendu que son triangle est très-sensiblement écrasé. La connaissance de cette base me paraît d'autant plus intéressante, que je lui crois du rapport à l'une des mesures carrées des Egyptiens; et dans la coupe des pierres, si l'on trouvait des dimensions revenant souvent les mêmes, peut-être en pourrait-on déduire leurs autres mesures.

On se plaint ordinairement de ne point comprendre la description de l'intérieur de la Pyramide; et en effet, à moins d'être versé dans l'art des plans, on a peine à se reconnaître sur la gravure. Le meilleur moyen de s'en faire une idée, serait d'exécuter en terre crue ou cuite, une Pyramide dans des proportions réduites, par

(1) A la liste de ces différences, alléguée par M. Savary, il faut ajouter une mesure récente, qui donne six cents pieds sur chaque face à la grande, et quatre cent quatre-vingts de hauteur perpendiculaire.

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exemple, d'un pouce par toise. Cette masse aurait huit pieds quatre pouces de base, et à-peu-près sept et demi de hauteur: en la coupant en deux portions de haut en bas, on y pratiquerait le premier canal qui descend obliquement, la galerie qui remonte de même, et la chambre sépulcrale qui est à son extrémité. Norden fournirait les meilleurs détails; mais il faudrait un Artiste habitué à ce genre d'ouvrages.

La ligne du rocher sur lequel sont assises les Pyramides, ne s'élève pas au dessus du niveau de la plaine de plus de quarante à cinquante pieds. La pierre dont il est formé, est, comme je l'ai dit, une pierre calcaire blanchâtre, d'un grain pareil au beau moellon, ou à cette pierre connue dans quelques provinces, sous le nom de Rairio. Celle des Pyramides est d'une nature semblable. Au commencement du siècle, on croyait, sur l'autorité d'Hérodote, que les matériaux en avaient été transportés d'ailleurs; mais des Voyageurs observant la ressemblance dont nous parlons, ont trouvé plus naturel de les faire tirer du rocher même; et l'on traite aujourd'hui de fable le récit d'Hérodote, et d'absurdité cette translation de pierres. On calcule que l'aplanis-

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sement du rocher en a dû fournir la majeure partie; et pour le reste, on suppose des souterrains invisibles, que l'on agrandit autant qu'il est besoin. Mais si l'opinion ancienne a des invraisemblances, la moderne n'a que des suppositions. Ce n'est point un motif suffisant de juger, que de dire. Il est incroyable que l'on ait transporté des carrières éloignées, il est absurde d'avoir multiplié des frais qui deviennent énormes, etc. Dans les choses qui tiennent aux opinions et aux Gouvernemens des peuples anciens, la mesure des probabilités est délicate à saisir: aussi, quelque invraisemblable que paraisse le fait dont il s'agit, si l'on observe que l'Historien qui le rapporte a puisé dans les archives originales; qu'il est très-exact dans tous ceux que l'on peut vérifier; que le rocher Libyque n'offre en aucun endroit des élévations semblables à celles qu'on veut supposer, et que les souterrains sont encore à connaître; si l'on se rappelle les immenses carrières qui s'étendent de Saouâdi à Manfalout, dans un espace de vingt-cinq lieues: enfin, si l'on considère que leurs pierres, qui sont de la même espèce, n'ont aucun autre emploi

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apparent (1), on sera porté tout au moins à suspendre son jugement, en attendant une évidence qui le détermine. Pareillement quelques Ecrivains se sont lassés de l'opinion que les Pyramides étaient des tombeaux, et ils en ont voulu faire des temples ou des observatoires; ils ont regardé comme absurde qu'une Nation sage et policée fît une affaire d'état du sépulcre de son Chef, et comme extravagant qu'un Monarque écrasât son peuple de corvées, pour enfermer un squelette de cinq pieds dans une montagne de pierres: mais je le répète, on juge mal les peuples anciens, quand on prend pour terme de comparaison nos opinions, nos usages. Les motifs qui les ont animés peuvent nous paraître extravagans, peuvent l'être même aux yeux de la raison, sans avoir été moins puissans, moins efficaces. On se donne des entraves gratuites de contradictions, en leur supposant une sagesse conforme à nos principes; nous raisonnons trop d'après nos idées, et pas assez d'après les leurs. En suivant ici, soit les unes, soit les autres, on

(1) Je n'entends pas les seules Pyramides de Djizé, mais toutes en général. Quelques-unes, comme celles de Bayamout, n'ont de rochers ni dessous, ni aux environs. Voyez Pocoke.

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jugera que les Pyramides ne peuvent avoir été des observatoires d'astronomie (1); parce que le mont Moqattam en offrait un plus élevé, et qui borne ceux-là; parce que tout observatoire élevé est inutile en Egypte, où le sol est très-plat, et où les vapeurs dérobent les étoiles plusieurs degrés au dessus de l'horizon; parce qu'il est impossible de monter sur la plupart des Pyramides; enfin, parce qu'il était inutile de rassembler onze observatoires aussi voisins que le sont les onze Pyramides, grandes et petites, que l'on découvre du local de Djizé. D'après ces considérations, on pensera que Platon, qui a fourni l'idée en question, n'a pu avoir en vue que des cas accidentels, ou qu'il n'a ici que son mérite ordinaire d'éloquent Orateur. Si d'autre part on pèse les témoignages des Anciens et les circonstances des lieux; si l'on fait attention qu'auprès des Pyramides il se trouve trente à quarante moindres monumens, offrant des ébauches de la

(1) Oa allègue la position des Pyramides orientées aux quatre points cardinaux; mais les anciens, dans la plupart de leurs monumens, ont observé cette pratique; et elle convenait aux tombeaux qui, par les idées de résurrection, de Tartare, d'Elysée, etc. tenaient à l'astronomie.

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même figure pyramidale; que ce lieu stérile, écarté de la terre cultivable, a la qualité requise des Egyptiens pour être un cimetière, et que près de-là était celui de toute la ville de Memphis, la plaine des Momies, on sera persuadé que les Pyramides ne sont que des tombeaux. L'on croira que les despotes d'un peuple superstitieux, ont pu mettre de l'importance et de l'orgueil à bâtir pour leur squelette une demeure impénétrable, quand on saura que, dès avant Moyse, il était de dogme à Memphis que les ames reviendraient au bout de 6,000 ans habiter les corps qu'elles avaient quittés: c'était par cette raison que l'on prenait tant de soin de préserver ces mêmes corps de la dissolution, et que l'on s'efforçait d'en conserver les formes, au moyen des aromates, des bandelettes et des sarcophages. Celui qui est encore dans la chambre sépulcrale de la grande pyramide, est précisément dans les dimensions naturelles; et cette chambre, si obscure et si étroite (1), n'a jamais pu convenir qu'à loger un mort. On veut trouver du mystère à ce conduit souterrain qui descend perpendicu-

(1) Elle a treize pas de long sur onze de large, et à-peuprès autant de hauteur.

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lairement dans le dessous de la Pyramide; mais on oublie que l'usage de toute l'antiquité fut de ménager des communications avec l'intérieur des tombeaux, pour y pratiquer, aux jours prescrits par la religion, les cérémonies funèbres, telles que les libations et les offrandes d'alimens aux morts. Il faut donc revenir à l'opinion, toute vieillie qu'elle peut être, que les Pyramides sont des tombeaux; et cet emploi indiqué par toutes les circonstances locales, l'est encore par un usage des Hébreux qui, comme l'on sait, ont presque en tout imité les Égyptiens, et qui à ce titre donnèrent la forme pyramidale aux tombeaux d'Absalon et de Zakarie, que l'on voit encore dans la vallée de Josaphat: enfin, il est constaté par le nom même de ces monumens, qui, selon une analyse conforme à tous les principes de la science, me donne mot à mot, chambre ou caveau du mort (1).

(1) Voici la marche de cette étymologie. Le mot français, Pyramide, est le grec pyramis, idos; mais dans l'ancien grec, l'y était prononcé ou; donc il faut dire pouramis. Lorsque les Grecs, après la guerre de Troye, fréquentèrent l'Egypte, ils ne devaient point avoir, dans leur langue, le nom de cet objet nouveau pour eux; ils dûrent l'emprunter des Egyptiens. Pouramis n'est donc pas grec, mais égyptien. Or, il paraît constant que les dialectes de l'Egypte, qui étaient variés, ont eu de grandes analogies avec ceux des pays voisins, tels que l'Arabie et la Syrie. Il est vrai que dans ces langues, p est une prononciation inconnue; mais il est de fait aussi, que les Grecs, en adoptant des mots barbares, les altéraient presque toujours, et confondaient souvent un son avec un autre à-peuprès semblable. Il est de fait encore, que dans des mots connus, p se trouve sans cesse pris pour b qui n'en diffère presque pas. Dans cette donnée, pouramis devient bouramis. Or, dans le dialecte de la Palestine, bour signifie toute excavation en terre, une citerne, une prison proprement souterraine, un sépulcre. Voyez Buxtorf Lexicon. Hebr. Reste amis, où l's final me paraît une terminaison substituée au t, qui n'était point dans le génie grec, et qui faisait l'oriental, a-mit, du mort; bour a-mit, caveau du mort; cette substitution de l's au t, a un exemple dans atribis, bien connu pour être atribit; c'est aux connaisseurs à juger s'il est beaucoup d'étymologies qui réunissent autant de conditions que celle-ci.

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La grande Pyramide n'est pas la seule qui ait été ouverte. Il y en a une autre à Saqâra qui offre les mêmes détails intérieurs. Depuis quelques années, un Bek a tenté d'ouvrir la troisième en grandeur du local de Djizé, pour en retirer le trésor supposé. Il l'a attaquée par le même côté et à la même hauteur que la grande est ouverte; mais après avoir arraché deux ou trois cents

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pierres, avec des peines et une dépense considérables, il a quitté sans succès son avaricieuse entreprise. L'époque de la construction de la plupart des Pyramides n'est pas connue; mais celle de la grande est si évidente, qu'on n'eût jamais dû la contester. Hérodote l'attribue à Cheops, avec un détail de circonstances qui prouve que ses Auteurs étaient bien instruits (1). Or, ce Cheops, dans sa liste, la meilleure de toutes, se trouve le second Roi après Protée (2), qui fut contemporain de la guerre de Troye; et il en résulte, par l'ordre des faits, que sa Pyramide fut construite vers les années 140 et 160 de la fondation du Temple de Salomon, c'est-à-dire, 850 ans avant Jésus-Christ.

La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monumens de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les Py-

(1) Ce Prince, dit-il, régna cinquante ans, et il en employa vingt à bâtir la Pyramide. Le tiers de l'Egypte fut employé, par corvées, à tailler, à transporter et à élever les pierres.

(2) Il est remarquable, que si l'on écrivait le nom égyptien allégué par les Grecs, en caractères phéniciens, on se servirait des mêmes lettres que nous prononçons pharao; l'o final est dans l'hébreu un h, qui à la fin des mots devient très-souvent t.

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ramides. La solidité de leur construction, et l'énormité de leur masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les Voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. L'on commence à voir ces montagnes factices, dix lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'eloigner à mesure qu'on s'en approche; on en est encore à une lieue, et déja elles dominent tellement sur la tête, qu'on croit être à leur pied; enfin l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve (1): la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté,

(1) Je ne connais rien de plus propre à figurer les Pyramides, à Paris, que l'Hôtel des Invalides, vu du Cours-la-Reine. La longueur du bâtiment étant de six cents pieds, égale précisément la base de la grande Pyramide; mais pour s'en figurer la hauteur et la solidité, il faut supposer que la face mentionnée s'élève en un triangle dont la pointe excède la hauteur du dôme des deux tiers de ce dôme même ( il a trois cents pieds): de plus, que la même face doit se répéter sur quatre côtés en carré, et que tout le massif qui en résulte, est plein, et n'offre à l'extérieur qu'un immense talus disposé par gradins.

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l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si faible, qui rampe à leurs pieds; tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect; mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport. Après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une Nation entière; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses, et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages: ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monumens de l'Egypte; ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent, et ami des arts, que la servitude d'une Nation tourmentée par le caprice de ses Maîtres. Alors on pardonne à l'avarice, qui violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir: on en accorde

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moins de pitié à ces ruines; et tandis que l'armateur des arts s'indigne dans Alexandrie, de voir scier les colonnes des palais, pour en faire des meules de moulin, le Philosophe, après cette première émotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut d'empêcher de sourire à la justice secrète du sort, qui rend au peuple ce qui lui coûta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses besoins, l'orgeuil d'un luxe inutile.

C'est l'intérêt de ce peuple, sans doute, plus que celui des monumens, qui doit dicter le souhait de voir passer en d'autres mains l'Egypte; mais, ne fût-ce que sous cet aspect, cette révolution serait toujours très-desirable. Si l'Egypte était possédée par une Nation amie des beaux-arts, on y trouverait, pour la connaisance de l'antiquité, des ressources, que désormais le reste de la terre nous refuse; peut-être y découvrirait-on même des livres. Il n'y a pas trois ans qu'on déterra près de Damiât plus de cent volumes écrits en langue inconnue (1); ils furent incontinent brûlés sur la

(1) Je tiens ce fait des Négocions d'Acre, qui le racontent sur la foi d'un Capitaine de Marseille, qui, dans le temps, chargeait du riz à Damiât.

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décision des Chaiks du Kaire. A la vérité le Delta n'offre plus de ruines bien intéressantes, parce que les habitans ont tout détruit par besoin ou par superstition. Mais le Saïd moins peuplé, mais la lisière du désert moins fréquentée en ont encore d'intactes. On en doit sur-tout espérer dans les Oasis, dans ces îles séparées du monde par une mer de sable, où nul voyageur connu n'a pénétré depuis Alexandre. Ces cantons, qui jadis avaient des villes et des temples, n'ayant point subi les dévastations des Barbares, ont dû garder leurs monumens, par cela même que leur population a dépéri ou s'est anéantie; et ces monumens enfouis dans les sables, s'y conservent comme en dépôt pour la génération future. C'est à ce temps, moins éloigné peut- être qu'on ne pense, qu'il faut remettre nos souhaits et notre espoir. C'est alors qu'on pourra fouiller de toutes parts la terre du Nil et les sables de la Libye; qu'on pourra ouvrir la petite pyramide de Djizé, qui, pour être démolie de fond en comble, ne coûterait pas cinquante mille livres: c'est peut-être encore à cette époque qu'il faut remettre la solution des hiéroglyphes, quoique les secours actuels me paraissent suffisans pour y arriver.

Tome I. R

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Mais c'en est assez sur des sujets de conjectures, il est temps de passer à l'examen d'une autre contrée, qui, sous les rapports de l'état ancien et de l'état moderne, n'est pas moins intéressante que l'Egypte elle-même.

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ÉTAT PHYSIQUE

DE

LA SYRIE.

CHAPITRE PREMIER.

Géographie et Histoire Naturelle de la Syrie.

EN sortant de l'Égypte par l'Isthme qui sépare l'Afrique de l'Asie, si l'on suit le rivage de la Méditerranée, l'on entre dans une seconde province des Turks, connue parmi nous sous le nom de Syrie. Ce nom qui, comme tant d'autres, nous a été transmis par les Grecs, est une altération de celui d'Assyrie, introduite chez les Ioniens qui en fréquentaient les côtes, après que les Assyriens de Ninive eurent réduit cette contrée en province de leur

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Empire (1). Par cette raison, le nom de Syrie n'eut pas d'abord l'extension qu'il a prise ensuite. On n'y comprenait ni la Phénicie ni la Palestine. Les habitans actuels, qui, selon l'usage constant des Arabes, n'ont point adopté la nomenclature grecque, méconnaissent le nom de Syrie (2); ils le remplacent par celui de Barr-el-Châm (3), qui signifie pays de la gauche; et par-là ils désignent tout l'espace compris entre deux lignes tirées, l'une d'Alexandrette à l'Euphrate, l'autre de Gaze dans le désert d'Arabie, ayant pour bornes à l'est

(1) Cest-à-dire, vers l'an 750 avant Jésus-Christ. Voilà pourquoi Homère, qui écrivit au commencement de ce sièclelà, ne l'a point citée, quoiqu'il fasse mention des habitans du pays: il s'est servi du nom oriental Aram, altéré dans Ariméén et Erambos.

(2) Les Géographes le citent cependant quelquefois, en l'écrivant Souria, selon la traduction perpétuelle de l'y en ou arabe.

(3) Prononcez châm et non kâm; et, règle générale dans les mots arabes que je cite, prononcez ch comme dans charme, fût-il à la fin du mot. Danvilie écrit shâm, parce qu'il suit l'orthographe anglaise, dans laquelle sh est notre ch: El-Châm tout seul est le nom de la ville de Damas, réputée capitale de la Syrie. J'ignore pourquoi M. Savary en a fait El-Chams, ville du soleil.

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ce même désert, et à l'ouest la Méditerranée. Cette dénomination de pays de la gauche, par son contraste à celle de l'Yamîn ou pays de la droite, indique pour chef-lieu un local intermédiaire, qui doit être la Mekke; et par son allusion au culte du soleil (1), elle prouve à-la-fois une origine antérieure à Mahomet, et l'existence déja connue de ce culte au Temple de la Klabé.

§. I. Aspect de la Syrie.

Quand on jette les yeux sur la carte de la Syrie, on observe que ce pays n'est en quelque sorte qu'une chaîne de montagnes, qui d'un rameau principal se distribuent à droite et à gauche en divers sens: la vue du terrain est analogue à cet exposé. En effet, soit que l'on aborde par la mer, soit que l'on arrive par les immenses plaines du désert, on commence toujours à découvrir de très-loin l'horizon bordé

(1) Dans l'antiquité, les peuples qui adoraient le soleil, lui rendant leur hommage au montent de son lever, se supposèrent toujours la face tournée à l'orient. Le nord fut la gauche, le midi la droite, et le couchant, le derrière, appelé en oriental, acheron et akaron.

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d'un rempart nébuleux qui court nord et sud, tant que la vue peut s'étendre: à mesure que l'on approche, on distingue des entassemens gradués de sommets, qui, tantôt isolés, et tantôt réunis en chaînes, vont se terminer à une ligne principale qui domine sur tout. On suit cette ligne sans interruption, depuis son entrée par le nord, jusque dans l'Arabie. D'abord elle serre la mer entre Alexandrette et l'Oronte; puis après avoir cédé passage à cette rivière, elle reprend sa route au midi en s'écartant un peu du rivage, et par une suite de sommets continus, elle se prolonge jusqu'aux sources du Jourdain, où elle se divise en deux branches, pour enfermer, comme en un bassin, ce fleuve et ses trois lacs. Pendant ce trajet, il se détache de cette ligne, comme d'un tronc principal, une infinité de rameaux qui vont se perdre, les uns dans le désert, où ils forment divers bassins, tels que celui de Damas, de Haurân, etc. les autres vers la mer, où ils se terminent quelquefois par des chutes rapides, comme il, arrive, au Carmel, à la Nakoure, au cap Blanc, et à presque tout le terrain entre Bairout (1) et

(1) L'ancienne Bétyt.

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Tripoli. Plus communément ils conservent des pentes douces qui se terminent en plaines, telles que celles d'Antioche, de Tripoli, de Tyr, d'Acre, etc.

§. II. Des Montagnes.

Ces montagnes, en changeant de niveaux et de lieux, changent aussi beaucoup de formes et d'aspects. Entre Alexandrette et l'Oronte, les sapins, les mélèzes, les chênes, les buis, les lauriers, les ifs et les myrtes qui les couvrent, leur donnent un air de vie qui déride le Voyageur attristé de la nudité de Chypre (1). Il rencontre même sur quelques pentes des cabanes environnées de figuiers et de vignes; et cette vue adoucit la fatigue d'une route qui, par des sentiers raboteux, le conduit sans cesse du fond des ravins à la cime des hauteurs, et de la cime des hauteurs le ramène au fond des ravins. Les rameaux inférieurs qui vont dans le nord d'Alep, n'offrent au contraire que des rochers nus, sans verdure et sans terre. Au

(1) Tous les vaisseaux qui vont à Alexandrette touchent en Chypre, dont la partie méridionale est une plaine nue et ravagée.

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midi d'Antioche et sur la mer, les coteaux se prêtent à porter des oliviers, des tabacs et des vignes (1); mais du côté du désert, le sommet et la pente de cette chaîne ne sont qu'une suite presque continue de roches blanches. Vers le Liban, les montagnes s'élèvent, et cependant se couvrent en beaucoup d'endroits d'autant de terre qu'il en faut pour devenir cultivables à force d'industrie et de travail. Là, parmi les rocailles, se présentent les restes peu magnifiques des cèdres si vantés (2), et plus souvent des sapins, des chênes, des ronces, des mûriers, des figuiers et des vignes. En quittant le pays des Druzes, les montagnes perdent de leur hauteur, de leur aspérité, et deviennent plus propres au labourage; elles se relèvent dans le sud-est du Carmel, et se revêtent de futaies qui forment d'assez beaux paysages; mais en avançant vers la Judée, elles se dépouillent, resser-

(1) Il faut en excepter le mont Casius, qui s'élève. sur Antioche comme un énorme pic. Mais Pline passe l'hyperbole, quand il dit que de sa pointe on découvre en même-temps l'aurore et le crépuscule.

(2) Il n'y a plus que quatre ou cinq de ces arbres qui ayent quelque apparence.

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rent leurs vallées, deviennent sèches, raboteuses, et finissent par n'être plus sur la mer Morte qu'un entassement de roches sauvages, pleines de précipices et de cavernes (1); pendant qu'à l'est du Jourdain et du lac, une autre chaîne de rocs plus hauts et plus hérissés, offre une perspective encore plus lugubre, et annonce dans le lointain l'entrée du désert et la fin de la terre habitable

La vue des lieux atteste que le point le plus élevé de toute la Syrie, est le Liban au sud-est de Tripoli. A peine sort-on de Larneca en Chypre, que déja à trente lieues de distance, on voit à l'horizon sa pointe nébuleuse. D'ailleurs, le même fait s'indique sensiblement sur les cartes, par le cours des rivières. L'Oronte, qui des montagnes de Damas va se perdre sous Antioche; la Qâsmîe, qui du nord de Balbek se rend vers Tyr; le Jourdain, que sa pente verse au midi, prouvent que le sommet général est au local indiqué. Après le Liban, le point le plus saillant est le mont Aqqar: on le voit

(1) C'est le terrain appelé grottes d'Engaddi, où se retirèrent de tous temps les vagabonds. Il y en a qui tiendraient quinze cents hommes.

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dès la sortie de Marra dans le désert, comme un énorme cône écrasé, que l'on ne cesse pendant deux journées d'avoir devant les yeux. Personne jusqu'à ce jour n'a eu le loisir ou la faculté de porter le baromètre sur ces montagnes pour en connaître la hauteur; mais on peut la déduire d'une mesure naturelle, la neige: dans l'hiver, tous les sommets en sont couverts, depuis Alexandrette jusqu'à Jérusalem; mais dès mars, elle fond, par-tout, le Liban excepté: cependant elle n'y persiste toute l'année que dans les sinuosités les plus élevées, et au nord-est, où elle est à l'abri des vents de mer et de l'action du soleil. C'est ainsi que je l'ai vue à la fin d'août 1784, lorsque j'étouffais de chaleur dans la vallée de Balbek. Or, étant connu que la neige à cette latitude exige une élévation de quinze à seize cents toises, on en doit conclure que le Liban atteint cette hauteur, et qu'il est par conséquent bien inférieur aux Alpes, et même aux Pyrénées (1).

(1) On estime que le mont Blanc, le plus élevé des Alpes, a deux mille quatre cents toises au dessus du niveau de la mer; et le pic d'Ossian dans les Pyrénées, 1900.

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Le Liban, dont le nom doit s'étendre à toute la chaîne du Kesraouân et du pays des Druzes, présente tout le spectacle des grandes montagnes. On y trouve à chaque pas ces scènes, où la nature déploie, tantôt de l'agrément ou de la grandeur, tantôt de la bizarrerie, toujours de la variété. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le rivage: la hauteur et la rapidité de ce rempart qui semble fermer la terre, le gigantesque des masses qui s'élancent dans les nues, inspirent l'étonnement et le respect. Si l'observateur curieux se transporte ensuite jusqu'à ces sommets qui bornaient sa vue, l'immensité de l'espace qu'il découvre, devient un autre sujet de son admiration; mais pour jouir entièrement de la majesté de ce spectacle, il faut se placer sur la cime même du Liban ou du Sannin. Là, de toutes parts s'étend un horizon sans bornes; là; par un temps clair, la vue s'égare, et sur le désert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe: l'ame croit embrasser le monde. Tantôt les regards errans sur la chaîne successive des montagnes, portent l'esprit, en un clin-d'œil, d'Antioche à Jérusalem; tantôt se rapprochant de

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ce qui les environne, ils sondent la lointaine profondeur du rivage. Enfin, l'attention fixée par des objets distincts, examine avec détail les rochers, les bois, les torrens, les coteaux, les villages et les villes. On prend un plaisir secret à trouver petits ces objets qu'on a vus si grands. On regarde avec complaisance la vallée couverte de nuées orageuses, et l'on sourit d'entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda si long-temps sur la tête; on aime à voir à ses pieds ces sommets jadis menaçans, devenus dans leur abaissement semblables aux sillons d'un champ, ou aux gradins d'un amphithéâtre; on est flatté d'être devenu le point le plus élevé de tant de choses, et l'orgueil les fait regarder avec plus de complaisance.

Lorsque le Voyageur parcourt l'intérieur de ces montagnes, l'aspérité des chemins, la rapidité des pentes, la profondeur des précipices commencent par l'effrayer. Bientôt l'adresse des mulets qui le portent le rassure, et il examine à son aise les incidens pittoresques qui se succèdent pour le distraire. Là, comme dans les Alpes, il marche des journées entières, pour arriver dans un lieu qui, dès le départ, est en

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vue; il tourne, il descend, il côtoie, il grimpe; et dans ce changement perpétuel de sites, oir dirait qu'un pouvoir magique varie à chaque pas les décorations de la scène. Tantôt ce sont des villages près de glisser sur des pentes rapides, et tellement disposés, que les terrasses d'un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Tantôt c'est un Couvent placé sur un cône isolé, comme Mar-Châiâ dans la vallée du Tigre. Ici, un rocher percé par un torrent, est devenu une arcade naturelle, comme à Nahr-el-Leben (1). Là, un autre rocher taillé à pic, ressemble à une haute muraille; souvent sur les coteaux, les bancs de pierres dépouillés et isolés par les eaux, ressemblent à des ruines que l'art aurait disposées. En plusieurs lieux, les eaux trouvant des couches inclinées, ont miné la terre intermédiaire, et formé des cavernes, comme à Nahr-el-Kelb, près d'Antoura: ailleurs, elles se sont pratiqué des cours souterrains, où coulent des ruisseaux pendant une

(1) La rivière du Lait, qui se verse dans Nahr-el-Salib, appelée aussi rivière de Bairout; cette arcade a plus de centsoixante pieds de long sur quatre-vingt-cinq de large, et près de deux cents pieds d'élévation an dessus du torrent.

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partie de l'année, comme à Mar-Eliâs-el-Roum, et à Mar-Hanna (1); quelquefois ces incidens pittoresques sont devenus tragiques. On a vu par des dégels et des tremblemens de terre, des rochers perdre leur équilibre, se renverser sur les maisons voisines, et en écraser les habitans; il y a environ vingt ans qu'un accident semblable ensevelit près de Mar-djordjôs un village qui n'a laissé aucunes traces. Plus récemment et près

(1) Ces ruisseaux souterrains sont communs dans toute la Syrie; il y en a près de Damas, aux sources de l'Oronte, et à celles du Jourdain. Celui de Mar-Hanna, couvent de Grecs, près du village de Chouaîr s'ouvre par un gouffre appelé el-Bâlouè, c'est-à-dire, l'engloatisseur; c'est une bouche d'environ dix pieds de large, située au fond d'un entonnoir. A quinze pieds de profondeur, est une espèce de premier fond; mais il ne fait que masquer une ouverture latérale très-profonde. Il y a quelques années qu'on le ferma parce qu'il avait servi à receler un meurtre. Les pluies d'hiver étant venues, les eaux s'accumulèrent et firent un lac assez profond; mais quelques filets d'eau s'étant fait jour parmi les pierres, elles furent bientôt dégarnies de la terre qui les liait: alors la masse des eaux faisant effort, l'obstacle creva tout-à-coup avec une explosion semblable à un coup de tonnerre; la réaction de l'air comprimé fut telle, qu'il jaillit une trombe d'eau à plus de deux cents pas sur une maison voisine. Le courant établi par cette issue, forma un tournoiement qui engloutit les arbres et les vignes plantés dans l'entonnoir, et alla les rejeter par la seconde issue.

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du même lieu, le terrain d'un coteau chargé de mûriers et de vignes, s'est détaché par un dégel subit, et glissant sur le talus de roc qui le portait, est venu, semblable à un vaisseau qu'on lance du chantier, s'établir tout d'une pièce dans la vallée inférieure. Il en est résulté un procès bizarre, quoique juste, entre le propriétaire du fonds indigène, et celui du fonds émigré; et il a été porté jusqu'au tribunal de l'Emir Yousef, qui a compensé les pertes. Il semblerait que ces accidens dussent jeter du dégoût sur l'habitation de ces montagnes; mais outre qu'ils sont rares, ils sont compensés par un avantage qui rend leur séjour préférable à celui des plus riches plaines; je veux dire par la sécurité contre les vexations des Turks. Cette sécurité a paru un bien si précieux aux habitans, qu'ils ont déployé dans ces rochers une industrie que l'on chercherait vainement ailleurs. A force d'art et de travail, ils ont contraint un sol rocailleux à devenir fertile. Tantôt, pour profiter des eaux, ils les conduisent par mille détours sur les pentes, ou ils les arrêtent dans les vallons par des chaussées; tantôt ils soutiennent les terres près de s'écrouler, par des terrasses et des murailles. Presque toutes

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les montagnes ainsi travaillées, présentent l'aspect d'un escalier ou d'un amphithéâtre, dont chaque gradin est un rang de vignes ou de mûriers. J'en ai compté sor une même pente jusqu'à cent et cent virtgt, depuis le fond du vallon jusqu'au faîte de la colline; j'oubliais alors que j'étais en Turkie, ou si je me le rappelais, c'était pour sentir plus vivement combien est puissance l'influence même la plus légère de la liberté.

§. III. Structure des Montagnes.

La charpente de ces montagnes est formée d'un banc de pierre calcaire dure, blanchâtre et sonnante comme le grès, disposée par lits diversement inclinés. Cette pierre se représente presque la même dans toute l'étendue de la Syrie; tantôt elle est nue, et elle a l'aspect des rochers pelés de la côte de Provence; telle est la chaîne qui borde au nord le chemin d'Antioche à Alep, et qui sert de lit au cours supérieur du ruisseau qui coule en cette dernière ville. Ermenâz, village situé etatre Serkin et Kaftin, a un défilé qui ressemble parfaitement à ceux qu'on passe en allant de Marseille

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à Toulon. Si l'on va d'Alep à Hama, l'on rencontre sans cesse les veines du même roc dans la plaine, tandis que les montagnes qui courent sur la droite, en offrent des entassemens qui figurent de grandesruines de villes et de châteaux. C'est encore cette même pierre qui, sous une forme plus régulière, compose la masse du Liban, de l'Anti-liban, des montagnesd es Druzes, de la Galilée, du Carmel, et se prolonge jusqu'au sud du lac Asphaltite; par-tout les habitans en construisent leurs maisons et en font de la chaux. Je n'ai jamais vu ni entendu dire que ces pierres tinssent des coquillages pétrifiés dans les parties hautes du Liban; mais il existe entre Bâtroun et Djebàil au Kesrâouan, à peu de distance de la mer, une carrière de pierres schisteuses, dont les lames portent des empreintes de plantes, de poissons, de coquillages, et sur-tout d'oignons de mer. Le torrent d'Azqâlan en Palestine, est aussi pavé d'un pierre lourde, poreuse et salée, qui contient beaucoup de petites volutes et de bivalves de la Méditerranée. Enfin Pocoke en a trouvé une quantité dans les rochers qui bordent la mer Morte.

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En minéraux, le fer seul est abondant; les montagnes du Kesrâouan et des Druzes en sont remplies. Chaque année, les habitans en exploitent pendant l'été des mines qui sont simplement ocreuses. La Judée n'en doit pas manquer, puisque Moyse observait, il y a plus de trois mille ans, que ses pierres étaient de fer. On parle vaguement d'une ancienne mine de cuivre près d'Alep; mais elle est abandonnée: on m'a dit aussi chez les Druzes, que dans l'éboulement de cette montagne dont j'ai parlé, on avait trouvé un minéral qui rendit du plomb et de l'angent; mais comme une pareille découverte aurait ruiné le canton, en y attirant l'attention des Turks, l'on s'est hâté d'en étouffer tous les indices.

§. IV. Volcans et Tremblemens.

Le midi de la Syrie, c'est-à-dire, le bassin du Jourdain, est un pays de volcans; les sources bitumineuses et soufrées du lac Asphaltite, les laves, les pierres-ponces jetées sur ses bords, et le bain chaud de Tabarié, prouvent que cette vallée a été le siège d'un fou qui n'est pas encore

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éteint. On observe qu'il s'échappe souvent du lac des trombons de fumée, et qu'il se fait de nouvelles crevasses sur ses rivages. Si les conjectures en pareille matière n'étaient pas sujettes à être trop vagues, on pourrait soupçonner que toute la vallée n'est due qu'à l'affaissement violent d'un terrain qui jadis versait le Jourdain dans la Méditerranée. Il paraît du moins certain que l'accident des cinq villes foudroyées, eut pour cause l'éruption d'un volcan alors embrasé. Strabon dit expressément (1), que la tradition des habitans du pays, c'est-à-dire, des Juifs mêmes, était que jadis la vallée du lac était peuplée de treize villes florissantes, et qu'elles furent englouties par un volcan. Ce récit semble confirmé par les ruines que les Voyageurs trouvent encore en grand nombre sur le rivage occidental. Les éruptions ont cessé depuis longtemps; mais les tremblemens de terre qui en sont le supplément, se montrent encore quelquefois dans ce canton: la côte en général y est sujette, et l'histoire en cite plusieurs exemples qui ont changé la face d'Antioche, de Laodikée, de

(1) Lib. 16, pag. 764.

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Tripoli, de Beryte, de Sidon, de Tyr, etc. De nos jours, en 1759, il en est arrivé un qui a causé les plus grands ravages: on prétend qu'il tua dans la vallée de Balbek plus de vingt mille ames, dont la perte ne s'est point réparée. Pendant trois mois, ses secousses inquiétèrent les habitans du Liban, au point qu'ils abandonnèrent leurs maisons, et demeurèrent sous des tentes. Récemment (le 14 Décembre 1783), lorsque j'étais à Alep, on ressentit dans cette ville une commotion qui fut si forte, qu'elle fit tinter la sonnette du Consul de France. On a observé en Syrie que les trembiemens n'arrivent presque jamais que dans l'hiver, après les pluies d'automne; et cette observation, conforme à celle du Docteur Shaw ( Châ ), en Barbarie, semblerait indiquer que l'action des eaux sur la terre et les minéraux desséchés, est la cause de ces mouvemens convulsifs. Il n'est pas hors de propos de remarquer que l'Asie mineure y est également sujette.

§. V. Des Sauterelles.

La Syrie partage avec l'Egypte, la Perse et presque tout le midi de l'Asie, un autre fléau

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non moins redoutable, les nuées de sauterelles dont les Voyageurs ont parlé. La quantité de ces insectes est une chose incroyable pour quiconque ne l'a pas vue par lui-même: la terre en est couverte sur un espace de plusieurs lieues. On entend de loin le bruit qu'elles font en broutant les herbes et les arbres, comme d'une armée qui fourrage à la dérobée. Il vaudrait mieux avoir affaire à des Tartares, qu'à ces petits animaux destructeurs: on dirait que le feu suit leurs traces. Par-tout où leurs légions se portent, la verdure disparaît de la campagne, comme un rideau que l'on plie; les arbres et les plantes, dépouillés de feuilles, et réduits à leurs rameaux et à leurs tiges, font succéder en un clin-d'œil le spectacle hideux de l'hiver, aux riches scènes du printemps. Lorsque ces nuées de sauterelles prennent leur vol pour surmonter quelque obstacle, ou traverser plus rapidement un sol désert, on peut dire à la lettre que le ciel en est obcurci. Heureusement que ce fléau n'est pas trop répété; car il n'en est point qui amène aussi surement la famine, et les maladies qui la suivent. Les habitans de la Syrie ont fait la double remarque que les sauterelles n'avaient lieu qu'à la suite

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des hivers trop doux, et qu'elles venaient toujours du désert d'Arabie. A l'aide de cette remarque, l'on explique très-bien comment le froid ayant ménagé les œufs de ces insectes, ils se multiplient si subitement, et comment les herbes venant à s'épuiser dans les immenses plaines du désert, il en sort tout-à coup des légions si nombreuses. Quand elles paraissent sur la frontière du pays cultivé, les habitans s'efforcent de les détourner, en leur opposant des torrensde fumée; mais souvent les herbes et la paille mouillée leur manquent: ils creusent aussi des fosses où il s'en ensevelit beaucoup; mais les deux agens les plus efficaces contre ces insectes, sont les vents de sud et de sud-est, et l'oiseau appelé samarmar: cet oiseau, qui ressemble bien au loriot, les suit en troupes nombreuses, comme celles des étourneaux; et non-seulement il en mange à satiété, mais il en tue tout ce qu'il en peut tuer: aussi les paysans le respectent-ils, et l'on ne permet en aucun temps de le tirer. Quant aux vents de sud et de sud-est, ils chassent violemment les nuages de sauterelles sur la Méditerranée; et ils les y noyent en si grande quantité, que lorsque leurs cadavres sont rejetés sur le rivage,

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ils infectent l'air pendant plusieurs jours à une grande distance.

§. VI. Qualités du Sol.

On présume aisément que dans un pays aussi étendu que la Syrie, la qualité du sol n'est pas par-tout la même: en général la terre des montagnes est rude; celles des plaines est grasse, légère, et annonce la plus grande fécondité. Dans le territoire d'Alep, jusque vers Antioche, elle ressemble à de la brique pilée très-fine, ou à du tabac d'Espagne. L'Oronte cependant qui traverse ce district, a ses eaux teintes en blanc; ce qui vient des terres blanches dont elles se sont chargées vers leur source. Presque par-tout ailleurs, la terre est brune, et ressemble à un excellent terreau de jardin. Dans les plaines, telles que celles de Hauran, de Gaze et de Balbek, souvent on aurait peine à trouver un caillou. Les pluies d'hiver y font des boues profondes, et lorsque l'été revient, la chaleur y cause, comme en Egypte, des gerçures qui ouvrent la terre à plusieurs pieds de profondeur.

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§. VII. Des Rivières et des Lacs.

Les idées exagérées, ou si l'on veut, les grandes idées que l'Histoire et les Relations aiment à donner des objets lointains, nous ont accoutumés à parler des eaux de la Syrie avec un respect qui flatte notre imagination. Nous aimons à dire, le fleuve Jourdain, le fleuve Oronte, le fleuve Adonis. Cependant, si l'on voulait conserver aux noms le sens que l'usage leur assigne, nous ne trouverions guère en ce pays que des ruisseaux. A peine l'Oronte et le Jourdain, qui sont les plus considérables, ont-ils à leur embouchure soixante pas de canal (1); les autres ne méritent pas que l'on en parle. Si pendant l'hiver les pluies et la fonte des neiges leur donnent quelque importance, le reste de l'année on ne reconnaît leur place que par les cailloux roulés ou les blocs de roc dont leur lit est rempli. Ce ne sont que des torrens à cascades, et l'on

(1) Il est vrai que le Jourdain est profond; mais si l'Oronte n'était arrêté par des barres multipliées, il resterait à sec pendant l'été.

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conçoit que les montagnes qui les fournissent n'étant qu'à deux pas de la mer, leurs eaux n'ont pas le temps de s'assembler dans de longues vallées, pour former des rivières. Les obstacles que ces mêmes montagnes opposent en plusieurs lieux à leur issue, ont formé divers lacs, tels que celui d'Antioche, d'Alep, de Damas, de Houlé de Tabarié, et celui que l'on a décoré du nom de mer Morte, ou lac Asphaltite. Tous ces lacs, à la réserve du dernier, sont d'eau douce, et tiennent plusieurs espèces de poissons étrangères (1) aux nôtres.

Le seul lac Asphaltite ne contient rien de virant ni même de végétant. On ne voit ni verdure sur ses bords, ni poisson dans ses eaux; mais il est faux que son air soit empesté, au point que les oiseaux ne puissent le traverser impunément. Il n'est pas rare de voir des hirondelles voler à sa surface, pour y prendre l'eau nécessaire à bâtir

(1) Le lac d'Antioche abonde sur-tout en anguilles, et en une espèce de poisson rouge de médiocre qualité. Les Grecs, qui sont des jeûneurs perpétuels, en font une grande consommation. Le lac de Tabarié est encore plus riche; il est sur-tout rempli de crabes; mais comme ses environs ne sont peuplés que de Musulmans, il est peu péché.

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leurs nids. La vraie cause de l'absence des végétaux et des animaux, est la salure âcre de ses eaux, infiniment plus forte que celle de la mer. La terre qui l'environne, également imprégnée de cette salure, se refuse à produire des plantes; l'air lui-même qui s'en charge par l'évaporation, et qui reçoit encore les vapeurs du soufre et du bitume, ne peut convenir à la végétation: de-là cet aspect de mort qui règne autour du lac. Du reste, ses eaux ne présentent point un marécage; elles sont limpides et incorruptibles, comme il convient à une dissolution de sel. L'origine de ce minéral n'y est pas équivoque; car sur le rivage du sud-ouest, il y a des mines de sel gemme, dont j'ai rapporté des échantillons, Elles sont situées dans le flanc des montagnes qui règnent de ce côté, et elles fournissent de temps immémorial à la consommation des Arabes de ces cantons, et même dé la ville de Jérusalem. On trouve aussi sur ce rivage des morceaux de bitume et de soufre, dont les Arabes font un petit commerce; des fontaines chaudes, et des crevasses profondes, qui s'annoncent de loin par de petites pyramides qu'on a bâties sur leur bord. On y ren-

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contre encore une espèce de pierre qui exhale, en la frottant, une odeur infecte, brûle comme le bitume, se polit comme l'albâtre, et sert à paver les cours. Enfin, l'on y voit d'espace en espace des blocs informes, que des yeux prévenus prennent pour des statues mutilées, et que les Pèlerins ignorans et superstitieux, regardent comme un monument de l'aventure de la femme de Loth, quoiqu'il ne soit pas dit que cette femme fut changée en pierre comme Niobé, mais en sel, qui a dû se fondre l'hiver suivant.

Quelques Physiciens, embarrassés des eaux que le Jourdain ne cesse de verser dans le lac, ont supposé qu'il avait une communication souterraine avec la Méditerranée; mais outre que l'on ne connaît aucun gouffre qui puisse confirmer cette idée, Hales a démontré par des calculs précis, que l'évaporation était plus que suffisante pour consommer les eaux du fleuve. Elle est en effet très - considérable; souvent elle devient sensible à la vue, par des brouillards dont le lac paraît tout couvert au lever du soleil, et qui se dissipent ensuite par la chaleur.

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§. VIII. Du Climat.

On est assez généralement dans l'opinion que la Syrie est un pays très-chaud; mais cette idée, pour être exacte, demande des distinctions: 1°. à raison des latitudes, qui ne laissent pas que de différer de cent cinquante lieues du fort au faible; en second lieu, à raison de la division naturelle du terrain en pays bas et plat, et en pays haut ou de montagnes: cette division cause des différences bien plus sensibles; car tandis que le thermomètre de Réaumur atteint sur les bords de la mer 25 et 26 degrés, à peine dans les montagnes s'élève-t-il à vingt et vingt-un (1). Aussi dans l'hiver, toute la chaîne des montagnes se couvre de neige, pendant que les terrains inférieurs n'en

(1) Sur toute la côte de Syrie, et notamment à Tripoli, les plus bas degrés du thermomètre en hiver sont neuf et huit degrés au dessus de la glace; en été, dans les appartenons bien clos, il va jusqu'à vinge-cinq et demi et vingt-six. Quant au baromètre, il est remarquable que dans les derniers jours de mai, il se fixe à vingt-huit pouces, et ne varie plus jusqu'en octobre.

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ont jamais, ou ne la gardent qu'un instant. On devrait donc établir deux climats généraux: l'un très-chaud, qui est celui de la côte et des plaines intérieures, telles que celles de Balbek, Antioche, Tripoli, Acre, Gaze, Hauran, etc.; l'autre tempéré, et presque semblable au nôtre, lequel règne dans les montagnes, sur-tout quand elles prennent une certaine élévation. L'été de 1784 a passé chez les Druzes pour un des plus chauds dont on eût mémoire; cependant je ne lui ai rien trouvé de comparable aux chaleurs de Saide ou de Baîrout.

Sous ce climat, l'ordre des saisons est presque le même qu'au milieu de la France: l'hiver, qui dure de novembre en mars, est vif et rigoureux. Il ne se passe point d'années sans neiges, et souvent elles y couvrent la terre de plusieurs pieds, et pendant des mois entiers; le printemps et l'automne y sont doux, et l'été n'y a rien d'insupportable. Dans les plaines, au contraire, dès que le soleil revient à l'équateur, on passe subitement à des chaleurs accablantes, qui ne finissent qu'à la Toussaint. En récompense, l'hiver est si tempéré, que les orangers, les dattiers, les bananiers et autres arbres délicats,

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croissent en pleine terre: c'est un spectacle pittoresque pour un Européen, dans Tripoli, de voir sous ses fenêtres en janvier des orangers chargés de fleurs et de fruits, pendant que sur sa tête le Liban est hérissé de frimats et de neiges. Il faut néanmoins remarquer que dans les parties du nord, et à l'est des montagnes, l'hiver est plus rigoureux, sans que l'été soit moins chaud. A Antioche, à Alep, à Damas, on a tous les hivers plusieurs semaines de glace et de neige; ce qui vient du gisement des terres, encore plus que des latitudes. En effet, toute la plaine à l'est des montagnes, est un pays fort élevé au dessus du niveau de la mer, ouvert aux vents secs de nord et de nord-est, et à l'abri des vents humides d'ouest et de sud-ouest. Enfin Antioche et Alep reçoivent des montagnes d'Alexandrette, qui sont en vue, un air que la neige dont elles sont, long - temps couvertes, ne peut manquer de repdre très-piquant.

Par cette disposition, la Syrie réunit sous un même ciel des climats différens, et rassemble dans une enceinte étroite, des jouissances que la nature a dispersées ailleurs à de grandes distances de temps et de lieux. Chez nous, par

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exemple, elle a séparé les saisons par des mois; là, on peut dire qu'elles ne le sont que par des heures. Est-on importuné daps Saide ou Tripoli des chaleurs de juillet, six heures de marche transportent sur les montagnes voisines à la température de mars. Par inverse, est-on tourmenté à Becharrai des frimats de décembre, une journée ramène au rivage parmi les fleurs de mai (1). Aussi les Poètes Arabes ont-ils dit, que le Sannîn portait l'hiver sur sa tête, le printemps sur ses épaules, l'automne dans son sein, pendant que l'été dormait à ses pieds. J'ai connu par moi-même la vérité de cette image dans le séjour de huit mois que j'ai fait au Monastère de Mar-Hanna (2), à sept lieues de Baîrout. J'avais laissé à Tripoli, sur la fin de février, les légumes nouveaux en pleine saison,

(1) C'est ce que pratiquent plusieurs des habitans de ce canton, qui passent l'hiver près de Tripoli, pendant que leurs maisons sont ensevelies sous la neige.

(2) Mar-Hanna el-Chanair; c'est-à-dire, Saint-Jean près du village de Chouair. Ce monastère est situé dans une vallée de rocailles, qui verse dans celle de Nahr-et-Kelb, ou torrent du Chien. Les Religieux sont Grecs-catholiques, de l'Ordre de Saint-Basile: j'aurai occasion d'en parler plus applement.

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et les fleurs écloses: arrivé à Antoura (1), je trouvai les herbes seulement naissantes; et à Mar-Hanna, tout était encore sous la neige. Le Sannîn n'en fut dépouillé que sur la fin d'avril, et déja dans le vallon qu'il domine, on commençait à voir boutonner les roses. Les figues primes étaient passées à Baîrout, quand nous mangions les premières, et les vers à soie y étaient en cocons, lorsque parmi nous l'on n'avait effeuillé que la moitié des mûriers. A ce premier avantage, qui perpétue les jouissances par leur succession, la Syrie en joint un second, celui de les multiplier par la variété de ses productions. Si l'art venait au secours de la nature, on pourrait y rapprocher dans un espace de vingt lieues, celles des contrées les plus distantes. Dans l'état actuel, malgré la barbarie d'un Gouvernement ennemi de toute activité et de toute industrie, l'on est étonné de la liste que fournit cette province. Outre le froment, le seigle, l'orge, les féves et le coton-plante qu'on y cultive par-tout, on y trouve encore une foule d'objets utiles ou agréables, appropriés à divers lieux. La Palestine

(1) Maison ci-devant des Jésuites, occupée aujourd'hui par les Lazaristes.

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abonde en sesame propre à l'huile, et en doura pareil à celui d'Egypte (1). Le maïs prospère dans le sol léger de Balbek, et le riz même est cultivé avec succès sur les bords du marécage de Haoulé. On ne s'est avisé que depuis peu de planter des cannes à sucre dans les jardins de Saide et de Baîrout; elles y ont égalé celles du Delta. L'indigo croît sans art sur les bords du Jourdain au pays de Bisân; et il ne demande que des soins pour acquérir de la qualité. Les coteaux de Lataqîe produisent des tabacs à fumer, qui font la base des relations de commerce avec Damiât et le Kaire. Cette culture est répandue désormais dans toutes les montagnes. En arbres l'olivier de Provence croît à Antioche et à Ramlé, à la hauteur des hêtres. Le mûrier blanc fait la richesse de tout le pays des Druzes, par les belles soies qu'il procure; et la vigne élevée en échalas, ou grimpant sur les chênes y donne des vins rouges et blancs qui pourraient égaler ceux de Bordeaux. Avant le ravage des derniers troubles, Yâfa voyait dans ses jardins deux plans du coton-arbre de l'Inde, qui grandissaient à vue-d'œil; et cette ville n'a

(1) Je n'ai jamais vu en Syrie de sarrasin, et l'avoine y est rare. On n'y donne aux chevaux que de l'orge et de la paille.

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pas perdu ses limons ni ses ponciers énormes (1), ni ses pastèques, préférées à celles de Braulos (2) même. Gaze a des dattes comme la Mekke, et des grenades comme Alger. Tripoli produit des oranges comme Malte; Baîrout, des figues comme Marseille, et des bananes comme Saint-Domingue; Alep a le privilège exclusif des pistaches, et Damas se vante avec justice de réunir tous les fruits de nos provinces. Son sol pierreux convient également et aux pommes de la Normandie, et aux prunes de la Touraine, et aux pêches de Paris. On y compte vingt espèces d'abricots, dont l'une contient une amande qui la feit rechercher dans toute la Turkie. Enfin la plante à cochenille qui croît sur toute la côte, nourrit peut-ètre déja cet insecte précieux comme au Mexique et à Saint-Domingue (3); et si l'on fait attention

(1) J'en ai vu qui pesaient dix-huit livres.

(2) Broulos, sur la côte d'Egypte, a des pastèques meilleures que dans le reste du Delta, où les fruits sont en général trop aqueux.

(3) On a long-temps cru que l'insecte de la cochenille appartenait exclusivement au Mexique; et les Espagnols, pour s'en assurer la propriété, ont défendu l'exportation de la cochenille vivante, sous peine de mort; mais M. Thierri, qui réussit à l'enlever en 1771, et qui la transporta à Saint-Domingue, a trouvé que les nopals de cette île en avaient dès avant son arrivée. Il parait que la nature ne sépare presque jamais les insectes des plantes qui leur sont appropriées.

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que les montagnes de l'Yémen, qui produisent un café si précieux, sont une suite de celles de la Syrie, et que leur sol et leur température sont presque les mêmes (1), on sera porté à croire que la Judée sur-tout pourrait s'approprier cette denrée de l'Arabie. Avec ces avantages nombreux de climat et de sol, il n'est pas étonnant que la Syrie ait passé de tout temps pour un pays délicieux, et que les Grecs et les Romains l'ayent mise au rang de leurs plus belles provinces, à l'égal même de l'Egypte. Aussi dans ces derniers temps, un Pacha qui les connaît toutes les deux, étant interrogé à laquelle il donnait la préférence, répondit-il: L'Égypte, sans doute, est une excellente métairie; mais la Syrie est une charmante maison de campagne (2).

(1) La disposition du terrain de l'Yémen et du Téharoa a beaucoup d'analogie avec celle de la Syrie. Voyez M. Niebuhr, Voyage en Arabie.

(2) Pour compléter l'Histoire Naturelle de la Syrie, il convient dédire qu'elle produit tous nos animaux domestiques; mais elle y ajoute le buffle et le chameau, dont l'utilité est si connue. En fauves, on y trouve dans les plaines, des gazelles qui remplacent notre chevreuil; dans les montagnes et les marais, quantité de sangliers moins grands et moins féroces que les nôtres. Le cerf et le daim n'y sont point connus; le loup et le vrai renard le sont très-peu; mais il y a une prodigieuse quantité de l'espèce mitoyenne appelée chacal ( en Syrie on le nomme ouâoui, par imitation de son cri; et en Egypte dîb ou loup ). Les chacals habitent par troupes aux environs des villes, dont ils mangent les charognes; ils n'attaquent jamais personne, et ne savent défendre leur vie que par la fuite. Chaque soir ils semblent se donner le mot pour hurler, et leurs cris, qui sont très-lugubres, durent quelquefois un quart-d'heure. Il y a aussi dans les lieux écartés des hyènes; (en Arabe daba) et des onces, faussement appelés tigres, (Némr). Le Liban, le pays des Druzes et de Nâblous, le mont Carmel et les environs d'Alexandrette, sont leurs principaux séjours. En récompense, on est exempt des lions et des ours; le gibier d'eau est très-abondant; celui de terre ne l'est que par cantons. Le lièvre et la grosse perdrix rouge sont les plus communs; le lapin, s'il y en a, est infiniment rare; le francolin ne l'est point à Tripoli, et près de Yâfa. Enfin, il ne faut pas oublier d'observer que l'espèce du colibri existe dans le territoire de Saide. M. J. B. Adanson, ci-devant Interprèteen cette ville, qui cultive l'Histoire Naturelle avec autant de goût que de succès, en a trouvé un dont il a fait présent à son frère l'Académicien. C'est avec le pélican, le seul oiseau bien remarquable de la Syrie.

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§. IX. Qualités de l'Air.

Je ne dois point oublier de parler des qualités de l'air et des eaux: ces élémens offrent en Syrie quelques phénomènes remarquables. Sur les montagnes, et dans toute la plaine élevée qui règne à leur orient, l'air est léger, pur et sec; sur là côte, au contraire, et sur-tout depuis Alexandrette jusqu'à Yâfa, il est humide et pesant: ainsi la Syrie est partagée dans toute sa longueur en deux régions différentes, dont la chaîne des montagnes est le terme de séparation, et même la cause; car en s'opposant par sahauteurau libre

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passage des vents d'ouest, elle occasionne dans la vallée l'entassement des vapeurs qu'ils apportent de la mer; et comme l'air n'est léger qu'autant qu'il est pur, ce n'est qu'après s'être déchargé de tout poids étranger, qu'il peut s'élever jusqu'au sommet de ce rempart, et le franchir. Les effets relatifs à la santé sont que l'air du désert et des montagnes, salubre pour les poitrines bien constituées, est dangereux pour les délicates, et l'on est obligé d'envoyer d'Alep à Lataqîé ou à Saide, les Européens menacés de la pulmonie. Cet avantage de l'air de la côte, est compensé par de plus graves inconvéniens, et l'on peut dire qu'en général il est mal-sain, qu'il fomente

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les fièvres intermittentes et putrides, et les fluxions des yeux dont j'ai parlé à l'occasion du Delta. Les rosées du soir et le sommeil sur les terrasses, y sont suivis d'accidens qui ont d'autant moins lieu dans les montagnes et dans les terres, qu'on s'éloigne davantage de la mer; ce qui confirme ce que j'ai déja dit à cet égard.

§. X. Qualités des Eaux.

Les eaux ont une autre différence: dans les montagnes, celles des sources sont légères et de très-bonne qualité; mais dans la plaine, soit à l'est, soit à l'ouest, si l'on n'a pas une communication naturelle ou factice avec les sources, l'on n'a que de l'eau saumâtre. Elle le devient d'autant plus, qu'on s'avance d'avantage dans le désert, où il n'y en n'a pas d'autre. Cet inconvénient rend les pluies si précieuses aux habitans de la frontière, qu'ils se sont de tout temps appliqués à les recueillir dans des puits et des souterrains hermétiquement fermés: aussi, dans tous les lieux ruinés, les citernes sont-elles toujours le premier objet qui se présente.

L'état du ciel en Syrie, principalement sur

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la côte et dans le désert, est en général plus constant et plus régulier que dans nos climats: rarement le soleil s'y voile deux jours de suite; pendant tout l'été l'on voit peu de nuages et encore moins de pluies: elles ne commencent à paraître que vers la fin d'octobre, et alors elles ne sont ni longues ni abondantes; les laboureurs les desirent pour ensemencer ce qu'ils appellent la récolte d'hiver, c'est-à-dire, le froment et l'orge (1); elles deviennent plus fréquentes et plus fortes en décembre et janvier, où elles prennent souvent la forme de neige dans le pays élévé; il en paraît encore quelques-unes en mars et en avril; l'on en profite pour les

(1) Les semailles de la récolte d'hiver, qu'on appelle chetâouté, n'ont lieu dans toute la Syrie qu'à l'arrivée des pluies d'automne, c'est-à-dire, vers la Toussaint. L'époque de cette récolte varie ensuite selon les lieux. En Palestine, et dans le Haurân, on coupe le froment et l'orge dés la fin d'avril, et dans le courant de mai. Mais à mesure que l'on va dans le nord ou que l'on s'élève dans les montagnes, la moisson se retarde jusqu'en juin et juillet.
Les semailles de la récolte d'été ou saîfié, se font aux pluies de printemps, c'est-à-dire, en mars et avril, et leur moisson a lieu dans les mois de septembre et d'octobre.
Les vendanges, dans les montagnes, se font sur la fin de septembre; les vers à soie y éclosent en avril et mai, et fon leurs cocons en juillet.

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semences d'été, qui sont le sésame, le doura, le tabac, le coton, les féves et les pasteques. Le reste de l'année est uniforme, et l'on se plaint plus de sécheresse que d'humidité.

§. XI. Des Vents.

Ainsi qu'en Egypte, la marche des vents a quelque chose de périodique et d'approprié à chaque saison. Vers l'équinoxe de septembre, le nord-ouest commence à souffler plus souvent et plus fort; il rend l'air sec, clair, piquant; et il est remarquable que sur la côte il donne mal à la tête, comme en Egypte le nord-est, et cela plus dans la partie du nord que dans celle du midi, nullement dans les montagnes. On doit encore remarquer qu'il dure le plus souvent trois jours de suite, comme le sud et le sud-est à l'autre équinoxe; il dure jusqu'en novembre, c'est-à-dire, environ cinquante jours, alternant sur-tout avec le vent d'est. Ces vents sont remplacés par le nord-ouest, l'ouest et le sud-ouest, qui régnent de novembre en février. Ces deux derniers sont, pour me servir de l'expression des Arabes, les pères des pluies; en mars paraissent

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les pernicieux vents des parties du sud, avec les mêmes circonstances qu'en Egypte; mais ils s'affaiblissent en s'avançant dans le nord, et ils sont bien plus supportables dans les montagnes que dans le pays plat. Leur durée à chaque reprise est ordinairement de vingt-quatre heures ou de trois jours. Les vents d'est qui les relèvent, continuent jusqu'en juin, que s'établit un vent de nord qui permet d'aller et de revenir à la voile sur toute la côte; il arrive même en cette saison, que chaque jour le vent fait le tour de l'horizon, et passe avec le soleil de l'est au sud, et du sud à l'ouest, pour revenir par le nord recommencer le même cercle. Alors aussi règne pendant la nuit sur la côte, un vent local, appelé vent de terre; il ne s'élève qu'après le coucher du soleil, il dure jusqu'à son lever et ne s'étend qu'à deux ou trois lieues en mer.

Les raisons de tous ces phénomènes, sont sans doute des problêmes intéressans pour la physique, et ils mériteraient qu'on s'occupât de leur solution. Nul pays n'est plus propre aux observations de ce genre que la Syrie. On dirait que la Nature y a préparé tous les moyens d'étudier ses opérations. Nous autres, dans nos climats bru-

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meux, enfoncés dans de vastes continens, nous pouvons rarement suivre les grands changemens qui arrivent dans l'air; l'horizon étroit qui borne notre vue, borne aussi notre pensée; nous ne découvrons qu'une petite scène; et les effets qui s'y passent ne se montrent qu'altérés par mille circonstances. Là, au contraire, une scène immense est ouverte aux regards; les grands agens de la nature y sont rapprochés dans un espace qui rend faciles à saisir leurs jeux réciproques. C'est à l'ouest, la vaste plaine liquide de la Méditerranée; c'est à l'est, la plaine du désert, aussi vaste et absolument sèche: au milieu de ces deux plateaux, s'élèvent les montagnes, dont les pics sont autant d'observatoires d'où la vue porte à trente lieues. Quatre observateurs embrasseraient toute la longueur de la Syrie; et là, des sommets du Casius, du Liban et du Thabor, ils pourraient saisir tout ce qui se passe dans un horizon infini: ils pourraient observer comment, d'abord claire, la région de la mer se voile de vapeurs; comment ces vapeurs se groupent, se partagent, et par un mécanisme constant, grimpent et s'élèvent sur les montagnes; comment, d'autre part, la région du désert, toujours transparente, n'en-

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gendre jamais de nuages, et ne porte que ceux qu'elle reçoit de la mer: ils répondraient à la question de M. Michaélis (1), si le désert produit des rosées, que le désert n'ayant d'eau qu'en hiver après les pluies, il ne peut donner de vapeurs qu'à cette époque. En voyant d'un coup-d'œil la vallée de Balbek brûlée de chaleur, pendant que la tête du Liban blanchit de glace et de neige, ils sentiraient la vérité des axiomes désormais établis, que la chaleur est plus grande, à mesure qu'on se rapproche du plan de la terre, et moindre, à mesure que l'on s'en éloigne; ensorte qu'elle semble n'être qu'un effet de l'action des rayons du soleil sur la terre. Enfin, ils pourraient tenter avec succès la solution de la plupart des problêmes qui tiennent à la météorologie du globe.

(1) Voyez les Questions de M. Michaélis, proposées aux Voyageurs du Roi de Danemarck.

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CHAPITRE XXI.

Considérations sur les Phénomènes des Vents, des Nuages, des Pluies, des Brouillards et du Tonnerre.

EN attendant que quelqu'un entreprenne ce travail avec les détails qu'il mérite, je vais exposer en peu de mots quelques idées générales que la vue des objets m'a fait naître. J'ai parlé des rapports que les vents ont avec les saisons; et j'ai indiqué que le soleil, par l'analogie de sa marche annuelle avec leurs accidens, s'annonçait pour en être l'agent principal: son action sur l'air qui enveloppe la terre, paraît être la cause première de tous les grands mouvemens qui se passent sur notre tête. Pour en concevoir clairement le mécanisme, il faut reprendre la chaîne des idées à son origine, et se rappeler les propriétés de l'élément mis en action.

1°. L'air, comme l'on sait, est un fluide dont toutes les parties, naturellement égales et mobi-

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les, tendent sans cesse à se mettre de niveau, comme l'eau; ensorte que si l'on suppose une chambre de six pieds en tout sens, l'air qu'on y introduira la remplira par-tout également.

2°. Une seconde propriété de l'air est de se dilater ou de se resserrer, c'est-à-dire, d'occuper un espace plus grand ou plus petit, avec une même quantité donnée. Ainsi, dans l'exemple de la chambre supposée, si l'on vide les deux tiers de l'air qu'elle contient, le tiers restant s'étendra à leur place, et remplira encore toute la capacité: si au-lieu de vider l'air, on y en ajoute le double, le triple, etc., la chambre le contiendra également; ce qui n'arrive point à l'eau.

Cette propriété de se dilater, est sur-tout mise en action par la présence du feu; et alors l'air échauffé rassemble dans un espace égal moins de parties que l'air froid; il devient plus léger que lui, et il en est poussé en haut. Par exemple, si dans la chambre supposée l'on introduit un réchaud plein de feu, sur le champ l'air qui en sera touché s'élevera au plancher; et l'air qui était voisin prendra sa place. Si cet air est encore échauffé, il suivra le premier, et il s'établira un courant de

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bas en haut (1), fourni par l'affluence de l'air latéral; ensorte que l'air le plus chaud se répandra dans la partie supérieure, et le moins chaud dans l'inférieure, tous deux continuant de chercher à se mettre en équilibre par la première loi de la fluidité (2).

Si maintenant on applique ce jeu à ce qui se passe en grand sur le globe, on trouvera qu'il explique la plupart des phénomènes des vents.

L'air qui enveloppe la terre, peut se considérer comme un océan très-fluide dont nous occupons le fond, et dont la surface est à une hauteur inconnue. Par la première loi, c'est-à-dire, par sa fluidité, cet océan tend sans cesse à se mettre en équilibre et à rester stagnant; mais le soleil faisant agir la loi de la dilatation, y excite un trouble qui en tient toutes les parties dans une fluctuation perpétuelle. Ses rayons, appliqués à la surface de la terre, produisent précisément l'effet du réchaud supposé dans la chambre; ils

(1) C'est le mécanisme des cheminées et des bains d'étuves

(2) Il y a d'ailleurs un effort de l'air dilaté contre les barrières qui l'emprisonnent; mais cet effet est indifférent à notre objet.

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y établissent une chaleur par laquelle l'air voisin se dilate et monte vers la région supérieure. Si cette chaleur était la même par-tout, le jeu général serait uniforme; mais elle se varie par une infinité de circonstances qui deviennent les raisons des agitations que nous remarquons.

D'abord, il est de fait que la terre s'échauffe d'autant plus qu'elle se rapproche davantage de la perpendiculaire du soleil: la chaleur est nulle au pôle; elle est extrême sous la ligne. C'est par cette raison que nos climats sont plus froids l'hiver, plus chauds l'été; et c'est encore par là que dans un même lieu et sous une même latitude, la température peut être très-différente, selon que le terrain, incliné au nord ou au midi, présente sa surface plus ou moins obliquement aux rayons du soleil (1).

En second lieu, il est encore de fait que la surface des eaux produit moins de chaleur que celle de la terre: ainsi, sur la mer, sur les lacs et sur les rivières, l'air sera moins échauffé à même latitude que sur le continent; par-tout même l'hu-

(1) Voilà pourquoi, comme l'a très-bien observé Montesquieu, la Tartarie sous le parallèle de l'Angleterre et de la France, est infiniment plus froide que ces contrées.

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midité est un principe de fraîcheur, et c'est par cette raison qu'un pays couvert de forêts et rempli de marécages, est plus froid que lorsque les marais sont desséchés et les forêts abattues (1).

3°. Enfin, une troisième considération également importante, est que la chaleur diminue à mesure que l'on s'élève au dessus du plan général de la terre. Le fait en est démontré par l'observation des hautes montagnes, dont les pics, sous la ligne même, portent une neige éternelle, et attestent l'existence d'un froid permanent dans la région supérieure.

Si maintenant on se rend compte des effets combinés de ces diverses circonstances, on trouvera qu'ils remplissent les indications de la plupart desphénomènes que nous avons à expliquer.

Premièrement, l'air des régions polaires étant plus froid et plus pesant que celui de la zone équinoxiale, il en doit résulter, par la loi des équilibres, une pression qui tend sans cesse à faire courir l'air des deux pôles vers l'équateur. Et en ceci, le raisonnement est soutenu par les faits, puisque l'observation de tous les Voyageurs

(1) Ceci explique pourquoi la Gaule était plus froide jadis que de nos jours.

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constate que les vents les plus ordinaires dans les deux hémisphères, l'austral et le boréal, viennent du quart d'horizon dont le pôle occupe le milieu, c'est-à-dire, d'entre le nord-ouest et le nord-est. Ce qui se passe sur la Méditerranée en particulier est tout-à-fait analogue.

J'ai remarqué, en parlant de l'Égypte, que sur cette mer les rumbs de nord sont les plus habituels, en sorte que sur douze mois de l'année ils en régnent neuf. On explique ce phénomène d'une manière très-plausibleen disant: Le rivage de la Barbarie, frappé des rayons du soleil, échauffe l'air qui le couvre; cet air dilaté s'élève, ou prend la route de l'intérieur des terres; alors l'air de la mer trouvant de ce côté une moindre résistance s'y porte incontinent; mais comme il s'échauffe lui-même, il suit le premier, et de proche en proche la Méditerranée se vide; par ce mécanisme, l'air qui couvre l'Europe n'ayant plus d'appui de ce côté, s'y épanche; et bientôt le courant général s'établit. Il sera d'autant plus fort que l'air du nord sera plus froid; et de-là cette impétuosité des vents plus grande l'hiver que l'été: il sera d'autant plus faible, qu'il y aura plus d'égalité entre l'air des diverses contrées;

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et de-là cette marche des vents plus modérée dans la belle saison, et qui, même en juillet et août, finit par une espèce de calme général, parce qu'a-lors le soleil, plus voisin de nous, échauffe presque également tout l'hémisphère jusqu'au pôle. Ce cours uniforme et constant que le nord-ouest prend en juin, vient de ce que le soleil, rapproché jusqu'au parallèle d'Asouan et presque des Canaries, établit derrière l'Atlas une aspiration voisine et régulière. Ce retour périodique des vents d'est, à la suite de chaque équinoxe, a sans doute aussi une raison géographique, mais pour la trouver il faudrait avoir un tableau général de ce qui se passe en d'autres lieux du continent; et j'avoue que par-là elle m'échappe. J'ignore également la raison de cette durée de trois jours, que les vents de sud et de nord affectent d'observer à chaque fois qu'ils paraissent dans le temps des équinoxes.

Il arrive quelquefois dans la marche générale d'un même vent, des différences qui viennent de la conformation des terrains; c'est-à-dire, que si un vent rencontre une vallé, il en prend la direction à la manière des courans de mer. De là, sans doute, vient que sur le golfe Adriatique, l'on ne connaît presqae que le nord-ouest et le sud-est,

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parce que telle est la direction de ce bras de mer: par une raison semblable, tous les vents deviennent sur la mer Rouge nord ou sud; et si dans la Provence le nord-ouest ou mistral est si fréquent, ce ne doit être que parce que les courans d'air qui tombent des Cévennes et des Alpes, sont forcés de suivre la direction de la vallée du Rhône.

Mais que devient la masse d'air pompée par la côte d'Afrique et la zone torride? C'est ce dont on peut rendre raison de deux manières.

1°. L'air arrivé sous ces latitudes, y forme un grand courant connu sous le nom de vent alizé d'est, lequel règne, comme l'on sait, des Canaries à l'Amérique (1): parvenu là, il paraît qu'il y est rompu par les montagnes du continent, et

(1) M. Franklin a pensé que la cause du vent alizé d'est, tenait à la rotation de la terre; mais si cela est, pourquoi le vent d'est n'est-il pas perpétuel? Comment d'ailleurs expliquer dans cette hypothèse les deux moussons de l'Inde, tellement disposées que leurs alternatives sont marquées précisément par le passage du soleil dans la ligne équinoxiale; c'est-à-dire, que les vents d'ouest et de sud règnent pendant les six mois que le soleil est dans la zone boréale; et les vents d'est et de nord pendant les six mois qu'il est dans la zene australe. Ce rapport ne prouve-t-il pas que tous les accidens des vents dépendent uniquement de l'action du soleil sur l'atmosphère du globe? La lune, qui a un effet si marqué sur l'océan, peut en avoir aussi sur les vents; mais l'influence des autres planètes parait une chimère qui ne convient qu'à l'astrologie des anciens.

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que détourné de sa première direction, il revient dans un sens contraire former ce vent d'ouest qui règne sous le parallèle du Canada; ensorte que par ce retour, les pertes des régions polaires se trouvent réparées.

2°. L'air qui afflue de la Méditerranée sur l'Afrique, s'y dilatant par la chaleur, s'élève dans la région supérieure; mais comme il se refroidit à une certaine hauteur, il arrive que son premier volume se réduit infiniment par la condensation. On pourrait dire qu'ayant alors repris son poids, il devrait retomber; mais outre qu'en se rapprochant de la terre, il se réchauffe, et rentre en dilatation, il éprouve encore de la part de l'air inférieur un effort puissant et continu qui le soutient; ces deux couches de l'air supérieur refroidi et de l'air inférieur dilaté, sont dans un effort perpétuel l'une à l'égard de l'autre. Si l'équilibre se rompt, l'air supérieur obéissant à son poids, peut fondre dans la région inférieure jusqu'à terre: c'est à des accidens de ce genre que l'on doit ces torrens subits d'air glacé, connus sous le nom d'ouragans et de grains qui semblent tomber du ciel, et qui apportent dans les saisons et les régions les plus chaudes,

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le froid des zones polaires. Si l'air environnant résiste, leur effet est borné à un court espace; mais s'ils rencontrent des courans déja établis, ils en accroissent leurs forces, et ils deviennent des tempêtes de plusieurs heures. Ces tempêtes sont sèches quand l'air est pur; mais s'il est chargé de nuages, elles s'accompagnent d'un déluge d'eau et de grêle que l'air froid condense en tombant. Il peut même arriver qu'il s'établisse à l'endroit de la rupture une chute d'eau continue, à laquelle viendront se résoudre les nuages environnans; et il en résultera ces colonnes d'eau, connues sous le nom de trombes et de typhons (1); ces trombes ne sont pas rares sur la côte de Syrie, vers le cap Ouedjh et vers le Carmel; et l'on observe qu'ils ont lieu sur-tout au temps des équinoxes, et par un ciel orageux et couvert de nuages.

Les montagnes d'une certaine hauteur fournissent des exemples habituels de cette chute de l'air refroidi dans la région supérieure. Lorsqu'aux approches de l'hiver, leurs sommets se couvrent de neiges, il en émane des torrens impétueux que les marins appellent vents de neige.

(1) M. Franklin en donne la même explication.

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Ils disent alors que les montagnes se défendent, parce que ces vents en repoussent, de quelque côté que l'on veuille en approcher. Le golfe de Lyon et celui d'Alexandrette sont célèbres sur la Méditerranée par des circonstances de cette espèce.

On explique par les mêmes principes, les phénomènes de ces vents de côtes, vulgairement appelés vents de terre. L'observation des Marins constate sur la Méditerranée, que pendant le jour ils viennent de la mer; pendant la nuit, de la terre; qu'ils sont plus forts près des côtes élevées, et plus faibles près des côtes basses. La raison en est que l'air tantôt dilaté par la chaleur du jour, tantôt condensé par le froid de la nuit, monte et descend tour-à-tour de la terre sur la mer, et de la meir sur la terre. Ce que j'ai observé en Syrie, rend cet effet palpable. La face du Liban qui regarde la mer, étant frappée du soleil pendant le cours dé la journée, et sur-tout depuis midi, il s'y excite une chaleur qui dilate la couche d'air qui couvre la pente. Cet air devenant plus léger, cesse d'être en équilibre avec celui de la mer; il en est pressé, chassé en haut: mais le nouvel air qui le rem-

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place s'échauffant à son tour, marche bientôt à sa suite; et de proche en proche, il se forme un courant semblable à ce que qu'on observe le long des tuyaux de poêle ou de cheminée (1). Lorsque le soleil se couche, cette action cesse; la montagne se refroidit, l'air se condense; en se condensait, il devient plus lourd, il retombe, et dès-lors forme un torrent qui coule le long de la pente à la mer: ce courant cesse le matin, parce que le soleil revenu sur l'horizon, recommence le jeu de la veille, Il ne s'avance en mer qu'à deux ou trois lieues, parce que l'impulsion de sa chute est détruite par la résistance de la masse d'air où il entre. C'est en raison de la hauteur et de la rapidité de cette chute, que le cours du vent de terre se prolonge; il est plus étendu au pied du Liban et de la chaîne du nord, parce que dans cette partie, les montagnes sant plus élevées, plus rapides, plus voisines de la mer. Il a des rafales violentes et subites à l'embouchure de la Qâsmîé (2); parce que la

(1) Il est souvent sensible à la vue; mais on le rend encore plus évident en approchant des tuyaux use soie effilée ou la flamme d'une petite bougie.

(2) Ces rafales sont si brusques, qu'elles font quelquefois chavirer les bateaux. Peu s'en est fallu que je n'en aye fait l'expérience.

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profonde vallée de Bèqâà rassemblant l'air dans son eanal étroit, le lance comme par un tuyau. Il est moindre sur la côte de Palestine, parce que les montagnes y sont plus basses, et qu'entre elles et la mer, il y a une plaine de quatre à cinq lieues. Il est nul à Gaze et sur le rivage d'Egypte, parce que ce terrain plat n'a point une pente assez marquée. Enfin, par-tout il est plus fort l'été, plus faible l'hiver, parce qu'en cette dernière saison, la chaleur et la dilatation sont bien moindres.

Cet état respectif de l'air de la mer et de l'air des continens, est la cause d'un phénomène observé dès long-temps; la propriété qu'ont les terres en général, et sur-tout les montagnes, d'attirer les nuages. Quiconque a vu diverses plages, a pu se convaincre que les nuages toujours créés sur la mer, s'élèvent ensuite par une marche constante vers les continens, et se dirigent de préférence vers les plus hautes montagnes qui s'y trouvent. Quelques Physiciens ont voulu voir en ceci une vertu d'attraction; mais outre que cette cause occulte n'a rien de plus clair que l'ancienne horreur du vide, il est ici des agens matériels qui rendent une raison

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mécanique de ce phénomène; je veux dire les lois de l'équilibre des fluides, par lesquelles les masses de l'air lourd poussent en hant les masses de l'air léger. En effet, les continens étant toujours, à égalité de latitude et de niveau, plus échauffés que les mers, il en doit résulter un courant habituel qui porte l'air, et par conséquent les nuages de la mer sur la terre. Ils s'y dirigeront d'autant plus que les montagnes seront plus échauffées, plus aspirantes: s'ils trouvent un pays plat et uni, ils glisseront dessus sans s'y arrêter, parce que ce terrain étant également échauffé, rien ne les y condense; c'est par cette raison qu'il ne pleut jamais, ou que très-rarement, pendant l'été, en Egypte et dans les déserts d'Arabie et d'Afrique. L'air de ces contrées échauffé et dilaté, repousse les nuages, parce qu'ils sont une vapeur, et que toute vapeur est constamment élevée par l'air chaud. Ils sont contraints de surnager dans la région moyenne, où le courant régnant les porte vers les parties élevées du continent, qui font en quelque sorte office de cheminée, ainsi que je l'ai déja dit. Là, plus éloignés du plan de la terre, qui est le grand foyer de la chaleur, ils

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sont refroidis, condensés, et par un mécanisme semblable à celui des chapiteaux dans la dilatation, leurs particules se résolvent en pluies on en neiges; en hiver, les effets changent avec les circonstances: alors que le soleil est éloigné des pays dont nous parlons, la terre n'étant plus si échauffée, l'air y prend un état rapproché de celui des hautes montagnes; il devient plus froid et plus dense; les vapeurs ne sont plus enlevées aussi haut; les nuages se forment plus bas; souvent même ils tombent jusqu'à terre, où nous les voyons sous le nom et la forme de brouillards. A cette époque, accumulés par les vents d'ouest, et par l'absence des courans qui les emportent pendant l'été, ils sont contraints de se résoudre sur la plaine; et de-là l'explication de ce problême (1): Pourquoi l'évaporation étant plus forte en été qu'en hiver, il y acependant plus de nuages, de brouillands et de pluies en hiver qu'en été ? De-là encore la raison de cet autre fait commun à l'Egypte et à la Palestine (2): Que s'il y a une pluie continue et douce, elle se fera plutôt de nuit que de jour.

(1) Voyez article de l'Egypte.

(2) J'en ai fait l'observation en Palestine, dans les mois de novembre, décembre et Janvier 1784 et 85. La plaine de Palestine, sur-tout vers Gaze, est à-peu-prés dans les mêmes circonstances de climat que l'Egypte.

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Dans ces pays, on observe en général que les nuages et les brouillards s'approchent de terre pendant la nuit, et s'en eloignent pendant le jour, parce que la présence du soleil excite encore une chaleur suffisante pour les repousser: j'en ai eu des preuves fréquentes au Kaire dans les mois de juillet et d'août 1783. Souvent au lever du soleil, nous avions du brouillard, le thermomètre étant à dix-sept degrés; deux heures apres, le thermomètre étant à vingt, et montant jusqu'à vingtquatre degrés, le ciel était couvert et parsemé de nuages qui couraient au sud. Revenant de Suez à la même époque, c'est-à-dire, du vingtquatre au vingt-six juillet, nous n'avions point eu de brouillard pendant les deux nuits que nous avions couché dans le désert; mais étant arrivé à l'aube du jour en vue de la vallée d'Egypte, je la vis couverte d'un lac de vapeurs qui me parurent stagnantes: à mesure que le jour parut, elles prirent du mouvement et de l'élévation; et il n'était pas huit heures du matin, que la terre était découverte, et l'air n'avait plus que des

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nuages épars qui remontaient la vallée. L'année suivante, étant chez les Druzes, j'observai des phénomènes presque semblables. D'abord sur la fin de juin, il régna une suite de nuages que l'on attribua au débordementdu Nil sur l'Egypte (1), et qui effectivement venaient de cette partie, et passaient au nord-est (2). Apres cette première irruption, il survint sur la fin de juillet et en août, une seconde saison de nuages. Tous les jours, vers onze heures ou midi, le ciel se couvrait; souvent le soleil ne paraissait pas de la soirée; le pic du Sannin se chargeait de nuages; et plusieurs grimpant sur les pentes, couraient parmi les vignes et les sapins: souvent étant à la chasse ils m'ont enveloppé d'un brouillard blanc, humide, tiède et opaque, au point de ne pas voir à quatre pas. Vers les dix ou onze heures de nuit, le ciel se démasquait, les étoiles étincelaient, la nuit se passait sereine, le soleil se levait brillant, et vers le midi l'effet de la veille re-

(1) Il n'est pas inutile d'observer que le Nil établit alors un courant sur toute la côte de Syrie, qui porte de Gaze en Chypre.

(2) Il me parait que c'est la même colonne dont parle M. le Baron de Tott. J'ai pareillement constaté l'état vaporeux de l'horizon d'Egypte, dont il fait mention

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commençait. Cette répétition m'inquiéta, d'autant plus que je concevais moins ce que devenait toute cette somme de nuages. Une partie, à la vérité, passait la chaîne du Sannin, et je pouvais supposer qu'elle allait sur l'Antiliban ou dans le désert; mais celle qui était en route sur la pente, au moment où le soleil se couchait, que devenait-elle, sur-tout ne laissant ni rosée ni pluie capable de la consommer? Pour en découvrir la raison, j'imaginai de monter plusieurs jours de suite, à l'aube du matin, sur un sommet voisin, et là, plongeant sur la vallée et sur la mer par une ligne oblique d'environ cinq lieues, j'examinai ce qui se passait. D'abord je n'appercevais qu'un lac de vapeurs qui voilaient les eaux, et cet horizon maritime me paraissait obscur, pendant que celui des montagnes était très-clair: à mesure que le soleil l'éclairait, je distinguais des nuages par le reflet de ses rayons; ils me paraissaient d'abord très-bas; mais à mesure que la chaleur croissait, ils se séparaient, montaient, et prenaient toujours la route de la montagne, pour y passer le reste du jour, ainsi que je l'ai dit. Alors je supposai que ces nuages que je voyais ainsi monter, étaient en grande partie

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ceux de la veille qui, n'ayant pas achevé leur ascension, avaient été saisis par l'air froid, et rejetés à la mer par le vent de terre. Je pensai qu'ils y étaient retenus toute la nuit, jusqu'à ce que le vent de mer se levant, les reportât sur la montagne, et les fît passer en partie par dessus le sommet, pour aller se résoudre de l'autre côté en rosée, ou abreuver l'air altéré du désert.

J'ai dit que ces nuages ne nous apportaient point de rosée; et j'ai souvent remarqué que lorsque le temps était ainsi couvert il y en avait moins que lorsque le ciel était clair. En tout temps la rosée est moins abondante sur ces montagnes qu'à la côte et dans l'Égypte; et cela s'explique très-bien, en disant que l'air ne peut élever à cette hauteur l'excès d'humidité dont il se charge; car la rosée est, comme l'on sait, cet excès d'humide que l'air échauffé dissout pendant le jour, et qui, se condensant par la fraîcheur du soir, retombe avec d'autant plus d'abondance, que le lieu est plus voisin de la mer (1): de-là les rosées excessives dans

(1) Ceci résout un problème qu'on m'a proposé à Yâfa: à savoir pourquoi l'on sue plus à Yâfa sur les bords de la mer, qu'à Ramlé qui est à trois lieues, dans les terres. La raison en est que l'air de Yâfa étant saturé d'humidité, ne pompe qu'avec lenteur l'émanation du corps, pendant qu'à Ramlé l'air plus avide la pompe plus vîte. C'est aussi par cette raison que dans nos climats l'haleine est visible et hiver, et non été.

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le Delta, moindres dans la Thébaïde et dans l'intérieur du désert, selon ce que l'on m'en a dit; et si l'humidité ne tombe point lorsque le ciel est voilé, c'est parce qu'elle a pris la forme de nuages, ou que ces nuages l'interceptent.

Dans d'autres cas, le ciel étant serein, l'on voit des nuages se dissiper et se dissoudre comme de la fumée; d'autres fois se former à vue-d'œil, et d'un point premier, devenir des masses immenses. Cela arrive sur-tout, sur la pointe du Liban, et les Marins ont éprouvé que l'apparition drun nuage sur ce pic était un présage infaillible du vent d'ouest. Souvent au coucher du soleil, j'ai vu de ces fumées s'attacher aux flancs des rochers de Nahr-el-Kelb, et s'accroître si rapidement, qu'en une heure la vallée n'était qu'un lac. Les habitans disent que ce sont des vapeurs de la vallée; mais cette vallée étant toute de pierre et presque sans eau, il est imposable que

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ce soient des émanations; il est plus naturel de dire que ce sont les vapeurs de l'atmosphère qui, condensées àl 'approche de la nuit, tombent en une pluie imperceptible, dont l'entassement forme le lac fumeux que l'on voit. Les brouillards s'expliquent par les mêmes principes; il n'y en a point dans les pays chauds loin de la mer, ni pendant les sécheresses de l'été, parce qu'en ces cas l'air n'a point d'humide excédent. Mais ils se montrent dans l'automne après les pluies, et même en été après les ondées d'orages, parce qu'alors la terre a reçu une matière d'évaporation, et pris un degré de fraîcheur convenable à la condensation. Dans nos climats ils commencent toujours à la surface des prairies, de préférence aux champs labourés. Souvent au coucher du soleil, on voit se former sur l'herbe une nappe de fumée, qui bientôt croît en hauteur et en étendue. La raison en est que les lieux humides et frais réunissent, plus que les lieux poudreux, les qualités nécessaires à condenser les vapeurs qui tombent. Il y a d'ailleurs une foule de considérations à faire sur la formation et la nature de ces vapeurs, qui, quoique les mêmes, prennent à terre le nom de

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brouillards, et dans l'air, celui de nuages. En combinant leurs divers accidens, on s'apperçoit qu'ils suivent ces lois de combinaison, de dissolution, de précipitation, et de saturation, dont la Physique moderne, sous le nom de Chymier, s'occupe à développer la théorie. Pour en traiter ici, il faudrait entrer dans des détails qui m'écarteraient trop de mon sujet: je me bornerai à une dernière observation, relative au tonnerre.

Le tonnerre a lieu dans le Delta comme dans la Syrie; mais il y a cette différence entre ces deux pays, que dans le Delta et la plaine de Palestine, il est infiniment rare l'été, et plus fréquent l'hiver; dans les montagnes, au contraire, il est plus commun l'été, et infiniment rare l'hiver. Dans les deux contrées, sa vraie saison est celle des pluies, c'est-à-dire, le temps des équinoxes, et sur-tout de celui d'automne; il est encore remarquable qu'il ne vient jamais des parties du continent, mais de celles de la mer: c'est toujours de la Méditerranée que les orages arrivent sur le Delta (1) et la Syrie. Leurs instans de.

(1) J'ignore ce qui se passe à cet égard dans la haute Egypte: quant au Delta, il paraît que quelquefois il reçoit des nuages et du tonnerre de la mer Rouge. Le jour que je quittai le Kaire ( 26 septembre 1783 ), à la nuit, tombante, il parut un orage dans le sud-est qui bientôt donna plusieurs coups de tonnerre, et finit par nne grêle violente de la grosseur des pois ronds de la plus forte espèce. Elle dura dix à dquze minutes, et nous eûmes le temps, mes compagnons de voyage et moi, d'en ramasser dans le bateau assez pour en remplir deux grands verres, et dire que nous avons bu à la glace en Egypte. Il est d'ailleurs bon d'observer que c'était l'époque où la mousson de sud commence sur la mer-Rouge.

Tom. I. X

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préférence dans la journée, sont le soir et le matin (1); ils sont accompagnés d'ondées violentes, et quelquefois de grêle qui couvrent en une heure de temps la campagne de petits lacs. Ces circonstances, et sur-tout cette association perpétuelle des nuages au tonnerre, donnent lieu au raisonnement suivant: si le tonnerre se forme constamment avec les nuages, s'il a un besoin absolu de leur intermède pour se manifester, il est donc le produit de quelques-uns de leurs élément Or, comment se forent les nuages? Par l'évaporation des eaux. Comment se fait l'évaporation? Par la présence de l'élément du feu. L'eau par elle-même n'est point volatile; il lui faut un agent pour l'élever: cet agent est le feu, et de-là

(1) M. Niebuhr a également observé à Moka et à Bombai, que les orages venaient toujours de la mer.

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ce fait déja observé, que l'évaporation est toujours en raison de la chateur appliquée à l'eau. Chaque molécule d'eau estrendue volatile parune molécule de feu, et sans doute aussi par une molécule d'air qui s'y combine. On peut regarder cette combinaison comme un sel neutre, et la comparant au nitre, l'on peut dire que l'eau y représente l'alkali, et le feu l'acide nitreux. Les nuages ainsi composés, flottent dans l'air, jusqu'à ce que des circonstances propres viennent les dissoudre; s'il se présente un agent qui ait la faculté de rompre subitement la combinaison des molécules, il arrive une détonation, accompagnée, comme dans le nitre, de bruit et de lumière; par cet effet, la matière du feu et de l'air, se trouvant tout-à coup dissipée, l'eau qui y était combinée, rendue à sa pesanteur naturelle, tombe précipitamment de la hauteur où elle s'était élevée: de-là, ces ondées violentes qui suivent les grands coups de tonnerre, et qui arrivent de préférence à la fin des orages, parce qu'alors la matière du feu est épuisée. Quelquefois cette matière du feu n'étant combinée qu'avec l'air seul, elle fuse à la manière du nitre; et c'est sans doute ce qui produit ces

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eclairs qu'on appelle feux d'horizon, Mais cette matière du feu est-elle distinete de la matière électrique. Suit-elle dans ses combinaisons & ses détonations, des affinités & des loix particulières. C'est ce que je n'entreprendrai pas d'examer. Ces recherches ne peuvent convenir à une relation de voyage: je dois me borner aux faits; & c'est déjà beaucoup, d'y avoir joint quelques explications qui en découlaient naturellement (a),

(a) Il semble auffi que les étoiles volantes sont une conbinaison partieulière de la matière du feu. Les Maronites de Mar - Elias, m'ont affuré qu'une de ces étoiles tombée il y a trois ans sur deux mulers du couvent, les tus en faisant un bruit semblable à un coup de pistolet, sans laisser plus de trace que le tonnerre.

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ETAT POLITIQUE DE LA SYRIE.

CHAPITRE XXII.

Des Habitans de la Syrie.

AINSI que l'Égypte, la Syrie a dès long-temps fubi des révolutions qui ont mélangé les races de ses habitans. Depuis 2500 ans, l'on peur compter dix invasions qui y ont introduit & fait succéder des peuples étrangers. D'abord ce furent les Affyriens de Ninive qui, ayant passe l'Euphrate vers l'an 750 avant notre Ère, s'emparèrent en soixante années de presque tour le pays qui est au nord de la Judée. Les Kaldéens de Babylone ayant détruit cette puissance dont ils dépendaient, succédèrent comme par droit d'heritage à ses possessions, & achevèrent de conquérir la Syrie, la seule Isle de Tyre expetée Aux Kaldéens succédèrent les Ferses de Cyrus, & aux Perses les Macédoniens d'Alexandre. Alois

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il sembla que la Syrie allait cesser d'être vassale de Puissances étrangères, et que, selon le droit naturel de chaque pays, elle aurait un gouvernement propre; mais les peuples, qui ne trouvèrent dans les Séleucides que des despotes durs et oppresseurs, réduits à la nécessité de porter un joug, choisirent le moins pesant, et la Syrie devint, par les armes de Pompée, province de l'Empire de Rome.

Cinq siècles après, lorsque les enfans de Théodose se partagèrent leur immense patrimoine, elle changea de Métropole sans changer de maître, et elle fut annexée à l'Empire de Constantinople. Telle était sa condition, lorsque l'an 622 les Tribus de l'Arabie, rassemblées sous l'étendart de Mahomet, vinrent la posséder ou plutôt la dévaster. Depuis ce temps, déchirée par les guerres civiles des Fâtmites et des Ommiades, soustraite aux Kalifes par leurs lieutenans rebelles, ravie à ceux-ci par les milices Turkmanes, disputée parles Européens croisés, reprise par les Mamlduks d'Egypte, ravagée par Tamerlan et ses Tartares, elle est enfin restée aux mains des Turks Ottomans, qui, depuis 268 années, en sont les maîtres.

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Du trouble de tant de vicissitudes est resté un dépôt de population, varié comme les parties dont il s'est formé; en sorte qu'il ne faut pas regarder les habitans de la Syrie comme une même nation, mais comme un alliage de nations diverses.

On peut en faire trois classes principales:

1°. La postérité du peuple conquis par les Arabes, c'est-à-dire, les Grecs du bas Empire.

2°. La postérité des Arabes conquérans.

3°. Le peuple dominant aujourd'hui, les Turks Ottomans.

De ces trois classes, les deux premières exigent des subdivisions à raison des distinctions qui y sont survenues. Ainsi il faut diviser les Grecs:

1°. En Grecs - propres, dits vulgairement Schismatiques, ou séparés de la communion de Rome.

2°. En Grecs-latins, réunis à cette communion.

3°. En Maronites ou Grecs de la secte du Moine Maron, ci-devant indépendans des deux communions, aujourd'hui réunis à la dernière.

Il faut diviser les Arabes, 1°. en descendans

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propres des conquérans, lesquels ont beaucoup mêlé leur sang, et qui sont la portion la plus considérable.

2°. En Motouâlis, distincts de ceux-ci par des opinions religieuses.

3°. En Druzes, également distincts par une raison semblable.

4°. Enfin en Ansârié, qui sont aussi dérivés des Arabes.

A ces peuples, qui sont les habitans agricoles et sédentaires de la Syrie, il faut encore ajouter trois autres peuples errans et pasteurs: savoir, 1°. les Turkmans; 2°. les Kourdes; et 3°. les Arabes-Bédouins.

Telles sont les races qui sont répandues sur le terrain compris entre la mer et le désert, depuis Gaze jusqu'à Alexandrette.

Dans cette énumération, il est remarquable que les peuples anciens n'ont pas de représentans sensibles; leurs caractères se sont tous confondus dans celui des Grecs, qui, en effet, par un séjour continué depuis Alexandre, ont bien eu le temps de s'identifier l'ancienne population: la terre seule, et quelques traits de mœurs et d'usages, conservent des vestiges des siècles reculés

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La Syrie n'a pas, comme l'Egypte, refusé d'adopter les races étrangères. Toutes s'y naturalisent également bien; le sang y suit à-peu-près les mêmes lois que dans le midi dé l'Europe, en observant les différences qui résultent de la nature du climat. Ainsi, les habitans des plaines du midi sont plus bazanés que ceux du nord, et ceux-là beaucoup plus que les habitans des montages. Dans le Liban et le pays des Druzes, le teint ne diffère pas de celui de nos provinces du milieu de la France. On vante les femmes de Damas et de Tripoli pour leur blancheur, et même pour la régularité des traits: sur ce dernier article il faut en croire la renommée, puisque le voile qu'elles portent sans cesse ne permet à personne de faire des observations générales. Dans plusieurs cantons, les paysannes son t moins scrupuleuses, sans être moins chastes. En Palestine, par exemple, on voit presqu'à découvert les femmes mariées; mais la misère et la fatigue n'ont point laissé d'agrémens à leur figure; les yeux seuls sont presque toujours beaux par-tout; la longue draperie qui fait l'habillement général, permet dans les mouvemens du corps d'en démêler la forme; elle manque quel

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quefois d'élégance, mais du moins ses proportions ne sont pas altérées. Je ne me rappelle pas avoir vu en Syrie, et même en Egypte, deux sujets bossus ou contrefaite; il est vrai que l'on y connaît peu ces tailles étranglées que parmi nous on recherche: elle ne sont pais, estimées en Orient; et les jeunes filles, d'accord avec leurs mères, emploient de bonne-heure jusqu'à des recettes superstitieuses pour accquérir de l'embon-poipt: heureusement la nature, en résistant à nos fantaisies, a mis des bornes à nos travers, et l'on ne s'apperçoit pas qu'en Syrie, où l'on ne se serre pas là taille, les corps deviennent plus gros qu'en France, où on l'étrangle.

Les Syriens sont en général de stature moyenne. Il sont, comme dans tous les pays chauds, moins replets que les habitans du nord. Cependant on trouve dans les villes quelques individus dont le ventre prouve, par son ampleur, que l'influence du régime peut, jusqu'à un Certain point, balancer celle du climat.

Du reste, la Syrie n'a de maladie qui lui soit particulière, que le bouton d'Alep, dont je parlerai en traitant de cette ville. Les autres maladies sont les dyssenteries, les fièvres inflamma-

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toires, les intermittentes, qui viennent à la suite des mauvais fruits dont le peuple se gorge. La petite vérole y est quelquefois très-meurtrière. L'incommodité générale et habituelles est le mal d'estomac; et l'on en conçoit aisément les raisons, quand, on considère que tout le monde y abuse de fruits non mûrs, de légumes crus, de miel, de fromage, d'olives, d'huile forte, de lait aigre, et de pain mal fermenté. Ce sont là les alimens ordinaires de tout le monde; et les sucs acides qui en résultent, donnent des âcretés, des nausées, et même des vomissemens de bile assez fréquens. Aussi la première indication en toute maladie est-elle presque toujours l'émètique, qui cependant n'y est connu que des Medecins Français. La saignée, comme je l'ai déja dit, n'est jamais bien nécessaire ni fort utile. Dans les cas moins urgens, la crême de tartre et les tamarins ont le succès te plus marqué.

L'idiome général de la Syrie est la langue arabe. M. Niebuhr rapporte, sur un ouï-dire, que le syriaque est encore usité dans quelques villages des montagnes; mais quoique j'aye interrogé à ce sujet des Religieux qui connaissent le pays dans un grand détail, je n'ai rien ap-

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pris de semblable: seulement on m'a dit que les bourgs de Maloula et de Sidnâïa, près de Damas, avaient un idiome si corrompu, que l'on avait beaucoup de peine à l'entendre. Mais cette difficulté ne prouve rien, puisque dans la Syrie, comme dans tous les pays Arabes, les dialectes varient et changent à chaque endroit. On peut donc regarder le Syriaque comme une langue morte pour ces cantons. Les Maronites, qui l'ont conservé dans leur liturgie et dans leur messe, ne l'entendent pas pour la plupart en le récitant. Le grec est dans le même cas. Parmi les Moines et les Prêtres schismatiques ou catholiques, il en est très-peu qui le comprennent; il faut qu'ils en ayent fait une étude particulière dans les îles de l'Archipel: on sait d'ailleurs que le grec moderne est tellement corrompu, qu'il ne suffit pas plus pour entendre Démosthène, que l'Italien pour lire Cicéron. La langue turke n'est usitée en Syrie que par les gens de guerre et du Gouvernement, et par les hordes Turkmanes (1). Quelques naturels l'apprennent pour

(1) Alexandrette et Beilan qui en est voisin, parlent turk; mais on peut les regarder comme frontières de la Caramanie, où le turk est la langue vulgaire.

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le besoin de leurs affaires, comme les Turks apprennent l'arabe; mais la prononciation et l'accent de ces deux langues ont si peu d'analogie, qu'elles demeurent toujours étrangères l'une à l'autre. Les bouches Turkes, habituées à une prosodie nasale et pompeuse, parviennent rarement à imiter les sons acres et les aspirations fortes de l'arabe. Cette langue fait un usage si répété de voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu'on l'entend pour la première fois, on dirait des gens qui se gargarisent. Ce caractère la rend pénible à tous les Européens; mais telle est la puissance de l'habitude, que lorsque nous nous plaignons aux Arabes de son aspérité, ils nous taxent de manquer d'oreille, et rejettent l'inculpation sur nos propres idiomes. L'italien est celui qu'ils préfèrent, et ils comparent avec quelque raison le français au turk, et l'anglais au persan. Entre eux ils ont presque les mêmes différences. L'arabe de Syrie est beaucoup plus; rude que celui d'Egypte; la prononciation des gens de loi au Kaire passe pour un modèle de facilité et d'élégance. Mais, selon l'observation de M. Niebuhr, celle des habitans de l'Yémen et de la côte du sud est infiniment plus douce,

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& donne à l'Arabe un coulant dont on ne l'eût pas cru susceptible. On a voulu quelquefois étrablir des analogies entre les climats & les prononciations des langues; l'on a dit, par exemple, que les habitans du nord parlaient plus des lèvres & des dents, que les habitans du midi. Cela peut être vrai pour quelques parties de notre continent; mais pour en faire une application générale, il faudrait des observations plus détaillées & plus étendues. L'on doit être réservé dans tous ces jugemens généraux sur les langues & sur leurs caractères, parce que l'on raisonne toujours d'après la sinne, & par conséquent d'après un préjugé d'habitude qui nuit beaucoup à la justesse du raisonnement.

Parmi les peuples de la Syrie dont j'ai parlé, les uns sont répandus indifféremment dans toutes les parties, les autres sont bornés à des emplacemens particuliers qu'il est à propos de déterminer.

Les Grecs-propres, les Turks & les Arabes paysans sont dans le premier cas; avec cette différence, que les Turks ne se trouvent que dans les villes où ils exercent les emplois de guerre, de magistrature, & les arts. Les Arabes & les

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Grecs peuplent les villages, & forment la claffe des laboureurs à la compagne, & le bas-peuple dans les villes. Le pays qui a le plus de villages Grecs, est le Pachalik de Damas.

Les Grecs de la Communion de Rome, bien moins nombreux que les schismatiques, sont tous retirés dans les villes, où ils exercent les arts & le négoce. La protection des Francs leur a valu, dans ce dernier genre, une supériorité marquée par-tout où il y a des comptoirs d'Europe.

Les Maronites forment un corps de nation qui occupe presque exclusivement tout le pays compris entre Nahr el kelb ( Rivière du Chien) & Nahr el bâred ( la Rivière froide ), depuis de sommet des montagnes à l'orient, jusqu'à la Méditerranée à l'occident.

Les Druzes leur sont limitrophes, & s'étendent depuis Nahr el kelb jusques près de Sour (Tyr), entre la valiée de Beqââ & la mer.

Le pays des Motouâlis comprenait ci-devant la vallée de Beqââ jusqu'à Sour. Mais ce peuple, depuis quelque temps, a essuyé une révolution qui l'a presque réduit à rien.

A l'égard des Ansârié, ils sont répandus dans les montagnes, depuis Nahr-âqqar jusqu'à An-

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tâkié: on les distingue en diverses peuplades, telles que les Kelbié, les Qadmousié, les Chamsié, etc.

Les Turkmans, les Kourdes et les Bedouins n'ont pas de demeures fixes, mais ils errent sans cesse avec leurs tentes et leurs troupeaux dans des districts limités dont ils se regardent comme les propriétaires: les hordes Turkmanes campent de préférence dans la plaine d'Antioche; les Kourdes, dans les montagnes, entre Alexandrette et l'Euphrate; et les Arabes sur toute ta frontière de la Syrie adjacente à leurs déserts, et même dans les plaines de l'intérieur, telles que celle de Palestine, de Beqââ et de Galilée.

Pour nous former des idées plus claires de ces peuples; reprenons en détail ce qui concerne chacun d'eux.

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CHAPITRE XXIII.

Des Peuples Pasteurs ou errans de la Syrie.

§. I. Des Turkrnans.

LES Turkmans sont du nombre de ces peuplades Tartares qui, lors des grande révolutions de l'Empire des Kalifes, émigrèreàt de l'Orient de la mer Caspienne, et se répandirent dans les vastes plaines de l' Arménie et de l'Asicmineure. Leur langue est la même que celle des Turks. Leur genre de vie est assez semblable à celui des Arabes-Bedouins; comme eux, ils sont pasteurs, et par conséquent obligés de parcourir de grands espaces pour frire subsister leurs nombreux troupeaux. Mais il y a cette différence, que les pays fréquentés par les Turkmans étant riches en pâturages, ils peuvent en nourrir, davantage, est se disperser moine que les tribus du désent. Chacun de leurs ordous ou camps reconnât un chef, dont le pouvoir n'est point déterminé par des statuts, mais seulement dirigé par l'usage et par les circonstances;

Tome I. Y

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il est rarement abusif, parce que la société est resserrée, et que la nature des choses maintient assez d'égalité entre les membres. Tout homme en état de porter les armes, s'empresse de les porter, parce que c'est de sa force individuelle que dépendent sa considération et sa sûreté. Tous les biens consistent en bestiaux, tels que les chameaux, les buffles, les chèvres, et surtout les moutons. Les Turkmans se nourrissent de laitage, de beurre et de viande qui abondent chez eux. Ils en vendent le superflu dans les villes et dans les campagnes, et ils suffisent presque seuls à fournir les boucheries. Ils prennent en retour des armes, des habits, de l'argent et des grains. Leurs femmes filent des laines, et font des tapis dont l'usage existe dans ces contrées de temps immémorial, et par-là indique l'existence d'un état toujours le même. Quant aux hommes, toute leur occupation est de fumer la pipe et de veiller à la conduite des troupeaux: sans cesse à cheval, la lance sur l'épaule, le sabre courbe au côté, le pistolet à la ceinture, ils sont cavaliers vigoureux, et soldats infatigables. Souvent ils ont des discussions avec les Turks, qui les redoutent; mais

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Comme ils sont divisés entre eux de camp à camp, ils ne prennent pas la supériorité que leur assureraient leurs forces réunies. On peut compter environ 30,000 Turkmans errans dans le Pachalic d'Alep et celui de Damas, qui sont les seuls qu'ils fréquentent dans la Syrie. Une grande partie de ces tribus passe en été dans l'Arménie et la Caramanie, où elle trouve des herbes plus abondantes, et revient l'hiver dans ses quartiers accoutumés. Les Turkmans sont censés Musulmans, et ils en portent assez communément le signe principal, la circoncision. Mais les soins de religion tes occupent peu, et ils n'ont ni les cérémoriies ni le fanatisme des peuples sédentaires. Quant à leurs mœurs, il faudrait avoir vécu parmi eux pour en parler sciemment. Seulement ils ont la réputation de n'être point voleurs comme les Arabes, quoiqu'ils ne soient ni moins généreux qu'eux, ni moins hospitaliers; et quand on considère qu'ils sont aisés sans être riches, exercés par la guerre, et endurcis par les fatigues et l'adversité, on juge que ces circonstances doivent éloigner d'eux la corruption des habitans des villes et l'avilissement de ceux des campagnes.

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§. II. Des Kourdes.

Les Kourdes sont un autre corps de nation dont les Tribus divisées se sont également répandues dans la basse Asie, et ont pris, surtout depuis cent ans, une assez grande extension. Leur pays originel est la chaîne des montagaes d'où partent les divers rameaux du Tigre, laquelle enveloppant le cours supérieur du grand Zab, passe au midi jusqu'aux frontières de l'Irak-Adjami ou Persan (1). Dans la Géographie moderne, ce pays est désigné sous le nom de Kourd-estan. Les plus anciennes traditions et histoires de l'Orient en ont fait mention, et y ont placé le théâtre de plusieurs évènemens mythologiques. Le Kaldéen Bérose, et l'Arménien Mariaba cité par Moyse de Chorène, rapportent que ce fut dans les monts Gord-ouées (2) qu'aborda Xisuthrus, échappé du déluge; et les circonstances de position qu'ils ajoutent, prou-

(1) Adjam est le nom des Perses en arabe. Les Grecs l'ont connu et exprimé par achemen ides.

(2) Strabon, liv. 11, dit que le Niphates et sa chaîne sotie dits Gordonœi.

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vent l'identité, d'ailleurs sensible, de Gord et Kourd. Ce sont ces mêmes Kourde que Xénophon cite sous le nom de Kard-uques, qui s'opposèrent à la retraite des Dix mille. Cet Historien observe que, quoique enclavés de toutes parts dans l'Empire des Perses, ils avaient toujours bravé la puissance du grand-Roi, et les armes de ses Satrapes. Ils ont peu changé dans leur état moderne; et quoiqu'en apparence tributaires des Ottomans, ils portent peu de respect aux ordres du grand-Seigneur et de ses Pachas. M. Niebuhr, qui passa en 1769 dana ces cantons, rapporte qu'ils observent dans leurs montagnes une espèce de gouvernement féodal qui me parait semblable à ce que nous verrons chez les Druzes. Chaque village a son chef; toute la nation est partagée en trois factions principales et indépendantes. Les brouilleries naturelles à cet état d'anarchie, ont séparé de la nation un grand nombre de tribus et de familles, qui ont pris la vie errante des Turk-mans et des Arabes. Elles se sont répandues dans le Diarbekr, dans les plaines d'Arzroum, d'Erivan, de Sivas, d'Alep et de Damas: on estime que toutes leurs peuplades réunies passent 140

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mille tentes, c'est-à-dire, 140 mille hommes armés. Comme les Turkmans, ces Kourdes sont pasteurs et vagabonds; mais ils en diffèrent par quelques points de mœurs: les Turkmans dotent leurs filles pour les marier. Les Kourdes ne les livrent qu'à prix d'argent, Les Turkmnans ne font aucun cas de cette ancienneté d'extraction qu'on appelle noblesse: les Kourdes la prisent par dessus tout. Les Turkmans ne volent point: les Kourdes passent presque par-tout pour des brigands. On les redoute à ce titre dans le pays d'Alep et d'Antioche, où ils occupent, sous le nom de Bagdachlié, les montagnes à l'est de Beilam, jusque vers Klés. Dans ce Pachalic et dans celui de Damas, leur nombre passe 20 mille tentes et cabanes, car ils ont ausssi des habitations sédentaires; ils sont censés Musulmans, mais ils ne s'occupent ni de dogmes ni de rites. Plusieurs parmi eux, distingués par le nom de Yazdîé, honorent le Chaitân ou Satan, c'est-à-dire, le génie ennemi (de Dieu ): cette idée, conservée sur-tout dans le Diarbekr et sur les frontières de la Perse, est une trace de l'ancien système des deux principes du bien et du mal, qui, sous des formes tour-à-tour

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persannes, juives, chrétiennes et musulmannes, n'a cessé de régner dans ces contrées. L'on a coutume de regarder Zoroastre comme son premier auteur: mais long-temps avant ce prophète, l'Egypte connaissait Ormuzd et Ahrimane sous les noms d'Osiris et de Typhon. On a tort également de croire que ce système ne fut répandu qu'au temps de Darius, fils d'Hystaspe, puisque Zoroastre, qui en fut l'apôtre, vécut en Médie dans un temps parallèle au règne de Salomon.

La langue, qui est le principal indice de fraternité des peuples, est divisée chez les Kourdes en trois dialectes. Elle n'a ni les aspirations, ni les gutturales de l'arabe, et l'on assure qu'elle ne ressemble point au persan; en sorte qu'elle doit être une langue originale. Or, si l'on considère l'antiquité du peuple qui la parle, les relations qu'il a eues avec les Mèdes, les Assyriens, les Perses, et même les Parthes (1), on pourra penser que la connaissance de cette langue jetterait quelques lumières sur l'histoire

(1) Sur le Tigre, dit Strabon, l'on compte plusieurs lieux appartenant aux Parthes, que les anciens appelaient Kardouques. lib. 16.

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ancienne de ces pays. Il n'en existe pas de dictionnaire connu; mais il serait facile d'en créer un. Si le gouvernement de France proposait des encouragemens aux Drogmans ou aux Missionnaires d'Alep, de Diarbekr ou de Bagdad, il se trouverait promptement des sujets qui exéeuteraient cet ouvrage (1).

(1) Depuis quelque temps, l'Impératrice de Russie a ordonné au Docteur Pallas de faire une collection de toutes les langues de l'Empire Russe; et les recherches doivent embrasser le Kuban même et la Géorgie. Peut-être les étendra-t-on jusqu'au Kourd-estan. Lorsque le travail de cette collection sera uni, il y en aura un autre a faire: ce sera de réduire tous les alphabets de ces langues à un seul et même alphabet, car c'est un grand obstacle à la science, que cette diversité d'alphabets arabes, arméniens, géorgiens, ibériens, tartares, etc. Cette opération paraîtra peut-être impossible à beaucoup de personnes; mais d'après les essais que fai faits en ce genre, je la regarde comme praticable, et même aisée. Il suffit de bien connaitre les démens de la parole, et l'on parviendra à classer les voyelles et les consonnes de tous les alphabets. Au reste, il est bon d'observer que chez les Nations qui n'ont ni monumens, ni livres, c'en est un précieux que le dicctionnaire de leur langue.

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§. III. Des Arabes-Bedouins.

Un troisième peuple errant dans la Syrie, sont ces Arabes-Bedouins que nous avons déja trouvés en Egypte. Je n'en ai parlé que légèrement à l'occasion de cette province, parce que ne les ayant vui qu'en passant et sans savoir leur langue, leur nom ne me rappelait que peu d'idées; mais les ayant mieux connus en Syrie, ayant même fait un voyage à un de leurs camps près de Gaze, et vécu plusieurs jours avec eux, ils. me fournissent maintenant des faits et des observations que je vais développer avec quelque détail.

En général, lorsqu'on parle des Arabes, on doit distinguer s'ils sont cultivateurs, ou s'ils sont pasteurs; car cette différence dans le genre de vie en établit une si grande dans les mœurs et le génie, qu'ils se deviennent près qu'étrangers les uns aux autres. Dans le premier cas, vivant sédentaires, attachés à un même sol, et soumis à des Gouvenemens réguliers, ils ont un état social qui les rapproche beaucoup de nous. Tels sont les habitans de l'Yémen; et tels encore les descendant des

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anciens conquérans, qui forment, en tout ou en partie, la population de la Syrie, de l'Egypte et des États Barbaresques. Dans le second cas, ne tenant à la terre que par un intérêt passager, transportant sans cesse leurs tentes d'un lieu à l'autre, n'étant contraints par aucunes lois, ils ont une manière, d'être qui n'est ni celle des peuples policés, ni celle des sauvages: et qui par cela même mérite d'être étudiée. Tels sont les Bédouins ou habitans des vastes déserts qui s'étendent depuis les confins de la Perse jusqu'aux rivages de Maroc. Quoique divisés par sociétés ou tribus indépendantes, souvent même ennemies, on peut cependant les considérer tous comme un même corps de nation. La ressemblance de leurs langues est un indice évident de cette fraternité. La seule différence qui existe entre eux, est que les tribus d'Afrique sont d'une formation plus récente, étant postérieures à la conquête de ces contrées par les Kalifes ou successeurs de Mahomet; pendant que les tribus du désert propre de l'Arabie remontent, par une succession non interrompue, aux temps les plus reculés. C'est de celles-ci spécialement que je vais traiter, comme appar-

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tenant de plus près à mon sujet: c'est à elles que l'usage de l'Orient approprie le nom d'Arabes, comme en étant la race la plus ancienne et la plus pure. On y joint en synonyme celui de Bedâoui, qui, ainsi que je l'ai observé, signifie homme du désert; et ce synonyme me paraît d'autant plus exact, que dans les anciennes langues de ces contrées, le terme Arab désigne proprement une solitude, un désert.

Ce n'est pas sans raison que les habitans du désert se vantent d'être la race la plus pure et la, mieux conservée des peuples Arabes: jamais en effet ils n'ont été conquis; ils ne se sont pas même mélange en conquérant; car les conquêtes dont on fait honneur à leur nom en général, n'appartiennent réellement qu'aux tribus de l'Hedjâz et de l'Yémen: celles de l'intérieur des terres n'émigrèrent point lors de la révolution de Mahomet; ou si elles y prirent part, ce ne fut que par quelques individus que des motifs d'ambition en détachèrent: aussi le Prophète dans son Qôran, traite-t-il les Arabes du désert de rebelles, d'infidèles et le temps les a peu changés. On peut dire qu'ils ont conservé à tous égards leur indépendance et leur simplicité

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premières. Ce que les plus anciennes histoires rapportent de leurs usages, de leurs mœurs, de leurs tangues et même de leurs préjugés, se trouve encore presqu'en tout le même; et si l'on y joint que cette unité de caractère conservàe dans l'éloignement des temps, subsiste aussi dans l'éloignement des lieux, c'est-à-dire, que les tribus les plus distantes, se ressemblent infiniment, on conviendra qu'il est curieux d'examiner les circonstances qui accompagnent un état moral si particulier.

Dans notre Europe, et sur-tout dans notre France, où nous ne voyons point de peuples errans, nous avons peine à concevoir ce qui peut déterminer des hommes à un genre de vie qui nous rebute. Nous concevons même difficilement ce que c'est qu'un désert, et comment un terrain a des babitans s'il est stérile, ou n'est pas mieux peuplé s'il est cultivable. J'ai éprouvé ces difficultés comme tout le monde, et, par cette raison, je crois devoir insister sur les détails qui m'ont rendu ces faits palpables.

La vie errante et pastorale que mènent plusieurs peuples de l'Asie, tient à deux causes principales. La première est la nature du sol,

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lequel se refusant à la culture, force de recourir aux animaux qui se contentent des herbes sauvages de la terre. Si ces herbes sont clair-semées, un seul animal épuisera beaucoup de terrain, et il faudra parcourir de grands espaces. Tel est le cas des Arbes dans le désert propre de l'Arabie et dans celui de l'Afrique.

La seconde cause pourrait s'attribuer aux habitudes, puisque le terrain est cultivable et même sécond en plusieurs lieux, tels que la frontière de Syrie, le Diarbekr, la Natolie, et la plupart des cantons fréquentés par les Kourdes et les Turkmans. Mais en analysant ces habitudes, il m'a paru qu'elles n'étaient elles-mêmes qu'un effet de l'état politique de ces pays; en sorte qu'il faut en rapporter la cause première au Gouvernement lui-même. Des faits journaliers viennent à l'appui de cette opinion; car toutes les fois que les hordes et les tribus errantes trouvent dans un canton la paix et la sécurité jointes à la suffisance, elles s'y habituent, et passent insensiblement à l'état cultivateur et sédentaire. Dans d'autres cas, au contraire, lorsque la tyrannie du Gouvernement pousse à bout les hahitans d'un

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village, les paysans désertent leurs maisons, se retirent avec leurs familles dans les montagnes, ou errent dans les plaines, avec l'attention de changer souvent de domicile pour n'être pas surpris. Souvent même il arrive que des individus, devenus voleurs pour se soustraire aux lois ou à la tyrannie, se réunissent et forment de petits camps qui se maintiennent à mainarmée, et deviennent, en se multipliant, de nouvelles hordes ou de nouvelles tribus. On peut donc dire que dans les terrains cultivables, la vie errante n'a pour cause que la dépravation du Gouvernement, et il paraît que la vie sédentaire et cultivatrice est celle à laquelle les hommes sont le plus naturellement portés.

A l'égard des Arabes, ils semblent condamnés d'une manière spéciale à la vie vagabonde par la nature de leurs déserts. Pour se peindre ces déserts, que l'on se figure sous un ciel presque toujours ardent et sans nuages, des plaines immenses et à perte de vue, sans maisons, sans arbres, sans ruisseaux, sans montagnes: quelque-fois les yeux s'égarent sur un horison ras et uni comme la mer. En d'autres endroits le terrain se courbe en ondulations, ou se hérisse de

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rocs et de rocailles. Presque toujours également nue, la terre n'offre que des plantes ligneuses clair-semées, et des buissons épars, dont la solitude n'est que rarement troublée par des gazelles, des lièvres, des sauterelles et des rats. Tel est presque tout le pays qui s'étend dépuis Alep jusqu'à la mer d'Arabie, et depuis l'Egypte jusqu'au golfe Persique, dans un espace de 600 lieues de longueur sur 300 de large.

Dans cette étendue cependant il ne faut pas croire que le sol ait par-tout la même qualité; elle varie par veines et par cantons. Par exemple, sur la frontière de Syrie, la terre est en général grasse, cultivable, même séconde: elle est encore telle sur les bords de l'Euphrate; mais en s'avançant dans l'intérieur et vers le midi, elle devient crayeuse et blanchâtre, comme sur la ligne de Damas; puis rocailleuse, comme dans le Tîh et l'Hédjâz; puis enfin, un pur sable, comme à l'orient de l'Yémen. Cette différence dans les qualités du sol, produit quelques nuances dans l'état des Bedouins. Par exemple, dans les cantons stériles, c'est-à-dire, mal garnis de plantes, les tribus sont faibles et tres-distantes: tels sont le désert de Suez, celui de la mer

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Rouge, et la partie intérieure du grand désert, qu'on appelle le Nadjd (1). Quand le sol est mieux garni, comme entre Damas et l'Euphrate, les tribus sont moins rares, moins écartées; enfin dans les cantons cultivables tels que le Pachalic d'Alep, le Haurân, et le pays de Gaze, les champs sont nombreux et rapprochés. Dans les premiers cas, les Bedouins sont purement pasteurs, et ne vivent que du produit des troupeaux, de quelques dattes et de chair fraîche ou séchée au soleil, que l'on réduit en farine. Dans le dernier ils ensemencent quelques terrains, et joignent le froment, l'orge et même le riz, à la chair et au laitage.

Quand on se rend compte des causes de la stérilité et de l'inculture du désert, en trouve qu'elles viennent sur-tout du défaut de fontaines, de rivières, et en général du manque d'eau. Ce manque d'eau lui-même vient de la disposatien du terrain, c'est-à-dire, qu'étant plane et privé de montagnes, les nuages glissent sur sa surface échauffée, comme sur l'Égypte: ils ne s'y arrêtent qu'en hiver, lorsque les froid de l'atmosphere les empêche de sélever, et les

(1) Prononcez Najd.

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résout en pluie. La nudité de ce terrain est aussi une cause desécheresse, ence quel'air qui le couvre s'échauffe plus aisément, et force les nuages de s'élever. Il est probable que l'on produirait un changement dans le climat, si l'on plantait tout le désert en arbres; par exemple, en sapins.

L'effet des pluies qui tombent en hiver, est d'oc casionner dans les lieux où le sol est bon, comme sur la frontière de Syrie, une culture assez semblable à celle de l'intérieur même de cette province; mais comme ces pluies n'établissent ni sources, ni ruisseaux durables, les habitans éprouvent l'inconvénient d'être sans eau pendant l'été. Pour y obvier, il a fallu employer l'art, et construire des puits, des réservoirs et des citernes, où l'on en amasse une provision annuelle: del tels ouvrages exigent des avances de fonds et de travail, et sont encore exposés à bien des risques. La guerre peut détruire en un jour le travail de plusieurs mois, et la ressource de l'année. Un cas desécheresse, qui n'est que trop fréquent, peut faire avorter une récolte, et réduire à la disette même de l'eau. Il est vrai qu'en creusant la terre, on en trouve presque par-tout depuis six jusqu'à vingt pieds de profondeur;

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mais cette eau est saumâtre, comme dans tout le désert d'Arabie et d'Afrique (1), souvent même elle tarit: alors la soif et la famine surviennent; et si le gouvernement ne prête pas des secours, les villages se désertent. On sent qu'un tel pays ne peut avoir qu'une agriculture précaire, et que sous un régime comme celui des Turks, il est plus sûr d'y vivre par-tout errant, que laboureur sédentaire,

Dans les cantons où le sol est rocailleux et sablonneux, comme dans le Tîh, l'Hedjaz et le Nadj, ces pluies font germer les graines des plantes sauvages, raniment les buissons, les renoncules, les absinthes, les qalis, etc., et forment dans les bas-fonds des lagunes où croissent des roseaux et des herbes: alors la plaine prend un aspect assez riant de verdure; c'est la saison de l'abondance pour les troupeaux et pour leurs maîtres; mais au retour des chaleurs, tout se dessèche, et la terre, poudreuse et grisâtre, n'offre plus que des tiges sèches et dures comme

(1) Cette qualité saline est si inhérente au sol, qu'elle passe jusque dans les plantes. Toutes celles du désert abondent en soude et en sel de glauber. Il est remarquable que la dose de ces sels diminue en se rapprochant des montagnes, où elle finit par être presque nulle.

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le bois, que he peuvent brouter ni les chevaux, ni les bœufs, ni même lés chèvres. Dans cet état le désert deviendrait inhabitable, et il faudrait le quitter, si la nature n'y eût attaché un animal d'un tempérament aussi dur et aussi frugal que he sol est ingrat et stérile, si elle n'y eût placé le chameau. Nul animal ne présente une analogie si marquée et si exclusive à son climat: On dirait qu'une intention préméditée c'est plû à régler les qualités de l'un sur celles de l'autre. Voulant que le chameau habitât un pays où il ne trouverait que peu de nourriture, la nature a économisé la matière dans toute sa construction. Elle ne lui a donné la plénitude des formes ni du bœuf, ni du cheval, ni de l'éléphant; mais le bornant au plus étroit nécessaire, elle lui a placé une petite tête sans oreilles, au bout d'un long cou sans chair. Elle a ôté à ses jambes et à ses cuisses tout muscle inutile à les mouvoir; enfin, elle n'a accordé à son corps desséché que les vaisseaux et les tendons nécessaires pour en lier lai charpente. Elle l'a muni d'une forte mâchoire pour broyer les plus durs alimens; mais de peur qu'il n'en consommàt trop, ellea rétréci son estonmac, et l'a obligé à ruminer.

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Elle a garni son pied d'une masse de chair qui, glissant sur la boue, et n'étant pas propre à grimper, ne lui rend praticable qu'un sol sec, uni et sablonneux comme celui de l'Arabie: enfin, elle l'a destiné visiblement à l'esclavage, en lui refusant toutes défenses contre ses ennemis. Privé des cornes du taureau, du sabot du cheval, de la dent de l'éléphant et de la légèreté du cerf, que peut le chameau contre les attaques du lion, du tigre, ou même du loup? Aussi, pour en conserver l'espèce, la nature le cacha-t-elle au sein des vastes déserts, où la disette des végétaux n'attirait nul gibier, et d'où la disette du gibier repoussait les animaux voraces. Il a fallu que la verge des tyrans chassât l'homme de la terre habitable, pour que le chameau perdît sa liberté. Passé à l'état domestique, il est devenu le moyen d'habitation de la terre la plus ingrate. Lui seul subvient à tous les besoins de ses maîtres, Son lait nourrit la famille Arabe, sous les diverses formes de caillé, de fromage et de beurre; souvent même on mange sa chair. On fait des chaussures et des harnois de sa peau, des vêtemens et des tentes de son poil. On transporte par son moyen de lourds fardeaux: enfin, lorsque

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la terre refuse le fourrage au cheval, si précieux au Bédouin, le chameau subvient par son lait à la disette, sans quil en coûte, pour tant d'avntages, autre chose que quelques, tiges de ronces our d'absinthes, et des noyaux de dattes piles. Telle est l'importance du chameau pour le desert, que si on l'en retirait, on en soustrairait route la population, dont il est l'unique pivot.

Voilà les circonstances dans lesquelles la naute a placé les Bédouins, pour en faire une race d'hommes singulière au moral et au physique. Cette singularité est si tranchante, que leurs voisins, les Syriens mêmes, les regardent comme des hommes extraordinaires. Cette opinion a lieu sur-tout pour les tribus du fond du désert, telles qu'Anazé, Kaibar, Taï et autres, qui ne s'approchent jamais des villes. Lorsque du temps de, Dâher, il en vint des cavaliers jusqu'à Acre, ils y firent la même sensation que feraient parmi nous des sauvages de l'Amérique. On considérait avec surprise ces hommes plus petits, plus mais gres et plus noirs qu'aucuns Bédouins connus: leurs jambes sèches n'avaient que des tendons sans mollets; leur ventre était collé à leur dos; leurs cheveux étaient crêpés presque autant que

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ceux des Nègres. De leur côté, tout les étonnait; ils ne concevaient ni comment les maisons et les minarets pouvaient se tenir debout, ni comment on osait habiter dessous, et toujours au même endroit; mais sur-tout ils s'extasiaient à la vue de la mer, et ils ne pouvaient comprendre ce désert d'eau. On leur parla de mosquées, de prières, d'ablutions; et ils demandèrent ce qùe cela signifiait, ce que c'était que Moyse, Jésus-Christ et Mahomet, et pourquoi les habitans n'étant pas de tribus séparées, suivaient des Chefs opposés.

On sent que les Arabes des frontières ne sont pas si novices; il en est même plusieurs petites tribus, qui vivant au sein du pays, comme dans la vallée de Beqâa, dans celle du Jourdain, et dans la Palestine, se rapprochent de la condition des paysans; mais ceux-là sont méprisés desautres, qui les regardent comme des Arabes bâtards, et des ray as ou esclaves des Turks.

En général, les Bédouins sont petits, maigres et hâlés, plus cependant au sein du désert, moins sur la frontière du pays cultivé; mais: là même, toujours plus que les laboureurs du voisinage: un même camp offre aussi cette différence, et

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j'ai remarqué que les Chaiks, c'est-à-dire, les riches et leurs serviteurs, étaient toujours plus grands et plus charnus que le peuple. J'en ai vu qui passaient cinq pieds cinq et six pouces, pen, dant que la taille générale n'est que de cinq pieds deux pouces. On n'en doit attribuer la raison qu'à la nourriture, qui est plus abondante pour la première classe que pour la dernière (1). On peut même, dire que le commun des Bédouins vil dans une misère et une famine habituelles. Il paraîtra peu croyable parmi nous, mais il n'en est pas moins vrai que la somme ordinaire des alimens de la plupart d'entre eux, ne passe pas six onces par jour: c'est sur-tout chez les tribus du Najd et de l'Hedjâz, que l'abstinence est portée à son comble. Six ou sept dattes trempées dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillé, suffisent à la journée d'unhomme. Il se croit heureux, s'il y joint quelques pincées de farine grossière ou une boulette de riz. La chain

(1) Cette cause est également sensible dans la comparaison des chameaux. Arabes aux chameaux Turkmans; car ces der niers vivant dans des pays fiches en fourrages, sont devenus une espèce plus forte en membres, et plus charnue que les premiers.

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est réservée aux plus grands jours de fête, et ce n'est que pour un mariage ou une mort que l'on tue un chevreau; ce n'est qu'aux Chaiks riches et généreux qu'il appartient d'égorger de jeunes chameaux, de manger du riz cuit avec de la viande. Dans sa disette, le vulgaire toujours affamé, ne dédaigne pas les plus vils alimens: de-là l'usage où sont les Bédouins de manger des sauterelles, des rats, des lézards, et des serpens grillés sur des broussailles; de-là leurs rapines dans les champs cultivés, et leurs vols sur les chemins; de-là aussi leur constitution délicate, et leur corps petit et maigre, plutôt agile que vigoureux. Il y a ceci de remarquable pour un Médecin, dans leur tempérament, que leurs déperditions en tout genre, même en sueurs, sont très-faibles; leur sang est si dépouillé de sérosité, qu'il n'y a que la grands chaleur qui puisse le maintenir dans sa fluidité. Cela n'empêche pas qu'ils ne soient d'ailleurs assez sains, et que les maladies ne soient plus rares parmi eux que parmi les habitans du pays cultivé.

D'après ces faits, on ne jugera point que la frugalité des Arabes soit une vertu purement de choix, ni même de climat. Sans doute l'extrême

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chaleur dans laquelle ils vivent, facilite leur abstinence, en ôtant à l'estomac l'activité que le froid lui donne. Sans doute aussi l'habitude de la diète, en empêchant l'estomac de se dilater, devient un moyen de la supporter; mais le motif principal et premier de cette habitude, est, comme pour tous les autres hommes, la nécessité des circonstances où ils se trouvent, soit de la part du sol, comme je l'ai expliqué, soit de la part de leur état social qu'il faut développer.

J'ai déja dit que les Arabes-Bédouius étaient divisés par tribus, qui constituent autant de peuples particuliers. Chacune de ces tribus s'approprie un terrain qui forme son domaine; elles ne diffèrent à cet égard des Nations agricoles, qu'en ce que ce terrain exige une étendue plus vaste, pour fournir à la subsistance des troupeaux. pendant toute l'année. Chacune de ces tribus compose un ou plusieurs camps qui sont répartis sur le pays, et qui en parcourent successivement les parties à mesure que les troupeaux les épuisent: de-là il arrive que sur un grand espace, ils n'y a jamais d'habités que quelques points qui variant d'un jour à l'autre; mais comme l'espace entier est nécessaire à la subsistance annuelle de la tribu,

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quiconque y empiète, est censé violer la propriété; ce qui ne diffère point encore du droit public des nations. Si donc une tribu ou set sujets entrent sur un terrain étranger, ils sont traités en voleurs, en ennemis, et il y a guerre. Or, comme les tribus ont entre elles des affinités par alliance de sang ou par conventions, il s'ensuit des ligues qui rendent tes guerres plus ou moins générales. La manière d'y procéder est très-simple. Le délit connu, l'on monte à cheval, l'on cherche l'ennemi, l'on se rencontre, on parlemente; souvent on se pacifie, sinon l'on s'attaque par pelotons ou par cavaliers; on s'aborde ventre à terre, la lance baissée; quelquefois on ta darde, malgré sa longueur, sur l'ennemi qui fuit: rarement la victoire se dispute; le premier choc la décide; les vaincus fuient à bride abattue sur la plaine rase du désert. Ordinairement la nuit les dérobe au vainqueur. La tribu qui a du dessous lève te camp, s'éloigne à marche forcée, et cherche un asyle chez des alliés. L'ennemi satisfait pousse les troupeaux plus loin, et les fuyards reviennent à leur domaine. Mais, du meurtre de ces combats, il reste des motifs de haine qui perpétuent les dissention. L'intétêt de sureté com-

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mune a dès long-temps établi chez les Arabes une loi générale, qui veut que le sang de tout homme tué soit vengé par celui de son meuirtrier, c'est ce qu'on appelle le Târ ou valion: le droit en est dévolu au plus proche paient du mort. Son honneur devant tous les Arabes y est tellement compromis, que s'il néglige de prendre son talion, il est à jamais déshonoré. En conséquence, il épie l'occasion de se venger; si son ennemi périt par des causes étrangères, il ne se tient point satisfait, et sa vengeance passesur le plus proche parent. Ces haines se transmettent comme un héritage du père aux enfans, et ne cessent que par l'extinction de l'une des races, à moins que les far milles ne s'accordent en sacrifiant le coupable, ou en rachetant le sang pour un prix convenu en argent ou en troupeaux. Hors cette satisfaction, il n'y a ni paix, ni trêve, ni alliance entre elles, ni même quelquefois entre les tribus réciproques: il y a du sang entre nous, se dit-on en toute affaire;et ce mot est une barrière insurmontable. Les accidens s'étant multipliés par le laps des temps, il est arrivé que la plupart des tribus ont des querelles, et qu'elles vivent dans uni état habituel de guerre; ce qui, joint à leur génie de vie,

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fait des Bédouins un peuple militaire, sans qu'ils soient néanmoins avancés dans la pratique de cet art. La disposition de leurs camps est un round assez irrégulier, formé par une seule ligne de tentes plus ou moins espacées. Ces tentes, tissues de poil de chèvre ou de chameau, sont noires ou brunes, à la différence de celles des Turkmans, qui sont blanchâtres. Elles sont tendues sur trois ou cinq piquets de cinq à six pieds de hauteur seulement, ce qui leur donne un air très-écrasé; dans le lointain, un tel camp ne paraît que comme des taches noires; mais l'œil perçant des Bédouins ne s'y trompe pas. Chaque tente habitée par une famille, est partagée par un rideau en deux portions, dont l'une n'appartient qu'aux femmes. L'espace vide du grand rond sert à parquer chaque soir les troupeaux. Jamais il n'y a de retranchemens; les seules gardes avancées et les patrouilles sont des chiens: les chevaux restent sellés, et prêts à monter à la première alarme; mais comme il n'y a ni ordre ni distribution, ces camps, déja faciles à surprendre, ne seraient d'aucune défense en cas d'attaque: aussi arrive-t-il chaque jour des accidens, des enlèvemens de bestiaux; et cette guerre de maraude est une de celles qui occupent davantage les Arabes.

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Les tribus qui vivent dans le voisinage des Turks, ont une position encore plus orageuse: en effet, ces étrangers s'àrrogeant, à titre de conquête, la propriété de tout le pays, ils traitent les Arabes comme des vassaux rebelles, ou des ennemis inquiets et dangereux. Sur ce principe, ils ne cessent de leur faire une guerre sourde ou déclarée. Les Pachas se font une étude de profiter de toutes les occasions de les troubler. Tantôt ils leur contestent un terrain qu'ils leur ont loué; tantôt ils exigent un tribut dont on n'est pas convenu. Si l'ambition ou l'intérêt divisent une famille de Chaiks, ils secourent tour-à-tour l'un et l'autre parti, et finissent par les ruiner tous les deux. Souvent ils font empoisonner ou assassiner les chefs dont ils redoutent le courage ou l'esprit, fussent-ils même leurs alliés. De leur côté, les Arabes regardant les Turks comme des usurpateurs et des traîtres, ne cherchent que les occasions de leur nuire. Malheureusement le fardeau tombe plus sur les innocens que sur les coupables: ce sont presque toujours les paysans qui payent les délits des gens de guerre. A la moindre alarme, on coupe leurs moissons, on enlève leurs troypeaux, on intercepte les com-

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munications et le commerce: les paysans crient aux voleurs, et ils ont raison; mais les Bédouins réclament le droit de la guerre; et peut-être n'ont-ils pas tort. Quoi qu'il en soit, ces déprédations établissent entre les Bédouins et les habitans du pays cultivé, une mésintelligence qui les rend mutuellement ennemis.

Telle est la situation des Arabes à l'extérieur. Elle est sujette à de grandes vicissitudes, selon la bonne ou mauvaise conduite des chefs. Quelquefois une tribu faible s'elève et s'agrandit, pendant qu'une autre, d'abord puissante, décline ou même s'anéantit; non que tous ses membres périssent, mais parce qu'ils s'incorporent à une autre; et ceci tient à la constitution intérieure des tribus. Chaque tribu est composée d'une ou de plusieurs familles principales, dont les membres portent le titre de Chaiks ou Seigneurs. Ces familles représentent assez bien les Patriciens de Rome, et les Nobles del l'Europe. L'un de ces Chaiks commande en chef à tous les autres; c'est le général de cette petite armée. Quelquefois il prend le titre d'Emir, qui signifie commandant et prince. Plus il a de parens, d'enfans et d'alliés, plus il est fort et puissant. Il y joint des

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serviteurs qu'il s'attache d'une manière spéciale, en fournissant à tous leurs besoins. Mais en outre il se range autour de ce chef de petites familles qui, n'étant point assez fortes pour vivre indépendantes, ont besoin de protection et d'alliances. Cette réunion s'appelle Qâbîlé ou Tribu. On la distingue d'une autre par le nom de son chef, ou par celui de la famille commandante. Quand on parle de ses individus en général, on les appelle enfans d'un tel, quoi qu'ils ne soient pas réellement tous de son sang, et que lui-même soit un homme mort depuis long-temps. Ainsi l'on dit: beni Temîn, Oulâd Taï; les enfans de Temîn et de Taï. Cette façon de s'exprimer est même passée par métaphore aux noms de pays; la phrase ordinaire pour en désigner les habitans, est de dire les enfans des tel lieu. Ainsi les Arabes disent Oulâd Masr, les Égyptiens; Oulâd Châm, les Syriens; ils diraient Oulâd Fransa, les Français; Oulâd Mosqou, les Russes; cequi n'est pas sans importance pour l'histoire ancienne.

Le gouvernement de cette société est tout à-la-fois républicain, aristocratique et même despotique, sans être décidément aucun de ces états. Il est républicain, parce que le peuple y a une

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influence première dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un consentement de majorité. Il est aristocratique, parce que les familles des Chaiks ont quelques-unes des prérogatives que la force donne par-tout. Enfin il est despotique, parce que le Chaik principal a un pouvoir indéfini et presque absolu. Quand c'est un homme de caractère, il peut porter son autorité jusqu'à l'abus; mais dans cet abus même il est des bornes que l'état des choses rend assez étroites. En effet, si un chef commettait une grande injustice; si, par exemple, il tuait un Arabe, il lui serait presque impossible d'en éviter la peine: le ressentiment de l'offensé n'aurait nul respect pour son titre; il subirait le talion; et s'il ne payait pas le sang, il serait infailliblement assassiné; ce qui serait facile, vu la vie simple et privée des Chaiks dans le camp. S'il fatigue ses sujets par sa dureté, ils l'abandonnent, et passent dans une autre tribu. Ses propres parens profitent de ses fautes, pour le déposer et s'établir à sa place. Il n'a point contre eux la ressource des troupes étrangères; ses sujets communiquent entre eux trop aisément, pour qu'il puisse les diviser d'intérêt et se foire une faction

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subsistante. D'ailleurs comment la soudoyer, puisqu'il ne retire de la tribu aucune espèce d'impôt; que la plupart de ses sujets sont bornés au plus juste nécessaire, et qu'il est réduit lui-même à des propriétés assez médiocres et déja chargées de grosses dépenses ?

En effet, c'est le Chaik principal qui, dans toute tribu, est chargé de défrayer les allans et les venans; c'est lui qui reçoit les visites des alliés et de quiconque a des affaires. Sur le prolongement de sa tente, est un grand pavillon qui sert d'hospice à tous les étrangers et aux passans. C'est là que se tiennent les assemblées fréquentes des Chaiks et des Notables, pour décider des campemens, deis décampemens, de la paix, de la guerre, des démêlés avec les Gouverneurs Turks et les villages, des procès et querelles des particuliers, etc. A cette foule qui se succède, il faut donner le café, le pain cuit sous la cendre, le riz et quelquefois le chevreau ou le chameau rôti; en un mot, il faut tenir table ouverte; et il est d'autant plus important d'être généreux, que cette générosité porte sur des objets de nécessité première. Le crédit et la puissance

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dépendent de là: l'Arabe affamé place avant toute vertu la libéralité qui le nourrit; et ce préjugé n'est pas sans fondement; car l'expérience a prouvé que les Chaiks avares n'étaient jamais des hommes à grandes vues: de-là ce proverbe, aussi juste que précis: Main serrée, cœur étroit. Pour subvenir à ces dépenses, le Chaik n'a que ses troupeaux, quelquefois des champs ensemencés, le casuel des pillages, avec les péages des chemins; et tout cela est borné. Celui chez qui je me rendis sur la fin de 1784, dans le pays de Gaze, passait pour le plus puissant de ces cantons; cependant il ne m'a pas paru que sa dépense fût supérieure à celle d'un gros fermier, son mobilier, consistant en quelques pelisses, en tapis, en armes, en chevaux et en chameaux, ne peut s'évaluer à plus de 50 mille livres; et il faut observer que dans ce compte, quatre jumens de, race sont portées à 6000 liv., et chaque tête de chameau à dix louis. On ne doit donc pas,: lors qu'il s'agit des Bédouins, attacher nos idées ordinaires aux mots de Prince et de Seigneur: on se rapprocherait beaucoup plus de la vérité, en les comparant aux bons fermiers des pays de montagnes, dont ils ont

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la simplicité dans les vètemens comme dans la vie domestique et dans les mœurs. Tel Chaik qui commande à 500 chevaux, ne dédaigne pas de seller et de brider le sien, de lui donner l'orge et la paille hachée. Dans sa tente, c'est sa femme qui fait le café, qui bat la pâte, qui fait cuire la viande. Ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la cruche sur la tête et le voile sur le visage, per l'eau à la fontaine: c'est précisément l'état dépeint par Homère, et par la Genèse dans l'histoire d'Abraham. Mais il faut avouer qu'on a de la peine à s'en faire une juste idée, quand on ne l'a pas vu de ses propres yeux.

La simplicité, ou, si l'on veut, la pauvreté du commun des Bédouins, est proportionnée à celle de leurs chefs. Tous les biens d'une famille consistent en un mobilier dont voici à-peu-près l'inventaire. Quelques chameaux mâles et femelles, des chèvres, des poules, une jument et son harnois, une tente, une lance de 16 pieds de long, un sabre courbe, un fusil rouillé à pierre ou à rouet, une pipe, un moulin portatif, une marmite, un seau de cuir, une poêlette à griller le café, une natte, quelques vêtemens, un mantea du laine noire; enfin,

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pour tous bijoux, quelques anneaux de verre ou d'argent que la femme porte aux jambes et et aux bras. Si rien de tout cela ne manque, le ménage est riche. Ce qui manque au pauvre, et ce qu'il desire le plus, est la jument: en effet, cet animal est le grand moyen de fortune; c'est avec la jument que le Bedouin va en course contre les tribus ennemies, ou en maraude dans les campagnes et sur chemins. La jument est préférée au cheval, parce qu'elle ne hennit point, parce qu'elle est plus docile, et qu'elle a du lait qui, dans l'occasion, appaise lu soif et même la faim de son maître.

Ainsi restreints au plus étroit nécessaire, les Arabes ont aussi peu d'industrie que de besoins; tous leurs arts se réduisent à ourdir des tentes grossières, à faire des nattes et du be urre. Tout leur commerce consiste à échanger des chameaux, des chevreaux, des chevaux mâles, et des laitages, contre des armes, des vêtemens, quelque peu de riz ou de blé, et contre de l'argent qu'ils enfouissent. Leurs sciences sont absolument nulles; ils n'ont aucune idée ni de l'astronomie, ni de la géométrie, ni de la médecine. Ils n'ont aucun livre, et rein n'est si

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rare, même parmi les Chaiks, que de savoir lire. Toute leur littérature consiste à réciter des contes et des histoires, dans le genre des Mille et une nuits. Ils ont une passion particulière pour ces narrations; elles remplissent une grande partie de leurs loisirs, qui sont très-longs. Le soir ils s'asseyent à terre à la porte des tentes, ou sous leur couvert, s'il fait froid, et là rangés en cercle autour d'un petit feu de fiente, la pipe à la bouche et les jambes croisées, ils commencent d'abord par rêver en silence puis, à l'improviste, quelqu'un débute par un Il y avoit au temps passé, et il continue jusqu'à la fin les aventures d'un jeurie Chaik et d'une jeune Bédouine: il raconte comment le jeune homme apperçut d'abord sa maîtresse à l'a dérobée, et eomnre il en devint éperdument amoureux; il dépeint trait par trait la jeune beauté, vante ses yeux noirs, grands et doux comme ceux d'une gazelle; son regard mélancolique et passionné; ses sourcils courbés comme deux arcs d'ébène; sa tàille droite et souple comme une lance: il n'omet ni sa démarche légère comme celle d'une, jeune pouline, ni ses paupiéres noircies de kohl, ni ses lèvres

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peintes de bleu, ni ses ongles teints de henné couleur d'or, ni sa gorge semblable à un couple de grenades, ni ses paroles douoes comme le miel. Il conte le martyre du jeune amant, qui se consume tellement de désirs et d'amour, que son corps ne donne plus d'ombre. Enfin, après avoir détaillé ses tentatives pour voir sa maîtresse, les obstacles des parens, les enlèvemens des ennemis, la captivité survenue aux deux amans, etc. il termine, à la satisfaction de l'auditoire, par les ramener unis et heureux à la tente paternelle; et chacun de payer à son éloquence le ma cha allah (1) qu'il a mérité. Les Bédouins ont aussi des chansons d'amour, qui ont plus de naturel et de sentiment que celles des Turks et des habitans des villes; sans doute parce que ceux-là ayant des mœurs chastes, connaissent l'amour; pendant que ceux-ci, livrés à la débauche, ne connaissent que la jouissance.

En considérant que la condition des Bédouins, sur-tout dans l'intérieur du désert, res-

(1) Exclamation d'éloge, comme si l'on disait, admirablement bien.

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semble à beaucoup d'égards à celle des sauvages de l'Amérique, je me suis quelquefois demandé pourquoi ils n'avaient point la même férocité; pourquoi éprouvant de grandes disettes, l'usage de la chair humaine était inoui parmi eux; pourquoi, en un mot, leurs mœurs sont plus douces et plus sociables. Voici les raisons que me donne l'analyse des faits.

Il semblerait d'abord que l'Amérique étant riche en pâturages, en lacs et en forêts, ses habitans dussent avoir plus de facilité pour la vie pastorale que pour toute autre. Mais si l'on observe que ces forêts, en offrant un refuge aisé aux animaux, les soustrayent au pouvoir de l'homme, on jugera que le sauvage a été conduit par la nature du sol, à être chasseur, et non pasteur. Dans cet état, toutes ses habitudes ont concouru à lui donner un caractère violent. Les grandes fatigues de la chasse ont endurci son corps; les faims extrêmes, suivies tout-à-coup de l'abondance du gibier, l'ont rendu vorace. L'habitude de verser le sang et de déchirer sa proie, l'a familiarisé avec le meurtre et avec te spectacle de la douleur. Si la faim l'a persécuté, il a désiré la chair; et trouvant à sa

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portée celle de son semblable, il a dû en manger; il a pu se résoudre à le tuer pour s'en repaître. La première épreuve faite, il s'en est fait une habitude; il est devenu anthropophage, sanguinaire, atroce, et son ame a pris l'insensibilité de tous ses organes.

La position de l'Arabe est bien différente. Jeté sur de vastes plaines rases, sans eau, sans forêts, il n'a pu, faute de gibier et de poisson, être chas seur ou pêcheur. Le chameau a déterminé sa vie au genre pastoral, et tout son caractère s'en est composé. Trouvant sous sa main une nourriture légère, mais suffisante et constante, il a pris l'habitude de la frugalité; content de son lait et de ses dattes, il n'a point desiré la chair, il n'a point versé le sang: ses mains ne se sont point accoutumées au meurtre, ni ses oreilles aux cris de la douleur: il a conservé un cœur humain et sensible.

Lorsque ce sauvage pasteur connut l'usage du cheval, son état changea un peu de forme. La facilité de parcourir rapidement de grands espaces, le rendit vagabond: il était avide par disette, il devint voleur par cupidité; et tel est resté son caractère, Pillard plutôt que guerrier,

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l'Arabe n'a point un courage sanguinaire; il n'attaque que pour dépouiller; et si on lui résiste, il ne juge pas qu'un peu de butin vaille la peine de se faire tuer. Il faut verser son sang pour l'irriter; mais alors on le trouve aussi opiniâtre à se venger, qu'il a été prudent à se compromettre.

On a souvent reproché aux Arabes cet esprit de rapine; mais, sans vouloir l'excuser, on ne fait point assez d'attention, qu'il n'a lieu que pour l'étranger réputé ennemi, et que par conséquent il est fondé sur le droit public de la plupart des peuples. Quant à l'intérieur de leur société, il y règne une bonne foi, un désintéressement, une générosité qui feraient honneur aux hommes les plus civilisés. Quoi de plus noble que ce droit d'asyle établi chez toutes les tribus? Un étranger, un ennemi même, a-t-il touché la tente du Bédouin, sa personne Revient, pour ainsi dire, inviolable. Ce serait une lâcheté, une honte éternelle, de satisfaire, même une juste vengeance aux dépens de l'hospitalité. Le Bedouin a-t-il consenti à manger le pain et le sel avec son hôte: rien au monde ne peut le lui faire trahir. La puissance du Sultan ne

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serait pas capable de retirer un réfugié (1) d'une tribu, à moins de l'exterminer toute entière. Ce Bédouin, si avide hors de son camp, n'y a pas plutôt remis le pied, qu'il devient libéral et généreux. Quelque peu qu'il art, il est toujours prêt à le partager. Il a même la délicatesse de ne pas attendre qu'on le lui demande: sil prend son repas, il affecte de s'asseoir à la porte de sa tente, afin d'inviter les passans; sa générosité est si vraie, qu'il ne la regarde pas comme an mérite, mais comme un devoir: aussi prend-il sur le bien des autres, le droit qu'il leur donne sur le sien. A voir la manière dont en usent les Arabes entre eux, on croirait qu'ils vivent en communauté de biens. Cependant ils connaissent la propriété; mais elle n'a point chez eux cette dureté que l'extension des faux besoins du luxe lui a donnée chez les peuples agricoles. On pourra dire qu'ils doivent cette modération à l'impossibilité de multiplier beaucoup leurs jouissances; mais si les vertus de la foule des hommes ne sont dues qu'à la nécessité des cir-

(1) Les Arabes font une distinction de leurs hôtes, en hôte mostadjir, ou implorant protection; et en hôte matnoub, ou qui plante sa tente au rang des autres, c'est-à-dire, qui se naturalise.

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constances, peut-être les Arabes n'en sont-ils pas moins dignes d'estime: ils sont du moins heureux que cette nécessité établisse chez eux un, état de choses qui a paru aux plus sages Législateurs la perfection de la police, je veux dire une sorte d'égalité ou de rapprochement dans le partage des biens, et l'ordre des conditions. Privés d'une multitude de jouissances que la nature a prodiguées à d'autres pays, ils ont moins de moyens de se corrompre et de s'avilir. Il est moins facile à leurs Chaiks de se former une faction qui asservisse et appauvrisse la masse de la nation. Chaque individu pouvant se suffire à lui-même, en garde mieux son caractère, son indépendance; et la pauvreté particulière devient la cause et le garant de la liberté publique.

Cette liberté s'étend jusque sur les choses de religion: il y a cette différence remarquable entre les Arabes des villes et ceux du désert, que pendant que les premiers portent le double joug du despotisme politique et du despotisme religieux, ceux-là vivent dans une franchise absolue de l'un et de l'autre: il est vrai que sur les frontières des Turks, les Bédouins gardent par politique des apparences Musul-

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manes; mais elles sont si peu rigoureuses, et leur dévotion est si relàchée, qu'ils passent généralement pour des infidèles, sans loi et sans prophètes. Ils disent même assez volontiers que la religion de Mahomet n'a point été faite pour eux: « Car, ajoutent-ils, comment faire des ablutions, puisque nous n'avons point d'eau? Comment faire des aumônes, puisque nous ne sommes pas riches ? Pourquoi jeûner le Ramadan, puisque nous jeûnons toute l'année? Et pourquoi aller à la Mekke, si Dieu est par-tout? » Du reste, chacun agit et pense comme il veut, et il règne chez eux la plus parfaite tolérance. Elle se peint très-bein dans un propos que me tenait un jour un de leurs Charks, nomme Ahmed, fils de Bâkir, chef de la tribu des Ouhidié. «Pourquoi, me disait ce Chaik, veux-tu retourner chez les Francs? Puisque tu n'as pas d'aversion pour nos mœurs, puisque tu sais porter la lance et courir un cheval comme un Bedouin, reste parmi nous. Nous te donnerons des pelisses, une tente, une honnête et jeune, Bedouine, et ne bonne jument de race. Tu vivras dans notre maison. Mais ne sais tu

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pas, lui répondis-je, que né parmi les Francs, j'ai été élevé dans leur religion? Comment les Arabes verront-ils un infidèle, ou que penseront-ils d'un apostat?…. Et toi-même, répliqua-t-il, ne vois-tu pas que les Arabes vivent sans soucis du Prophète et du Livre (le Qôran) ? Chacun parmi nous suit la route de sa conscience. Les actions sont devant les hommes; mais la religion est devant Dieu.» Un autre Ghaik, conversant un jour avec moi, m'adressa par mégarde la formule triviale: Ecoute, et prie sur le Prophète; au lieu de la réponse ordinaire: J'ai prié, je répondis en souriant: J'écoute. Il s'apperçut de sa méprise, et sourit à son tour. Un Turk de Jérusalem qui était présent, prit la chose plus sérieusement. « O Chaik, lui dit-il, comment peux-tu adresser les paroles des vrais Croyans à un infidèle ? » La langue est légère, répondit le Chaik, encore que le cœur soit blanc ( pur) ; mais toi qui connais les coutumes des Arabes, comment peux-tu offenser un étranger avec qui nous avons mangé le pain et le sel? Puis se tournant vers moi: Tous ces peuples du Francestan dont tu m'as parlé, qui sont hors de

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la loi du Prophète, sont-ils plus nombreux que les Musulmans? On pense, lui répondisje, qu'ils sont cinq ou six fois plus nombreux, même en comptant les Arabes…. Dieu est juste, reprit-il, il pèsera dans ses balances (1).

Il faut l'avouer, il est peu de nations policées qui ayent une morale aussi généralement estimable que les Arabes Bédouins; et il est remarquable que les mêmes vertus se retrouvent presque également chez les Hordes Turkmanes,

(1) M. Niebuhr rapporte dans sa Description de l'Arabie, tome II, page 208, édition de Paris, que depuis trente ans il s'est élevé dans le Najd une nouvelle Religion, dont les principes sont analogues aux dispositions d'esprit dont je parle. « Ces principes sont, dit ce Voyageur, que Dieu seul doit être invoqué et adoré comme auteur de tout; qu'on ne doit faire mention d'aucun Prophète en priant, parce que cela touche à l'idolâtrie; que Moyse, Jésus-Christ, Mahomet, etc. sont à la vérité de grands hommes, dont les actions sont édifiantes; mais que nul livre n'a été inspiré par l'Ange Gabriel, ou par tout autre esprit céleste. »
« Enfin, que les vœux faits dans un péril menaçant ne sont d'aucun mérite ni d'aucune obligation. Je ne sais, ajoute M. Niebuhr, jusqu'où l'on peut compter sur le rapport du Bédouin qui m'a raconté ces choses. Peut-être était-ce sa façon même de penser; car les Bédouins se disent bien Mahométans, mais ils ne s'embarrassent ordinairement ni de Mohammed ni du Koran. »
Cette insurrection a eu pour auteurs deux Arabes, qui, après avoir voyagé, pour affaires de commerce, dans la Perse et le Malabar, ont formé des raisonnemens sur la diversité des religions qu'ils ont vues, et en ont déduit cette tolérance générale. L'un d'eux, nommé Abd-el-Ouaheb, s'était formé dans le Najd un état indépendant dès 1760: le second, appelé Mekrâmi, Chaik de Nadjerân, avait adopté les mêmes opinions; et par sa valeur il s'était élevé à une assez grande puissance dans ces contrées. Ces deux exemples me rendent encore plus probable une conjecture que j'avais déja formée, que rien n'est plus facile que d'opérer une grande révolution politique et religieuse dans l'Asie.

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et chez les Kourdes; en sorte qu'elles semblent attachées à la vie pastorale. Il est d'ailleurs singulier que ce soit chez ce genre d'hommes que la religion a le moins de formes extérieures, au point que l'on n'a jamais vu chez les Bédouins, les Turkmans ou les Kourdes, ni prêtres, ni temples, ni culte régulier. Mais il est temps de continuer la description des autres peuples de la Syrie, et de porter nos considérations sur un état social tout différent de celui que nous quittons, sur l'état des peuples agricoles et sédentaires.

Fin du Tome premier.


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Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)

File last updated 25 September, 2022