RECORD: Volney, Constantin François Chasseboeuf. 1787. Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784 et 1785, vol. 2. 2d ed. Paris: Desenne.

REVISION HISTORY: Transcribed (single key) by AEL Data 01.2014. RN1

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VOYAGE

EN SYRIE

ET

EN ÉGYPTE,

PENDANT LES ANNEES

1783, 1784 ET 1785,

Avec deux Cartes géographiques et deux Planches gravées, représentant les Ruines du Temple du Soleil à Balbek, et celles de la ville de Palmyre, dans le Désert de Syrie.

PAR M. C—F. VOLNEY.

SECONDE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE.

J'ai pensé que le genre des Voyages appartenoit à l'Histoire, et non aux Romans. PRÉFACE, page x.

TOME SECOND.

A PARIS,

Chez DESENNE, Libraire, au Palais-Royal, près le Théâtre des Variétés, N°. 216.
VOLLAND, Libraire, Quai des Augustins, N°. 25.

M. DCC. LXXXVII.

AVEC APPROBATION, ET PRIVILÉGE DU ROI.

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TABLE

DES MATIÈRES

DU TOME SECOND.

Suite de l'État politique de la Syrie.

CHAP. XXIV. DES peuples agricoles ou sédentaires de la Syrie, page 1. —— Des Ansârié, ibid. —— Des Maronites, 8. —— Des Druzes, 31. Du gouvernement des Druzes, 57. —— Des Motouâlis, 77

CHAP. XXV. Précis de l'Histoire de Dâher, fils d'Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu'en 1776, 84

CHAP. XXVI. Distribution de la Syrie par Pachalics, selon l'administration Turke, 126

CHAP. XXVII. Du Pachalic d'Alep, 127. —— Limites, produits, revenus, forces et lieux remarquables de ce Pachalic, ibid. —— De la ville d'Alep et de son commerce, 135. —— Des villes d'Antioche, et de Skandaroun ou Alexandrette, 142. —— Des villages de la frontière du Désert, 149

CHAP. XXVIII. Du Pachalic de Tripoli, 153. —— Limites, produits de ce Pachalic, ibid. —— Des villes de Tripoli, de Lataqîé, etc. 155

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CHAP. XXIX. Du Pachalic de Saide, dit aussi d'Acre, 164. —— Limites, produits, etc. de ce Pachalic, ibid. —— De la ville de Baîrout, 169. —— Du pays des Druzes, 172. —— Du Couvent de Mar-Hanna; de l'Imprimerie arabe établie dans ce Couvent, 174. —— Catalogue des livres arabes de ce Couvent, 180. —— De la ville de Saide, jadis Sidon, 191. —— Du village de Sour, jadis Tyr, 193. —— Du local de l'ancienne Tyr, 200. —— De Son commerce en Asie, 204. —— De la ville d'Acre, 209. —— Des villes de Tabarié, de Safad, de Balbek, 213. —— Des ruines du Temple du Soleil à Balbek, 215. —— Description de ces ruines, accompagnée d'un plan et d'une perspective, 216

CHAP. XXX. Du Pachalic de Damas, 230. —— Limites, produits, etc. de ce Pachalic, ibid. —— De la ville de Damas et de son commerce, 248. —— Des ruines de Palmyre, 255. —— Des causes de l'ancienne splendeur de cette ville., combien son commerce était vaste et ancien de son état présent, 265. —— Des villes de Homs, de Hama, d'Apamée, etc. 273. —— Des lieux ruinés de la frontière du Désert, 275. —— Du pays de Nâblous, 278. —— De la ville de Jérusalem; état présent de cette ville, 279. —— Du Couvent et de l'ordre de Terre sainte; de ses revenus; de son administration actuette; des sommes qu'envoie l'Es-

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pagne, 283. —— De quelques autres lieux. 297

CHAP. XXXI. De la palestine, 302. —— De sa division en trois apanages, 303. —— De la ville de Yâfa, 304. —— Des villes de Ramlé et de Gaze, 307. —— Du Désert adjacent et des villes ruinées sur la route de la Mekke, 316. —— De l'ancien commerce de ces cantons, par la voie de la mer Rouge, 318. —— Du désert du Sinaï, 319. —— Du Couvent du Sinaï, 324. —— Considération sur les Couvens en Égypte et en Syrie, 328

CHAP. XXXII. Résumé de la Syrie, 329

CHAP. XXXIII. Du gouvernement des Turks en Syrie, 340

CHAP. XXXIV. De l'administration de la Justice, 356

CHAP. XXXV. De l'influence de la Religion, 360

CHAP. XXXVI. De la propriété et des conditions, 369

CHAP. XXXVII. Des Paysans et de l'agriculture, 372

CHAP. XXXVIII. Des Artisans, des Marchands et du Commerce, 379

CHAP. XXXIX. Des Arts, des Sciences et de l'Ignorance, 395. —— Des causes de l'ignorance des Orientaux; considérations sur l'importance et les effets de l'imprimerie, 410

CHAP. XL Des habitudes et du caractère des Habitans de la Syrie, 418. —— Qu'est-ce que l'indolence des Orientaux, 421. —— Si le Président de Montesquieu a été fondé à dire que les peuples des pays chauds sont indolens et

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propres au gouvernement despotique, 422. —— Les habitudes et le caractére des Orientaux sont variés selon la forme de leurs gouvernemens, et le génie de leurs religions, 432. —— Ana'yse de plusieurs de ces habitudes et de ces traits de caractére, ibid. —— Conclusion, 455

Fin de la Table du Second Volume.

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ÉTAT POLITIQUE

DE

LA SYRIE.

CHAPITRE XXIV.

Des Peuples Agricoles de la Syrie.

§. I. Des Ansârié.

LE premier peuple agricole qu'il faut distinguer dans la Syrie du reste de ses habitans, est celui que l'on appelle dans le pays, du nom pluriel d'Ansârié, rendu sur les cartes de Delisle par celui d'Ensyriens, et sur celles de Danville, par celui de Nassaris. Le terrain qu'occupent ces Ansârié, est la chaîne de montagnes qui s'étend depuis Antâkié jusqu'au ruisseau dit Nahrel-Kébir, ou la Grande-rivière. Leur origine est un fait historique peu connu, et cependant assez instructif. Je vais le rapporter tel que le cite un écrivain qui a puisé aux sources primitives (1).

(1) Assemani, Bibliothèque Orientale.

Tome II. A

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«L'an des Grecs 1202, (c'est-à-dire, 891 de J. C.) il y avait dans les environs de Koufa, au village de Nasar, un vieillard que ses jeûnes, ses prières assidues et sa pauvreté, faisoient passer pour un saint: plusieurs gens du peuple s'étant déclarés ses partisans, il choisit parmi eux douze sujets pour répandre sa doctrine. Mais le Commandant du lieu, alarmé de ses mouvemens, fit saisir le vieillard, et le fit mettre en prison. Dans ce revers, son état toucha une fille esclave du geolier, et elle se proposa de le délivrer. Il s'en présenta bientôt une occasion qu'elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le geolier s'était couché ivre, et dormait d'un profond sommeil, elle prit tout doucement les clefs qu'il tenait sous son oreiller, et après avoir ouvert la porte au vieillard, elle vint les remettre à leur place, sans que son maître s'en apperçût: le lendemain, lorsque le geolier vint pour visiter son prisonnier, il fut d'autant plus étonné de trouver le lieu vide, qu'il ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait été délivré par un ange, et il s'empressa de répandre ce bruit, pour éviter la

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répréhension qu'il méritait. De son côté, le vieillard raconta la même chose à ses disciples, et il se livra plus que jamais à la prédication de ses idées. Il écrivit même un livre dans lequel on lit entre autres choses: Moi un tel, du village de Nasar, j'ai vu Christ, qui est la parole de Dieu, qui est Ahmad, fils de Mohammad, fils de Hanafa, de la race d'Ali; qui est aussi Gabriel, et il m'a dit: Tu es celui qui lit (avec intelligence), tu es l'homme qui dit vrai; tu es le chameau qui préserve les fidèles de la colère; tu es la bête de charge qui porte leur fardeau; tu es l'esprit (saint,) et Jean, fils de Zacharie. Va, et prêche aux hommes qu'ils fassent quatre génuflexions en priant; à savoir, deux avant le lever du soleil, et deux avant son coucher, en tournant le visage vers Jérusalem; et qu'ils disent trois fois: Dieu tout-puissant, Dieu très-haut, Dieu très-grand: qu'ils n'observent plus que la deuxième et troisième fête: qu'ils ne jeûnent que deux jours par an; qu'ils ne se lavent point le prépuce, et qu'ils ne boivent point de bière, mais du vin

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lant qu'ils voudront; enfin, qu'ils s'abstiennent de la chair des bêtes carnacières. Ce vieillard étant passé en Syrie, répandit ces opinions chez les gens de la campagne et du peuple, qui le crurent en foule; et après quelques années, il s'évada, sans qu'on ait su ce qu'il devint».

Tel fut l'origine de ces Ansâriens, qui se trouvèrent, pour la plupart, être des hahitans de ces montagnes dont nous avons parlé. Un peu plus d'un siècle après cette époque, les Croisés portant la guerre dans ces cantons, et marchant de Marrah par l'Oronte vers le Liban, rencontrèrent de ces Nasiréens, dont ils tuèrent un grand nombre. Guillaume de Tyr (1), qui rapporte ce fait, les confond avec les assassins, et peut-être ont-ils eu des traits communs. Quant à ce qu'il ajoute que le terme assassins avait cours chez les Francs comme chez les Arabes, sans pouvoir en expliquer l'origine, il est facile d'en résoudre le problême. Dans l'usage vulgaire de la langue arabe, hassâsin (2) signifie des vo-

(1) Lib. 20. chap. 30.

(2) La racine hass, par une h majeure, signifie tuer, assassiner, écouter pour surprendre; mais le composé hassâs manque dans Golius.

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leurs de nuit, des gens qui tuent en guet-à-pens; on emploie ce terme encore aujourd'hui dans ce sens au Kaire et dans la Syrie: par cette raison il convint aux Bâténiens, qui tuaient par surprise; les Croisés qui le trouvèrent en Syrie au moment que cette secte faisait le plus de bruit, dûrent en adopter l'usage. Ce qu'ils ont raconté du vieux de la Montagne, est une mauvaise traduction de la phrase Chaik-el-Djebal, qu'il faut expliquer Seigneur des montagnes; et par-là, les Arabes ont désigné le chef des Bâténiens, dont le siège principal était à l'orient du Kourdestan, dans les montagnes de l'ancienne Médie.

Les Ansârié sont, comme je l'ai dit, divisés en plusieurs peuplades ou sectes; on y distingue les Chamsiés, ou adorateurs du soleil; les Kelbîé, ou adorateurs du chien; et les Qadmousié, qu'on assure rendre un culte particulier à l'organe qui, dans les femmes, correspond à Priape (1). M. Niébuhr, à qui l'on a fait les mêmes récits qu'à moi, n'a pu les croire, parce que,

(1) On assure aussi qu'ils ont des assemblées nocturnes, où après quelques lectures ils éteignent la lumière, et se mêlent comme les anciens Gnostiques.

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dit-il, il n'est pas probable que des hommes se dégradent à ce point; mais cette manière de raisonner est démentie, et par l'histoire de tous les peuples, qui prouve que l'esprit humain est capable des écarts les plus extravagans, et même par l'état actuel de la plupart des pays, et surtout de ceux de l'Orient, où l'on trouve un degré d'ignorance et de crédulité propre à recevoir ce qu'il y a de plus absurde. Les cultes bizarres dont nous parlons, sont d'autant plus croyables chez les Ansârié, qu'ils paraissent s'y être conservés par une transmission continue des siècles anciens où ils régnèrent. Les historiens (1) remarquent que malgré le voisinage d'Antioche, le christianisme ne pénétra qu'avec la plus grande peine dans ces cantons; il y comptait peu de prosélytes, même après le règne de Julien: delà, jusqu'à l'invasion des Arabes, il eut peu le temps de s'établir; car il n'en est pas toujours des révolutions d'opinions dans les campagnes comme dans les villes. Dans celles-ci, la communication facile et continue répand plus promptement les idées, et décide en peu de temps de

(1) Oriens Christ, tom. 2. pag. 680.

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leur sort par une chute ou un triomphe marqué. Les progrès que cette religion put faire chez ces montagnards grossiers, ne servirent quà applanir les routes au Mahométisme, plus analogue à leurs goûts; et il résulta des dogmes anciens et modernes, un mélange informe auquel le vieillard de Nasar dut son succès. 150 ans après lui, Mohammad-el-Dourzi ayant à son tour fait une secte, les Ansâriens n'en admirent point le principal article, qui était la divinité du Kalif Hakem: par cette raison, ils sont demeurés distincts des Druzes, quoiqu'ils aient d'ailleurs divers traits de ressemblance avec eux. Plusieurs des Ansârié croient à la métempsycose; d'autres rejettent l'immortalité de l'ame; et en général, dans l'anarchie civile et religieuse, dans l'ignorance et la grossiéreté qui règnent chez eux, ces paysans se font telles idées qu'ils jugent à propos, et suivent la secte qui leur plaît, ou n'en suivent point du tout.

Leur pays est divisé en trois districts principaux, tenus à ferme par des chefs appelés Moqaddamim. Ils reportent leur tribut au Pacha de Tripoli, dont ils reçoivent leur titre chaque année. Leurs montagnes sont communément moins

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escarpées que celles du Liban; elles sont en conséquence plus propres à la culture; mais aussi elles sont plus ouvertes aux Turks; et c'est par cette raison sans doute, qu'avec une plus grande fécondité en grain, en tabac à fumer, en vignes et en olives, elles sont cependant moins peuplées que celles de leurs voisins les Maronites, et les Druzes, dont il faut nous occuper.

§. I I. Des Maronites.

Entre les Ansâriens au nord, et les Druzes au midi, habite un petit peuple connu dès long - temps sous le nom de Maouârné, ou Maronites. Leur origine première, et la nuance qui les distingue des Latins, dont ils suivent la communion, ont été longuement discutées par des Écrivains ecclésiastiques: ce qu'il y a de plus clair et de plus intéressant dans ces questions, peut se réduire à ce qui suit.

Sur la fin du sixième siècle de l'Eglise, lorsque l'esprit hérémitique était encore dans la ferveur de la nouveauté, vivait sur les bords de l'Oronle un nommé Mâroun, qui, par ses jeûnes, sa vie solitaire et ses austérités, s'attira la considération

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du peuple d'alentour. Il paraît que dans les querelles qui déja régnaient entre Rome et Constantinople, il employa son crédit en faveur des Occidentaux. Sa mort, loin de refroidir ses partisans, donna une nouvelle force à leur zèle: le bruit se répandit qu'il se faisait des miracles près de son corps, et sur ce bruit, il s'assembla de Kinésrin, d'Aouâsem et autres lieux, des gens qui lui dressèrent, dans Hama, une chapelle et un tombeau; bientôt même il s'y forma un couvent qui prit une grande célébrité dans toute cette partie de la Syrie. Cependant les querelles des deux métropoles s'échauffèrent, et tout l'Empire partagea les dissensions des Prêtres et des Princes. Les affaires en étaient à ce point, lorsque sur la fin du septième siècle, un Moine du couvent de Hama, nommé Jean le Maronite, parvint, par son talent pour la prédication, à se faire considérer comme un des plus fermes appuis de la cause des Latins ou partisans du Pape. Leurs adversaires, les partisans de l'Empereur, nommés par cette raison Melkites, c'est-à-dire, Royalistes, faisaient alors de grands progrès dans le Liban Pour s'y opposer avec succès, les Latins résolurent d'y envoyer Jean le Maronite: en conséquence,

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ils le présentèrent à l'agent du Pape, à Antioche, lequel après l'avoir sacré Evêque de Djebail, l'envoya prêcher dans ces contrées. Jean ne tarda pas à rallier ses partisans, et à en augmenter le nombre; mais, traversé par les intrigues et même par les attaques ouvertes des Melkites, il jugea nécessaire d'opposer la force à la force; il rassembla tous les Latins, et il s'établit avec eux dans le Liban, où ils formèrent une société indépendante pour l'état civil comme pour l'état religieux. C'est ce qu'indique un Historien du Bas-Empire (1), en ces termes: «L'an 8 de Constantin Pogonat, (676 de Jésus-Christ) les Mardaïtes s'étant attroupés, s'emparèrent du Liban, qui devint le refuge des vagabonds, des esclaves et de toute sorte de gens. Ils s'y renforcèrent au point qu'ils arrêtèrent les progrès des Arabes, et qu'ils contraignirent le Kalif Moâouia à demander aux Grecs une trève de trente ans, sous l'obligation d'un tribut de cinquante chevaux de race, de cent esclaves, et de dix mille pièces d'or».

Le nom de Mardaïtes, qu'emploie ici l'Auteur, est un terme syriaque, qui signifie rebelle, et

(1) Cedrenus.

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par son opposition à Melkite ou Royaliste, il prouve à-la-fois que le syriaque était encore usité à cette époque, et que le schisme qui déchirait l'Empire, était autant civil que religieux. D'ailleurs, il paraît que l'origine de ces deux factions et l'existence d'une insurrection dans ces contrées, sont antérieures à l'époque alléguée; car dès les premiers temps du mahométisme (622 de Jésus-Christ) on fait mention de petits Princes particuliers, dont l'un nommé Youseph, commandait à Djebail; et l'autre nommé Kesrou, gouvernait l'intérieur du pays, qui prit de lui le nom de Kesraouan. On en cite encore après eux un autre qui fit une expédition contre Jérusalem, et qui mourut très-âgé à Beskonta (1), où il faisait sa résidence. Ainsi, dès avant Constantin Pogonat, ces montagnes étaient devenues l'asyle des mécontens ou des rebelles, qui fuyaient l'intolérance des Empereurs et de leurs agens. Ce fut sans doute par cette raison, et par une analogie d'opinions, que Jean et ses Disciples s'y réfugièrent; et ce fut par l'ascendant qu'ils y prirent, ou qu'ils y avaient déjà, que toute la nation se donna le nom de Maronites, qui n'était point

(1) Village du Kesraouan.

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injurieux comme celui de Mardaïtes. Quoi qu'il en soit, Jean ayant établi chez ces montagnards un ordre régulier et militaire, leur ayant donné des armes et des chefs, ils employèrent leur liberté à combattre les ennemis communs de l'Empire et de leur petit Etat; bientôt ils se rendirent maîtres de presque toutes les montagnes jusqu'à Jérusalem. Le schisme qui arriva chez les Musulmans à cette époque, facilita leurs succès: Moaouia révolté à Damas contre Ali, Kalif à Koufa, se vit obligé, pour n'avoir pas deux guerres ensemble, de faire (en 678) un traité onéreux avec les Grecs. Sept ans après, Abd-el-Malek le renouvela avec Justinien II, en exigeant toutefois que l'Empereur le délivrât des Maronites. Justinien eut l'imprudence d'y consentir, et il y ajouta la lâcheté de faire assassiner leur chef par un envoyé que cet homme, trop généreux, avoit reçu dans sa maison sous des auspices de paix. Après ce meurtre, cet agent employa la séduction et l'intrigue si heureusement, qu'il emmena douze mille hommes du pays; ce qui laissa une libre carrière aux progrès des Musulmans. Peu après, une autre persécution menaça les Maronites d'une ruine entière; car

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le même Justinien envoya contre eux des troupes, sous la conduite de Marcien et de Maurice, qui détruisirent le monastère de Hama, et y égorgèrent cinq cents moines. De-là ils vinrent porter la guerre jusques dans le Kesraouân; mais heureusement que sur ces entrefaites, Justinien fut déposé, à la veille de faire exécuter un massacre général dans Constantinople; et les Maronites, autorisés par son successeur, ayant attaqué Maurice, taillèrent son armée en pièces dans un combat où il périt lui-même. Depuis cette époque, on les perd de vue jusqu'à l'invasion des Croisés, avec qui ils eurent tantôt des alliances et tantôt des démêlés: dans cet intervalle, qui fut de plus de trois siècles, une partie de leurs possessions leur échappa, et ils furent restreints, vers le Liban, aux bornes actuelles; sans doute même ils payèrent des tributs lorsqu'ils se trouva des Gouverneurs Arabes ou Turkmans assez forts pour les exiger. Ils étaient dans ce cas vis-à-vis du Kalif d'Egypte, Hakem-B'amr-Ellah, lorsque vers l'an 1014 il céda leur côte à un prince, Turkman d'Alep. Deux cents ans après, Selah-el-dîn ayant chassé les Européens de ces cantons, il fallut plier sous sa puissance, et acheter la paix

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par des contributions. Ce fut alors, c'est-à-dire, vers l'an 1215, que les Maronites effectuèrent avec Rome une réunion dont ils n'avaient jamais été éloignés, et qui subsiste encore. Guillaume de Tyr, qui rapporte le fait, observe qu'ils avaient quarante mille hommes en état de porter les armes. Leur Etat, assez paisible sous les Mamlouks, fut troublé par Selim II; mais ce prince, occupé par de plus grands soins, ne se donna pas la peine de les assujettir. Cette négligence les enhardit; et de concert avec les Druzes et leur Emir, le célèbre Fakr-el-dîn, ils empiétèrent de jour en jour sur les Ottomans; mais ces mouvemens eurent une issue malheureuse; car Amurat III ayant envoyé contre eux Ibrahim, Pacha du Kaire, ce Général les réduisit en 1588 à l'obéissance, et les soumit à un tribut annuel qu'ils paient encore.

Depuis ce temps, les Pachas, jaloux d'étendre leur autorité et leurs rapines, ont souvent tenté d'introduire dans les montagnes des Maronites leurs garnisons et leurs Agas; mais toujours repoussés, ils ont été forcés de s'en tenir à la première capitulation. La sujétion des Maronites se borne donc à payer un tribut au Pacha de Tripoli

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dont leur pays relève; chaque année il en donne la ferme à un ou plusieurs Chaiks (1), c'est-à-dire, à des Notables qui en font la répartition par districts et par villages. Cet impôt est assis presque en entier sur les mûriers et les vignes, qui sont les principaux et presque les seuls objets de culture. Il varie en plus et en moins, selon les années, et selon la résistance que l'on peut opposer au Pacha. Il y a aussi des Douanes établies aux abords maritimes, tels que Djebail et Bâtroun; mais cet objet n'est pas considérable.

La forme du Gouvernement n'est point fondée sur des conventions expresses, mais seulement sur les usages et les coutumes. Cet inconvénient eût eu sans doute dès long-temps de fâcheux effets, s'ils n'eussent été prévenus par plusieurs circonstances heureuses. La première est la Religion, qui, mettant une barrière insurmontable entre les Maronites et les Musulmans, a empêché les ambitieux de se liguer avec les étrangers pour asservir leur Nation. La deuxième est la nature du pays, qui offrant par-tout de grandes défenses, a donné à chaque village, et presque

(1) Dans les montagnes, le mot chaik signifie proprement un notable, un seigneur campagnard.

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à chaque famille, le moyen de résister par ses propres forces, et par conséquent d'arrêter l'extension d'un seul pouvoir; enfin l'on doit compter pour une troisième raison, la faiblesse même de cette société, qui depuis son origine, environnée d'ennemis puissans, n'a pu leur résister qu'en maintenant l'union entre ses membres; et cette union n'a lieu, comme l'on sait, qu'autant qu'ils s'abstiennent de l'oppression les uns des autres, et qu'ils jouissent réciproquement de la sureté de leurs personnes et de leurs propriétés. C'est ainsi que le Gouvernement s'est maintenu de lui - même dans un équilibre naturel, et que les mœurs tenant lieu de lois, les Maronites ont été préservés jusqu'en ce jour de l'oppression du despotisme et des désordres de l'anarchie.

On peut considérer la Nation comme partagée en deux classes, le Peuple et les Chaiks. Par ce mot, on entend les plus Notables des habitans, à qui l'ancienneté de leurs familles et l'aisance de leur fortune donnent un état plus distingué que celui de la foule. Tous vivent répandus dans les montagnes par villages, par hameaux, même par maisons isolées; ce qui n'a pas lieu dans la

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plaine. La nation entière est agricole; chacun fait valoir de ses mains le petit domaine qu'il possède ou qu'il tient à ferme. Les Chaiks même vivent ainsi, et ils ne se distinguent du peuple que par une mauvaise pelisse, un cheval, et quel-ques légers avantages dans la nourriture et le logement: tous vivent frugalement, sans beaucoup de jouissances, mais aussi sans beaucoup de privations, attendu qu'ils connaissent peu d'objets de luxe. En général, la nation est pauvre, mais personne n'y manque du nécessaire; et si l'on y voit des mendians, ils viennent plutôt des villes de la côte que du pays même. La propriété y est aussi sacrée qu'en Europe, et l'on n'y voit point ces spoliations ni ces avanies si fréquentes chez les Turks. On voyage de nuit et de jour avec une sécurité inconnue dans le reste de l'Empire. L'étranger y trouve l'hospitalité, comme chez les Arabes; cependant l'on observe que les Maronites sont moins généreux, et qu'ils ont un peu le défaut de la lésine. Conformément aux principes du Christianisme, ils n'ont qu'une femme, qu'ils épousent souvent sans l'avoir vue, toujours sans l'avoir fréquentée. Contre les préceptes de cette même religion, ils ont admis ou

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conservé l'usage arabe du Talion, et le plus proche parent de tout homme assassiné doit le venger. Par une habitude fondée sur la défiance et l'état politique du pays, tous les hommes, Chaiks ou paysans, marchent sans cesse armés du fusil et du poignard; c'est peut-être un inconvénient; mais il en résulte cet avantage, qu'ils ne sont pas novices à l'usage des armes dans les circonstances nécessaires, telle que la défense de leur pays contre les Turks. Comme le pays n'entretient point de troupes régulières, chacun est obligé de marcher lorsqu'il y a guerre; et si cette milice était bien conduite, elle vaudrait mieux que bien des troupes d'Europe. Les récensemens que l'on a eu occasion de faire dans les dernières années, portent à 35,000 le nombre des hommes en état de manier le fusil. Dans les rapports ordinaires, ce nombre supposerait une population totale d'environ 105, 000 ames. Si l'on y ajoute un nombre de prêtres, de moines et de religieuses répartis dans plus de 200 couvens; plus, le peuple des villes maritimes, telles que Djebail, Bâtroun, etc., l'on pourra porter le tout à 115 mille ames.

Cette quantité, comparée à la surface du pays,

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qui est d'environ 150 lieues carrées, donne 760 habitans par lieue carrée; ce qui ne laisse pas d'être considérable, attendu qu'une grande partie du Liban est composée de rochers incultivables, et que le terrain, même aux lieux cultivés, est rude et peu fertile.

Pour la Religion, les Maronites dépendent de Rome. En reconnoissant la suprématie du Pape, leur clergé a continué, comme par le passé, d'élire un chef qui a le titre de Batraq ou Patriarche d'Antioche. Leurs Prêtres se marient comme aux premiers temps de l'Eglise; mais leur femme doit être vierge et non veuve, et ils ne peuvent passer à de secondes noces. Ils célèbrent la Messe en syriaque, dont la plupart ne comprennent pas un mot. L'Evangile seul se lit à haute voix en arabe, afin que le peuple l'entende. La Communion se pratique sous les deux espèces. L'Hostie est un petit pain rond, non levé, épais du doigt, et un peu plus large qu'un écu de six livres. Le dessus porte un cachet qui est la portion du Célébrant. Le reste se coupe en petits morceaux, que le Prêtre met dans le calice avec le vin, et qu'il administre à chaque personne, au moyen d'une cuiller qui sert à tout le monde.

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Ces Prêtres n'ont point, comme parmi nous, de bénéfices ou de rentes assignées; mais ils vivent en partie du produit de leurs Messes, des dons de leurs auditeurs, et du travail de leurs mains. Les uns exercent des métiers, d'autres cultivent un petit domaine; tous s'occupent pour le soutien de leur famille et l'édification de leur troupeau. Ils sont un peu dédommagés de leur détresse, par la considération dont ils jouissent; ils en éprouvent à chaque instant des effets flatteurs pour la vanité: quiconque les aborde, pauvre ou riche, grand ou petit, s'empresse de leur baiser la main: ils n'oublient pas de la présenter; et ils ne voient pas avec plaisir les Européens s'abstenir de cette marque de respect, qui répugne à nos mœurs, mais qui ne coûte rien aux naturels accoutumés dès l'enfance à la prodiguer. Du reste, les cérémonies de la religion ne sont pas pratiquées en Europe avec plus de publicité et de liberté que dans le Kesraouân. Chaque village a sa chapelle, son desservant, et chaque chapelle a sa cloche; chose inouie dans le reste de la Turquie. Les Maronites en tirent vanité; et pour s'assurer la durée de ces franchises, ils ne permettent à aucun Musulman d'habiter parmi

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eux. Ils s'arrogent aussi le privilège de porter le turban vert, qui, hors de leurs limites, coûteroit la vie à un Chrétien.

L'Italie ne compte pas plus d'Evêques que ce petit canton de la Syrie; ils y ont conservé la modestie de leur état primitif: on en rencontre souvent dans les routes montés sur une mule, suivis d'un seul Sacristain. La plupart vivent dans les Couvens, où ils sont vêtus et nourris comme les simples Moines. Leur revenu le plus ordinaire ne passe pas 1,500 livres; et dans ce pays, où tout est à bon marché, cette somme suffit à leur procurer même l'aisance. Ainsi que les Prêtres, ils sont tirés de la classe des Moines; leur titre, pour être élus, est communément une prééminence de savoir: elle n'est pas difficile à acquérir, puisque le vulgaire des Religieux et des Prêtres ne connaît que le catéchisme et la Bible. Cependant il est remarquable que ces deux classes subalternes sont plus édifiantes par leurs mœurs et par leur conduite; qu'au contraire les Evêques et le Patriarche, toujours livrés aux cabales et aux disputes de prééminence et de religion, ne cessent de répandre le scandale et le trouble dans le pays, sous prétexte d'exercer, selon l'ancien usage, la

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correction ecclésiastique: ils s'excommunient mutuellement eux et leurs adhérens; ils suspendent les Prêtres, interdisent les Moines, infligent des pénitences publiques aux Laïques; en un mot, ils ont conservé l'esprit brouillon et tracassier qui a été le fléau du Bas-Empire. La Cour de Rome, souvent importunée de leurs débats, tâche de les pacifier, pour maintenir en ces contrées le seul asyle qu'y conserve sa puissance. Il y a quelque temps qu'elle fut obligée d'intervenir dans une affaire singulière, dont le tableau peut donner une idée de l'esprit des Maronites.

Vers l'an 1755, il y avait dans le voisinage de la mission des Jésuites, une fille Maronite, nommée Hendîé, dont la vie extraordinaire commença de fixer l'attention du peuple. Elle jeûnait, elle portait le cilice, elle avait le don des larmes; en un mot, elle avait tout l'extérieur des anciens Hermites, et bientôt elle en eut la réputation. Tout le monde la regardait comme un modèle de piété, et plusieurs la réputèrent pour Sainte: de-là aux miracles le passage est court; et bientôt en effet le bruit courut qu'elle faisait des miracles. Pour bien concevoir l'impression de ce bruit, il ne faut pas oublier que l'état

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des esprits dans le Liban, est presque le même qu'aux premiers siècles. Il n'y eut donc ni incrédules, ni plaisans, pas même de douteurs. Hendîé profita de cet enthousiasme pour l'exécution de ses projets; et se modelant en apparence sur ses prédécesseurs dans la même carrière, elle desira d'être fondatrice d'un ordre nouveau. Le cœur humain a beau faire; sous quelque forme qu'il déguise ses passions, elles sont toujours les mêmes: pour le conquérant comme pour le cénobite, c'est toujours également l'ambition du pouvoir; et l'orgueil de la prééminence se montre même dans l'excès de l'humilité. Pour bâtir le couvent, il falloit des fonds; la fondatrice sollicita la piété de ses partisans, et les aumônes abondèrent; elles furent telles, que l'on put élever en peu d'années deux vastes maisons en pierres de taille, dont la construction a dû coûter quarante mille écus. Le lieu, nommé le Kourket, est un dos de colline au nord-ouest d'Antoura, dominant à l'ouest, sur la mer qui en est très-voisine, et découvrant au sud jusqu'à la rade de Bairout; éloignée de quatre lieues. Le Kourket ne tarda pas de se peupler de Moines et de Religieuses. Le Patriarche actuel fut le Directeur

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général; d'autres emplois, grands et petits, furent conférés à divers Prêtres ou Candidats, que l'on établit dans l'une des maisons. Tout réussissait à souhait: il est vrai qu'il mourait beaucoup de Religieuses; mais on en rejetoit la faute sur l'air, et il était difficile d'en imaginer la vraie cause. Il y avait près de vingt ans que Hendîé régnait dans ce petit empire, quand un accident, impossible à prévoir, vint tout renverser. Dans des jours d'été, un commissionnaire venant de Damas à Bairout, fut surpris par la nuit près de ce couvent: les portes étaient fermées, l'heure indue; il ne voulut rien troubler; et, content d'avoir pour lit un monceau de paille, il se coucha dans la cour extérieure en attendant le jour. Il y dormoit depuis quelques heures, lorsqu'un bruit clandestin de portes et de verroux vient l'éveiller. De cette porte sortirent trois femmes qui tenoient en main des pioches et des pelles; deux hommes les suivaient, portant un long paquet blanc, qui paroissoit fort lourd. La troupe s'achemina vers un terrain voisin plein de pierres et de décombres. Là, les hommes déposèrent leur fardeau, creusèrent un trou où ils le mirent, recouvrirent le trou de terre qu'ils foulèrent, et

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après cette opération, rentrèrent avec les femmes qui les suivirent. Des hommes avec des Religieuses, une sortie faite de nuit et avec mystère, un paquet déposé dans un trou caché, tout cela donna à penser au voyageur. La surprise l'avoit d'abord retenu en silence: bientôt les réflexions firent naître l'inquiétude et la peur, et il se déroba dès l'aube du jour pour se rendre à Bairout. Il connaissait dans la ville un marchand qui depuis quelques mois avait placé ses deux filles au Kourket, avec une dot de dix mille liv. Il alla le trouver, hésitant encore, et cependant brûlant d'impatience de raconter son aventure. L'on s'assit jambes croisées, l'on alluma la longue pipe, et l'on prit le café. Le marchand fait des questions sur le voyage; l'homme répond qu'il a passé la nuit près du Kourket. On demande des détails; il en donne: enfin il s'épanche, et conte ce qu'il a vu à l'oreille de son hôte. Les premiers mots étonnent celui-ci; le paquet en terre l'inquiète; bientôt la réflexion vient l'alarmer. Il sait qu'une de ses filles est malade; il observe qu'il meurt beaucoup de Religieuses. Ces pensées le tourmentent; il n'ose admettre des soupçons trop graves, et il ne peut les rejeter; il monte à cheval

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avec un ami; ils vont ensemble au couvent; ils demandent à voir les deux novices: elles sont malades. Le marchand insiste, et veut qu'on les apporte; on le refuse avec humeur: il s'opiniâtre; on s'obstine: alors ses soupçons se tournent en certitude. Il part le désespoir dans le cœur, et va trouver Dair-el-Qamar, Saad, Kiâya (a) du Prince Yousef, Commandant de la montagne. Il lui expose le fait et tous ses accessoires. Le Kiâya en est frappé; il lui donne des cavaliers, et un ordre d'ouvrir de gré ou de force: le Qâdi se joint au marchand, et l'affaire devient juridique; d'abord l'on fouille la terre, et l'on trouve que le paquet déposé est un corps mort, que l'infortuné père reconnaît pour sa fille cadette: on pénètre dans le Couvent, et l'on trouve l'autre en prison, et près d'expirer. Elle révéla des abominations qui firent frémir, et dont elle allait, comme sa sœur, devenir la victime. On saisit la Sainte, qui soutint son rôle avec constance; l'on actionna les Prêtres et le Patriarche. Ses ennemis se réunirent pour le perdre, et profiter de sa dépouille: il fut suspendu, déposé. L'affaire a été portée en 1776 à Rome; la

(a) Nom des Ministres des petits Princes.

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Propagande a informé, et l'on a découvert des infamies de libertinage, et des horreurs de cruauté. Il a été constaté que Hendîé faisait périr ses Religieuses, tantôt pour profiter de leurs dépouilles, tantôt parce qu'elle les trouvait rebelles à ses volontés; que cette femme non-seulement communiait, mais même consacrait et disait la Messe; qu'elle avait sous son lit des trous par lesquels on introduisait des parfums, au moment qu'elle prétendait avoir des extases et des visites du Saint-Esprit; qu'elle avoit une faction qui la prônait et publiait qu'elle était la mère de Dieu, revenue en terre, et mille autres extravagances. Malgré cela, elle a conservé un parti assez puissant pour s'opposer à la rigueur du traitement qu'elle méritait: on l'a renfermée dans divers couvens, d'où elle s'est souvent évadée. En 1783, elle était à la Visitation d'Antoura, et le frère de l'Émir des Druzes voulait la délivrer. Grand nombre de personnes croient encore à sa sainteté; et sans l'accident du voyageur, ses ennemis actuels y croiraient de même. Que penser des réputations, s'il en est qui tiennent à si peu de chose?

Dans le petit espace qui compose le pays des Maronites, on compte plus de 200 couvens

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d'hommes ou de femmes. Leur règle est celle de Saint-Antoine; ils la pratiquent avec une exactitude qui rapelle les temps passés. Le vêtement des Moines est une étoffe de laine brune et grossière, assez semblable à la robe des Capucins. Leur nourriture est celle des paysans, avec cette exception, qu'ils ne mangent jamais de viande. Ils ont des jeûnes fréquens, et de longues prières de jour et de nuit; le reste de leur temps est employé à cultiver la terre, à briser les rochers pour former le mur des terrasses qui soutiennent les plans des vignes et des mûriers. Chaque couvent a un frère cordonnier, un frère tailleur, un frère tisserand, un frère boulanger; en un mot, un artiste de chaque métier nécessaire: on trouve presque toujours un couvent de femmes à côté d'un couvent d'hommes; et cependant, il est rare d'entendre parler de scandales. Ces femmes elles-mêmes mènent une vie très-laborieuse; et cette activité est sans doute ce qui les garantit de l'ennui et des désordres qui accompagnent l'oisiveté: aussi, loin de nuire à la population, on peut dire que ces couvens y ont contribué, en multipliant par la culture les denrées dans une proportion supérieure à leur consommation. La plus remarquable des maisons des

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Moines Maronites, est Qoz-haîé; à six heures à l'est de Tripoli. C'est là qu'on exorcise, comme aux premiers temps de l'Eglise, les possédés du diable. Il s'en trouve encore dans ces cantons: il y a très-peu d'années que nos Négocians de Tripoli en virent un qui exerça la patience et le savoir des religieux. Cet homme, sain à l'extérieur, avoit des convulsions subites qui le faisaient entrer dans une fureur, tantôt sourde, et tantôt éclatante. Il déchirait, il mordait, il écumait; sa phrase ordinaire était: Le soleil est ma mère, laissez-moi l'adorer. On l'inonda d'ablutions, on le tourmenta de jeûnes et de prières, et l'on parvint, dit-on, à chasser le diable; mais d'après ce qu'en rapportent des témoins éclairés, il paraît que ces possédés ne sont pas autre chose que des hommes frappés de folie, de manie et d'épilepsie; et il est très-remarquable que le même mot arabe désigne à-la-fois l'épilepsie et l'obsession (a).

La Cour de Rome, en s'affiliant les Maronites, leur a donné un hospice dans Rome, où ils peuvent envoyer plusieurs jeunes gens que l'on y

(a) Kobal, et Kobat. Le K est ici le jota Espagnol.

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élève gratuitement. Il semblerait que ce moyen eût dû introduire parmi eux les arts et les idées de l'Europe; mais les sujets de cette école, bornés à une éducation purement monastique, ne rapportent dans leur pays que l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir théologique qui ne les conduit à rien; aussi ne tardent-ils pas à rentrer dans la classe générale. Trois ou quatre Missionnaires que les Capucins de France entretiennent à Gâzir, à Tripoli et à Bairout, n'ont pas opéré plus de changemens dans les esprits. Leur travail consiste à prêcher dans leur Eglise, à enseigner aux enfans le Catéchisme, l'Imitation et les Pseaumes, et à leur apprendre à lire et à écrire. Ci-devant les Jésuites en avaient deux à leur maison d'Antoura; les Lazaristes ont pris leur place et continué leur mission. L'avantage le plus solide qui ait résulté de ces travaux apostoliques, est que l'art d'écrire s'est rendu plus commun chez les Maronites, et qu'à ce titre, ils sont devenus dans ces cantons ce que sont les Coptes en Égypte, cest-à-dire, qu'ils se sont emparés de toutes les places d'Écrivains, d'Intendans et de Kiâyas chez les Turks, et sur-tout chez les Druzes, leurs alliés et leurs voisins.

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§. III. Des Druzes.

Les Druzes ou Derouz, dont le nom fit quelque bruit en Europe sur la fin du seizième siècle, sont un petit peuple qui, pour le genre de vie, la forme du gouvernement, la langue et les usages, ressemble infiniment aux Maronites. La Religion forme leur principale différence. Long-temps celle des Druzes fut un problême; mais enfin l'on a percé le mystère, et désormais l'on peut en rendre un compte assez précis, ainsi que de leur origine, à laquelle elle est liée. Pour en bien saisir l'histoire, il convient de reprendre les faits jusque dans leurs premières sources.

Vingt-trois ans après la mort de Mahomet, la querelle d'Ali son gendre, et de Moâouia, Gouverneur de Syrie, avait causé dans l'Empire Arabe un premier schisme qui subsiste encore; mais à le bien prendre, la scission ne portait que sur la puissance;et les Musulmans, partagés d'avis sur les représentans du Prophète, demeuraient d'accord sur les dogmes (a). Ce ne fut que dans

(a) La cause radicale de toute cette grande querelle, fut l'aversion qu'Aïcha, femme de Mahomet, avait conçue contre Ali, à l'occasion, dit-on, d'une infidélité qu'il avait révélée au Prophète: elle ne put lui pardonner cette indiscrétion; et après lui avoir donné trois fois l'exclusion au Kâlifat, par ses intrigues, voyant qu'il l'emportait à la quatrième, elle résolut de le prendre à force ouverte. Dans ce dessein, elle souleva contre lui divers chefs des Arabes, et entre autres Amrou, Gouverneur d'Égypte, et Moâouia, Gouverneur de Syrie. Ce dernier se fit proclamer Kalif ou successeur dans la ville de Damas. Ali, pour le déposséder, lui déclara la guerre; mais la nonchalance de sa conduite perdit ses affaires. Après quelques hostilités, où les avantages furent balancés, il périt à Koufa, par la main d'un assassin ou bàtenien. Ses partisans élurent à sa place son fils Hosain; mais ce jeune homme, peu propre à des circonstances aussi épineuses que celles où il se trouvait, fut tué dans une rencontre, par les partisans de Moâouia. Cette mort acheva de rendre les deux factions irréconciliables. Leur haine devint une raison de ne plus s'accorder sur les commentaires du Qorân. Les Docteurs des deux partis prirent plaisir à se contrarier, et dès-lors se forma le partage des Musulmans en deux sectes, qui se traitent mutuellement d'hérétiques. Les Turks suivent celle qui regarde Omar Moâouia, comme successeurs légitimes du Prophète. Les Persans au contraire suivent le parti d'Ali.

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le siècle suivant, que la lecture des livres grecs suscita parmi les Arabes, un esprit de discussion et de controverse, jusqu'alors étranger à leur ignorance. Les effets en furent tels que l'on devait les attendre; c'est-à-dire, que raisonnant sur des matières qui n'étaient susceptibles d'aucune

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démonstration, et se guidant par les principes abstraits d'une logique inintelligible, ils se partagèrent en une foule d'opinions et de sectes. Dans le même temps, la puissance civile tomba dans l'anarchie; et la Religion, qui en tire les moyens de garder son unité, suivit son sort: alors il arriva aux Musulmans, ce qu'avaient déjà éprouvé les Chrétiens. Les peuples qui avaient adopté le systêtaede Mahomet, y joignirent leurs préjugés, et les anciennes idées répandues dans l'Asie se remontrèrent sous de nouvelles formes: on vit renaître chez les Musulmans, et la métempsychose, et les transmigrations, et les deux principes du bien et du mal, et la résurrection au bout de six mille ans, telle que l'avait enseignée Zoroastre: dans le désordre politique et religieux de l'état, chaque inspiré se fit apôtre et chaque apôtre, chef de secte. On en compta plus de soixante, remarquables par le nombre de leurs partisans; toutes différant sur quelques points de dogmes, toutes s'inculpant d'hérésie et d'erreur. Les choses en étaient à ce point, lorsque dans le commencement du onzième siècle, l'Egyte devint le théâtre de l'un des plus bizarres spectacles que l'Histoire offre en ce genre. Ecou-

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tous les Ecrivains originaux (1), «L'an de l'hedjire 386 (996 de Jésus-Christ), dit El-Makîn, parvint au trône d'Egypte, à l'âge de onze ans, le troisième Kalif de la race des Fâtmites, nommé Hakem-b'amr-ellah. Ce Prince fut l'un des plus extravagans dont la mémoire des hommes ait gardé le souvenir. D'abord il fit maudire dans les Mosquées les premiers Kalifs, compagnons de Mahomet; puis il révoqua l'anathême: il força les Juifs et les Chrétiens d'abjurer leur culte; puis il leur permit de le reprendre. Il défendit de faire des chaussures aux femmes, afin qu'elles ne pussent sortir de leurs maisons. Pour se désennuyer, il fit brûler la moitié du Kaire, pendant que ses soldats pillaient l'autre. Non content de ces fureurs, il interdit le pélerinage de la Mekke, le jeûne, les cinq prières; enfin, il porta la folie au point de vouloir se faire passer pour Dieu. Il fit dresser un registre de ceux qui le reconnurent pour tel, et il s'en trouva jusqu'au nombre de seize mille: cette idée fut appuyée par un faux Prophète qui était alors venu de la Perse en Egypte. Cet

(1) El-Makîn, lib. I. Hist. Arab.

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imposteur, nommé Mohammad-ben-Ismaël, enseignait qu'il était inutile de pratiquer le jeûne, la prière, la circoncision, le pèlerinage, et d'observer les fêtes; que les prohibitions du porc et du vin étaient absurdes; que le mariage des frères, des sœurs, des pères et des enfans était licite. Pour être bienvenu de Hakem, il soutint que ce Kalif était Dieu lui même incarné; et au lieiïde son nom Hakem b'amr-ellah, quisignife gouvernant par l'ordre de Dieu, il l'appela Hakem-b'amr eh, qui signifie gouvernant par son propre ordre. Par malheur pour le Prophète, son nouveau Dieu n'eut pas le pouvoir de le garantir de la fureur de ses ennemis: ils le tuèrent dans une émeute aux pieds même du Kalif, qui peu après fut aussi massacré sur le mont Moqattam, où il entretenait, disait-il, commerce avec les Anges.»

La mort de ces deux Chefs n'arrêta point les progrès de leurs opinions: un disciple de Mohammad-ben-Ismaël, nommé Hamza-ben-Ahmad, les répandit avec un zèle infatigable dans l'Egypte, dans la Palestine, et sur la côte de Syrie, jusqu'à Sidon et Beryte. Il paraît que ses prosélytes éprouvèrent le même sort que les Maronites,

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c'est-à-dire, que persécutés par la communion régnante, ils se réfugièrent dans les montagnes du Liban, où ils pouvaient mieux se défendre; du-moins est-il certain que peu après cette époque, on les y trouve établis et formant une société indépendante comme leurs voisins. Il semblerait que la différence de leurs cultes eût dû les rendre ennemis; mais l'intérêt pressant de leur sureté commune les força de se tolérer mutuellement; et depuis lors, ils se montrent presque toujours réunis, tantôt contre lés Croisés, ou contre les Sultans d'Alep, tantôt contre les Mamlouks et les Ottomans. La conquête de la Syrie par ces derniers ne changea point d'abord leur état. Sélim premier, qui au retour de l'Egypte ne méditait pas moins que la conquête de l'Europe, ne daigna pas s'arrêter devant les rochers du Liban. Soliman II, son successeur, sans cesse occupé de guerres importantes, tantôt contre les Chevaliers de Rhodes, les Persans bu l'Yemen, tantôt contre les Hongrois, les Allemands et Charles-quint, Soliman II n'eut pas davantage le temps de songer aux Druzes. Ces distractions les enhardirent; et non contens de leur indépendance, ils descendirent souvent de leurs mon-

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tagnes pour piller les sujets des Turks. Les Pachas voulurent en vain réprimer leurs incursions: leurs troupes furent toujours battues ou repoussées. Ce ne fut qu'en 1588, qu'Amurat III, fatigué des plaintes qu'on lui portait, résolut, à quelque prix que ce fût, de réduire ces rebelles, et eut le bonheur d'y réussir. Son Général Ybrahim Pacha, parti du Kaire, attaqua les Druzes et les Maronites avec tant d'adresse ou de vigueur, qu'il parvint à les forcer dans leurs montagnes. La discorde survint parmi les chefs, et il en profita pour tirer une contribution de plus d'un million de piastres, et pour imposer un tribut qui a continué jusqu'à ce jour.

Il paraît que cette expédition fut l'époque d'un changement dans la constitution même des Druzes. Jusqu'alors ils avaient vécu dans une sorte d'anarchie, sous le commandement de divers Chaiks ou Seigneurs. La nation était surtout partagée en deux factions, que l'on retrouve chez tous les peuples Arabes, et que l'on appelle parti Qaîsi et parti Yamâni (1). Pour simpli-

(1) Ces factions se distinguent par la couleur qu'elles affectent à leurs drapeaux; celui des Qaîsis est rouge, et celui des Yamânis blanc.

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fier la régie, Ybrahim voulut qu'il n'y eût qu'un seul chef qui fût réponsable du tributs et chargé de la police. Par la nature de son emploi, cet agent ne tarda pas d'obtenir une grande prépondérance, et sous le nom de gouverneur, il devint presque le Roi de la République; mais comme ce Gouverneur fut tiré de la nation, il en résulta un effet que les Turks n'avaient pas prévu, et qui manqua de leur être funeste. Cet effet fut que le Gouverneur rassemblant dans ses mains tous les pouvoirs de la nation, put donner à ses forces une direction unanime qui en rendit l'action bien plus puissante. Elle fut naturellement tournée contre les Turks, parce que les Druzes, en devenant leurs sujets, ne cessèrent pas d'être leurs ennemis. Seulement ils furent obligés de prendre dans leurs attaques des détours qui sauvassent les apparences, et ils firent une guerre sourde, plus dangereuse peut-être qu'une guerre déclarée.

Ce fut alors, c'est-à-dire, dans les premières années du dix-septième siècle, que la puissance des Druzes acquit son plus grand développement: elle le dut aux talens et à l'ambition du célèbre Emir Fakr-el-dîn, vulgairement appelé Fakardîn. A peine ce prince se vit-il chef et gouverneur

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de la nation, qu'il appliqua tous ses soins à diminuer l'ascendant des Ottomans, à s'agrandir même à leurs dépens; et il y mit un art dont peu de Commandans en Turquie ont offert l'exemple. D'abord il gagna la confiance de la Porte par toutes les démonstrations du dévouement et de la fidélité. Les Arabes infestaient la plaine de Balbek et les pays de Sour et d'Acre; il leur fit la guerre, en délivra les habitans, et prépara ainsi les esprits à desirer son gouvernement. La ville de Bairout était à sa bienséance, en ce qu'elle lui ouvrait une communication avec les étrangers, et entre autres avec les Vénitiens, ennemis naturels des Turks. Fakr-el-dîn se prévalut des malversations de l'Aga, et l'expulsa: il fit plus; il sut se faire un mérite de cette hostilité auprès du Divan, en payant un tribut plus considérable. Il en usa de la même manière à l'égard de Saide, de Balbek et de Sour; enfin, dès 1613, il se vit maître du pays jusqu'à Adjaloun et Safad. Les Pachas de Damas et de Tripoli ne voyaient pas d'un œil tranquille ces empiétemens. Tantôt ils s'y opposaient à force ouverte, sans pouvoir arrêter Fakr-el-dîn: tantôt ils essayaient de le perdre à la Porte pair des

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instigations secrètes; mais l'Emir, qui y entretenait aussi des espions et des protecteurs, en éludait toujours l'effet. Cependant le Divan finit par s'alarmer des progrès des Druzes, et fit les préparatifs d'une expédition capable de les écraser. Soit politique soit frayeur, Fakr-el-dîn ne jugea pas à-propos d'attendre cet orage. Il entretenait en Italie des relations, sur lesquelles il fondait de grandes espérances: il résolut d'aller lui-même solliciter les secours qu'on lui promettait, persuadé que sa présence échaufferait le zèle de ses amis, pendant que son absence refroidirait la colère de ses ennemis: en conséquence, il s'embarqua à Bairout, et après avoir remis les affaires dans les mains de son fils Ali, il se rendit à la Cour des Médicis à Florence. L'arrivée d'un Prince d'Orient en Italie, ne manqua pas d'éveiller l'attention publique: l'on demanda quelle était sa nation, et l'on rechercha l'origine des Druzes. Les faits historiques et les caractères de religion se trouvèrent si équivoques, que l'on ne sut si l'on en devait faire des Musulmans ou des Chrétiens. L'on se rappela les Croisades, et l'on supposa qu'un peuple réfugié dans les montagnes et ennemi des naturels, devait être une race de Croi-

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sés. Ce préjugé était trop favorable à Fàkr-el-dîn, pour qu'il le décréditât; il eut l'adresse au contraire de réclamer de prétendues alliasces avec la Maison de Lorraine: il fut secondé par les Missionnaires et les Marchands, qui se promettaient un nouveau théâtre de conversions et de commerce. Dans la vogue d'une opinion, chacun renchérit sur les preuves: des savans à Origines, frappés de la ressemblance des noms, voulurent que Druzes et Dreux ne fussent qu'une même chose, et ils bâtirent sur ce fondément le système d'une prétendue colonie de Croisés Français, qui, sous la conduite d'un Comte de Dreux, se serait établie dans le Liban La remarque que l'on a faite ensuite, que Benjamin de Tudèle cite le nom de Druzes avant le temps des Croisades, a porté éoup à cette hypothèse. Mais un fait qui eût dû la ruiner dès son origine, est l'idiome dont se servent les Druzes. S'ils fussent descendus des Francs, ils eussent conservé au moins quelques traces de nos langues; car une société retirée dans un canton séparé où elle vit isolée, ne perd point son langage. Cependant celui des Druzes est un Arabe très-pur, et qui n'a pas un mot d'origine Européenne. La

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véritable étymologie du nom de ce peuple, était depuis long-temps dans nos mains, sans qu'on pût sans douter. Il vient du fondateur même de la secte de Mohammad ben-Ismaël, qui s'appelait en surnom el-Dorzi, et non pas el-Darari, comme le portent nos imprimés. La confusion de ces deux mots, si divers dans notre écriture, tient à la figure des deux lettres Arabes r et z, lesquelles ne diffèrent qu'en ce que le z porte un point, qu'on a très-souvent omis ou effacé dans les manuscrits (1).

Après neuf ans de séjour en Italie, Fakr-el-dîn revint reprendre le gouvernement de son pays. Pendant son absence, Ali son fils avait repoussé les Turks, calmé les esprit, et maintenu les affaires en assez bon ordre. Il ne restait plus à l'Emir qu'à employer les lumières qu'il avait dû acquérir, à perfectionner l'administration intérieure, et à augmenter le bien-être de sa Na-

(1) Cette découverte appartient à un M. Michel Drogman, Barataire de France à Saide sa patrie; il a fait un Mémoire sur les Druzes dont il a donné les deux seules copies qu'il eût, l'une à M. le Chevalier de Taulés, Consul à Saide, et l'autre à M. le Baron de Tott, lorsqu'il passa en 1777 pour inspecter cette échelle.

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tion; mais au lieu de l'art sérieux et utile de gouverner, il se livra tout entier aux arts frivoles et dispendieux dont il avait pris la passion en Italie. Il bâtit de toutes parts des maisons de plaisance; il construisit des bains et des jardins. Il osa même, sans égard pour les préjugés du pays, les orner de peintures et de sculptures qu'a proscrit le Qorân. Les effets de cette conduite ne tardèrent pas à se manifester. Les Druzes, dont le tribut continuait comme en pleine guerre, s'indisposèrent. La faction Yamâni se réveilla; l'on murmura contre les dépenses du Prince: le faste qu'il étalait, ralluma la jalousie des Pachas. Ils voulurent augmenter les contributions: ils recommencèrent les hostilités. Fakr-el-dîn les repoussa: ils prirent occasion de sa résistance pour le rendre odieux et suspect au Sultan même. Le violent Amurat IV s'offensa qu'un de ses sujets osât entrer en comparaison avec lui, et il résolut de le perdre. En conséquence, le Pacha de Damas reçut ordre de marcher avec toutes ses forces contre Bairout, résidence ordinaire de Fakr-el-dîn. D'autre part, quarante galères durent investir cette ville par mer, pour lui interdire tout secours. L'Emir, qui comptait sur sa fortune et sur

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un secours d'Italie, résolut d'abord de faire tête à cet orage. Son fils Ali, qui commandait à Safad, fut chargé d'arrêter l'armée Turque; et en effet, il osa lutter contre elle, malgré une grande disproportion de forces; mais après deux combats où il eut l'avantage, ayant été tué dans une troisième attaque, les affaires changèrent tout-à-coup de face, et tournèrent à la décadence. Fakr-el-dîn, effrayé de la perte de ses troupes, affligé de la mort de son fils, amolli même par l'âge et par une vie voluptueuse, Fakr-el-dîn perdit le conseil et le courage. Il ne vit plus de ressource que dans la paix; il envoya son second fils la solliciter à bord de l'Amiral Turk, essayant de le séduire par des présens; mais l'Amiral retenant les présens et l'Envoyé, déclara qu'il voulait la y personne même du Prince. Fakr-el-dîn épouvanté prit la fuite; les Turks, maîtres de la campagne, le poursuivirent; Il se réfugia sur le lieu escarpé de Niha: ils l'y assiégèrent. Après un an, voyant leurs efforts inutiles, ils le laissèrent libre; mais peu de temps après, les compagnons de son adversité, las de leurs disgraces, le trahirent et le livrèrent aux Turks. Fakr-el-dîn, dans les mains de ses ennemis, conçut un espoir de

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pardon, et se laissa conduire à Constantinople. Amurat, flatté de voir à ses pieds un Prince aussi célèbre, eut d'abord pour lui cette bienveillance que donne l'orgueil de la supériorité; mais bientôt revenu au sentiment plus durable de la jalousie, il se rendit aux instigations de ses courtisans; et dans un accès de son humeur violente, il le fit étrangler vers 1631.

Après la mort de Fakr-el-dîn,, la postérité de ce Prince ne continua pas moins de posséder le commandement, sous le bon plaisir et la suzerainété des Turks: cette famille étant venue à manquer de lignée mâle au commencement de ce siècle, l'autorité fut déférée, par l'élection des Chaiks, à la maison de Chehab, qui gouverne encore aujourd'hui. Le seul Emir de cette maison qui mérite quelque souvenir, est l'Emir Melhem, qui a régné depuis 1740 jusqu'en 1759. Dans cet intervalle, il est parvenu à réparer les pertes que les Druzes avaient essuyées à l'intérieur, et à leur rendre, à l'extérieur la considération dont ils étaient déchus depuis le revers de Fakr-el-dîn. Sur la fin de sa vie, c'est-à-dire, vers 1754, Melhem se dégoûta des soucis du gouvernement, et il abdiqua pour vivre dans une retraite

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religieuse, à la manière des Oqqáls. Mais les troubles qui survinrent le rappelèrent aux affaires jusqu'en 1759, qu'il mourut généralement regretté. Il laissa trois fils en bas-âge: l'aîné, nommé Yousef, devait, selon la coutume, lui succéder; mais comme il n'avait encore que onze ans, le commandement fut dévolu à son oncle Mansour, par une disposition assez générale du droit public de l'Asie, qui veut que les peuples soient gouvernés par un homme en âge de raison. Le jeune Prince était peu propre à soutenir ses prétentions; mais un Maronite, nommé Sad-el-Kouri, à qui Melhem avait confié son éducation, se chargea de ce soin. Aspirant à voir son pupille un Prince puissant, pour être un puissant visir, il travailla de tout son pouvoir à élever sa fortune. D'abord il se retira avec lui à Djebail, au Kesraouân, où l'émir Yousef possédait de grands domaines, & là il prit à tâche de s'affectionner les Maronites, en saisissant toutes les occasions de servir les particuliers & la Nation. Les gros revenus de son pupille, & la modicité de ses dépenses, lui en fournirent de puissans moyens. La ferme du Kesraouân était divisèe entre plusieurs Chaiks, dont on était peu content; Sad en traita avec le Pacha de Tripoli,

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& il s'en rendit le seul adjudicataire. Les Motouâlis de la vallée de Balbek avaient fait depuis quelques années des empiètemens sur le Liban, & les Maronites s'alarmaient du voisinage de ces Musulmans intolérans. Sad acheta du Pacha de Damas la permission de leur faire la guerre, & il les expulsa en 1763. Les Druzes étaient toujours divisés en deux factions: (a) Sad lia ses intérêts à celle qui contrariait Mansour, & il prépara sourdement la trame qui devait perdre l'oncle, pour élever le neveu.

C'était alors le temps que l'Arabe Dâher, maître de la Galilée, & résident à Acre, inquiétait la Porte par ses progrès & par ses prétentions: pour y opposer un obstacle puissant, elle venait de réunir les Pachalics de Damas, de Saide & de Tripoli, dans les mains d'Osman & de ses enfans, & l'on voyait clairement qu'elle avait le dessein d'une guerre ouverte & prochaine, Mansour, qui craignait les Turks sans oser les braver, usa de la politique ordinaire en

(a) Le parti Qaïsi & le parti Yamâni, qui portent aujourd'hui le nom des deux familles qui sont à la tête des Djambelât, & les Lesbeks.

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pareil-cas; il feignit de les servir, et favorisa leur ennemi. Ce fut pour Sad une raison de prendre la route opposée: il s'appuya des Turks contre la faction de Mansour, et il manœuvra avec assez d'adresse ou de bonheur, pour faire déposer cet Emir en 1770, et porter Yousef à sa place. L'année suivante éclata la guerre d'Ali-Bek contre Damas. Yousef, appelé par les Turks, entra dans leur querelle; cependant il n'eut point le crédit de faire sortir les Druzes de leurs montagnes, pour aller grossir l'armée Ottomane. Outre la répugnance qu'ils ont en tout temps à combattre hors de leur pays, ils étaient en cette occasion trop divisés à l'intérieur pour quitter leurs foyers, et ils eurent lieu de s'en applaudir. La bataille de Damas se donna, et les Turks, comme nous l'avons vu, furent complètement défaits. Le Pacha de Saide, échappé de la déroute, ne se crut pas en sureté dans sa ville, et vint chercher un asyle dans la maison même de l'Emir Yousef. Le moment était peu favorable; mais la fuite de Mohammad-Bek changea la face des affaires. L'Emir croyant Ali-Bek mort, et ne jugeant pas Dâher assez fort pour soutenir seul sa querelle, se décida ouvertement contre lui.

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Saide était menacée d'un siége; il y détacha quinze cents hommes de sa faction pour l'en garantir. Lui-même déterminant les Druzes et les Maronites à le suivre, descendit avec vingt-cinq mille paysans dans la vallée de Beqâa; et dans l'absence des Motouâlis qui servaient chez Dâher, il mit tout à feu et à sang, depuis Balbek jusqu'à Sour (Tyr). Pendant que les Druzes, fiers de cet exploit, marchaient en désordre vers cette dernière ville, cinq cents Motouâlis, informés de ce qui se passait, accoururent d'Acre, saisis de fureur et de désespoir, et fondirent si brusque ment sur cette armée, qu'ils la jetèrent dans la déroute la plus complète: telles furent la surprise et la confusion des Druzes, que se croyant attaqués par Dâher même, et trahis les uns par les autres, ils s'entretuèrent mutuellement dans leur fuite. Les pentes rapides de Djezîn, et les bois de sapins qui se trouvèrent sur la route des fuyards, furent jonchés de morts, dont très-peu périrent de la main des Motouâlis. L'Emir Yousef, honteux de cet échec, se sauva à Dair-el-Qamar. Peu après, il voulut prendre sa revanche; mais ayant été encore battu dans la plaine qui règne entre Saide et Sour, il fut contraint de remettre à

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son oncle Mansour l'anneau, qui chez les Druzes est le symbole du commandement. En 1773, une nouvelle révolution le replaça; mais ce ne fut qu'au prix d'une guerre civile qu'il put maintenir sa puissance. Ce fut alors que pour s'assurer Baîrout contre la faction adverse, il invoqua le secours des Turks, et demanda au Pacha de Damas un homme de tête qui sût défendre cette ville. Le choix tomba sur un aventurier qui, par sa fortune subséquente et le rôle qu'il joue aujourd'hui, mérite qu'on le fasse connaître. Cet homme, nommé Ahmad, est né en Bosnie, et a pour langue naturelle le sclavon, ainsi que l'assurent les Capitaines de Raguse, avec qui il converse de préférence à tous les autres. On prétend qu'il s'est banni de son pays à l'âge de seize ans, pour éviter les suites d'un viol qu'il voulut commettre sur sa belle-sœur: il vint à Constantinople; et la ne sachant comment vivre, il se vendit aux marchands d'esclaves, pour être transporté en Egypte. Arrivé au Kaire, Alibek l'acheta, et le plaça au rang de ses Mamlouks. Ahmad ne tarda pas à se distinguer par son courage et son adresse. Son patron l'employa en plusieurs occasions à des coups de main dan-

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gereux, tels que les assassinats des Beks et des Kachefs qu'il suspectait. Ahmad s'acquitta si bien de ses commissions, qu'il en acquit le surnom de Djezzâr, qui signifie égorgeur. Il jouissait à ce titre de la faveur d'Ali, quand un accident la troubla. Ce Bek ombrageux ayant jugé à-propos de proscrire un de ses bienfaiteurs, nommé Sâléh-bek, chargea Djezzâr de lui couper la tête. Soit remords, soit intérêt secret, Djezzâr répugna; il fit même des représentations. Mais apprenant le lendemain que Mohammad - bek avait rempli la commission, et qu'Ali tenait des propos, il se jugea perdu, et pour éviter le sort de Sâléh-bek, il s'échappa clandestinement, et gagna Constantinople. Il y sollicita des emplois proportionnés au rang qu'il avait tenu; mais y trouvant cette affluence de concurrens qui assiègent toutes les capitales, il se traça un autre plan, et vint à titre de simple soldat chercher du service en Syrie. Le hasard le fit passer chez les Druzes, et il reçut l'hospitalité dans la maison même du Kiâya de l'Emir Yousef. De-là, il se rendit à Damas, où il obtint bientôt le titre d'Aga, avec un commandement de cinq drapeaux, c'est-à-dire, de cinquante hommes: ce

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fut dans ce poste que le sort vint le chercher pour en faire le Commandant de Baîrout. Djezzâr ne s'y vit pas plus tôt établi, qu'il s'en empara pour les Turks. Yousef fut confondu de ce revers. Il demanda justice à Damas; mais voyant qu'on se moquait même de ses plaintes, il traita par dépit avec Dâher, et conclut avec lui une alliance offensive et défensive à Râs-el-aên, près de Sour. Aussitôt Dâher uni aux Druzes, vint assiéger Baîrout par terre, pendant que deux frégates Russes, dont on acheta le service pour 600 bourses, vinrent la canonner par mer. Il fallut céder à la force. Après une résistance assez vigoureuse, Djezzâr rendit sa personne et sa ville. Le Chaik charmé de son courage, et flatté de la préférence qu'il lui avoit donnée sur l'Emir, l'emmena à Acre, et le traita avec toute sorte de bontés. Il crut même pouvoir lui confier une petite expédition en Palestine; mais Djezzâr arrivé près de Jérusalem, repassa chez les Turks, et s'en retourna à Damas. La guerre de Mohammad-bek survint: Djezzâr se présenta au Capitan Pacha, et gagna sa confiance. Il l'accompagna au siège d'Acre; et lorsque l'Amiral eut détruit Dâher, ne voyant personne plus propre

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que Djezzâr à remplir les vues de la Porte dans ces contrées, îl le nomma Pacha de Saide. Devenu par cette révolution Suzerain de l'Emir Yousef, Djezzâr a d'autant moins oublié son injure, qu'il a eu lieu de s'accuser d'ingratitude. Par une conduite vraiment Turke, feignant tour-à-tour la reconnaissance et le ressentiment, il s'est tour à-tour brouillé et réconcilié avec lui, en exigeant toujours de l'argent pour prix de la paix, ou pour indemnité de la guerre. Ce manége lui a si bien réussi, qu'en un espace de cinq années, il a tiré de l'Emir environ quatre millions de France; somme d'autant plus étonnante, que la ferme du pays des Druzes ne se montait pas alors à cent mille francs. En 1784, il lui fit la guerre, le déposa, et mit à sa place l'Emir du pays de Hasbêya, appelé Ismaël. Yousef ayant de nouveau racheté ses bonnes graces, rentra sur la fin de l'année à Dair - el - Qamar. Il poussa même la confiance jusqu'à l'aller trouver à Acre, d'où l'on ne croyait pas qu'il revînt; mais Djezzâr est trop habile pour verser le sang, quand il y a encore espoir d'argent: il a fini par relâcher le Prince, et le renvoyer même avec des démonstrations d'amitié. Depuis lors, la Porte l'a nommé

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Pacha de Damas, où il réside aujourd'hui. Là, conservant la suzeraineté du Pachalic d'Acre et du pays des Druzes, il a saisi Sâd Kiâya de l'Emir, et sous le prétexte qu'il est l'auteur des derniers troubles, il a menacé de les lui faire payer de sa tête. Les Maronites alarmés pour cet homme qu'ils révèrent, ont offert 900 bourses pour sa rançon. Le Pacha marchande, et en aura mille; mais si, comme il est probable, l'or s'épuise par tant de contributions, malheur au Ministre et au Prince! Le sort de tant d'autres les attend; et on pourra dire qu'ils l'ont mérité; car c'est l'impéritie de l'un et l'ambition de l'autre, qui en mêlant les Turks aux affaires des Druzes, ont porté à la tranquillité et à la sureté de leur nation, une atteinte dont elle sera long-temps à se relever, si elle ne suit que le cours naturel des évènemens.

Revenons à la Religion des Druzes. Ce qu'on a vu des opinions de Mohammad-ben-Ismaël peut en être regardé comme la définition. Ils ne pratiquent ni circoncision, ni prières, ni jeûne; ils n'observent ni prohibitions, ni fêtes. Ils boivent du vin, mangent du porc, et se marient de sœur à frère. Seulement on ne voit plus chez eux d'al-

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liance publique entre les enfans et les pères. D'après ceci, l'on conclura avec raison que les Druzes n'ont pas de culte: cependant il faut en excepter une classe qui a des usages religieux marqués. Ceux qui la composent, sont au reste de la nation, ce qu'étaient les initiés aux profanes; ils se donnent le nom d'Oqqâls, qui veut dire spiritualistes, et au vulgaire celui de Djâhel, c'est-à-dire, ignorant; ils ont divers grades d'initiation, dont le plus élevé exige le célibat. On les reconnaît au turban blanc qu'ils affectent de porter comme un symbole de leur pureté; et ils mettent tant d'orgueil à cette pureté, qu'ils se croyent souillés par l'attouchement de tout profane. Si l'on mange dans leur plat, si l'on boit dans leur vase, ils les brisent; et de-là l'usage assez répandu dans le pays, d'une espèce de vase à robinet d'où l'on boit sans y porter les lèvres. Toutes leurs pratiques sont enveloppées de mystères: ils ont des oratoires toujours isolés, toujours placés sur des lieux hauts, et ils y tiennent des assemblées secrètes où les femmes sont admises. On prétend qu'ils y pratiquent quelques cérémonies en présence d'une petite statue qui représente un bœuf ou un veau; et l'on a voulu

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déduire de-là qu'ils descendaient des Samaritains. Mais outre que ce fait n'est pas avéré, le culte du bœuf pourrait avoir d'autres origines. Ils ont un ou deux livres qu'ils cachent avec le plus grand soin; mais le hasard a trompé leur jalousie; car dans une guerre civile, qui arriva il y a six à sept ans, l'Emir Yousef, qui est Djâhel, en trouva un dans le pillage d'un de leurs oratoires. Des personnes qui l'ont lu, assurent qu'il ne contient qu'un jargon mystique, dont l'obscurité fait sans doute le prix pour les adeptes. On y parle du Hakem B'amr-eh, par lequel ils désignent Dieu incarné dans la personne du Kalif: on y fait mention d'une autre vie, d'un lieu de peines et d'un lieu de bonheur, où les Oqqâls auront, comme de raison, la première place. On y distingue divers degrés de perfection auxquels on arrive par des épreuves successives. Du reste, ces sectaires ont toute la morgue et tous les scrupules de la superstition: ils sont incommuniquans, parce qu'ils sont faibles; mais il est probable que s'ils étaient puissans, ils seraient promulgateurs et intolérans. Le reste des Druzes, étranger à cet esprit, est tout-à-fait insouciant des choses religieuses. Les Chrétiens qui vivent

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dans leur pays, prétendent que plusieurs admettent la métempsychose; que d'autres adorent le soleil, la lune, les étoiles: tout cela est possible; car, ainsi que chez les Ansârié, chacun livré à son sens suit la route qui lui plaît; et ces opinions sont celles qui se présentent le plus naturellement aux esprits simples. Lorsqu'ils vont chez les Turks, ils affectent des dehors Musulmans; ils entrent dans les mosquées et font les ablutions et la prière. Passent-ils chez les Maronites, ils les suivent à l'Eglise et prennent l'eau·bénite comme eux. Plusieurs, importunés par les Missionnaires, se sont fait baptiser; puis sollicités par des Turks, ils se sont laissé circoncire, et ont fini par mourir sans être ni Chrétiens, ni Mahométans; ils ne sont pas si inconséquens en matières politiques.

§. IV. Du Gouvernement des Druzes.

Ainsi que les Maronites, les Druzes peuvent se partager en deux classes: le peuple, et les Notables désignés par le nom de Chaiks et par celui d'Émirs, c'est à-dire, descendans des Princes. La condition générale est celle de cultivateur. Soit comme fermier, soit comme propriétaire, chacun vit sur son héritage, travaillant à ses

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mûriers et à ses vignes: en quelques cantons, l'on y joint les tabacs, les cotons, et quelques grains; mais ces objets sont peu considérables. Il paraît que dans l'origine toutes les terres furent, comme jadis parmi nous, aux mains d'un petit nombre de familles. Mais pour les mettre en valeur, il a fallu que les grands propriétaires fissent des ventes et des arrentemens; cette subdivision est devenue le principal mobile de la force de l'État, en ce qu'elle a multiplié le nombre des intéressés à la chose publique; cependant il subsiste des traces de l'inégalité première, qui ont encore aujourd'hui des effets pernicieux. Les grands biens que conservent quelques familles, leur donnent trop d'influence sur toutes les démarches de la nation. Leurs intérêts particuliers ont trop de poids dans la balance des intérêts publics. Ce qui s'est passé dans ces derniers temps, en a donné des exemples faits pour servir de leçon. Toutes les guerres civiles ou étrangères qui ont troublé le pays, ont été suscitées par l'ambition et les vues personnelles de quelques maisons principales, telles que les Lesbeks, les Djambelâts, les Ismaëls de Solyma, etc. Les Chaiks de ces maisons qui possè-

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dent à eux seuls le dixième du pays, se sont fait des créatures par leur argent, et ils ont fini par entraîner le reste des Druzes dans leurs dissentions. Il est vrai que c'est peut-être à ce conflit de partis divers, que la Nation entière a dû l'avantage de n'être point asservie par son Chef.

Ce Chef, appelé Hâkem, ou Gouverneur, et aussi Émir, ou Prince, est une espèce de Roi ou Général qui réunit en sa personneles pouvoirs civil et militaire. Sa dignité passe tantôt du père aux enfans, tantôt du frère au frère, selon le droit de la force bien plus que selon des lois convenues. Les femmes, dans aucun cas, ne peuvent y former des prétentions à titre d'héritage. Elles sont déja exclues de la succession dans l'état civil; à plus forte raison le seront-elles dans l'état politique. En général les États de l'Asie sont trop orageux, et l'administration y exige trop nécessairement les talens militaires, pour que les femmes osent s'en mêler. Chez les Druzes, lorsque la lignée mâle manque dans la famille régnante, c'est à l'homme de la Nation qui réunit le plus de suffrages et de moyens, que passe l'autorité. Mais avant tout, il doit obtenir l'agrément des Turks, dont il devient le vassal et le tributaire. Il

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arrive même qu'à raison de leur suzeraineté, ils peuvent nommer le Hâkem contre le gré de la Nation, ainsi que l'a pratiqué Djezzâr dans la personne d'Ismaël de Hasbêya; mais cet état de contrainte ne dure qu'autant qu'il est maintenu par la violence qui l'établit. Les fonctions du Gouverneur sont de veiller à l'ordre public, d'empêcher les Émirs, les Chaiks et les villages de se faire la guerre; il a droit de les réprimer par la force s'ils désobéissent. Il est aussi chef de la justice, et nomme les Qadis, en se réservant toutefois à lui seul le droit de vie et de mort; il perçoit le tribut, dont il paye au Pacha une somme convenue chaque année. Ce tribut varie selon que la Nation sait se faire redouter: au commencement du siècle, il était de cent soixante bourses (deux cents mille livres). Melhem força les Turks de le réduire à soixante. En 1784, l'Émir Yousef en payait quatre-vingt, et en promettait quatre-vingt-dix. Ce tribut, que l'on appelle Miri, est imposé sur les mûriers, sur les vignes, sur les cotons et sur les grains. Tout terrain ensemencé paye à raison de son étendue; chaque pied de mûrier est taxé trois medins, c'est-à-dire, trois sols neuf deniers. Le cent de

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pieds de vigne paye une piastre, ou quarante medins. Souvent l'on refait à neuf les rôles de dénombrement, afin de conserver l'égalité dans l'imposition. Les Chaiks et Emirs n'ont aucun privilège à cet égard, et l'on peut dire qu'ils contribuent aux fonds publics à raison de leur fortune. La perception se fait presque sans frais; chacun paye son contingent à Dair-el-Qamar, s'il lui plaît, ou à des collecteurs du Prince qui parcourent le pays après la récolte des soies. Le bénéfice du tribut est pour le Prince, en sorte qu'il est intéressé à réduire les demandes des Turks: il le serait aussi à augmenter l'impôt; mais cette opération exige le consentement des Notables, qui ont le droit de s'y opposer. Leur consentement est également nécessaire pour la guerre et pour la paix. Dans ces cas, l'Emir doit convoquer des assemblées générales, et leur exposer l'état des affaires. Tout Chaik et tout paysan qui par son esprit ou son courage a quelque crédit, a droit d'y donner sa voix; en sorte que l'on peut regarder le gouvernement comme un mélange tempéré d'aristocratie, de monarchie et de démocratie. Tout dépend des circonstances: si le Gouverneur est homme de tête, il est absolu; s'il en manque,

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il n'est rien. La raison de cette vicissitude est qu'il n'y a point de lois fixes; et ce cas, qui est commun à toute l'Asie, est la cause radicale de tous les désordres de ses gouvernemens.

Ni l'Émir principal, ni les Émirs particuliers n'entretiennent de troupes: ils n'ont que des gens attachés au service domestique de leur maison, et quelques esclaves noirs. S'il s'agit de faire la guerre, tout homme, Chaik ou paysan, eh état de porter les armes, est appelé à marcher. Chacun alors prend un petit sac de farine, un fusil quelques balles, quelque peu de poudre fabriquée dans le village, et il se rend au lieu désigné par le Gouverneur. Si c'est une guerre civile, comme il arrive quelquefois, les serviteurs, les fermiers, les amis s'arment chacun pour leur patron, ou pour leur chef de famille, et se rangent autour de lui. Souvent en pareil cas l'on croirait que les partis échauffés vont se porter aux derniers désordres; mais rarement passent-ils aux voies de fait, et sur-tout au meurtre: il intervient toujours des médiateurs, et la querelle s'appaise d'autant plus vîte, que chaque patron est obligé d'entretenir ses partisans de vivres et de munitions. Ce régime, qui a d'heureux effets dans les troubles

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civils, n'est pas sans abus pour les guerres du dehors: celle de 1784 en a fait preuve. Djezzâr, qui savait que toute l'armée vivait aux frais de l'Emir Yousef, affecta de temporiser; les Druzes qui trouvaient doux d'être nourris sans rien faire, prolongèrent les opérations; mais l'Émir s'ennuya de payer, et il conclut un traité dont les conditions ont été fâcheuses, et pour lui, et par contre-coup pour la nation, puisqu'il est constant que les vrais intérêts du Prince et des sujets sont toujours inséparables.

Les usages dont j'ai été témoin dans ces circonstances, représentent assez bien ceux des temps anciens. Lorsque l'Émir et les Chaiks eurent décidé la guerre à Dair-el-Qamar, des crieurs montèrent le soir sur les sommets de la montagne; et là, ils commencèrent à crier à haute voix: A la guerre, à la guerre; prenez le fusil; prenez les pistolets: nobles Chaiks, montez à cheval; armez-vous de la lance et du sabre; rendez-vous demain à Dair-el-Qamar. Zèle de Dieu ! zèle des combats ! Cet appel entendu des villages voisins, y fut répété; et comme tout le pays n'est qu'un entassement de hautes montagnes et de vallées pro-

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fondes, les cris passèrent en peu d'heures jusqu'aux frontières. Dans le silence de la nuit, l'accent des cris et le long retentissement des échos, joints à la nature du sujet, avaient quelque chose d'imposant et de terrible. Trois jours après, il y avait quinze mille fusils à Dair-el-Qamar, et l'on eût pu sur le champ entamer les opérations.

L'on conçoit aisément que des troupes de ce genre ne ressemblent en rien à notre militaire d'Europe; elles n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni distribution; c'est un attroupement de paysans en casaque courte, les jambes nues et le fusil à la main. A la différence des Turks et des Mamlouks, ils sont tous à pied; les Émirs seuls et les Chaiks ont des chevaux d'assez peu de service, vu la nature âpre et raboteuse du terrain. La guerre qu'on y peut faire est purement une guerre de poste. Jamais les Druzes ne se risquent en plaine; et ils ont raison: ils y supporteraient d'autant moins le choc de la cavalerie, qu'ils n'ont pas même de bayonnettes à leurs fusils. Tout leur art consiste à gravir sur les rochers, à se glisser parmi les broussailles et les blocs de pierre, et à faire delà un feu assez dangereux, en ce

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qu'ils sont à couvert, qu'ils tirent à leur aise, et qu'ils ont acquis par la chasse et des jeux d'émulation, l'habitude de tirer juste. Ils entendent assez bien les irruptions à l'improviste, les surprises de nuit, les embuscades et tous les coups de main où l'on peut aborder l'ennemi promptement, et corps à corps. Ardens à pousser leurs succès, prompts à se décourager et à reprendre courage, hardis jusqu'à la témérité, quelquefois même féroces, ils ont sur-tout deux qualités qui font les excellentes troupes: ils obéissent exactement à leurs chefs, et sont d'une sobriété et d'une vigueur de santé désormais inconnues ches les nations civilisées. Dans la campagne de 1784, ils passèrent trois mois en plein air, sans tentes, et n'ayant pour tout meuble qu'une peau de mouton; cependant il n'y eut pas plus de malades et de morts, que s'ils eussent été dans leurs maisons. Leurs vivres consistaient, comme en tout autre temps, en petits pains cuits sous la cendre ou sur une brique, en oignons crus, en fromage, en olives, en fruits, et quelque peu de vin. La table des Chefs était presque aussi frugale, et l'on peut assurer qu'ils ont vécu cent jours, où un même

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nombre de Français et d'Anglais ne vivrait pas dix. Ils ne connaissent ni la science des fortifications, ni l'artillerie, ni lescampemens, en un mot, rien de ce qui fait l'art de la guerre. Mais s'il se trouvait parmi eux quelques hommes qui en eussent l'idée, ils en prendraient facilement le goût, et deviendraient une milice redoutable. Elle serait d'autant plus aisée à former, que les mûriers et les vignes ne suffisent pas pour les occuper toute 'année, et qu'il leur reste beaucoup de temps (1) que l'on pourrait employer aux exercices militaires. Dans les derniers recensemens des hommes armés, on en a compté près de 40,000; ce qui suppose pour le total de la population environ 120,000 ames: il y a peu à y ajouter, parce qu'il n'y a point de Druzes dans les villes de la côte. La surface du pays étant de cent dix lieues carrées, il en résulte pour chaque lieue, mille quatre-vingt-dix ames; ce qui égale la population de nos meilleures provinces. Pour sentir combien est forte cette proportion,

(1) A raison de ce loisir, lorsque la récolte des soies esc faite dans le Liban, il en part beaucoup de paysans, qui vont, comme nos Limousins, faire les récoltes dans la plaine.

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l'on observera que le sol est rude, qu'il reste encore beaucoup de sommets incultes, que l'on ne recueille pas en grains de quoi se nourrir trois mois par an, qu'il n'y a aucune manufacture, que toutes les exportations se bornent aux soies et aux cotons, dont la balance surpasse de bien peu l'entrée du blé de Haurân, des huiles de Palestine, du riz et du café que l'on tire de Baîrout. D'où vient donc cette affluence d'hommes sur un si petit espace? Toute analyse faite, je n'en puis voir de cause, que le rayon de liberté qui y luit. Là, à la différence du pays Turk, chacun jouit dans la sécurité, de sa propriété et de sa vie. Le paysan n'y est pas plus aisé qu'ailleurs; mais il est tranquille: il ne craint point, comme je l'ai entendu dire plusieurs fois, que l'Aga, le Quâiemmaquâm, ou le Bacha envoyent des Djendis (1) piller la maison, enlever la famille, donner la bastonnade, etc. Ces excès sont in ouis dans la montagne. La sécurité y a donc été un premier moyen de population, par l'attrait que tous les hommes trouvent à se multiplier par-tout où il a de l'aisance. La frugalité de la nation, qui consomme

(1) Gens de guerre.

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peu en tout genre, a été un second moyen aussi puissant. Enfin un troisième, est l'émigration d'une foule de familles chrétiennes qui désertent journellement les provinces Turkes pour venir s'établir dans le Liban; elles y sont accueillies des Maronites par fraternité de religion, et des Druzes par tolérance, et par l'intérêt bien entendu de multiplier dans leur pays le nombre des cultivateurs, des consommateurs et des alliés. Tous vivent en paix; mais je dois dire que les Chrétiens montrent souvent un zèle indiscret et tracassier, propre à la troubler.

La comparaison que les Druzes ont souvent lieu de faire de leur sort, à celui des autres sujets Turks, leur a donné une opinion avantageuse de leur condition, qui, par une gradation naturelle, a rejailli sur leurs personnes. Exempts de la violence et des insultes du despotisme, ils se regardent comme des hommes plus parfaits que leurs voisins, parce qu'ils ont le bonheur d'être moins avilis. De-là s'est formé un caractère plus fier, plus énergique, plus actif, un véritable esprit républicain. On les cite dans tout le Levant pour êtres inquiets, entreprenans, hardis et braves jusqu'à la témérité: on les a vus en plein jour fondre

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dans Damas, au nombre de 300 seulement, et y répandre le désordre et le carnage. Il est remarquable qu'avec Un régime presque semblable, les Maronites n'ont point ces qualités au même degré: j'en demandai un jour la raison dans une assemblée où l'on en faisait l'observation, au sujet de quelques faits passés récemment; après un moment de silence, un vieillard Maronite écartant sa pipe de sa bouche, et roulant le bout de sa barbe dans ses doigts, me répondit: Peut-être les Druses craindraient-ils plus la mort, s'ils croyaient à ce qui la suit. Ils n'admettent pas non plus la morale du pardon des injures. Personne n'est aussi ombrageux qu'eux sur le point d'honneur. Une insulte dite oufaite à ce nom et à la barbe, est sur le champ punie de coups de kandjar ou de fusil, pendant que chez le peuple des villes, elle n'aboutit qu'à des cris d'injures. Cette délicatesse a causé dans les manières et le propos une réserve, ou, si l'on veut, une politesse que l'on est surpris de trouver chez des paysans. Elle passe même jusqu'à la dissimulation et à la fausseté, sur-tout dans les Chefs, que de plus grands intérêts obligent à de plus grands ménagemens. Lia circonspection est nécessaire à tous, par les

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conséquences redoutables du talion dont j'ai parlé. L'usage peut nous en paraître barbare; mais il a le mérite de suppléer à la justice régulière, toujours incertaine et lente dans des États troublés et presque anarchiques.

Les Druzes ont un autre point d'honneur arabe, celui de l'hospitalité. Quiconque se présente à leur porte à titre de suppliant ou de passager, est sûr de recevoir le logement et la nourriture, de la manière la plus généreuse et la moins affectée. J'ai vu en plusieurs rencontres de simples paysans donner le dernier morceau de pain de leur maison au passant affamé; et lorsque je leur faisais l'observation qu'ils manquaient de prudence: Dieu est libéral et magnifique, répondaient-ils, et tous les hommes sont frères. Aussi personne ne s'avise de tenir auberge dans leur pays, non plus que dans le reste de la Turquie. Lorsqu'ils contractent avec leur hôte l'engagement sacré. du pain et du sel, rien ne peut par la suite le leur faire violer: on en cite des traits qui font le plus grand honneur à leur caractère. Il y a quelques années qu'un Aga de Janissaires, coupable de rebellion, s'enfuit de Damas, et se retira chez les Druzes. Le Pacha le sut et le demanda à l'É-

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mir, sous peine de guerre; l'Émir le demanda au Chaik Talhouq qui l'avait reçu; mais le Chaik indigné répondit: Depuis quand a-t-on vu les Druzes livrer leurs hôtes? Dites à l'Émir que tant que Talhouq gardera sa barbe, il ne tombera pas uncheveu de la tête de son réfugié. L'Émir menaça de l'enlever de force; Talhouq arma sa famille. L'Émir craignant une émeute, prit une voie usitée comme juridique dans le pays; il déclara au Chaik qu'il feroit couper cinquante mûriers par jour, jusqu'à ce qu'il rendît l'Aga. On en coupa mille et Talhouq resta inébranlable. A la fin, les autres Chaiks indignés prirent fait et cause, et le soulèvement allait devenir général, quand l'Aga se reprochant d'occasionner tant de désordres, s'évada à l'insu même de Talhouq (1).

(1) J'ai trouvé dans un recueil manuscrit d'anecdotes Arabes un autre trait qui, quoiqu'étranger aux Druzes, me semble trop beau pour être omis.
«Au temps des Califs, dit l'auteur, lorsqu'Abdalah, le verseur de sang, eut égorgé tout ce qu'il put saisir de descendans d'Ommiah, l'un d'eux nommé Ébrahim, fils de Soliman, fils d'Abd-el-Malek, eut le bonbeur d'échapper, et se sauva à Koufa, où il entra déguisé. Ne connaissant personnne à qui il pût se confier, il entra au hasard sous le portique d'une grande maison, et s'y assit. Peu après le maître arrive, suivi de plusieurs valets, descend de cheval, entre, et voyant l'étranger, il lui demande qui il est. Je suis un infortuné, répond Ébrahim, qui te demande l'asyle. Dieu te protège, dit l'homme riche; entre, et sois en paix. Ébrahim vécut plusieurs mois dans cette maison, sans que son hôte lui fît de questions. Mais lui-même étonné de le voir tous les jours sortir et rentrer à cheval à la même heure, se hasarda un jour à lui en demander la raison. J'ai appris, répondit l'homme riche, qu'un nommé Ébrahim, fils de Soliman, est caché dans cette ville: il a tué mon père, et je le cherche pour prendre mon talion. Alors je connus, dit Ébrahim, que Dieu m'avait conduit là à dessein; j'adarai son décret, et me résignant à la mort, je répliquai: Dieu a pris ta cause, homme offensé, ta victime est à tes pieds. L'homme riche étonné répondit: O étranger ! je vois que l'adversité te pèse, et qu'ennuyé de la vie, tu cherches un moyen de la perdre; mais ma main est liée pour le crime. Je ne te trompe pas, dit Ébrahim: ton père était un tel; nous nous rencontrâmes en tel endroit, et l'affaire se passa de telle et telle manière». Alors un tremblement violent saisit l'homme riche; ses dents se choquèrent comme à un homme transi de froid, ses yeux étincelèrent de fureur, et se remplirent de larmes. Il resta ainsi quelque temps le regard fixé contre terre; enfin, levant la tête vers Ébrahim: Demain,1e sort, dit-il, te joindra à mon père; et Dieu aura pris mon talion. Mais, moi, comment violer l'asyle de ma maison? Malheureux étranger, fuis de ma présence; tiens, voilà cent sequins: sors promptement, et que je ne te revoie jamais.»

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Les Druzes ont aussi le préjugé des Bedouins sur la naissance: comme eux, ils attachent un

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grand prix à l'ancienneté des familles: cependant l'on ne peut pas dire qu'il en résulte des inconvéniens essentiels. La noblesse des Émirs et des Chaiks ne les dispense pas de payer le tribut, en proportion de leurs revenus; elle ne leur donne aucune prérogative, ni dans la possession des biens fonds, ni dans celle des emplois. On ne connaît dans le pays, non plus que dans toute la Turquie, ni droits de chasse, ni glèbe, ni dîmes seigneuriales ou ecclésiastiques, ni francs-fiefs, ni lods et ventes; tout est, comme l'on dit, en francaleu: chacun, après avoir payé son miri, saferme ou sa rente, est maître chez soi. Enfin, par un avantage particulier, les Druzes et les Maronites ne payent point le rachat des successions, et l'Émir ne s'arroge pas, comme le Sultan, la propriété foncière et universelle: néanmoins il existe dans la loi des héritages un abus qui a de fâcheux effets. Les pères ont, comme dans le Droit Romain, la faculté d'avantager tel de leurs enfans qui'il leur plaît; et de-là, il est arrivé dans plusieurs familles de Chaiks, que tous les biens se sont rassemblés sur un même sujet, qui s'en est servi pour intriguer et cabaler, pendant que ses parens sont demeurés, comme l'on dit, Princes d'oli-

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ves et de fromage; c'est-à-dire, pauvres comme des paysans.

Par une suite de leurs préjugés, les Druzes n'aiment pas à s'allier hors de leurs familles. Ils préfèrent toujours leur parent, fût-il pauvre, à un étranger riche; et l'on a vu plus d'une fois de simples paysans refuser leurs filles à des marchands de Saide et de Baîrout, qui possédaient 12 et 15 mille piastres. Ils conservent aussi jusqu'à un certain point l'usage des Hébreux, qui voulait que le frère épousât la veuve du frère; mais il ne leur est pas particulier, et ils le partagent, ainsi que plusieurs autres de cet ancien peuple, avec les habitans de la Syrie, et en général avec les peuples Arabes.

En résumé, le caractère propre et distinctif des Druzes, est, comme je l'ai dit, une sorte d'esprit républicain qui leur donne plus d'énergie qu'aux autres sujets Turks, et une insouciance de Religion qui contraste beaucoup avec le zèle des Musulmans et des Chrétiens. Du reste, leur vie privée, leurs usages, leurs préjugés sont ceux des autres Orientaux. Ils peuvent épouser plusieurs femmes, et les répudier quand il leur plaît; mais à l'exception de l'Émir et de quelques Notables, les cas

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en sont très-rares. Occupés de leurs travaux champêtres, ils n'éprouvent point ces besoins factices, ces passions exagérées, que le désœuvrement donne aux habitans des villes. Le voile que portent leurs femmes est lui-même un préservatif de ces desirs qui troublent la société. Chaque homme ne connaît de visage de femme que celui de la sienne, de sa mère, de sa sœur et de sa bellesœur. Chacun vit au sein de sa famille et se répand peu au-dehors. Les femmes, celles même des Chaiks, pétrissent le pain, brûlent le café, lavent le linge, font la cuisine, en un mot vaquent à tous les ouvrages domestiques. Les hommes cultivent les vignes et les mûriers, construisent des murs d'appui pour les terres, creusent et conduisent des canaux d'arrosement. Seulement le soir ils s'assemblent quelquefois dans la cour, l'aire ou la maison du chef du village ou de la famille; et là, assis en rond, les jambes croisées, la pipe à la bouche, le poignard à la ceinture, ils parlent de la récolte et des travaux, de la disette ou de l'abondance, de la paix ou de la guerre, de la conduite de l'Émir, de la quantité de l'impôt, des faits du passé, des intérêts du présent, des conjectures de l'avenir. Souvent 1es

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enfans, las de leurs jeux, viennent écouter en silence; et l'on est étonné de les voir à dix ou douze ans, raconter d'un air grave pourquoi Djezzâr a déclaré la guerre à l'Émir Yousef, combien le Prince a dépensé de bourses, de combien l'on augmentera le miri, combien il y avait de fusils au camp, et qui possédait la meilleure jument. Ils n'ont pas d'autre éducation: on ne leur fait lire ni les pseaumes, comme chez les Maronites, ni le Qorân, comme chez les Musulmans; à peine les Chaiks savent-ils écrire un billet. Mais si leur esprit est vuide de connoissances utiles ou agréables, du moins n'est-il pas préoccupé d'idées fausses et nuisibles; et sans doute cette ignorance de la nature vaut bien la sottise de l'art. Il en est du moins résulté un avantage, qui est que les esprits étant tous à-peu-près égaux, l'inégalité des conditions ne s'est pas rendue aussi sensible. En effet l'on ne voit point chez les Druzes cette grande distance entre les rangs, qui, dans la plupart des sociétés, avilit les petits sans améliorer les grands. Chaiks ou paysans, tous se traitent avec cette familiarité raisonnable qui ne tient ni de la licence, ni de la servitude. Le grand Émir lui - même n'est point un homme

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différent des autres: c'est un bon gentilhomme, campagnard, qui ne dédaigne pas de faire asseoir à sa table le plus simple fermier. En un mot, ce sont les mœurs des temps anciens, c'est-à-dire, les mœurs de la vie champêtre, par laquelle toute nation a été obligée de commencer; en sorte que l'on peut établir que tout peuple chez qui on les trouve, n'est encore qu'à la première époque de son état social.

§. IV. Des Motouâlis.

A l'orient du pays des Druzes, dans la vallée profonde qui sépare leurs montagnes de celles du pays de Damas, habite un autre petit peuple connu en Syrie sous le nom de Motouâlis. Le caractère qui les distingue des autres habitans de la Syrie, est qu'ils suivent le parti d'Ali, comme les Persans, pendant que tous les Turks suivent celui d'Omar ou de Moaouia. Cette distinction fondée sur le schisme qui l'an 36 de l'Hedjire partagea les Arabes sur les successeurs de Mahomet, entretient, comme je l'ai dit, une haine irréconciliable entre les deux partis. Les sectateurs d'Omar, qui se regardent comme seuls Orthodoxes, se qualifient de Sonnites, qui a le même

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sens, et appellent leurs adverses, Chiites, c'est-à-dire Sectateurs (d'Ali). Le mot de Motouâli a la même signification dans le dialecte de Syrie. Les sectateurs d'Ali, qui prennent ce nom en mauvaise part, y substituent celui d'Adlié, qui veut dire partisans de la justice (littéralement justiciers); et ils ont priscette dénomination en conséquence d'un point de doctrine qu'ils ont élevé contre la croyance des Sonnites. Voici ce qu'en dit un petit Ouvrage arabe, intitulé: Fragmens théologiques sur les sectes et religions du monde (1).

«On appelle Adlié ou Justiciers, des sectaires qui prétendent que Dieu n'agit que par des principes de justice conformes à la raison des hommes. Dieu ne peut, disent-ils, proposer un culte impraticable, ni ordonner des actions impossibles, ni obliger à des choses hors de notre portée: mais en ordonnant l'obéissance, il donne la faculté, il éloigne la cause du mal, il permet le raisonnement; il demande ce qui est facile, et non ce qui est difficile; il ne rend point responsable de la faute d'autrui; il ne punit point d'une action

(1) Abârât el Motkallamin fi mazâheb oua Dianât el Dònia.

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étrangère; il ne trouve pas mauvais dans l'homme ce que lui-même a créé en lui, et il n'exige pas qu'il prévienne ce que la destinée a décrété sur lui, parce que cela seroit une injustice et une tyrannie dont Dieu est incapable par la perfection de son être». A cette doctrine, qui choque diamétralement celle des Sonnites, les Moutouâlis ajoutent des pratiques extérieures qui entretiennent leur aversion mutuelle. Par exemple, ils maudissent Omar et Moaouia comme usurpateurs et rebelles: ils célèbrent Ali et Hosain comme saints et martyrs. Ils commencent les ablutions parle coude, au lieude les commencer par le bout du doigt, comme les Turks; ils se réputent souillés par l'attouchement des étrangers; et, contre l'usage général du Levant, ils ne boivent ni ne mangent dans le vase qui a servi à une personne qui n'est pas de leur secte, ils ne s'asseyent même pas à la même table.

Ces principes et ces usages, en isolant les Motouâlis de leurs voisins, en ont fait une société distincte. On prétend qu'ils existent depuis longtemps en corps de nation dans cette contrée; cependant leur nom n'a point paru avant ce siècle dans les livres; il n'est pas même sur les cartes

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de Danville: la Roque, qui partait de leur pays il y a moins de cent ans, ne les désigne que par celui d'Amédiens. Quoiqu'il en soit, ils ont dans ces derniers temps fixé l'attention de la Syrie par leurs guerres, leurs brigandages, leurs progrès et leurs revers. Avant le milieu du siècle, ils ne possédoient que Balbek, leur chef-lieu, et quelques cantons dans la vallée et dans l'anti-Liban, d'où ils paroissent originaires. A cette époque on les trouve gouvernés comme les Druzes, c'est-à-dire, partagés sous un nombre de Chaiks ayant un chef principal, tiré de la famille de Harfouche. Après 1750, ils s'étendirent dans le haut du Beqââ, et s'introduisirent dans le Liban, où ils occupèrent des terrains appartenais aux Maronites jusque vers Becharrai. Ils les incommodèrent même par leurs brigandages, au point que l'Émir Yousef se vit obligé de les attaquer à force ouverte et de les chasser. D'autre part leurs progrès les avoient conduits le long de leur rivière jusqu'auprès de Sour (Tyr). Cefut dans ces circonstances, en 1760, que Dâher eut l'adresse de se les attacher. Les Pachas de Saide et de Damas réclamoient des tributs qu'on négligeoit de leur payer; ils se plaignaient de divers dégâts causés à leurs

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sujets par les Motouâlis: ils eussent voulu les châtier; mais la vengeance n'était ni sûre, ni facile. Dâher intervînt; il se rendit caution du tribut, promit de surveiller les déprédations; et par ce moyen, il s'acquit des alliés qui pouvaient, disait-on, armer 10000 cavaliers, tous gens résolus et redoutés. Peu de temps après ils s'emparèrent de Sour (Tyr), et ils firent de ce village leur en trepôt maritime: en 1771 ils servirent utilement Alibek et Dâher contre les Ottomans. Mais pendant leur absence, l'Émir Yousef ayant armé les Druzes vint saccager leur pays Il était devant le château de Djezîn, quand les Motouâlis revenant de Damas, apprirent la nouvelle de cette invasion. Au récit des barbaries qu'avaient commises les Druzes, un corps avancé de 500 hommes seulement fut tellement saisi de rage, qu'il poussa sur le champ vers l'ennemi, résolu de périr en se vengeant. Mais la surprise et le désordre qu'ils jetèrent, et la discorde qui régnait entre les factions de Mansour et de Yousef, favorisèrent cette manœuvre désespérée, au point que toute l'armée composée de 25000 hommes, subit la déroute la plus complète. Dans les années suivantes, les affaires de Dâher ayant pris une fà-

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cheuse tournure, les Motouâlis se refroidirent pour lut: enfin ils l'abandonnèrent dans la catastrophe où il perdit la vie. Mais ils ont porté la peine de leur imprudence sous l'administration du Pacha qui lui a succédé. Depuis l'année 1777, Djezzâr, maître d'Acre et de Saide, n'a cessé de travailler à leur perte. Sa persécution les força en 1784 de se réconcilier avec les Druzes, et de faire cause commune avec l'Émir Yousef, pour lui résister. Quoique réduits à moins de sept cents fusils, ils firent plus dans cette campagne que quinze à vingt mille Druzes et Maronites rassemblés sous Dair-el-Qamar. Eux seuls enlevèrent le lieu fort de Mar-Djêbaa, et passèrent au fil du sabre cinquante à soixante Arnautes (1) qui le gardaient. Mais la mésintelligence des chefs Druzes ayant fait avorter toutes les opérations, le Pacha a fini par s'emparer de toute la vallée et de la ville même de Balbek. A cette époque on ne comptait pas plus de cinq cents familles de Motouâlis, qui se sont réfugiées dans l'Antiliban et dans le Liban des Maronites; et désormais

(1) Nom que les Turks donnent aux soldats Macédoniens et aux Epirotes.

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proscrites de leur sol natal, il est probable qu'elles finiront par s'anéantir, et par emporter avec elles le nom même de cette nation.

Tels sont les peuples particuliers qui se trouvent compris dans l'enceinte de la Syrie. Le reste de la population qui forme la plus grande masse, est, comme je l'ai dit, composé de Turks, de Grecs, et de la race Arabe. Il me reste à faire un tableau de la distribution géographique du pays, selon l'administration Turke, et à y joindre quelques considérations générales sur le résultat des forces et des revenus, sur la forme du gouvernement, et enfin sur le caractère et les mœurs de ces peuples.

Mais avant de passer à ces objets, je crois devoir donner une idée des mouvemens qui ont failli dans ces derniers temps causer une révolution importante, et susciter en Syrie une puissance indépendante: je veux parler de l'insurrection du Chaik Dâher, qui pendant plusieurs années, a attiré les regards des politiques. Un exposé succinct de son histoire sera d'autant plus intéressant, qu'il est neuf, et que ce que l'on en a appris parles nouvelles publiques, a été peu

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propre à donner une idée juste de l'état des affaires dans ces pays éloignés.

CHAPITRE XXV.

Précis de l'Histoire de Dâher, fils d'Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu'en 1776.

LE Chaik Dâher qui dans ces derniers temps, a causé de si vives inquiétudes à la Porte, était d'origine arabe, d'une de ces tribus de Bedouins qui se sont habituées sur les bords du Jourdain et dans les environs du lac de Tabarié (ancienne Tibériade). Ses ennemis aiment à rappeler que dans sa jeunesse il conduisait des chameaux; mais ce trait, qui honore son esprit en faisant concevoir l'espace qu'il sut franchir, n'a rien d'incompatible avec une naissance distinguée: il est, et sera toujours dans les mœurs des Princes arabes de s'occuper de fonctions qui nous semblent viles, Ainsi que je l'ai déja dit, les Chaiks guident euxmêmes leurs chameaux, et soignent leurs chevaux, pendant que leurs filles et leurs femmes broyent le

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blé cuisent le pain, lavent le linge, et vont à la fontaine, comme au temps d'Abraham et d'Homère; et peut-être cette vie simple et laborieuse fait-elle plus pour le bonheur que l'oisiveté ennuyée, et le faste rassasié qui entourent les Grands des nations policées. Quant à Dâher, il est constant que sa famille était une des plus puissantes du pays. Après la mort d'Omar son père, arrivée dans les premières années du siècle, il partagea le commandement avec un oncle et deux frères. Son domaine fut Safad, petite ville et lieu fort dans les montagnes au nord-ouest du lac de Tabarié. Peu après, il yajouta Tabarié même. C'est lui que Pocoke (1) y trouva en 1737, occupé à se fortifier contre le Pacha de Damas, qui peu auparavant avait fait étrangler un de ses frères. En 1742, un autre Pacha, nommé Soliman-el-âdm l'y assiégea et bombarda la place, au grand étonnement de la Syrie, qui même aujourd'hui connaît peu les bombes (2). Malgré son courage,

(1) Tome 3, page 204.

(2) J'ai vu des lettres d'un M. Jean-Joseph Blanc, négociant d'Acre, qui se trouvait au camp de Soliman à cette époque, et qui en donnait des détails.

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Dâher etait aux abois, lorsqu'un incident heureux, et dit-on prémédité, le tira d'embarras. Une colique violente et subite emporta Soliman en deux jours. Asâd-el-âdm, son frère et son successeur, n'eut pas les mêmes raisons ou les mêmes dispositions pour continuer la guerre, et Dâher fut tranquille du côté des Ottomans. Mais son caractère remuant et les chicanes de ses voisins lui donnèrent d'autres affaires. Des discussions d'intérêt le brouillèrent avec son oncle et son frère. Plus d'une fois on en vint aux armes, et Dâher toujours vainqueur, jugea à propos de terminer ces tracasseries par la mort de ses concurrens. Alors revêtu de toute la puissance de sa maison, et absolument maître de ses forces, il ouvrit une plus grande carrière à son ambition. Le commerce qu'il faisait, selon la coutume de tous les Gouverneurset Princes d'Asie, lui avait fait sentir l'avantage qu'il y aurait à communiquer immédiatement avec la mer. Il avait conçu qu'un port entre ses mains serait un marché public, où les étrangers établiraient une concurrence favorable au débit de ses denrées. Acre, située à sa porte et sous ses yeux, convenait à ses desseins: depuis plusieurs années, il y faisait des affaires avec les

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comptoirs Français. Acre, àla vérité, n'était qu'un monceau de ruines, un misérable village ouvert et sans défense. Le Pacha de Saide y tenait un Aga et quelques soldats qui n'osaient se montrer en campagne. Les Bedouins y dominaient, et faisaient la loi jusqu'aux portes. La plaine, jadis si fertile, n'était qu'une vaste friche, où les eaux croupissaient et par leurs vapeurs empestaient les environs. L'ancien port était comblé, mais la rade de Haîfa qui en dépend, offrait un avantage si précieux, que Dâher se décida à en profiter. Il fallait un prétexte: la conduite de l'Aga ne tarda pas de l'offrir. Un jour que l'on avait débarqué des munitions de guerre destinées contre le Chaik, il marcha brusquement vers Acre, prévint l'Aga par une lettre menaçante qui lui fit prendre la fuite, et entra sans coup férir dans la ville, où il s'établit; cela se passait vers 1749. II avait alors environ soixante-trois ans. L'on pourra trouver cet âge bien avancé pour de tels coups de main; mais si l'on observe qu'en 1776, à près de quatre-vingt-dix ans, il montait encore hardiment un cheval fougueux, on jugera qu'il était bien plus jeune que cet âge ne semble le comporter. Cette démarche hardie pouvait avoir des

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suites; il les avait prévues, et il se hâta de les prévenir: sur le champ il écrivit au Pacha de Saide; et lui représentant que ce qui s'était passé de lui à l'Aga, n'était qu'une affaire personnelle, il protesta qu'il n'en était pas moins le sujet très-soumis du Sultan et du Pacha; qu'il payerait le tribut du district qu'il avait occupé, comme l'Aga même; qu'en outre, il s'engageait à contenir les Arabes, et qu'il ferait tout ce qui pourrait convenir pour rétablir ce pays ruiné. Le plaidoyer de Dâher, accompagné de quelques mille sequins, fit son effet dans les Divans de Saide et de Constantinople: on reçut ses raisons, et on lui accorda tout ce qu'il voulut.

Ce n'est pas que la Porte fût la dupe des protestations de Dâher: elle est trop accoutumée à ce manége pour s'y méprendre; mais la politique des Turks n'est point de tenir leurs vassaux dans une stricte obéissance; ils ont dès longtemps calculé que s'ils f***aisaient la guerre à tous les rebelles, ce serait un travail sans relâche, une grande consommation d'hommes et d'argent, sans compter les risques d'échouer souvent, et par-là de les enhardir. Ils ont donc

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pris le parti de la patience; ils temporisent (1); ils suscitent des voisins, des parens, des enfans; et plus tôt ou plus tard, les rebelles qui suivent tous la même marche, subissent le même sort, et finissent par enrichir le Sultan de leurs dépouilles.

De son côté, Dâher ne s'en imposa pas sur cette bienveillance apparente. Acre qu'il voulait habiter, n'offrait aucune défense; l'ennemi pouvait le surprendre par terre et par mer: il résolut d'y pourvoir. Dès 1750 sous prétexte de se faire bâtir une maison, il construisit à l'angle du nord sur la mer, un palais qu'il munit de canons. Puis, pour protéger le port, il bâtit quelques tours; enfin il ferma la ville du côté de terre, par un mur au quel il ne laissa que deux portes. Tout cela passa chez les Turks pour des ouvrages, mais parmi nous on en rirait. Le palais de Dâher avec ses murs hauts et minces, son fossé étroit et ses tours antiques, est incapable de résistance: quatre pièces de campagne renverseraient en deux volées, et les murs et les mauvais canons que l'on a guindés dessus à cinquante

(1) Les Arabes ont à ce sujet un proverbe singulier qui peint bien cette conduite: l'Osmanli, disent-ils, atteint les lièvres avec des charrettes.

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pieds de hauteur. Le mur de la ville est encore plus foible; il est sans fossé, sans rempart, et n'a pas trois pieds de profondeur. Dans toute cette partie de l'Asie, on ne connaît ni bastions, ni lignes de défenses, ni chemins couverts, ni remparts; rien en un mot de la fortification moderne. Une frégate montée de 30 canons, bombarderait toute la côte sans difficulté; mais comme l'ignorance est commune aux assaillans et aux assaillis, la balance reste égale.

Après ces premiers soins, Dâher s'occupa de donner au pays une amélioration qui devait tourner au profit de sa propre puissance. Les Arabes de Saqr, de Muzainé et d'autres tribus circonvoisines avaient fait déserter les paysans par leurs courses et leurs pillages: il songea à les réprimer; et employant tantôt les prières ou les mehaces, tantôt les présent ou les armes, il parvint à rétablir la sûreté dans la campagne. L'on put semer, sans voir son blé dévoré par les chevaux; l'on recueillit, sans voir enlever son grain par les brigands. La bonté du terrain attira des cultivateurs; mais l'opinion de la sécurité, ce bien si précieux à qui a connu les alarmes, fit encore plus. Elle se répandit dans toute la Syrie; et les

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cultivateurs Musulmans et Chrétiens, par-tout vexés et dépouillés, se réfugièrent en foule chez Dâher, où ils trouvaient la tolérance religieuse et civile. Chypre même désolée par les vexations de son Gouverneur, par la révolte qui en avait été la suite, et par les atrocités dont Kior Pacha (1) l'expiait; Chypre vit déserter une colonie de Grecs à qui Dâher donna, sous les murs d'Acre des terrains dont ils firent des jardins passables. Des Européens qui trouvèrent un débit de leurs marchandises, et les denrées pour leurs retraits, accoururent faire des établissemens; les terres se défrichèrent; les eaux prirent un écoulement; l'air se purifia, et le pays devint salubre et même agréable.

D'autre part Dâher renouvelait ses alliances avec les grandes tribus du désert, chez lesquelles il avait marié ses enfans. Il y voyait plus d'un avantage; car d'abord il s'assurait, en cas de disgrace, un refuge inviolable. En second lieu, il contenait, par leur moyen, le Pacha de Damas, et il se pro-

(1) Quand Kior Pacha vint à Chypre, il prit nombre de rebelles, et les fit précipiter du haut des murs sur des crampons de fer où ils restaient accrochés jusqu'à ce qu'ils expirassent dans les tourmens qu'on peut imaginer.

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curait des chevaux de race, dont il eut toujours la passion au plus haut point. Il caressait donc les Chaiks d'Anazé, de Sardie, de Saqr, etc. C'est alors qu'on vit pour la première fois dans Acre ces petits hommes secs et brûlés, extraordinaires même aux Syriens. Il leur donnait des armes et des vêtemens: pour la première fois aussi le désert vit ses habitans porter des culottes; et au-lieu d'arcs et d'arquebuses à mèche, prendre des fusils à pierre et des pistolets.

Depuis quelques années les Motouâlis inquiétaient les Pachas de Saide et de Damas, en pillant leurs terres, et en refusant le tribut. Dâher concevant le parti qu'il pouvait tirer de ces alliés, intervint d'abord comme méditateur dans les démêlés: puis, pour accommoder les parties, il offrit d'être caution des Motouâlis, et de payer leur tribut. Les Pachas qui assuraient leurs fonds, acceptèrent, et Dâher ne crut pas avoir fait un marché de dupe, en s'assurant l'amitié d'un peuple qui pouvait mettre 10,000 cavaliers sur pied.

Cependant ce Chaik ne jouissait pas tranquillement du fruit de ses travaux. Pendant qu'il avait à redouter au dehors les attaques d'un Suzerain

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jaloux, son pouvoir était ébranlé à l'intérieur par des ennemis domestiques, presque aussi dangereux. Suivant la mauvaise coutume des Orientaux, il avait donné à ses enfans des gouvernemens, et les avait placés loin de lui dans des contrées qui fournissaient à leur entretien. De cet arrangement il résulta que ces Chaiks se voyant enfans d'un grand Prince, voulurent tenir un état proportionné: les dépenses excédèrent les revenus. Eux et leurs agens vexèrent les sujets: ceux-ci se plaignirent à Dâher, qui gronda; les flatteurs envenimèrent les deux partis. L'on se brouilla; et laguerre éclata entre le père et les enfans. Souvent les frères se brouilloient entre eux: autre sujet de guerre. D'ailleurs le Chaik devenait vieux; et ses enfans qui calculaient d'après un terme ordinaire, voulaient anticiper sa succession. Il devait laisser un héritier principal de ses titres et de sa puissance: chacun briguait la préférence, et ces brigues étaient un sujet de jalousie et de dissention. Par une politique rétrécie, Dâher favorisait la discorde: elle pouvait avoir l'avantage de tenir ses milices en haleine, et de les aguerrir; mais outre que ce moyen causait mille désordres, il eut encore l'inconvénient d'entraîner une dissipation

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de finances, qui força de recourir aux expédiens: il fallut augmenter les douanes; le commerce surchargé se ralentit. Enfin ces guerres civiles portaient aux récoltes une atteinte toujours sensible dans un état aussi borné.

D'autre part, le Divan de Constantinople ne voyait pas sans chagrin les accroissemens de Dâher; et les intentions que ce Chaik laissait percer, excitaient encore plus ses alarmes. Elles prirent une nouvelle force par une demande qu'il forma. Jusqu'alors il n'avait tenu ses domaines qu'à titre de fermier, et par bail annuel. Sa vanité s'ennuya de cette formule: il avait les réalités de la puissance; il voulut en avoir les titres: il les crut peut-être nécessaires pour en imposer davantage à ses enfans et à ses sujets. Il sollicita donc vers 1768, pour lui et pour son successeur, une investitur durable de son gouvernement, et demanda d'être proclamé Chaik d'Acre, Prince des Princes, Commandant de Nazareth, de Tabarié, de Safad, et Chaik de toute la Galilée. La Porte accorda tout à la Crainte et à l'argent: mais Cette fumée de vanité éveilla de plus en plus sa jalousie et son animosité.

Elle avait d'ailleurs des griefs trop répétés; et

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quoique Dâher les palliât, ils avaient toujours l'effet d'entretenir la haine et le désir de la vengeance. Telle fut l'aventure du célèbre pillage de la caravane de la Mekke en 1757. Soixante mille Pèlerins dépouillés et dispersés dans le désert, un grand nombre détruit par le fer ou par la faim, des femmes réduites en esclavage, un butin de la plus grande richesse, et sur-tout le viol sacrilège d'un acte de religion; tout cela fit dans l'Empire une sensation dont on se souvient encore. Les Arabes spoliateurs étaient alliés de Dâher; il les reçut à Acre, et leur permit d'y vendre leur butin. La Porte lui en fit des reproches amers; mais il tâcha de se disculper et de l'appaiser, en envoyant le pavillon blanc du Prophète.

Telle fut encore l'affaire des Corsaires Maltais. Depuis quelques années ils infestaient les côtes de Syrie; et, sous le mensonge d'un pavillon neutre, ils étaient reçus dans la rade d'Acre: ils y déposaient leur butin, et y vendaient les prises faites sur les Turks. Quand ces abus se divulguèrent, les Musulmans crièrent au sacrilège. La Porte informée tonna. Dâher protesta ignorance du fait; et pour prouver qu'il ne favorisait point un commerce aussi honteux à l'État et à la religion,

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il arma deux galiottes, et les mit en mer avec l'ordre apparent de chasser les Maltais. Mais le fait est que ces galiottes ne firent point d'hostilités contre les Maltais, et servirent au contraire à communiquer en mer avec eux loin des témoins. Dâher fit plus: il prétexta que la rade de Haîfa était sans protection; que l'ennemi pouvait s'y loger malgré lui; et il demanda que la Porte bâtit un fort, et le munît aux frais du Sultan: l'on remplit sa demande; et quelque temps après, il fit décider que le fort était inutile, il le rasa, et en transporta les canons de bronze à Acre.

Ces faits entretenaient l'aigreur et les alarmes de la Porte. Si l'âge de Dâher la rassurait, l'esprit remuant de ses enfans, et les talens militaires d'Ali, l'aîné d'entre eux, l'inquiétaient: elle craignait de voir se perpétuer, s'agrandir même, une puissance indépendante. Mais constante dans son plan ordinaire, elle n'éclatait point, elle agissait en dessous; elle envoyait des Capidjis; elle stimulait les brouilleries domestiques, et opposait des agens capables du moins d'arrêter les progrès qu'elle redoutait.

Le plus opiniâtre de ces agens fut cet Osman, Pacha de Dajnas, que nous avons vu jouer un

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rôle principal dans la guerre d'Alibek. Il avait mérité la bienveillance du Divan, en décelant les trésors de Soliman Pacha, dont il était Mamlouk. La haine personnelle qu'il portait à Dâher, et l'activité connue de son caractère, déterminèrent la confiance en sa faveur. On le regarda comme un contre-poids propre à balancer Dâher: en conséquence on le nomma Pacha de Damas en 1760; et pour lui donner plus de force, on nomma ses deux enfans aux Pachalics de Tripoli et de Saide, enfin, en 1765, on ajouta à son apanage Jérusalem et toute la Palestine.

Osman seconda bien les vues de la Porte: dès les premières années il inquiéta Dâher; il augmenta les redevances des terrains qui relevaient de Damas. Le Chaik résista; le Pacha fit des menaces, et l'on vit que la querelle ne tarderait pas de s'échauffer. Osman épiait le moment de frapper un coup qui terminât tout: il crut l'avoir trouvé, et la guerre éclata.

Tous les ans le Pacha de Damas fait dans son gouvernement ce qu'on appelle la tournée (1), dont le but est de lever le miri ou impôt des

(1) Cela se pratique dans la plupart des grands Pachalics dont les vassaux sont peu soamis.

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terres. Dans cette occasion, il mène toujours avec lui un corps de troupes capable d'assurer la perception. Il imagina de profiter de cette circonstance pour surprendre Dâher; et se faisant suivre d'un corps nombreux, il prit sa route à l'ordinaire, vers le pays de Nâblous. Dàher était alors au pied d'un château où il assiégeait deux de ses enfans: le danger qu'il courait était d'autaut plus grand, qu'il se reposait fur la foi d'une trève avec le Pacha. Son étoile le sauva. Un soir, au moment qu'il s'y attendai le moins, un courrier Tartare (1) lui remettes lettres de Constantinople: Dâher les ouvre, et sur le champ il suspend toute hostilité, dépêche un cavalier vers ses enfans, et leur marque qu'il ayent à lui préparer à souper à lui et à trois suivans; qu'il a des affaires de la dernière conséquence pour eux tous à leur communiquer. Dâher avait un caractère connu; on lui obéit: il arrive à l'heure convenue; l'on mange gaiement; à la fin du repas, il tire ses lettres et les fait lire; elles étaient de l'espion qu'il entretenait à Constantinople, et elles portaient: «que le Sultan l'avait trompé dans le

(1) Ce sont des Tartares qui font l'office de courriers en Turquie.

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dernier pardon qu'il lui avait envoyé; que dans le même temps il avait délivré un Kat-Chérif (1) contre sa tête et contre ses biens; que tout était concerté entre les trois Pachas, Osman et ses enfans, pour l'envelopper et le détruire lui et sa famille; que le Pacha marcherait en force vers Nâblous pour le surprendre, etc.» On juge aisément de la surprise des auditeurs; aussitôt de tenir conseil: les opinions se partagent; la plupart veulent qu'on marche en force vers le Pacha; mais l'aîné des enfans de Dâher, Ali, qui a laissé dans la Syrie un souvenir célèbre de ses exploits, Ali représenta qu'un corps d'armée ne pourrait se transporter assez vîte pour surprendre le Pacha; qu'il aurait le temps de se mettre à couvert; que l'on aurait la honte d'avoir violé la trève; qu'il n'y avait qu'un coup de main qui pût convenir, et qu'il s'en chargeait. Il demanda cinq cents cavaliers: on le connoissait; on les lui donna: il part sur le, champ, marche toute la nuit, se repose à couvert; pendant le jour; et la nuit suivante il fait tant de

(1) Ce mot, qui signifie Noble-seing, est une lettre de proscription conçue en ses termes: Un tel qui es l'esclaue de ma sublime Porte, vas vers un tel, mon esclave, et rapporte sa tête à mes pieds, au péril de la tienne.

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diligence, qu'à l'aube du jour il arrive à l'ennemi. Les Turks, selon leur usage, dormaient épars dans leur camp sans ordre et sans gardes; Ali et ses cavaliers fondent le sabre à la main, taillent adroite et à gauche tout ce qui se présente: les Turks s'éveillent en tumulte; le nom d'Ali répand la terreur, tout s'enfuit en désordre. Le Pacha n'eut pas même le temps de passer sa fourrure: à peine était-il hors de sa tente, lorsque Ali y arriva; on saisit sa cassette, ses châles, ses pelisses, son poignard, son nerguil (1), et pour comble de succès le noble-sein du Sultan. De ce moment la guerre fut ouverte, et selon les mœurs du pays, on la fit par incursion et par escarmouches, où les Turks eurent rarement l'avantage.

Les frais qu'elle entraîna épuisèrent bientôt les coffres du Pacha; pour y subvenir, il eut recours au grand expédient des Turks. Il rançonna les villes, les villages, les corps et les particuliers; quiconque fut soupçonné d'avoir de l'argent, fut appelé, sommé, bâtonné, dépouillé. Ces vexations causèrent une révolte à Ramlé en Palestine, dès la première année qu'il en eut la ferme: il

(1) Pipe à la Persanne, composée d'un grand flacon plein d'eau, où la fumée se purge avant d'arriver à la bouche.

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l'étouffa par d'autres vexations plus odieuses et plus meurtrières. Deux ans après, c'est-à-dire, en 1767, les mêmes traitemens firent révolter Gaze; il les renouvela à Yâfa en 1769, et là, entre autres, il viola le droit des gens dans la personne de l'agent de Venise, Jean Damiâni, vieillard respectable, à qui il fit donner une torture de cinq cents coups de bâton sur la plante des pieds, et qui ne conserva un reste de vie qu'en rassemblant de sa fortune et de la bourse de tous ses amis, une somme de près de soixante mille livres qu'il compta au Pacha. Ce genre d'avanies est habituel en Turquie; mais comme elles n'y sont pas ordinairement si violentes ni si générales, celles-ci poussèrent à bout les esprits. On murmura de toutes parts; et la Palestine, enhardie par le voisinage de l'Egypte révoltée, menaça d'appeler un protecteur étranger.

Ce fut en ces circonstances qu'Alibek, conquérant de la Mekke et du Saïd, tourna ses projets d'agrandissement vers la Syrie. L'alliance de Dâher, la guerre qui occupait les Turks contre les Russes, le mécontentement des peuples, tout favorisa son ambition. Il publia donc en 1770 un manifeste, par lequel il déclara que Dieu ayant

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accordé à ses armes une bénédiction signalée, il ese croyait obligé d'en user pour le soulagement des peuples, et pour réprimer la tyrannie d'Osman dans la Syrie. Incontinent il fit passer à Gaze un corps de Mamlouks qui occupa Ramlé et Loudd. Ce voisinage partagea Yâfa en deux factions, dont l'une voulait se rendre aux Egyptiens; l'autre appela Osman: Osman accourut en diligence, et se campa près de la ville; le surlendemain on annonça Dâher qui accourait de son côté: Yâfa se croyant alors en sureté, ferma ses portes au Pacha; mais dans la nuit, pendant qu'il préparait sa fuite, un parti de ses gens se glissant le long de la mer, entra par le défaut du mur dans la ville, et la saccagea. Le lendemain Dâher parut, et ne trouvant point les Turks, il s'empara sans résistance de Yâfa, de Ramlé et de Loudd, où il établit des garnisons de son parti.

Les choses ainsi préparées, Mohammad-Bek arriva en Palestine avec la grande armée au mois de février 1771, et se rendit le long de la mer auprès du Chaik à Acre. Là, ayant effectué sa jonction avec douze ou treize cents Motouâlis commandés par Nâsif, et quinze cents Safadiens

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Commandés par Ali, fils de Dâher, il marcha en avril vers Damas. On a vu ci-devant comment cette armée combinée battit les forces réunies des Pachas, et comment, maître de Damas et près d'occuper le Château, Mohammad - Bek changea tout-à-coup de dessein, et reprit la route du Kaire. Ce fut dans cette occasion que le Ministre de Dâher; Ibrahim Sabbar, n'ayant reçu pour explication, de la part de Mohammad, que des menaces, lui écrivit, au nom du Chaik, une lettre de reproches, qui devint par la suite la cause ou le prétexte d'une nouvelle querelle. Cependant Osman de retour à Damas, recommença ses vexations et ses hostilités: s'imaginant que Dâher, étourdi du coup qui tenait de le frapper, n'était pas sur ses gardes, il projeta de le surprendre dans Acre même. Mais à peine était-il en route, que Ali-Dâher et Nâsif, informés de sa marche, se proposèrent de lui rendre le change: en conséquence ils partent des environs d'Acre à la dérobée; et apprenant qu'il est campé sur la rive occidentale du lac de Houlé, ils arrivent sur lui à l'aube du jour, s'emparent du porit de Yaqoub, qu'ils trouvent mal gardé, et fondent le sabre à la main dans son camp,

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qu'ils remplissent de carnage. Ce fut, comme à l'affaire de Nâblous, une déroute générale; les Turks, pressés du côté de la terre, se jetèrent vers le lac, espérant le traverser à la nage; mais dans l'empressement et la confusion de cette foule, les chevaux et les hommes s'embarrassaut mutuellement, l'ennemi eut le temps d'en tuer un grand nombre: une autre partie plus considérable périt dans les eaux et dans les boues du lac. On crut que le Pacha avait subi ce dernier sort; mais il eut le bonheur d'échapper sur les épaules de deux Noirs qui le passèrent à la nage. Sur ces entrefaites le Pacha de Saide, Darouich, fils d'Osman, avait engagé les Druzes dans sa cause, et quinze cents Oqqâls étaient venus sous la conduite d'Ali-Djambalat, renforcer sa garnison. D'autre part, l'Emir Yousef, descendu dans la vallée des Motouâlis avec vingt-cinq mille hommes, mettait tout à feu et à sang. Ali-Dâher et Nâsif, ayant appris ces nouvelles, tournèrent sur le champ de ce côté. Le 21 octobre 1771, arriva l'affaire où un corps avancé de cinq cents Motouâlis mit les Druzes en déroute: leur fuite porta la terreur dans Saide, où ils furent suivis de près par les Safadiens. Ali-Djambalat,

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désespérant de défendre la ville, l'évacua incontinent; pes Oqqâls en se retirant la pillèrent; les Motouâlis la trouvant sans défense, y entrèrent et la pillèrent à leur tour. Enfin, les Chefs appaisèrent le pillage, et en prirent possession pour Dâher, qui établit Motsallam ou Gouverneur, un Barbaresque appelé Degnizlé, renommé pour sa bravoure.

Ce fut alors que la Porte, effrayée des revers qu'elle essuyait et de la part des Russes et de la part de ses sujets rebellas, fit proposer à Dâher la paix à des conditions très-avantageuses. Pour l'y faire consentir, elle cassa les Pachas de Damas, de Saide et de Tripoli; elle désavoua leur conduite, et fit solliciter le Chaik de se réconcilier avec elle, Dâher, âgé de quatre vingt-cinq à quatre-vingt-six ans, voulait y donner les mains pour terminer en paixsa vieillesse; mais son Ministre, Ibrahim, l'en détourna: il espérait qu'Ali-Bek viendrait l'hiver suivant conquérir la Syrie, et que ce Mamlouk en céderait une portion considérable à Dâher. Il voyait dans cet agrandissement futur de la puissance de son maître, un moyen d'accroître sa fortune particulière, et d'ajouter de nouveaux trésors à ceux que son insatiable avarice avait

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déja entassés, Séduit par cette brillante perspective, il rejeta les propositions de la Porte; et se prépara à pousser la guerre avec une nouvelle activité.

Tel était l'état des affaire, lorsque l'année suivante éclata, en février, la révolte de Mohammad-Bek contre Ali-Bek. Ibrahim se flatta d'abord qu'elle n'aurait aucune suite; mais bientôt la nouvelle de l'expulsion d'Ali et de son arrivée à Gaze, en qualité de fugitif et de suppliant, vint le désabuser. Ce coup releva le courage de tous les ennemis de Dâher. La faction des Turks dans Yâfa en profita pour reprendre l'ascendant. Elle s'appropria les effets qu'avait déposés la flottille de Rodoan; et aidée par un Chaik de Nâblous, elle fit révolter la ville, et s'opposa au passage des Mamlouks. Les circonstances devinrent d'autant plus critiques, que l'on parlait de l'arrivée prochaine d'une grosse armée Turke, assemblée vers Alep. Il semblait que Dâher ne dût pas s'éloigner d'Acre; mais comptant que sa diligence ordinaire pourvoirait à tout, il marcha vers Nâblous, châtia les rebelles en passant; et ayant joint Ali-Bek au-dessous de Yâfa, il l'amenasans obstacle à Acre. Après une réception telle que la dicte l'hospitalité Arabe, ils marchèrent ensemble

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contre les Turks, qui, sous la conduite de sept Pachas, assiégeaient Saide, de concert avec les Druzes. Il se trouvait alors dans la rade de Haifa des vaisseaux Russes, qui, profitant de la révolte de Dâher, faisaient des provisions: le Chaik négocia avec eux; et moyennant une somme de 600 bourses, il les engagea à seconder par mer ses opérations. Son armée dans cette circonstance pouvait consister en cinq ou six mille cavaliers Safadiens Motouâlis, auxquels se joignirent les huit cents Mamlouks d'Ali, et environ mille piétons Barbaresques. Les Turks, au contraire, et les Druzes réunis, pouvaient se monter à dix mille cavaliers et vingt mille paysans. A peine eurent-ils appris l'arrivée de l'ennemi, qu'ils levèrent le siège, et se retirèrent au nord de la ville, non pour fuir, mais pour y attendre Dâher et lui livrer le combat. Il s'engagea en effet le lendemain avec plus de méthode qu'on n'en avait vu jusque-là. L'armée Turke s'étendant de la mer au pied des montagnes, se rangea par pelotons à-peu-près sur la même ligne. Les Oqqâls à pied, étaient sur le rivage dans des haies de nopals et dans des fosses qu'ils avaient faites, pour empêcher une sortie de la ville. Les cavaliers occu-

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paient la plaine par groupes assez confus; vers le centre et un peu en avant, étaient huit canons de douze et de vingt-quatre, la seule artillerie dont on eût encore usé en rase campagne. Enfin au pied des montagnes et sur leur penchant, était la milice Druze, armée de fusils, sans retranchemens et sans canons. Du côté de Dâher, les Motouâlis et les Safadiens se rangèrent sur le plus grand front possible, et tâchèrent d'occuper autant de plaine que les Turks. A l'aile droite que commandait Nâsif, étaient les Motouâlis et les mille Barbaresques à pied, pour contenir les paysans Druzes. L'aile gauche, sous la conduite d'Ali-Dâher, fut laissée sans appui contre les Oqqâls; mais on se reposait sur les frégates et les bateaux Russes, qui avançaient parallèlement à l'armée en serrant le rivage. Au centre étaient les huit cents Mamlouks, et derrière eux Ali-Bek avec le vieux Dâher, qui animait encore les siens parson exemple et ses discours. L'affaire s'engagea par les frégates Russes. A peine eurent-elles tiré quelques bordées sur les Oqqâls qu'ils évacuèrent leur poste en déroute; alors les pelotons de cavaliers marchant à-peu-près de front, arrivèrent à la portée du canon des Turks. De ce moment, les

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Mamlouks, jaloux de justifier l'opinion qu'on avait de leur bravoure, se lancèrent bride-abattue vers l'ennemi. Leur audace eut l'effet d'intimider les canonniers, qui se voyant à pied entre deux lignes de chevaux, sans ouvrages et sans infanterie pour les soutenir, tirèrent précipitamment et s'enfuirent. Les Mamlouks, peu maltraités de cette volée, passèrent en un clin-d'œil au milieu des canons, et fondirent tête baissée dans les pelotons ennemis. La résistance dura peu: le désordre se répandit de toutes parts, et dans ce désordre chacun ne sachant ce qu'il avait à faire ni ce qui se passait autour de lui, fut par cette incertitude plus disposé à fuir qu'à combattre. Les Pachas donnèrent l'exemple du premier parti, et dans un instant la fuite fut générale. Les Druzes, qui ne servaient la plupart qu'à regret dans la cause des Turks, profitèrent de Cette déroute pour tourner le dos, et s'enfoncer dans leurs montagnes: en moins d'une heure la plaine fut nettoyée. Les alliés, satisfaits de leur victoire, ne s'engagèrent pas à la poursuite dans un terrain qui devient plus difficile à mesure que l'on marche vers Baîrout; mais les frégates Russes, pour punir les Druzes, allèrent canonner cette ville, où elles firent une

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descente, et brûlèrent trois cents maisons, Ali-Bek et Dâher, de retour à Acre, songèrent à tirer vengeance de la révolte et de la mauvaise-foi des gens de Nâblous, et des habitons de Yâfa. Dès les premiers jours de juillet 1772, ils parurent devant cette ville. D'abord ils essayèrent les voies d'accommodement; mais la faction des Turks ayant rejeté toute proposition, Il fallut employer la force. Ce siège ne fut, à proprement parler, qu'un blocus, et l'on ne doit pas se figurer qu'on y suivit les règles connues en Europe. Pour toute artillerie, l'on n'avait de part et d'autre que quelques gros canons mal montés, mal établis, encore plus mal servis. Les attaques ne se faisaient ni par tranchées ni par mines; et il faut avouer que ces moyens n'étaient pas nécessaires contre un mur sans fossés, sans rempart et sans épaisseur. On fit d'assez bonne heure une brèche; mais les cavaliers de Dâher et d'Ali-Bek mirent peu de zèle à la franchir, parce que les assiégés avaient embarrassé le terrain de l'intérieur, de pierres, de pieux et de trous. Toute l'attaque consistait en fusillades qui ne tuaient pas beaucoup de monde. Huit mois se passèrent ainsi, malgré l'impatience d'Ali-Bek, qui était resté seul Commandant du

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siège. Enfin, les assiégés se trouvant épuisés de fatigue, et manquant de provisions, se rendirent par composition. Au mois de février 1773, Ali-Bek y plaça un Gouverneur pour Dâher, qu'il se hâta d'aller joindre à Acre. Il le trouva occupé des préparatifs nécessaires pour le faire rentrer en Égypte, et il y joignit ses soins pour les accélérer. On n'attendait plus qu'un secours de six cents hommes qu'avaient promis les Russes, quand l'impatience d'Ali-Bek le détermina à partir, Dâher employa toute sorte d'instances pour l'arrêter encore quelques jours, et donner aux Russes le temps d'arriver; mais voyant que rien ne pouvait suspendre sa résolution, il le fit accompagner par quinze cents cavaliers, sous la conduite d'Otmân, l'un de ses fils. Peu de jours après (en avril 1773), les Russes amenèrent leur renfort, qui, quoique moindre qu'on ne l'avait espéré, causa un vif regret de ne pouvoir l'employer; mais ce regret fut sur-tout, amer, lorsque Dâher vit son fils et ses cavaliers revenir en qualité de fuyards, lui annoncer leur désastre et celui d'Ali-Bek, Il en fut d'autant plus affecté, qu'à la place d'un allié puissant par ses ressources, il acquérait un ennemi redou-

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table par sa haine et son activité. A son âge, cette perspective était affligeante; et il est sans doute honorable à son caractère de n'en avoir pas été plus abattu. Un évènement heureux vint se joindre à sa fermeté pour le consoler ou le distraire. L'Émir Yousef, contrarié par une faction puissante, avait été obligé d'invoquer le secours du Pacha de Damas, pour se maintenir dans la possession de Baîrout. Il y avait placé une créature des Turks, le ci-devant Bek Ahmed-el-Djezzâr. A peine cet homme fut-il revêtu du commandement de la ville, qu'il résolut de s'en faire un nouveau moyen de fortune: il commença par s'emparer de cinquante mille piastres appartenantes au Prince, et il déclara ouvertement ne reconnaître de maître que le Sultan: l'Émir, étonné de cette perfidie, demanda en vain justice au Pacha de Damas. On désavoua Djezzâr, sans lui faire restituer saville. Pîqué de ce refus, l'Émir consentit enfin à ce qui faisait le vœu général des Druzes, et il fit alliance avec Dâher. Le traité en fut conclu près de Sour. Le Chaik, charmé d'acquérir des amis aussi puissans, vint sur le champ avec eux assiéger le rebelle. Les frégates Russes, qui ne quittaient pas ces parages depuis quelque

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temps, se joignirent aux Druzes, et convinrent pour une seconde somme de 600 bourses, decanonner Baîrout. Cette double attaque eut le succès que l'on pouvait desirer. Djezzâr, malgré la vigueur de sa résistance, fut obligé de capituler: il se rendit à Dâher seul, et le suivit à Acre, d'où il s'évada peu après. La défection des Druzes ne découragea pas les Turks: la Porte, comptant sur les intrigues qu'elle tramait en Egypte, reprit l'espoir de venir à bout de tous ses ennemis, elle replaça Osman à Damas, et lui confia un pouvoir illimité sur toute la Syrie. Le premier usage qu'il en fit, fut de rassembler sous ses ordres six Pachas; il les conduisit par la vallée de Beqâa, au village de Zahlé, dans l'intention de pénétrer au sein même des montagnes. La force de cette armée et la rapidité de sa marche, y répandirent en effet la consternation; et l'Emir Yousef, toujours timide et irrésolu, se repentait déja d'avoir trop tôt passé du côté de Dâher; mais ce vieillard veillant à la sureté de ses alliés, pourvut à leur défense. A peine les Turks étaient-ils campés depuis six jours au pied des montagnes, qu'ils apprirent qu'Ali, fils de Dâher, accourait pour les combattre. Il n'en fallut pas davantage pour

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les intimider. En yain leur observa-t-on qu'il n'avait pas 500 chevaux, et qu'ils en avaient plus de cinq mille: le nom d'Ali-Dâher en imposaittellement par l'idée de son courage indomptable, que dans une nuit, toute cette armée prit la fuite, et laissa aux habitans de Zahlé, son camp plein de dépouilles et de bagages.

Après ce dernier triomphe, il semblait que Dâher dût respirer, et vaquer sans distraction aux préparatifs d'une défense qui chaque jour devenait plus pressante; mais la fortune avait décidé qu'il ne jouirait plus d'aucun repos jusqu'à la fin de sa carrière. Depuis plusieurs années, des troubles domestiques se joignaient à ceux de l'extérieur: ce n'était même que par la distraction de ceux-ci, qu'il parvenait à calmer ceux-là. Ses enfans, qui étaient déja des vieillards, s'ennuyaient d'attendre si long-temps son héritage. Outre cette disposition qu'ils avaient eue de tout temps à la révolte, il leur était survenu des griefs qui l'avaient rendue plus dangereuse, en la rendant plus légitime. Depuis plusieurs années, le Chrétien Ybrahim, Ministre du Chaik, avait envahi toute sa confiance, et il en faisait un abus criant pour assouvir son avarice. Il n'osait pas exercer

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ouvertement les tyrannies des Turks; mais il ne négligeait aucun moyen, même malhonnête, d'amasser de l'argent. Il s'emparait de tous les objets de commerce; lui seul vendait le blé, le coton et les autres denrées de sortie: lui seul achetait les draps, les indigos, les sucres et les autres marchandises d'entrée. Avec une pareille avidité, il avait souvent choqué les prétentions et même les droits des Chaiks; ils ne lui pardonnaient pas cet abus de puissance, etchaque jour, en amenant de nouveaux sujets de plainte, portait à de nouveaux troubles. Dâher, dont la tête commençait à se ressentir de son extrême vieillesse, n'usait pas des moyens propres à les calmer. Il appelait ses enfans des ingrats et des rebelles; il ne trouvait de serviteur fidèle et désintéressé qu'Ybrahim: cet aveuglement ne servit qu'à détruire le respect pour sa personne, et à justifier leurs mécontentemens. L'année 1774 développa les fâcheux effets de cette conduite. Depuis la mort d'Ali-bek, Ybrahim trouvant que la balance des craintes devenait plus forte que celle des espérances, avait rabattu de sa hauteur. Il ne voyait plus autant de certitude à amasser de l'argent par la guerre. Ses alliés, les Russes, sur lesquels il fon-

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dait sa confiance, commençaient eux-mêmes à parler de paix. Ces motifs le déterminèrent à la conclure; il en traita avec un Capidji que la Porte entretenait à Acre. L'on convint que Dâher et ses enfans mettraient bas les armes; qu'ils conserveraient le gouvernement de leur pays; qu'ils recevraient les queues, qui en sont le symbole. Mais en même temps, on stipula que Saide serait restituée, et que le Chaik payerait le miri comme par le passé. Ces conditions mécontentèrent d'autant plus les enfans de Dâher, qu'elles furent accordées sans leur avis. Ils trouvèrent honteux de redevenir tributaires. Ils furent encore plus choqués de voir que l'on n'eût passé à aucun d'eux le titre de leur père: en conséquence, ils se révoltèrent tous. Ali s'en alla dans la Palestine, et se cantonna à Habroun; Ahmad et Seïd se retirèrent à Nâblous; Otmân chez les Arabes de Saqr, et le reste de l'année se passa dans ces dissentions. Les choses étaient à ce point, lorsqu'au commencement de 1775, Mohammad-bek parut en Palestine avec toutes les forces dont il pouvait disposer. Gaze se trouvant dépourvue de munitions, n'osa résister. Yâfa, fière d'avoir joué un rôle dans tous les évènemens précédens, fut

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plus hardie; ses habitans s'armèrent, et peu s'en fallut que leur résistance ne fît échouer la vengeance du Mamlouk; mais tout conspira à la perte de Dâher. Les Druzes n'osèrent remuer; les Motouâlis étaient mécontens: Ybrahim appelait tout le monde; mais comme il n'offrait d'argent à personne, personne ne remuait; il n'eut pas même la prudence d'envoyer des provisions aux assiégés. Ils furent contraints de se rendre, et la route d'Acre resta ouverte. Aussitôt que l'on y apprit le désastre de Yâfa, Ybrahim prit la fuite avec Dâher dans les montagnes de Safad. Ali-Dâher, qui comptait sur des conventions passées entre lui et Mohammad-bek, prit la place de son père; mais bientôt reconnoissant qu'il était trompé, il prit la fuite à son tour, et les Mamlouks furent maîtres d'Acre. Il était difficile de prévoir les bornes de cette révolution, lorsque la mort inopinée de son auteur vint tout à-coup la rendre nulle et sans effet. La fuite des Égyptiens ayant laissé libres à Dâher sa ville et son pays, il ne tarda pas d'y reparaître; mais il s'en fallait beaucoup que l'orage ne fût appaisé. Bientôt on apprit qu'une flotte Turke assiégeait Saide sous les ordres de Hasan, Capitan Pacha. Alors on re-

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connut trop tard la perfidie de la Porte, qui avait endormi la vigilance du Chaik par des démonstrations d'amitié, dans le même temps qu'elle combinait avec Mohammad-bek les moyens de le perdre. Depuis un an qu'elle s'était débarrassée des Russes, il avait été facile de prévoir ses intentions par ses mouvemens. Ne l'ayant pas fait, il restait encore à tenter d'en prévenir les effets; et l'on négligea cette dernière ressource, Degnizlé bombardé dans Saide sans espoir de secours, se vit contraint d'évacuer la ville; le Capitan Pacha se porta sur le t:hamp devant Acre. A la vue de l'ennemi, l'on délibéra sur les moyens d'échapper au danger; et il arriva à ce sujet une querelle dont l'issue décida du sort de Dâher. Dans un conseil général qui se tint, l'avis d'Ybrahim fut de repousser la force par la force: il allégua pour ses raisons que le Capitan Pacha n'avait que trois grosses voiles; qu'il ne pouvait attaquer par terre, ni rester sans danger à l'ancre en face du château; que l'on avait assez de cavaliers et de Barbaresques pour empêcher une descente, et qu'il était presque certain que les Turks s'en iraient sans rien tenter. Contre cet avis, Degnizlé opina qu'il fallait faire la paix, parce

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qu'en résistant, l'on ne ferait que prolonger la guerre; il soutint qu'il n'étoit pas raisonnable d'exposer la vie de beaucoup de braves gens, quand on pouvait y suppléer par un moyen moins précieux; que ce moyen étoit l'argent; qu'il connaissait assez l'avidité du Capitan Pacha, pour assurer qu'il se laisserait séduire; qu'il était certain de le renvoyer, et même de s'en faire un ami, en lui comptant deux mille bourses. C'était là précisément ce que craignait Ybrahim: aussi se récria-t-il contre cet avis, en protestant qu'il n'y avait pas un médin dans les coffres. Dâher vint à l'appui de son assertion: «Le Chaik a raison, reprit Degnizlé; il y a long-temps que ses serviteurs savent que sa générosité ne laisse point son argent croupir dans ses coffres; mais l'argent qu'ils tiennent de lui n'est-il pas à lui même? et croira-t-on qu'à ce titre, nous ne sachions pas trouver deux mille bourses? A ce mot, Ybrahim interrompant encore, s'écria que pour lui, il était le plus pauvre des hommes. Dites le plus lâche, reprit Degnizlé transporté de colère. Qui ne sait parmi les Arabes, que depuis quatorze ans vous entassez des trésors énormes? Qui ne sait que vous avez envahi

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tout le commerce; que vous vendez tous les terrains, que vous retenez les soldes; que dans la guerre de Mohammad-bek, vous avez dépouillé tout le pays de Gaze de ses blés, et que les habitans de Yâfa ont manqué du nécessaire?» Il allait continuer, quand le Chaik lui imposant silence, protesta de l'innocence de son Ministre, et l'accusa, lui Degnizlé, d'envie et de trahison. Outré de ce reproche, Degnizlé sortit à l'instant du Conseil, et rassemblant ses compatriotes les Barbaresques, qui faisaient la principale force de la place, il leur défendit de tirer sur le Capitan. Dâher, décidé à soutenir l'attaque, fit tout préparer en conséquence. Le lendemain, le Capitan s'étant approché du château, commença de le canonner. Dâher lui fit répondre par les pièces qui étaient sous ses yeux; mais malgré ses ordres réitérés, les autres ne tirèrent point. Alors se voyant trahi, il monta à cheval; et sortant par la porte qui donne sur ses jardins dans la partie du nord, il voulut gagner la campagne; mais pendant qu'il marchait le long des murs de ses jardins, un Barbaresque lui tira un coup de fusil dans les reins: à ce coup il tomba de cheval, et sur le champ les Barbaresques envi-

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ronnant son corps, lui coupèrent la tête; elle fut portée au Capitan Pacha, qui, selon l'odieuse coutume des Turks, la contempla, en l'accablant d'insultes, et la fit saler pour l'emporter à Constantinople, et en donner le spectacle au Sultan et au peuple.

Telle fut ta fin tragique d'un homme digne, à bien des égards, d'un meilleur sort. Depuis long-temps la Syrie n'a point vu de Commandans montrer un aussi grand caractère. Dans les affaires militaires, personne n'avoit plus de courage, d'activité, de sang-froid, de ressources. Dans les affaires politiques, sa franchise n'étoit pas altérée même parson ambition. Il n'aimait que les moyens hardis et découverts; il préférait les dangers des combats aux ruses des intrigues, Ce ne fut que depuis qu'il eut pris Ybrahim pour Ministre, que l'on vit dans sa conduite une duplicité que ce Chrétien appelait prudence. L'opinion de sa justice avait établi dans ses Etats une sécurité inconnue en Turquie; elle n'était point troublée par la diversité des Religions; il avait pour cet article la tolérance, ou si l'on veut, l'indifférence des Arabes-Bedouins. Il avoit aussi conservé leur simplicité, leurs préjugés, leurs goûts. Sa table ne

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différait pas de celle d'un riche fermier; le luxe de ses vêtemens ne s'étendait pas au-delà de quelques pelisses, et jamais il ne porta de bijoux. Toute sa dépense consistait en jumens de race, et il en a payé quelques-unes jusqu'à 20,000 liv. Il aimait aussi beaucoup les femmes; maisen même temps il était si jaloux de la décence des mœurs, qu'il avait décerné peine de mort contre toute personne surprise en délit de galanterie, et contre quiconque insulterait une femme: enfin, il avait saisi un milieu difficile à tenir, entre la prodigalité et l'avarice; et il était tout à-la-fois généreux et économe. Comment avec de si grandes qualités n'a-t-il pas plus étendu ou plus affermi sa puissance? C'est ce que la connoissance détaillée de son administration rendrait facile à expliquer; mais il suffira d'en indiquer trois causes principales.

1°. Cette administration manquait d'ordre intérieur et de principes: par cette raison, les améliorations ne se firent que lentement et confusément.

2°. Les concessions qu'il fit de bonne heure à ses enfans, introduisirent une foule de désordres qui arrêtèrent les progrès des cultures, éner-

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vèrent les finances, divisèrent les forces et préparèrent sa ruine.

3°. Enfin, une dernière cause plus active que les autres, fut l'avarice d'Ybrahim Sabbâr. Cet homme abusant de la confiance de son maître, et de la faiblesse qu'amenait l'âge, aliéna de lui, par son esprit de rapine, et ses enfans, et ses serviteurs, et ses alliés. Ses concussions même pesèrent assez sur le peuple dans les derniers temps, pour lui rendre indifférent de rentrer sous le joug des Turks. Sa passion pour l'argent était si sordide, qu'au milieu des trésors qu'il entassait, il ne vivait que de fromage et d'olives; et pour épargner encore davantage, il s'arrêtait souvent à la boutique des marchands les plus pauvres, et partageait leur frugal repas. Jamais il ne portait que des habits sales et déchirés. A voir ce petit homme maigre et borgne, on l'eût plutôt pris pour un mendiant que pour le Ministre d'un Etat considérable. Le succès de ces viles pratiques fut d'entasser environ vingt millions de France, dont les Turks ont profité. A peine sut-on dans Acre la mort de Dâher, que l'indignation publique éclatant contre Ybrahim, on le saisit, et on le livra au Capitan Pacha. Nulle

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proie ne pouvait lui être plus agréable. La réputation des trésors de cet homme était répandue dans toute la Turquie; elle avait contribué à animer le ressentiment de Mohammad-bek; elle était le principal motif des démarches du Capitan. Il ne vit pas plutôt son prisonnier, qu'il se hâta d'en exiger la déclaration du lieu et de la quantité des sommes qu'il recelait. Ybrahim se montra ferme à en nier l'existence. Le Pacha employa en vain les caresses, puis les menaces, puis les tortures: tout fut inutile; ce ne fut que par d'autres renseignemens, qu'il parvint à découvrir chez les Pères de Terre-Sainte, et chez deux Négocians Français, plusieurs caisses, si grandes et si chargées d'or, qu'il fallut huit hommes pour porter la principale. Parmi cet or, on trouva aussi divers bijoux, tels que des perles, des diamans, et en tr'autres, le KAndjar d'Ali-Bek, dont la poignée etait estimée plus de 200 mille livres. Tout cela fut transporté à Constantinople avec Ybrahim, que l'on chargea de chaînes. Les Turks, féroces et insatiables, espérant toujours découvrir de nouvelles sommes, lui firent souffrir les tortures les plus cruelles pour en obtenir, l'aveu; mais on assure qu'il maintint constam-

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ment la fermeté de son caractère, et qu'il périt avec un courage qui méritait une meilleure cause. Après la mort de Dâher, le Capitan Pacha établit Djezzâr Pacha d'Acre et de Saide, et lui confia le soin d'achever la ruine des rebelles. Fidèle à ses instructions, Djezzâr les attaqua par la ruse et par la force, et réussit au point d'amener Otmân, Seïd et Ahmed à se rendre en ses mains. Ali seul résista; et c'était lui qu'on desirait davantage. L'année suivante (1776), Hasan revint; et de concert avec Djezzâr, il assiégea Ali dans Daîr-Hanna, lieu fort, à une journée d'Acre; mais il leur échappa. Pour terminer leurs inquiétudes, ils employèrent un moyen digne de leur caractère. Us apostèrent des Barbaresques, qui, prétextant d'avoir été congédiés de Damas, vinrent dans le canton où Ali se tenait campé. Après avoir raconté leur histoire à ces gens, ils lui demandèrent l'hospitalité. Ali, à titre d'Arabe et d'homme qui n'avait jamais connu la lâcheté, les accueillit; mais ces misérables fondant sur lui pendant la nuit, le massacrèrent, et vinrent demander leur récompense, sans cependant avoir pu s'emparer de sa tête. Le Capitan se voyant délivré d'Ali, fit égorger ses frères,

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Seïd, Ahmad et leurs enfans. Le seul Otmân fut conservé en faveur de son rare talent pour la poésie, et on l'emmena à Constantinople. Le Barbaresque Degnizlé, que l'on renvoya de cette Capitale à Gaze avec le titre de Gouverneur, périt en route avec soupçon de poison. L'Émir Yousef effrayé, fit sa paix avec Djezzâr; et depuis ce moment la Galilée, rentrée aux mains des Turks, n'a conservé de la puissance de Dâher qu'un inutile souvenir.

CHAPITRE XXVI.

Distribution de la Syrie par Pachalics, selon l'administration Turke.

APRÈS que le Sultan Selim Ier se fut emparé de la Syrie sur les Mamlouks, il y établit, comme dans le reste de l'Empire, des Vice-rois ou Pachas (1), revêtus d'un pouvoir illimité et absolu. Pour s'assurer de leur soumission et faciliter leur régie, il divisa le pays en cinq gouverne-

(1) Le terme Turk Pacha, est formé des deux mots persans Pa châh, qui signifient littéralement Vict-Roi.

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mens ou pachalics, dont la distribution subsiste encore. Ces pachalics sont celui d'Alep, celui de Tripoli, celui de Saide, récemment transféré à Acre, celui de Damas, et enfin celui de la Palestine, dont le siége a été, tantôt à Gaze, et tantôt à Jérusalem. Depuis Sélim, les débornemens de ces pachalics ont souvent varié; mais la consistance générale s'est maintenue à-peu-près la même. Il convient de prendre des notions un peu détaillées des objets les plus intéressans de leur état actuel, tels que les revenus, les productions, les forces et les lieux remarquables.

CHAPITRE XXVII.

Du Pachalic d'Alep.

LE pachalic d'Alep comprend le terrain qui s'étend de l'Euphrate à la Méditerranée, entre deux lignes tirées, l'une de Skandaroun à Bir, par les montagnes; l'autre de Bêles à la mer, par Marra et le pont de Chogr. Cet espace est en grande partie formé de deux plaines;

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l'une, celle d'Antioche à l'ouest; et l'autre, celle d'Alep à l'est: le nord et le rivage de la mer sont occupés par d'assez hautes montagnes, que les anciens ont désignées sous les noms d'Amanus et de Rhosus. Eh général, le sol de ce gouvernement est gras et argileux. Les herbes hautes et vigoureuses qui croissent par-tout après les pluies d'hiver, en attestent la fécondité; mais elle y est presque sans fruit. La majeure partie des terres est en friche; à peine trouve-t-on des cultures aux environs des villes et des villages. Les produits principaux sont le froment, l'orge et le coton, qui appartiennent spécialement au pays plat. Dans les montagnes, l'on préfère la vigne, les mûriers, les olives et les figues. Les côteaux maritimes sont consacrés aux tabacs à pipe, et le territoire d'Alep aux pistaches. Il ne faut pas compter les pâturages, qui sont abandonnés aux hordes errantes des Turkmans et des Kourdes.

Dans la plupart des pachalics, le Pacha est, selon la valeur de son titre, Vice-roi et Fermier-général du pays. Dans celui d'Alep, ce second emploi lui manque. La Porte l'a confié à un Mehassel ou Collecteur, avec qui elle compte immédiate-

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ment. Elle ne lui donne de bail que pour l'année seulement. Le prix actuel de la ferme est de 800 bourses, qui font un million de notre monnoie; mais il faut y joindre un prix de babouches (a) ou pot-de-vin de 80 à 100 mille francs, dont on achète la faveur du Visir et des gens en crédit. Moyennant ces deux sommes, le Fermier est substitué à tous les droits du Gouvernement, qui sont, 1°. les douanes ou droits d'entrée et de sortie sur les marchandises venant de l'Europe, de l'Inde ou de Constantinople, et sur celles que le pays rend en échange. 2°. Les droits de passage sur les troupeaux que les Turkmans et les Kourdes a mènent chaque année de l'Arménie et du Diarbekr, pour vendre en Syrie. 3°. Le cinquième de la saline de Djeboul; enfin le miri ou impôt établi sur les terres. Ces objets réunis peuvent rendre quinze à seize cents mille livres.

Le Pacha privé de cette régie lucrative, reçoit un traitement fixe de 80,000 piastres (c'est-à-dire, de 200,000 livres) seulement. L'on a de tout temps reconnu ce fonds insuffisant

(a) Pantoufles Turkes.

Tome II. I

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à ses dépenses; car outre les troupes qu'il doit entretenir, et les réparations des chemins et des forteresses qui sont à sa charge, il est obligé de faire de grands présens aux Ministres, pour obtenir ou garder sa place; mais la Porte fait entrer en compte les contributions qu'il tirera des Kourdes et des Turkmans, les avanies qu'il fera aux villages et aux particuliers; et les Pachas ne restent pas en arrière de ses intentions. Abdi Pacha, qui commandait il y a douze ou treize ans, enleva dans quinze mois plus de quatre millions de livres, en rançonnant tous les corps de métiers, jusqu'aux nettoyeurs de pipes. Récemment un autre du même nom vient de se faire chasser pour les mêmes extorsions. Le Divan récompensa le premier d'un commandement d'armée contre les Russes; mais si celui-ci est resté pauvre, il sera étranglé comme concussionnaire. Telle est la marche ordinaire des affaires.

Selon un usage général, la commission du Pacha n'est que pour trois mois; mais souvent on le proroge jusqu'à six mois, et même un an. Il est chargé de maintenir les sujets dans l'obéissance, et de veiller à la sureté du pays contre tout ennemi domestique ou étranger. Pour cet

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effet il entretient cinq à six cents cavaliers, et à-peu-près autant de gensde pied. En outre, il a droit de disposer des Janissaires, qui sont une espèce de milice nationale classée. Comicé nous retrouverons le même état militaire dants toute la Syrie, il est à propos de dire deux mots de sa constitution.

1°. Les Janissaires dont je viens de parler, sont, dans chaque Pachalic; un certain nombre d'hommes classés, qui doivent se tenir prêts à marcher toutes les fois qu'on les appelle. Comme il y a des privilèges et des exemptions attachés à ce titre, il y a concurrence à l'obtenir. Jadis cette troupe était astreinte à une discipline et à des exereices réglés; mais depuis soixante à quatre-vingts ans, l'état militaire est tombé dans une telle decadence, qu'il ne reste aucune trace de l'ancien ordre. Ces prétendus soldats ne sont plus que des artisans et des paysans aussi ignorans que les autres, mais beaucoup moins dociles. Lorsqu'un Pacha commet des abus d'autorité, ils sont toujours les premiers à lever l'étendard de la sédition. Récemment ils ont déposé et chassé d'Alep Abdi Pacha, et il a fallu que la Porte en envoyât un autre. Elle s'en venge en faisant étrangler les

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plus mutins des opposans; mais à la première occasion, les Janissaires se font d'autres Chefs, et les affaires suivent toujours la même route. Les Pachas se voyant contrariés par cette milice nationale, ont eu recours à l'expédient usité en pareil cas: ils ont pris pour soldats des étrangers, qui n'ont dans le pays ni famille ni amis. Ces soldats sont de deux espèces, cavaliers et piétons.

Les cavaliers, les seuls que l'on répute gens de guerre, s'appellent à ce titre Daoulé ou Deleti, et encore Delibaches et Laouend, dont nous avons fait Leventi. Leurs armes sont le sabre court, le pistolet, le fusil et la lance. Leur coiffure est un long cylindre de feutre noir sans bords, élevé de neuf à dix pouces, très-incommode, en ce qu'il n'ombrage point les yeux, et qu'il tombe aisément de dessus ces têtes rasées. Leurs selles sont formées à la manière anglaise, d'un seul cuir tendu sur un châssis de bois; elles sont rases, mais elles n'en sont pas moins incommodes, en ce qu'elles écartent le cavalier, au point de lui ôter l'usage des aides: pour le reste de l'équipage et du vêtement, ces cavaliers ressemblent aux Mamlouks, à cela près, qu'ils sont

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moins bien tenus. Avec leurs habits déchirés, leurs armes rouillées et leurs chevaux de toute taille et de toute couleur, on les prendrait plutôt pour des bandits que pour des soldats. La plupart ont commencé par le premier métier, et n'ont pas changé en prenant le second. Presque tous les cavaliers en Syrie sont des Turkmans, des Kourdes ou des Caramanes, qui, après avoir fait le métier de voleurs dans leur pays, viennent chercher auprès des Pachas un asyle et du service. Dans tout l'Empire, ces troupes sont ainsi formées de brigands qui passent d'un lieu à l'autre. Faute de discipline, ils gardent par-tout leurs premières mœurs, et sont le fléau des campagnes qu'ils dévastent, et des paysans qu'ils pillent souvent à force ouverte.

Les gens de pied sont une troupe encore inférieure en tout genre. Jadis on les tirait des habitans même du pays par des enrôlement forcés; mais depuis cinquante à soixante ans, les paysans des royaumes de Tunis, d'Alger et de Maroc, se sont avisés de venir chercher en Egypte et en Syrie, une considération qui leur est refusée dans leur patrie. Eux seuls, sous le nom de Magarbé, c'est-à-dire, hommes du couchant, com-

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posent l'infanterie des Pachas; ensorte qu'il arrive, par un échange bizarre, que la milice des Barbaresques est formée de Turks, et la milice des Turks formée de Barbaresques. Lion ne peut étre plus teste que ces piétons; car tout leur équipage et leur bagage se bornent à un fusil rouillé, un grand couteau, un sac de cuir, une chemise de coton, un caleçon, une toque rouge, et quelquefois des pantoufles. Chaque mois ils reçoivent une paye de 5 piastres (12. liv. 10s.), sur laquelle ils sont obligés de s'entretenir d'armes et de vêtemens. Ils softt d'ailleurs nourris aux dépens du Pacha; ce qui ne laisse pas de former un traitement assez avantageux; la paye est double pour les cavaliers, à qui l'on fournit en outue le cheval et sa ration, qui est d'une mesure de paille hachée, et de 15 liv. d'orge par jour. Ces troupes sont divisées à l'ancienne manière Tartare, par bairâqs ou drapeaux; chaque drapeau est compté pour dix hommes, mais rarement s'en trouve-t-il six effectifs: la raison en est, que les Agas ou Commandans de drapeau étant chargés du payement des soldats, en entretiennent le moins qu'ils peuvent, afin de profiter des payes vides. Les Agas supérieurs, tolèrent

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ces abus, parce qu'ils en partagent les fruits; enfin les Pachas eux-mêmes entrent en connivence; et pour se dispenser de payer les soldes entières, ils ferment les yeux sur les pillages et l'indiseipline de leurs troupes.

C'est par les désordres d'un tel régime, que la plupart des Pachalics de l'Empire se trouvent ruinés et dévastés. Celui d'Alep en particulier est dans ce cas: sur les anciens deftar ou registres d'impôts, on lui comptait plus de 3200 villages; aujourd'hui le Collecteur en réalise à peine 400. Ceux de nos Négocians qui ont vingt ans de résidence, ont vu la majeure partie des environs d'Alep se dépeupler. Le voyageur n'y rencontre de toutes parts que maisons écroulées, citernes enfoncées, champs abandonnés. Les cultivateurs ont fui dans les villes, où leur population s'absorbe; mais où du moins l'individu échappe à la main rapace du despotisme qui s'égare sur la foule.

Les lieux de ce Pachalic qui méritent quelque attention, sont 1°. la ville d'Alep, que les Arabes appellent Halap (1). Cette ville est la ca-

(1) C'est le nom dont les anciens Géographes ont fait Xalybon; l'x représente ici le jota Espagnol; et il est remarquable que les Grecs modernes rendent encore le Arabe par ce même son de jota; ce qui cause mille, équivoques dam leur discours, attendu que les Arabes ont le jota dans une autre lettre.

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pitale de la province, et la résidence ordinaire du Pacha. Elle est située dans la vaste plaine qui s'étend de l'Oronte à l'Euphrate, et qui se confond au midi avec le désert. Le local d'Alep, outre l'avantage d'un sol gras et fertile, possède encore celui d'un ruisseau d'eau douce qui ne tarit jamais: ce ruisseau, assez semblable pour la largeur à la rivière des Gobelins, vient des montagnes d'Aêntâb, et se termine à six lieues au-des-sous d'Alep, en un marécage peuplé de sangliers et de pélicans. Près d'Alep, ses bords, au lieu des roches nues qui emprisonnent son cours supérieur, se couvrent d'une terre excellente, où l'on a pratiqué des jardins, ou plutôt des vergers, qui dans un pays chaud, et sur-tout en Turquie, peuvent passer pour délicieux. La ville elle-même est une des plus agréables de la Syrie, et est peut-être la plus propre et la mieux bâtie de tout l'Empire. De quelque côté que l'on y arrive, la foule de ses minarets et de ses dômes blanchâtres flatte l'œil ennuyé de l'aspect brun et monotone

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de la plaine. Au centre est une montagne factice, environnée d'un fossé sec, et couronnée d'une forteresse en ruines. De-là l'on domine à vue d'oiseau sur la viller, et l'on découvre au nord les montagnes neigeuses de Bailan; à l'ouest, la chaîne qui sépare l'Oronte de la mer, pendant qu'au sud et à l'Orient, la vue s'égare jusqu'à l'Euphrate. Jadis ce château arrêta plusieurs mois les Arabes d'Omar, et ne fut pris que par trahison; mais aujourd'hui, il ne résisterait pas au moindre coup de main. Sa muraille mince, basse et sans appui, est écroulée. Ses petites tours à l'antique ne sont pas en meilleur état. II n'a pas quatre canons de service, sans en excepter une coulevrine de neuf pieds de long, que l'on a prise sur les Persans au siége de Basra. 350 Janissaires qui devraient le garder, sont à leurs boutiques, et l'Aga trouve à peine de quoi loger ses gens. Il est remarquable que cet Aga est nommé par la Porte, qui, toujours soupçonneuse, divise le plus, qu'elle peut les commandemens. Dans l'enceinte du château, est un puils qui, au moyen d'un canal souterrain, tire son eau d'une source distante de cinq quarts de lieue. Les environs de la ville sont semés de grandes pierres carrées,

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surmontées d'un turban de pierre, qui sont la marque d'autant de tombeaux. Le terrain a des élévations qui, dans un siége, rendraient les approches très-faciles: telle est, entre autres, la maison des Derviches, d'où l'on commande au canal et au ruisseau. Alep ne mérite donc, comme ville de guerre aucune considération, quoiqu'elle soit la clef de la Syrie du côté du nord; mais comme ville de commerce, elle a un aspect imposant; elle est l'entrepôt de toute l'Arménie et du Diarbekr; elle envoie des caravanes à Bagdad et en Perse; elle communique au golfe Persique et à l'Inde, par Basra; à l'Egypte et à la Mekke, par Damas; et à l'Europe, par Skandaroun (Alexandrette) et Lataqîé. Le commerce s'y fait presque tout par échange. Les objets principaux sont les cotons en laine ou filés du pays, les toiles grossières qu'en fabriquent les villages; les étoffes de soie ouvrées dans la ville, les cuivres, les bourres, les poils-de-chèvre qui viennent de la Natolie; les noix-galles du Kourdestan; les marcthandises de l'Inde, telles que les châles (1) et les

(1) Les châles sont des mouchoirs de laine, larges d'une aune, et longs de près de deux. La laine en est si fine et si soyeuse, que tout le mouchoir pourrait contenir dans les deux mains jointes: on prétend que l'on n'y emploie que celle des agneaux arrachés avant terme du ventre de la mère. Les plus beaux châles viennent du Kachemire: il y én a depuis cinquante écus jusqu'à douze cents livres.

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mousselines; enfin les pistaches du territoire. Les marchandises que fournit l'Europe, sont les draps de Languedoc, les cochenilles, l'indigo, le sucre et quelques épiceries. Le café d'Amérique, quoique prohibé, s'y glisse, et sert à mélanger celui de Moka. Les Français ont à Alep un Consul et sept comptoirs; les Anglais et les Vénitiens en ont deux; les Livournais et les Hollandais, un; l'Empereur y a établi un Consulat en 1784, et il y a nommé un riche négociant Juif, qui a rasé sa barbe pour prendre l'uniforme et l'épée. La Russie vient aussi récemment d'y en établir un. Alep ne le cède pour l'étendue qu'à Constantinople et au Kaire, et peut-être encore à Smirne. On veut y compter 200,000 ames, et sur cet article de la population, on ne sera jamais d'accord. Cependant si l'on observe que cette ville n'est pas plus grande que Nantes ou Marseille, et que les maisons n'y ont qu'un étage, l'on trouvera peut - être suffisant d'y compter 100,000 têtes. Les habitans Musul-

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mans ou Chrétiens passent avec raison pour les plus civilisés de toute la Turquie. Les Négocians Européens ne jouissent dans aucun autre lieu d'autant de liberté et de considération de la part du peuple.

L'air d'Alep est très-sec et très-vif, mais en même temps très-salubre pour quiconque n'a pas la poitrine affectée; cependant la ville et son territoire sont sujets à une endémie singulière, que l'on appelle dartre ou bouton d'Alep; c'est en effet un bouton qui d'abord inflammatoire, devient ensuite un ulcère de la largeur de l'ongle. La durée fixe de cet ulcère est d'un an; il se place ordinairement au visage, et laisse une cicatrice qui défigure la plupart des habitans d'Alep. On prétend même que tout étranger qui fait une résidence de trois mois, en est attaqué; l'expérience a enseigné que le meilleur remède est de n'en point faire. On ne connaît aucune cause à ce mal; mais je soupçonne qu'il vient de la qualité des eaux, en ce qu'on le retrouve dans les villages voisins, dans quelques lieux du Diarbekr, et même en certains cantons près de Damas, où le sol et les eaux ont les mêmes apparences.

Tout le monde a entendu parler des pigeons

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d'Alep, quiservent de couriexs pour Alexandrette et Bagdad. Ce fait, qui n'est point une fable, a cessé d'avoir lieu depuis trente à quarante ans, parce que les voleurs Kourdes se sont avisés de tuer les pigeons. Pour faire usage de cette espèce de poste, l'on prenoit des couples qui eussent des petits, et on les portait à cheval, au lieu d'où l'on voulait qu'ils revinssent, avec l'attention de leur laisser la vue libre. Lorsque les nouvelles arrivaient, le correspondant attachait un billet à la patte des pigeons, et il les lâchait. L'oiseau, impatient de revoir ses petits, partait comme un éclair, et arrivait en dix heures d'Alexandrette, et en deux jours de Bagdad. Le retour lui était d'autant plus facile, que sa vue pouvait découvrir Alep à une distance infinie. Du reste, cette espèce de pigeons n'a rien de particulier dans la forme, si ce n'est les narines, qui, au lieu d'être lisses et unies, sont renflées et raboteuses.

Cette facilité d'être vue de loin, attire à Alep des oiseaux de mer qui y donnent un spectacle assez singulier: si l'on monte après dîner sur les terrasses des maisons, et que l'on y fasse le geste de jeter du pain en l'air, bientôt l'on se trouve assailli d'oiseaux, quoique d'aboed l'on n'en pût

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voir aucun; mais ils planaient dans le ciel, d'où ils descendent tout-à-coup pour saisir à la volée les morceaux de pain que l'on s'amuse à leur lancer.

Après Alep, il faut distinguer Antioche, appelée par les Arabes Antakîe. Cette ville, jadis célèbre par le luxe de ses habitans, n'est plus qu'un bourg ruiné, dont les maisons de boue et de chaume, les rues étroites et fangeuses, offrent le spectacle de la misère et du désordre. Ces maisons sont placées sur la rive méridionale de l'Oronte, au bout d'un vieux pont qui se ruine: elles sont couvertes au sud par une montagne sur laquelle grimpe une muraille qui fut l'enceinte des Croisés. L'espace entre la ville actuelle et cette montagne, peut avoir deux cents toises; il est occupé par des jardins et des décombres qui n'ont rien d'intéressant.

Malgré la rudesse de ses habitans, Antioche étoit plus propre qu'Alep à servir d'entrepôt aux Européens. En dégorgeant l'embouchure de l'Oronte, qui se trouve six lieues plus bas, l'on eût pu remonter cette rivière avec des bateaux à la traîne, mais non avec des voiles, comme l'a prétendu Pocoke: son cours est trop rapide. Les

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naturels, qui ne connoissent point le nom d'Oronse, l'appellent, à raison de sa rapidité, El aâsi (1), c'est-à-dire le rebelle. Sa largeur à Antioche, est d'environ quarante pas; sept lieues plus haut, il passe par un lac très·riche en poissons, et sur-tout en anguilles. Chaque année l'on en sale une grande quantité, qui cependant ne suffit point aux carêmes multipliés des Grecs. Du reste, il n'est plus question à Antioche, ni du bois de Daphné, ni des scènes voluptueuses dont il était le théâtre.

La plaine d'Antioche, quoique formée d'un sol excellent, est inerte et abandonnée aux Turkmans; mais les montagnes qui bordent l'Oronte, sur-tout en face de Serkin, sont couvertes de plantations de figuiers, d'oliviers, de vignes et de mûriers, qui, par un cas rare en Turquie, sont alignées en quinconces, et forment un tableau digne de nos plus belles provinces.

Le Roi Macédonien Seleucus Nicator, qui fonda Antioche, avait aussi bâti à l'embouchure de l'Oronte, sur la rive du nord, une ville très-forte qui portait son nom. Aujourd'hui il n'y reste pas une habitation: seulement l'on y voit

(1) C'est le terme que les Géographes Greçs ont rendu par Axies.

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des décombres et des travaux dans le rocher adjacent, qui prouvent que ce lieu fut jadis très-soigné. L'on apperçoit aussi dans la mer les traces de deux jetées, qui dessinent un ancien port désormais comblé. Les gens du pays y viennent faire la pêche, et appellent ce lieu Souaîdié. Delà, en remontant au nord, le rivage de la mer est serré par une chaîne de hautes montagnes que les anciens Géographes désignent sous le nom de Rhosus: ce nom, qui a dû être emprunté du Syriaque, subsiste encore dans celui de Râs-el-Kanzir, ou cap du Sanglier, qui forme l'angle de ce rivage.

Le Golfe, qui s'enfonce dans le nord-est, n'est remarquable que par la ville d'Alexandrette ou Skandaroun, dont il porte le nom. Cette ville, située au bord de la mer, n'est, à proprement parler, qu'un hameau sans murailles, peuplé de plus de tombeaux que de maisons, et qui ne doit sa foible existence qu'à la rade qu'il commande. Cette rade est la seule de toute la Syrie dont le fond tienne solidement l'ancre des vaisseaux, sans couper les cables: d'ailleurs, elle a une foule d'inconvéniens si graves, qu'il faut être bien maîtrisé par la nécessité, pour ne pas en abandonner l'usage.

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1°. Elle est infestée pendant l'hiver d'un vent local, appelé par nos marins le raguier, qui, tombant comme un torrent des sommets neigeux des montagnes, chasse les vaisseaux sur leur ancre pendant des lieues entières.

2°. Lorsque les neiges ont commencé de couvrir la chaîne qui enceirit le golfe, il eh émane des vents opiniâtres, qui en repoussent pendant des trois et quatre mois, sans pouvoir y pénétrer.

3°. La route d'Alexandrette à Alep par la plaine, est infestée de voleurs Kourdes, qui sont cantonnés dans les rochers (1) voisins, et qui dépouillent à main armée les plus fortes caravanes.

4°. Enfin une raison supérieure â foutes les autres, est l'insalubrité de l'air d'Alexandrette, portée à un point extraordinaire. On peut assurer qu'elle moissonne chaque année le tiers des équipages qui y estivent: l'on y a vu quelquefois des vaisseaux complètement démontés en deux mois de séjour. La saison de l'épidémie est sur-tout depuis mai jusqu'à la fin de septembre:

(1) Le local qu'ils occupent répond exactement au château de Gyndarus, qui dès le femps de Strabon, était un repaire de voleurs.

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sa nature est une fièvre intermittente du plus fâcheux caractère; elle est accompagnée d'obstructions au foie, qui se terminent par l'hydropisie. Les villes de Tripoli, d'Acre et de Larneca en Chypre, y sont aussi sujettes, quoiqu'à un moindre degré. Dans tous ces endroits, les mêmes circonstances locales décèlent un même principe de cette contagion; par-tout ce sont des marais voisins, des eaux croupissantes, et par conséquent des vapeurs et des exhalaisons méphitiques auxquelles on doit en rapporter la cause: pour en compléter l'indication, l'épidémie n'a point lieu dans les années où il n'a pas plu. Malheureusement Àlexandrette est condamnée, par son local, à n'en être jamais bien exempte. En effet, la plaine où est située cette ville est d'un niveau si bas et si égal (1), que les ruisseaux n'y ont point de cours, et ne peuvent arriver jusqu'à la mer. Lorsque les plqies d'hiver les gonflent, la mer, grossie de son côté par les tempêtes, les empêche de se dégorger: de-là

(1) Cette plaine, qui règne au pied des montagnes sur une largeur d'une lieue, a été formée des terres que les torrens et les pluies ont arrachées par le laps des temps à ces mêmes moutagnes.

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leurs eaux, forcées de se répandre sur la plaine, y forment des lacs. L'été vient; l'eau se corrompt par la chaleur, et il s'en élève des vapeurs corrompues comme leur source. Elles ne peuvent se dissiper, parce que les montagnes qui ceignent le golfe comme un rempart, s'y opposent, et que l'embouchure est touverte à l'ouest, la plus, mal-saine des expositions, quand elle répond à la mer. Les travaux à faire seraient immenses, insuffisans, et ils sont impossibles avec un gouvernemet comme la Porte. Il y a quelques années que les négocians d'Alep, dégoûtés par tant d'inconvéniens, voulurent abandonner Alexandrette, et porter leur entrepôt à Lataqîé. Ils proposèrent au Pacha de Tripoli de rétablir le port à leurs frais, s'il vouloit leur accorder une franchise de tous droits pendant dix ans. Pour l'y engager, leur envoyé fit beaucoup valoir l'avantage qui en résulterait pour tout le pays, par la suite du temps: Hé que m'importe la suite du temps, répondit:le Pacha? J'étais hier à Marach, je serai peut-être demain à Djeddâ; pourquoi me priverai-je du présent qui est certain, pour un avenir sans, espérance? Il a donc fallu que les facteurs Francs

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restassent à Skandaroun. Ils sont au nombre de trois; savoir, deux pour les Français, et un pour les Anglais et les Vénitiens. La seule curiosité dont ils puissent régaler les étrangers, consiste en six ou sept mausolées de marbre venus d'Angleterre, où on lit: Ici repose un tel, enlevé à la fleur de son âge par les effets furiestes d'un air contagieux. Ce spectacle est d'autant plus affligeant, que l'air languissant, le teint jaune, les yeux cernés et le ventre hydropique de ceux qui le montrent, font craindre pour eux le même sort. Il est vrai qu'ils ont la ressource du village de Bailan, dont l'air pur et les eaux vives rétablissent les malades. Ce village, situé dans les montagnes à trois lieues d'Alexandrette, sur la route d'Alep, à l'aspect le plus pittoresque. Il est assis parmi des précipices, dans une vallée étroite et profonde, d'où l'on voit le golfe comme par un tuyau. Les maisons appuyées sur les pentes rapides des deux montagnes, sont disposées de manière que la terrasse des unes sert de rue et de cour aux autres. En hiver, il se forme de tous côtés des cascades, dont le bruit étourdit, et dont la violence arrache quelquefois des rochers et préci-

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pite des maisons. Cette saison y est très-froide; mais l'été y est charmant. Les habitans, qui ne parlent que le turk, vivent du produit de leurs chèvres, de leurs buffles, et de quelques jardins qu'ils cultivent. L'Aga, depuis quelques années, s'est emparé de la douane d'Alexandrette, et vit presque indépendant du Pacha d'Alep: l'Empire est plein de semblables rebelles, qui souvent meurent tranquilles possesseurs de leurs usurpations.

Sur la route d'Alexandrette à Alep, à la dernière couchée avant cette ville, est le village de Martaouân, célèbre, chez les Turks et les Francs, par l'usage où sont les habitans de prêter leurs femmes et leurs filles pour quelques pièces d'argent. Cette prostitution, abhorrée chez tous les peuples. Arabes, me paraît venir primitivement de quelque pratique religieuse, soit qu'elle remonte à l'ancien culte de Vénus, soit qu'elle dérive de la communauté des femmes admise par les Ansârié, dont les gens de Martaouân font partie. Nos Francs prétendent que leurs femmes sont jolies. Mais il est probable que l'abstinence de la mer et la vanité d'une bonne fortune font tout leur mérite; car leur extérieur n'annonce

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que la dégoûtante malpropreté de la misère. 1. Dans les montagnes qui terminent le Pachalic d'Alep au nond, on fait mention de Klés et d'Aèntâb comme de deux villages considérables. Ils sont habités par des Chrétiens-Arméniens, des Kourdes et des Musulmans, qui, malgré la différence des cultes, vivent en bonne intelligence. Ils en retirent l'avantage de résister aux Pachas qu'ils ont souvent bravés, et de vivre assez tranquillement du produit de leurs troupeaux, de leurs abeilles, et de quelques cultures de grains et de tabacs.

A deux journées au nord-est d'Alep, est le bourg de Mambedj, jadis célèbre sous le nom de Bambyce et d'Hiérapolis (1). Il n'y reste pas de trace du temple de cette grande Déesse, dont Lucien nous fait connaître le culte. Le seul monument remarquable, est un canal souterrain qui amène l'eau des montagnes du nord dans un espace de quatre lieues. Toute cette contrée était jadis remplie de pareils aqueducs: les Assyriens, les Mèdes et les Perses s'étaient fait un devoir religieux de conduire des eaux

(1) Le nom d'Hiérapolis subsiste aussi dans un autre village appelé Yérabolos, sur l'Euphrate.

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dans le désert, pour y multiplier, selon les préceptes de Zoroastre les principes de la vie et de l'abondance: aussi rencontre-t-on à chaque pas de grandes traces d'une ancienne population. Sur toute la route d'Alep à Hama, ce ne sont que ruines d'anciens villages, que citernes enfoncées, et débris de forteresses et même de temples. J'ai sur-tout remarqué une foule de monticules ovales et ronds, que leur terre rapportée et leur saillie brusque sur cette plaine rase, prouvent avoir été faits de main d'homme. L'on pourra prendre une idée du travail qu'ils ont dû coûter, par la mesure de celui de Kân-Chaikoun, auquel j'ai trouvé 720 pas, c'est-à-dire, 1400 pieds de tour, sur près de 100 pieds d'élévation. Ces monticules, parsemés presque de lieue en lieue, portent tous des ruines qui furent des citadelles, et sans doute aussi des lieux d'adoration, selon l'ancienne pratique si connue d'adorer sur les lieux hauts. Aussi la tradition des habitans attribue-t-elle tous ces ouvrages aux Infidèles. Maintenant, au lieu des cultures que suppose un pareil état, l'on ne rencontre que des terres en friche et abandonnées: le

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sol néanmoins est de bonne qualité; et le peu de grains, de coton et de sézame que l'on y sème, réussit à souhait. Mais toute cette frontière du désert est privée de sources et d'eaux courantes. Les puits n'en ont que de saumâtre; et les pluies d'hiver, sur lesquelles se fonde toute l'espérance, manquent quelquefois. Par cette raison, rien de si triste que ces campagnes brûlées et poudreuses, sans arbres et sans verdure; rien de si misérable que l'aspect des huttes de terre et de paille qui composent les villages; rien de si pauvre que leurs paysans, exposés au double inconvénient des vexations des Turks et des pillages des Bedouins. Les tribus qui campent dans ces cantons se nomment les Maouâlis; ce sont les plus puissans et les plus riches des Arabes, parce qu'ils font quelques cultures, et qu'ils participent aux transports des caravanes qui vont d'Alep, soit à Basra, soit à Damas, soit à Tripoli par Hama.

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CHAPITRE XXVIII.

Du Pachalic de Tripoli.

LE Pachalic de Tripoli comprend le pays qui s'étend le long de la Méditerranée, depuis Lataqîé jusqu'à Narh-el-Kelb, en lui donnant pour limites à l'ouest, le cours de ce torrent et la chaîne des montagnes qui dominent l'Oronte.

La majeure partie de ce Gouvernement est montueuse: la côte seule de la mer entre Tripoli et Lataqîé, est un terrain de plaine. Les ruisseaux nombreux qui y coulent lui donnent de grands moyens de fertilité; mais malgré cet, avantage, cette plaine est bien moins cultivée que les montagnes, sans en excepter le Liban, tout hérissé qu'il est de rocs et de sapins. Les productions principales sont le blé, l'orge et le coton. Le territoire de Lataqîé est employé de préférence à la culture du tabac à fumer et des oliviers, pendant que le pays du Liban et le Kesraouân le sont à celle des mûriers blancs et des vignes.

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La population est variée pour les races et pour les Religions. Depuisle Liban jusqu'au-dessus de Lataqîé, les montagnes sont habitées par les Ansârié, dont j'ai parlé; le Liban et le Kesraouân sont peuplés exclusivement de Maronites; enfin la côte et les villes ont pour habitans des Grecs schismatiques et Latins, des Turks et les descendans des Arabes.

Le Pacha de Tripoli jouitde tous les droits de sa place. Le militaire et les finances sont en ses mains; il tient son gouvernement à titre de ferme, dont la Porte lui passe un bail pour l'année seulement. Le prix est de 750 bourses, c'est-à-dire, 937,500 livres; mais il est en outre obligé de fournir le ravitaillement de la caravane de la Mekke, qui consiste en blé, en orge, en riz et autres provisions, dont les frais sont évalués 750 autres bourses. Lui-même en personne doit conduire ce convoi dans le désert, à la rencontre des pélerins. Il se rembourse de ses dépenses sur le miri, sur les douanes, sur les sous-fermes des Ansârié et du Kesraouân: enfin il y joint les extorsions casuelles ou avanies; et ce dernier article fût-il son seul bénéfice, il serait encore considérable. Il entretient environ cinq cents hommes à cheval

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aussi mal conditionnés que ceux d'Alep, et quelques fusiliers Barbaresques.

Le Pacha de Tripoli a de tout temps désiré de régir par lui-même le pays des Ansariê et des Maronites; mais ces peuples s'étant toujours opposés par la force à l'entrée des Turks dans leurs montagnes, il a été contraint de remettre la perception du tribut à des sous-fermiers qui fussent agréables aux habitans. Leur bail n'est, comme le sien, que pour une année: il l'établit par enchère; et delà une concurrence des gens riches, qui lui donne sans cesse le moyen d'exciter ou d'entretenir des troubles chez la nation tributaire: c'est le même genre d'administration que l'histoire offre chez les anciens Perses et Assyriens, et il paraît avoir subsisté de tout temps dans l'Orient.

La ferme des Ansârié est aujourd'hui divisée entre trois Chefs ou Moqaddamin: celle des Maronites est réunie dans les mains de l'Emir Yousef, qui en rend trente bourses, c'est-à-dire, trente sept mille cinq Cents livres. Les lieux remarquables de ce Pachalic sont: 1°. Tripoli (1) (en arabe

(1) Nom grec qui signifie trois villes, parce que ce lieu fut la réunion de trois colonies fournies par Sidon, Tyr et Arad, qui formèrent chacune un établissement si près l'un de l'autre, qu'ils n'en composèrent bientôt qu'un.

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Tarâbolos) résidence du Pacha, et située sur la rivière Qadicha, à un petit quart de lieue de son embouchure. La ville est assise précisément au pied du Liban, qui la domine et l'enceint de ses branches à l'est, au sud, et même un peu au nord du côté de l'ouest. Elle est séparée de la mer par une petite plaine triangulaire d'une demi-lieue, à la pointe de laquelle est le village où abordent les vaisseaux. Les Francs appellent ce village la Marine (1), du nom général et commun à ces lieux dans le Levant. Il n'y a point de port, mais seulement une rade qui s'étend entre le rivage et les écueils appelés îles des lapins et des pigeons. Le fond en est de roche; les vaisseaux craignent d'y séjourner, parce que les cables des ancres s'y coupent promptement, et que l'on y est d'ailleurs exposé au nord-ouest, qui est habituel et violent sur toute cette côte. Du temps des Francs, cette rade était défendue par des tours, dont on compte encore sept subsistantes, depuis l'embouchure de la rivière jusqu'à la Marine. La construction en est solide; mais elles ne servent plus qu'à nicher des oiseaux de proie.

(1) Ces abords maritimes sont ce que les anciens appelaient maïoumas.

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Tous les environs de Tripoli sont en vergers, où le nopal abonde sans art, et où l'on cultive le mûrier blanc pour la soie, et le grenadier, l'oranger et le limonier pour leurs fruits, qui sont de la plus grande beauté. Mais l'habitation deces lieux, quoique flatteuse à l'œil, est mal-saine. Chaque année, depuis juillet jusqu'en septembre, il règne des fièvres épidémiques comme à Skandaroun et en Chypre: elles sont dues aux inondations que l'on pratique dans les jardins pour arroser les mûriers, et leur rendre la vigueur nécessaire à la seconde feuillaison. D'ailleurs, la ville n'étant ouverte qu'au couchant, l'air n'y circule pas, et l'on y éprouve un état habituel d'aceablement, qui fait que la santé n'y est qu'une convalescence (1). L'air, quoique plus humide à la Marine, y est plus salubre, sans doute parce qu'il y est libre et renouvelé par des courans: il l'est encore davantage dans les îles; et si le lieu

(1) Depuis mon retour en France, l'on m'a mandé qu'il a régné pendant le printemps de 1785 une épidémie qui a désolé Tripoli et le Kesraouân; son caractère était une fièvre violente accompagnée de taches bleuâtres; ce qui l'a fait soupçonner d'être un peu mêlée dé peste. Par une remarque singulière, l'on a observé qu'elle n'attaquait que peu les Musulmans, mais qu'elle s'adressait sur-tout aux Chrétiens; d'où l'on doit conclure qu'elle a été un effet des mauvais alimens et du mauvais régime dont ils usent pendant leur carême.

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qu'il y est libre & renouvelé par des courans: il l'est encore davantage dans les isles; & si le lieu était aux mains d'un gouvernement vigilant, c'est là qu'il faudrait appeler toute la population. Il n'en coûterait pour l'y fixer, que détablir jusqu'au village des conduites d'eau qui paraissent avoir subsisté jadis. Il est d'ailleurs bon de remarquer que le rivage méridional de la petite plaine est plein devestiges d'habitations, & de colonnes brisées & enfoncées dans la terre ouensablées dans la mer. Les Francs en employèrent beaucoup dans la construction de leurs murs, où on les voit encore posées sur le travers.

Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soies assez rudes, dont on se sert pour les galons. On observe que de jour en jour elles perdent de leur qualité. La raison qu'en donnent des personnes sensées, est que les mûriers sont dépéris au point qu'il n'y a plus que des souches creuses. Un étranger réplique sur le champ: que n'en plante-t-on de nouveaux? Mais on lui répond: c'est là un propos d'Europe. Ici l'on ne plante jamais, parce que si quelqu'un bâtit ou plante, le Pacha dit: cet homme a de l'argent. Il le fait venir; il lui en demande: s'il nie, il a la bastonade; & s'il

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accorde, on la lui donne encore pour en obtenir davantage. Ce n'est pas que les Tripolitains soient endurans: on les regarde au contraire comme une nation mutine. Leur titre de Janissaires, & le turban vert qu'ils portent en se qualifiant de Chérifs, leur en inspirent l'esprit. Il y a dix à douze ans que les vexations d'un Pacha les poussèrent a bout: ils le chassèrent, & se maintinrent huit mois indépendans; mais la Porte envoya un homme nourri à son école, qui, par des promesses, des sermens, des pardons, &c, les adoucit, les dispersa, & finit par en égorger huit cens en un jour: on voit encore leurs têtes dans un caveau près du Qadicha: voilà comme les Turs gouvernent ! Le commerce de Tripoli est aux mains des Français seuls. Ils y ont un Consul & trois comptoirs. Ils exportent les soies & quelques éponges que l'on pêche dans la rade; ils les payent avec des draps, de la cochenille, du sucre, & du café d'Amérique; mais en retours comme en entrées, cette échelle est inféricure à sa vassale, Lataqié.

La ville moderne de Lataqié, fondée jadis par Seleucus Nicator, sous le nom de Laodikea, est située à la base & sur la rive méridionale d'une langue de terre qui saille en mer d'une demie

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demi-lieue. Son port, comme tous les autres de cette côte, est une espèce de parc enceint d'un mole dont l'entrée est fort étroite. Il pourraît contenir vingt-cinq ou trente vaisseaux; mais les Turks l'ont laissé combler au point que quatre y sont mal à l'aise; il n'y peut même flotter que des bâtimens au dessous de quatre cents tonneaux, et rarement se passe-t-il une année sans qu'il en échoue quelqu'un à l'entrée. Malgré cet inconvénient, Lataiqîé fait un très-gros commerce: il consiste sur-tout en tabacs à fumer, dont elle envoie chaque année plus de vingt chargemens à Damiette. Elle en reçoit du riz, qu'elle distribue dans la haute-Syrie pour du coton et des huiles. Du temps de Strabon, au lieu de tabac, elle exportait en abondance des vins vantés que produisaient ses côteaux. C'était encore l'Egypte qui les consommait par la voie d'Alexandrie. Lesquels des anciens ou des modernes ont gagné à ce changement de jouissance? Il ne faut pas parler de Lataqîé ni de Tripoli comme villesde guerre. L'une et l'autre sont sans canons, sans murailles, sans soldats: un corsaire en ferait la conquête. On estime que la population de chacune d'ellespeut aller de quatre à cinq mille ames.

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Sur la côte, entre ces deux villes, on trouve divers villages habités, qui jadis étaient des villes fortes: tels sont Djebilé, le lieu escarpé de Merkab, Tartousa, etc.; mais l'on trouve encore plus d'emplacemens qui n'ont que des vestiges à demieffacés d'une habitation ancienne. Parmi ceux-là, l'on doit distinguer le rocher, ou si l'on veut, l'île de Rouad, jadis ville et république puissante, sous le nom d'Aradus. Il ne reste pas un mur de cette foule de maisons, qui, selon le récit de Strabon, étaient bâties â plus d'étages qu'à Rome même. La liberté dont ses habitans jouissaient, y avait entassé une population immense, qui subsistait par le commerce naval, par les manufactures ot les arts. Aujourd'hui l'île est rase et déserte, et la tradition n'a pas même conservé aux environs le souvenir d'une source d'eau douce, que les Aradiens avaient découverte au fond de la mer, et qu'ils exploitaient en temps de guerre, au moyen d'une cloche de plomb, et d'un tuyau de cuir adapté à son fond. Au sud de Tripoli, est le pays de Kesraouân, lequel s'étend de Nahr-el-kelb par le Liban, jusqu'à, Tripoli même. Djebail, jadis Boublos, est la ville la plus considérable de ce canton; cependant elle n'a

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pas plus de six mille habitans: son ancien port, construit comme celui de Lataqîé, est encore plus maltraité; à peine en reste-t-il des traces. La rivière d'Ybrahim, jadis Adonis, qui est à deux lieues aru midi, a le seul pont que l'on trouve depuis Antioche, celui de Tripoli excepté. Il est d'une seulearche de cinquante pas de large, de plus de trente pieds d'élévation au-dessus du rivage, et d'une structure très-légère: il parait être un ouvrage des Arabes.

Dans l'intérieur des montagnes, les lieux les plus fréquentés des Européens, sont les villages d'Éden et de Becharrai, où les Missionnaires ont une maison. Pendant l'hiver, plusieurs des habitans descendent sur la côte, et laissent leurs maisons sous les neiges, avec quelques personnes pour les garder. De Becharrai, l'on se rend aux Cèdres, qui en sont à sept heures de marche, quoiqu'il n'y ait que trois lieues de distance. Ces cèdres si réputés, ressemblent à bien d'autres merveilles; ils soutiennent mal de près leur réputation: quatre ou cinq gros arbres, les seuls qui restent, et qui n'ont rien de particulier, ne valent pas la peine que l'on prend à franchir les précipices qui y mènent.

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Sur la frontière du Kesraouân, à une lieue au nord de Nahr-el-kelb, est le petit village d'Autoura, où les ci-devant Jésuites avaient établi une maison qui n'a point la splendeur de celles d'Europe; mais dans sa simplicité, cette maison est propre; et sa situation à mi-côte, les eaux qui arrosent ses vignes et ses mûriers, sa vue sur le vallon qu'elle domine, et l'échappée qu'elle a sur la mer, en font un hermitage agréable. Les Jésuites y avaient voulu annexer un Couvent de filles, situé à un quart de lieue en face; mais les Grecs les en ayant dépossédés, ils en bâtirent un à leur porte, sous le nom de la Visitation. Ils avaient aussi bâti à deux cents pas audessus de leur maison, un Séminaire qu'ils voulaient peupler d'étudians Maronites et Grecs-Latins; mais il est resté désert. Les Lazaristes qui les ont remplacés, entretiennent à Autoura un Supérieur Curé et un frère lai, qui desservent la Mission avec autant de charité que d'honnêteté et de décence.

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CHAPITRE XXIX.

Du Pachalic de Saide, dit aussi d'Acre.

AU midi du Pachalic de Tripoli, et sur le prolongement de la même côte maritime, s'étend un troisième Pachalic, qui jusqu'à ce jour a porté le nom de la ville de Saide, sa capitale, mais qui maintenant pourra prendre celui d'Acre, où le Pacha depuis quelques années a transféré sa résidence. La consistance de ce Gouvernement a beaucoup varié dans ces derniers temps. Avant Dâher, il était composé du pays des Druzes et de toute la côte, depuis Narhr-el-kelb jusqu'au Carmel. A mesure que Dâher s'agrandit, il le resserra au point que le Pacha ne posséda plus que la ville de Saide, dont il finit par. être chassé; mais à la chute de Dâher, on a rétabli l'ancienne consistance: Djezzar, qui a succédé à ce Ckaiken qualité de Pacha, y a fait annexer les pays de Safad, de Tabarié, de Balbek, ci-devant relevant de Damas, et le territoire de Qaïsarié (Cézarée), occupé par les Arabes de Saqr. C'est aussi ce Pacha qui, profitant des travaux de Dâher

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à Acre, a transféré sa résidence en cette ville, et de ce moment elle est devenue la capitale de la Province.

Parces divers accroissemens, le Pachalic d'Acre embrasse aujourd'hui tout le terrain compris depuis Nahr-el-kelb, jusqu'au sud de Qaïsarié, entre la Méditerranée à l'ouest, l'anti-liban et le cours supérieur du Jourdain à l'est. Cette étendue lui donne d'autant plus d'importance, qu'il y joint des avantages précieux de position et de sol. Les plaines d'Acre, d'Ezdrelon, de Sour, de Haoulé, et le bas-Beqâà, sont vantées avec raison pour leur fertilité. Le blé, l'orge, le maïs, le coton et le sésane y rendent, malgré l'imperfection de la culture, vingt et vingt-cinq pour un. Le pays de Qaïsarié possède une forêt de chênes, la seule de la Syrie. Le pays de Safad donne des cotons que leur blancheur font estimer à l'égal de ceux de Chypre. Les montagnes voisines de Sour ont des tabacs aussi bons queceux de Lataqîé, et l'on y trouve un canton où ils ont un parfum de girofle qui les fait réserver à l'usage exclusif du Sultan et de ses femmes. Le pays des Druzes abonde en vins et en soies; enfin par la position de la côte, et la quantité de sesanses, ce

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Pachalic devient l'entrepôt, nécessaire de Damas et de toute la Syrie intérieure.

Le Pacha jouit de tous les droits de sa place; il est Gouverneur despote, et fermier-général. Il rend chaque année à la Porte une somme fixe de sept cents cinquante bourses, mais en outre il est obligé, ainsi qu'à Tripoli, de fournir le Djerdé ou Convoi des Pèlerins de la Mekke. On estime également sept cents cinquante bourses la quantité de riz, de blé, d'orge employés à ce convoi. Le bail de la ferme est pour un an seulement; mais il est souvent prorogé. Ses revenus sont, 1°. le miri; 2°. les sous-fermes des peuples tributaires, tels que les Druzes, les Motouâlis, et quelques tribus d'Arabes; 3°. le casuel toujours abondant des successions et des avanies; 4°. les produits des douanes, tant sur l'entrée que sur la sortie et le passage des marchandises. Cet article seul a été porté à mille bourses (1,250,000 liv.) dans la ferme que Djezzar a passée, en 1784, de tous ses ports et anses. Enfin ce Pacha, usant d'une industrie familière à ses pareils dans toute l'Asie, fait cultiver des terrains pour son compte, s'associe avec des marchands et des manufacturiers, et prête de l'argent à intérêt aux laboureurs

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et aux commerçans: la somme qui résulte de tous ces moyens, est évaluée entre neuf et dix millions de France. Si l'on y compare son tribut, qui n'est que de 1500 bourses, ou 1,875,000 liv., l'on pourra s'étonner que la Porte lui permette d'aussi gros bénéfices; mais ceci est encore un des principes du Divan. Le tribut une fois déterminé, il ne varie plus. Seulement si le fermier s'enrichit, on le pressure par des demandes extraordinaires; souvent on le laisse thésauriser en paix; mais lorsqu'il s'est bien enrichi, il arrive toujours quelque accident qui amène à Constantinople son coffre-fort ou sa tête. En ce moment, la Porte ménage Djezzar, à raison, dit-elle, de ses services: en effet, il a contribué à la ruine de Dâher; il a détruit la famille de ce Prince, réprimé les Bédouins de Saqr, abaissé les Druzes, et presque anéanti les Motouâlis. Ces succès lui ont valu des prorogations qui se continuent depuis dix ans; récemment il a reçu les trois queues, et le titre de Ouâzir (visir) qui les accompagne (1); mais, par un retour ordinaire, la Porte commence à prende ombrage de sa fortune; elle s'alarme

(1) Tout Pacha à trois queues est titré Visir.

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de son humeur entreprenante: lui, de son côté, redoute sa fourberie; ensorte qu'il règne de part et d'autre une défiance qui pourra avoir des suites. Il entretient des soldats en plus grand nombre et mieux tenus qu'aucun autre Pacha; et il observe de n'enrôler que des gens venus de son pays, c'est-à-dire, des Bochnâqs et des Arnautes: leur noimbre se monte à environ neuf cents cavaliers. Il y joint environ mille Barbares-ques à pied. Les portes de ses villes frontières ont des gardes régulières; ce qui est inusité dans le reste de la Syrie. Sur mer, il a une frégate, deux galiottes, et un chébek qu'il a récemment pris sur les Maltois. Par ces précautions, dirigées en apparence contre l'étranger, il se met en garde contre les Surprises du Divan. L'on a déja tento plus d'une fois la voie des Capidjis; mais il les a fait veiller de si près, qu'ils n'ont rien pu exécuter; et les coliques subites qui en ont fait périr deux ou trois, ont beaucoup refroidi le zèle de ceux qui se chargent d'un si cautelenx emploi. D'ailleurs, il soudoie des espions dans le Serai ou palais du Sultan, et il y répand un argent qui lui assure des protecteurs. Ce moyen vient de lui procurer le Pachalic de Damas, qu'il ambitionnait

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depuis long-temps, et qui en effet est le plus important de toute la Syrie. Il a cédé celui d'Acre à un Mamlouk nommé Sélim, son ami et son compagnon de fortune; mais cet homme lui est si dé voué, que l'on peut regarder Djezzar comme maître des deux Gouvernemens. L'on dit qu'il sollicite encore celui d'Alep: s'il l'obtient, il possédera presque, toute la Syrie, et peut-être la Porte aura-t-elle trouvé un rebelle plus dangereux que Dâher; mais comme les conjectures en pareilles matières sont inutiles, et presqu'impossibles à asseoir, je vais passer, sans y insister, à, quelques détails sur les lieux les plus remarquables de ce Pachalic.

Le premier qui se présente en venant de Tripoli le long de la côte, est la ville de Bérjte, que les Arabes prononcent comme les anciens Grecs, Bairout (1). Son local est une plaine qui du peid du Liban s'avance en pointe dans la mer, environ deux lieues hors a ligne commune du rivage: l'angle rentrant qui en résulte au nord, forme une assez grande rade où débouche la riviere de Nahr-el-Salib, dite aussi Nahr-

(1) C'est effectivement la prononciation du grec,

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Bairout. Cette rivière en hiver a des débordemens qui ont forcé d'y construire un pont assez considérable; mais il est tellement ruiné que l'on n'y peut plus passer: le fond de la rade est un roc qui coupe les cables des ancres, et rend cette station peu sure. De-là, en allant à l'ouest vers la pointe, l'on trouve, après une heure de chemin, la ville de Bairout. Jusqu'à ces derniers temps, elle avait appartenu aux Druzes; mais Djezzara jugé à propos de la leur retirer, et d'y mettre une garnison turke. Elle n'en continue pas moins d'être l'entrepôt des Maronites et des Druzes: c'est par-là qu'ils font sortir leurs cotons et leurs soies, destinées presque toutes pour le Kaire. Ils reçoivent en retour du riz, du tabac, du café et de l'argent, qu'ils échangent encore contre les blés du Beqâà et du Hauran: ce commerce entretient une population assez active, d'environ six mille ames. Le dialecte des habitans est renommé avec raison pour être le plus mauvais de tous; il réunit à lui seul les douze défauts d'élocution dont parlent les Grammairiens Arabes. Le port de Bairout, formé comme tous ceux de la côte par une jetée, est comme eux comblé de sables et de ruines; la ville est enceinte d'un mur dont

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la pierre molle et sablonneuse cède au boulet de canon sans éclater; ce qui contraria beaucoup les Russes quand ils l'attaquèrent. D'ailleurs, ce mur et ses vieilles tours sont sans défense. Il s'y joint deux autres inconvéniens qui condamnent Bairout à n'être jamais qu'une mauvaise place; car d'une part elle est dominée par un cordon de collines qui courent à son sud-est, et de l'autre elle manque d'eau dans son intérieur. Les femmes sont obligées de l'aller puiser à un demi-quart de lieue, à une source où elle n'est pas trop bonne. Djezzar a entrepris de construire une fontaine publique, comme il a fait à Acre; mais le canal que j'ai vu creuser sera de peu de durée. Les fouilles que l'on a faites en d'autres circonstances pour former des citernes, ont fait découvrir des ruines souterraines, d'après lesquelles il paraît que la ville moderne est bâtie sur l'ancienne. Lataqîé, Antioche, Tripoli, Saide, et la plupart des villes de la côte sont dans le même cas, par l'effet des tremblemens de terre qui les ont renversées à diverses époques. On trouve aussi hors des murs à l'ouest, les décombres et quelques fûts de colonnes, qui indiquent que Bairout a été autrefois beaucoup plus grande qu'au-

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jourd'hui. La pleine qui forme son territoire est soute plantée en mûriers blancs, qui, au contraire de ceux de Tripoli, sont jeunes et vivaces, parce que sous la régie Druze, on les renouvelait impunément. Aussi la soie qu'ils fournissent est d'une très-belle qualité: c'est un coup·d'œil vraiment agréable, lorsqu'on vient des montagnes, d'appercevoir de leurs sommets ou de leurs pentes, le riche tapis de verdure que déploie au fond lointain de la vallée, cette forêt d'arbres utiles: dans l'été, le séjour de Bairout est incommode par sa chaleur et son eau tiède; cependant il n'est pas mal-sain: on dit qu'il le fut autrefois, mais qu'il cessa de l'être depuis que Émir, Fakr-el-dîn eut planté un bois de sapins qui subsiste encore à une lieue au sud de la ville; les Religieux de Mahr-Hanna, qui ne sont pas des Physiciens à systêmes, citent la même observation pour divers Couvens; ils assurent même que depuis que les sommets se sont couverts de sapins, les eaux de diverses sources sont de venues plus abondantes et plussaines: ce qui est d'accord avec d'autres faits, déjà connus.

Le pays des Druzes offre peu de lieux intéressans. Le plus remarquable est Dair-el-Qamar,

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ou Maison de la Lune, qui est la capitale et la résidence des Émirs. Ce n'est point une cité, mais simplement un gros bourg mal bâti et fort sale. II est assis sur le revers d'une montagne, au pied de laquelle coule une des branches de l'ancien fleuve Tamyras, aujourd'hui ruisseau de Dâmour. Sa population est formée de Grecs-Catholiques et Schismatiques, de Maronites et de Druzes, au nombre de quinze à dix-huit cens ames. Le Sérai ou palais du Prince, n'est qu'une grande et mauvaise maison qui menace ruine.

Je citerai encore Zahlé, village au pied des montagnes sur la vallée de Beqâà: depuis vingt ans ce lieu est devenu le centre des relations de Balbek, de Damas et de Bairvout, avec l'intérieur des montagnes. L'on prétend même qu'il s'y fabrique de la fausse monnoie; mais les ouvriers qui contrefont les piastre turkes, n'ont pu imiter la gravure plus fine des dahlers d Allemagne.

J'oubliais d'observer que le pays des Druzes est divisé en qatàs ou sections, qui ont chacune un caractère principal qui les distingue. Le Matne qui est au nord, est le plus rocailleux et le plus riche en fer. Le Garb qui vient ensuite, a les plus

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beaux sapins. Le Sâhel, ou pays plat, qui est la lisière maritime, est riche en mûriers et en vignes. Le Choûf, où se trouve Dair-el-Qamar, est le plus rempli d'oqqâls, et produit les plus belles soies. Le Tefâh, ou district des pommes, qui est au midi, abonde en ce genre die fruits. Le Chaqîf a les meilleurs tabacs; enfin l'on donne le nom de Djourd à toute la région la plus élevée et la plus froide des montagnes: c'est-là que les pasteurs retirent dans l'été leurs troupeaux.

J'ai dit que les Druzes avaient accueilli chez eux des Chrétiens Grecs et Maronites, et leur avaient concédé des terrains pour y bâtir des Couvens. Les Grecs-Catholiques usant de cette permission, en ont fondé douze depuis soixantedix ans. Le chef-lieu est Mar-Hanna: ce monastère est situé en face du village de Chouair, sur une pente escarpée, au pied de laquelle coule en hiver un torrent qui va au Nahr-el-Kelb. La maison, bâtie au milieu de rochers et de blocs écroulés, n'est rien moins que magnifique. C'est un dortoir à deux rangs de petites cellules, sur lesquelles règne une terrasse solidement voûtée: l'on y compte quarante Religieux. Son principal mérite est une imprimerie Arabe, la seule qui aie

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réussi dans l'Empire Turk. Il y a environ cinquante ans qu'elle est établie: le lecteur ne trouvera peut-être pas mauvais d'en apprendre en peu de mots l'histoire.

Dans les premières années de ce siècle, les Jésuites, profitant de la considération que leur donnait la protection de la France, déployaient dans leur maison d'Alep le zèle d'instruction qu'ils ont porté par-tout. Ils avaient fondé dans cette ville une école où ils s'efforçaient d'élever les enfans des Chrétiens dans la connaissance de la Religion Romaine, et dans la discussion des hérésies: ce dernier article est toujours le point capital des Missionnaires; il en résulte une manie de controverse qui met sans cesse aux prises les partisans des différens rites de l'Orient. Les Latins d'Alep, excités par les Jésuites, ne tardèrent pas de recommencer, comme autrefois, à argumenter contre les Grecs; mais comme la Logique exige une connoissance méthodique de la langue, et que les Chrétiens, exclus des écoles musulmanes, ne savaient que l'arabe vulgaire, ils ne pouvaient satisfaire par écrit leur goût de controverse. Pour y parvenir, les Latins résolurent de s'initier dans le scientifique de l'Arabe. L'or-

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gueil des Docteurs Musulmans répugnait à en ouvrir les sources à des infideles; mais leur avarice fut encore plus forte que leurs scrupules; et moyennant quelques bourses, la science si vantée de la Grammaire et du Nahou, fut introduite chez les Chrétiens. Le sujet qui se distingua le plus par les progrès qu'il y fit, fut un nommè Abd-allah-zâker; il y joignit un zèle particulier à promulguer ses connoissances et ses opinions. On ne peut déterminer les suites qu'eût pu avoir cet esprit de prosélytisme dans Alep; mains un accident ordinarie en Turquie vint en déranger la marche. Les Schismatiques, blessés des attaques d'Abdallah, sollicitèrent sa perte à Constantinople. Le Patriarche, excité par ses Prêtres, le représenta au Visir comme un homme dangereux: le Visir, le Visir, qui connoissait les usages, feignit d'abord de ne rien croire; mais le Patriarche ayant appuyé ses raisons de quelques bourses, le Visir lui délivra un Kat-cherîf, ou noble-seing du Sultan, qui, selon la coutume, portait ordre de couper la tête à Abd-allah. Heureusement il fut prévenu assez à temps pour s'échapper; et il se sauva dans le Liban où sa vie était en sûreté; mais en quittant son pays, il ne perdit pas ses idées dé réforme, et il résolut

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plus que jamais de répandre ses opinions. Il ne le pouvait plus que par des écrits: la voie des manuscrits lui parut insuffisante. Il connaissait les avantages de l'imprimerie: il eut le courage de former le triple projet d'écrire, de fondre et d'imprimer; et il parvint à l'exécuter par son esprit, sa fortune et son talent de Graveur, qu'il avait déja exercé dans la profession de Joaillier. Il avait besoin d'un associé, et il eut le bonheur d'en trouver un qui partagea ses desseins: son frère, qui était supérieur à Mar-Hanna, le détermina à choisir cette résidence; et dès-lors, libre de tout autre soin, il se livra tout entier à l'exécution de son projet. Son zèle et son activité eurent tant de succès, que dès 1733 il fit paraître les Pseaumes de David en un volume. Ses caractères furent trouvés si corrects et si beaux, que ses ennemis mêmes achetèrent son livre: depuis ce temps on en a renouvelé dix fois l'impression; l'on a fondu de nouveaux caractères, mais l'on n'a rien fait de supérieur aux siens. Ils imitent parfaitement l'écriture à la main; ils en observent les pleins et les déliés, et n'ont point l'air maigre et décousu des caractères arabes d'Europe. Il passa ainsi vingt années à imprimer divers ouvra-

Tome II. M

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ges, qui furent la plupart des traductions de nos livres dévots. Ce n'est pas qu'il sût aucune de nos langues; mais les Jésuites avaient déja traduit plusieurs livres; et comme leur arabe était tout-à-fait mauvais, il refondit leurs traductions, et leur substitua sa version, qui est un modèle de pureté et d'élégance. Sous sa plume, la langue a pris une marche soutenue, un style nombreux, clair et précis dont on ne l'eût pas cru capable, et qui indique que si jamais elle est maniée par un peuple savant, elle sera l'une des plus heureuses et des plus propres à tous les genres; Après la mort d'Abdallah, arrivée vers 1755, son élève lui succéda; à celui-ci ont succédé des Religieux de la maison même; ils ont continué d'imprimer et de fondre; mais l'établissement est languissant et menace de finir. Les livres se vendent peu, à l'exception des Pseaumes, dont les Chrétiens ont fait le livre classique de leurs enfans, et qu'il faut, par cette raison, renouveler sans cesse. Les frais sont considérables, attendu que le papier vient d'Europe, et que la main-d'œuvre est très-lente. Un peu d'art remédierait au premier de ces inconvénient; mais le second est radical. Les caractères arabes exigeant d'être

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liés entre eux, il faut, pour les bien joindre et les aligner, des soins d'un détail immense. En outre, la liaison des lettres variant de l'une à l'autre, selon qu'elles sont au commencement, au milieu ou à la fin d'un mot, il a fallu fondre beaucoup de lettres doubles; par-là les cases, trop multipliées, ne se trouvent plus rassemblées sous la main du Compositeur; il est obligé de courir le long d'une table de dix-huit pieds de long; et de chercher ses lettres dans près de neuf cents cassetins: de-là, une perte de temps qui ne permettra jamais aux imprimeries arabes d'atteindre à la perfection, des nôtres. Quant au peu de débit des livres, il ne faut l'imputer qu'au mauvais choix que l'on en a fait; au lieu de traduire des ouvrages d'une utilité pratique, et qui fussent propres à éveiller le goût des arts chez tous les Arabes sans distinction, l'on n'a traduit que des livres mystiques exclusivement propres aux Chrétiens, qui, par leur morale misanthropique, ne sont faits que pour fomenter le dégoût de toute science et même de la vie. Le lecteur en pourra juger par le catalogue ci-joint.

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CATALOGUE des Livres imprimés au Couvent de Mar-hanna-el-Chouair, dans la montagne des Druzes.

1. (1) Balance du Temps, ou Différence du Temps et de l'Eternité, par le Père Nieremberg, Jésuite.

2. Vanité du Monde, par Didaco Stella, Jésuite.

3. Guide du Pécheur, par Louis de Grenade, Jésuite.

4. Guide du Prêtre.

5. Guide du Chrétien.

6. Aliment de l'Ame.

7. Contemplation de la Semaine Sainte.

8. Doctrine Chrétienne.

9. Explication des sept Pseaumes de la Pénitence.

1. (1) Mizân el Zarnân.

2. Abâtil el Aâlam.

3. Morched el Kâti.

4. Morched el Kâhen.

5. Morched el Masihi.

6. Qoût el Nafs.

7. Taammol el Asbouè.

8. Tàâlîm el Masihi.

9. Tafsir tl Sabât.

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10. Les Pseaumes de David, traduits du Grec.

11. Les Prophéties.

12. L'Evangile et les Epîtres.

13. Les Heures Chrétiennes, à quoi il faut joindre la Perfection Chrétienne de Rodriguez, et la Règle des Moines; imprimés tous les deux à Rome.

En Manuscrits, ce Couvent possède:

1. (1) Imitation de Jésus-Christ.

2. Jardin des Moines, ou la Vie des Saints Pères du Désert.

3. Théologie Morale, de Buzembaum.

4. Les Sermons de Segneri.

5. Théologie de S. Thomas, en 4 vol. in-fol., dont la transcription a coûté 1250 liv.

10. E1 Mazâmir.

11. El Onbouât.

12. El Endjîl oua el Rasâïel.

13. El Souèïât.

1. (1) Taqlîd el Masîh.

2. Bestân el Rohobân.

3. Elm el Nîê l'Bouzembaoûm.

4 Maouâèz Saioari.

5. Lâhoût Mar Tourna.

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6. Sermons de S. Jean Chrysostôme.

7. Principes des Loix, de Claude Virtieu.

8. * Dispute Théologique, du Moine George.

9. Logique traduite de l'Italien par un Maronite.

10. * La Lumière des Cœurs (Juifs) de Paul de Smirne, Juif converti.

11. * Demandes et Recherches sur la Grammaire et le Nahou, par l'Evêque Germain, Maronite.

12. * Poésies du même sur des sujets pieux.

13. * Poésies du Curé Nicolas, frère d'Abdallah Zâkèr.

14. *. Abrégé du Dictionnaire appelé l'Océan de la Langue Arabe.

6. Maouâèz Fomm el Dahab.

7. Qaouâèd el Naouamis l'Qloud Firtiou.

8. Madjâdalat el Anba Djordji.

9. El Manteq.

10 Noûr el Albâb.

11. El Mataleb oua el Mebâhes.

12. Diouân Djermanôs.

13. Diouân Anqoula.

14. Moktasar el Qâmoûs.

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Tous ces Ouvrages sont de la main des Chrétiens; ceux qui sont marqués d'étoiles sont de composition Arabe: les suivans sont de la composition des Musulmans.

1. (1) Le Qorân ou la Lecture de Mahomet.

2. L'Océan de la lahgue Arabe, traduit par Golius.

3. Les Mille Distiques d'Ebn-el-Malek, sur la Grammaire.

4. Explication des Mille Distiques.

5. Grammaire d'Adjeroumié.

6. Rhétorique de Tajtazâni.

7. Séances, ou Histoires plaisantes de Hariri.

8. Poésies d'Omar Ebn-el-Fârdi, dans le genre érotique.

9. Science de la Langue Arabe; petit livre dans le genre des Synonymes Français.

1. (1) El Qorân.

2. El Qâmous l'Firouz-àbâdi.

3. El Alf bait l'Ebn-el-malek.

4. Tafsir el Alf bait.

5. El Adjroumîé.

6. Elm el Baïân l'Taftazâni.

7. Maqâmât el Hariri.

8. Diouâti Omâr Ebn el fârdi.

9. Faqâh el Logat.

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10 Médecine d'Ebn-Sina (Avicenne).

11. Les Simples et les Drogues, traduit de Dioscoride par Ebn-el-Bitar.

12. Dispute des Médecins.

13. Fragmens Théologiques sur les Sectes du Monde.

14. Un Livret de Contes (de peu de valeur). J'en ai l'extrait.

15. Histoire des Juifs, par Josepke, traduction très-incorrecte.

Enfin, un petit livre d'Astronomie dans les principes de Ptolomée, et quelques autres de nulle valeur.

Voilà en quoi consiste toute la Bibliothèque du Couvent de Mar-Hanna, et l'on peut en prendre une idée de la littérature de toute la Syrie, puisque cette bibliothèque est, avec celle de Djezzâr, la seule qui y existe. Parmi les livres originaux, il n'y en a pas un seul qui, pour le fonds,

10. El tob l'Ebn Sina.

11. El Mofradât.

12. Dâouàt el Otobba.

13. Abârât el Motakallamin.

14. Nadim el Ouahid.

15. Târik el Yhoud, l'Yousefous.

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mérite d'être traduit. Les Séances même de Hariri n'ont d'intérêt qu'à raison du style; et il n'y a dans tout l'Ordre qu'un seul Religieux qui les entende: les autres ne sont presque pas mieux compris de la plupart des Moines. Le régime de cette maison, et les mœurs des Moines qui l'habitent, offrent quelques singularités qui méritent que j'en fasse mention.

La règle de leur Ordre, est celle de Saint-Basile, qui est pour les Orientaux ce que Saint Benoît est pour les Occidentaux: seulement ils y ont fait quelques modifications relatives à leur position; la Cour de Rome a sanctionné le Code qu'ils en ont dressé il y a trente ans. Ils peuvent prononcer les vœux dès l'âge de seize ans, selon l'attention qu'ont eue tous les Législateurs monastiques de captiver l'esprit de leur prosélytes dès le plus jeune âge, pour le plier à leur institut: ces vœux sont, comme par-tout, ceux de pauvreté, d'obéissance, de dévouement et de chasteté; mais il faut avouer qu'ils sont plus strictement observés dans ce pays que dans le nôtre: en tout, la condition des Moines d'Orient est bien plus dure que celle des Moines d'Europe. On en pourra juger par le tableau de leur vie domestique. Chaque

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jour, ils ont sept heures de prières à l'Eglise, et personne n'en est dispensé. Ils selèvent à quatre heures du matin, se couchent à neuf du soir, et ne font que deux repas, savoir, à neuf et à cinq. Ils font perpétuellement maigre, et se permettent à peine la viande dans les plus grandes maladies; ils ont, comme les autres Grecs, trois grands carêmes par an, et une foule de jeûnes, pendant lesquels ils ne mangent ni œufs, ni lait, ni beurre, ni même de fromage. Presque toute l'année ils vivent de lentilles à l'huile, de fèves, de riz au beurre, de lait caillé, d'olives, et d'un peu de poisson salé. Leur pain est une petite galette grossière et mal levée, dure le second jour, et que l'on ne renouvelle qu'une fois par semaine. Avec cette nourriture, ils se prétendent moins sujets aux maladies que les paysans; mais il fout remarquer qu'ils portent tousdes cautères aux bras, et que plusieurs sont attaqués de hernies, dues, je crois, à l'abus de l'huile. Chacun a pour logement une étroite cellule, et pour tout meuble une natte, un matelas, une couverture, et point de draps: ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils dorment vêtus. Leur vêtement est une grosse chemise de coton rayée de bleu, un caleçon, une

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camisole, et une robe de bure brune si roide et si épaisse, qu'elle se tient debout sans faire un pli. Contre l'usage du pays, ils portent des cheveux de huit pouces de long, et au lieu de capuchon, un cylindre de feutre de dix pouces de hauteur, tel que celui des cavaliers Turks. Enfin chacun d'eux, à l'exception du Supérieur, du Dépensier et du Vicaire, exerce un métier d'un genre nécessaire ou utile à la maison: l'un est tisserand, et fabrique les étoffes; l'autre est tailleur, et coud les habits; celui-ci, cordonnier, et fait les souliers: celui-là est maçon, et dirige les constructions. Deux sont chargés de la cuisine, quatre travaillent à l'imprimerie, quatre à la reliûre; et tous aident à la boulangerie, au jour que l'on fait le pain. La dépense de quarante à quarante-cinq bouches qui composent le Couvent, n'excède pas chaque année la somme de douze bourses, c'est-à-dire, 15,000 liv.; encore sur cette somme, prendon les frais de l'hospitalité de tous les passans; ce qui forme un article considérable. Il est vrai que la plupart de ces passans laissent des dons ou aumônes, qui font une partie du revenu de la maison; l'autre partie provient de la culture des

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terres. Ils en ont pris à rente une assez grande étendue, dont ils payent quatre cents piastres de redevance à deux Emirs: ces terres ont été défrichées par les premiers Religieux; mais aujourd'hui, ils ont jugé à propos d'en rèmettre la culture à des paysans qui leur payent la moitié de tous les produits. Ces produits sont des soies blanches et jaunes que l'on vend à Bairout; quelques grains et des vins (1), qui, faute de débit, sont

(1) Ces vins sont de trois espèces: savoir, le rouge, le blanc et le jaune: le blanc, qui est le plus rare, est amer à un point qui le rend désagréable. Par un excès contraire, les deux autres sont trop doux et trop sucrés. La raison en est qu'on les fait bouillir, en sorte qu'ils ressemblent au vin cuit de Provence. L'usage de tout le pays est de réduire le moût aux deux tiers de sa quantité. On ne peut en boire au courant du repas sans s'exposer à des aigreurs, parce qu'ils développent leur fermentation dans l'estomac. Cependant il y a quelques cantons où l'on ne cuit pas le rouge, et alors il acquiert une qualité presque égale au Bordeaux. Le vin jaune est célèbre chez nos négocians, sous le nom de vin d'or, qu'il doit à sa' belle couleur de topaze. Le plus estimé se cueille sur les côteaux du Zoûq ou village de Masbeh près d'Antoura. Il n'est pas nécessaire de le cuire, mais il est trop sucré. Voilà ces vins du Liban vantés des anciens gourmets Grecs et Romains. C'est à nos Français à essayer s'ils seraient du même avis; mais ils doivent observer que dans le passage de la mer, les vins cuits fermentent une seconde fois, et font crtver les tonneaux. Il est probable que les habitans du Liban n'ont rien changé à l'ancienne méthode de faire le vin, ni à la culture des vignes. Elles sont disposées par échalas de six à huit pieds de hauteur. On ne les taille point comme en France, ce qui nuit surement beaucoup à la quantité et à la qualité de la récolte. La vendange se fait sur la fin de septembre. Le Couvent de Marhanna cueille environ cent ciuquante kâbié ou jarres de terre, qui tiennent à peu près cent dix pintes. Le prix courant dans le pays, peut s'évaluer à sept ou huit sous notre pinte.

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offerts en présens aux bienfaiteurs, ou consommés dans la maison. Ci-devant les Religieux s'abstenaient d'en boire; mais par une marche commune à toutes les sociétés, ils se sont déjà relâchés de leur austérité première: ils commencent aussi à se tolérer la pipe et le café, malgré les réclamations des anciens, jaloux en tout pays de perpétuer les habitudes de leur jeunesse.

Le même régime a lieu pour toutes les maisons de l'Ordre, qui, comme je l'ai dit, sont au nombre de douze. On porte à cent cinquante sujets la totalité des Religieux: il faut y ajouter cinq Couvens de femmes qui en dépendent. Les premiers supérieurs qui les fondèrent, crurent avoirs fait une bonne opération; mais aujourd'hui l'Ordre s'en repent, parce que des Religieuses en pays Turk, sont upe chose dangereuse, et qu'en outre

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elles dépensent plus qu'elles ne rendent: l'on n'ose cependant les abolir, parce qu'elles tiennent aux plus riches Marchands d'Alep, de Damas et du Kaire, qui se débarrassent de leurs filles dans ces Couvens, moyennant une dot: c'est d'ailleurs pour un Marchand, un motif de verser des aumônes considérables. Plusieurs donnent chaque année cent pistoles, et même cent louis et mille écus, sans demander d'autre intérêt que des prières à Dieu, pour qu'il détourne d'eux le regard dévorant des Pachas. Mais comme d'autre part ils le provoquent par le luxe fastueux de leurs habits et de leurs meubles, ces dons ne les empêchent point d'être rançonnés. Récemment l'un d'eux osa bâtir à Damas une maison de plus de cent vingt mille livres. Le Pacha qui la vit, fit dire au maître qu'il était curieux de la visiter, et d'y prendre une tasse de café. Or, comme le Pacha eût pu s'y plaire et y rester, il fallut, pour se débarrasser de sa politesse, lui faire un cadeau dé dix mille écus.

Après Mar-hanna, le Couvent le plus remarquable est Dair-Mokallés, ou Couvent de Saint-Sauveur. Il est situé à trois heures de chemin au nord-est de Saide. Les Religieux avaient amassé

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dans ces derniers temps une assez grande quantité de livres Arabes imprimés et manuscrits; mais il y a environ huit ans que Djezzâr ayant porté la guerre dans ce canton, ses soldats pillèrent la maison et dispensèrent tous les livres.

En revenant à la côte, on doit remarquer d'abord Saîda, rejeton dégénéré de l'ancienne Sidon (1). Cette ville, ci-devant résidence du Pacha, est, comme toutes les villes Turkes, mal bâtie, malpropre, et pleine de décombres modernes. Elle occupe le long de la mer un terrain d'environ six cents pas de long, sur cent cinquante de large. Dans la partie du sud, le terrain qui s'élève un peu, a reçu un fort construit par Degnîzlé. De-là l'on domine la mer, la ville et la campagne; mais une volée de canon renverserait tout cet ouvrage, qui n'est qu'une grosse tour à un étage, déja à demi-ruinée. A l'autre extrémité de la ville, c'est-à-dire, au nord-ouest, est le château. Il est bâti dans lai mer même, à quatre-vingt pas du continent, auquel il tient par des arches. A l'ouest de cechâteau, est un écueil de quinze pieds d'élé-

(1) Le nom de Sidon subsiste encore dans un petit village à une demi-lieue de Saide.

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vation au dessus de la mer, et d'environ deux cents pas de long. L'espace compris entre cet écueil et le château, sert de rade aux vaisseaux; mais ils n'y sont pas en sureté contrele grostemps. Le rivage qui règne le long de la ville, est occupé par un bassin enclos d'un môle ruiné. C'était jadis le port; mais le sable l'a rempli au point qu'il n'y a que son embouchure près le château, qui reçoive des bateaux. C'est Fakr el Dîn, Emir des Druzes, qui a commencé la ruine de tous ces petits ports, depuis Bairout jusqu'à Acre, parce que craignant les vaisseaux Turks, il y fit couler à fond des bateaux et des pierres. Le bassin de Saide, s'il était vidé, pourrait tenir vingt à vingt-cinq petits bâtimens. Du côté de la mer, la ville est absolument sans muraille; du côté de terre, celle qui l'enceint n'est qu'un mur de prison. Toute l'artillerie réunie ne se monte pas à six canons, qui n'ont ni affûts ni canonnier. A peine compte-t-on cent hommes de garnison. L'eau vient de la rivière d'Aoula par des canaux découverts où les femmes vont la puiser. Ces canaux servent aussi à abreuver des jardins d'un sol médiocre, où l'on cultive des mûriers et des lîmoniers.

Saide est une ville assez commerçante, parce

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qu'elle est le principal entrepôt de Damas, et du pays intérieur. Les Francais, les seuls Européens que l'on y trouve, y ont un consul et cinq à six maisons de commerce. Leurs retraits consistent en soie, et sur-tout en cotous bruts ou fillés. Le travail de ce coton est la principale branche d'industrie des habitans, dont le nombre peut se monter à cinq mille ames.

A six lieues au sud de Saide, en suivant le rivage, l'on arrive par un chemin de plaine trescoulant, au vilage de Sour. Nous avons piene à reconnaître dans ce nom celui de Tyr, que nous tenons des Latins; mais si l'on se rappelle que l'y fut jadis ou, si l'on observe que lest Latins out substitnè le t au têta des Grecs, et que ce têta avait le son sifflant du th anglais dans think (1), l'on sera moins étonné de l'altération. Elle n'a point eu lieu chez les Orientaux, qui, de tout temps, ont appelé Tsour et Sour le lieu dont nous parlons.

Le nom de Tyr tient à tant d'idées et de faits intéressant pour quiconque a lu l'histoire, que je crois faire une chose agréable à tout lecteur, en traçant un tableau fidèle des lieux qui furent

(1) Et non le son de z, comme dans there.

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jadis le théâtre d'un commerce et d'une navigation immenses, le berceau desarts et des sciences, et la patrie du peuple le plus industrieux peut-être, et le plus actif qui ait jamais existé.

Le local actuel de Sour est une presqu'île qui saille du rivage en mer en forme de marteau à tête ovale. Cette tête est un fonds de roc recouvert d'une terre brune cultivable, qui forme une petite plaine d'environ 800 pas de long sur 400 de large. L'isthme qui joint cette plaine au continent est un pur sable de mer. Cette différence de sol rend très-sensible l'ancien état d'île qu'avait la tête de marteau avant qu'Alexandre la joignît au rivage par une jetée. La mer, en recouvrant de sable cette jetée, l'a élargie par des atterris semens successifs, et en a formé l'isthme actuel. Le village de Sour est assis sur la jonction de cet isthme à l'ancienne île, dont il ne couvre pas plus du tiers. La pointe que le terrain présente au nord, est occupée par un bassin qui fut un port creusé de main d'homme. Il est tellement comblé de sable, que les petits enfans le traversent sans se mouiller les reins, L'ouverture, qui est à la pointe même, est défendue par deux tours correspondantes, où jadis l'on attachait une chaîne de

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cinquante à soixante pieds pour fermer entièrement le port. De ces tours part une ligne de murs, qui après avoir protégé le bassin du côté de la mer, enfermaient l'île entière; mais aujourd'hui l'on n'en suit la trace que par les fondations qui bordent le rivage, excepté dans le voisinage du port, où les Motouâlis firent, il y a vingt ans, quelques réparations, déjà en ruine. Plus loin en mer, au nord-ouest de la pointe, à la distance d'environ trois cents pas, est une ligne de roches à fleur, d'eau. L'espace qui les sépare du rivage du continent en face, forme une espèce de rade où les vaisseaux mouillent avec plus de suretê qu'à Saide, sans cependant être hors de danger; car le vent de nord-ouest les bat fortement, et le fond fatigue les cables. En rentrarit dans l'île, l'on observe que le village en laisse libre la partie qui donne sur la pleine-mer, c'est-à-dire à l'ouest. Cet espace sert de jardin aux habitans; mais telle est leur inertie, que l'on y trouve plus de ronces que légumes. La partie du sud est sablonneuse et plus couverte de décombres. Toute la population du village consiste en cinquante à soixante pauvres familles, qui vivent obscurément de quelques cultures de grain, et d'un peu de pêche.

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Les maisons qu'elles occupent ne sont plus, comme au temps de Strabon, des édifices à trois et quatre étages, mais de chétives huttes prêtes à s'écrouler. Ci-devant elles étaient sans défense du côté de terre; mais les Motouâlis, qui s'en emparèrent en 1766, les fermèrent d'uni mur de vingt pieds de haut qui subsiste encore. L'édifice le plus remarquable, est une masure qui se trouve à l'angle du sud-est. Ce fut une Église chrétienne, bâtie probablement par les Croisés; il n'en reste que la partie du chœur: tout auprès, parmi des monceaux de pierres, sont couchées deux belles colonnes à triple fût de granit rouge, d'une espèce inconnue en Syrie. Djezzâr, qui a dépouillé tous ces cantons pour orner sa Mosquée d'Acre, a voulu les enlever; mais ses Ingénieurs n'ont pas même pu les remuer.

En sortant du village sur l'isthme, on trouve à cent pas de la porte une tour ruinée, dans laquelle est un puits où les femmes viennent chercher l'eau: ce puits a quinze ou seize pieds de profondeur; mais l'eau n'en a pas plus de deux ou trois: l'on n'en boit pas de meilleure sur toute la côte. Par un phénomène dont on ignore la raison, elle se trouble en septembre, et elle

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devient pendant quelque jours pleine d'un argile rougeâtre. C'est l'occasion d'une grande fête pour les habitans; ils viennent alot s en troupe à ce puits, et ils y versent un seau d'eau de mer qui, selon eux, a la vertu de rendre la limpidité à l'eau de la source. Si l'on continue, de marcher sur l'isthme, vers le continent, l'on rencontre de distance en distance des ruines d'arcades qui conduisent en ligne droite à un monticule, le seul qu'il y ait dans la plaine. Ce monticule n'est point factice comme ceux du désert; c'est un rocher naturel d'environ cent cinquante pas de circuit sur quarante à cinquante pieds d'élévation: l'on n'y trouve qu'une maison en ruines, et le tombeau d'un Chaik ou Santon (1), remarquable par le dôme blanc qui le couvre. La distance de ce rocher à Sour, est d'un quart-d'heure de marche au pas du cheval. A mesure que l'on s'en rapproche, les arcades dont j'ai parlé deviennent plus fréquentes et plus basses; elles finissent par former une ligne continue, qui du

(1) Chez les Musulmans, le terme de Chaik prend les sens divers de santon, d'hermite, d'idiot et de fou. Ils ont pour les imbécilles le même respect religieux qui existait au temps de David.

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pied du rocher tourne tout-à-coup par un angle droit au midi, et marche obliquement par la campagne vers la mer: on en suit la file pendant une grande heure de marche au pas du cheval. C'est dans cette route que l'on reconnaît, au canal qui règne sur les arches, cette construction pour un aqueduc. Ce canal a environ trois pieds de large sur deux et demi de profondeur; il est formé d'un ciment plus dur que les pierres même; enfin, l'on arrive à des puits d'où il aboutit, ou plutôt d'où il tire son origine. Ces puits sont ceux que quelques voyageurs ont appelés puits de Salomon; mais dans le pays, on ne les connaît que sous le nom de Ras-el-àên, c'est-à-dire, tête de la source. L'on en compte un principal, deux moindres, et plusieurs petits; tous forment un massif de maçonnerie qui n'est point en pierre taillée ou brute, mais en ciment mêlé de cailloux de mer. Du côté du sud, ce massif saille de terre d'environ dix-huit pieds, et de quinze du côté du nord. De ce même côté s'offre une pente assez large et assez douce, pour que des chariots puissent monter jusqu'au haut: quand on y est monté, l'on trouve un spectacle bien étonnant; car au-lieu d'être basse ou à niveau de terre,

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l'eau agr se présente au niveau des bords de l'esplanade, c'est-à-dire que sa colonne qui remplit le puits, est élevée de quinze pieds plus haut que; le sol. En outre, cette eau n'est point calme; mais elle ressemble, à un torrent qui bouillonne, et elle se répand à flots par des canaux pratiqués à la surface du puits. Telle est son abondance, qu'elle peut faire marcher trois moulins qui sont auprès, et qu'elle forme un petit ruisseau dès avant la mer, qui en est distante de quatre cents pas. La bouche du puits principal est un octogone, dont chaque côté a vingt-trois pieds trois pouces de long, ce qui suppose soixante-un pieds au diamètre. L'on prétend que ce puits n'a point de fond; mais le voyageur la Roque assure que de son temps, on le trouva à trente-six brasses. Il est remarquable que le mouvement de l'eau à la surface, a rongé les parois intérieures du puits, au point que le bord ne porte plus sur rien, et qu'il forme une demi-voûte suspendue sur l'eau. Parmi les canaux qui en partent, il en est un principal qui se joint à celui des arches dont j'ai parlé: au moyen de ces arches, l'eau se portoit jadis d'abord au rocher, puis du rocher par l'isthme, à la tour où l'on

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puise l'eau. Du reste, la campagne est une plaine d'environ deux lieues de large, ceinte d'une chaîne de montagnes assea hautes, qui régnent depuis la qâsmié jusqu'au Cap-blanc. Le sol est une terre grasse et noirâtre, où l'on cultive avec succès le peu de blé et de cotton que l'on y sème.

Tel est le local de Tyr, sur lequel il se présente quelques observations relatives à l'état de l'ancienne ville. On sait que jusqu'au temps où Nabuchodonosor en fit le siège, Tyr fut située dans le continent: l'on en désigne l'emplacertient à palœ-Tyrus, c'est-à-dire, auprès des puits; mais dans ce cas, pourquoi cet aqueduc, conduit à tant de frais(1), des puits au rocher? Dira-t-on qu'il fut construit après que les Tyriens eurent passé dans l'île? Mais dès avant Salmanasar, c'est-à-dire cent trente-six ans avant Nabucho-donosor, leurs annales en font mention comme existant déjà. «Du temps d'Eululœus, Roi de Tyr, dit l'Historien Ménandre, cité par Josephe (2), Salmanasar, Roi d'Assyrie, ayant

(1) La largeur des piles des arches est de neuf pieds.

(2) Antiq. Judaïq. lib. 9, c. 14.

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porté la guerre en Phénicie, plusieurs villes se soumirent à ses armes: les Tyriens lui résistèrent; mais bientôt abandonnés par Sidon Acre et palœ-Tyrus, qui dépendaient d'eux, ils furent réduite à leurs seules forces. Cependant ils continuèrent de se défendre; et Salmanasar, rappelé à Ninive, laissa des corps-de-garde près des ruisseaux et de l'aqueduc pour en interdire l'eau. Cette gêne dura cinq ans, pendant lesquels les Tyriens s'abreuvèrent au moyen des puits qu'ils creusèrent.»

Si palœ-Tyrus fut un lieu dépendant de Tyr, Tyr était donc ailleurs: elle n'était point dans l'île, puisque les habitans n'y passèrent qu'après Nabuchodonosor. Elle était donc au rocher, qui en a dû être le siège primitif. Le nom de cette ville en fait preuve; car tsour en Phénicien, signifie rocher et lieu fort. C'est là que s'établit cette colonie de Sidoniens, chassés de leur patrie deux cents quarante ans avant le Temple de Salomon. Ils choisirent cette position, parce qu'ils y trouvèrent l'avantage d'un lieu propre à la défense, et celui d'une rade très-voisine, qui, sous la protection de l'île, pouvait couvrir beaucoup de vaisseaux. La population de cette colonie

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s'étant accrue par le laps des temps et par le commerce, les Tyriens eurent besoin de plus d'eau, et ils construisirent l'aqueduc. L'activité qu'on leur voit déployer au temps de Salomon, engagerait à l'attribuer à ce siècle. Dans tous les cas il est très-ancien, puisque l'eau de l'aqueduc a eu le temps de former par ses filtrations des stalactites considérables. Plusieurs tombant des flancs du canal, ou de l'intérieur des voûtes, ont obstrué des arches entières. Pour s'assurer de l'aqueduc, l'on dut établir aux puits un corps-de-garde qui devint palœ-Tyrus. Doit-on supposer la source factice, et formée par un canal souterrain tiré des montagnes? Mais alors, pourquoi ne l'avoir pas amenée au rocher même? Il est plus simple de la croire naturelle, et de penser que l'on a profité d'un de ces accidens de rivières souterraines, dont la Syrie offre plusieurs exemples. L'idée d'emprisonner cette eau pour la faire remonter, et gagner du niveau, est digne des Phéniciens. Les choses en étaient à ce point, quand le Roi de Babylone, vainqueur de Jérusalem, vint pour anéantir la seule ville qui bravât sa puissance. Les Tyriens lui résistèrent pendant treize ans; mais au bout de ce terme, las de leurs

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efforts, ils prirent le parti de mettre la mer entre eux et leur ennemi, et ils passèrent dans l'île qu'ils avaient en face, à la distance d'un quart de lieue. Jusqu'alors cette île n'avait dû porter que peu d'habitations, vu la disette d'eau (1); La nécessité fit surmonter cet inconvénient: l'on tâcha d'y obvier par des citernes, dont on trouve encore des restes en forme de caves voûtées, pavées et murées avec le plus grand soin (2). Alexandre parut, et pour satisfaire son barbare orgueil, Tyr fut ruinée; mais bientôt rétablie, ses nouveaux habitans profitèrent de la jetée, par laquelle les Macédoniens s'étaient avancés jusqu'à l'île, et ils amenèrent l'aqueduc jusqu'à la tour où l'on puise encore l'eau. Maintenant que les arcades ont manqué, comment l'y trouve-t-on encore? La raison en doit être, que l'on avait ménagé dans leurs fondemens des conduits secrets qui continuent toujours de l'amener

(1) Josephe est en erreur, lorsqu'il parle de Tyr au temps d'Hiram comme étant bâtie dans l'île. Il confond, à son ordinaire, l'état ancien avec l'état postérieur. Voyez Antiq. Jud. lib. 8, c. 5.

(2) L'on en a récemment découvert une considérable en dehors du mur de la ville. L'on n'y a rien trouvé, et le Motsallam l'a fait refermer.

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des puits. La preuve que l'eau de la tour vient de Ras-el-àên, est qu'à cette source elle se trouble en octobre comme à la tour; qu'alors elle a la même couleur, et en tout temps le même goût. Ces conduits doivent être nombreux, car il est arrivé plusieurs voies d'eau près de la tour, sans que son puits ait cessé d'en fournir.

La puissance de Tyr sur la Méditerranée et dans l'Occident, est assez connue; Carthage, Utique, Cadix en sont des monumens célèbres. L'on sait que cette ville étendait sa navigation jusques dans l'Océan, et la portait au nord pardelà l'Angleterre, et au sud par-delà les Canaries. Ses relations à l'Orient, quoique moins connues, n'étaient pas moins considérables; les îles de Tyrus et Aradus (aujourd'hui Barhain), dans le golfe Persique, les villes de Faran et Phœnicum Oppidum, sur la mer Rouge, déja ruinées au temps des Grecs, prouvent que les Tyriens fréquentèrent dès long-temps les parages de l'Arabie et de la mer de l'Inde; mais il existe un fragment historique, qui contient à ce sujet des détails d'autant plus précieux, qu'ils offrent dans des siècles reculés un tableau de mouvemens analogues à ce qui se passe encore de nos jours. Je

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vais citer les paroles de l'Ecrivain, avec leur enthousiasme prophétique, en rectifiant des applications qui, jusqu'ici, ont été mal saisies.

«Ville superbe, qui reposes au bord des mers! Tyr! qui dis: Mon empire s'étend au sein de l'Océan, écoute l'oracle prononcé contre toi! Tu portes ton commerce dans des îles (lointaines) chez les habitans de côtes (inconnues). Sous ta main les sapins de Sanir.(1) deviennent des vaisseaux; les cèdres du Liban, des mâts; les peupliers de Bisan, des rames. Tes matelots s'asseyent sur le buis de Chypre (2) orné d'une marqueterie d'ivoire. Tes voiles et tes pavillons sont tissus du beau lin de l'Égypte; tes vêtemes sont teints de l'hyacinte et de la pourpre de l'Hellas (3) (l'archipel), Sidon et Arouad t'envoyent leurs rameurs;

(1) Peqt-étre le Mont Sannîne.

(2) Buis de Katim. Divers passages confrontés prouvent que ce nom ne doit point s'appliquer à la Grèce, mais à l'île de Chypre et peut-être à la côte de Cilicie, où le buis abonde. Il convient sur-tout à Chypre par son analogie avec la ville de Kitium, et le peuple des Kitiens, à qui Eululœus faisait la guerre du temps de Salmanasar.

(3) En Hébreu atiché, qui ne diffère en rien de Hellas, ancien nom de l'Archipel conservé dans Helles-pont.

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t'envoyent leurs rameurs; Djabal (Djebilé) ses habiles constructeurs; tes Géomètres & tes Sages guident eux-mêmes tes proues. Tous les vaisseaux de la mer sont employés à ton commerce. Tu tiens à ta folde le Perse, le Lydien, l'Egyptien. Tes murailles sont parées de leurs boucliers & de leurs cuirasses. Les enfans d'Arouad bordent tes parapets; & tes tours, gardées par les Djimedéens (peuple Phénicien) brillent de l'éclat de leurs carquois. Tous les pays s'empressent de négocier avec toi. Tarse envoye à tes marchés de l'argent, du fer, de l'étain, du plomb. L'Yonie, (a) le pays des Mosques & de Teblis, (b) t'approvisionnent d'esclaves&de vases d'airain. L'Arménie t'envoie des mules, des chevaux, des cavaliers. L'Arabe de Dedan (entre Alep & Damas) voiture tes marchandises. Des isles nombreuses échangent avec toi l'ivoire & l'ébène. L'Araméen (les Syriens) (c)

(a) Youn, plaisamment travesti en javan, quoique les anciens n'ayent point connu notre ja.

(b) Tobel ou Teblis s'écrit aussi Teflis, au nord de l'Arménie, sur la frontière de Géorgie. Ces mêmes cantons sont célèbres chez les Grecs pour les esclaves, & pour le fer des Chalybes.

(c) Ce nom s'étendait aux Capadociens, & aux habitans de la haute Mésopotamie.

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t'apporte le rubis, la pourpre, les étoffes piquées, le lin, le corail, & le jaspe. Les enfans d'Israel & de Juda te vendent le froment, le baume, la myrrhe, le raisiné, la raisine, l'huile, & Damas le vin de Halboun (peut être Halab, où il reste encore des vignes) & des laines fines. Les Arabes d'Oman offrent à tes marchands le fer poli, la canelle, le roseau aromatique; & l'Arabe de Dedan des tapis pour s'asseoir. Les habitans du Désert, & les Chaiks de Kedar, payent de leurs chevreaux & de leurs agneaux tes riches marchandises. Les Arabes de Saba & Ramé (dans l'Yémen) t'enrichissent par le commerce des aromates, des pierres précieuses, & de l'or. (a) Les habitans de Haran, de Kalané (en Mésopotamie) & d'Adana (près de Tarse) facteurs de l'Arabe de Cheba (près de Dedan) de l'Assyrien & du Kaldéen, commercent aussi avec toi, & te vendent des châles, des manteaux artistement brodés, de l'argent, des mâtures, des cordages & des cèdres; enfin les

(a) Aussi Strabon dit-il, lib. 16, que les Sabéens avaient fourni tout l'or de la Syrie avant que les habitans de Gerrha, près de l'embouchure de l'Euphrate, les cussent supplantés.

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vaisseaux (vantés) de Tarse, sont à tes gages. O Tyr, fière de tant de gloire et de richesses! bientôt les flots de la mer s'élèveront contre toi; et la tempête te précipitera au fond des eaux. Alors s'engloutiront avec toi tes richesses; avec toi périront en un jour ton commerce, tes négocians, tes correspondaus, tes matelots, tes pilotes, tes artistes, tes soldats, et le peuple immense qui remplit tes murailles. Tes rameurs déserteront tes vaisseaux; tes pilotes s'asseyeront sur le rivage, l'œil morne contre terre. Les peuples que tu enrichissais, les Rois que tu rassasiais, consternés de te ruine, jetteront des cris de désespoir. Dans leur deuil, ils couperont leurs chevelures; ils jetteron la cendre sur leur front dénudé; ils se roule ront dans la poussière, et ils diront: Qui jamais égala Tyr, cette reine de la mer?» — Les révolutions du sort, ou plutôt la barbarie des Grecs du Bas-Empire et des Musulmans, ont accompli cet oracle. Au lieu de cette ancienne circulation si active et si vaste, Sour, réduit à l'état d'un misérable village, n'a plus pour tout commerce qu'une exportation de quelques sacs de grain et de coton en laine, et pour tout négociant qu'un facteur Grec au service

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des Français de Saide, qui gagne à peine de quoi soutenir sa famille. — A neuf lieues au sud de Sour, est la ville d'Acre, en arabe Akka, connue dans les temps les plus reculés sous le nom d'Aco, et postérieurement sous celui de Ptolémaïs. Elle occupe l'angle nord d'une baie, qui s'étend, par un demi-cercle de trois lieues, jusqu'à la pointe du Carmel. Depuis l'expulsion des Croisés, elle était restée presque déserte; mais de nos jours les travaux de Dâher l'ont ressuscitée; ceux que Djezzâr y a fait exécuter depuis dix ans, la rendent aujourd'hui l'une des premières villes de la côte. On vante la mosquée de ce Pacha comme un chef-d'œuvre de goût. Son bazar ou marché couvert, ne le cède point à ceux d'Alep même; et sa fontaine publique surpasse en élégance celles de Damas. Ce dernier ouvrage est aussi le plus utile; car jusqu'alors Acre n'avait pour toute ressource qu'un assez mauvais puits; mais l'eau est restée, comme auparavant, de médiocre qualité. L'on doit savoir d'autant plus de gré au Pacha de ses travaux, que lui-même en a été l'ingénieur et l'architecte: il fait ses plans, il trace ses dessins, et conduit les ouvrages. Le port d'Acre est un des mieux situés de la côte, en ce qu'il est couvert du

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vent de nord et nord-ouest par la ville même; mais il est comblé depuis Fakr-el-Dîn. Djezzâr s'est contenté de pratiquer un abord pour les bateaux. La fortification, quoique plus soignée qu'aucune autre, n'est cependant d'aucune valeur; il n'y a quequelques mauvaises tours basses près du port, qui ayent des canons; encore ces pièces de fer rouillé sont-elles si mauvaises, qu'il en crève toujours quelques-unes à chaque fois qu'on les tire. L'enceinte du côté de la campagne, n'est qu'un mur de jardin sans fossés.

Cette campagne est une plaine nue, plus profende et moins large que celle de Sour; elle est entourée de petites montagnes qui s'étendent en tournant du cap Blanc au Carmel. Les ondulations du terrain y causent des bas-fonds où les pluies d'hiver forment des lagunes dangereuses en été par leurs vapeurs infectes. Du reste, le sol est sécond, et l'on y cultive avec le plus grand succès le blé et le coton. Ces denrées sont la base, du commerce d'Acre, qui de jour en jour devient plus florissant Dans ces derniers temps, le Pacha, par un abus ordinaire en Turquie, l'avait tout concentré dans ses mains; l'on ne pouvait vendre de coton qu'à lui, l'on n'en pouvait

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acheter que de lui: les négocians Européens ont eu beau réclamer les capitulations du Sultan, Djezzâr a répondu qu'il était Sultan dans sop pays, et il a continué son monopole. Ces négocians sont sur-tout les Français, qui ont à Acre six comptoirs, présidés par un Consul: récemment il est survenu un Agent Impérial, et depuis un an un Agent Russe.

La partie de la baie d'Acre où les vaisseaux mouillent avec le plus de sureté, est au nord du mont Carmel, au pied du village de Haifa, (vulgo Caiffe.) Le fond tient bien l'ancre et ne coupe pas les cables; mais le lieu est ouvert au vent de nord-ouest, qui est violent sur toute cette côte. Le Carmel, qui domine au sud, est un pic écrasé et rocailleux, d'environ trois cents cinquante toises d'élévation. On y trouve, parmi les broussailles, des oliviers et des vignes sauvages, qui prouvent que jadis l'industrie s'était portée jusque sur cet ingrat terrain: sur le sommet est une chapelle dédiée au Prophète Élie, d'où la vue s'étend au loin sur la mer et sur la terre. Au midi, le pays offre une chaîne de montagnes raboteuses, couronnées de chênes et de sapins, où se retirent des sangliers et des onces. En tour-

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nant vers l'est, on apperçoit à six lieues le local de Nasra ou Nazareth, célèbre dans l'histoire du Christianisme: c'est un village médiocre, peuplé d'un tiers de Musulmans, et de deux tiers de Grecs-Catholiques. Les PP. de Terre-Sainte, dépendans du grand Couvent de Jérusalem, y ont un Hospice et une Église. Ils sont ordinairement les Fermiers du pays. Du temps de Dâher, ils étaient obligés de faire à ce Chaik un cadeau de mille piastres à chaque femme qu'il épousait et il avait soin de se marier presque toutes les semaines.

A environ deux lieues au sud-est de Nasra est le mont Tabor, d'où on a l'une des plus riches perspectives de la Syrie. Cette montagne est un cône tronqué de quatre à cinq cents toises de hauteur. Le sommet a deux tiers de lieue de circuit. Jadis il portait une citadelle; mais à peine en reste-t-il quelques pierres. De-là l'on découvre au sud une suite de vallées et de montagnes qui s'étendent jusqu'à Jérusalem. A l'est, l'on voit comme sous ses pieds la vallée du Jourdain et le lac de Tabarîé, qui semble encaissé dans un cratère de volcan. Au-delà, la vue se perd vers les plaines du Hauran; puis tournant au nord,

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elle revient par les montagnes de Hasbêya et de la Qasmié, se reposer sur les fertiles plaines de la Galilée, sans pouvoir atteindre à la mer.

La rive orientale du lac de Tabarîé, n'a de remarquable que la ville dont elle porte le nom, et la fontaine d'eaux chaudes minérales qui en est voisine. Cette fontaine est située dans la campagne, à unquart de lieue de Tabarîé. Faute de soin, il s'y est entassé une boue noire, qui est un véritable éthiops martial. Les personnes attaquées de douleurs rhumatismales, trouvent des soulagemens et même la guérison dans les bains de cette boue. Quant à la ville, ce n'est qu'un monceau de décombres, habité tout au plus par cent familles. A sept lieues au nord de Tabarîé, sur lacroupe d'une montagne, est la ville ou le village de Safad, berceau de la puissance de Dâher. A cette époque, il était devenu le siège d'une École Arabe, où les docteurs Motouâlis formaient des élèves dans la science de la Grammaire, et l'interprétation allégorique du Qôran. Les Juifs, qui croyent que le Messie doit établir le siège de son empire à Safad, avaient aussi pris ce lieu en affection, et s'y étaient rassemblés au nombre de cinquante à soixante familles; mais le trem-

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blement de 1759 a tout détruit, et Safad, regardé de mauvaisœil par les Turks, n'est plus qu'un village presque abandonné. En remontant de Safad au nord, l'on suit une chaîne de hautes montagnes, qui, sous le nom de Djebal-el-Chaîk, fournissent d'abord les sources du Jourdain, puis une foule de ruisseaux dont s'arrose la plaine de Damas. Le local élevé d'où partent ces ruisseaux, compose un petit pays que l'on appelle Hasbêya. En ce moment, il est gouverné par un Émir, parent et rival de l'Émir Yousef; il en paye à Djezzâr une ferme de soixante bourses. Le sol est montueux, et ressemble beaucoup au bas-Liban: le prolongement de ces montagnes le long de la vallée de Beqâà, est ce que les anciens appellent Antiliban, à raison de ce qu'il est parallèle au Liban des Druzes et des Maronites. La vallée de Beqâà, qui en forme la séparation, est l'ancienne Cœle Syrie, ou Syrie creuse proprement dite. Sa disposition en encaissement profond, en y rassemblant les eaux des montagnes, en a fait de tous temps un des plus fertiles cantons de la Syrie; mais aussi en y concentrant les rayons du soleil, elle y produit en été une chaleur qui ne le cède pas même à l'Égypte. L'air néanmoins n'y est pas

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mal-sain, sans doute parce qu'il est sans cesse renouvelé par le vent du nord, et que les eaux sont vives et non stagnantes. L'on y dort impunément sur les terrasses. Avant le tremblement de 1759, tout ce pays était couvert de villages et de cultures aux mains des Motouâlis; mais les ravages que causa ce phénomène, et ceux que les guerres des Turks y ont fait succéder, ont presque tout détruit. Le seul lieu qui mérite l'attention, est la ville de Balbek.

Balbek, célèbre chez les Grecs et les Latins, sous le nom d'Hêlios-polis, ou ville du Soleil, est située au pied de l'Antiliban, précisément à la dernière ondulation de la montagne dans la plaine. En arrivant par le midi, l'on ne découvre la ville qu'à la distance d'une lieue et demie, derrière un rideau d'arbres dont elle couronne la verdure par un cordon blanchâtre de dômes et de minarets. Au bout d'une heure de marche, l'on arrive à ces arbres, qui sont de très-beaux noyers; et bientôt traversant des jardins mal cultivés, par des sentiers tortueux, l'on se trouve conduit au pied de la ville. Là se présente en, face un mur ruiné, flanqué de tours carrées, qui monte à droite sur la pente, et trace l'en-

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ceinte de l'ancienne ville. Ce mur, qui n'a que dix à douze pieds de hauteur, laisse voir dans l'intérieur des terreins vides & des décombres qui sont par-tout l'apanage des villes Turques; mais ce qui attire toute l'attention sur la gauche, est un grand édifice, qui, par sa haute muraille, & ses riches colonnes, s'annonce pour un de ces Temples que l'antiquité a laissé à notre admiration. Ce monument, qui est un des plus beaux & des mieux conservés de l'Asie, mérite une description particulière.

Pour le détailler avec ordre, il faut se supposer descendre de l'intérieur de la ville: après avoir traversé les décombres & les huttes dont elle est pleine, l'on arrive à un terrein vuide qui fur une place; (a) là, en face, s'offre à l'ouest une grand mâsure AA, formée de deux pavillons ornés de pilastres, joints à leur angle du fond par un mur de cent soixante pieds de longueur; c&te façade domine le sol par une espèce de terrasse, au bord de laquelle on distingue avec peine, les bases de douze colonnes, qui jadis régnaient d'un pavillon à l'autre, & formaient le portique. Le

(a) Suivez les planches.

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portail est obstrué de pierres entassées; mais si l'on en surmonte l'obstacle, l'on pénètre dans un terrain vide, qui est une cour hexagone B, de cent quatre-vingts pieds de diamètre. C&te cour est semée de fûts de colonnes brisées, de chapiteaux mutilés, de débris de pilastres, d'entablemens, de corniches, &c; tout-autour règne un cordon d'édifices ruinés CC, qui présentent à l'œil tous les ornemens de la plus riche architecture. Au bout de c&te cour, toujours en face à l'ouest, est une issue (D) qui jadis fut une porte, par où l'on apperçoit une plus vaste perspective de ruines, dont la magnificence sollicite la curiosité. Pour en jouir, il faut monter une pente, qui fut l'escalier de c&te issue, & l'on se trouve à l'entrée d'une cour carrée (E) beaucoup plus spacieuse que la première(1). C'est de là (D) qu'est pris le point-de-vue de la gravure que j'ai jointe: le premier coup-d'œil se porte naturellement au bout de c&te cour, où six énormes colonnes F, saillant majestueusement sur l'horizon, forment un tableau vraiment pittoresque. Un obj& non moins intéressant, est une autre file de colonnes qui règne à

(1) Elle a trois cents cinquante pieds de large sur trois cents trente-six de long.

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ce que leur valut celui de 1757. Les deux tiers de plus de vingt mille charges dont était composé le Hadj, vinrent à Gaze. Les Bedonins ignorans & affamés, qui ne connaissent aux plus belles étoffes que le mérite de couvrir, donnaient les châles de Cachemire, les toiles, les mousselines de l'Inde, les sirsakas, les casés, les perses et les gommes pour quelques piastres. On rapporte un trait qui fera juger de l'ignorance & de la simplicité de ces habitans des déserts. Un Bedouin d'Anazé ayant trouvé dans son butin plusieurs sach&s de perles fines, les prit pour du doura, et les sit bouillir pour les manger: voyant qu'elles ne cuisaient point, il allait les jeter, lorsqu'un Gazéen les lui acheta en échange d'un bonnet rouge de Fâz. Une aubaine semblable se renouvela en 1779, par le pillage que les Arabes de Tor firent de c&te caravane dont M. de Saint-Germain faisait partie. Récemment, en 1784, la caravane des Barbaresques, composée de plus de trois mille charges, a été pareillement dépouillée; et le café que les Bedouins en apparterent devint si abondant en Palestine, qu'il diminua tout à coup de la moitié de son prix; il eût encore baissé, si l'aga n'en eût prohibé l'achat, pour forcer les Bedouins de le lui apporter tout entier: ce monopole lui valut, lors de l'affaire

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de 1779, plus de 80,000 piastres. Année commune, en le joignant aux avanies, au miri, aux douanes, aux douze cents charges qu'il vole sur les trois mille du convoi de la Mekke, il se fait un revenu qui double les 180 bourses du prix de sa ferme.

Au-delà de Gaze, ce n'est plus que déserts. Cependant il ne faut pas croire, à raison de ce nom, que la terre devienne subitement inhabitée; l'on continue encore pendant une journée le long de la mer, de trouver quelques cultures et quelques villages. Tel est encore Kân-Younès, espèce de château où les Mamlouks tiennent douze hommes de garnison. Tel est encore el - Arich, dernier endroit où l'on trouve de l'eau potable, jusqu' à ce que l'on soit arrivé à Salêhié en Egypte. El-Arich est à trois quarts de lieue de la mer, dans un sol noyé de sables, comme l'est toute c&te côte. En rentrant à l'orient dans le désert, l'on recontre d'autres bandes de terres cultivables jusque sur la route de la Mekke. Ce sont des vallées où les eaux de l'hiver & de quelques puits engagent quelques paysans à s'établir, et à cultiver des palmiers et du doura sours la protection, ou plutôt sous les rapines des Arabes. Ces paysans séparés du reste de la terre, sont des demi-sauvages plus ignorans, plus grossiers

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que tout le terrein des cours a été rapporté. Tel fut le premier état de c& édifice; mais par la suite on a comblé le flanc du midi du grand temple, dour en bâtir un autre plus p&it, qui est celui pont le péristile & la cage subsistent encore. Ce Temple (G), situé plus bas que l'autre de quelques pieds, présente un flanc de treize colonnes, sur huit de front (total trente-huit). Elles sont également d'ordre corinthien; leur fût a quinze pieds huit pouces de circonférence, sur quarante-quatre de hauter. L'édifice qu'elles environnent, est un quarré-long, dont a face d'entrée, tournée à l'Orient, se trouve hors de la ligne de l'aîle gauche de la grande Cour. L'on n'y peut arriver qu'à travers des troncs de colonnes, des amas de pierres, & même un mauvais mur dont on l'a masquée. Lorsque l'on a surmonté ces obstacles, on se trouve à la porte, & de-là les yeux peuvent parcourir une enceinte (g) qui fut la demeure d'un Dieu; mais au-lieu du spectacle imposant d'un peuple prosterné, & d'une soule de Prêtres offrant des sacrifices, le ciel ouvert par la chûte de la voûte, ne laisse voir qu'un chaos de décombres entassés sur la terr, & souillés de poussère & d'herbes sauvages. Les murs, jadis cou-

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verts de toutes les richesses de l'ordre corinthien, n'offrent plus que des frontons de niches et de tabernacles, dont presque tous les soutiens sont tombés. Entre ces niches, régnent des pilastres cannelés, dont le chapiteau supporte un entablement plein de brèches; ce qui en reste conserve une riche frise de guirlandes, soutenues d'espace en espace, par des têtes de satyre, de cheval, de taureau, etc. Sur cet entablement s'élevait jadis la voûte, dont la portée avait cinquante-sept pieds de large, sur cent dix de longueur. Le mur qui la soutenait en a 31 d'élévation, sans aucune fenêtre. L'on se peut se faire une idée des ornemens de c&te voûte, que par l'inspection des débris répandus à terre; mais elle ne pouvait être plus riche que celle de la galerie du péristyle: les grandes parties qui en subsistent, offrent des encadremens à losange, où sont représentées en reliefs les scènes de Jupiter assis sur son aigle, de Léda caressée par le cygne, de Diane portant l'arc & le croissant, et divers bustes qui paraissent être des figures d'Empereurs et d'Impératrices. Il serait trop long de rapporter tous les détails de cet étonnant édifice. Les amateurs des arts les trouveront consignés avec

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la plus grande vérité dans l'ouvrage publié en 1757, à Londres, sous le titre de Ruines de Balbek (1). C& ouvrage, rédigé par M. Robert Wood, est dû sur-tout aux soins & à la magnificence du Chevalier Dawkins, qui visita, en 1751, Balbek & Palmyre. On ne peut rien ajouter à la fidélité de la description de ces Voyageurs; mais depuis leur passage, il est arrivé quelques changemens: par exemple, ils ont trouvé neuf grandes colonnes debout, & en 1784 je n'en ai trouvé que six (F). Ils en comptèrent vingtneuf au p&it temple; il n'en reste plus que vingt: c'est le tremblement de 1759 qui en a causé la chute; il a aussi tellement ébranlé les murs du p&it temple, que la pierre de la soffite (2) de la porte a glissé entre les deux qui l'avoisinent, & est descendue de huit pouses; ensorte que le corps de l'oiseau sculpté sur c&te pierre, se trouve suspendu, détaché de ses ailes & des deux guirlandes qui, de son bec, aboutissent à deux génies.

(1) In-fol. d'Atlas, 1 vol. C& Ouvrage, cher & rare, ne se trouve que dans les grandes bibliothèques: on peut le consulter à celle du Roi.

(1) La soffite est c&te traverse qui règne sur la tête lorsque l'on passe sous une porte.

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La nature n'a pas été ici le seul agent de destruction; les Turks y ont beaucoup contribué pour les colonnes. Leur motif est de s'emparer des axes de fer qui servent à joindre les deux ou trois pièces dont chaque fût est composé. Cesaxes remplissent si bien leur obj&, que plusieurs colonnes ne sont pas dé jointes dans leur chûte: une entre autres, comme l'observe M. Wood, a enfoncé une pierre du mur du temple, plutôt que de se disloquer. Rien de si parfait que la coupe de ces pierres; elles ne sont jointes par aucun ciment, & cependant la lame d'un eouteau n'entre pas dans leurs interstices. Après tant de siècles de construction, elles ont, pour la plupart, conservé lacouleur blanche qu'elles avaient d'abord. Ce qui étonnera davantage, c'est l'énormité de quelques-unes dans tout le mur qui forme l'escarpement. A l'ouest (L), la seconde assise est formée de pierres qui ont depuis vingt-huit jusqu'à trente-cinq pieds de longueur, sur environ neuf de hauteur. Pardessus c&te assise, à l'angle du nord-ouest (M), il y a trois pierres qui à elles seules occupentun espace decent soixante quinze pieds & demi;à savoir la première, cinquante-huit pieds sept pouces; la deuxième, cinquante-huit pieds onze pouces, et;

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la troisième cinquante-huit pieds juste, sur une épaisseur commune de douze pieds. La nature de ces pierres est un granit blanc à grandes fac&tes luisantes comme le gypse; sa carrière règne sous toute la ville & dans la montagne adjacente: elle est ouverte en plusieurs lieux, & entre autres sur la droite en arrivant à la ville. Il y est resté une pierre taillée sur trois faces, qui a soixante-neuf pieds deux pouces de long, sur douze pieds dix pouces de large, & treize pieds trois pouces d'épaisseur. Comment les anciens ont-ils manié de telles masses? C'est sans doute un problême de mécanique curieux à résoudre. Les habitans de Balbek l'expliquent commodément, en supposant que c& édifice a été construit par les Djé-noûn ou Génies (1), sous les ordres du Roi Salomon; ils ajoutent que le motif de tant de travaux, fut de cacher dans les souterrains d'immenses trésors qui y sont encore; plusieurs d'entre eux, dans le dessein de s'en saisir, sont descendus dans les voûtes qui régnent sous tout l'édifice; mais l'inutilité de leurs recherches, & les avanies que

(1) Espèces d'Esprits intermédiaires entre les Anges & les Diables.

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les Commandans en ont pris occasion de leur faire, les en ont dégoûtés; ils croient les Européens plus heureux; et l'on tenterait vainement de les dissuader de l'idée où ils sont que nous avons l'art magique de rompre les talismans. Que peuvent les raisonnemens contre l'ignorance & l'habitude? Il ne serait pas moins ridicule de vouloir leur démontrer que Salomon n'a point connu l'ordre corinthien, usité seulement sous les Empereurs de Rome; mais leur tradition au suj& de ce Prince, donne lieu à trois remarques importantes.

La première est que toute tradition sur la haute antiquité, est aussi nulle chezles Orientaux que chez les Européens. Parmi eux, comme parmi nous, les faits de cent ans, quand ils ne sont pas écrits, sont altérés, dénaturés, oubliés: attendre d'eux des éclaircissemens sur ce qui s'est passé au temps de David ou d'Alexandre, c'est comme si l'on demandait aux paysans de Flandre, des nouvelles de Clovis ou de Charlemagne.

La deuxième est que dans toute la Syrie, les Mahométans, comme les Juifs et les Chrétiens, attribuent tous les grands ouvrages à Salomon; non que la mémoire s'en soit perpétuée sur les

Tome II. P

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lieux, mais parce qu'ils font des applications des passages de l'ancien Testament: c'est, avec l'Evangile, la source de presque toutes les traditions, parce que ce sont les seuls livres historiques qui soient lus et connus; mais comme les Interprètes sont très-ignorans, leurs applications manquent presque toujours de vérité: c'est ainsi qu'ils sont en erreur, quand ils disent que Balbek est la domus saltûs Libani de Salomon; et ils choquent également la vraisemblance, quand ils attribuent à ce Roi les puits de Tyr et les édificesde Palmyre.

Enfin, une troisième remarque, est que la croyance aux trésors cachés s'est accréditée et se soutient par des découvertes qui se font effectivement de temps à autre. Il n'y a pas dix ans que l'on trouva à Hebron un petit coffre plein de médailles d'or & d'argent, avec un livre d'ancien arabe, traitant de la Médecine. Dans le pays des Druzes, un particulier découvrit aussi, il y a quelque temps, une jarre où il trouva des monnaies d'or faites en croissant; mais comme les Commandans s'attribuent ces découvertes, et que, sous prétexte de les faire restituer, ils ruinent ceux qui les ont faites, les propriétaires s'efforcent d'en dérober la connoissance: ils fon-

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dent en secr& les monnaies anciennes, ou même ils les recachent par ce même esprit de crainte qui les fit enfouir dans les temps anciens, & qui y indique la même tyrannie.

D'après la magnificence extraordinaire du Temple de Balbek, on s'étonnera avec raison que les Écrivains Grecs & Latins en ayent si peu parlé. M Wood, qui les a compulsés à ce suj&, n'en a trouvé de mention que dans un fragment de Jean d'Antioche, qui attribue la construction de c& édifice à l'Empereur Antonin-le-Pieux. Les inscriptions qui subsistent sont conformes à c&te Opinion, & elle explique très bien pourquoi l'ordre employé est le corinthien, puisque c& ordre ne fut bien usité que dans le troisième âge de Rome; mais l'on ne doit pas alléguer pour la confirmer encore, l'oiseau sculpté sur le soffite: si son bec crochu, si ses grandes serres & le caducée qu'elles tiennent, doivent le faire regarder comme un aigle, l'aigr&te de sa tête, semblable à celle de certains pigeons, prouve qu'il n'est point l'aigle Romain: d'ailleurs, il se r&rouve le même au temple de Palmyre, & par c&te raison il s'annonce pour un aigle Oriental, consacré au Soleil, qui fut la Divinité de ces deux Temples. Son culte

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existait à Balbek dès la plus haute antiquité. Sa statue, semblable à celle d'Osiris, y avait été transportée d'Héliopolis d'Égypte. On l'y adorait avec des cérémonies que Macrobe décrit dans son Livre curieux des Saturnales (1). M. Wood suppose, avec raison, que ce fut de ce culte que vint le nom de Balbek, qui signifie en syriaque ville de Bal, c'est-à-dire du Soleil. Les Grecs, en disant Héliopolis, n'ont fait, comme en bien d'autres cas, qu'une traduction littérale de l'Oriental. On ignore l'état que put avoir c&te ville dans la haute antiquité; mais il est à présumer que sa position sur la route de Tyr à Palmyre, lui donna quelque part au commerce de ses opulentes Métropoles. Sous les Romains, au temps d'Auguste, elle est citée comme tenant garnison; & il reste sur le mur de la porte du midi, à droite en entrant, une inscription qui en fait preuve; car on y lit en l&tres grecques: Kenturia prima..140 ans après c&te époque, Antonin y bâtit le Temple actuel à la place de l'ancien, qui sans doute tombait en ruine; mais le Christianisme ayant pris l'ascendant sous Constantin, le

(1)Il y appelle Héliopolis ville des Assyriens, par la confusion que les anciens font souvent de ce nom à celui de Syriens.

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Temple moderne fut négligé, puis converti en Église, dont il reste un mur qui masquait le sanctuaire de l'Idole. Il subsista ainsi jusqu'à l'invasion des Arabes: il est probable qu'ils envièrent aux Chrétiens une si belle possession. L'Eglise moins fréquentée se dégrada: les guerres survinrent; on en fit un lieu de défense; l'on bâtit sur le mur de l'enceinte, sur les pavillons & aux angles, des créneaux qui existent encore; & de ce moment, le Temple, exposé au sort de la guerre, tomba rapidement en ruine.

L'état de la ville n'est pas moins déplorable; le mauvais gouvernement des Emirs de la maison de Harfouche lui avait déjà porté des atteintes funestes; le tremblement de 1759 acheva de la ruiner. Les guerres de l'Emir Yousef & de Djezzâr ont encore aggravé sa situation; de cinq mille habitans que l'on y comptait en 1751, il n'en reste pas douze cents, tous pauvres, sans industrie, sans commerce, & sans autres cultures que quelques cotons, quelques mais & des pastiques. Dans toute c&te partie, le sol est maigre, & continue d'être tel, soit en remontant au nord, soit en descendant au sud-est vers Damas.

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CHAPITRE XXX.

Du Pachalic de Damas.

LE Pachalic de Damas, quatrième & dernier de la Syrie, en occupe presque toute la partie orientale. Il s'étend au nord, depuis Marra, sur la route d'Alep, jusqu'à Habroun, dans le sud-est de la Palestine; la ligne de ses limites à l'ouest suit les montagnes des Ansârié, celles de l'Antiliban, le cours supérieur du Jourdain; puis traversant ce fleuve au pays, de Bisân, elle enveloppe Nâblous, Jérusalem, Habroun, & passe à l'orient dans le Désert, où elle s'avance plus ou moins, selon que le pays est cultivable; mais en général elle s'y éloigne peu desdernières montagnes, à l'exception du canton de Tadmour ou Palmyre, vers lequel elle prend un prolongement de cinq journées.

Dans c&te vaste étendue de pays, le sol & les produits sont variés; les plaines du Hauran, & celles des bords de l'Oronte sont les plus fertiles; elles rendent du froment, de l'orge, du doura, du sésame & du coton. Le pays de Damas & le

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haut Beqâà, sont d'un sol graveleux & maigre, plus propre aux fruits & au tabac qu'aux autres denrées. Toutes les montagnes sont attribuées aux oliviers, aux mûriers, aux fruits, & en plusieurs lieux aux vignes, dont les Grecs font du vin, & les Musulmans des raisins secs.

Le Pacha jouit de tous les droits de sa place; ils sont plus considérables que ceux d'aucune autre; car outre la ferme générale & le commandement absolu, il est encore conducteur de la Caravane sacrée de la Mekke, sous le nom très-respecté d'Emlr-Hadj (1). Les Musulmans attachent une si grande importance à c&te conduite, que la personne d'un Pacha qui s'en acquitte bien, devient inviolable même pour le Sultan: il n'est plus permis de verser son sang. Mais le Divan sait tout concilier; & quand un tel homme encourt sa disgrace, il satisfait tout à-la-fois au littéral de la Loi & à sa vengeance, en le faisant piler dans un mortier, ou étouffer dans un sac, ainsi qu'il y en a eu plusieurs exemples.

Le tribut du Pacha au Sultan, n'est que de

(1) La caravane de la Mekke porte exclusivement ce nom Hadj; qui signifie pélerinage: les autres se nomment simplement Qaft.

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quarante-cinq bourses (cinquante-six mille deux cents cinquante livres); mais il est chargé de tous les frais du Hadj: on les évalue à six mille bourses, ou sept millions cinq cents mille livres. Ils consistent en provisions de blé, d'orge, de riz, etc. et en louage de chameaux qu'il faut fournir aux troupes d'escorte, et à beaucoup de pélerins. En outre l'on doit payer dix-huit cents bourses aux tribus Arabes qui sont sur la route, pour en obtenir un libre passage. Le Pacha se rembourse sur le miri ou impôt des terres, soit qu'il le perçoive lui-même, soit qu'il le sous-afferme, comme il arrive en plusieurs lieux. Il ne jouit pas des Douanes: elles sont régies par le Deftardâr ou maître des registres, pour être employées à la solde des Janissaires et des gardes des châteaux qui sont sur la route de la Mekke. Le Pacha hérite en outre de tous les pèlerins qui meurent en route; et cet article n'est pas sans importance; car l'on a observé que c'étaient toujours les plus riches. Enfin, il a son industrie, qui consiste à prêter à intérêt de l'argent aux marchands et aux laboureurs, et à en prendre à qui bon lui semble, à titre de balse ou d'avanie.

Son état militaire consiste en six ou sept cents

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Janissaires, moins mal tenus & plus insolens qu'ailleurs; en autant de Barbaresques nus & pillards comme par-tout, & en huit à neuf cents Del libáches ou cavaliers. Ces troupes, qui passent en Syrie pour un corps d'armée considérable, lui sont nécessaires, non-seulement pour l'escorte de la caravane, & pour réprimer les Arabes; mais encore contre ses propres suj&s, pour la perception du miri. Chaque année, trois mois avant le départ du Hadj, il fait ce qu'on appelle la tournée; c'est-à-dire, qu'escorté de ces troupes, il parcourt son vaste gouvernement, en faisant contribuer les villes & les villages. La liquidation se passe rarement sans trouble; le peuple ignorant, excité par des chefs factieux, ou provoqué par l'injustice du Pacha, se révolte souvent, & paye sa d&te à coups de fusil; les habitans de Nâblous, de B&hlem, & de Habroun, se sont fait en ce genre une réputation qui leur vaut des franchises particulières; mais aussi, lorsque l'occasion se présente, on leur fait payer au décuple les intérêts & les dommages. Le Pachalic de Damas, par sa situation, est plus exposé qu'aucun autre aux incursions des Arabes Bedouins: cependant on observe

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qu'il est le moins ruiné de la Syrie. La raison qu'on en donne, est qu'au lieu d'en changer frêquemment les Pachas, comme elle fait ailleurs, la Porte le donne ordinairement à vie: dans ce siècle, on l'a vu occupé pendant cinquante ans par une riche famille de Damas, appelée El-Adm, dont un père & trois frères se sont succédé. Asàd, le dernier d'entre eux, dont nous avons parlé dans l'histoire de Dâher, l'a tenu quinze ans, pendant lesquels il a fait un bien infini. Il avait établi assez de discipline parmi ses soldats, pour que les paysans fussent à l'abri de leurs pillages. Sa passion était, comme à tous les gens en place de Turquie, d'entasser de l'argent: mais il ne le laissait point oisif dans ses caisses; & par une modération inouïe dans ce pays, il n'en r&irait qu'un intérêt de six pour cent(1). On cite de lui un trait qui donnera une idée de son caractère: s'étant un jour trouvé dans un besoin d'argent, les délateurs qui environnent les Pachas, lui conseillèrent d'imposer une avanie sur les Chrétiens & sur les fabricans d'étoffes. Combien croyez-vous que cela puisse

(1) En Syrie & en Egypte, l'intérêt ordinaire est de douze ou quinze pour cent; souvent il va à vingt & trente.

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mo rondre, dit Asàd? Cinquante à soixánte bourses, lui répondirent-ils: Mais, répliqua-til, ce sont des gens peu riches; comment feront-ils c&te somme? Seigneur, ils vendront les joyaux de leurs femmes; & puis ce sont des chiens. Je veux éprouver, reprit le Pacha, si je serai plus habilo avaniste que vous. Dans le jour même, il envoie ordre au Mofti de venir le trouver secrétement & de nuit: le Mofti arrivé, Asàd lui déclare «qu'il a appris que depuis long-temps il mène dans sa maison une vie très-irrégulière; que lui, chef de la loi, boit du vin & mange du porc, contre les préceptes du Livre très-pur; qu'il a résolu d'en faire part au Mofti de Stamboul (Constantinople), mais qu'il a voulu l'en prévenir, afin qu'il n'eût point à lui reprocher de perfidie.» Le Mofti, effra yé de c&te menace, le conjure de s'en désister; & comme chez les Turks on traite ouvertement les affaires, il lui prom& un présent de mille piastres. Le Pacha rej&te l'offre; le Mofti double & triple la somme; enfin ils s'accordent pour six mille piastres, avec engagement réciproque de garder un profond silence. Le lendemain, Asàd fait appeler le Qâdi, lui tient des

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propos semblables, lui dit qu'il est informé d'abus crians dans sa gestion; qu'il a connoissance de telle affaire, qui ne va pas moins qu'à lui faire couper la tête. Le Qâdi confondu, implore sa clémence, négocie comme le Mofti, s'accommode pour une somme pareille, et se retire fort content d'échapper à ce prix. Après le Qâdi vint l'Ouâli, puis le Naqîb, l'Aga des Janissaires, le Mohteseb, et enfin les plus riches marchands Turks et Chrétiens. Chacun d'eux, pris pour les délits de son état, et sur - tout pour l'article des femmes, s'empressa d'en acheter le pardon par une contribution. Lorsque la somme totale fut rassemblée, le Pacha se retrouvant avec ses familiers, leur dit: Avez-vous entendu dire dans Damas qu'Asàd ait jeté une avanie? Non, Seigneur. Comment se fait-il donc que j'aye trouvé près de deux cents bourses que voici? Les délateurs de se récrier, d'admirer, de demander quel moyen il avait pris. J'ai tondu les béliers, répondit-il, plutôt que d'écorcher les agneaux et les chèvres. Après 15 années de règne, cet homme fut enlevé au peuple de Damas par les suites d'une intrigue dont on raconte ainsi l'histoire. Vers 1755, un Eunuque

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noir du sérail allant en pélerinage à la Mekke, prit l'hospitalité chez Asàd; mais peu content de l'accueil simple qu'il en reçut, il ne voulut point repasser par Damas, & il prit sa route par Gaze. Hosein Pacha, qui commandait alors en c&te ville, mit du faste à bien traiter l'Eunuque. Celui-ci de r&our à Constantinople n'oublia point ses deux hôtes: pour satisfaire à-la-fois sa reconnoissance & son ressentiment, il résolut de perdre Asàd, & d'élever Hosein à sa place. Ses intrigues eurent tant de succès, que dès 1756 Jérusalem fut détachée de Damas, & donnée à Hosein à titre de Pachalic. L'année suivante il obtint Damas même: Asàd déposé se r&ira dans le désert, avec les gens de sa maison, pour éviter une plus grande disgrace. Le temps de la caravane arriva: Hosein la conduisit, selon le droit de sa place; mais au r&our, ayant pris querelle avec les Arabes pour un payement qu'il refusait, ils l'attaquèrent en force, battirent son escorte, & pillèrent complètement la caravane en 1757. A la nouvelle de ce désastre, ce fut dans l'Empire une désolation comme à la perte d'une grande bataille; les familles de vingt mille pélerins, morts de soif, de faim, ou tués

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par les Arabes; les parens de nombre de femmes faites esclaves; les marchands intéressés à la cargaison dissipée, demandèrent vengeance de la lâch&é de l'Émir-Hadj, & du sacrilège des Bedouins. La Porte alarmée proscrivit d'abord la tète de Hosein; mais il se cacha si bien, que l'on ne put le surprendre: du sein de sa r&raite, travaillant de concert avec l'Eunuque son protecteur, il entreprit de se disculper; & il y parvint au bout de trois mois, en produisant à la Porte une l&tre, vraie ou fausse, d'Asàd, par laquelle il parut que ce Pacha avait excité les Arabes à le venger de Hosein. Alors la proscription se tourna contre Asàd, & l'on n'attendit plus que l'occasion de la m&tre à exécution.

Cependant le Pachalic restait vacant: Hosein flétri n'y pouvait reparaître. La Porte desirait de réparer son affront, & de rétablir la sur&é du pélerinage: elle j&a les yeux sur un homme singulier, dont les mœurs & l'histoire méritent que j'en dise deux mots. C& homme, appelé Abd-Allah-el-Satadji, était né près de Bagdad, dans one condition obscure. S'étant mis de bonneheure à la solde du Pacha, il avait passé les premières années de sa vie dans les Camps, à la

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guerre, & avait fait en qualité de simple cavalier toutes les campagnes de Perse, contre Chah-Thamas-Koulikan. La bravoure & l'intelligence qu'il y montra, l'elevèrent de grade en grade jusqu'au Pachalic de Bagdad même. Revêtu de c& éminent emploi, il s'y comporta avec tant de ferm&é & de prudence, qu'il rétablit dans le pays la paix étrangère & domestique. La vie simple & militaire qu'il continua de mener, ne lui faisant pas éprouver de grands besoins d'angeat, il n'en amassa point; mais les grands Officiers du sérail de Constantinople, à qui c&te modération ne rendait rien, trouvèrent mauvais le désintéressement d'Abd-Allah, & ils n'attendirent qu'un prétexte pour le déplacer: ils le trouvèrent dans la r&enue qu'Abd-Allah fit d'une somme de cent mille livres, provenante de la succession d'un marchand. A peine le Pacha l'eut-il touchée, qu'on en exigea le payement: en vain représenta-t-il qu'il en avait payé de vieilles soldes de troupes; en vain demanda-t-il du délai: le Visir ne l'en pressa que plus vivement; & sur un second refus, il dépêcha un Eunuque noir, muni en secr& d'un kat-chérif, pour lui couper la tète. L'eunuque, arrivé aux

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environs de Bagdad, feignit d'être un malade qui voyageait pour sa santé: en c&te qualité, il fit saluer le Pacha; & par forme de politesse, il le pria de lui perm&tre une visite. Abd-Allah, qui connaissait l'esprit Turk, se méfia de tant d'honnêt&é, & soupçonna quelque mission secrète. Son trésorier, non moins versé dans les usages, & très - attaché à sa personne, le confirma dans ses soupçons; pour acquérir des certitudes, il lui proposa de visiter le paqu& de l'eunuque, pendant quil serait chez le Pacha avec sa suite. Abd - Allah approuva l'expédient. A l'heure indiquée, le trésorier va dans la tente de l'eunuque, & il y fait une recherche si exacte, qu'il découvre le kat-chérif caché dans le revers d'une pelisse: aussi-tôt il vole vers le Pacha, le fait avertir de passer un instant dans une pièce voisine, & lui-rem& la découverte (1). Abd-Allah, muni du fatal écrit, le cache dans son sein, & rentre dans l'appartement; puis reprenant d'un air tranquille la conversation avec l'eunuque: Plus j'y songe, dit-il, Seigneur Aga, plus je m'étonne

(1) Je tiens ces faits d'un homme qui a connu particulièrement ce trésorier, & vu Abd-Allah à Jérusalem.

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de votre voyage en ce pays. Bagdad est si loin de Stamboul; notre air est si peu vanté, que j'ai peine à croire que vous veniez ne nous demander que de la santé. Il est vrai reprit l'Aga, que je suis aussi chargé de vous demander en passant quelques à-compte des cent mille livres. Passe encore, reprit le Pacha; mais tenez, ajouta-t-il d'un air décidé; avouez que vous venez aussi pour ma tête. Ecoutez; vous me connaissez de réputation: vous savei ce que vaut ma parole; je Voua la donne: si vous me faites un aveu sincère, je vous relâcherai sans vous faire le moindre mal. Alors l'Eunuque commençant une longue défense, protesta qu'il venoit sans noires intentions. Par ma tête, dit Abd-Allah; avouez-moi la vérité: l'Eunuque continua sa défense.— Par votre tête; — il nia encore; Prenez-y garde; par celle du Sultan: il persista en core. — Allons, dit Abd-Allah, c'en est fait: tu as prononcé ton arrêt; tirant le Kat-chérif: Reconnais-tuce papier? «Voilà comme vous vous gouvernez là-bas: oui, vous êtes une troupe de scélérats qui vous jouez de la vie de quiconque vous déplaît, & qui vous livrez de la main à la main le sang des serviteurs du Sultan. Il faut des têtes

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au Visir: il en aura une; qu'on la coupe à ce chien, & qu'on l'envoye à Constantinople.» Sur le champ l'ordre fut exécuté; & la suite de l'Aga congédiée, partit avec sa tête. Après ce coup, Abd-Allah eût pu profiser de la faveur du pays pour se révolter: il préféra de passer chez les Kourdes. Ce fut là que vint le trouver l'amnistie du Sultan, & l'ordre de passer au Pachalic de Damas. Il s'ennuyait de son exil; il n'avait plus d'argent: il accepta la commission, & partit avec cent hommes qui suivirent sa fortune. En arrivant aux frontières de son nouveau Gouvernement, il apprit qu'Asad était campé dans un lieu voisin: il en avait entendu parler comme du plus grand homme de la Syrie; il desirait de le voir. Il se déguisa; &, suivi de six cavaliers, il se rendit à son camp, & demanda à lui parler: on l'introduisit, selon l'usage de ces camps, sans beaucoup de cérémonies. Après le salut, Asad lui demande où il va, & d'où il vient; Abd-Allah répond qu'ils sont six à sept cavaliers Kourdes qui cherchent du service; qu'ils savent que Saladji vient à Damas; qu'ils vont le trouver; mais qu'ayant appris en passant, que lui Asad était campé dans le voisinage, ils sont ve-

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nus lui demander une ration. Volontiers, dit Asad; mais connaissez-vous Satadji? Oui. Quel homme est-ce? Aime-t-il l'argent? Non; Satadji ne s'embarrasse ni d'argent, ni de pelisses, ni de châles, ni de perles, ni de femmes; il n'aime que les bonnes armes de fer, les bons chevaux & la guerre. Il chérit la justice, protège la veuve et l'orphelin, lit le Qôran, vit de beurre et de laitage, Est-il âgé, dit Asad? Moins qu'il ne paraît: la fatigue l'a prématuré: il est couvert de blessures, il a reçu un coup de sabre qui le fait boiter de la jambe gauche; un autre lui fait porter le cou sur l'épaule droite. Tenez, dit-il en se levant debout, depuis les pieds jusqu'à la tête c'est mon portrait. A ce mot, Asad pâlit & se crut perdu; mais Abd-Allah se rasseyant, lui dit: Frère, rassure-toi. Je ne suis pas un messager de l'antre des voleurs, je ne viens point pour te trahir: au contraire, si je puis t'être bon à quelque chose, emploie-moi, car nous sommes tous deux au même rang cheznos maîtres; ils m'ont rappelé, parce qu'ils veulent châtier les Bedouins. Quand ilsauront satisfait leur vengeance de ce côté, ils en reviendront à ma tête. Dieu est grand: il arrivera ce qu'il a décrété.

Abd-Allah se rendit dans ces sentimens à Da-

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mas; il y rétablit le bon ordre, il réprima les vexations des gens de guerre, & conduisit la caravane le sabre à la main, sans payer une piastre aux Arabes: pendant son administration, qui dura deux ans, le pays jouit de la plus parfaite tranquillité. On dormait les portes ouvertes, disent encore les habitans de Damas. Lui-même, souvent déguisé en mendiant, voyoit par ses yeux; les traits de justice qui lui échappaient quelquefois sous ce déguisement, avaient établi une circonspection salutaire: on aime encore aujourd'hui à en citer quelques-uns. Par exemple, on rapporte qu'étant à Jérusalem dans sa tournée, il avait défendu à ses soldats de rien prendre, ni de rien commander sans salaire. Un jour qu'il rodoit déguisé en pauvre, tenant un p&it plat de lentilles à la main, un soldat qui portait un fagot, l'obligea de s'en charger; après quelque résistance, il le mit sur son dos, & commença de marcher devant le Délibache, qui le pressait en jurant. Un autre soldat reconnut le Pacha, & fit signe à son camarade. Celui-ci de fuir & de s'échapper par les rues de traverse. Après quelques pas, Abd-Allah n'entendant plus son homme, se r&ourna, & fâché d'avoir manqué son coup,

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il ne put sempêcher de j&er son faix à terre, en disant: Le coquin ! il est si mauvais suj& qu'il a emporté mon salaire & mon plat de lentilles. Mais il ne le porta pas loin; car peu de jours après, le Pacha le surprit à voler dans un jardin les légumes d'une pauvre femme qu'il maltraitait, & sur le champ il lui fit couper la tête.

Quant à lui, il ne put éviter le sort qu'il avait prévu: après être échappé plus d'une fois à des assassins a postés, il fut empoisonné par son neveu. Il s'en apperçut avant de mourir, & l'ayant fait appeler: Malheureux, lui dit-il, les scélérats t'ont séduit; tu m'as empoisonné pour profiter de ma dépouille: je pourrais avant de mourir tromper ton espoir & punir ton ingratitude; mais je connais les Turks; ils se chargeront de ma vengeance. En eff&, à peine Satadji fut-il mort, qu'un Capidji montra un ordre d'étrangler le neveu; ce qui fut exécuté. Toute l'histoire des Turks prouve qu'ils aiment la trahison, mais qu'ils punissent toujours les traîtres. Depuid Abd-Allah, le Pachalic de Damas a passé successivement à Seliq, à Osman, à Mohammed, & à Darouich, fils d'Osman, qui l'occupait en 1784. C& homme, qui n'a pas les talena de son père,

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en a retenu le caractère tyrannique. En voici un trait digne d'être cité: au mois de Novembre 1784, un village de Chrétiens Grecs, près de Damas, qui avait acquitté le miri, fut sommé de le payer une seconde fois. Les Chaiks réclamant le registre qui constatait l'acquit, s'y refusèrent. Une des nuits suivantes, un parti de soldats assaillit le village, et tua trente-une personnes. Les malheuveux paysans consternés portèrent les têtes à Damas, & implorèrent la justice du Pacha. Après les avoir entendus, Darouich leur dit de déposer ces têtes dans l'Église Grecque, en attendant qu'il fît des recherches. Trois jours se passèrent; les têtes se corrompirent; on voulut les enterrer; mais pour cet effet, il fallait une permission du Pacha, et on ne l'obtint qu'au prix de quarante bourses (cinquante mille livres).

Depuis un an (en 1785), Djezzâr profitant du crédit que son argent lui donne à la Porte, a dépossédé Darouich, et commande aujourd'hui à Damas; il aspire, dit-on, à y joindre Alep. Il semblerait que le Divan dût lui refuser cet agrandissement qui le rendrait maître de toute la Syrie; mais, outre que les affaires des Russes ne laissent pas le Divan libre dans ses opérations, il

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s'inquiète peu des révoltes de ses préposés: une expérience constante lui a appris qu'ils r&ombent toujours dans ses fil&s. Djezzâr n'est pas propre à faire exception; car quoiqu'il ne manque pas de talens, & sur-tout de ruse (1), ce n'est pas un esprit capable d'imaginer ou d'exécuter un grand plan de révolution. La route qu'il suit est celle de tous ses prédécesseurs: il ne s'occupe du bien public qu'autant qu'il rentre dans ses intérêts particuliers. La Mosquée qu'il a bâtie à Acre, est un monument de pure vanité, qui a consommé sans aucun fruit, 3,000,000 de France: son bazar est plus utile sans doute; mais avant de songer au marché où se vendent les denrées, il eût fallu songer à la terre qui les produit: à une portée de fusil d'Acre, l'agriculture est languissante. La plupart de ses dépenses sont pour ses jardins, pour ses bains, pour ses femmes blanches: il en possédoit dix-huit en 1784; & ces femmes sont d'un luxe dévorant. Maintenant que la satiété & l'âge surviennent, il prend la manie d'entasser de l'argent: c&te avarice aliène ses soldats, & sa du-

(1) M. le Baron de Tott appelle Djezzâr un lion: je crois qu ïl le définirait bien mieux en l'appelant un loup.

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r&é lui fait des ennemis jusque dans sa maison. Déja deux de ses pages ont tenté de l'assassiner; il a eu le bonheur d'échapper à leurs pistol&s; mais la fortune se lassera: il lui arrivera, comme à tant d'autres, d'être quelque jour surpris, & il n'aura recueilli de tant de soins à thésauriser, que d'avoir excité la cupidité de la Porte & la haine du peuple. Venons aux lieux remarquables de ce Pachalic.

D'abord se présente la ville même de Damas, capitale & résidence des Pachas. Les Arabes l'appellent el-Châm, selon leur usage de donner le nom d'un pays à sa capitale. L'ancien nom Oriental de Demechq n'est connu que des Géographes. C&te ville est située dans une vaste plaine ouverte au midi & à l'est, du côté du désert, & serrée à l'ouest & au nord par des montagnes qui bornent d'assez près la vue. En récompense, il vient de ces montagnes une quantité de ruisseaux qui font du territoire de Damas, le lieu le mieux arrosé & le plus délicieux de la Syrie. Les Arabes n'en parlent qu'avec enthousiasme; & ils ne cessent de vanter la verdure & la fraîcheur des vergers, l'abondance & la variété des fruits, la qqaqtité des courans

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d'eaux vives, et la limpidité des jets d'eau et des sources. C'est aussi le seul lieu où il y ait des maisons de plaisance isolées et en rase campagne: les Naturels doivent mettre d'autant plus de prix à tous ces avantages, qu'ils sont plus rares dans les contrées environnantes. Du reste, le sol maigre, graveleux et rougeàtre, est peu propre aux grains; mais cette qualité tourne au profit des fruits, dont les sucs sont plus savoureux. Nulle ville ne compte autant de canaux et de fontaines. Chaque maison a la sienne. Toutes ces eaux sont fournies par trois ruisseaux, ou par trois branches d'une même rivière, qui, après avoir fertilisé des jardins pendant 3 lieues de cours, va se rendre au sud-est dans un bas-fond du désert, où elle forme un marais appelé Behairat-el-Mardj; c'est-à-dire, lac du Pré.

Avec une telle situation l'on ne saurait disputer à Damas d'être une des plus agréables villes de la Turkie; mais il lui reste quelque chose à désirer pour la salubrité. On se plaint avec raison que les eaux blanchâtres de la Barrâdé sont froides et dures; on observe. que les Damasquins sont sujets aux obstructions; que le blanc de leur peau est plutôt un blanc

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de convalescence que de santé; enfin, que l'abus des fruits, & sur-tout des abricots, y produit tous les étés & les automnes des fièvres intermittentes & des dyssenteries.

L'étendue de Damas consiste beaucoup plus en longueur qu'en largeur. M. Niébuhr, qui en a levé le plan géométrique, lui donne trois mille deux cents-cinquante toises, c'est-à-dire, un peu moins d'une lieue & demie de circuit. En jugeant sur c&te mesure par comparaison avec Alep, je suppose que Damas contient quatre-vingt mille habitans. La majeure partie est composée d'Arabes & de Turks; on estime que le nombre des Chrétiens passe quinze mille, dont les deux tiers sont Schismatiques. Les Turks ne parlent point du peuple de Damas sans observer qu'il est le plus méchant de l'Empire; l'Arabe, en jouant sur les mots, en a fait ce proverbe: châmî, choûmî; Damasquin, méchant: on dit au contraire du peuple d'Alep, halabi, tchelebi; Alepin, p&it-maître. Par une distinction fondée sur le culte, on ajoute que les Chrétiens y sont plus vils & plus fourbes qu'ailleurs; sans doute, parce que les Musulmans y sont plus fanatiques & plus in-solens: ils ont le même caractère que les ha-

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bitans du Kaire; comme eux, ils détestent les Francs: l'on ne peut aller à Damas vêtu à l'Européenne; nos négocians n'ont pu y former d'éta-blissemens; l'on n'y trouve que deux Missionnaires Capucins, & un Médecin non avoué.

C&te intolérance des Damasquins est surtout entr&enue par leur liaison avec la Mekke. Leur ville, disent-ils, est une ville sainte en qualité de porte de la Kiâbé: en eff&, c'est à Damas que se rassemblent tous les Pèlerins du nord de l'Asie, comme au Kaire ceux de l'Afrique. Chaque année le nombre s'en élève depuis trente jusqu'à cinquante mille; plusieurs s'y rendent quatre ou cinq mois d'avance; la plupart n'arrivent qu'à la fin du Ramadan. Alors Damas ressemble à une frire immense; l'on ne voit qu'étrangers de toutes les parties de la Turkie, & même de la Perse; tout est plein de chameaux, de chevaux, de mul&s & de marchandises: après quelques jours de préparatifs, toute c&te foule se m& confusément en marche, & faisant route par la frontière du désert, elle arrive en quarante jours à la Mekke, pour la fête du Bairâm. Comme c&te caravane traverse le pays de plusieurs tribus Arabes indé-

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pendantes, il a fallu faire des traités avec les Bedouins, leur accorder des droits de passage, & les prendre pour guides. Souvent il y a des disputes entre les Chaiks à ce suj&; le Pacha en profite pour améliorer son marché: ordinairement la préférence est dévolue à la tribu de Sardié qui campe au sud de Damas, le long du Hauran; le Pacha envoie au Chaik une masse d'armes, une tente une pelisse, pour lui signifier qu'il le prend pour Chef de conduite. De ce moment, ce Chaik est chargé de fournir des chameaux à un prix convenu; il les tire de sa tribu & de celles de ses alliés, moyennant un louage également convenu; on ne lui répond d'aucun dommage, & toute perte par accident est pour son compte, Année commune, il périt dix mille chameaux; ce qui fait un obj& de consommation très-avantageux aux Arabes.

Il ne faut pas croire que le motif de tant de frais & de fatigues soit uniquement la dévotion. L'intérêt pécuniaire y a une part encore plus considérable. La caravane est le moyen d'exploiter une branche de commerce très-lucrative. Presque tous les Pèlerins en font un obj& de spéculation: en partant de chez eux, ils se chargent de mar-

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chandises qu'ils vendent sur la route; l'or qui en provient, joint à celui dont ils se sont munis chez eux, est transporté à la Mekke, & là il s'échange contre les mousselines & les indiennes du Malabar & du Bengale, les châles de Kachemire, l'aloës de Tunkin, les diamans de Golconde, les perles de Barhain, quelque peu de poivre, & beaucoup de café d'Yémen. Quelquefois les Arabes du désert, trompent l'espoir du marchand, en pillant les traîneurs, en enlevant des portions de caravane. Mais ordinairement les Pèlerins reviennent à bon port; & alors leurs profits sont considérables. Dans tous les cas ils se payent par la vénération qui est attachée au titre de Hadji (Pèlerin), & par le plaisir de vanter à leurs compatriotes les merveilles de la Kiâbé & du mont Arasât, de parler avec étnphase de la prodigieuse foule des Pèlerins & de la quantité des victimes, le jour du Bairâm; des fatigues qu'ils ont essuyées, des figures extraordinaires des Bedouins, & du désert sans eau, & du tombeau du Prophète à Medine, qui n'est ni suspendu par un aimant, ni l'obj& principal du pélerinage. Ces récits faits au loin produisent leur eff& ordinaire, c'est-à-dire, qu'ils excitent l'admiration & l'en-

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thousiasme des auditeurs, quoique, de l'aveu des Pèlerins sincères, il ri'y ait rien de plus misérable que ce voyage: aussi c&te admiration passagère n'a pas empêché d'établir un proverbe peu honorable pour ces pieux voyageurs: Défie-toi de ton voisin, dit l'Arabe, s'il a fait un Hadj; mais s'il en a fait deux, hâte-toi de déloger: & en eff&, l'expérience a prouvé que la plupart des dévots de la Mekke ont une insolence & une mauvaise foi particulières, comme s'ils voulaient se venger d'avoir été dupes en se faisant fripons.

Au moyen de c&te caravane, Damas est le centre d'une circulation très-étendue. Par Alep, elle communique à l'Arménie, à l'Anatolie, au Diarbekr, & même à la Perse. Elle envoie au Kaire des caravanes, qui, suivant une route fréquentée dès le temps des Patriarches, marchent par Djesr-Yaqoub, Tabarîé, Nâblous & Gaze. Elle reçoit des marchandises de Constantinople & d'Europe par Saide & Baîrout. Ce qui se consomme dans son enceinte, est acquitté avec les étoffes de soie & de coton qui s'y fabriquent en quantité & avec assez d'art; avec les fruits secs de son territoire, & les pâtes sucrées de rose, d'abricot, de pêche, &c.

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dont la Turkie consomme pour près d'un million: le reste, traité par échanges, verse en passant un argent considérable, soit par les droits de douane, soit par le salaire que les marchands s'attribuent pour leur entremise. L'existence de ce commerce dans ces cantons, est de la plus haute antiquité. Il y a suivi diverses routes, selon les circonstances des gouvernemens & des lieux; par-tout il a constamment produit sur ses pas une opulence dont les traces ont survécu à sa propre destruction. Le Pachalic dont nous traitons, offre un monument en ce genre trop remarquable pour être passé sous silence. Je veux parler de Palmyre, si connue dans le troisième âge de Rome par le rôle brillant qu'elle joua dans les démêlés des Parthes & des Romains, par la fortune d'Odénat & de Zénobie, par leur chute & par sa propre ruine sous Aurélien. Depuis c&te époque, son nom avait laissé un beau souvenir dans l'histoire; mais ce n'était qu'un souvenir; & faute de connaître en détail les titres de sa grandeur, l'on n'en avait que des idées confuses; à peine même les soupçonnait-on en Europe, lorsque sur la fin du siècle dernier, des Négocians anglais d'Alep, las d'entendre les Bedouins parler des ruines immenses

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qui se trouvaient dans le désert, résolurent d'êciaircir les récits prodigieux qu'on leur en faisait. Une première tentative, en 1678, ne fut pas heureuse; les Arabes lès dépouillèrent complétement, & ils furent obligés de revenir sans avoir rempli leur obj&. Ils reprirent courage en 1691, & parvinrent enfin à voir les monumens indiqués. Leur relation, publiée dansles Transactions Philosophiques, trouva beaucoup d'incrédules & de réclamateurs: on ne pouvait ni concevoir ni se persuader comment, dans un lieu si écarté de la terre habitable, il avait pu subsister une ville aussi magnifique que leurs dessins l'attestaient; Mais depuis quele Chevalier Dawkins, (Dâkins) Anglais, a publié, en 1753, les plans détaillés qu'il en avait lui-même pris sur les lieux en 1751, il n'y a plus eu lieu de douter, & il a fallu reconnaître que l'antiquité n'a rien laissé, ni dans la Grèce, ni dans l'Italie, qui soit comparable à la magnificence des ruines de Palmyre.

Je vais citer le précis de la relation de M. Wood (Oûd), associé & rédacteur du voyage de M. Dawkins (1).

(1) Ruines de Palmyre, 1 vol.in-fol. de cinquante planches gravées à Londres en 1753, par Robert Wood.

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«Après avoir appris à Damas que Tadmour ou Palmyre dépendait d'un Aga résident à Hassiâ, nous nous rendîmes en quatre jours à ce village, qui est situé dans le désert, sur la route de Damas à Alep. L'Aga nous reçut avec cette hospitalité qui est si commune dans ce pays-là parmi les gens de toute condition; et quoiqu'extrêmement surpris de notre curiosité, il nous donna les instructions nécessaires pour la satisfaire le mieux qu'il se pourrait. Nous partîmes de Hassiâ le 13 mars 1751, avec une escorte des meilleurs cavaliers Arabes de l'Aga, armés de fusils et de longues piques; et nous arrivâmes quatre heures après à Sodoud, à travers une plaine stérile qui produisait à peine de quoi brouter à des gazelles que nous y vîmes en quantité Sodoud est un petit village habité par des Chrétiens Maronites. Cet endroit est si pauvre, que les maisons en sont bâties de terre séchée au soleil. Les habitans cultivent autour du village autant de terre qu'il leur en faut simplement pour leur subsistance, et ils font de bon vin rouge. Après dîné, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes en trois heures à Haouaraîn, village Turk ounous couchâmes.

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Haouaraîn a la même apparence de pauvr&é que Sodoud; mais nous y trouvâmes quelques ruines, qui font voir que c& endroit a été autrefois plus considérable. Nous remarquâmes un village voisin entièrement abandonné de ses habitans; ce qui arrive fréquemment dans ces pays-là: quand le produit des terres ne répond pas à la culture, les habitans les quittent pour n'être pas opprimés. Nous partîmes de Haouaraîn le 13, & nous arrivâmes en trois heures á Qariatain, tenant toujours la direction est-quart-sud-est. Ce village ne diffère des précédens, qu'en ce qu'il est un peu plus grand: on jugea à propos de nous y faire passer le reste du jour, pour nous préparer, ainsi que nos bêtes de charge, à la fatigue du reste de notre voyage; car, quoique nous ne pussions l'achever en moins de vingt-quatre heures, il fallait faire ce traj& tout d'une traite, n'y ayant point d'eau dans c&te partie du désert. Nous laisr sâmes Qariatain le 13, étant aux environs de deux cents personnes qui, avec le même nombre d'ânes, de mul&s & de chameaux, faisaient un mélange assez grotesque. Notre route était un peu nord-quart:nord-est, à travers une plaine

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sablonneuse & unie, d'à-peu-près trois lieues & demie de largeur, sans arbres, ni eau, & bornée à droite & à gauche par une chaîne de montagnes stériles qui semblaient se joindre environ deux tiers de lieue avant que nous arrivassions à Palmyre.…..

Le 14 à midi, nous arrivâmes au lieu où les montagnes semblaient se joindra: il y a entre elles une vallée où l'on voit encore les ruines d'un aqueduc qui portait autrefois de l'eau à Palmyre; à droite & à gauche, sont des tours carrées d'une hauteur considérable. En approchant de plus près, nous trouvâmes que c'étaient les anciens sépulcres des Palmyréniens. A peine eûmes-nous passé ces monumens vénérables, que les montagnes se séparant des deux côtés, nous découvrîmes tout-â-la-fois la plus grande quantité de ruines que nous eussions jamais vue (1); & derrière ces mêmes ruines, vers l'Euphrate, une étendue de plat pays à perte de vue, sans le moindre obj& animé. Il est presqu'impossible de s'imaginer rien de plus étonnant. Un si grand nombre de piliers co-

(1) Quoique ces Voyageurs eussent visité la Grecé & l'Isalis.

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rinthiens, avec si peu de murs et de bâtimens solides, fait l'effet le plus romanesque que l'on puisse voir.» Tel est le récit de M. Wood.

Sans doute la sensation d'un pareil spectacle qe se transmet point; mais afin que le lecteur s'en fasse l'idée la plus rapprochée, je joins ici le dessin de la perpective. Pour en bien concevoir tout l'effet, il faut suppléer par l'imagination aux proportions. Il faut se peindre cet espace si resserré, comme une vaste plaine, ces fûts si déliés comme des colonnes dont la seule base surpasse la hauteur d'un homme; il faut se représenter que cette file de colonnes debout occupe une étendue de plus de treize cents toises, et masque une foule d'autres édifices cachés derrière elle. Dans cet espace, c'est tantôt un palais dont il ne reste que les cours et les murailles; tantôt un temple dont le péristyle est à moitié renversé; tantôt un portique, une galerie, un arc-de-triomphe: ici les colonnes forment des groupes dont la symétrie est détruite par la chute de plusieurs d'entre elles; là, elles sont rangées en files tellement prolongées, que, semblables à des rangs d'arbres, elles fuient sous l'œil dans le lointain, et ne paraissent plus que des lignes accolées. Si de cette scène

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mouvante la vue s'abaisse sur le sol, elle y en rencontre une autre presque aussi variée: ce ne sont de toutes parts que fûts renversés, les uns entiers, les autres en pièces, ou seulement disloqués dans leurs articulations; de toutes parts la terre est hérissée de vastes pierres a demi-enterrées, d'entablemens brisés, de chapiteaux écornés, de frises mutilées, de reliefs défigurés, de sculpturés effacées, de tombeaux violés, & d'autels souillés de poussière. La table suivante rendra un compte plus détaillé des principaux obj&s de la gravure.

A, est un château Turk, dosormais abandonné.

B, un sépulcre.

C, une fortification Turke ruinée.

D, un sépulcre, où commence une suite de colonnes qui s'étend jusqu'à R, dans un espace de plus de six cents toises.

E, édifice supposé construit par Diclétien.

F, ruines d'un sépulcre.

G, colonnes disposées en péristyle de temple.

h, grand édifice dont' il ne reste que quatre colonnes.

I, ruines d'une Église Chrétienne.

K, file de colonnes qui semblent avoir appar-

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tenu à un portique, & qui aboutissent aux quatre piédestaux suivans.

L, quatre grands piédestaux.

m, cellule ou cage d'un temple, avec une partie de son peristyle.

N, p&it temple.

O, foule de colonnes qui ont une fausse apparence de cirque.

P, quatre superbes colonnes de granit.

Q, colonnes disposées en péristyle de temple.

R, arc auquel aboutit la colonnade qui commence en D.

S, grande colonne.

T, Mosquée Turke ruinée, ayec son minar&.

U, grosse colonne, dont la plus grande partie, avec son entablement, est tombée.

V, p&its enclos de terre ou les Arabes cultivent des oliviers & du grain.

X, temple du Soleil.

Y, tour carrée, bâtie par les Turks sur l'emplacement du portique.

zz, mur qui formait l'enceinte de la cour du temple.

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&, &, &, &, sépulcres semés dansla vallée, hors des murs de la ville.

Il faut voir dans les planches mémes de M. Wood, les développemens de ces divers édifices, pour sentir à quel degré de perfection étaient parvenus les arts dans ces temps reculés. L'architecture avait sur-tout prodigué ses richesses, & déployé sa magnificence dans le temple du Soleil, divinité de Palmyre. L'enceinte carrée de la cour qui l'enferme a six cents soixante-dix-neuf pieds sur chaque face. Lelpng de c&te enceinte, régnait intérieurement un double rang de colonnes: au milieu de l'espace vide, le temple présente encore une façade de quarante-sept pieds, sur un flanc de cent vingt-quatre; tout autour règne un péristyle de quarante-une colonnes; par un cas extraordinaire, la porte répond au couchant, & non à l'orient. La soffite de c&te porte, tombée par terre, offre un zodiaque dont les signes sont les mêmes que les nôtres: une autre soffite porte un oiseau de la même forme que celui de Balbek, placé sur un fond semé d'étoiles. Il est remarquable pour les Historiens, que la façade du portique a douze colonnes, comme celle de Balbek; mats il est encore plus

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remarquable pour les Artistes, que ces deux façades ressemblent à la colonnade du Louvre, bâtie par Perrault avant l'existence des dessins qui nous les ont fait connaître; la seule différence, est que les colonnes du Louvre sont accouplées, au lieu que celles de Balbek & de Palmyre sont isolées.

Il est dans la cour de ce même temple un autre spectacle plus intéressant pour un Philosophe: c'est de voir sur ces ruines sacrées de la magnificence d'un peuple puissant & poli, une trentaine de huttes de terre, où habitent autant de familles de paysans, qui ont tout l'extérieur de la misère. Voilà à quoi se réduit la population actuelle d'un lieu jadis si fréquenté. Toute l'industrie de ces Arabes se borne à cultiver quelques oliviers, & le peu de blé qu'il leur faut pour vivre; toutes leurs richesses se réduisent à quelques chèvres & à quelques, brebis qu'ils font paître dans le désert; toutes leurs relations consistent en de p&ites caravanes qui leur viennent cinq ou six fois par an de Homs, dont ils dépendent: peu capables de se défendre de la violence, ils sont obligés de payer de fréquentes contributions aux Bedouins, qui les vexent ou les protè-

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gent. «Leur corps est sain & bienfait, ajoutent les Voyageurs Anglais; & la rar&é des maladies parmi eux, prouve que l'air de Palmyre mérite l'éloge qu'en fait Longin, dans son Épître à Porphyre. Il y pleut rarement, si ce n'est au temps des équinoxes, où il arrive aussi de ces ouragans de sable, si dangereux dans le désert. Le teint de ces Arabes est très-hâlé par la grande chaleur; mais cela n'empêche pas que les femmes nvayent de beaux traits. Elles sont voilées, comme dans tout l'Orient; mais elles ne se font pas tant de scrupule qu'ailleurs de laisser voir leur visage; elles se teignent le bout des doigts en roux (avec du henné), les lèvres en bleu, les sourcils en noir; & elles portent aux oreilles & au nez de gros anneaux d'or ou de cuivre.»

L'on ne peut voir tant de monumens d'industrie & depuissance, sans demander quel fut le siècle qui les vit se développer, quelle fut la source des richesses nécessaires à ce développement; en un mot, quelle est l'histoire de Palmyre, & pourquoi elle se trouve située si singulièrement, étant en quelque sorte une île séparée de la terre habitable, par une mer de sables stériles. Les Voya-

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geurs que j'ai cités, ont fait sur ces questions des recherches intéressantes, mais trop longues pour être rapportées dans cet ouvrage: il faut lire dans le leur comment ils distinguent à Palmyre deux genres de ruines, dont les unes appartiennent à des temps très-reculés, et ne sont que des débris informes; les autres, qui sont les monumens subsistans, appartiennent à des siècles plus modernes. On y verra, comment se fondant sur le genre d'architecture qui y est employé, ils en assignent la construction aux trois siècles qui précédèrent Dioclétien, dans lesquels l'ordre corinthien fut préféré à tous les autres Ils démontrent par des raisonnemens pleins de sagacité, que Palmyre, située à trois journées de l'Euphrate, dut toute sa fortune à l'avantage d'être sur l'une des routes du grand commerce, qui a de tout temps existé entre l'Europe et l'Inde; enfin ils constatent qu'elle acquit son plus grand accroissement lorsque devenue barrière entre les Romains et les Parthes, elle eut l'art de se maintenir neutre dans leurs démêlés, et de faire servir le luxe de ces puissans empires à sa propre opulence.

De tout temps, Palmyre fut un entrepôt naturel pour les marchandises qui venaient de l'Inde

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par le golfe Persique, & qui, delà remontant par l'Euphrate ou par le désert, allaient, dans la Phénicie & l'Asie mineure, se répandre chez des nations qui en furent toujours avides. Ce commerce dut y fixer dès les siècles les plus reculés un commencement de population, & en faire une place importante quoiqu'encore peu célèbre. Les deux sources d'eau douce (1) que son sol possède, furent sur-tout un attrait puissant d'habitation dans ce désert aride & sec par-tout ailleurs. Ce furent sans doute ces deux motifs qui attirèrent les regards de Salomon, & qui engagèrent ce Prince commerçant à porter ses armes jusqu'à c&te limite si reculée de la Judée. «Il y construisit de bonnes murailles, dit l'historien Josephe (2), pour s'en assurer la possession, & il l'appela Tadmour, qui signifie lieu de palmiers.» L'on a voulu inférer de ce récit que Salomon en fut le premier fonr dateur; mais l'on en doit plutôt conclure que

(1) Ces eaux sont chaudes & soufrées; mais les habitans qui, hors de là, n'en ont que de saumâtres, les trouvent bonnes; & du moins elles sont salubres.

(2) Antiq. Jud. lib. 8, c. 6.

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déja ce lieu avait une importance connue. Les palmiers qu'il y trouva ne sont l'arbre que des pays habités: dès avant Moïse, les voyages d'Abraham & de Jacob, de la Mésopotamie dans la Syrie, indiquent entre ces contrées des relations qui devaient animer Palmyre. La canelle & les perles mentionnées au temps du Législateur des Hébreux, attestent une communication avec l'Inde & le golfe Persique qui devait suivre l'Euphrate, & passer encore à Palmyre. Aujourd'hui que ces siècles sont éloignés, & que la plupart des monumens ont péri, l'on raisonne mal sur l'état de ces contrées à ces époques, & on le saisit d'autant moins bien, que l'on adm& comme faits historiques, des faits antérieurs qui ont un caractère tout différent; cependant si l'on observe que les hommes de tous les temps sont unis par les mêmes intérêts & les mêmes jouissances, l'on jugera qu'il a dû s'établir de très-bonne heure des relationsde commerce de peuple à peuple, & que ces relations ont dû être à peu-près les mêmes qui se r&rouvent dans les temps postérieurs & mieux connus. D'après ce principe, en ne remontant pas au-delà du siècle de Salomon, l'invasion de Tadmour par ce

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Prince, est un fait qui décèle une foule de rapports & de conséquences. Le Roi de Jérusalem n'eût point porté son attention sur un poste si éloigné, si isolé, sans un puissant motif d'intérêt. C& intérêt n'a pu être que celui d'un grand commerce, dont ce lieu étoit déja l'entrepôt, dont l'Inde était un des obj&s éloignés, dont le golfe Persique était le principal foyer. Divers faits combinés concourent sur-tout à indiquer ce dernier article: bien plus, ils conduisent nécessairement à reconnaître le golfe Persique pour le centre du commerce de c& Ophir sur lequel on a bâti tant de mauvaises hypothèses. En eff&, n'esta ce pas dans ce golfe que les Tyriens entr&inrent dès les siècles reculés un commerce, & eurent des possessions don les îles de Tyrus & Aradus restèrent les monumens? Si Salomon rechercha l'alliance de ces Tyriens, s'il eut besoin de leurs pilotes pour guider ses vaisseaux, le but du voyage ne dut-il pas être les lieux qu'ils fréquentaient déja, où ils se rendaient par leurs ports de Phœnicum oppidum, sur la mer Rouge, & peut-être de Tor, dont le nom semble une trace du leur? Les perles qui furent un des principaux articles du commerce de Salomon, ne sont-

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elles pas le produit presque exclusif de la côte du golfe, entre les îles de Tyrus et Aradus (aujourd'hui Barhain), et le cap Masandoum? Les paons qui firent l'admiration des Juifs, n'ont-ils pas toujours passé pour originaires de la province de Perse adjacente au golfe? Les singes ne venaient-ils pas de l'Yémen, qui était sur la route, & où ils abondent encore? N'est-ce pas dans cet Yémen qu'est le pays de Saba, dont la Reine apporta au Roi Juif de l'encens et de l'or? Ne sont-ce pas ces Sabéens que Strabon vante pour la quantité d'or qu'ils possédaient? On a cherché Ophir dans l'Inde et dans l'Afrique; mais n'est-il pas un des douze cantons ou peuples Arabes mentionnés dans leurs origines Hébraïques? Et peut-on le séparer de leur continent, quand Ces origines suivent par-tout un ordre méthodique de positions, quoi qu'en ayent dit Bochart et Calmet? Enfin, n'est-ce pas le nom même de cet Ophir qui se retrace dans celui d'Ofor, ville du district d'Oman, sur la côte des Perles? Ce pays n'a plus d'or; mais qu'importe, si Strabon nous apprend qu'au temps des Séleucides, les habitans de Gerrha, sur la route de Babylone, en retiraient une quantité considérable? Si l'on pèse toutes ces circonstances,

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l'on conviendra que le golfe Persique fut le foyer du plus grand commerce de l'ancien Orient; que ce fut pour y communiquer par une voie plus courte ou plus sûre, que Salomon se porta jusqu'à l'Euphrate; & qu'enfin, à titre d'entrepôt commode, Palmyre dut avoir dès c&te époque un état, sinon brillant, du moins assez considérable. On juge même enméditant sur les révolutions des siècles qui suivirent, que ce commerce fut un agent principal de ces grands mouvement de la basse-Asie, dont des chroniques stériles ne rendent point raison. Si, postérieurement à Salomon, les Assyriens de Ninive tournèrent leur ambition vers la Kaldée & le cours inférieur de l'Euphrate, ce fut pour se rapprocher du golfe Persique, source de l'opulence. Si Babylone, de vassale d.e Ninive, devint en peu de temps sa rivale,& siège d'un Empire nouveau, ce fut parce que son site la rendit l'entrepôt de c&te circulation. Enfin, si ses Rois firent des guerres si opiniâtres à Jérusalem & à Tyr, ce ne fut pas seulement pour dépouiller ces villes des richesses qu'elles possédaient, mais encore pour détruire la dérivation qu'elles causaient par la

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mer Rouge. Un historien (1) qui nous apprend que Nabukodonosor, avant d'assiéger Jérusalem, s'empara de Tadmour, nous indique que c&te ville participait aux opérations des grandes métropoles environnantes. Leur chute, arrivée par gradation, devint pour elle, sous l'empire des Perses & sous les successeurs d'Alexandre, le mobile de l'accroissement qu'elle semble acquérir tout-à-coup au temps des Parthes et des Romains; elle eut alors une période de plusieurs siècles de paix et d'activité, qui permirent à ses habitans d'élever ces monumens d'opulence dont nous admirons encore les débris. Ils purent y déployer d'auta'nt plus de luxe, que le sol ne permettait aucun autre genre de dépense, et que le faste des négocians en tout pays se porte volontiers vers les constructions. Odénat et Zénobie mirent le comble à cette prospérité; mais, pour avoir voulu passer la mesure naturelle, ils en détruisirent tout-à-coup l'équilibre, et Palmyre, dépouillée par Aurélien de l'état qu'elle s'était fait en Syrie, puis assiégée, prise et dévastée par cet Empereur, perdit en un jour la

(1) Jean d'Antioche.

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liberté et la sécurité, qui étaient les premiers mobiles de sa grandeur. Depuis lors, les guerres perpétuelles de ces contrées, les dévastations des conquérons, les vexations des despotes, en appauvrissant les peuples, ont diminué le commerce et tari la source qui venait au sein des déserts faire fleurir l'industrie et l'opulence: les faibles canaux qui en ont survécu, dérivés par Alep et Damas, ne servent aujourd'hui qu'à rendre soti abandon plus sensible et plus complet.

En quittant ces ruines vénérables, et rentrant dans la terre habitée, nous trouvons d'abord Homs, l'Emesus des Grecs, située sur la rive orientale de l'Oronte. Cette ville, jadis place forte et très-peuplée n'est plus qu'un assez gros bourg ruiné, où l'on ne compte pas plus de deux mille habitans, partie Grecs, et partie Musulmans. Il y réside un Aga, qui tient, à titre de sous-ferme, du Pacha de Damas, toute la contrée jusqu'à Palmyre. Le Pacha lui même tient cette ferme à titre d'apanage relevant immédiatement du Sultan: il en est de même de Hama et de Marra. Ces trois fermes sont portées à quatre cents bourses, ou cinq cents mille livres; mais, elles rapportent près du quadruple.

Tome II. S

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A deux journées de chemin au - dessous de Homs, est Hama, célèbre en Syrie pour ses roues hydrauliques. Elles sont en effet les plus grandes que l'on y connaisse; elles ont jusqu'à trente-deux pieds de diamètre. La circonférence de ces roues est formée par des augets disposés de telle façon, qu'en tournant dans le courant du fleuve, ils se remplissent d'eau, et qu'en arrivant au zénith de la roue, ils se dégorgent dans un bassin, d'où l'eau se rend par des canaux aux bains publics et particuliers. La ville est située dans une vallée étroite, sur les deux rives de l'Oronte; elle contient environ quatre mille ames, et elle a quelque activité, parce qu'elle est sur la route d'Alep à Tripoli. Le sol est, comme dans toute cette partie, très-propre au froment et au coton; mais la culture, exposée aux rapines du Motsallam et des Arabes, est languissante. Un Chaik de ceux-ci, nommé Mohammad-el-Korfân, s'est rendu si puissant depuis quelques années, qu'il est parvenu à imposer des contributions arbitraires sur le pays. On estime qu'il peut mettre sur pied jusqu'à trente mille cavaliers.

En continuant de descendre l'Oronte par une

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route qui n'est que peu fréquentée, l'on rencontre dans un terrain marécageux un lieu intéressant par le contraste de fortunequ'il présente. Ce lieu, appelé Famié, était jadis, sousle nomd' Apamea, l'une des plus célèbres villes de ces cantons. C'était-là, dit Strabon, que les Séleucides avaient établi l'école et la pépinière de leur cavalerie. Le terrain des environs abondant en pâturages, nourrissait jusqu'à trente mille cavales, trois cents étalons, et cinq cents éléphans. Au lieu de cette création si animée, à peine les marais de Famiè nourrissent-ils au jourd'hui quelques buffles et quel-ques moutons. Aux soldats vétérans d'Alexandre qui en avaient fait le lieu de leur repos, ont succédé de malheureux paysans qui vivent dans les alarmes perpétuelles des vexations des Turks et des invasions des Arabes. De toutes parts, les mêmes tableaux se répètent dans ces cantons. Chaque ville et chaque village sont formés de débris, et assis sur des ruines de constructions anciennes: on ne cesse d'en rencontrer, soit dans le désert, soit en remontant la route jusqu'aux montagnes de Damas; soit même en passant au midi de cette ville, dans les immenses plaines du Haurân. Les pèlerins de la Mekke qui le

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traversent pendant cinq à six journées, attestent qu'ils y trouvent à chaque pas des vestiges d'anciennes habitations. Cependant, ils sont moins remarquables dans ces plaines, attendu que l'on y manque de matériaux durables: le sol est une terre pure sans pierres, et presque sans cailloux. Ce que l'on raconte de sa fertilité actuelle, répond parfaitement à l'idée qu'en donnent les livres Hébreux. Par-tout où l'on sème le froment, il rend à profusion si les pluies ne manquent pas; et il croît à hauteur d'homme. Les pèlerins assurent même que les habitans ont une force de corps et une taille au-dessus du reste des Syriens: ils en doivent différer à d'autres égards, parce que leur climat, excessivement chaud et sec, ressemble plus à l'Egypte qu'à la Syrie. Ainsi que dans le désert, ils manquent d'eaux vives et de bois, font du feu avec de la fiente, et bâtissent des huttes avec de la terre battue et de la paille. Ils sont très basanés; ils payent des redevances au Pacha de Damas. Mais la plupart de leurs villages se mettent sous la protection de quelques tribus Arabes; et quand les Chaiks ont de la prudence, le pays prospère et jouit de la sécurité. Elle règne encore plus dans les montagnes qui bornent ces

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plaines à l'ouest et au nord: ce motif y a attiré depuis quelques années nombre de familles Druzes et Maronites, lassées des troubles du Liban; elles y ont formé des Déa (1), ou villages, où elles professent librement leur culte, et ont des chapelles et des Prêtres. Un voyageur intelligent trouverait sans doute en ces cantons divers objets intéressans d'antiquités et d'histoire naturelle; mais nul Européen connu n'y a encore pénétré.

En se rapprochant du Jourdain, le pays devient plus montueux et plus arrosé; la vallée où coule ce fleuve, est en général abondante en pâturages, sur-tout dans la partie supérieure. Quant au fleuve lui-même, il a moins d'importance que l'imagination n'a coutume de lui en donner. Les Arabes, qui méconnaissent le nom de Jourdain, l'appellent el-Chariâ: sa largeur commune entre les deux principaux lacs, ne passe guère soixante-dix à quatre-vingts pieds; en récompense, il a une profondeur de dix à douze pieds. Dans l'hiver, il sort du lit étroit qui l'encaisse, et gonflé par les pluies, il déborde sur les deux rives jusqu'à former une nappe large quelquefois d'un quart de lieue; sa grande crus

(1) Delà le mot Espagnol aldea.

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est en mars, au temps que les neiges fondent sur les montagnes dn Chaik: alors plus qu'en tout autre temps, ses eaux sont troubles et jaunâtres, et son cours impétueux. Ses rives sont couvertes d'une épaisse forêt de roseaux, de saules et d'autres arbustes qui servent de repaire à une foule de sangliers, d'onces, de chacals, de lièvres et d'oiseaux

En traversant le Jourdain, à mi-chemin des deux lacs, on entre dans un canton mon tu eux, jadis célèbre sous le nom de Royaume de Samarie, et connu aujourd'hui sous celui de pays de Nâblous, qui en est le chef-lieu. Ce bourg, situé près de Sikem, et sur les ruines de la Neapolis des Grecs, est la résidence d'un Chaik qui tient à ferme le tribut, dont il rend compte eu Pacha de Damas lors de sa tournée. L'état de ce pays est à-peu-près le même que celui des Druzes, avec la différence que ses habitans sont des Musulmans zélés au point de ne pas souffrir volontiers des Chrétiens parmi eux. Ils sont répandus par villages dans leurs montagnes, dont le sol assez fertile, produit beaucoup de blé, de coton, d'olives et quelques soies, L'éloignement où ils sont de Damas, et la difficulté de leur

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terrain, en les préservant jusqu'à un certain point des vexations du gouvernement, leur ont procuré plus d'aisance que l'on n'en trouve ailleurs. Ils passent même en ce moment pour le plus riche peuple de la Syrie: ils doivent cet avantage à la conduite adroite qu'ils ont tenue dans les derniers troubles de la Galilée et de la Palestine; la tranquillité qui régnait chez eux, engagea beaucoup de gens aisés à venir s'y mettre à l'abri des revers de la fortune. Mais depuis quatre ou cinq ans, l'ambition de quelques Chaiks, fomentée par les Turks, a suscité un esprit de faction et de discorde, qui a des effets presque aussi fâcheux que les vexations des Pachas.

A deux journées au sud de Nàblous, en marchant par des montagnes qui, à chaque pas, deviennent plus rocailleuses et plus arides, l'on arrive à une ville qui, comme tant d'autres qu nous avons parcourues, présente un grand exemple de la vicissitude des choses humaines: à voir ses murailles abattues, ses fossés comblés, son enceinte embarrassée de décombres, l'on a peine à reconnaître cette métropole célèbre qui jadis lutta contre les Empires, les plus puissans; qui

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balança un instant les efforts de Rome mème; et qui, par un retour bizarre du sort, en reçoit aujourd'hui dans sa chute l'hommage et le respect; en un mot, l'on a peine à reconnaître Jérusalem. L'on s'étonne, encore plus de sa fortune en voyant sa situation: car, placée dans un terrain scabreux et privé d'eau, entourée de ravines et de hauteurs difficiles, écartée de tout grand passage, elle ne semblait pas propre à devenir ni un entrepôt de commerce, ni un siége de consommation; mais elle a vaincu tous les obstacles, pour prouver sans doute ce que peut l'opinion maniée par un Législateur habile, ou favorisée par des circonstances heureuses. C'est cette môme opinion qui lui conserve encore un reste d'existence: la renommée de ses merveilles perpétuée chez les Orientaux, en appelle et en fixe toujours un certain nombre dans ses murailles; Musulmans, Chrétiens, Juifs, tous sans distinction de secte se font un honneur de voir ou d'avoir vu la ville noble et sainte comme ils l'appellent (1). A juger par le respect qu'ils af-

(1) Les Orientaux n'appellent jamais Jérusalem, que du nom de el-Qods, la sainte, en y ajoutant quelquefois l'épithéte de el-Cherif, la noble. Ce nom el Qads me paraît l'étymologie de tous les Casius de l'antiquité, qui, comme Jérusalem, avaient le double attribut d'être des lieux-hauts, et de porter, des Temples ou lieux saints.

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fectent pour ses lieux sacrés, l'on croirait qu'il n'est pas au monde de peuple plus dévot; mais cela ne les a pas empêchés d'acquérir et de meriter la réputation du plus méchant peuple de la Syrie, sans excepter Damas même; l'on estime que le nombre des habtfans se monte à douze ou quatorze mille ames.

Jérusalem a eu de temps en temps des Gouverneurs propres, avec le titre de Pachas; mais plus ordinairement elle est, comme aujourd'hui, une dépendance de Damas, dont elle reçoit un Motsallam ou Dépositaire d'autorité. Ce Motsallam en paye une ferme, dont les fonds se tirent du miri, des douanes, et sur-tout des sottises des habitans Chrétiens. Pour concevoir ce dernier article, il faut savoir que les diverses Communions des Grecs-Schismatiques et Catholiques, des Arméniens, des Coptes, des Abyssins et des Francs se jalousant mutuellement la possession des lieux Saints, se la disputent sans cesse à prix d'argent auprès des Gouverneurs Turks. C'est à qui acquerra une prérogative, ou l'ôtera à ses

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rivaux: c'est à qui se rendra le délateur des écarts qu'ils peuvent commettre. A-t-on fait quelque réparation clandestine à une Eglise; a-t-on poussé une procession plus loin que de coutume; est-il arrivé un pèlerin par une autre porte que celle qui est assignée: c'est un sujet de délation au Gouvernement, qui ne manque pas de s'en prévaloir, pour établir des avanies et des amendes. Delà des inimitiés et une guerre éternelle entre les divers Couvens, et entre les adhérens de chaque Communion. Les Turks, à qui chaque dispute rapporte toujours de l'argent, sont, comme l'on peut croire, bien éloignés d'en tarir la source. Grands et petits, tous en tirent parti; les uns vendent leur protection, les autres leurs sollicitations: delà un esprit d'intrigue et de cabale qui a répandu la corruption dans toutes les classes; delà pour le Motsallam, un casuel qui chaque année monte à plus de cent mille piastres. Chaque pèlerin lui doit une entrée de dix piastres; plus un droit d'escorte pour le voyage au Jourdain, sans compter les aubaines qu'il tire des imprudences que ces étrangers commettent pendant leur séjour. Chaque Couvent lui paye tant pour un droit de procession, tant pour chaque répa-

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ration à faire; plus, des présens à l'avènement de chaque Supérieur, et au sien propre; plus, des gratifications sous main, pour obtenir des bagatelles secrètes que l'on sollicite; et tout cela va loin chez des Turks qui, dans l'art de pressurer, sont aussi entendus que les plus habiles gens de loi de l'Europe. En outre, le Motsallam perçoit des droits sur la sortie d'une denrée particulière à Jérusalem; je veux parler des Chapelets, des Reliquaires, des Sanctuaires, des Croix, des Passions, des Agnus-Dei, des Scapulaires, etc. dont il part chaque année près de trois cents caisses. La fabrication de ces ustensiles de piété est la branche d'industrie qui fait vivre la plupart des familles Chrétiennes et Mahométanes de Jérusalem et de ses environs; hommes, femmes et enfens, tous s'occupent à sculpter, à tourner le bois, le corail, et à broder en soie, en perles et en fil d'or et d'argent. Le seul Couvent de Terre-Sainte en lève tous les ans pour cinquante mille piastres; et ceux des Grecs, des Arméniens et des Coptes réunis, pour une somme encore plus forte: ce genre de commerce est d'autant plus avantageux aux Fabricans, que la main-d'œuvre est presque l'unique objet de leur salaire;

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et il devient d'autant plus lucratif aux débitans, que le prix du fonds est décuplé par une valeur d'opinion. Ces objets, exportés dans la Turquie, l'Italie, le Portugal, et sur·tout dans l'Espagne, en font revenir à titre d'aumones ou de payemens, des sommes considérables. A cet article, les Couvens joignent une autre branche non moins importante, la visite des Pèlerins. L'on sait que de tout temps, la dévote curiosité de visiter les saints lieux, conduisit de tout pays des Chrétieps à Jérusalem; il fut même un siècle où les Ministres de la Religion en avaient fait un acte nécessaire au salut. L'on se rappelle que ce fut cette ferveur qui, agitant l'Europe entière, produisit les Croisades. Depuis leur malheureuse issue, le zèle des Européens se refroidissant de jour en jour, le nombre de leurs Pèlerins s'est beaucoup diminué; et il se réduit désormais à quelques Moines d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne; mais il n'en est pas ainsi des Orientaux. Fidèles à l'esprit des temps passés, ils ont continué de regarder le voyage de Jérusalem comme une œuvre du plus grand mérite. Ils sont même scandalisés du relâchement des Francs à cet égard, et ils disent qu'ils sont tous devenus hérétiques ou infidèles. Leurs

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Prêtres et leurs Moines à qui cette ferveur est utile, ne cessent de la fomenter. Les Grecs surtout assument que le Pèlerinage acquiert les indulgentes plénières, non-seulement pour le passé; mais même pour l'avenir; et qu'il absout, non-seulement du meurtre, de l'inceste, de la pédérastie; mais encore de l'infraction du jeûné et des jours de fête, dont ils font des cas bien plus graves. De si grands encouragemens ne demeurent pas sans effet; et chaque année il part de la Morée, de l'Archipel, de Constantinople, de l'Anatolie, de l'Arménie, de l'Egypte et de la Syrie, une foule de Pélerins de tout âge et de tout sexe; l'on en portait le nombre en 1784 à deux mille têtes, Les Moines, qui trouvent sur leurs registres, que jadis il passait dix et douze mille, ne cessent de dire que la Religion dépérit, et que le zèle des Fidèles s'éteint. Mais il faut convenir que ce zèle est un peu ruineux, puisque le plus simple pélerinage coûte au moins quatre mille livres, et qu'il en est souvent qui, au moyen des offrandes, se montent à cinquante et Soixante mille livres.

Yâfa est le lieu où débarquent ces Pèlerins. Ils y arrivent en novembre, et se rendent sans délai

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à Jérusalem, où ils restent jusqu'après les fêtes de Pâques: on les loge pêle-mêle par familles, dans les cellules des Cou vens de leur Communion. Les Religieux ont bien soin de dire que ce logement est gratuit; mais il ne serait ni honnête ni sûr de s'en aller sans faire une offrande qui excède de beaucoup le prix marchand d'une location. En outre, l'on ne peut se dispenser de payer des Messes, des Services, des Exorcismes, etc. autre tribut assez considérable. L'on doit acheter encore des Crucifix, des Chapelets, des Agnus-Dei, etc. Le jour des Rameaux arrivé, l'on va se purifier au Jourdain, et ce voyage exige encore une contribution. Année commune, elle rapporte au Gouverneur quinze mille sequins turks, c'est-à-dire, cent douze mille cinq cents livres (1), dont il dépense environ la moitié en frais d'escorte et droits de passage qu'exigent les Arabes. Il faut voir dans les relations particulières de ce pèlerinage, la marche tumultueuse de cette foule dévote dans la plaine de Yericho; son zèle indécent et superstitieux à se jeter, hommes, femmes et enfans, nus dans l'eau du Jourdain; leur fatigue à se rendre au bord de la mer Morte; leur ennui à

(1) A raison de sept livres dix sols.

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la vue des rochers de cette contrée, la plus sauvage de la Nature; enfin leur retour et leur visite des saints lieux, et la cérémonie du feu nouveau qui descend du Ciel le Samedi Saint, apporté par un Ange. Les Orientaux croyent encore à ce miracle, quoique les Francs ayent reconnu que les Prêtres retirés dans la Sacristie, emploient des moyens très-naturels. La Pâque finie, chacun retourne en son pays, fier de pouvoir émuler avec les Musulmans pour le titre de Pèlerins (1); plusieurs même, afin d'être reconnus pat-tout pour tels, se font graver sur la main, sur le poignet ou sur le bras, des figures de croix, de lance, et le chiffre de Jésus et de Marie. Cette gravure douloureuse et quelquefois périlleuse (2), se fait avec des aiguilles, dont on remplit la piqûre de poudre à canon, ou de chaux d'antimoine. Elle reste ineffaçable: les Musulmans ont la même pratique; et elle se retrouve chez les. Indiens, chez les Sauvages, et, chez les peuples

(1) La différence entre eux est que ceux de la Mekke s'appellent Hadjis, et ceux de Jérusalem Moqodsi, nom formé sur celui de la ville, El-Qods.

(2) J'ai vu un Pèlerin qui en avait perdu le bras, parce qu'on avait piqué le nerf cubital.

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anciens, toujours avec un caractère religieux; parce qu'elle tient à des usages de religion de la première antiquité. Tant de dévotion n'empêche pas ces Pèlerins de participer au proverbe des Hadjis; et les Chrétiens diserit aussi: prenez garde au Pèlerin de Jérusalem. L'on conçoit que le séjour dé cette foule à Jérusalem pendant cinq à six mois, y laisse dessommes considérables: à ne compter que quinze cents personnes, à cent pistoles par tête, c'est un million et demi. Une partie de cet argent passe en payement de denrées au peuple et aux marchands, qui rançonrient les étrangers de tout leur pouvoir. L'eau se payait en 1784 jusqu'à quinze sols là voie. Une autre partie vaau Gouverneur et à ses Employés. Enfin, la troisième reste dans les Gouvens. L'on se plaint de l'usage qu'en font les Schismatiques; et l'on parle avec scandale de leur luxe, de leurs porcelaines, de leurs tapis, et même des sabres, des kandjars et bâtons qui meublent leurs cellules. Les Arméniens et les Francs sont beaucoup plus modestes: c'est vertu de nécessité dans les premiers, qui sont pauvres; mais c'est vertu de prudence dans les seconds, qui ne le sont pas.

Le couvent de ces Francs, appelé St.-Sauveur,

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est le chef-lieu de toutes les Missions de Terre-Sainte qui sont dans l'Empire Turk. L'on en compte dix-sept, que desservent des Franciscains de toute nation, mais plus souvent des Français, des Italiens et des Espagnols. L'administration générale est confiée à trois individus de ces Nations, de telle manière que le Supérieur doit toujours être né sujet du Pape; le Procureur, sujet du Roi Catholique; et le Vicaire, sujet du Roi très-Chrétien. Chacun de ces Administrateurs a une clef de la caisse générale, afin que le maniement des fonds ne puisse se faire qu'en commun. Chacun d'eux est assisté d'un second, appelé Discrets: la réunion de ces six personnages et d'un Discret Portugais, forme le Directoire ou Chapitre souverain qui gouverne le Couvent et l'Ordre entier. Ci-devant une balance combinée par les premiers Législateurs, avait tellement distribué les pouvoirs de ces Administrateurs, que la volonté d'un seul ne pouvoit maîtriser celle de tous; mais comme tous les Gouvernemens sont sujets à révolution, il est arrivé depuis quelques années des incidens qui ont beaucoup dénaturé celui-ci. En voici l'histoire en deux mots.

Il y a environ vingt ans, que par un désordre

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assez familier aux grandes régies, le Couvent de Terre-Sainte se trouva chargé d'une dette de 600 bourses (750,000 liv). Elle croissait de jour en jour, parce que la dépense ne cessait d'excéder la recette. Il eût été facile de se libérer tout-à-coup, attendu que le trésor du Saint-Sépulcre possède en diamans et en toutes sortes de pierres précieuses, en calices, en croix, en ciboires d'or, et autres présens des Princes Chrétiens, pour plus d'un million; mais outre l'aversion qu'ont eue de tout temps les Ministres des Temples à toucher aux choses sacrées, il pouvait être important dans le cas en question, de ne pas montrer aux Turks, ni même aux Chrétiens, de trop grandes ressources. La position était embarrassante; elle le devenait encore davantage par les murmures du Procureur Espagnol, qui se plaignait hautement de supporter seul le fardeau de la dette, parce qu'en effet, c'était lui qui fournissait les fonds les plus considérables. Dans ces circonstances, J. Ribeira qui occupait ce poste, étant venu à mourir, le hasard lui donna pour successeur un homme qui, plus impatient encore, résolut de remédier au désordre, à quelque prix que ce fût. Il s'y porta avec d'autant plus d'acti-

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vite, qu'il se promit des avantages particuliers de la réforme qu'il méditait. Il dressa son plan en conséquence; pour l'exécuter, il s'adressa immédiatement au Roi d'Espagne, par l'entremise de son Confesseur, et il lui exposa:

«Que le zèle des Princes Chrétiens s'étant beaucoup refroidi depuis plusieurs années, leurs anciennes largesses au couvent de Terre-Sainte avaient considérablement diminué; que le Roi très-Fidèle avait retranché plus de la moitié des quarante mille piastres fortes qu'il avait coutume de donner; que le Roi très-Chrétien se tenant acquitté par la protection qu'il accordait, payait à peine les mille écus qu'il avait promis; que l'Italie et l'Allemagne devenaient de jour en jour moins libérales, et que Sa Majesté Catholique était la seule qui continuât les bienfaits de ses prédécesseurs. Il représenta que d'autre part, les dépenses de l'établissement n'ayant point subi la même diminution, il en résultait un vide qui forçait chaque année de recourir à un emprunt; que de cette maniere il s'était formé une dette qui s'accroissait de jour en jour, et qui menaçait de conduire à une ruine finale; que parmi les causes de cette

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dette, l'on devait sur-tout compter le pélerinage des Moines qui venoient visiter les saints lieux; qu'il fallait leur payer lejjrs voyages, leurs nolis, leurs péages, leur pension au couvent pendant deux et trois ans, etc.; que par un cas singulier, la majeure partie de ces Moines étoit fournie par ces mèmes Etats qui avaient retiré leurs largesses, c'est-à-dire, par le Portugal, l'Allemagne et l'Italie; qu'il semblait étrange que le Roi d'Espagne dé frayât des gens qui n'étaient point ses sujets; et qu'il était abusif que le maniement même de ses fonds fût confié à un Chapitre presque tout composé d'étrangers. Le Suppliant insistant sur ce dernier article, priait Sa Majesté Catholique d'intervenir à la réforme des abus, et d'établir un ordre nouveau et plus équitable, dont il insinua le dessein.»

Ces représentations eurent topt l'effet qu'il pouvait desirer. Le Roi d'Espagne y faisant droit, se déclara d'abord Protecteur spécial de l'Ordre de Terre-Sainte en Levant, et en prit en cette qualité la direction; puis il nomma le Requérant, J. Juan Ribeira, son Procureur Royal; lui donna à ce titre un cachet aux armes d'Espagne

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et lui confia à lui seul la gestion de ses dons, sans en être comptable qu'à sa Personne. De ce moment, J. Juan Ribeira, devenu Plénipotentiaire, a signifié au Discrétoire que désormais il aurait tine caisse particulière, séparée de la caisse commune; que cette dernière resterait comme cidevant chargée des dépenses générales; et qu'en conséquence, toutes les contributions des Nations y seraient versées; mais qu'attendu que cel e d'Espagne était hors de proportion avec les autres, il n'en serait désormais distrait qu'une partie relative au contingent de chacune, et que l'excédent serait versé dans sa caisse particulière; que les pèlerinages seraient désormais aux frais des Nations respectives, à l'exception des sujets de France, dont il voulait bien se charger. Delà, il est arrivé que les pèlerinages et la plupart des dépenses généra les resserrées, ont repris un équilibre avec la recette, et l'on a pu commencer d'acquitter la dette dont on était chargé; mais les Religieux n'ont pas vu sans humeur le Procureur devenir une puissance indépendante: il ne lui pardonnent pas d'ètre à lui seul presque aussi riche que l'Ordre entier: en effet, il a touché depuis huit ans quatre conduites ou contributions d'Espagne,

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évaluées à huit cents mille piastres. L'argent qui forme ces conduites, consitant en piastres d'Espagne, se charge ordinairement sur un vaisseau Français qui le transporte en Chypre, avec deux Religieux qui veillent à sa garde. De Chypre, une partie des piastres fortes passe à Constantinople, où elles sont vendues avec bénéfice, et converties en monnaie Turke. L'autre partie va directement par Yafa à Jérusalem, dont les habitans l'attendent, comme les Espagnols attendent le galion. Le Procureur en verse une somme dans la caisse générale, et le reste est à sa discrétion. Les usages qu'il en fait, consistent: 1°. en une pension de mille écus au Vicaire Français et à son Discret, qui, à ce moyen, lui procurent dans le Conseil une majorité de suffrages; 2°, en présens au Gouverneur, au Mofti, au Qâdi, au Naqîb, et autres Grands dont le crédit peut lui être utile: enfin, il soutient la dignité de sa place; et cet article n'est pas une bagatelle, car il a ses interprètes particuliers, comme un Consul, sa table, ses Janissaires: seul des Francs, il monte à chevai dans Jérusalem, et marche escorté par des cavaliers; en un mot, il est, après le Motsallam, la première personne du pays, et il traite d'égal à égal avec

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les Puissances. Tant d'égards ne sont pas gratuits, comme l'on peut croire. Une seule visite à Djezzâr pour l'Église de Nazareth, a coûté trente mille pataques (157,000 liv.). Les Musulmans de Jérusalem qui désirent son argent, recherchent son amitié. Les Chrétiens qui sollicitent ses aumônes, redoutent jusqu'à son indifférence. Heureuse la maison qu'il affectionne, et malheur à qui lui déplaît! car sa haine peut avoir des suites directes ou détournées, également redoutables: un mot à l'Ouâli attirerait le bâton, sans qu'on sût d'où il vient. Tant de pouvoir lui a fait dédaigner la protection accoutumée de l'Ambassadeur de France, et il a fallu une affaire récente avec le Pacha de Damas, pour lui rappeler qu'elle, seule est plus efficace que vingt mille sequins. Ses Agens, fiers de son crédit, en abusent comme tous les subalternes. Les Moines Espagnols de Yâfa et de Ramlé, traitent les Chrétiens qui dépendent d'eux, avec une rigueur qui n'est nullement évangélique: ils les excommunient en pleine Église, en les apostrophant par leur nom; ils menacent les femmes dont il leur est revenu des propos; ils font faire des pénitences publiques, le cierge à la main; ils livrent aux Turks les indo-

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ciles, et refusent tout secours à leurs familles: enfin ils choquent les usages du pays, et la bienséance, en visitant les femmes des Chrétiens, qui ne doivent voir que leurs très-proches parens, et en les entretenant sans témoins dans leurs appartemens, pour raison de confession. Les Turks ne peuvent concevoir tant de liberté sans abus. Les Chrétiens dont l'esprit est le même à cet égard en murmurent; mais ils n'osent éclater. L'expérience leur a appris que l'indignation des RR. PP. a des suites redoutables. L'on dit tout bas qu'elle attira il y a six ou sept ans, un ordre du Capitan-Pacha, pour couper la tète à un habitant de Yâfa qui leur résistait. Heureusement l'Aga prit sur lui d'en différer l'exécution, et de désabuser l'Amiral; mais leur animosité n'a cessé de poursuivre cet homme par des chicanes de toute espèce. Récemment même, die a solicité l'Ambassadeur d'Angleterre, sous la protection duquel il s'est mis, de donner main-levée à une punition qui n'est qu'une injuste vengeance.

Laissant-là des détails faits cependant pour peindre l'état de ce pays, si nous quittons Jérusalem, nous ne trouvons plus dans cette partie du Pahchalic, que trois lieux qui méritent d'en faire mention.

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Le premier est Râha, l'ancienne Yericho, située à six lieues au nord-est de Jérusalem: son local est une plaine de six à sept lieues de long sur trois de large, autour de laquelle régnent des montagnes stériles qui la rendent très-chaude. Jadis on y cultivait le baume de la Mekke. Selon les Hadjis, c'est un arbuste semblable au grenadier, dont les feuilles ont la forme de celles de la rhue; il porte une noix charnue, au milieu de laquelle est est amande d'où se retire le suc rési neux, qu'on appelle baume. Aujourd'hui il n'existe pas un de ces arbustes à Râha; mais l'on y en trouve une autre espèce, appelée zaqqoùn, qui produit une huile douce aussi vantée pour les blessures. Ce zaqqoûn ressemble à un prunier; il a des épines longues de quatre pouces, des feuilles d'olivier, mais plus étroites, plus vertes, et piquantes au bout: son fruit est un gland sans calice, sous l'écorce duquel est une pulpe, puis un noyau, dont l'amande rend une huile que les Arabes vendent très-cher à ceux qui en desirent: c'est le seul commerce de Râha, qui n'èst qu'un village en ruinées.

Le second lieu est Bail-el-lahm ou Betlhem, à célèbre daus l'histoirie du Christianisme, Ce

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village, situé à deux lieues de Jérusalem, au sudest, est assis sur une hauteur, dans un pays de côteaux et de vallons, qui pourrait devenir très-agréable. C'est le meilleur sol de ces cantons; les fruits, les vignes, les olives, les sésames y réussissent très-bien; mais la culture manque, comme par-tout ailleurs. On compte dans ce village environ six cents hommes capables de porter le fusil dans l'occasion; et elle se présente souvent, tantôt pour résister au Pacha, tantôt pour faire la guerre aux villages voisins, tantôt pour les dissentions intestines. De ces six cents hommes, l'on en compte une centaine de Chrétiens-Latins, qui ont un Curé dépendant du grand couvent de Jérusalem. Ci-devant ils étaient uniquement livrés à la fabrique des chapelets; mais les RR. PP. ne consommant pas tout ce qu'ils pouvaient fournir, ils ont repris le travail de la terre; ils font du vin blanc qui justifie la réputation qu'avaient jadis les vins de Judée; mais il a l'inconvénient d'être trop capiteux. L'intérêt de la sureté, plus fort que celui de la religion, fait vivre ces Chrétiens en assez bonne intelligence avec les Musulmans, leurs concitoyens. Ils sont les uns et les autres du parti Yamâni, qui, en

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opposition avec le Qaîsi, divise toute la Palestine en deux factions ennemies. Le courage de ces paysans, fréquemment éprouvé, les a rendus redoutables dans leur voisinage.

Le troisième et dernier lieu est Habroun ou Hébron, situé à sept lieues, au sud de Bethlem; les Arabes n'appellent ce village que El-kalil (1), c'est-à-dire, le Bien-aimé, qui est l'épithète propre d'Abraham, dont on montre la grotte sépulcrale. Habroun est assis au pied d'une élévation sur laquelle sont de mauvaises masures, restes informes d'un ancien château. Le pays des environs est une espèce de bassin oblong, de cinq à six lieues d'étendue, assez agréablement parsemé de collines rocailleuses, de bosquets de sapins, de chênes avortés, et de quelques plantations d'oliviers et de vignes. L'emploi de ces vignes n'est pas de procurer du vin, attendu que les habitans sont tous Musulmans zélés, au point qu'ils ne souffrent chez eux aucun Chrétien; l'on ne s'en sert qu'à faire des raisins secs assez mal préparés, quoique l'espèce soit fort belle. Les paysans cultivent encore du coton que leurs

(1) K est ici pris pour le jota Espagnol.

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femmes filent, et qui se débite à Jérusalem et à Gaze. Ils y joignent quelque fabriques de savon, dont la soude leur est fournie par les Bedouins, et une verrerie fort ancienne, la seule qui existe en Syrie. Il en sort une grande quantité d'anneaux colorés, de bracelets pour les poignets, pour les jambes, pour le bras au-dessus du coude (1), et diverses autres bagatelles que l'on envoie jusqu'à Constantinople. Au moyen de ces branches d'industrie, Habroun est le plus puissant village de ces cantons; il peut armer huit à neuf cents hommes, qui, tenant pour la faction Qaîsi, sont les rivaux habituels de Betlhem. Cette discorde qui règne dans tout ce pays, depuis les premiers temps des Arabes, y cause une guerre civile perpétuelle. A chaque instant les paysans font des incursions sur les terres les unsdes autres, et ravagent mutuellement leursblés, leurs doura,

(1) Ces anneaux ont souvent la grosseur du pouce et davantage; on les passe au bras dès la jeunesse; il arrive, ainsi qu je l'ai vu plusieurs fois, que le bras grossissant plus que la capacité de l'anneau, il se forme au-dessus et au-dessous un bourrelet de chair, en sorte que l'anneau se trouve enfoncé dans une dépression profonde dont on ne peut plus le retirex tela passe pour une beauté.

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leurs sésames, leurs oliviers, et s'enlèvent leurs brebis, leurs chèvres et leurs chameaux. Les Turks, qui par-tout répriment peu ces désordres, y remédient d'autant moins ici, que leur autorité y est très-précaire; les Bedouins, dont les camps occupent le plat pays, forment contre eux un parti d'opposition, dont les paysans s'étayent pour leur résister, et pour se tourmenter les uns les autres, selon les aveugles caprices de leur ignorance ou de leurs intérêts. De-là une anarchie pire que le despotisme qui règne ailleurs, et une dévastation qui donne à cette partie un aspect plus misérable qu'au reste de la Syrie.

En marchant de Hébron vers le couchant, l'on arrive, après cinq heures de marche, sur des hauteurs, qui de ce côté sont le dernier rameau des montagnes de la Judée. Là, le voyageur, fatigué du paysage raboteux qu'il quitte, porte avec complaisance ses regards sur la plaine vaste et unie qui de ses pieds s'étend à la mer qu'il a en fece: c'est cette plaine qui, sous le nom de Falastîn ou Palestine, termine de ce côté le département de la Syrie, et forme le dernier article dont j'ai à parler.

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CHAPITRE XXXI.

De la Palestine.

LA Palestine, dans sa consistance actuelle, embrasse tout le terrain compris entre la Méditerranée à l'ouest, la chaîne des montagnes à l'est, et deux lignes tirées, l'une au midi par Kan-Younès, et l'autre au nord entre Qaïsarié et le ruisseau de Yâfa. Tout cet espace est une plaine presqu'unie, sans rivière ni ruisseau pendant l'été, mais arrosée de quelques torrens pendant l'hiver. Malgré cette aridité, le sol n'est pas impropre à la culture: l'on peut dire même qu'il est fécond; car lorsque les pluies d'hiver ne manquent pas, toutes les productions viennent en abondance: la terre, qui est noire et grasse, conserve assez d'humidité pour porter les grains et les légumes à leur perfection pendant l'été. L'on y sème plus qu'ailleurs du doura, du sésame, des pastèques et des fèves; l'on y joint aussi le coton, l'orge et le froment; mais quoique ce dernier soit le plus estimé, on le cultive moins, parce qu'il provoque

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trop l'avarice des Commandans Turks, et les rapines des Arabes. En général, cette contrée est une des plus dévastées de la Syrie, parce qu'étant propre à la cavalerie, et adjacente au désert, elle est ouverte aux Bedouins, qui n'aiment pas les montagnes; depuis long-temps ils la disputent à toutes les Puissances qui s'y sont établies: ils sont parvenus à s'y faire céder des terrains, moyennant quelques redevances, et de-là ils infestent les routes, au point que l'on ne peut voyager en sureté depuis Gaze jusqu'à Acre. Ils auraient même pu la posséder toute entière, s'ils eussent su profiter de leurs forces: mais divisés entre eux par des intérêts et des querelles de familles, ils se font à eux-mêmes la guerre qu'ils devraient faire à leur ennemi commun, et ils perpétuent leur impuissance par leur anarchie, et leur pauvreté par leur brigandage.

La Palestine, ainsi que je l'ai dit, est un district indépendant de tout Pachalic. Quelquefois elle a eu des Gouverneurs propres, qui résidaient à Gaze, avec le titre de Pacha; mais dans l'ordre habituel, qui est celui de ce moment, elle se divise en trois apanages ou Melkâné, à savoir Yâfa, Loùdd et Gaze. Le premier est au

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profit de la Sultane Ouâldé ou mère: le Capitan Pacha a reçu les deux autres en récompense de ses services, et en payement de la tête de Dâher. Il les afferme à un Aga qui réside à Ramlé, et qui lui en paye deux cents quinze bourses; savoir, cent quatre-vingt pour Gaze et Ramlè, et trente-cinq pour Loùdd.

Yâfa est tenue par un autre Aga qui en rend cent-vingt bourses à la Sultane. Il a pour s'indemniser tous les droits de miri et de capitation de cette ville, et de quelques villages voisins; mais l'article principal de son revenu est la douane, qu'il perçoit sur les marchandises qui entrent et qui sortent; elle est assez considérable, parce que c'est à Yâfa qu'abordent et les riz que Damiette envoie à Jérusalem, et les marchandises d'un petit comptoir Français établi à Ramlé, et les pèlerins de Morée, de Constantinople, et les denrées de la côte de Syrie: c'est aussi par cette porte que sortent les cotons filés de toute la Palestine, et les denrées que ce pays exporte sur la côte. Du reste, la puissance de eet Aga se réduit à une trentaine de fusiliers à pied et à cheval, qui suffisent à peine à garder deux mauvaises portes, et à écarter les Arabes.

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Comme port de mer et ville forte, Yâfa n'est rien; mais elle possède de quoi devenir un des lieux les plus intéressans de la côte, à raison de deux sources d'eau douce qui se trouvent dans son enceinte sur le rivage de la mer. Ces sources ont été une des causes de sa résistance lors des dernières guerres. Son port, formé par une jetée, et aujourd'hui comblé, pourrait être vidé et recevoir une vingtaine de bâtimens de trois cents tonneaux. Ceux qui arrivent présentement, sont obligés de jeter l'ancre en mer, à près d'une lieue du rivage; ils n'y sont pas en sureté, car le fond est un banc de roche et de corail qui s'étend jusqu'en face de Gaze.

Avant lesdeux derniers sièges, cette ville était une des plus agréables de la côte. Ses environs étaient couverts d'une forêt d'orangers, de limoniers, de cédrats, de poncires et de palmiers, qui ne commencent que là à porter de bons fruits (1). Au-delà, la campagne était remplie d'oliviers grands comme des noyers; mais les Mamlouks ayant tout coupé, pour le plaisir de couper,

(1) L'on en trouve dès Acre; mais leur fruit a peine à mûrir.

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ou pour se chauffer, Yâfa a perdu la plupart de ses avantages et de ses agrémens; heureusement l'on n'a pu lui enlever les eaux vives qui arrosent ses jardins, et qui ont déja ressuscité les souches et fait renaître des rejetons.

A trois lieues à l'est de Yâfa, est le village de Loudd, jadis Lydda et Diospolis: l'aspect d'un lieu où l'ennemi et le feu viennent de passer, est précisément celui de ce village. Ce ne sont que masures et décombres depuis les huttes des habitans jusqu'au Seraï ou Palais de l'Aga. Cependant il se tient à Loudd, une fois la semaine, un marché où les paysans de tous les environs viennent vendre leur coton filé. Les pauvres Chrétiens qui y habitent, montrent avec vénération les ruines de l'Église de Saint-Pierre, et font asseoir les étrangers sur une colonne qui servit, disent-ils, à reposer ce Saint. Ils montrent l'endroit où il prêchait, celui où il faisait sa prière, etc. Tout ce pays est plein de pareilles traditions. L'on n'y fait pas un pas, que l'on ne vous y montre des traces de quelque Apôtre, de quelque Martyr, de quelque Vierge; mais quelle foi ajouter à ces traditions, quand l'expérience constate que les évènemens d'Ali-Bek et

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de Dâher sont déjà contestés et confondus.

A un tiers de lieue au sud de Loudd, par une route bordée denopals, est Ramlé, l'ancienne Arimathia. Cette ville est presque aussi ruinée que Loudd même. On ne marche dans son enceinte qu'à travers des décombres: l'Aga de Gaze y fait sa résidence dans un seraï dont les planchers s'écroulent avec les murail les. Pourquoi, disais-je un jour à un de ses sous-Agas, ne répare-til pas au moins sa chambre? Et s'il est supplanté l'année prochaine, répondit-il, qui lui rendra sa dépense? Une centaine de cavaliers et autant de Barbares-ques qu'il entretient, sont logés dans une vieille Église Chrétienne, dont lanef sert d'écurie, etdans un ancien kan, que les scorpions leur disputent. La campagne aux environs est plantée d'oliviers superbes, disposés en quinconce. La plupart sont grands comme des noyers de France; mais jour nellement ils dépérissent par vétusté, par les ravages publics, et même par des délits secrets: car dans ces cantons, lorsqu'un paysan a un ennemi, il vient de nuit scier ou percer les arbres à fleur de terre; et la blessure qu'il a soin de recouvrir, épuisant la sève comme un cautère, l'olivier périt de langueur. En parcourant ces plantations, on trouve

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à chaque pas des puits secs, des citernes enfoncées, et de vastes réservoirs voûtés, qui prouvent que jadis la ville dut avoir plus d'une lieue et demie d'enceinte. Aujourd'hui, à peine y comptet-on deux cents familles. Le peu de terre que cultivent quelques-unes, appartient au Moufti, et à deux ou trois de ses parens. Les ressources des autres se bornent à filer du coton, qui est enlevé en grande partie par deux comptoirs Français qui y sont établis. Ce sont les derniers de cette partie de la Syrie; il n'y en a ni à Jérusalem, ni à Yâfa: on fait aussi à Ramlé du savon qui passe presque tout en Egypte. Par un cas nouveau, l'Aga y a fait construire en 1784 le seul moulin à vent que j'aye vu en Syrie et en Égypte, quoique l'on dise ces machines originaires de ces pays; et il l'a fait sur le dessin et sous la direction d'un charpentier Vénitien.

La seule antiquité remarquable de Ramlé, est le minaret d'une Mosquée ruinée, qui se trouve sur le chemin de Yâfa. L'inscription Arabe porte qu'il fut bâti par Saif-el-Dîn, Sultan d'Égypte. Du sommet, qui est très-élevé, l'on suit toute la chaîne des montagnes qui vient de Nâblous, côtoyant la plaine, et qui va se perdre dans le

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sud. Si l'on parcourt cette plaine jusqu'à Gaze, on rencontre d'espace en espace quelques villages mal bâtis en terre sèche, qui, comme leurs habitans, portent l'empreinte de la pauvreté et de la misère. Ces maisons vues de près, sont des huttes tantôt isolées, et tantôt rangées en forme de cellules, autour d'une cour fermée par un mur de terre. Les femmes y ont, comme par-tout, un logement séparé: dans l'hiver, l'appartement habité est celui même des bestiaux; seulement la partie où l'on se tient, est élevée de deux pieds au-dessus du sol des animaux. Ces paysans en retirent l'avantage d'être chaudement sans brûler du bois; et cette économie est indispensable dans un pays qui en manque absolument. Quant au feu nécessaire pour cuire leurs alimens, ils le font avec de la fiente pétrie en forme de gâteaux, que l'on fait sécher au soleil, en les appliquant sur les murs de la hutte. L'été ils ont un autre logement plus aéré, mais dont tous les meubles consistent pareillement en une natte et un vase à boire. Les environs de ces villages sont ensemencés dans la saison, de grains et de pastèques; tout le reste est désert et livré aux Arabes Bedouins, qui y font paître leurs troupeaux. A chaque pas l'on y ren-

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contre des ruines de tours, de donjons, de châteaux avec des fossés; quelquefois on y trouve pour garnison un Lieutenant de l'Aga, avec deux ou trois Barbaresques qui n'ont que la chemise et le fusil; plus souvent ils sont abandonnés aux chacals, aux hibous et aux scorpions.

Parmi les lieux habités, on peut distinguer le villagede Mesmîé, à quatre lieues de Ramlé, sur la route de Gaze; il fournit beaucoup de cotons filés. A une petite lieue de là à l'orient, est une colline isolée, appelée par cette raison el-Tell: c'est le chef-lieu de la tribu des Ouahidié, dont était Chaik Bakir, que l'Aga de Gaze assasina il y a trois ans, à un repas où il l'avait invité. On trouve, sur cette hauteur, des débris considérables d'habitations, et des souterrains tels qu'en offrent les fortifications du moyen âge. Ce lieu a dû être recherché etr tout temps, pour son escarpement et pour la source qui est à ses pieds. Le ravin par lequel elle coule, est le même qui va se perdre près Azqalân. A l'est le terrain est rocailleux et cependant parsemé de sapins, d'oliviers et d'autres arbres. Bait-djbrim, Betha-gabris dans l'antiquité, est un village habité qui n'en est éloigné que de trois petits quarts-de-lieue dans

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le sud. A sept heures de là, en tirant vers le sudouest, un autre village des Bedouins, appelé le Hesi, a dans son voisinage une colline factice et carrée, dont la hauteur passe soixante-dix pieds sur cents cinquante pas de large, et deux cents de long. Tout son talus a été pavé, et son sommet porte encore des traces d'une citadelle très forte.

En se rapprochant de la mer, à trois lieues de Ramlé, sur la route de Gaze, est Yabné, qui dans l'antiquité fut lamnia. Ce village n'a de remarquable qu'une hauteur factice, comme celle du Hesi, et un petit ruisseau, le seul de ces cantons qui ne tarisse pas en été. Son cours total n'est pas de plus d'une lieue et demie; avant de se perdre à la mer, il forme un marais appelé Roubîn, où des paysans avaient établi, il y a cinq ans, une culture de cannes à sucre qui promettait les plus grands succès; mais dès la seconde récolte, l'Aga exigea une contribution qui les a forcés de déserter.

Après Yabné, l'on rencontre successivement diverses ruines, dont la plus considérable est Ezdoud, l'ancienne Azot, célèbre en ce moment pour ses scorpions. Cette ville, puissante sous les Philistins, n'a plus rien qui atteste son ancienne

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activité. A trois lieues d'Ezdoud est le village d'el-Majdal, où l'on file les plus beaux cotons de la Palestine, qui cependant sont très-grossiers; sur la droite est Azqualân, dont les ruines désertes s'éloignent de jour en jour de la mer, qui jadis les baignait. Toute cette côte s'ensable journellement, au point que la plupart des lieux qui ont été des ports dans l'antiquité, sont maintenant reculés de quatre ou cinq cents pas dans les terres. Gaze en est un exemple que l'on peut citer.

Gaze, que les Arabes appellent Razzé, engrasseyant fortement l'r, est un composé de trois villages, dont l'un, sous le nom de château est situé au milieu des deux autres sur une colline de médiocre élévation. Ce château, qui put être fort pour le temps où il fut construit, n'est maintenant qu'un amas de décombres. Le Seraï de l'Aga, qui en fait partie, est aussi ruiné que celui de Ramlé; mais il a l'avantage d'une vaste perspective. De ses murs, la vue embrasse et la mer, qui en est séparée par une plage de sable d'un quart-de-lieue, et la campagne, dont les dattiers et l'aspect ras et nu à perte de vue rappellent les paysages de l'Égypte; en effet, à cette hauteur, le sol et le

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climat perdent entièrement le caractère Arabe. La chaleur, la sécheresse, le vent et les rosées y sont les mêmes que sur les bords du Nil; et les habitans ont plutôt le teint, la taille, les mœurs et l'accent des Égyptiens, que des Syriens.

La position de Gaze, en la rendant le moyen de communication de ces deux peuples, en a fait de tout temps une ville assez importante. Les ruines de marbre blanc que l'on y trouve encore quelquefois, prouvent que jadis elle fut le séjour du luxe et de l'opulence: elle n'était pas indigne de ce choix. Le sol noirâtre de son territoire est très-fécond, et ses jardins arrosés d'eaux vives, produisent même encore, sans aucun art, des grenades, des oranges, des dattes exquises, et des oignons de renoncules recherchés jusqu'à Constantinople. Mais elle a participé à la décadence générale; et, malgré son titre de capitale de la Palestine, elle n'est plus qu'un bourg sans défense, peuplé tout au plus de deux mille ames. L'industrie principale de ses habitans consiste à fabriquer des toiles de coton; et comme ils fournissent eux seuls les paysans et les Bedouins de tous ces cantons, ils peuvent employer jusqu'à cinq cents métiers. On y compte aussi deux ou

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trois fabriques de savon. Autrefois le commerce descendres ou qalis, était un article considérable. Les Bedouins, à qui ces cendres ne coûtaient que la peine de brûler les plantes du désert, et de les apporter, les vendaient à bon marché; mais depuis que l'Aga s'en est attribué le commerce exclusif, les Arabes, forcés de les lui vendre au prix qu'il veut, n'ont plus mis le même empressement à les recueillir; et les habitans, contraints de les lui payer à sa taxe, ont négligé de faire des savons: cependant ces cendres méritent d'être recherchées pour l'abondance de leur soude.

Une branche plus avantageuse au peuple de Gaze, est le passage des caravanes qui vont et viennent d'Égypte en Syrie. Les provisions qu'elles sont forcées de prendre pour les quatre journées du désert, procurent aux farines, aux huiles, aux dattes, et autres denrées, un débouché profitable à tous les habitans. Ils ont encore quelquefois des relations avec le Suez, lors de l'arrivée ou du départ de la flotte de Djedda, et ils peuvent s'y rendre en trois grandes marches. Ils font aussi, chaque année, une grosse caravane qui va à la rencontre des Pélerins de la Mekke, et leur porte le convoi ou djerdé de Palestine, avec des

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rafraîchissemens. Le lieu de jonction est Mâân, à quatre journées au sud-sud-est de Gaze, et à une journée au nord de l'Aqâbé, sur la route de Damas. Enfin, ils achètent les pillages des Bedouins; et cet article serait un Pérou, si les cas en étaient plus fréquens. On ne saurait apprécier ce que leur valut celui de 1757. Les deux tiers de plus de vingt mille charges dont était composé le Hadj, vinrent à Gaze. Les Bedouins ignorans et affamés, qui ne connaissent aux plus belles étoffes que le mérite de couvrir, donnaient les châles de Cachemire, les toiles, les mousselines de l'Inde, les sirsakas, les cafés, les perses et les gommes pour quelques piastres. On rapporte un trait qui fera juger de l'ignorance et de la simplicité de ces habitans des déserts. Un Bedouin d'Anazé ayant trouvé dans son butin plusieurs sachets de perles fines, les prit pour du doura, et les fit bouillir pour les manger: voyant qu'elles ne cuisaient point, il allait les jeter, lorsqu'un Gazéen les lui acheta en échange d'un bonnet rouge de Fâz. Une aubaine semblable se renouvela en 1779, par le pillage que les Arabes de Tor firent de cette caravane dont M. de Saint - Germain faisait partie. Récemment, en 1784, la ca-

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ravane des Barbaresques, composée de plus de trois mille charges, a été pareillement dépouillée; et le café que les Bedouins en apportèrent devint si abondant en Palestine, qu'il diminua tout-à-coup de la moitié de son prix; il eût encore baissé, si l'Aga n'en eût prohibé l'achat, pour forcer les Bedouins de le lui apporter tout entier: ce monopole lui valut, lors de l'affaire de 1779, plus de quatre-vingt mille piastres. Année commune, en le joignant aux avanies, au miri, aux douanes, aux douze cents charges qu'il vole sur les trois mille du convoi de la Mekke, il se fait un revenu qui double les cent quatre-vingt bourses du prix de sa ferme.

Au-delà de Gaze, ce n'est plus que déserts. Cependant il ne faut pas croire à raison de ce nom, que la terre devienne subitement inhabitée; l'on continue encore pendant une journée le long de la mer, de trouver quelques cultures et quelques villages. Tel est Kân-Younès, espèce de château où les Mamlouks tiennent douze hommes de garnison. Tel est encore el-Arich, dernier endroit où l'on trouve de l'eau potable jusqu'à ce que l'on soit arrivé à Salêhié en Égypte. El-Arich est à trois quarts-de-lieue de la mer, dans un sol noyé

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de sables, comme l'est toute cette côte. En rentrant à l'orient dans le désert, l'on rencontre d'autres bandes de terres cultivables jusque sur la route de la Mekke. Ce sont des vallées où les eaux de l'hiver et de quelques puits engagent quelques paysans à s'établir, et à cultiver des palmiers et du doura sous la protection, ou plutôt sous les rapines des Arabes. Ces paysans séparés du reste de la terre, sont des demi-sauvages plus ignorans, plus grossiers et plus misérables que les Bedouins mêmes: liés au sol qu'ils cultivent, ils vivent dans des alarmes perpétuelles de perdre les fruits de leurs travaux. A peine ont-ils fait une récolte, qu'ils se hâtent de l'enfouir dans des lieux cachés: eux-mêmes se retirent parmi les rochers qui bordent le sud de la mer Morte. Ce pays n'a été visité par aucun voyageur; cependant il mériterait de l'être; car d'après ce quej'ai ouï dire aux Arabes de Bâkir, et aux gens de Gaze qui vont à Máân et au Karak sur la route des Pélerins, il y a au sudest du lac Asphaltite, dans un espace de trois journées, plus de trente villes ruinées, absolument désertes. Plusieurs d'entr'elles ont de grands édifices avec des colonnes, qui ont pu être des

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Temples anciens, ou tout au moins des Eglises Grecques. Les Arabes s'en servent quelquefois pour parquer leurs troupeaux; mais le plus souvent ils les évitent, à cause des énormes scorpions qui y abondent. L'on ne doit pas s'étonner de ces traces de population, si l'on se rappelle que ce fut-là le pays de ces Nabathéens qui furent les plus puissans des Arabes; et des Iduméens qui, dans le dernier siècle de Jérusalem, étaient presqu'aussi nombreux que les Juifs: témoin le trait cité par Josephe, qui dit qu'au bruit de la marche de Titus contre Jérusalem, il s'assembla tout d'un coup trente mille Iduméens qui se jetèrent dans la ville pour la défendre. Il paraît qu'outre un assez bon gouvernement, ces cantons eurent encore pour mobile d'activité et de population, une branche considérable du commerce de l'Arabie et de l'Inde. On sait que dès le temps de Salomon, les villes d'Atsioum-Gâber et d'Aïlah en étaient deux entrepôts très-fréquentés: ces villes étaient situées sur le golfe de la Mer-Rouge adjacent, où l'on trouve encore la seconde, avec son nom, et peut-être la premiere danse el-Aqabé ou la fin (de la mer). Ces deux lieux sont aux mains

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des Bedouins, qui, n'ayant ni marine ni commerce, ne les habitent point. Mais les Pélerins du Kaire qui y passent, rapportent qu'il y a à el-Aqabé un mauvais fort avec une garde Turke, et de bonne eau, infiniment précieuse dans ce canton. Les Iduméens, à qui les Juifs n'enlevèrent ces ports que par époques passagères, dûrent en tirer de grands moyens de population et de richesse. Il paraît même qu'ils rivalisèrent avec les Tyriens qui possédaient en ces cantons une ville sans nom, sur la côte de l'Hedjaz, dans le désert de Tih, et la ville de Faran, et sans doute el-Tor, qui lui servait de port. De là, les caravanes pouvaient se rendre en Palestine et en Judée dans l'espace de huit à dix jours; cette route, plus longue que celle de Suez au Kaire, l'est infiniment moins que celle d'Alep à Basra, qui en dure trente - cinq et quarante; et peut-être, dans l'état actuel, serait - elle préférable, si la voie de l'Égypte restait absolument fermée. Il ne s'agirait que de traiter avec les Arabes auprès de qui les conventions seraient infiniment plus sûres qu'avec les Mamlouks.

Le désert de Tih dont je viens de parler,

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est ce même désert où Moïse conduisit et retint les Hébreux pendant une génération, pour les y dresser à l'art de la guerre, et faire un peuple de conquérons, d'un peuple de pasteurs. Le nom de el Tih paraît relatif à cet événement, car il signifie le pays où l'on erre; mais l'on aurait tort de croire qu'il se soit conservé par tradition, puisque ses habitans actuels sont étrangers, et que dans toutes ces contrées, l'on a bien de la peine à se ressouvenir de son grandpère: ce n'est qu'à raison de la lecture des livres Hébreux et du Qorân, que le nom d'el-Tih a pris cours chez les Arabes; ils employent aussi cel ui de Barr-el-tour-Sina, qui signifie pays du Mont-Sinaï.

Ce désert, qui borne la Syrie au midi, s'étend en forme de presqu'île entre les deux golfes de la Mer-Rouge; celui de Suez à l'ouest, et celui d'el-Aqabé à l'est. Sa largeur commune est de trente lieues sur soixante-dix de longueur; ce grand espace est presque tout occupé par des montagnes arides qui, du côté du nord, se joignent à celles de la Syrie, et sont comme elles de roche calcaire. Mais en s'avançant au midi, elles deviennent graniteuses, au point que Sinaï et

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l'Horeb ne sont que d'énormes pics de cette pierre. C'est à ce titre que les Anciens appelèrent cette contrée Arabie pierreuse. La terre y est en général un gravier aride; il n'y croît que des acacias épineux, des tamariscs, des sapins, et quelques arbustes clair-semés et tortueux. Les sources y sont très-rares; et le peu qu'il y en a est tantôt sulfureux et thermal, comme à Hammâm-Farâoun; tantôt saumâtre et dégoûtant, comme à El-naba en face de Suez: cette qualité saline règne dans tout le pays, et il y a des mines de sel gemme dans la partie du nord. Cependant en quelques vallées, le sol plus doux, parce qu'il est formé de la dépouille des rocs, devient après les pluies d'hiver cultivable et presque fécond. Telle est la vallée de Djirandel, où il se trouve jusqu'à des bocages: telle encore la vallée de Faran, où les Bedouins rapportent qu'il y a des ruines qui ne peuvent être que celles de l'ancienne ville de ce nom. Autrefois l'on put tirer parti de toutes les ressources de ce terrain (1); mais aujourd'hui, livré à la nature, ou plutôt à la barbarie,

(1) M. Niebuhr a découvert sur une montagne des tombeaux avec des hiéroglyphes, qui feraient croire que les Égyptiens ont eu des établissemens dans ces contrées.

Tome II. X

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il ne produit que des herbes sauvages. C'est avec ce faible moyen que ce désert fait subsister trois tribus de Bedouins, qui peuvent former cinq à six mille ames répandues sur sa surface: on leur donne le nom général de Taouâra, ou Arabes de Tôr, parce que ce lieu est le plus connu et le plus fréquenté de leur pays. Il est situé sur la côte orientale du bras de Suez, dans un local sablonneux et bas comme toute cette plage. Son mérite est d'avoir une assez bonne rade et de l'eau potable; et les Arabes y en apportent du Sinaï, qui est réellement bonne. C'est-là que les vaisseaux de Suez s'en approvisionnent en allant à Djedda; du reste l'on n'y trouve que quelques palmiers, des ruines d'un mauvais fort sans gardes, un petit couvent de Grecs, et quelques huttes de pauvres Arabes qui vivent de poisson, et s'engagent pour matelots. Il y a encore au midi deux petits hameaux de Grecs, aussi dénués et aussi misérables. Quant à la subsistance des trois tribus, elles la tirent de leurs chèvres, de leurs chameaux, de quelques gommes d'acacia qu'achète l'Egypte, des vols et des pillages sur les routes de Suez; de Gaze et de la Mekke: pour leurs courses, ces Arabes n'ont pas de jumens comme les

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autres, ou du moins ils n'en peuvent nourrir que très-peu: ils y suppléent par une espèce de chameau que l'on appelle hedjîne. Cet animal a toute la forme eu chameau vulgaire; mais il en diffère en ce qu'il est infiniment plus svelte dans ses membres, et plus rapide dans ses mouvemens. Le chameau vulgaire; ne marche jamais qu'au pas; et il se balance si lentement, qu'à peine fait-il dix-huit cents toises à l'heure; le hedlîne, au contraire, prend à volonté un trot qui, à raison de la grandeur de ses pas, devient rapide au point de parcourir deux lieues à l'heure. Le grand mérite de cet animal est de pouvoir soutenir une tel marche trente et quarante heures de suite, presque sans se reposer, sans manager et sans boire. L'on s'en sert pour envoyer des courriers, et pour faire de longues fuites: si l'on a une fois pris une avance de quatre heures, la melleure jument Arabe ne peut jamais rejoindre: mais il faut être habitué aux movemens de cet animal; ses secousses écorchent et disloquent en peu de temps le meilleur cavalier, malgré les coussins dont on garnit le bât. Tout ce que l'on dit de la vîtesse du dromadaire, doit s'appliquer à cet animal.

X ij

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Cependant il n'a qu'une bosse; et je ne me rappelle pas, sur vingt-cinq à trente mille chameaux que j'ai pu voir en Syrie et en Egypte, en avoir jamais vu un seul à deux bosses.

Un dernier article plus important des revenus des Bedouins de Tôr, est le pélerinage des Grecs au Couvent du mont Sinaï. Les schismatiques ont tant de dévotion aux reliques de Sainte-Catherine qu'ils disent y être, qu'ils doutent de leur salut s'ils ne les ont pas visitées au moins une fois dans leur vie. Ils y viennent jusque de la Morée et de Constantinople. Le rendez-vous est le Kaire, où les Moitiés du mont Sinai ont des correspondans qui traitent des escortes avec les Arabes. Le prix ordinaire est de 28 pataques par tête, c'est-à-dire, de 147 livres, sans les vivres. Arrivés au Couvent, ces Grecs font leurs dévotions, visitent l'Eglise, baisent les reliques et les images, montent à genoux plus de cent marches de la montagne de Moïse, et finissent par donner une offrande qui n'est point taxée, mais qui est rarement de moins de cinquante pataques (1).

(1) C'est à ces Pélerins que l'on doit attribuer des inscriptions et des figures grossières, d'ânes, de chameaux, etc. gravées sur des rochers, qui, par cette raison, sont nommés Djebel Mokatteb, ou Montagne Écrite, Milord Montaigu, qui a beaucoup voyagé dans ces cantons, et qui avait examiné ces inscriptions avec soin, en porta ce jugement; et M. de Géblin a bien perdu sa peine, en y cherchant des mystères profonds.

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A ces visites près, qui n'ont lieu qu'une fois l'année, ce Couvent est le séjour le plus isolé et le plus sauvage de la nature. Le paysage des environs n'est qu'un entassement de rocs hérissés et nus. Le Sinaï, au pied duquel il est assis, est un pic de granit qui semble près de l'écraser. La maison est une espèce de prison carrée, dont les hautes murailles n'ont qu'une seule fenêtre; cette fenêtre, quoique très-élevée, sert aussi de porte; c'est-à-dire que pour entrer dans le Couvent, l'on s'assied dans un panier que les moines laissent pendre de cette fenêtre, et qu'ils hissent avec des cordes. Cette précaution est fondée sur la crainte des Arabes, qui pourraient forcer le Couvent si l'on entrait par la porte: ce n'est que lors de la visite de l'Evêque que l'on en ouvre une, qui, hors cette occasion, est condamnée. Cette visite doit avoir lieu tous les deux ou trois ans; mais comme elle entraîne une forte contribution aux Arabes, les Moines l'éludent autant qu'ils peuvent. Ils ne se dispensent pas si aisément de payer chaque jour un nombre de rations; et

X iij

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les querelles qui arrivent à ce sujet, leur attirent souvent des pierres et même des coups de fusil de la part des Bedouins mécontens. Jamais ils ne sortent dans la campagne; seulement à force de travail, ils sont parvenus à se faire sur les rocs un jardin de terre rapportée, qui leur sert de promenade; ils y cultivent des fruits excellens, tels que des raisins, des figues, et sur-tout des poires dont ils font des présens très-recherchés au Kaire, où il n'y en a point. Leur vie domestique est la même que celle des Grecs et des Maronites du Liban, c'est-à-dire, qu'elle est toute entière occupée à des travaux d'utilité ou à des pratiques de dévotion. Mais les Moines du Liban ont l'avantage précieux d'une liberté extérieure et d'une sécurité que n'ont pas ceux du Sinaï. Du reste, cette vie prisonnière et dénuée de jouissances est celle de tous les Moines des pays Turks. Ainsi vivent les Grecs de Mar-Siméon au nord d'Alep, de Mar-Sâba sur la mer Morte; ainsi vivent les Coptes des Couvens du désert de Saint-Makaire et de celui de Saint-Antoine. Par-tout, ces Couvens sont des prisons sans rautre jour extérieur que la fenêtre par où ils reçoivent leurs vivres; far-tout, ces Couvens

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sont placés dans des lieux affreux, dénués de tout, où l'on ne rencontre que rocs et rocailles, sans herbe et sans mousse; et cependant ils sont peuplés. Il y a cinquante Moines au Sinaï, vingt-cinq à Mar-Sâba, plus de trois cents dans les deux déserts d'Egypte. J'en recherchais un jour la raison; et conversant avec un des Supérieurs de Mar-hanna, je lui demandais ce qui pouvait engager à cette vie vraiment misérable. «Eh quoi! me dit-il, n'es-tu pas Chrétien? n'est-ce pas par cette route que l'on va au ciel?…. Mais, répondis-je, l'on peut aussi faire son salut dans le monde; et entre nous, Père, je ne vois pas que les Religieux, encore qu'ils soient pieux, ayent cette ancienne ferveur qui tenait toute la vie les yeux fixés sur l'heure de la mort. Il est vrai, me dit-il, nous n'avons plus l'austérité des anciens Anachorètes, et c'est un peu la raison qui peuple nos Couvens. Toi qui viens de pays où l'on vit dans la sécurité et l'abondance, tu peux regarder notre vie comme une privation, et notre retraite du monde comme un sacrifice. Mais dans l'état de ce pays, peut-être n'en est-il pas ainsi. Que faire? être marchand?

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On a les soucis du négoce, de la famille, du ménage. L'on travaille trente ans dans la peine, et un jour l'Aga, le Pacha, le Qâdi vous envoient prendre; on vous intente un procès sans motif, on aposte des témoins qui vous accusent; l'on vous bâtonne, l'on vous dépouille, et vous voilà au monde nu comme le premier jour. Pour le paysan, c'est encore pis; l'Aga le vexe, le soldat le pille, l'Arabe le vole. Être soldat? le métier est rude, et la fin n'en est pas sûre. Il est peutêtre dur de se renfermer dans un couvent; mais l'on y vit en paix; et quoique habituellement privé, peut-être l'est-on encore moins que dans le monde. Vois la condition de nos paysans, et vois la nôtre. Nous avons tout ce qu'ils ont, et même ce qu'ils n'ont pas; nous sommes mieux vêtus, mieux nourris; nous buvons du vin et du café. Et que sont nos Religieux, sinon les enfans des paysans? Tu parles des Coptes de Saint Makaire et de Saint Antoine ! sois persuadé que leur condition vaut encore mieux que celle des Bedouins et des Fellahs qui les environnent».

J'avoue que je fus étonné de tant de franchise

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et de tant de justesse; mais je ne sentis que mieux que le cœur humain se retrouve par-tout avec les mêmes mobiles. Par-tout c'est le desir du bien-être, soit en espoir, soit en jouissance actuelle; et le parti qui le détermine, est toujours celui où il y a le plus à gagner. Il y a d'ailleurs bien des réflexions à faire sur le discours de ce Religieux: il pourrait indiquer jusqu'à quel point l'esprit cénobitique est lié à l'état du Gouvernement; de quels faits il peut dériver; en quelles circonstances il doit naître, régner, décliner, etc. Mais je dois terminer ce tableau géographique de la Syrie, et résumer en peu de mots ce que j'ai dit de ses revenus et de ses forces, afin que le lecteur se fasse une idée complète de son état politique.

CHAPITRE XXXII.

Résumé de la Syrie.

L'ON peut considérer la Syrie comme un pays composé de trois longues bandes de terrain de qualités diverses: l'une, régnant le long de la Méditerranée, est une vallée chaude, humide,

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d'une salubrité équivoque, mais d'une grande fertilité; l'autre, frontière de celle-ci, est un sol montueux et rude, mais jouissant d'une température plus mâle et plus salubre; enfin, la troisième, formant le revers des montagnes à l'orient, réunit la sécheresse de celle-ci à la chaleur de celle-là. Nous avons vu comment, par une heureuse combinaison des propriétés du climat et du sol, cette province rassemble sous un ciel borné les avantages de plusieurs zones; ensorte que la nature semble l'avoir préparée à être l'une des plus agréables habitations du continent. Cependant l'on peut lui reprocher, comme à la plupart des pays chauds, de manquer de cette verdure fraîche et animée qui fait l'ornement presqu'éternel de nos contrées; l'on n'y voit point ces rians tapis d'herbes et de fleurs qu'étalent nos prairies de Normandie et de Flandre; ni ces massifs de beaux arbres, qui donnent tant de vie et de richesse aux paysages de la Bourgogne et de la Bretagne: ainsi qu'en Provence, la terre en Syrie a presque toujours un aspect poudreux qui n'est égayé qu'en quelques endroits par les sapins, les mûriers et les vignes. Peut-être ce défaut est-il moins celui de la nature que celui de l'art; peut-

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être, si la main de l'homme n'eût ravagé ces campagnes, seraient-elles ombragées de forêts: il est du moins certain, et c'est l'avantage des pays chauds sur les pays froids, que dans les premiers, par-tout où il y a de l'eau, l'on peut entretenir la végétation dans un travail perpétuel, et faire succéder, sans repos, des fruits aux fleurs, et des fleurs aux fruits. Dans les zones froides, au contraire, et même dans les zones tempérées, la nature, engourdie pendant plusieurs mois, perd dans un sommeil stérile le tiers et même la moitié de l'année. Le terrain qui a produit du grain, n'a plus le temps, avant le déclin des chaleurs, de rendre des légumes: l'on ne peut espérer une seconde récolte, et le laboureur se voit long-temps condamné à un repos funeste. La Syrie, ainsi que nous l'avons vu, est préservée de ces inconvéniens: si donc il arrive que ces produits ne répondent pas à ses moyens, c'est moins à son état physique, qu'à son régime politique qu'il en faut rapporter la cause. Pour fixer nos idées à cet égard, résumons en peu de mots ce que nous avons exposé en détail des revenus, des forces et de la population de cette province.

D'après l'état des contributions de chaque

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Pachalic, il paraît que la somme annuelle que la Syrie verse au Kazné ou trésor du Sultan, se monte à deux mille trois cents quarante-cinq bourses, savoir:

Pour Alep, 800 bourses.
Pour Tripoli, 750
Pour Damas, 45
Pour Acre, 750
Et pour la Palestine, 0
TOTAL 2,345 bourses.

Qui font 2,931, 250 livres de notre monnaie.

A cette somme il faut joindre, 1°. le casuel des successions des Pachas et des particuliers, que l'on peut supposer de mille bourses par an; 2°. la capitation des Chrétiens, appelée Karadj, qui forme presque par-tout une régie distincte, et comptable directement au Kazné. Cette capitation n'a point lieu pour les pays sous-affermés, tels que ceux des Maronites et des Druzes, mais seulement pour les Ráyâs ou sujets immédiats. Les billets sont de trois, de cinq et de onze piastres par tête. Il est difficile d'en apprécier le produit total; mais en admettant cent cinquante mille

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contribuables au terme moyen de six piastres, l'on a une somme de 2,250,000 livres; et l'on doit se rapprocher beaucoup de la vérité, en portant à sept millions et demi la totalité du revenu que le Sultan tire de la Syrie: ci total, 7,500,000 liv.

Que si l'on évalue ce que le pays rapporte aux Fermiers mêmes, l'on aura,

Pour Alep, 2,000 bourses.
Pour Tripoli, 2,000
Pour Damas, 10,000
Pour Acre, 10,000
Pour la Palestine, 600
TOTAL 24,600 bourses.

Qui font 30,750,000 livres. L'on doit regarder cette somme comme le terme le plus faible du produit de la Syrie, attendu que les bénéfices des sous-fermes, telles que le pays des Druzes, celui des Maronites, celui des Ansârié, etc. n'y sont pas compris.

L'état militaire n'a pas, à beaucoup près, la proportion qu'un tel revenu supposerait en Europe; toutes les troupes des Pachas réunies, ne

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peuvent se porter à plus de 5,700 hommes, tant cavaliers que piétons, savoir:

Cavaliers. Barbaresques.
Pour Alep, 600 et 500
Pour Tripoli, 500 200
Pour Acre, 1,000 900
Pour Damas, 1,000 600
Pour la Palestine, 300 100
TOTAL 3,400 TOTAL 2,300

Les forces habituelles se réduisent donc à trois mille quatre cents Cavaliers, et deux mille trois cents Barbaresques. Il est vrai que dans les cas extraordinaires, la milice des Janissaires vient s'y joindre, et que les Pachas appellent de toutes parts des vagabonds volontaires; ce qui forme ces armées subites que nous avons vu paraître dans les guerres de Dâher et d'Ali-bek; mais ce que j'ai exposé de la tactique de ces armées, et de la discipline de ces troupes, doit faire juger que la Syrie est un pays encore plus mal gardé que l'Egypte. Il faut cependant louer dans les soldats Turks deux qualités précieuses; une frugalité capable de les faire vivre dans le pays le plus ruiné, et une santé

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qui résiste aux plus grandes fatigues. Elle est le fruit de la vie dure qu'ils mènent sans relâche: toujours à cheval, toujours en campagne, couchant sur la terre et dormant en plein air, ils n'éprouvent point cette alternative de la mollesse des villes et de la fatigue des camps, qui, chez les peuples policés, est si funeste au militaire. Du reste la Syrie et l'Egypte, comparées relativement à la guerre, diffèrent presqu'en tout point. Attaquée par un ennemi étranger, l'Egypte se défend sur terre par ses déserts, et sur mer par sa plage dangereuse. La Syrie, au contraire, ouverte sur le continent par le Diarbekr, l'est encore sur la Méditeranée par une côte accessible dans toute sa longueur. Il est facile de descendre en Syrie; il est difficile d'aborder en Egypte: l'Egypte abordée, est conquise; la Syrie peut résister: l'Egypte conquise, est pénible à garder, facile à perdre; la Syrie impossible à perdre et facile à garder. Il faut moins d'art encore pour conquérir l'une que pour conserver l'autre. La raison en est que l'Egypte étant un pays de plaine, la guerre y marche rapidement; tout mouvement mène à une bataille, et toute bataille y devient décisive; la Syrie, au contraire, étant un pays de

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montagnes, la guerre ne s'y peut faire que par actions de poste, et nulle perte n'y est sans ressource.

L'article de la population, qui reste à déterminer, est bien plus épineux que les deux précédens. L'on ne peut se conduire dans son calcul que, par des analogies qui ne sont pas à l'abri de l'erreur. Les plus probables se tirent de deux termes extrêmes assez bien connus: l'un, qui est le plus fort, est celui des Maronites et des Druzes; il donne neuf cents ames par lieue carrée, et il peut s'appliquer aux pays de Nâblous, de Hasbêya, d'Adjaloun, au territoire de Damas, et quelques autres lieux. L'autre, qui est le plus faible, est celui d'Alep, qui donne trois cents quatre-vingts à quatre cents habitans par lieue carrée, et il convient à la majeure partie de la Syrie. En combinant ces deux termes par un détail d'applications trop longues à déduire, il m'a paru que la population totale de la Syrie pouvait s'évaluer à 2,305,000 à savoir:

Pour le Pachalic d'Alep, 320,000
Pour celui de Tripoli, non compris le Kesraouân, 200,000
520,000

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De l'autre part 520,000
Pour le Kesraouân, 115,000
Pour le pays des Druzes, 120,000
Pour le Pachalic d'Acre, 300,000
Pour la Palestine, 50,000
Pour le Pachalic de Damas, 1,200,000
TOTAL 2,305,000

Supposons deux millions et demi; la consistance de la Syrie étant d'environ cinq mille deux cents-cinquante lieues carrées, à raison de cent cinquante de longueur sur trente-cinq de large, il en résulte un terme général de quatre cents soixante-seize ames par lieue carrée. On a droit de s'étonner d'un rapport si faible dans un pays aussi excellent; mais l'on s'étonnera davantage, si l'on compare à cet état la population des temps anciens. Les seuls territoires de Yamnia, et de Yoppé en Palestine, dit le Géographe philosophe Strabon, furent jadis si peuplés, qu'ils pouvaient entre eux armer quarante mille hommes. A peine aujourd'hui en fourniraient-ils trois mille. D'après le tableau assez bien constaté de la Judée au temps de Titus, cette contrée devait contenir quatre millions d'ames; et aujourd'hui elle n'en a

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peut-être pas trois cent mille. Si l'on remonte aux siècles antérieurs, on trouve la même affluence chez les Philistins, chez les Phéniciens, et dans les Royaumes de Samarie et de Damas. Il est vrai que quelques Écrivains raisonnant sur des comparaisons tirées de l'Europe, onr révoqué ces faits en doute; et réellement plusieurs sont susceptibles de critique; mais les comparaisons établies ne sont pas moins vicieuses, 1°. en ce que les terres d'Asie en général sont plus fécondes que celles d'Europe; 2°. en ce qu'une partie de ces terres est capable d'être cultivée, et se cultive en effet sans repos et sans engrais; 3°. en ce que les Orientaux consomment moitié moins pour leur subsistance que la plupart des Occidentaux. De ces diverses raisons combinées, il résulte que dans ces contrées, un terrain d'une moindre étendue peut contenir une population double et triple. On se récrie sur des armées de deux et trois cent mille hommes, fournies par des États qui en Europe n'en comporteraient pas vingt ou trente mille; mais l'on ne fait pas attention que les constitutions des anciens peuples différaient absolument des nôtres; que ces peuples étaient purement agricoles; qu'il y avait moins

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d'inégalité, moins d'oisiveté que parmi nous; que tout cultivateur était soldat; qu'en guerre l'armée était souvent la nation entière; qu'en un mot c'était l'état présent des Maronites et des Druzes. Ce n'est pas que je voulusse soutenir ces populations subites, qui d'un Seul homme font sortir en peu de générations des peuples nombreux et puissans. Il est dans ces récits beaucoup d'équivoques de mots et d'erreurs de copistes; mais en n'admettant que l'état conforme à l'expérience et à la nature, rien ne prouve contre les grandes populations d'une certaine antiquité: sans parler du témoignage positif de l'histoire, il est une foule de monumens qui dépotent en leur faveur, Telles sont les ruines innombrables semées dans des plaines et même dans des montagnes aujourd'hui désertes. On trouve aux lieux écartés du Carmel, des vignes et des oliviers sauvages qui n'y ont été portés que par la main des hommes; et dans le Liban des Druzes et des Maronites, les rochers abandonnés aux sapinset aux broussailles, offrent en mille endroits des terrasses qui attestent une ancienne culture, et par conséquent une population encore plus forte que de nos jours.

Il ne me reste qu'à rassembler les faits généraus

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épars dans cet Ouvrage, et ceux que je puis avoir omis, pour former un tableau complet de l'état politique, civil et moral des habitans de la Syrie.

CHAPITRE XXXIII.

Gouvernement des Turks en Syrie.

LE Lecteur a déja pu juger, par divers traits qui se sont présentés, que le gouvernement des Turks en Syrie est un pur despotisme militaire; c'est-à-dire, que la foule des habitans y est soumise aux volontés d'une faction d'hommes armés, qui disposent de tout selon leur intérêt et leur gré. Pour mieux concevoir dans quel esprit cette faction gouverne, il suffit de se représenter à quel titre elle prétend posséder.

Lorsque les Ottomans, sous la conduite du Sultan Sélim, enlevèrent la Syrie aux Mamlouks, ils ne la regardèrent que comme la dépouille d'un ennemi vaincu, comme un bien acquis par le droit des armes et de la guerre. Or, dans ce droit chez les peuples barbares, le vaincu est entièrement à la discrétion du vainqueur; il

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devient son esclave; sa vie, ses biens lui appartiennent: le vainqueur est un maître qui peut disposer de tout, qui ne doit rien, et qui fait grace de tout ce qu'il laisse. Tel fut le droit des Romains, des Grecs, et de toutes ces sociétés de brigands que l'on a décorés du nom de conquérans. Tel, de tout temps, fut celui des Tartares, dont les Turks tirent leur Origine. C'est sur ces principes que fut formé même leur premier état social. Dans les plaines de la Tartarie, les hordes divisées d'intérêt, n'étaient que des troupes de brigands armés pour attaquer ou pour se défendre, pour piller, à titre de butin, tous les objets de leur avidité. Déja tous les élémens de l'état présent étaient formés: sans cesse errans et campés, les pasteurs étaient des soldats; la horde était une armée: or, dans une armée, les lois ne sont que les ordres des chefs; ces ordres sont absolus, ne souffrent pas de délai; ils doivent être unanimes, partir d'une même volonté, d'une seule tête: de-là, une autorité suprême dans celui qui commande; delà, une soumission passive dans celui qui obéit. Mais comme dans la transmission de ces ordres; l'instrument devient agent à son tour, il en

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résulte ua esprit impérieux et servile, qui est précisément celui qu'ont porté avec eux les Turks conquérans: fier après la victoire d'être un des membres du peuple vainqueur, le dernier des Ottomans regardait le premier des vaincus avec l'orgueil d'un maître; cet esprit croissant de grade en grade, que l'on juge de la distance qu'à dû yoir le Chef suprême de lui à la foule des esclaves. Le sentiment qu'il en a conçu ne peut mieux se peindre que par la formule des titres que se donnent les Sultans dans les actes publics. «Moi, disent-ils dans les traités avec les rois de France, moi qui suis par les graces infinies du grand, juste, et tout-puissant Créateur, et par l'abondance des miracles du Chef de ses prophètes, Empereur des puissans Empereurs, Refuge des Souverains, Distributeur des couronnes aux Rois de la terre, Serviteur des deux très-sacrées villes (la Mekke et Médine), Gouverneur de la sainte cité de Jérusarlem, Maître de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, conquises avec notre épée victorieuse et notre épouvantable lance, Seigneur des deux mers (Blanche et Noire), de Damas odeur du paradis, de Bagdad siège des Kalife, des

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forteresses de Bellegrad, d'Agria, et d'une multitude de pays, d'îles, de détroits, de peuples, de générations et de tant d'armées victorieuses, qui reposent auprès de notre Porte sublime; Moi enfin qui suis l'ombre de Dieu sur la terre, etc.»

Du faîte de tant de grandeurs, quel regard un Sultan abaissera-t-il vers le reste des humains? Que lui paraîtra cette terre qu'il possède, qu'il distribue, sinon un domaine dont il est l'absolu maître? Que lui paraîtront ces peuples qu'il a conquis, sinon des esclaves dévoués à le servir? Que lui paraîtront ces soldats qu'il commande, sinon des valets avec lesquels il maintient ces esclaves dans l'obéissance? Et telle est réellement la définition du gouvernement Turk. L'on peut comparer l'Empire à une habitation de nos îles à sucre, où une foule d'esclaves travaillent pour le luxe d'un seul grand propriétaire sous l'inspection de quelques serviteurs qui en profitent. II n'y a d'autre différence, sinon que le domaine du Sultan étant trop vaste pour une seule régie, il a fallu le diviser en sous-habitations, avec des sous-régies sur le plan de la première. Telles sont les provinces sous le gouvernement

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des Pachas. Ces provinces se trouvant encore trop vastes, les Pachas y ont pratiqué d'autres divisions; et de-là cette hiérarchie de préposés qui, de grade en grade, atteignent aux derniers détails. Dans cette série d'emplois, l'objet de la commission étant toujours le même, les moyens d'exécution ne changent pas de nature. Ainsi le pouvoir étant, dans le premier moteur, absolu et arbitraire, il se transmet arbitraire et absolu à tous ses agens. Chacun d'eux est l'image de son commettant. C'est toujours le Sultant qui commande sous les noms divers de Pacha, de Motsallam, de Qâïem-Maqam, d'Aga; et il n'y a pas jusqu'au Délibache qui ne le représente. Il faut entendre avec quel orgueil le dernier de ces soldats donnant des ordres dans un village, prononce: C'est la volonté du Sultan; c'est le bon plaisir du Sultan. La raison de cet orgueil est simple: c'est que devenant porteur de la parole, et ministre de l'ordre du Sultan, il devient le Sultan même. Que l'on juge des effets d'un tel régime, quand l'expérience de tous les temps a prouvé que la modération est la plus difficile des vertus; quand dans les hommes même qui en sont les apôtres, elle n'est souvent

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qu'en théorie: que l'on juge des abus d'un pouvoir illimité dans des Grands qui ne connaissent ni la souffrance ni la pitié; dans des parvenus avides de jouir, fiers de commander, et dans des subalternes avides de parvenir: que l'on juge si des Écrivains spéculatifs ont eu raison d'avancer que le despotisme en Turkie n'est pas un si grand mal que l'on pense, parce que résidant en la personne du Souverain, il ne doit peser que sur les Grands qui l'entourent! Sans doute, comme disent les Turks, le sabre du Sultan ne descend pas jusqu'à la poussière; mais ce sabre, il le dépose dans les mains de son Visir, qui le remet au Pacha, d'où il passe au Motsallam, à l'Aga et jusqu'au dernier Délibache; en sorte qu'il se trouve à la portée de tout le monde, et frappe jusqu'aux plus viles têtes. Ce qui fait l'erreur de ces raisonnemens, est l'état du peuple de Constantinople, pour qui le Sultan se donne des soins qu'en effet l'on ne prend pas ailleurs; mais ces soins qu'il rend à sa sûreté personnelle, n'existent pas pour le reste de l'Empire: l'on peut dire même qu'ils y ont de fâcheux effets; car si Constantinople manque de vivres, l'on affame dix provinces pour lui en fournir. Cependant, est-ce par

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lacapitale quel E'mpire existe ou parles provinces? En cas de guerre, est-ce la capitale qui fournit des soldats et les nourrit, ou bien les provinces? C'est donc dans les provinces qu'il faut étudier l'action du despotisme; et en Turkie, comme par-tout ailleurs, cette étude convainc que le pouvoir arbitraire dans le Souverain, est funeste à l'État, parce que du Souverain il se transmet nécessairement à ses préposés, et que dans cette transmission il devient d'autant plus abusif qu'il descend davantage, puisqu'il est vrai que le plus dur des Tyrans est l'esclave qui devient maître. Examinons les abus de ce régime dans la Syrie.

En chaque Gouvernement, le Pacha étant l'image du Sultan, il est comme lui despote absolu; il réunit tous les pouvoirs en sa personne; il est chef, et du militaire, et des finances, et de de la police, et de la justice criminelle. Il a droit de vie et de mort; il peut faire à son gré la paix et la guerre; en un mot, il peut tout. Le but principal de tant d'autorité, est de percevoir le tribut, c'est-à-dire, de faire passer le revenu au grand propriétaire, à ce maître qui a conquis et qui possède la terre par le droit de son épouvantable lance. Ce devoir rempli, l'on n'en exige pas d'au-

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tre; l'on ne s'inquiète pas même de quelle manière l'Agent pourvoit à le remplir: les moyens sont à sa discrétion; et telle est la nature des choses, qu'il ne peut être délicat sur le choix; car premièrement il ne peut s'avancer, ni même se maintenir, qu'autant qu'il fournit des fonds: en second lieu, il ne doit sa place qu'à la faveur du Visir ou de telle autre personne en crédit; et cette feveur ne s'obtient et ne s'entretient que par une enchère sur d'autres concurrens. Il faut donc retirer de l'argent, et pour acquitter le tribut et remplir les avances, et pour soutenir sa dignité, et pour s'assurer des ressources. Aussi le premier soin d'un Pacha qui arrive à son poste, est-il d'aviser aux moyens d'avoir de l'argent; et les plus prompts sont toujours les meilleurs. Celui qu'établit l'usage pour la perception du miri et des douanes, est de constituer pour l'année courante un ou plusieurs Fermiers principaux, lesquels, afin de faciliter leur régie, la subdivisent en sous-fermes, qui de grade en grade descendent jusqu'aux plus petits villages. Le Pacha donne ces emplois par enchère, parce qu'il veut en retirer le plus chargent qu'il est possible: de leur côté, les Fermiers qui ne les prennent que pour gagner,

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mettent tout en œuvre pour augmenter leur recette. De-là, dans ces Agens, une avidité toujours voisine de la mauvaise foi; de-là des vexations où ils se portent d'autant plus aisément, qu'elles sont toujours soutenues par l'autorité; de-là, au sein du peuple, une faction d'hommes intéressés à multiplier ses charges. Le Pacha peut s'applaudir de pénétrer aux sources les plus profondes de l'aisance, par la rapacité clairvoyante des subalternes. Mais qu'en arrive-t-il? Le peuple, gêné dans la jouissance des fruits de son travail, restreint son activité dans les bornes des premiers besoins; le laboureur ne sème que pour vivre; l'artisan ne travaille que pour nourrir sa famille; s'il a quelque superflu, ille cache soigneusement: ainsi le pouvoir arbitraire du Sultan transmis au Pacha et à tous ses subdélégués, en donnant un libre essor à leurs passions, est devenu le mobile d'une tyrannie répandue dans toutes les classes; et les effets en ont été de diminuer par une action réciproque l'agriculture, les arts, le commerce, la population, en un mot, tout ce qui constitue la puissance de l'état, c'est-à-dire, la puissance même du Sultan.

Ce pouvoir n'a pas de moindres abus dans

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l'état militaire. Toujours pressé par ce besoin d'argent d'où dépendent sa sureté, sa tranquillité, le Pacha a retranché tout ce qu'il a pu des frais habituels de la guerre. Il a diminué les troupes, il a pris des soldats au rabais, il a fermé les yeux sur leurs dés ordres; la discipline s'est perdue: si maintenant il survenait une guerre étrangère; si, comme il est arrivé en 1772, des Russes reparaissaient en Syrie, qui défendrait la Province du Sultan?

Il arrive quelquefois que les Pachas, Sultans dans leur Province, ont entre eux des haines personnelles; pour les satisfaire, ils se prévalent de leur pouvoir, et ils se font mutuellement des guerres sourdes ou déclarées, dont les effets ruineux tombent toujours sur les sujets du Sultan.

Enfin il arrive encore que ces Pachas sont tentés de s'approprier ce pouvoir dont ils sont dépositaires. La Porte, qui a prévu ce cas, tâche d'y obvier par plusieurs moyens; elle partage les commandemens, et tient des Officiers particuliers dans les châteaux des capitales, telles qu'Alep, Damas Tripoli, etc.; mais s'il survenait un ennemi étranger, que produirait ce partage? Elle envoie tous les trois mois des Capidjis qui tiennent les Pachas en alarmes, par les ordres secrets dont ils sont

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porteurs; mais souvent les Pachas, aussi rusés, se débarrassent de ces surveillans incommodes: enfin, elle change fréquemment les Pachas de résidence, afin qu'ils n'ayent pas le temps de s'affectionner un pays; mais comme toutes les conséquences d'un ordre vicieux sont abusives, il est arrivé que les Pachas, incertains du lendemain, traitent leur Province comme un lieu de passage, et n'y font aucune amélioration dont leur successeur puisse profiter: au contraire, ils se hâtent d'en épuiser les produits, et de recueillir en un jour, s'il est possible, les fruits de plusieurs années. Il est vrai que de temps, en temps ces concussions sont punies par le cordon; et c'est ici une des pratiques de la Porte, qui décèlent le mieux l'esprit de son Gouvernement. Lorsqu'un Pacha a dévasté une Province, lorsqu'à force de tyrannie, les clameurs sont parvenues jusqu'à Constantinople, malheur à lui s'il manque de protecteur, s'il retient son argent! A l'un des termes de l'année, un Capidji arrive, montrant le Fermân de prorogation; quelquefois même apportant une seconde, une troisième Queue, ou telle autre faveur nouvelle; mais pendant que le Pacha en fait celébrer la fête, il paraît un ordre

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pour sa déposition, puis un autre pour son exil, et souvent un kat-chérif pour sa tête. Le motif en est toujours d'avoir vexé les sujets du Sultan; mais la Porte, en s'emparant du trésor du concussionnaire, et n'en rendant jamais rien au peuple qu'il a pillé, donne à penser qu'elle n'improuve pas un pillage dont elle profite. Aussi ne cesse-t-on de voir dans l'Empire des Gouverneurs concussionnaires et rebelles: si nul d'entre eux n'a réussi à se faire un état indépendant et stable, c'est bien moins par la sagesse des mesures du Divan, et par la vigilance des Capidjis, que par l'ignorance des Pachas dans l'art de régner. L'on a oublié dans l'Asie ces moyens moraux qui, maniés par des Législateurs habiles, ont souvent élevé de grandes puissances sur des bases d'abord très-faibles. Les Pachas ne connoissent que l'argent; une expérience répétée n'a pu leur faire sentir que ce moyen, loin d'être le gage de leur sureté, devenait le motif de leur perte: ils ont la manie d'amasser des trésors, comme si l'on achetait des amis ! Asad, Pacha de Damas, laissa huit millions, et fut trahi par son Mamlouk, et étouffé dans le bain. On a vu quel fut le sort d'Ybrahim Sabbâr avec ses vingt millions.

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Djezzâr prend la même route, et n'ira pas à une autre fin. Personne ne s'est avisé de susciter cet amour du bien public, qui dans la Grèce et l'Italie, même dans la Hollande et la Suisse, à fait lutter avec succès de petits peuples contre de grands Empires. Émirs et Pachas, tous imitent le Sultan; tous regardent leur pays comme un domaine, et leurs sujets comme des domestiques. Leurs sujets à leur tour, ne voyent en eux que des maîtres, et puisque tous se ressemblent, peu importe lequel servir. De-là dans ces états, l'usage des troupes étrangères, de préférence aux troupes nationales. Les Commandans se défient de leur peuple, parce qu'ils sentent ne pas mériter son attachement: leur but n'est pas de gouverner leur pays, mais de le maîtriser, par un juste retour, leur pays s'embarrasse peu qu'on les attaque; et les mercenaires qu'il soudoyent, fidèles à leur esprit, les vendent à l'ennemi pour profiter de leur dépouille. Dâher avait nourri dix ans le Barbaresque qui le tua. C'est un fait digne de remarque que la plupart des États de l'Asie et de l'Afrique, sur-tout depuis Mahomet, ont été gouvernés par ces principes, et qu'il n'y a pas eu de pays où l'on ait vu tant de troubles dans

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les Etats, tant de révolutions dans les Empires. N'en doit-on pas conclure que la puissance arbitraire dans le Souverain n'est pas moins funeste è l'état militaire qu'à la régie des finances? Achevons d'examiner ses effets en Syrie sur le régime civil.

A titre d'image du Sultan, le Pacha est chef de toute la police de son Gouvernement; et sous ce titre, il faut comprendre aussi la justice criminelle. Il a le droit le plus absolu de vie et de mort; il l'exerce sans formalité, sans appel. Par tout où il rencontre up délit, il fait saisir le coupable; et les bourreaux qui l'accompagnent l'étranglent ou lui coupent la tête su champs; quelquefois il ne dédaigne pas de remplir leur office. Trois jours avant mon arrivée à Sour, Djezzâr avait éventré un maçon d'un coup de hache. Souvent le Pacha rôde déguisé; et malheur à quiconque est surpris en faute ! Comme il ne peut remplir cet emploi dans tous les lieux, il commet à sa place un Officier que l'on appelle l'Ouâli; cet Ouâli remplit les fonctions de nos Officiers de Guet; comme eux, il rôde nuit et jour; il veille aux séditions, il arrête les voleurs; comme le Pacha, il juge et condamne sans appel:

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le coupable baisse le cou; le bourreau frappe; la tête tombe, et l'on emporte le corps dans un sac de cuir. Cet Officier a une foule d'espions qui sont presque tous des filous au moyen desquels il sait tout ce qui se passe. D'après cela, il n'est pas étonnant que des villes comme le Kaire, Alep et Damas, soient plus sûres que Gênes, Rome et Naples; mais par combien d'abus cette sureté est elle achetée! et à combien d'innocens la partialité l'Ouâli et de ses agens ne doit-elle pas coûter la vie!

L'Ouâli exerce aussi la police des marchands; c'est-à-dire, qu'il veille sur les poids et mesures; et sur cet article, la sévérité est extrême: pour le moindre faux poids sur le pain, sur la viande, sur le debs, ou les sucreries, l'on donne cinq cents coups de bâton, et quelquefois l'on punit de mort. Les exemples en sont fréquens dans les grandes villes. Cependant il n'est pas de pays où l'on vende plus à faux poids; les marchands en sont quittes pour veiller au passage de l'Ouâli et du Mohteseb (1). Sitôt qu'ils paraissent è chevai, tout s'esquive et se cache; on produit un autre poids: souvent les débitans font des traités avec

(1) Inspecteur du marché.

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les valets qui marchent devant les deux Officiers; et moyennant une rétribution, ils sont sûrs même de l'impunité.

Du reste, les fonctions de l'Ouâli n'atteignent point à ces objets utiles ou agréables qui font le mérite de la police parmi nous. Ils n'ont aucun soin, ni de la propreté, ni de la salubrité des villes: elles ne sont, en Syrie comme en Egypte, ni pavées, ni balayées, ni arrosées; les rues sont étroites, tortueuses, et presque toujours embarrassées de décombres. On est sur-tout choqué d'y voir une foule de chiens hideux qui n'appartiennent à personne. Ils forment une espèce de république indépendante, qui vit des aumônes du public. Ils sont cantonnés par familles et par quartiers; et si quelqu'un d'entre eux sort de ses limites, il s'ensuit des combats qui importunent les passans. Les Turks, qui versent le sang des hommes si aisément, ne les tuent point; seulement ils évitent leur attouchement comme immonde. Ils prétendent qu'ils font la sureté nocturne des villes; mais l'Ouâli et les portes dont chaque rue est fermée, la font encore mieux: ils ajoutent qu'ils mangent les charognes, et en cela ils sont aidés d'une foule de chacals cachés

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dans lés jardins, et parmi les décombres et les tombeaux. Il'rie faut d'ailleurs chercher dans les villes Turkes, ni promenades, ni plantations: dans un tel pays, la vie ne paraîtra sans doute ni sûre ni agréable; mais c'est encore l'effet du pouvoir absolu du Sultan.

CHAPITRE XXXIV.

De l'Administration de la Justice.

L'ADMINSTRATION de la Justice contentie use est le seul article que les Sultans ayent soustrait au pouvoir exécutif des Pachas, soit parce qu'ils ont senti l'énormité des abus qui en résulteraient, soit parce qu'ils ont connu qu'elle exigeait un temps et des connoissances que leurs Lieutenans n'auraient pas; ils y ont préposé d'autres Officiers, qui, par une sage disposition, sont indépendans du Pacha; mais comme leur jurisdiction est fondée sur les mêmes principes que le Gouvernement, elle a les mêmes inconvéniens.

Tous les Magistrats del l'Empire appelés Qâdis, c'est-à-dire Juges, dépendent d'un Chef principal

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qui réside à Constantinople. Le titre de sa dignité est celui de Qâdi-el-askar (1), ou Juge de l'armée; ce qui indique, ainsi que je l'ai déja dit, que le pouvoir est absolument militaire, et réside entierement dans l'armée et dans son Chef. Ce grand Qâdi nomme les Juges des villes capitales, telles qu'Alep, Damas, Jérusalem, etc. Ces Juges à leur tour en nomment d'autres dans les lieux de leurs dépendances. Mais quel est le titre pour être nommé? Toujours l'argent. Tous ces emplois, comme ceux du Gouvernement, sont livrés à l'enchère, et sont également affermés pour un an Qu'arrive-t-il de-là? Que les fermiers se hâtent de recouvrer leurs avances, d'obtenir l'intérêt de leur argent, et d'en retirer même un bénéfice. Or, quel peut être l'effet de ces dispositions dans des hommes qui ont en main la balance où les citoyens viennent déposer leurs biens?

Le lieu où ces Juges rendent leurs arrêts, s'appelle le Mahkamé ou lieu du Jugement: quelquefois c'est leur propre maison; jamais ce n'est un lieu qui réponde à l'idée de l'emploi sacré qui s'y exerce. Dans un appartement nu et en dégât, le Qâdi s'assied sur une natte ou sur un mauvais

(1) Vulgò cadilesquier.

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tapis. A ses côtés sont des scribes, et quelques domestiques. La porte est ouverte à tout le monde; les parties comparaissent; et là, sans interprètes, sans avocats, sans procureurs, chacun plaide lui-même sa cause: assis sur les talons, les plaideurs énoncent les faits, discutent, répondent, contestent, argumentent tour - à - tour; quelquefois les débats sont violens; mais les cris des scribes et le bâton du Qâdi rétablissent l'ordre et le silence. Fumant gravement sa pipe, et roulant du bout des doigts la pointe de sa barbe, ce Juge écoute, interroge, et finit par prononcer un arrêt sans appel, qui n'a que deux mois tout au plus de délai: les parties toujours peu contentes, se retirent cependant avec respect, et payent un salaire évalué le dixième du fonds, sans réclamer contre la décision, parce qu'elle est toujours motivée sur l'infaillible Qôran.

Cette simplicité de la Justice, qui ne consume point en frais provisoires, accessoires, ni subséquens, cette proximité du Tribunal Souverain qui n'éloigne point le plaideur de son domicile, sont, il faut l'avouer, deux avantages inestimables; mais il faut convenir aussi qu'ils sont trop compensés par d'autres abus. En vain quelques

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Ecrivains, pour rendre plus saillans les vices de nos usages, ont vanté l'administration de la Justice chez les Turks: ces éloges, fondés sur une simple connaissance de théorie, ne sont point justifiés par l'examen de la pratique. L'expérience journalière constate qu'il n'est point de pays où la Justice soit plus corrompue qu'en Egypte, en Syrie, et sans doute dans le reste de la Turkie (1). La vénalité n'est nulle part plus hardie, plus impudente: on peut marchander son procès avec le Qâdi, comme l'on marchanderait une denrée. Dans la foule, il se trouve des exemples d'équité, de sagacité; mais ils sont rares, par cela même qu'ils sont cités. La corruption est habituelle, générale; et comment ne le seraitelle pas, quand l'intégrité peut devenir onéreuse, et l'improbité lucrative; quand chaque Qâdi, arbitre en dernier ressort, ne craint ni révision, ni châtiment; quand enfin le défaut de lois claires et précises offre aux passions mille moyens d'éviter la honte d'une injustice évidente, en ouvrant les sentiers tortueux des interprétations et des commentaires? Tel est l'état de la Juris-

(1) Voyez à ce sujet les Observations de M. Porter, Résident Anglais à Constantinople.

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prudence chez les Turks, qu'il n'existe aucun code public et notoire, où les particuliers puissent apprendre quels sont leurs droits respectifs. La plupart des jugements sont fondés sur des coutames non écrites, ou sur des décisions de docteurs souvent contradictoires. Le recueils de ces décisions sont les seuls livres où les Juges puissent acquérir quelques notions de leur emploi; et ils n'y trouvent que des cas particuliers, plus propes à confondre leurs idées qu'à les éclaircir. Le Droit Roman sur beaucop d'articles a servi de base aux prononcés des docteurs Musulmans; mais la grande et inépuisable source à laquelle ils recourent, est le Livre trèspur, le Dépôt de toute connaissance, le Code de toute législation, le Qôran du Prophéte.

CHAPITRE XXXV.

De l'Influence de la Religion.

SI la Religion se proposait chez les Turks le but qu'elle devrait avoir chez tous les peuples; si elle prêchait aux grands la modération dans l'usage du pouvoir, au vulgaire la tolérance dans

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la diversité des opinions, il serait encore douteux qu'elle pûe tempérer les vices dont nous venons de parler, puisque l'expérience de tous les hommes prouve que la morale n'influe sur les actions qu'autant qu'elle est secondée par les lois civiles: mais il s'en faut beaucoup que l'esprit de l'Islamisme soit propre à remédier aux abue du Gouvernement: l'on peut dire au contraire qu'il en est la source originelle. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner le livre qui en est le dépôt. En vain les Musulmans avancent-ils que le Qôran contient les germes et même le développement de toutes les connoissances de la Législation, de la Politique, de la Jurisprudence: le préjugé de l'éducation, ou la partialité de quelque intérêt secret, peuvent seuls dicter ou admettre un pareil jugement. Quiconque lira le Qôran, sera forcé d'avouer qu'il ne présente aucune notion, ni des devoirs des hommes en société, ni de la formation du corps politique, ni des principes de l'art de gouverner, rien en un mot de ce qui constitue un Code législatif. Les seules lois qu'on y trouve se réduisent à quatre ou cinq Ordonnances relatives à la polygamie, au divorce, à l'esclavage, à la succesion des

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proches parens; et ces Ordonnances, qui ne font point un Code de Jurisprudence, y sont tellement contradictoires, que les Docteurs disputent encore pour les concilier. Le reste n'est qu'un tissu vague de phrases vides de sens; une déclamation emphatique d'attributs de Dieu qui n'apprennent rien à personne; une allégation de contes puériles, de fables ridicules; en total, une composition si plate et si fastidieuse, qu'il n'y a personne capable d'en soutenir la lecture jusqu'au bout, malgré l'élégance de la traduction de M. Savari. Que si à travers le désordre d'un délire perpétuel, il perce un esprit général, un sens résumé, c'est celui d'un fanatisme ardent et opiniâtre. L'oreille retentit des mots d'impies, d'incrédules, d'ennemis de Dieu et du Prophète, de rebelles à Dieu et au Prophète, de dévouement à Dieu et au Prophète. Le ciel se présente ouvert à qui combat dans leur cause; les Houris y tendent les bras aux Martyrs: l'imagination s'embrase, et le prosélyte dit à Mahomet: Oui, tu es l'Envoyé de Dieu; ta parole est la sienne; il est infaillible; tu ne peux faillir ni me tromper: marche; je te suis! Voilà l'esprit du Qorân; il s'annonce dès la première ligne. Il n'y a point de

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doute en ce livre; il guide sans erreur ceux qui croient sans douter, qui croient ce qu'ils ne voient pas. Quelle en est la conséquence, sinon d'établir le despotisme le plus absolu dans celui qui commande, par le dévouement le plus aveugle dans celui qui obéit? Et tel fut le but de Mahomet: il ne voulait pas éclairer, mais régner; il ne cherchait pas des disciples, mais des sujets. Or, dans des sujets, l'on ne demande pas du raisonnement, mais de l'obéissance. C'est pour y amener plus facilement qu'il reporta tout à Dieu. En se faisant son Ministre, il écarta le soupçon d'un intérêt personnel; il évita d'alarmer cette vanité ombrageuse que portent tous les hommes; il feignit d'obéir, pour qu'on lui obéît à lui-même; il ne se fit que le premier des serviteurs, sûr que chacun tâcherait d'être le second pour commander à tous les autres. Il amorça par des promesses; il entraîna par des menaces: il a fait plus; comme il y a toujours des opposans à toute nouveauté, en les effrayant par ses anathêmes, il leur a ménagé l'espoir du pardon: delà vient en quelques endroits l'énoncé d'une sorte de tolérance; mais cette tolérance est si dure, qu'elle doit ramener tôt ou tard au dévouement

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absolu; ensorte que l'esprit fondamental du Qôran revient toujours au pouvoir le plus arbitraire dans l'Envoyé de Dieu, et par une conséquence naturelle, dans ceux qui doivent lui succéder. Or, par quels préceptes l'usage de ce pouvoir est-il éclairé: Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son Prophète: Priez cinq fois par jour en vous tournant vers la Mekke. Ne mangez point pendant le jour dans tout le mois de Ramadan. Faites le pélerinage de la Kabé, et donnez l'aumône à la veuve et à l'orphelin. Voilà la source profonde d'où doivent découler toutes les sciences, toutes les connoissances politiques et morales. Les Solon, les Numa, les Lycurgue, tous les Législateurs de l'antiquité, ont vainement fatigué leur génie à éclaircir les rapports des bommes en société, à fixer les obligations et les droits de chaque classe, de chaque individu: Mahomet, plus habile ou plus profond, résout tout en cinq phrases. Il faut le dire: de tous les hommes qui ont osé donner des lois aux peuples, nul n'a été plus ignorant que Mahomet; de toutes les compositions absurdes de l'esprit humain, nulle n'est plus misérable que son livre. Ce qui se passe

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en Asie depuis douze cents ans, peut en faire la preuve: car si l'on voulait passer d'un sujet particulier à des considérations générales, il serait aisé de démontrer que les troubles des Etats, et l'ignorance des peuples dans cette partie du monde, sont des effects plus ou moins immédiats du Qôran et de sa morale; mais il faut nous borner au pays qui nus occupe, et, revenenat à la Syrie, exposer au lecteur l'état de ses habitans relativement à la Religion.

Le peuple de Syrie est en général, comme je l'ai dit, Musulman ou Chretien: cette différence dans le culte a les effets les plus fâcheux dans l'état Civil; se traitant mutuellement d'infidèles, de rebelles, d'impies, les partisans de Jésus-Christ et ceux de Mahomet ont les uns pour les autres une aversion qui entretient une sorte de guerre perpétuelle. L'on sent à quels excès les préjugés de l'éducation doivent porter le vulgaire toujours grossier: le Gouvernemerit, loin d'intervenir comme médiateur dans ces troubles, les fomente par sa partialité. Fidèle à l'esprit du, Qôran, il traite les Chrétiens avec une dureté qui se varie sous mille formes. L'on parle quelquefois de la tolérance des Turks; voici à quel prix elle s'achète.

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Toute démonstration publique de culte est interdite aux Chrétiens, hors du Kesraouân, où l'on n'a pu l'empêcher: ils ne peuvent bâtir de nouvelles Eglises; et si les anciennes se ruinent, ils ne peuvent les réparer que par des permissions qu'il faut payer chèrement. Un Chrétien ne peut frapper un Musulman sans risquer sa vie; et si le Musulman tue un Chrétien, il en est quitte pour une rançon. Les Chrétiens ne peuvent monter à cheval dans les villes; il leur est défendu de porter des pantoufles jaunes, des châles blancs, et toute couleur verte. Le rouge pour la chaussure, le bleu pour l'habillement, sont celles qui leur sont assignées. La Porte vient de renouveler ses Ordonnances pour qu'ils rétablissent l'ancienne forme de leur turban: il doit être d'une grosse mousseline bleue, avec une seule lisière blanche: s'ils voyagent, on les arrête en mille endroits pour payer des Rafars (1) ou péages, dont les Musulmans sont exempts: en Justice le serment de deux Chrétiens n'est compté que pour un; et telle est la partialité des Qâdis, qu'il est presque impossible qu'un Chrétien gagne

(1) L'R est ici un r grasseyé.

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un procès; enfin, ils sont les seuls à supporter la capitation, dite karadj, dont le billet porte ces mots remarquables: djazz-el-râs, c'est-à-dire (rachat) du coupement de la tête, par où l'on voit clairement à quel titre ils sont tolérés et gouvernés.

Ces distinctions, si propres à entretenir les haines et les divisions, passent chez le peuple et se retrouvent dans tous les usages de la vie. Le dernier des Musulmans n'accepte d'un Chrétien ni ne lui rend le salut de salâm-alai-k (1), salut sur toi, à cause de l'affinité du mot salam avec eslâm (islamisme), nom propre de la Religion, et avec Moslem (Musulman), nom de l'homme qui la professe: le salut usité est seulement bon matin, ou bon soir: heureux s'il n'est point accompagné d'un djaour, kafer, kelb, c'est-à-dire, impie, apostat, chien, qui sont les épithètes familières avec les Chrétiens. Les Musulmans affectent même, pour les narguer, d'exercer devant eux les pratiques de leur culte; à midi, à trois heures, au coucher du soleil, lorsque du haut des minarets les crieurs an-

(1) Ou salam-alat-kom, salut sur vous, De-là notre mot salamalèque.

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noncent la prière, on les voit se montrer à la porte de leurs maisons, et là, après avoir fait l'ablution, ils étendent gravement un tapis ou une natte, et se tournant vers la Mekke, ils croisent les bras sur la poitrine, les étendent vers les genoux, et commencent neuf prostrations, le front en terre, en récitant la préface du Qôran. Souvent dans la conversation ils s'interrompent par la profession de foi: Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son Prophète. Sans cesse ils parlent de leur Religion, et se traitent de seuls fidèles à Dieu. Pour les démentir, les Chrétiens affectent à leur tour une grande dévotion; et de-là cette ostentation de piété qui fait un des caractères extérieurs des Orientaux; mais le cœur n'y perd rien, et les Chrétiens gardent de tous ces outrages un ressentiment qui n'attend que l'occasion d'éclater. L'on en a vu des effets du temps de Dâher, lorsque fiers de la protection de son Ministre, ils prirent, en divers lieux, l'ascendant sur les Musulmans. Les excès qu'ils commirent en ces circonstances, sont un avis dont doit profiter toute Puissance Européenne qui pourrait posséder des pays où il se trouverait des Grecs et des Musulmans.

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CHAPITRE XXXVI.

De la Propriété, et des Conditions.

LES Sultans s'étant arrogé, à titre de conquête, la propriété de toutes les terres en Syrie, il n'existe pour les habitans aucun droit de propriétéfoncière, ni même mobilière; ils ne possèdent qu'en usufruit. Si un père meurt, sa succession appartient au Sultan ou à son fermier, et les enfans ne recueillent l'héritage qu'en payant un rachat toujours considérable. De-là, pour les possessions en fonds de terre, une insouciance funeste à l'agriculture. Dans les villes, la possession des maisons a quelque chose de moins incertain et de moins onéreux; mais par-tout l'on préfère les biens en argent, comme étant plus faciles à dérober aux rapines du despote. Dans les pays abonnés, comme ceux des Druzes, des Maronites, de Hasbêya, etc., il existe une propriété réelle, fondée sur des coutumes que les petits princes n'osent violer: aussi les habitans sont-ils tellement attachés à leurs fonds, que l'on n'y voit presque jamais d'alié-

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nation de terre. Il est néanmoins, sous la régie des Turks, un moyen de s'assurer une perpétuité d'usufruit: c'est de faire ce que l'on appelle un ouaqf, c'est-à-dire, une attribution ou fondation d'un bien à une mosquée. Dès-lors le propriétaire devient le concierge inamovible de son fonds, sous la condition d'une redevance, et sous la protection des gens de loi; mais cet acte a l'inconvénient que souvent, au lieu de protéger, les gens de loi dévorent: alors auprès de qui réclamer, puisqu'ils sont en même temps gens de justice? Par cette raison, ces gens de loi sont presque les seuls à posséder des biens fonciers, et l'on ne voit point dans les pays Turks cette foule de petits propriétaires, qui fait la force et la richesse des pays abonnés.

Ce que j'ai dit des conditions en Égypte convient également à la Syrie: elles s'y réduisent à quatre ou cinq, qui sont les cultivateurs ou paysans; les artisans, les marchands, les gens de guerre et les gens de justice et de loi. Ces diverses classes elles-mêmes peuvent se résumer en deux principales: le peuple, qui comprend lès paysans, les artisans, les marchands; et le gouvernement, composé des gens de guerre et des

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gens de loi et de justice. Dans les principes de la Religion, c'est en ce dernier ordreque devrait résider le pouvoir; mais depuis que les Kalifs ont été dépossédés par leurs Lieutenans, il s'est formé une distinction de puissance spirituelle et de puissance temporelle, qui n'a laissé aux interprètes de la Loi qu'une autorité illusoire: telle est celle du grand Mofti (1), qui chez les Turks, représente le Kalif. Le vrai pouvoir est aux mains du Sultan, qui représente le Lieutenant ou le général de l'armée. Cependant, ce respect d'opinion qu'a le peuple pour les Puissances détrônées, conserve encore aux gens de loi un crédit dont ils usent presque toujours pour former un parti d'opposition; le Sultan le redoute dans Constantinople, et les Pachas n'osent le contrarier trop ouvertement dans leurs provinces. Dans chaque ville ce parti est présidé par un Mofti qui relève de celui de Constantinople; son emploi est héréditaire et non vénal; et c'est la raison qui a conservé dans ce corps plus d'énergie que dans les autres. A raison de leurs priviléges, les familles qui le com-

(1) Ce terme signifie décideur des cas qui concernent la Religion.

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posent ressemblent assez bien à notre Noblesse, quoique son vrai type soit le corps militaire. Elles représentent aussi notre Magistrature, notre Clergé, et même notre bourgeoisie, puisqu'elles sont les seules à vivre de leurs rentes. D'elles aux paysans, aux artisans et aux marchands, la chute est rapide: cependant, comme l'état de ces trois classes estle vrai thermomètre de la police et de la puissance d'un Empire, je vaisrassembler les faits les plus propres à en donner de justes notions.

CHAPITRE XXXVII.

État des Paysans et de l'Agriculture.

DANS la Syrie et même dans tout l'Empire Turk, les paysans sont, comme les autres habitans, censés esclaves du Sultan; mais ce terme n'emporte que notre sens de sujets. Quoique maître des biens et de la vie, le Sultan ne vend point les hommes; il ne les lie point à un lieu fixe. S'il donne un apanage à quelque Grand, l'on ne dit point comme en Pologne et en Russie, qu'il donne cinq cents paysans, mille paysans: en un mot, les paysans sont opprimés par la tyrannie

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du Gouvernement, mais non dégradés par le servage de la féodalité.

Lorsque le Sultan Sélim eut conquis la Syrie, pour rendre plus aisée la perception du revenu, il établit un seul impôt territorial, qui est celui que l'on appelle miri. Il paraît, malgréson caractère farouche, que ce Sultan sentit l'importance de ménager le cultivateur; car le miri comparé à l'étendue des terrains, se trouve dans une proportion infiniment modérée: elle l'est d'autant plus, qu'au temps où il fut réglé, la Syrie était plus peuplée qu'aujourd'hui, et peut-être aussi commerçante, puisque le cap de Bonne-Espérance n'étant pas encore bien fréquenté, elle se trouvait sur la route de l'Inde la plus pratiquée. Pour maintenir l'ordre dans la perception, Sélim fit dresser un deftar ou registre, dans lequel le contingent de chaque village fut exprimé. Enfin, il donna au miri un état invariable, et tel que l'on ne pût l'augmenter ni le diminuer. Modéré comme il était, il ne devait jamais obérer le peuple; mais par les abus inhérens à la constitution, les Pachas et leurs Agens ont trouvé le secret de le rendre ruineux. N'osant violer la loi établie par le Sultan sur l'invariabilité de l'impôt,

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ils ont introduit une foule de charges qui, sans en avoir le nom, en ont tous les effets. Ainsi, étant les maîtres de la majeure partie des terres, ils ne les concèdent qu'à des conditions onéreuses; ils exigent la moitié et les deux tiers de la récolte; ils accaparent les semences et les bestiaux, en sorte que les cultivateurs sont forcés de les acheter au dessus de leur valeur. La récolte faite, ils chicanent sur les pertes, sur les prétendus vols; et comme ils ont la force en main, ils enlèvent ce qu'ils veulent. Si l'année manque, ils n'en exigent pas moins leurs avances, et ils font vendre pour se rembourser tout ce que possède le paysan. Heureusement que sa personne reste libre, et que les Turks ignorent l'art d'emprisonner pour dettes l'homme qui n'a plus rien. A ces vexations habituelles se joignent mille avanies accidentelles: tantôt l'on rançonne le village entier pour un délit vrai ou imaginaire; tantôt on introduit une corvée d'un genre nouveau. L'on exige un présent à l'avénement de chaque Gouverneur; l'on établit une contribution d'herbe pour ses chevaux, d'orge et de paille pour ses cavaliers: il faut en outre donner l'étape à tous les gens de guerre qui passent ou qui apportent des ordres, et les Gouverneurs ont soin de multiplier ces commissions, qui

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deviennent pour eux une économie, et pour les paysans une source de ruine. Les villages tremblent à chaque Laouend qui paraît: c'est un vrai brigand sous le nom de soldat; il arrive en conquérant, il commande en maître: Chiens, canaille y du pain, du café, du tabac; je veux de l'orge, jeveuxde laviande. S'il voit de la volaille, il la tue; et lorsqu'il part, joignant l'insulte à la tyrannie, il demande ce que l'on appelle keré-el-dars, c'est-à-dire, le louage de sa dent molaire. En vain les paysans crient à l'injustice: le sabre impose silence. La réclamation est lointaine et difficile; elle pourrait devenir dangereuse. Qû'arrive-t-il de toutes ces déprédations? Les moins aisés du village se ruinent, ne peuvent plus payer le miri, deviennent à charge aux autres, ou fuient dans les villes: comme le miri est inaltérable et doit toujoars s'acquitter en entier, leur portion se reverse sur le reste des habitans; et le fardeau, qui d'abord était léger, s'appesantit. S'il arrive deux années de disette ou de sécheresse, le village entier est ruiné et se déserte; mais sa quotité se reporte sur les voisins. La même marche a lieu pour le karadj des Chrétiens: la somme eh ayant été fixée d'après un premier dénombrement, il

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faut toujours qu'elle se retrouve la même, quoique le nombre des têtes soit diminué. De-là, il estarrivé que cette capitation a été portée de trois, de cinq et de onze piastres où elle était d'abord, à trente-cinq et quarante; ce qui obèré absolument les contribuables, et les force de s'expatrier. C'est sur-tout dans les pays d'apanage et dans ceux qui sont ouverts aux Arabes, que ces fardeaux sont écrasans. Dans les premiers, le titu laire, avide d'augmenter son revenu, donne toute liberté à son Fermier d'augmenter les charges, et l'avidité de ces subalternes ne demeure pas en arrière: ce sont eux qui, rafinant sur les moyens de pressurer, ont imaginé d'établir des droits sur les denrées du marché, sur les entrées, sur les transports, et de taxer jusqu'à la charge d'un âne. L'on observe que ces exactions ont fait des progrès rapides, sur-tout depuis quarante années, et l'on date de cette époque la dégradation des campagnes, la dépopulation des habitans, et la diminution du numéraire porté à Constantinople. A l'égard des Bedouins, s'ils sont en guerre, ils pillent à titre d'ennemis; s'ils sont en paix, ils dévorent à titre d'hôtes: aussi dit-on en, proverbe: Evite le Bedouin comme ami ou

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comme ennemi. Les moins malheureux des paysans, sont ceux des pays abonnés, tels que le pays des Druzes, le Kesraouân, Nâblous, etc. Cependant, là même encore il règne des abus; il en est un entre autres que l'on doit regarder comme le plus grand fléau des campagnes en Syrie: c'est l'usure portée à l'excès le plus criant. Quand les paysans ont besoin d'avances pour acheter des semences, des bestiaux, etc. ils ne trouvent d'argent qu'en vendant en tout ou en partie leur récolte future au prix le plus vil. Le danger de faire paraître de l'argent, resserre la main de quiconque en possède; s'il s'en dessaisit, ce n'est que dans l'espoir d'un gain rapide et exorbitant: l'intérêt le plus modique est de douze pour cent; le plus ordinaire est de vingt, et souvent il monte à trente.

Par toutes ces causes, l'on conçoit combien la condition des paysans doit être misérable. Partout ils sont réduits au petit pain plat d'orge ou de doura, aux oignons, aux lentilles et à l'eau. Leurs organes se connaissent si peu en mets, qu'ils regardent de l'huile forte et de la graisse rance, comme un manger délicieux. Pour ne rien perdre du grain, ils y laissent toutes les graines

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étrangères, même l'ivraie (1), qui donne des vertiges et des éblouissemens pendant plusieurs heures, ainsi qu'il m'est arrivé de l'éprouver. Dans les montagnes du Liban et de Nâblous, lorsqu'il y a disette, ils recueillent les glands de chêne, et après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent. Le fait m'en a été certifié chez les Druzes par des personnes même qui en ont usé. Ainsi l'on doit disculper les Poètes du reproche de l'hyperbole; mais il n'en sera que plus difficile de croire que l'âge d'or fut l'âge de l'abondance.

Par une conséquence naturelle de cette misere, l'art de la culture est dans un état déplorable; faute d'aisance, le laboureur manque d'instrumens, ou n'en a que de mauvais; la charrue n'est souvent qu'une branche d'arbre coupée sous une bifurcation, et conduitesans roues. Onlaboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs; ils annoncent trop d'aisance: aussi la viande de cet animal est-elle très-rare en Syrie et en Égypte; et elle y est toujours maigre et mauvaise, comme toutes les viandes des pays chauds.

(1) En Arabe ziouân.

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Dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que la Palestine, il faut semer le fusil à la main. A peine le blé jaunit-il, qu'on le coupe, pour le cacher dans les matmoures ou caveaux souterrains. On en retire le moins que l'on peut pour les semences, parce que l'on ne sème qu'autant qu'il faut pour vivre; en un mot, l'on borne toute l'industrie à satisfaire les premiers besoins. Or, pour avoir un peu de pain, des oignons, une mauvaise chemise bleue, et un pagne de laine, il ne faut pas la porter bien loin. Le paysan vit donc dans la détresse; mais du moins il n'enrichit pas ses tyrans; et l'avarice du despotisme se trouve punie par son propre crime.

CHAPITRE XXXVIII.

Des Artisans, des Marchands et du Commerce.

LA classe qui fait valoir les denrées en les mettant en œuvre ou en circulation, n'est pas si maltraitée que celle qui les procrée: la raison en est que les biens des artisans et des marchands, consistant en effets mobiliers, sont moins soumis aux

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regards du Gouvernement que ceux des paysans; en outre, les artisans et les marchands, rassemblés dans les villes, échappent plus aisément, par leur foule, à la rapacité de ceux qui commandent. C'est-là une des causes principales de la population des villes dans la Syrie, et même dans toute la Turkie: tandis qu'en d'autres pays les villes sont en quelque sorte le regorgement des campagnes, là elles ne sont que l'effet de leur désertion. Les paysans, chassés de leurs villages, viennent y chercher un refuge; et ils y trouvent la tranquillité, et même l'aisance. Les Pachas veillent avec d'autant plus de soin à ce dernier article, que leur sureté personnelle en dépend; car outre les effets immédiats d'une sédition qui pourrait leur être funeste, la Porte ne leur pardonnerait pas d'exposer son repos pour le pain du peuple. Ils ont donc soin de tenir les vivres à bon marché dans les lieux considérables, et sur-tout dans celui de leur résidence: s'il y a disette, c'est toujours là qu'elle se fait le moins sentir. En pareil cas ils prohibent toute sortie de grains; ils obligent, sous peine de mort, quiconque en possède, de le vendre au prixqu'ils y mettent; etsi le pays en manque absolument, ils en envoient chercher au dehors,

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comme il arriva à Damas en novembre 1784. Le Pacha mit des gardes sur toutes les routes, permit aux Arabes de piller tout chargement qui sortirait du pays, et envoya ordre dans le Hauran de vider toutes les matmoures; ensorte que, pendant que les paysans mouraient de faim dans les villages, le peuple de Damas ne payait le pain que deux paras (deux sols et demi), la livre de France, et croyait le payer très-cher; mais comme dans la machine politique nul ressort n'est indépendant, l'on n'a point porté des atteintes funestes à la culture, sansque les arts et le commerce s'en soient ressentis. Quelques détails sur cette partie vont faire juger si le Gouvernement s'en occupe plus que des autres.

Le commerce en Syrie, considéré dans la manière dont il se pratique, est encore dans cet état d'enfance qui caractérise les siècles barbares et les pays non policés. Sur toute la côte, il n'y a pas un seul port capable de recevoir un bâtiment de quatre cents tonneaux, et les rades ne sont pas même assurées par des forts; les corsaires Maltais profitaient autrefois de cette négligence pour faire des prises jusqu'à terre; mais comme les habitans rendaient les négocians Européens

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responsables des accidens, la France a obtenu de l'Ordre de Malte que ces corsaires n'approcheraient plus jusqu'à la vue de terre; ensorte que les Naturels peuvent faire tranquillement leur cabotage, qui est assez vivace depuis Lataqîé jusqu'à Yâfa. Dans l'intérieur, il n'y a nigrandes routes ni canaux, pas même de ponts sur la plupart des rivières et des torrens, quelque nécessaires qu'ils fussent pendant l'hiver. Il n'y a de ville à ville ni poste ni messagerie. Le seul courrier qui existe est le Tartare qui vient de Constantinople à Damas par Alep. Ce courrier n'a de relais que dans les grandes villes, à de très-grandes distances; mais il peut démonter en cas de besoin tout cavalier qu'il rencontre. Il mène, se lon l'usage des Tartares, un second cheval en main, et souvent il a un compagnon, de peur d'accident. De ville en ville les relations s'exécutent par des voituriers qui n'ont jamais de départ fixe. La raison en est qu'il ne peuvent se mettre en chemin que par troupes ou caravanes; personne ne voyage seul, vu le peu de sureté habituelle des routes. Il faut attendre que plusieurs voyageurs veuillent aller au même endroit, ou profiter du passage de quelque Grand qui se fait protecteur, et sou-

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vent oppresseur de la caravane. Ces précautions sont sur-tout nécessaires dans les pays ouverts aux Arabes, tels que la Palestine et toute la frontière du désert, et même sur la route d'Alep à Skandaroun, à raison des brigands Kourdes. Dans les montagnes et sur la côte entre Lataqîé et le Carmel, l'on voyage avec plus de sureté; mais les chemins dans les montagnes sont très-pénibles, parce que les habitans, loin de les adoucir, les rendent scabreux, afin, disent-ils, d'ôter aux Turks l'envie d'y amener leur cavalerie. Il est remarquable que dans toute la Syrie, l'on ne voit pas un chariot ni une charrette; ce qui vient sans doute de la crainte de les voir prendre par les gens du Gouvernement, et de faire d'un seul coup une grasse perte. Tous les transports se font à dos de mulets, d'ânes ou de chameaux: ces animaux y sont tous excellens. Les deux premiers sont plus employés dans les montagnes, et rien n'égale leur adresse à grimper et glisser sur des talus de roc vif. Le chameau est plus usité dans les plaines, parce qu'il consomme moins et porte davantage. Sa charge ordinaire est d'environ sept cents cinquante livres de France. Sa nourriture est de tout ce que l'on veut lui

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donner, paille, broussailles, noyaux de dattes pilés, féves, orge, etc. Avec une livre d'alimens, et autant d'eau par jour, on peut le mener des semaines entières. Dans le trajet du Kaire à Suez, qui est de 40 à 46 heures (y compris les repos), ils ne mangent ni ne boivent; mais ces diètes répétées les épuisent comme tous les animaux: alors ils ont une haleine cadavéreuse. Leur marche ordinaire est très-lente, puisqu'ils ne font que dix-sept à dix-huit cents toises à l'heure: il est inutile de les presser, ils n'en vont pas plus vîte; ils peuvent, avec des pauses, marcher quinze et dix-huit heures par jour. Il n'y a d'auberges en aucun lieu; mais les villes et la plupart des villages ont un grand bâtiment appelé Kan, ou Kervan-Seraï, qui sert d'asyle à tous les voyar geurs. Ces hospices, toujours placés hors l'enceinte des villes, sont composés de quatre ailes régnant autour d'une cour carrée qui sert de parc. Les logemens sont des cellules où l'on ne trouve que les quatre murs, de la poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce Kan est chargé de donner la clef et une natte: le voyageur a du se fournir du reste; ainsi il doit porter avec lui son lit, sa batterie de cuisine, et même ses pro-

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visions; car souvent l'on ne trouve pas de pain dans les villages. En conséquence les Orientaux donnent à leur attirail la plus grande simplicité et la forme la plus portative. Celui d'un homme qui ne veut manquer de rien, consiste en un tapis, un matelas, une couverture, deux casseroles avec leurs couvercles, entrant les uns dans les autres; plus, deux plats, deux assiettes et une cafetière, le tout de cuivre, bien étamé: plus, une petite boîte de bois pour le sel et le poivre; six tasses à café sans anses, emboîtées dans un cuir; une table ronde en cuir, que l'on pend à la selle du cheval; de petites outres ou sacs de cuir pour l'huile, le beurre fondu, l'eau et l'eau-de-vie, si c'est un Chrétien; enfin une pipe, un briquet, une tasse de coco, du riz, des raisins secs, des dattes, du fromage de Chypre, et sur-tout du café en grain, avec la poélette pour le rôtir, et le mortier de bois pour le piler. Je cite ces détails, parce qu'ils prouvent que lés Orientaux sont plus avancés que nous dans l'art de se passer de beaucoup de choses; et cet art n'est pas sans, mérite. Nos Négocians Européens ne s'accommodent pas de tant de simplicité; aussi leurs voyages sont ils très-dispendieux, et

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Kaire), qui sont les deux seules villes où l'on frappe. Les monnaies d'or sont le sequin, dit dahab, c'est-à-dire, pièce d'or; et encore zahr-mahaboub, ou fleur bien-aimée: il vaut trois piastres de quarante paras, ou sept livres dix sous; le demi-sequin ne vaut que soixante paras. Il y a encore un sequin, dit fondouqli, qui en vaut cent soixante-dix, mais il est très-rare. Outre ces monnaies, qui sont celles de l'Empire, il y a aussi quelques espèces d'Europe qui n'ont pas moins de cours; ce sont en argent les dahlers d'Allemagne, et en or les sequins de Venise. Les dahlers valent en Syrie quatre-vingt-dix à quatre-vingt-douze paras, et les sequins deux cents cinq à deux cents huit. Ces deux espèces gagnent huit et dix paras de plus en Egypte. Les sequins de Venise sont très-recherchés pour la finesse de leur titre, et pour faire des parures aux femmes. La façonde ces parures n'exige pas beaucoup d'art; il s'agit tout simplement dé percer la pièce d'or, pour l'attacher à une chaîne également d'or qui règne en rivière sur la poitrine. Plus cette chaîne a de sequins, plus il y a de pareilles chaînes, plus une femme est censee parée. C'est le luxe favori et l'émulation générale: il n'y a pas jus-

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qu'aux paysannes, qui, faute d'or, portent des piastres ou de moindres pièces; mais les femmes d'un certain rang dédaignent l'argent; elles ne veulent que des sequins de Venise, ou de grandes pièces d'Espagne et des cruzades: telle d'entre elles en porte deux et trois cents, tant en rivière qu'en rouleau couché sur le front, au bord du bonnet: c'est un vrai fardeau; mais elles ne croyent pas payer trop cher le plaisir d'étaler ce trésor au bain public, devant une foule de rivales, dont la jalousie même est une jouissance. L'effet de ce luxe sur le commerce, est d'en retirer des sommes considérables, dont le fonds reste mort; en outre, lorsqu'il rentre en circulation quelquesunes de ces pièces, comme elles ont perdu de leur poids en les perçant, il faut les peser. Cet usage de peser la monnaie, est habituel et gênéral en Syrie, en Egypte et dans toute la Turkie. L'on n'y refuse aucune pièce, quelque dégradée qu'elle soit; le marchand tire son trébuchet et l'estime: c'est comme au temps d'Abraham, lorsqu'il acheta son sépulcre. Dans les payemens considérables, l'on fait venir un agent de change, qui compte des milliers de paras, rejette beaucoup de pièces fausses, et pèse tous

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les sequins ensemble ou l'un après l'autre.

Presque tout le commerce de Syrie est entre les mains des Francs, des Grecs et des Arméniens. Ci-devant il était dans celles des Juifs: les Musulmans s'en mêlent peu, non qu'ils en soient détournés par esprit de religion, ou par nonchalance, comme l'ont cru quelques politiques mais parce qu'ils y trouvent des obstacles suscités par le Gouvernement: fidèle à son esprit, la Porte, au lieu de donner à ses sujets une préférence marquée, a trouvé plus lucratif de vendre à des étrangers leurs droits et leur industrie. Quelques Etats d'Europe, en traitant avec elle, ont obtenu que leurs marchandises ne payeraient de douane que trois pour cent, tandis que celles des sujets Turks payent de rigueur dix, ou de grace sept pour cent; en outre, la douane une fois acquittée dans un port, n'est plus exigible dans un autre pour des Francs, et elle l'est pour les sujets. Enfin les Francs ayant trouvé commode d'employer comme agens les Chrétiens-Latins, ils ont obtenu de les faire participer à leurs priviléges, et ils les ont soustraits au pouvoir des Pachas, et à la Justice Turke. On ne peut les dépouiller, et si l'on a un procès de commerce

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avec eux, il faut venir le plaider devant le Consul Européen. Avec tant de désavantage, est-il étonnant que les Musulmans cèdent le commerce à leurs rivaux? Ces agens des Francs sont connus en Levant sous le nom de Drogmans Barataires, c'est-à-dire, d'Interprètes (1) privilégiés. Le barat ou privilège, est une patente dont le Sultan fait présent aux Ambassadeurs résidans à la Porte. Ci-devant ces Ambassadeurs en faisaient présent à leur tour à des sujets choisis dans chaque comptoir; mais depuis vingt ans, on leur a fait comprendre qu'il était plus lucratif de les vendre. Le prix actuel est de cinq à six mille livres; chaque Ambassadeur en a cinquante qui se renouvellent à la mort de chaque titulaire, ce qui forme un casuel assez considérable.

La Nation d'Europe qui fait le plus grand commerce en Syrie, est la Française. Ses importations consistent en cinq articles principaux, qui sont, 1°. les draps de Languedoc; 2°. les cochenilles qui se tirent de Cadix; 3° les indigos;

(1) Interprète se dit en arabe terdjeman, dont nos anciens ont fait truchement; en Égypte on le prononce tergoman; et les Vénitiens en ont fait dragomaao, qui nous est revenu en drogmas.

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4°. les sucres, et 5°. les cafés des Antilles, qui ont pris faveur chez les Turks, et qui servent à mélanger ceux d'Arabie, plus estimés, mais trop chers. A ces objets, il faut ajouter des quincailleries, des fers fondus, du plomb en lames, de 1'étain, quelques galons de Lyon, quelques savons, etc.

Les retours consistent presque entièrement en cotons, soit filés, soit en laine, soit ouvrés en toiles assez grossières; en quelques soies de Tripoli, les autres sont prohibées; en noix de galle, en cuivres et en laines qui viennent du dehorsde la Syrie. Les comptoirs ou échelles (1) des Français sont au nombre de sept: savoir, Alep, Skandaroun, Lataqîé, Tripoli, Saide, Acre et Ramlé. La somme de leurs importations se monte à 6,000,000 … savoir:

Pour Alep et Skandaroun, 3,000,000

(1) Ce bizarre nom d'échelles, est venu chez les Provençaux de l'italien scola, qui lui même vient de l'arabe kalla, signifiant un lieu propre à recevoir des vaisseaux, une rade, un havre. Aujourd'hui les Naturels disent, comme les Italiens, scala, rada.

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De ci-contre, 3,000,000
Pour Saide et Acre, 2,000,000
Pour Tripoli et Lataqîé, 400,000
Et pour Ramlê, 600,000
TOTAL. 6,000,000

Tout ce commerce se fait par la seule voie de Marseille, qui a le privilège exclusif d'expédier et de recevoir les vaisseaux du Levant, malgré les réclamations du Langedoc, i fournit les marchandises premières. Il est aussi défendu aux étrangers, c'est-à-dire aux naturels de Turkie, de faire passer leurs marchandises sans l'entremise des Facteurs Marseillois établis dans leur pays. Cette, défense avait été levée en 1777, d'après plusieurs motifs raisonnes, dont l'Ordonnance rendait compte. Mais les Négocians de Marseille ont tellement réclamé, que les choses sont remises sur l'ancien pied depuis le mois d'avril 1785. C'est à la France à discuter ses intérêts à cet égard. Considéré par rapport à l'Empire Turk, l'on peut assurer que son commerce avec l'Europe et l'Inde lui est plutôt nuisible qu'avantageux. En effet, les objets que cet Etat exporte étant tous des matières brutes et non

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ouvrées, il se prive de tous les avantages qu'il aurait à les faire travailler par ses propres sujets. En second lieu, les marchandises qui viennent de l'Europe et de l'Inde étant des objets de pur luxe, elles n'augmentent les jouissances que de la classe des riches, des gens du Gouvernement, et ne servent peut-être qu'à rendre plus dure la condition du peuple et des cultivateurs. Sous un Gouvernement qui ne respecte point les propriétés, le deside multiplier les jouissances doit irriter la cupidité et redoubler les vexations. Pour avoir plus de draps, de fourrures, de galons, de sucre, de châles et d'indiennes, il faut plus d'argent, plus de coton, plus de soies, plus d'extorsions. Il a pu en résulter un avantage instantané aux états qui ont fourni les objets de ce luxe; mais la surabondance du présent, n'a-t-elle pas été prise sur l'aisance de l'avenir? Et peut-on espérer de faire long-tempe un commerce riche avec un pays qui se ruine?

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CHAPITRE XXXIX.

Des Arts, des Sciences, et de l'Ignorance.

LES arts et les métiers en Syrie donnent lieu à plusieurs considérations. 1°. Leurs espèces sont infiniment moins nombreuses que parmi nous; à peine en peut-on compter plus d'une vingtaine, même en y comprenant ceux de première nécessité. D'abord la religion de Mahomet ayant proscrit toute image et toute figure, il n'existe pi peinture, ni sculpture, ni gravure, ni cette foule de métiers qui en dépendent. Les Chrétiens sont les seuls qui, pour l'usage de leur Eglises, achètent quelques tableaux faits à Constantinople par des Grecs, qui, pour le goût, sont de vrais Turks. En second lieu, une foule de nos métiers se trouve supprimée par le petit nombre de meubles usités chez les Orientaux. Tout l'inventaire d'une riche maison consiste en tapis de pied, en nattes, en coussins, en matelas, quelques petits draps de coton, des plateaux de cuivre ou de bois qui servent de table; quelques cassero-

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les, un mortier, une meule portative, quelques porcelaines et quelques assiettes de cuivre étamé. Tout notre attirail de tapisseries, de bois de lits, de chaises, de fauteuils, de glaces, de secrétaires, de commodes, d'armoires; tout notre buffet avec son argenterie et son service de table, en un mot, toute notre menuiserie et ébénisterie y sont des choses ignorées, ensorte que rien n'est si facile que le délogement d'un ménage Turk. Pocoke a pensé que la raison de ces usages venait de la vie errante qui fut la première de ces peuples; mais depuis le temps qu'ils se sont rendus sédentaires, ils en ont dû oublier l'esprit; et l'on doit plutôt en reporter la cause au gouvernement; qui ramène tout au strict nécessaire. Les vêtemens ne sont pas plus compliqués, quoiqu'ils soient bien plus dispendieux. L'on ne connaît ni chapeaux, ni perruques, ni frisures, ni boutons, ni boucles, ni cols, ni dentelles, ni tout ce détail dont nous sommes assiégés: des chemises de coton ou de soie, qui même chez les Pachas ne se comptent pas par douzaines, et qui n'ont ni manchettes, ni poignets, ni collet plissé; une énorme culotte qui sert aussi de bas, un mouchoir à la tête, un autre à la ceinture, avec les

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trois grandes enveloppes de drap et d'indienne dont j'ai parlé au sujet des Mamlouks: voilà toute la toilette des Orientaux. Les seuls arts de luxe sont l'orfévrerie, bornée aux bijoux des femmes, aux soucoupes à café découpées en dentelles, et aux ornemens des harnois et des pipes; enfin les fabriques des étoffes de soie d'Alep et de Damas. Du reste, lorsqu'on parcourt les rues de ces villes, l'on ne voit qu'une répétition de batteurs de coton à l'arc, de débitans d'étoffes et de merceries, de barbiers pour raser la tête, d'étameurs, de serruriers-maréchaux, de selliers, et sur-tout de vendeurs de petits pains, de quincailleries, de graines, de dattes, de sucreries, et très-peu de bouchers, toujours mal fournis. Il y a aussi dans ces capitales quelques mauvais arquebusiers qui ne font que raccommoder les armes; nul ne sait fondre un canon de pistolet: quant à la poudre, le besoin fréquent de s'en servie, a donné à la plupart des paysans l'industrie de la faire, et il n'y a nulle fabrique publique.

Dans les villages, les habitans, bornés au plus étroit nécessaire, n'ont que les arts de premier besoin; chacun tâche de se suffire, afin de ne point, partager ce qu'il a. Chaque famille se

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fabrique la grosse toile de coton dont elie s'habille. Chaque maison a son moulin portatif, avec lequel la femme broye l'orge ou le doura qui doivent nourrir. La farine de ces moulins est grossière; les petits pains ronds et plats qu'on en fait, sont mal levés et mal cuits; mais ils font vivre, et c'est tout ce qu'on demande. J'ai déja dit combien les instrumens de labourage étaient simples et peu coûteux. Dans les montagnes on ne taille point la vigne; l'an n'ente les arbres dans aucun endroit; tout enfin retrace la simplicité des premiers temps, qui peut-être comme aujourd'hui, n'était que la grossièreté de la misère. Quand on demande les raisons de ce défaut d'industrie, l'on trouve par-tout pour réponse: C'est asset bon, telu suffit: à quoi servirait-il d'en faite davantage? Sans doute, puisqu'on n'en doit pas profiter.

2°. La manière d'etercer les arts dans ces contrées, offre cette considération intéressante, qu'elle retrace presqu'en tout lesi procédés des siècles anciens: par exemple, les étoffes que l'on fabrique à Alep, ne sont pas de l'invention des Arabes; ils les tiennent des Grecs, qui eux-mêmes sans doute les imitèrent des anciens Orien-

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taux. Les teintures dont ils usent, doivent remonter jusqu'aux Tyriens: elles ont une perfection qui n'est point indigne de ce peuple; mais les ouvriers, jaloux de leurs procédés, en font des mystères impénétrables. La manière dont les anciens bardaient les harnois de leurs chevaux, pour les garantir des coups de sabre, a dû être la même que l'on emploie encore à Alep et à Damas pour les têtières des brides (1). Les écailles d'argent dont le cuir est recouvert, tiennent sans clous, et sont tellement emboîtées, que sans ôter la souplesse au cuir, il ne reste aucun interstice au tranchant. Le ciment dont ils usent, doit être celui des Grecs et des Romains. Pour le bien composer, ils observent de n'employer la chaux que bouillante: ils y mêlent un tiers de sable, et un autre tiers de cendre et de brique pilée: avec ce composé, ils font des puits, des citernes et des voûtes

(1) J'observerai à ce sujet, que les Mamlouks, au Kaire, montrent encore tous les ans, à la Procession de la caravane, des cottes-mailles, des casques à visière, des brassards et toute l'armure du temps des Croisés. Il y a aussi une collection de vieilles armes dans la Mosquée des Derviches, à une lieue au-dessus du Kaire, sur le bord du Nil.

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imperméables. J'en ai vu en Palestine une espèce singulière qui mérite d'être citée. Cette voûte est formée de cylindres de briques de 8 à 10 pouces de longueur. Ces cylindres sont creux, et peuvent avoir deux pouces de diamètre à l'intérieur. Leur forme est légèrement conique. Le bout le plus large est fermé, l'autre est ouvert. Pour construire la voûte, on les range les uns à côté des autres, mettant le bout fermé en dehors: on les joint avec du plàtre de Jérusalem ou de Nâblous, et quatre ouvriers achèvent la voûte d'une chambre en un jour. Les premières pluies ont coutume de la pénétrer; mais on passe sur le dôme une couche à l'huile, et la voûte devient imperméable. L'on ferme les bouches de l'intérieur avec une couche de plâtre, et l'on a un toit durable et très léger. Dans toute la Syrie, l'on fait avec ces cylindres les bordures des terrasses, afin d'empêcher les femmes qui s'y tiennent pour laver et sécher le linge, d'être vues. L'on a commencé depuis peu d'en faire usage à Paris; mais en Orient la pratique en est fort ancienne. La manière d'exploiter le fer dans le Liban, doit l'être également, vu sa grande simplicité: c'est la méthode employée dans les

Pyrénées,

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Pyrénées, et connus sous le nom de fonte Catalane; la forge consiste en une espèce de cheminée pratiquée au flanc d'un terrain à pic. L'on remplit de bois le tuyau; l'on y met le feu, et l'on souffle par la bouche d'en bas: l'on verse le minéral par le haut; le métal tombe au fond en masset, que l'on retire par cette même bouche qui sert à allumer. Il n'y a pas jusqu'à leurs industrieuses serrures de bois à coulisse, qui ne remontent jusqu'au temps de Salomon, qui les désigne dans son cantique. L'on n'en peut pas dire autant de la musique. Elle ne paraît pas antérieure au siècle des Kalifs, sous lesquels les Arabes s'y livrèrent avec tant de passion, que tous leurs savans d'alors ajoutent le titre de musicien à ceux de médecin, de géomètre et d'astronome; cependant comme les principes en furent empruntés des Grecs, elle pourrait fournir des observations curieuses aux personnes versées en cette partie. Il est très-rare d'en trouver de telles en Orient. Le Kaire est peut-être le seul lieu de l'Egypte et de la Syrie, où il y ait des Chaiks qui connaissent les principes de l'art. Ils ont des recueils d'airs qui ne sont pas notés à notre manière, mais écrits

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avec des caractères dont tous les noms sont Persans. Toute leur musique est vocale; ils ne connaissent, ni n'estiment l'exécution des instrumens, et ils ont raison; car les leurs, sans en excepter la flûte, sont détestables. Ils ne connaissent non plus d'accompagnement que l'unisson et la basse-continue du Monocorde. Ils aiment le chant à voix forcée dans les tons hauts, et il faut des poitrines comme les leurs pour en supporter l'effort pendant un quart d'heure. Leurs airs, pour le caractère et pour l'exécution, ne ressemblent à rien de ce qui est connu en Europe, si ce n'est les séguidillas des Espagnols. Ils ont des roulades plus travaillées que celles des Italiens mêmes, des dégradations et des inflexions de tons telles qu'il est peut-être impossible à des gosiers Européens de les imiter. Leur expression est accompagnée de soupirs, et de gestes qui peignent la passion avec une force que nous n'oserions nous permettre. On peut dire qu'ils excellent dans le genre mélancolique. A voir un Arabe la tête penchée, la main près de l'oreille en forme de conque; à voir ses sourcils froncés, ses yeux languissans; à entendre ses intonations plaintives, ses tenues prolongées, ses

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soupirs sanglotans, il est presque impossible de retenir ses larmes, et des larmes qui, comme ils disent, ne sont pas amères: il faut bien qu'elles ayent des charmes, puisque de tous les chants, celui qui les provoque est celui qu'ils préfèrent, comme de tous les talens celui qu'ils préfèrent est celui du chant.

Il s'en faut beaucoup que la danse, qui, chez nous, marche de front avec la musique, tienne le même rang dans l'opinion des peuples Arabes: chez eux cet art est flétri d'une espèce de honte; un homme ne saurait s'y livrer sans déshonneur (1), et l'exercice n'en est toléré que parmi les femmes. Ce jugement nous paraîtra sévère; mais avant de le condamner il convient de savoir qu'en Orient la danse n'est point une imitation de la guerre comme chez les Grecs, ou une combinaison d'attitudes et de mouvemens agréables comme chez nous; mais une représentation licentieuse de ce que l'amour a de plus hardi. C'est ce genre de danse qui, porté de Car-

(1) Il faut en excepter la danse sacrée des Derviches, dont les tournoyeraens ont pour objet d'imiter les mouvemens des astres.

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thage à Rome, y annonça le déclin des mœurs républicaines, et qui depuis, renouvelé dans l'Espagne par les Arabes, s'y perpétue encore sous le nom de Fandango. Malgré la liberté de nos mœurs, il seroit difficile, sans blesser l'oreille, d'en faire une peinture exacte: c'est assez de dire que la danseuse, les bras étendus, d'un air passionné, chantant et s'accompagnant des castagnettes qu'elle tient aux doigts, exécute, sans changer de place, des mouvemens de corps que la passion même a soin de voiler de l'ombre de la nuit. Telle est leur hardiesse, qu'il n'y a que des femmes prostituées qui osent danser en public. Celles qui en font profession s'appellent Raouâzi, et celles qui y excellent prennent le titre d'Almé, ou de savantes dans l'art. Les plus célèbres sont celles du Kaire. Un voyageur récent en a fait un tableau séduisant; mais j'avoue que les modèles ne m'ont point causé ce prestige. Avec leur linge jaune, leur peau fumée, leur sein abandonné et pendant, avec leurs paupières noircies, leurs lèvres bleues et leurs mains teintes de henné, les Aimé ne m'ont rappelé que les Bacchantes des Porcherons; et si l'on observe que chez les peuples, même policés,

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cette classe de femmes conserve tant de grossièreté, l'on ne croira point que chez un peuple où les arts les plus simples sont dans la barbarie, elle porte de la délicatesse dans celui qui en exige davantage.

L'analogie qui existe des arts aux sciences, doit faire pressentir que celles-ci sont encore plus négligées: disons mieux; elles sont entièrement, inconnues. La barbarie est complète dans la Syrie comme dans l'Egypte; et l'équilibre qui a coutume d'exister dans un même Empire, doit étendre ce jugement à toute la Turkie. En vain quelques personnes ont récemment réclarné contre cette assertion; en vain l'on a parlé de Colléges, de lieux d'éducation et de livres, ces mots en Turkie ne représentent pas les mêmes idées que chez nous. Les siècles des Kalifs sont, passés pour les Arabes, et ils sont à naître pour les Turks. Ces deux Nations n'ont présentement ni Géomètres, ni Astronomes, ni Musiciens, ni Médecins; à peine trouve-t-on un homme qui sache saigner avec la flamme (1): quand il a ordonné le cautère, appliqué le feu, ou pres-

(1) Espèce de lancette à ressort qui ne suppose aucune adresse.

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crit une recette bannale, sa science est épuisée: aussi les valets des Européens sont-ils consultés comme des Esculapes. Et où se formeraient des Médecins, puisqu'il n'y a nulle établissement en ce genre, et que l'anatomie répugne aux préjugés de la Religion? L'Astronomie aurait plus d'attrait pour eux; mais par Astronomie ils entendent l'art de lire les décrets du sort dans les mouvemens des astres, et non cette science profonde de soumettre ces mouvemens au calcul. Les Moines de Mar-hanna qui ont des livres, et qui entretiennent des relations avec Rome, ne sont pas à cet égard moins ignorans que les autres. Jamais, avant mon séjour, ils n'avaient ouï dire que la terre tournât autour du soleil, et peu s'en fallut que cette opinion n'y causât du scandale: car les zélés trouvant que cela contrariait la Sainte-Bible, voulurent me traiter en hérétique: heureusement que le Vicaire-Général eut le bon esprit de douter, et de dire: Sans en croire aveuglément les Francs, il ne faut pas les démentir; car tout ce qu'ils nous apportent de leurs arts est si fort au-dessus des nôtres, qu'ils peuvent appercevoir des choses qui sont au-dessus de nos idées. J'en fus

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quitte pour ne point prendre la rotation sur mon compte, et pour la restituer à nos Savans, qui passent aujourd'hui chez les Moines pour des visionnaires.

On doit donc faire une grande différence des Arabes de nos jours à ceux d'El-Mâmoun, et d'Aroun-el-Rachid; encore faut-il avouer que l'on se fait de ceux-ci des idées exagérées. Leur empire fut trop passager pour qu'ils pussent faire de grands progrès dans les sciences. Ce que nous voyons arriver de nos jours à quelques états de l'Europe, prouve qu'il leur faut des siècles pour se naturaliser. Aussi, dans ce que nous connaissions de livres des Arabes, ne les trouvons-nous que les traducteurs où les échos des Grecs. La seule science qui leur soit propre, la seule qu'ils cultivent encore est celle de leur langue: et par étude de la langue, il ne faut pas entendre cet esprit philosophique qui, dans les mots, cherche l'histoire des idées pour perfectionner l'art de les peindre. Chez les Musulmans l'étude de l'arabe n'a pour objet que ses rapports à la Religion: ils sont étroits, attendu que le Qôran est la parole immédiate de Dieu: or, comme cette parole ne conserve l'identité de sa nature qu'autant

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qu'on la prononce comme Dieu et son Prophète, c'est une affaire capitale d'apprendre non-seulement la valeur des mots employés, mais encore les accens, les inflexions, les pauses, les soupirs, les tenues, enfin tous les détails les plus minutieux de la prosodie et de la lecture. Il faut avoir entendu leur déclamation dans les Mosquées, pour se faire une idée de sa complication. Quant aux principes de la langue, ceux de la grammaire seulement occupent pendant plusieurs années. Vient ensuite le Nahou, partie de la grammaire que l'on peut définir une science de terminaisons étrangères à l'arabe vulgaire, lesquelles se sur-ajoutent aux mots, et varient selon les nombres, les cas, les genres et les personnes. Lorsque l'on sait cela, l'on est déja compté parmi les Savans. Il faut ensuite étudier l'éloquence, et cela veut des années, parce que les maîtres, mystérieux comme des Brâmes, ne découvrent que peu-à-peu les secrets de leur art. Enfin, l'on arrive aux éludes de la loi et au Faqah, ou science par excellence, qui est la théologie. Or, si l'on observe que la base perpétuelle de ces études est le Qôran; que l'on doit méditer à fond ses sens mystiques et allégoriques, lire tous

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les commentaires, toutes les paraphrases de son, texte (et il y en a deux cents volumes sur le premiers verset); si l'on observe qu'il faut discuter des milliers de cas de conscience ridicules, par exemple, s'il est permis d'employer de l'eau impure à détremper du mortier, si un homme qui a un cautère n'est pas dans le cas d'une femme souillée; qu'enfin l'on débat longuement si l'ame du Prophète ne fut pas créée avant celle d'Adam, s'il ne donna pas des conseils à Dieu dans la création, et quels furent ces conseils, l'on conviendra que l'on peut passer la vie entière à beau coup apprendre et à ne rien savoir.

Quant à l'instruction du vulgaire, comme les gens de loi n'exercent point les fonctions de nos Curés et de nos Prêtres, qu'ils ne prêchent, ni ne cathéchisent, ni ne confessent, l'on peut dire qu'il n'existe aucune instruction; toute l'éducation des enfans se borne à aller chez des maîtres particuliers qui leur apprennent à lire dans le Qôran, s'ils sont Musulmans; ou dans les Pseaumes, s'ils sont Chrétiens, et un peu à écrire et à compter de mémoire: cela dure jusqu'à l'adolescence, que chacun se hâte de prendre un métier pour se marier et gagner de quoi

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vivre. La contagion de l'ignorance s'étend jusque sur les enfans des Francs; et il est d'axiome à Marseille qu'un Levantin doit être un jeune homme dissipé, paresseux, sans émulation, et qui ne saura autre chose que parler plusieurs langues, quoique cette règle ait ses exceptions comme toute autre.

En recherchant les causes de l'ignorance générale des Orientaux, je ne dirai point avec un Voyageur récent, qu'elle vient des difficultés de la langue et de l'écriture: sans doute la difficulté des dialectes, l'entortillage des caractères, le vice même de la constitution de l'alphabet, multiplient les difficultés de l'instruction; mais l'habitude les surmonte, et les Arabes parviennent à lire et à écrire aussi facilement que nous. La vraie cause est la difficulté des moyens de s'instruire, parmi lesquels il faut compter en premier lieu la rareté des livres. Chez nous rien de si vulgaire que ce secours, rien de si répandu dans toutes les classes que la lecture. En Orient, au contraire, rien de plus rare. Dans toute la Syrie, l'on ne connoît que deux collections de livres, celle de Mar-hanna, dont j'ai parlé, et celle de Djezzâr à Acre. L'on a vu combien la première

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est faible, et pour la quantité, et pour la qualité. Je ne parlerai pas de la seconde comme témoin oculaire; mais deux personnes qui l'ont vue, m'ont rapporté qu'elle ne contenait pas plus de trois cents volumes et cependant ce sont les dépouilles de toute la Syrie, et, entre autres, du Couvent de St.-Sauveur, près de Saide, et du Chaik Kaîri, Mofti de Ramlé. A Alep, la maison de Bitar est la seule qui possède des livres d'astronomie que personne n'entend. A Damas, les gens de loi ne font aucun cas de leur propre science. Le Kaire seul est riche en livres. Il y en a une collection très-ancienne à la Mosquée d'elazhar, et il en circule journellement une assez grande quantité; mais il est défendu aux Chrétiens d'y toucher. Cependant il y a douze ans que les Religieux de Mar-hanna voulant s'en procurer, y envoyèrent un des leurs pour en acheter. Le hasard voulut qu'il fît la connaissance d'un Effendi qui le prit en affection, et qui, desirant de lui des leçons d'astrologie, dans laquelle il le croyait savant, se prêta à lui communiquer des livres: dans un espace de six mois, ce Religieux m'a dit en avoir manié plus de deux cents; et lorsque je lui demandai sur quelles matières, il

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me répondit sur la grammaire, sur le Nahou, sur l'éloquence, et sur les interpretations du Qôran; du reste, infiniment peu d'histoires et même de contes: il n'a pas vu deux exemplaires des Mille et une Nuits. D'après cet exposé l'on est toujours fondé à dire que non-seulement il y a disette de bons livres en Orient, mais même que les livres en général y sont très-rares. La raison en est évidente: dans ces pays tout livre est écrit à la main: or, ce moyen est lent, pénible, dispendieux; le travail de plusieurs mois ne produit qu'un seul exemplaire, il doit être sans rature, et mille accidens peuvent le détruire. Il est donc impossible que les livres se multiplient, et par conséquent que les connaissances se propagent; aussi est-ce en comparant cet état de choses à ce qui se passe chez nous, que l'on sent mieux tous les avantages de l'Imprimerie: on s'apperçoit même, en y réfléchissant, qu'elle seule est peutêtre le vrai mobile des révolutions qui depuis trois siècles sont arrivées dans le systême moral de l'Europe. C'est elle qui, rendant les livres très-communs, a répandu une somme plus égale de connaissances dans toutes les classes: c'est elle qui, répandant promptement les idées et les

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découvertes, a causé le développement plus rapide des Arts et des Sciences: par elle, tous ceux qui s'en occupent sont devenus un corps toujours assemblé, qui poursuit sans relâche la série des mêmes travaux: par elle, tout Écrivain est devenu un Orateur public, qui a parlé non-seulement à sa Ville, mais à sa Nation, à l'Europe entière. Si dans ce nouveau genre de comices il a perdu l'avantage de la déclamation et du geste pour remuer les passions, il l'a compensé par celui d'avoir un auditoire mieux composé, de raisonner avec plus de sang-froid, de faire une impression moins vive peut-être, mais plus durable. Aussi n'est-ce que depuis cette époque que l'on a vu des hommes isolés produire, par la seule puissance de leurs écrits, des révolutions morales sur des Nations entières, et se former un empire d'opinion qui en a imposé à l'empire même de la puissance armée.

Un autre effet très-remarquable de l'Imprimerie, est celui qu'elle a eu dans le genre de l'histoire: en donnant aux faits une grande et prompte publicité, l'on a mieux constaté leur certitude. Au contraire, dans l'état des livres écrits à la main, le recueil que composait un

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homme n'ayant d'abord qu'un exemplaire, il ne pouvait être vu et critiqué que par un petit nombre de Lecteurs; et ces Lecteurs sont d'autant plus suspects, qu'il étaient au choix de l'Auteur. S'il permettait d'en tirer des copies, elles ne se multipliaient et ne se répandaient que très-lentement. Pendant ce temps les témoins mouraient, les réclamations périssaient, les contradictions naissaient, et le champ restait libre à l'erreur, aux passions, au mensonge: voilà la cause de ces faits monstrueux dont fourmillent les histoires de l'antiquité, et même celles de l'Asie moderne. Si parmi ces histoires il en est qui portent des caractères frappans de vraisemblance, ce sont celles dont les Écrivains ont été témoins des faits qu'ils racontent, ou des hommes publics qui ont écrit à la face d'un peuple éclairé qui pouvait les contredire. Tel est César, acteur principal de ses Mémoires; tel Xénophon, général des Dix-Mille, dont il raconte la savante retraite; tel Polybe, ami et compagnon d'armes de Scipion, vainqueur de Carthage; tels encore Salluste et Tacite, Consuls; Thucydides, Chef d'armée; Hérodote même, Sénateur et Libérateur d'Halicarnasse. Lorsqu'au contraire l'histoire

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n'est qu'une citation de faits anciens rapportés sur tradition, lorsque ces faits ne sont recueillis que par de simples particuliers, ce n'est plus ni le même genre, ni le même caractère: quelle différence n'y a-t-il pas des Écrivains précédens aux Tite-Live, aux Quinte-Curce, aux Diodore de Sicile! Heureusement encore les pays où ils écrivirent étaient policés, et la lumiere publique put les guider dans des faits peu reculés. Mais quand les Nations étaient dans l'anarchie, ou sous le despotisme qui règne aujourd'hui dans l'Orient, les Ecrivains imbus de l'ignorance et de la crédulité qui accompagnent cet état, purent déposer hardiment leurs erreurs et leurs préjugés dans l'histoire; et l'on peut observer que c'est dans les productions de pareils siècles que l'on trouve tous les monstres d'invraisemblance; tandis que dans les temps policés, et sous les Ecrivains originaux, les annales ne présentent qu'un ordre de faits semblables à ce qui se passe sous nos yeux.

Cette influence de l'Imprimerie est si efficace, que le seul établissement de Mar-hanna, tout imparfait qu'il est, a déja produit chez les Chrétiens une différence sensible. L'art de lire, d'é-

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crire, et même une sorte d'instruction, sont plus communs aujourd'hui parmi eux qu'il y a trente ans. Malheureusement ils ont débuté par un genre qui en Europe a retardé les progrès des esprits, et suscité mille désordres. En effet les Bibles et les livres de Religion ayant été les premiers livres répandus par l'Imprimerie, toute l'attention se tourna sur les matières théologiques, et il en résulta une fermentation qui fut la source des schismes de l'Angleterre et de l'Allemagne, et des troubles politiques de notre France. Si au lieu de traduire leur Buzembaum, et les misanthropiques rêveries de Nieremberg etde Didaco Stella, les Jésuites eussent promulgué des livres d'une morale pratique, d'une utilité sociale, adaptée à l'état du Kesraouân et des Druzes, leur travail eût pu avoir pour ces pays, et même pour toute la Syrie, des conséquences politiques qui en eussent changé tout le système. Aujourd'hui tout est perdu, ou du moins bien reculé: la première ferveur s'est consumée sur des objets inutiles. D'ailleurs les Religieux manquent de moyens; et si Djezzâr s'en avise, il détruira leur Imprimerie; il y sera porté par le fanatisme des gens de loi, qui, sans bien connaître ce qu'ils

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ont à redouter de l'Imprimerie, ont cependant de l'aversion pour elle; comme si la sottise avait un instinct naturel pour deviner ce qui peut lui nuire.

La rareté des livres et la disette des moyens d'instruction sont donc, ainsi que je viens de le dire, les causes de l'ignorance des Orientaux; mais on ne doit les regarder que comme des causes accessoires: la source radicale est encore le Gouvernement, qui non-seulement ne veille point à répandre les connaissances, mais qui fait tout ce qui convient pour les étouffer. Sous l'administration des Turks, nul espoir de considération ou de fortune par les arts, les sciences, ou les belles-lettres: on aurait le talent des géomètres, des astronomes, des ingénieurs les plus distingués de l'Europe, que l'on ne languirait pas moins dans l'obscurité, ou que l'on gémirait peut-être sous la persécution. Or, si la science, qui, par elle-même, coûte déja tant de peine à acquérir, ne doit encore amener que des regrets de l'avoir acquise, il vaut mieux ne jamais la posséder. Ainsi les Orientaux sont ignorans et doivent l'être, par le même principe qui les rend pauvres, et parce qu'ils disent pour la science com-

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me pour les arts: A quoi nous servira de faire davantage?

CHAPITRE XL.

Des Habitudes et du Caractère des Habitans de la Syrie.

DE tous les sujets d'observation que peut présenter un pays, le plus important, sans contredit, est le moral des hommes qui l'habitent; mais il faut avouer aussi qu'il est le plus difficile: car il ne s'agit pas d'un stérile examen de faits; le but est de saisir leurs rapports et leurs causes; de démêler les ressorts découverts ou secrets, éloignés ou prochains, qui, dans les hommes, produisent ces habitudes d'actions que l'on appelle mœurs, et cette disposition constante d'esprit que l'on nomme caractère: or, pour une telle étude, il faut communiquer avec les hommes que l'on veut approfondir; il faut épouser leurs situations afin de sentir quels agens influent sur eux, quelles affections en résultent; il faut vivre dans leur pays, apprendre leur langue, pratiquer leurs

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coutumes; et ces conditions manquent souvent aux Voyageurs: lorsqu'ils les ont remplies, il leur reste à surmonter les difficultés de la chose elle-même; et elles sont nombreuses: car nonseulement il faut combattre les préjugés que l'on rencontre; il faut encore vaincre ceux que l'on porte: le cœur est partial, l'habitude puissante, les faits insidieux, et l'illusion facile. L'Observateur doit donc être circonspect sans devenir pusillanime; et le Lecteur obligé de voir par des yeux intermédiaires, doit surveiller à la fois la raison de son guide et sa propre raison.

Lorsqu'un Européen arrive en Syrie, et même en général, en Orient, ce qui le frappe le plus dans l'extérieur des habitans, est l'opposition presque totale de leurs manières aux nôtres: l'on dirait qu'un dessein prémédité s'est plu à établir une foule de contrastes entre les hommes de l'Asie et ceux de l'Europe. Nous portons des vêtemens courts et serrés; ils les portent longs et amples. Nous laissons croître les cheveux, et nous rasons la barbe; ils laissent croître la barbe et rasent les cheveux. Chez nous, se découvrir la tête est une marque de respect; chez eux, une tête nue est un signe de folie. Nous saluons in-

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clinés; ils saluent droits. Nous passons la vie de bout, eux assis. Ils s'asseyent et mangent à terre; nous nous tenons élevés sur des sièges. Enfin, jusque dans les choses du langage, ils écrivent à contre-sens de nous, et la plupart de nos noms masculins sont féminins chez eux. Pour la foule des Voyageurs ces contrastes ne sont que bizarres; mais pour des Philosophes, il pourrait être intéressant de rechercher d'où est venue cette diversité d'habitudes dans des hommes qui ont les mêmes besoins, et dans des peuples qui paraissait avoir une origine commune.

Un caractère également remarquable, est l'extérieur religieux qui règne et sur les visages et dans les propos, et dans les gestes des habitans de la Turkie; l'on ne voit dans les rues que mains armées de chapelets. L'on n'entend qu'exclamations emphatiques de yâ Allâh! ô Dieu! Allâh akbar! Dieu très-grand! Allâh tàâla, Dieu très-haut! à chaque instant, l'oreille est frappée d'un profond soupir, ou d'une éructation bruyante que suit la citation d'une des quatre-vingt-dix-neuf épithètes de Dieu; telles que yâ râni! source de richesses! yâ sobhân! ô trèslouable! yâ mastour! ô impénétrable! Si

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l'on vend du pain dans les rues, ce n'est point le pain que l'on crie; c'est Allâh kerim, Dieu est libéral. Si l'on vend de l'eau, c'est Allâh djaouad, Dieu est généreux: ainsi des autres denrées. Si l'on se salue, c'est Dieu te conserve; si l'on remercie, c'est Dieu te protége: en un mot, c'est Dieu en tout et par-tout. Ces hommes sont donc bien dévots, dira le Lecteur? Oui, sans en être meilleurs.—Pourquoi cela? C'est qu'ainsi que je l'ai dit, à raison de la diversité des cultes, ce zèle n'est qu'un esprit de jalousie, de contradictions: c'est que pour les Chrétiens une profession de foi est une bravade, un acte d'indépendance; et pour les Musulmans un acte de pouvoir et de supériorìté. Aussi cette dévotion, née de l'orgueil, et accompagnée d'une profonde ignorance, n'est qu'une superstition fanatique, qui devient la cause de mille désordres.

Il est encore dans l'extérieur des Orientaux un caractère qui fixe l'attention d'un Observateur: c'est leur air grave et flegmatique dans tout ce qu'ils font et dans tout ce qu'ils disent: au lieu de ce visage ouvert et gai que chez nous l'on porte ou l'on affecte, ils ont un visage sérieux, austère ou mélancolique; rarement ils rient, et l'enjoue-

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ment de nos Français leur paraît un accès de délire: s'ils parlent, c'est sans empressement, sans geste, sans passion; ils écoutent sans interrompre; ils gardent le silence des journées entières, et ils ne se piquent point d'entretenir la conversation; s'ils marchent, c'est posément et pour affaires; et ils ne conçoivent rien à notre turbulence et à nos promenades en long et en large; toujours assis, ils passent des journées entières rêvant, les jambes croisées, la pipe à la bouche, presque sans changer d'attitude: on dirait que le mouvement leur est pénible, et que semblables aux Indiens, ils regardent l'inaction comme un des élémens du bonheur.

Cette observation qui se répète sur la plupart de leurs habitudes, étendue à d'autres pays, est devenue de nos jours le motif d'un jugement très-grave sur le caractère des Orientaux, et de plusieurs autres peuples. Un Écrivain célèbre, considérant ce que les Grecs et les Romains ont dit de la mollesse Asiatiqne, et ce que les Voyageurs rapportent de l'indolence des Indiens, a pensé que cette indolence était le caractère essentiel des hommes de ces contrées; recherchant ensuite la cause commune de ce fait général, et

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trouvant que tous ces peuples habitaient ce que nous appelons des pays chauds, il a pensé que la chaleur était la cause de cette indolence; et prenant le fait pour principe, il a posé en axiome que les habitans des pays chauds devaient être indolens, inertes de corps, et par analogie, inertes d'esprit et de caractère. Il ne s'est pas borné là: remarquant que chez ces peuples, le Gouvernement le plus habituel était le despotisme, et regardant le despotisme comme l'effet de la nonchalance d'un peuple, il en en a conclu que le despotisme était le Gouvernement de ces pays, aussi naturel, aussi nécessaire que leur propre climat. Il semblerait que la dureté, ou, pour mieux dire, la barbarie de cette conséquence, eût dû mettre les esprits en garde contre l'erreur de ces principes: cependant elle a fait une fortune brillante en France, et même dans toute l'Europe; et l'opinion de l'Auteur de l'Esprit des Lois est devenue pour le grand nombre des esprits, une autorité contre laquelle il est téméraire de se révolter. Ce n'est pas ici le lieu de faire un traité en forme, pour en démontrer toute l'erreur: d'ailleurs il existe déjà dans l'Ouvrage d'un Philosophe dont le nom marche de

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pair pour le moins avec celui de Montesquieu. Mais afin d'élever quelques doutes dans l'esprit de ceux qui ont admis cette opinion sans prendre le temps d'y réfléchir, je vais exposer quelques objections qui découlent naturellement du sujet.

L'on a fondé l'axiome de l'indolence des Orientaux et des Méridionaux en général, sur l'opinion que les Grecs et les Romains nous ont transmise de la mollesse Asiatique; mais quels sont les faits sur lesquels ils fondèrent cette opinion? L'ont-ils établie sur des faits fixes et déterminés, ou sur des idées vagues et générales comme nous le pratiquons nous-mêmes? Ont-ils eu des notions, plus précises de ces pays dans leur temps, que nous dans le nôtre; et pouvons-nous asseoir sur leur rapport un jugement difficile à établir sur notre propre examen? Admettons les faits tels que l'Histoire les donne: étaient-ce des peuples indolens que ces Assyriens qui, pendant cinq-cents ans troublèrent l'Asie par leur ambition et leurs guerres; que ces Mèdes qui rejetèrent leur joug et les dépossédèrent; que ces Perses de Cyrus, qui, dans un espace de trente ans, conquirent depuis l'Indus jusqu'à la Méditerranée? Étaient-ce des peuples sans activité, que ces Phéniciens

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qui, pendant tant de siècles, embrassèrent le commerce de tout l'ancien monde; que ces Palmyréniens, dont nous avons vu de si imposans monumens d'industrie; que ces Carduques de Xénophon, qui bravaient la puissance du grand Roi, au sein de son Empire; que ces Parthes qui furent les rivaux indomptables de Rome; enfin, que ces Juifs mêmes, qui, bornés à un petit État, ne cessèrent de lutter pendant mille ans contre des Empires puissans? Si les hommes de ces Nations furent des hommes inertes, qu'est-ce que l'activité? S'ils furent actifs, où est l'influence du climat? Pourquoi dans les mêmes contrées où se développa jadis tant d'énergie, règne-t-il aujourd'hui une inertie si profonde? Pourquoi ces Grecs modernes si avilis sur les ruines de Sparte, d'Athènes, dans les champs de Marathon et des Thermopyles? Dira-t-on que les climats sont changés? Où en sont les preuves? et supposonsle: ils ont donc changé par bonds et par cascades, par chutes et par retours; le climat des Perses changea donc de Cyrus à Xerxès; le climat d'Athènes changea donc d'Aristide à Démétrius de Phalère; celui de Rome, de Scipion à Sylla, et de-Sylla à Tibère? Le climat des Portugais a donc

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changé depuis Albukerque, et celui des Turks, depuis Soliman? Si l'indolence est propre aux zônes méridionales, pourquoi a-t-on vu Carthage en Afrique, Rome en Italie, les Flibustiers à Saint-Domingue? Pourquoi trouvons-nous les Malais dans l'Inde, et les Bedouins dans l'Arabie? Pourquoi dans un même temps, sous un même ciel, Sybaris près de Crotone, Capoue près de Rome, Sardes près de Milet? Pourquoi sous nos yeux dans notre Europe, des États du Nord aussi languissans que ceux du Midi? Pourquoi dans notre propre Empire, des Provinces du Midi plus actives que celles du Nord? Si avec des circonstances contraires l'on a les même faits; si avec des faits divers, l'on a les mêmes circonstances; qu'est-ce que ces prétendus principes? qu'est-ce que cette influence? Qu'entend-t-on même par activité? N'en accorde-t-on qu'aux peuples belliqueux? et Sparte sans guerre est-elle inerte? Que veut-on dire par pays chauds? Où pose-t-on les limites du froid, du tempéré? Que Montesquieu le déclare, afin que l'on sache désormais par quelle température l'on pourra déterminer l'énergie d'une Nation, et à quel degré du thermomètre l'on recon-

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naîtra son aptitude à la liberté ou à l'esclavage?

L'on invoque un fait physique, et l'on dit: La chaleur abat nos forces; nous sommes plus indolens l'été que l'hiver: donc les habitans des pays chauds doivent être indolens. Supposons le fait; pourquoi, sous un même ciel, la classe des tyrans aura-t-elle plus d'énergie pour opprimer, que celle du peuple pour se defendre? Mais, qui ne voit que nous raisonnons comme des habitans d'un pays où il y a plus de froid que de chaud? Si la thèse se soutenait en Égypte ou en Afrique, l'on y dirait: Le froid gêne les mouvemens, arrête la circulation. Le fait est que les sensations sont relatives à l'habitude, et que les corps prennent un tempérament analogue au climat où ils vivent; en sorte qu'ils ne sont affectés que par les extrêmes du terme ordinaire. Nous haïssons la sueur; l'Égyptien l'aime, et redoute de se voir sec. Ainsi, soit par les faits historiques, soit par les faits naturels, la proposition de Montesquieu, si imposante au premier coup-d'œil, se trouve à l'analyse un pur paradoxe, qui n'a dû son succès qu'à la nouveauté des esprits sur ces matières, lorsque l'Esprit des Lois parut, et à la flatterie indi-

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recte qui en résulte pour les nations qui l'ont admis.

Pour établir quelque chose de précis dans la question de l'activité, il était un moyen plus prochain et plus sûr que ces raisonnemens lointains et équivoques: c'était d'en considérer la nature même; d'en examiner l'origine et les mobiles dans l'homme. En procédant par cette méthode, l'on s'appercoit que toute activité, soit de corps, soit d'esprit, prend sa source dans les besoins; que c'est en raison de leur étendue, de leurs développemens, qu'elle-même s'étend et se développe: l'on en suit la gradation depuis les élémens les plus simples, jusqu'à l'état le plus composé. C'est la faim, c'est la soif qui, dans l'homme encore sauvage, éveillent les premiers mouvemens de l'ame et du corps; ce sont ces besoins qui le font courir, chercher, épier, user d'astuce ou de violence: toute son activité se mesure sur les moyens de pourvoir à sa subsistance. Sont - ils faciles; a-t-il sous sa main les fruits, le gibier, le poisson: il est moins actif, parce qu'en étendant le bras, il se rassasie, et que rassasié, rien ne l'invite à se mouvoir, jusqu'à ce que l'expérience de diverses jouissances ait

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éveillé en lui les desirs qui deviennent des besoins nouveaux, de nouveaux mobiles d'activité. Les moyens sont-ils difficiles; le gibier est-il rare et agile, le poisson rusé, les fruits passagers: alors l'homme est forcé d'être plus actif; il faut que son corps et son esprit s'exercent à vaincre les difficultés qu'il rencontre à vivre; il faut qu'il devienne agile comme le gibier, rusé comme le poisson, et prévoyant pour conserver les fruits, Alors, pour étendre ses facultés naturelles, il s'agite, il pense, il médite; alors il imagine de courber un rameau d'arbre, pour en faire un arc; d'aiguiser un roseau, pour en faire une flèche; d'emmancher un bâton à une pierre tranchante, pour en faire une hache: alors il travaille à faire des filets, à abattre des arbres, à en creuser le tronc, pour en faire des pirogues. Déja il a franchi les bornes des premiers besoins, déja l'expérience d'une foule de sensaotins lui a fait connaître des jouissances et des peines; et il prend un surcroît d'activité pour écarter les unes et multiplier les autres. Il a goûté le plaisir d'un ombrage contre les feux du soleil; il se fait une cabane: il a éprouvé qu'une peau le garantit du froid; il se fait un vêtement: il a bu

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l'eau-de-vie et fumé le tabac: il les a aimés; il veut en avoir encore; il ne le peut qu'avec des peaux de castor, des dents d'éléphant, de la poudre d'or, etc.; il redouble d'activité, et il parvient, à force d'industrie, jusqu'à vendre son semblable. Dans tous ces développemens, comme dans la source première, l'on conviendra que l'activité a bien peu de rapport à la chaleur; seulement, les hommes du Nord passant pour avoir besoin de plus d'alimens que ceux du Midi, l'on pourrait dire qu'ils doivent avoir plus d'activité; mais cette différence dans les besoins nécessaires a des bornes assez étroites. D'ailleurs, a-t-on bien constaté qu'un Eskimau ou un Samoyède ayent réellement besoin pour vivre de plus de substance qu'un Bedouin ou qu'un Ichthyophage de Perse? Les sauvages du Brésil et de la Guinée sont-ils moins voraces que ceux du Canada et de la Californie? Que l'on y prenne garde: la facilité d'avoir beaucoup d'alimens, est peut-être la première raison de la voracité; et cette facilité, sur-tout dans l'état sauvage, dépend moins du climat que de la nature du sol; c'est-à-dire, de sa richesse ou de sa pauvreté en pâturages, en forêts, en lacs, et par consè-

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quent en poisson, en gibier, en fruits; circonstances qui se trouvent indifféremment sous toutes les zones.

En y réfléchissant, il paraît que cette nature du sol a réellement une influence sur l'activité; il paraît que dans l'état social, comme dans l'état sauvage, un pays où les moyens de subsister seront un peu difficiles, aura des habitans plus actifs, plus industrieux; que dans celui, au contraire, où la Nature prodiguera tout, le peuple sera inactif, indolent: et ceci s'accorde bien avec les faits généraux de l'Histoire, où la plupart des peuples conquérans sont des peuples pauvres, sortis de pays stériles, ou difficiles à cultiver, pendant que les peuples conquis sont les habitans des contrées fertiles et opulentes. Il est même remarquable que ces peuples pauvres, établis chez les peuples riches, perdent en peu de temps leur énergie, et passent à la mollesse: tels furent ces Perses de Cyrus, descendus de l'Elymaïde dans les prairies de l'Euphrate; tels les Macédoniens d'Alexandre, transportés des monts Rhodope dans les champs de l'Asie; tels les Tartares de Djenkiz-Kan établis dans la Chine et le Bengale; et les Arabes de Mahomet, dans

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l'Egypte et l'Espagne. De-là l'on pourrait établir que ce n'est point comme habitans de pays chauds, mais comme habitans de pays riches, que les peuples ont du penchant à l'inertie; et ce fait s'accorde bien encore avec ce qui se passe au sein des sociétés, où nous voyons que ce sont les classes riches qui ont ordinairement le moins d'activité; mais comme cette satiété, ou cette pauvreté n'ont pas lieu pour tous les individus d'un peuple, il faut reconnaître des raisons plus générales et plus efficaces que la nature du sol: ce sont ces institutions sociales, que l'on appelle Gouvernement et Religion. Voilà les vrais régulateurs de l'activité ou de l'inertie des particuliers et des nations; ce sont eux qui, selon qu'ils étendent ou qu'ils bornent la carrière des besoins naturels ou superflus, étendent ou resserrent l'activité de tous les hommes. C'est parce que leur influence agit malgré la différence des terrains et des climats, que Tyr, Carthage, Alexandrie ont eu la même industrie que Londres, Paris, Amsterdam; que les Flibustiers et les Malais ont eu l'inquiétude et le caractère des Normands; que les paysans Russes et Polonais ont l'apathie et l'insouciance des Indous et des

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Nègres. C'est parce que leur nature varie et change comme les passions des hommes qui les règlent, que leur influence change et varie dans des époques très-voisines: voilà pourquoi les Romains de Scipion ne sont point ceux de Tibère; que les Grecs d'Aristide et de Thémistocle ne sont pas ceux de Constantin. Consultons dans notre propre cœur les mobiles généraux du cœur humain: n'éprouvons-nous pas que notre activité est bien moins relative aux agens physiques, qu'aux circonstances de l'état social où nous nous trouvons? Des besoins nécessaires ou superflus allument-ils en nous des désirs: aussitôt notre corps et notre esprit prennent une vie nouvelle; la passion nousdonne une activité ardente comme nos desirs, et soutenue comme notre espoir. Cet espoir vient-il à manquer: le désir se fanne, l'activité languit, et le découragement nous mène à l'apathie et à l'indolence. Pat-là s'explique pour-quoi notre activité varie comme nos conditions, comme nos situations dans la société, comme nos âges dans la vie; pourquoi tel homme qui fut actif dans sa jeunesse, devient indolent stir le retour; pourquoi il y a plus d'activité dans les capitales et dans les villes de commerce, que

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dans les villes sans commerce et dans les campagnes. Pour éveiller l'activité, il faut d'abord des objets aux desirs; pour la soutenir, il faut un espoir d'arriver à la jouissance. Si ces deux circonstances manquent, il n'y a d'activité, ni dans le particulier, ni dans la nation; et tel est le cas des Orientaux en général, et particulièrement de ceux dont nous traitons. Qui pourrait les engager à se mouvoir, si nul mouvement ne leur offre l'espoir de jouir de la peine qu'il a coûté? Comment ne seraient-ils pas indolens dans les habitudes les plus simples, si leurs institutions sociales leur en font une espèce de nécessité? Aussi le meilleur observateur de l'antiquité, en faisant sur les Asiatiques de son temps la même remarque, en a allégué la même raison. «Quant à la mollesse et à l'indolence des Asiatiques, dit-il dans un passage digne d'être cité (1), s'ils sont moins belliqueux, s'ils ont des mœurs plus douces que les Européens, sans doute la nature de leur climat, plus tempéré que le nôtre, y contribue beaucoup;... mais il faut y ajouter aussi la forme de leurs Gouvernemens, tous

(1) Hippocrates de aëre, locis et aquis.

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despotiques, et soumis à la volonté arbitraire des Rois. Or, les hommes qui ne jouissent point de leurs droits naturels, mais dont les affections sont dirigées par des maîtres; ces hommes ne peuvent avoir la passion hardie des combats; ils ne voyent point dans la guerre une balance assez égale de risques et d'avantages: obligés de quitter leurs amis, leur patrie, leurs familles, de supporter de dures fatigues, et la mort même; quel est le salaire de tant de sacrifices? La mort et les dangers; leurs maîtres seuls jouissent du butin et des dépouilles qu'ils ont payés de leur sang. Que s'ils combattaient dans leur propre cause, et que le prix de la victoire leur fût personnel, comme la honte de la défaite, ils ne manqueraient pas de courage: et la preuve en existe dans ceux des Grecs et des Barbares (naturels), qui, dans ces contrées, vivent sous leurs propres lois, et sont libres; car ceux-là sont plus courait geux qu'aucune autre espèce d'hommes.»

Voilà précisément la définition des Orientaux de nos jours; et ce que le philosophe Grec a dit des peuples particuliers qui méconnaissaient la puissance du grand Roi et de ses Satrapes,

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convient exactement à ce que nous avons vu des Druzes, des Maronites, des Kourdes, des Arabes, de Dàher et des Bedouins. Il faut le reconnaître; le moral des peuples, comme celui des particuliers, dépend sur-tout de l'état social dans lequel ils vivent: puisqu'il est vrai que nos actions sont dirigées par les lois civiles et religieuses, puisque nos habitudes ne sont que la répétition de ces actions, puisque notre caractère n'est que la disposition à agir de telle manière en telle circonstance; il s'ensuit évidemment que tout dépend du gouvernement et de la religion: dans tous les faits dont j'ai voulu me rendre compte, j'ai toujours vu cette double cause revenir plus ou moins immédiate: l'analyse de quelques uns pourra en faire la démonstration.

J'ai dit que les Orientaux en général ont l'extérieur grave et flegmatique, le maintien posé et presque nonchalant, le visage sérieux, même triste et mélancolique. Si le climat ou le sol en étaient la cause radicale, l'effet seraitle même dans tous les sujets; et cela n'est pas: sous cette nuance générale, il est mille nuances particulières de classes et d'individus relatives à l'action du gouvernement, laquelle est diverse pour ces

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individus et pour ces classes. Ainsi l'on observe que les paysans, sujets des Turks, sont plus sombres que ceux des pays tributaires; que les habitans des campagnes sont moins gais que ceux des villes; que ceux de la côte le sont plus que ceux de l'intérieur; que dans une même ville la classe des gens de loi est plus grave que celle des gens de guerre, et celle-là plus que le peuple. L'on observe même que dans les grandes villes le peuple a baucoup de cet air dissipé et sans souci qu'il a chez nous. Pourquoi cela? c'est que là, comme ici, endurci à la souffrance par l'habitude, affranchi de la réflexion par l'ignorance, le peuple vit dans une sorte de sécurité: il n'a rien à perdre: il ne craint pas qu'on le dépouille. Le marchand, au contraire, vit dans les alarmes perpétuelles, et de ne pas acquérir davantage, et de perdre ce qu'il a. Il tremble de fixer les regards d'un gouvernement rapace, pour qui un air de satisfaction serait l'enseigne de l'aisance, et le signal d'une avanie. La même crainte règne dans les villages, où chaque paysan redoute d'exciter l'envie de ses égaux, et la cupidité de l'Aga et des gens de guerre. Dans un tel pays, où l'on est sans cesse surveillé par une

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autorité spoliatrice, l'on doit porter un visage sérieux, par la même raison que l'on porte des habits percés et que l'on mange en public des olives et du fromage. Cette même raison, quoique moins active pour les gens de loi, n'est cependant pas sans effet; mais la morgue de leur éducation et le pédantistac de leur morale, les dispensent de toute autre.

A l'égard de la nonchalance, il n'est pas étonnant que le peuple des villes et des campagnes, fatigué de son travail, ait du penchant au repos. Mais il est remarquable que lorsque ce peuple se met en action, il s'y porte avec une vivacité et une passion presqu'inconnues dans nos climats. Cette observation a lieu sur-tout ddans les ports et les villes de commerce. Un Européen ne peut s'empêcher d'admirer avec quelle activité les matelots, les bras et les jambes nus, manient les rames, tendent les voiles, et font toute la manœuvre; avec quelle ardeur les porte-faix déchargent un bateau, et transportent les couffes(1) les plus pesantes. Toujours chantant, et répondant par versets à l'un d'eux qui com-

(1) Sacs de paille très-usités en Asie.

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mande, ils exécutent tous leurs mouvemens en cadence, et doublent leurs forces en les réunissant par la mesure. L'on a dit à ce sujet que les peuples des pays chauds avaient un penchant naturel à la musique; mais en quoi consiste cette analogie du climat au chant? Ne serait-il pas plus raisonnable de dire que les pays chauds que nous connaissons, ayant été policés long-temps avant nos froids climats, le peuple y a conservé quelques souvenirs des beaux arts qui y ont jadis régné? Nos négocians reprochent souvent à ce peuple, et sur-tout à celui des campagnes, de ne pas travailler aussi souvent, ni aussi longtemps qu'il le pourrait. Mais pourquoi travaillerait-il au-delà de ses besoins, puisque le superflu de son travail ne lui rendrait aucun surcroît de jouissances? A bien des égards l'homme du peuple ressemble au Sauvage; quand il a dépensé ses forces à acquérir sa subsistance, il se repose: ce n'est qu'en lui rendant cette subsistance moins pénible, et en l'excitant par l'appât de jouissances présentes, que l'on parvient à lui donner une activité soutenue; et nous avons vu que l'esprit du gouvernement Turk est l'inverse de cet esprit. Quant à la vie sédentaire, quel

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motif aurait-on de s'agiter dans un pays où la police n'a jamais songé à établir ni promenades ni plantations; où il n'y a ni sureté hors des villes, ni agrément dans leur enceinte; où tout enfin invite à se renfermer chez soi? Est-il étonnant qu'un pareil ordre de choses ait produit des habitudes sédentaires? et ces habitudes ne doivent-elles pas à leur tour devenir des causes d'inaction?

La comparaison de notre état civil et domestique, à celui des Orientaux, présente encore plusieurs raisons de ce flegme qui est leur caractère général. Chez nous, l'une des sources de la gaieté, est la table et l'usage du vin; chez les Orientaux ce double plaisir est presqu'inconnu. La bonne chère attirerait une avanie, et le vin une punition corporelle, vu le zèle de la police à faire exécuter les préceptes du Qôran. Ce n'est pas même sans peine que les Musulmans tolèrent dans les Chrétiens l'usage d'une liqueur qu'ils leur envient; aussi cet usage n'est-il habituel et familier que dans le Kesraouàn et le pays des Druzes; et là les repas ont une gaieté que l'eau-de-vie ne procure point dans les villes même d'Alep et de Damas.

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Une seconde source de gaieté, parmi nous, est la communication libre des deux sexes, qui a lieu sur-tout en France. L'effet en est que, par un espoir plus ou, moins vague, les hommes recherchant la bienveillance des femmes, prennent les formes qui peuvent la procurer. Or, tel est l'esprit ou telle est l'éducation dés femmes, qu'à leurs yeux le premier mérite est de les amuser; et certainement de tous les moyens d'y réussir, le premier est l'enjouement et la gaieté. C'est ainsi que nous avons contracté une habitude de badinage, de complaisance et de frivolité, qui est devenue le caractère distinctif de notre nation en Europe. Dans l'Asie, au contraire, les femmes sont rigoureusement séquestrées de la société des hommes. Toujours renfermées dans leur maison, elles ne communiquent qu'avec leur mari, leur père, leur frère, et tout au plus leur cousin-germain; soigneusement voilées dans les rues, à peine osent-elles parler à un homme, même pour affaires. Tous doivent leur être étrangers: il serait indécent de les fixer, et l'on doit les laisser passer à l'écart comme si elles étaient une chose contagieuse. C'est presque l'idée des Orientaux, qui ont un sentiment général de mépris pour ce

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sexe. Quelle en est la cause, pourra-t-on demander? Celle de tout, la Législation et le Gouvernement. En effet, ce Mahomet, si passionné pour les femmes, ne leur a cependant pas fait l'honneur de les traiter dans son Qôran comme une portion de l'espèce humaine; il ne fait mention d'elles ni pour les pratiques de la religion, ni pour les récompenses de l'autre vie; et c'est une espèce de problême chez les Musulmans, si les femmes ont une ame. Le Gouvernement fait plus encore contre elles; car il les prive de toute propriété foncière, et il les dépouille tellement de toute liberté personnelle, qu'elles dépendent toute leur vie ou d'un mari, ou d'un père, ou d'un parent; dans cet esclavage, ne pouvant disposer de rien, l'on conçoit qu'il est assez inutile de solliciter leur bienveillance, et par conséquent d'avoir ce ton de gaieté qui les captive. Ce Gouvernement, cette Législation paraissent eux-mêmes la cause de la séquestration des femmes; et peutêtre, sans la facilité du divorce, sans la crainte de se voir enlever sa fille ou sa femme par un homme puissant, serait-on moins jaloux d'en dérober la vue à tous les regards.

Cet état des femmes, chez les Orientaux,

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cause dans leurs mœurs divers contrastes avec les nôtres. Leur délicatesse sur cet article est telle que jamais ils n'en parlent, et qu'il serait très-indécent de leur demander des nouvelles des femmes de leur maison. Il faut être avancé dans leur familiarité pour traiter avec eux de cette matière; et alors ce qu'ils entendent de nos usages les confond d'étonnement. Ils ne peuvent concevoir comment chez nous les femmes vont le visage découvert, eux pour qui un voile levé est l'enseigne d'une prostituée, ou le signal d'une bonne fortune; ils n'imaginent pas comment on peut les voir, leur parler, les toucher sans émotion, et être en tête-à-tête sans se porter aux dernières extrémités. Cet étonnement nous indique l'opinion qu'ils ont des leurs; et l'on en peut d'abord conclure qu'ils ignorent absolument l'amour, tel que nous l'entendons: le besoin qui en fait la base, est chez eux dépouillé des accessoires qui en font le charme; la privation y est sans sacrifice, la victoire sans combat, la jouissance sans délicatesse; ils passent sans intervalle, du tourment à la satiété. Les amans y sont des prisonniers toujours d'accord pour tromper leurs gardes, toujours prompts à saisir l'occasion, parce qu'elle est rapide et rare:

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discrets comme des conjurés, ils cachent leur bonheur comme un crime, parce qu'il en a les conséquences. Le poignard, le poison, le pistolet sont toujours à côté de l'indiscrétion: son extrême importance pour les femmes les rend elles-mêmes ardentes à la punir; et souvent pour se venger elles deviennent plus cruelles que leurs maris et leurs frères. Cette sévérité entretient des mœurs assez chastes dans les campagnes; mais dans les grandes villes, où l'intrigue a plus de ressources, il ne règne pas moins de débauche que parmi nous, avec cette différence qu'elle est plus obscure. Alep, Damas et sur-tout le Kaire, ne le cèdent point en ce genre à nos capitales de province. Les jeunes filles y sont retenues comme par-tout, parce qu'un accident découvert leur coûterait la vie; mais les femmes mariées y prennent d'autant plus de liberté, qu'elles ont été plus long-temps contraintes, et qu'elles ont souvent de justes raisons de se venger de leurs maîtres. En effet, à raison de la polygamie, permise par le Qôran, la plupart des Turks s'énervent de bonne heure, et rien n'est plus commun que d'entendre des hommes de trente ans se plaindre d'impuissance; c'est la maladie pour laquelle ils consultent

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davantage les Européens, en leur demandant du màdjoun, c'est-à-dire, des pilules aphrodisiaques. Le chagrin qu'elle leur cause est d'autant plus amer, que la stérilité est un opprobre chez les Orientaux: ils ont encore, pour la fécondité, toute l'estime des temps anciens; et le plus heureux souhait que l'on puisse faire à une jeune fille, c'est qu'elle ait promptement un époux, et qu'elle lui donne beaucoup d'enfans. Ce préjugé leur fait prématurer les mariages, au point qu'il n'est pas rare de voir unir des filles de neuf ou dix ans à des garçons de douze ou treize; il est vrai que la crainte du libertinage et des suites fâcheuses qu'il attire de la part de la police Turke y contribue aussi. Cette prématurité doit encore être comptée parmi les causes de l'impuissance. L'ignorance des Turks se refuse à le croire, et ils sont si déraisonnables sur cet article, qu'ils méconnaissent les bornes de la Nature, dans les temps même où leur santé est dérangée. C'est encore up des effets du Qôran, où le Prophète a pris la peine d'insérer un précepte sur ce genre de devoir. D'après ce fait, Montesquieu a eu raison de dire, que la polygamie était une cause de dépopulation en Turkie; mais elle n'est qu'une des moindres,

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attendu qu'il n'y a guère que les riches qui se permettent plusieurs femmes: le peuple, et surtout celui des campagnes, se contente d'une seule; et l'on trouve quelquefois dans les hautes classes des gens assez sages pour imiter son exemple, et convenir que c'est assez.

Ce que ces personnes racontent de la vie domestique des maris à plusieurs femmes, n'est pas propre à faire envier leur sort, ni à donner une haute idée de cette partie de la législation de Mahomet. Leur maison est le théâtre d'une guerre civile continue. Sans cesse ce sont des querelles de femme à femme, des plaintes des femmes au mari. Les quatre épouses en titre se plaignent qu'on leur préfère les esclaves, et les esclaves qu'on les livre à la jalousie de leurs maîtresses. Si une femme obtient un bijou, une complaisance, une permission d'aller au bain, toutes en veulent autant, et font ligue pour la cause commune. Pour établir la paix, le Polygame est obligé de commander en despote, et de ce moment il ne trouve plus que les sentimensdes esclaves, l'apparence de l'attachement et la réalité de la haine. En vain chacune de ces femmes lui proteste qu'elle l'aime plus que les

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autres; en vain elles s'empressent, lorsqu'il rentre, de lui présenter sa pipe, ses pantoufles, de lui préparer son dîné, de lui servir son café; en vain, pendant qu'il repose mollement étendu sur son tapis, elles chassent les mouches qui l'importunent; tous ces soins, toutes ces caresses n'ont pour but que de faire ajouter à la somme de leurs bijoux et de leurs meubles, afin que s'il les répudie, elles puissent tenter un autre époux, ou trouver une ressource dans ces objets qui sont leur seule propriété: ce sont de vraies courtisanes, qui ne songent qu'à dépouiller leur amant avant qu'il les quitte; et cet amant, dès long-temps privé de desirs, obsédé de complaisances, accablé de tout l'ennui de la satiété, ne jouit pas, comme l'on pourrait croire, d'un sort digne d'envie. C'est de ce concours de circonstances que naît le mépris des Turks pour les femmes, et l'on voit qu'il est leur propre ouvrage. Comment en effet auraient-elles cet amour exclusif qui fait leur mérite, quand on leur donne l'exemple du partage? Comment auraient-elles cette pudeur qui fait leur vertu, quand elles voyent chaque jour des scènes outrageantes de débauches? Comment, en un mot, auraient-elles

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un moral estimable, quand on ne prend aucun soin de leur éducation? Les Grecs ont du moins retiré cet avantage de la religion, que ne pouvant avoir qu'une femme à la fois, ils sont moins éloignés de la paix domestique, sans peut-être en jouir davantage.

II est remarquable qu'à raison de cette différence dans le culte, il existe entre les Chrétiens et les Musulmans de la Syrie, et même de toute la Turkie, une différence de caractère aussi grande que s'ils étaient deux peuples vivans sous deux climats. Les Voyageurs, et mieux encore, nos Négocians, qui pratiquent habituellement les uns et les autres, s'accordent à témoigner que les Chrétiens Grecs sont en général fourbes, méchans, menteurs, vils dans l'abaissement, insolens dans la fortune, enfin d'un caractère léger et très-mobile: les Musulmans, au contraire, quoique fiers jusqu'à la morgue, ont cependant une sorte de bonté, d'humanité, de justice, et sur-tout une grande fermeté dans les revers, et un caractère décidé, sur lequel on peut compter. Ce contraste a droit d'étonner dans des hommes qui vivent sous un même ciel; mais la différence des préjugés de leur éducation et de l'action du

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Gouvernement sous lequel ils vivent, en rend une raison satisfaisante. En effet les Grees, traités par les Turks avec la hauteur et le mépris que l'on a pour des Esclaves, ont dû finir par prendre le caractere de leur position: ils ont dû devenir fourbes, pour échapper par la ruse à la violence; menteurs et vils adulateurs, parce que l'homme foible est obligé de caresser l'homme fort; dissimulés et méchans, parce que celui qui me peut se venger ouvertement, concentre sa haine; lâches et traîtres, parce que celui qui ne peut attaquer de front, frappe par derrière; enfin, insolens dans la fortune, parce que ceux qui parviennent pa des bassesses, ont à rendre tous les mépris qu'ils ont reçus. Je faisais un jour à un Religieux sensé l'observation, que de tous les. Chrétiens qui, dans ces derniers temps, se sont trouvés aux postes élevés, pas un seul ne s'est montré digne de sa fortune. Ybrahim était bassement avare; Sâd-el-Kouri irrésolu et pusillanime; sons fils Randour, insolent et borné; Rezq, lâche et fripon: Nos Chrétiens, me répondit-il mot pour mot, n'ont pas la main propre ou governement, parce qu'elle n'est exercée dans leur jeunesse qu'à battre du coton. Ils

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rassemblent à ceux qui marchent pour la première fois sur les terrasses, leur élévation leur donne l'étourdissement; comme ils craignent de retourner aux olives et au fromage, ils se hâtent de faire leurs provisions. Les Tnrks, au contraire, sont accoutumés à régner; ce sont des maîtres habitués à leur fortune, et ils en usent comme n'en devant jamais changer. L'on ne doit pas d'ailleurs perdre de vue que les Musulmans sont élevés dans le préjugé du fatalisme, et qu'ils sont fermement persuadés que tout est prédestiné. De-là, une sécurité qui tempère et le désir et la crainte; de-là une résignation armée contre le bien et contre le mal, une apathie qui ferme également accès aux regrets et à la prévoyance. Que le Musulman essuye une grande perte; qu'il soit dépouillé, ruiné, il dit tranquillement: C'était écrit, et avec ce mot il passe sans murmure de l'opulence à ta misère: qu'il soit au lit de la mort, rien n'altère sa sécurité; il fait son ablution, sa prière; il a confiance en Dieu et au Prophète; il dit avec calme à son fils: Tourne-moi la tête vers la Mekke, et il meurt en paix. Les Grecs, au contraire, persuadés que Dieu est exorable, que l'on change ses dé-

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crets par des vœux, des jeûnes, des pélerinages, vivent sans cesse dans le desir d'obtenir, dans la crainte de perdre, dans le remords d'avoir omis. Leur cœur est ouvert à toutes les passions, et ils n'en évitent l'effet qu'autant que les circonstances où ils vivent, et l'exemple des Musulmans affaiblissent les préjugés de leur enfance. Ajoutons, par une remarque commune aux deux Religions, que les habitans de l'intérieur des terres ont plus de droiture, plus de simplicité, plus de générosité, en un mot un meilleur moral que ceux des villes de la côte, sans doute parce que ces derniers, se livrant au commerce, contractent par leur genre de vie un esprit mercantile, naturellement ennemi des vertus, qui ont pour base la modération et le désintéressement,

D'après ce que j'ai exposé, des habitudes des Orientaux, l'on ne sera plus étonné que leur caractère se ressente de la monotonie de leur vie privée, et de leur état civil. Dans les villes même les plus actives, telles qu'Alep, Damas et lo Kaire, tous les amusement se réduisent à aller au bain ou à se rassemble dans des cafés qui n'ont que le nom des nôtres: là, dans une grande pièce enfumée, assis sur des nattes en lambeaux,

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les gens aisés passent des journées entières à fumer la pipe, causant d'affaires par phrases rares et courtes, et souvent ne disant rien. Quelquefois, pour ranimer cette assemblée silencie use, il se présente un chanteur ou des danseuses, ou un de ces conteurs d'histoires, que l'on appelle Nœchid, qui, pour obtenir quelques paras, récite un conte, ou déclame des vers de quelque ancien poète. Rien n'égale l'attention avec laquelle on écoute cet orateur; grands et petits, tous ont une passion extrême pour les narrations; le peuple même s'y livre dans son loisir: un voyageur qui arrive d'Europe, n'est pas médiocrement surpris de voir les matelors se rassembler pendant le calme sur le tillac, et passer deux ou tois heures à entendre l'un d'eux déclamer un rêcit que l'oreille la moins exercée reconnait pour de la poésie au mètre très-marqué, à la rime mivie, ou mêlée des distiques. Ce n'est pas le seul article sur lequel le peuple d'Orient l'emporte en délicatesse sur le nôtre. La populace même des villes, quoique criailleuse, n'est jamais aussi brutale que chez nous, et elle a le grand mérite d'être absolument exempte de cette crapule d'ivrognerie, qui infeste jusqu'à nos compagnes, c'est peut etre

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le seul avantage réel qu'ait produit la législation de Mahomet: joignons y néanmoins la prohibition des jeux de hasard pour lesquels les Orientaux, par cette raison, n'ont aucun goût; celui des échecs est le seul dont ils fassent cas et il n'est pas rare d'y trouver des joueurs habiles.

De tous les genres de spectacle, le seul qu'ils connaissent, mais qui n'est familier qu'au Kaire, est celui des baladins qui font des tours de force, comme nos danseurs de corde, et des tours d'adresse comme nos escamoteurs. L'on en voit qui mangent des cailloux, soufflent des flammes, se percent le bras ou le nez sans se faire de mal, et qui dévorent des serpens. Le peuple, à qui ils cachent soigneusement leurs procédés secrets, a une sorte de vénération pour eux, et il appelle d'un nom qui signifie tout ce qui étonne, comme monstre, prodige et miracle, ces tours de gibecière dont l'usage paraît très-ancien dans ces contrées. Ce penchant à l'admiration, cette facilité de croire aux faits et aux récits les plus extra-ordinaires, est un attribut remarquable de l'esprit des Orientaux. Ils admettent sans répugner, sans douter, tout ce que l'on veut leur conter de plus surprenant. A les entendre, il se passe

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encore aujourd'hui dans le monde autant de prodiges qu'au temps des Génies et des Afrittes; la raison en est que ne connaissant point le cours ordinaire des faits moraux et physiques, ils ne savent où assigner les bornes du probable et de l'impossible. D'ailleurs leur jugement, plié dès le bas âge à croire les contes extravagans du Qôran, se trouve dénué des balances de l'analogie pour peser les vraisemblances. Ainsi leur crédulité tient à leur ignorance, au vice de leur éducation, et se reporte encore au Gouvernement. Ils ont pu devoir à cette crédulité une partie de l'imagination gigantesque que l'on vante dans leurs Romans; mais il seroit à desirer que cette source fût tarie: il leur resterait encore assez de moyens de briller. En général, les Orientaux ont la conception facile, l'élocution aisée, les passions ardentes et soutenues, le sens droit dans les choses qu'ils connaissent. Ils ont un goût particulier pour la morale, et leurs proverbes prouvent qu'ils savent réunir la finesse de l'observation et la profondeur de la pensée, au piquant de l'expression. Leur commerce a quelque chose de froid au premier abord; mais par l'habitude il devient doux et attachant: telle est

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l'idée qu'ils laissent d'eux, que la plupart des Voyageurs et des Négocians qui les ont fréquentés s'accordent à trouver à leur peuple un caractère plus humain, plus généreux, une simplicité plus noble, plus polie, et quelque chose de plus fin et de plus ouvert dans l'esprit et les manières, qu'au peuple même de notre pays; comme si ayant été policés long-temps avant nous, les Asiatiques conservaient encore les traces de leur première éducation.

Mais il est temps de terminer ces réflexions; je n'en ajoute plus qu'une qui m'est personnelle. Après avoir vécu pendant près de trois ans dans l'Egypte et la Syrie, après m'être habitué au spectacle de la dévastation et de la barbarie, lorsque je suis rentré en France, la vue de mon pays a presque produit sur moi l'effet d'une terre étrangère: je n'ai pu me défendre d'un sentiment de surprise, quand, traversant nos Provinces de la Méditerranée à l'Océan, au lieu de ces campagnes ravagées et des vastes déserts auxquels j'étais accoutumé, je me suis vu transporté comme dans un immense jardin, où les champs cultivés, les villes peuplées, les maisons de plaisance ne cessent de se succéder pendant

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une route de vingt journées. En comparant nos constructions riches et solides aux masures de briques et de terre que je quittais; l'aspect opulent et soigné de nos villes, à l'aspect de ruine et d'abandon des villes Turkes; l'état d'abondance, de paix, et tout l'appareil de puissance de notre Empire, à l'état de trouble, de misère et de faiblesse de l'Empire Turk, je me suis senti conduit de l'admiration à l'attendrissement, et de l'attendrissement à la méditation. «Pour-quoi, me suis-je dit, entre des terrains semblables de si grands contrastes? Pourquoi tant de vie et d'activité ici, et là tant d'inertie et d'abandon? Pourquoi tant de différence entre des hommes de la même espèce?» Puis, réfléchissant que les contrées que j'ai vues si dévastées, si barbares, ont été jadis florissantes et peuplées, j'ai passé, comme malgré moi, à une seconde comparaison. «Si jadis, me suis-je dit, les Etats de l'Asie jouirent de cette splendeur, qui pourra garantir que ceux de l'Europe, ne subissent un jour le même revers?» Cette réflexion m'a paru affligeante; mais elle est peut-être encore plus utile. En effet, supposons qu'au temps où l'Egypte et la Syrie subsistaient dans

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leur gloire, l'on eût tracé aux peuples et aux Gouvernemens, le tableau de leur situation présente: supposons qu'on leur eût dit: «Voilà I'humiliation où les conséquences de telles lois, de tel régime abaisseront votre fortune.» N'est-il pas probable que ces gouvernemens eussent pris soin d'éviter les routes qui devaient les conduire à une chute si funeste? Ce qu'ile n'ont pas fait, nous le pouvons faire: leur exemple peut nous servir le leçon. Tel est le mérite de l'histoire, que par le souvenir des faits passés, elle anticipe aux temps présens les fruits coûteux de l'expérience. Les voyages en ce sens atteignent au but de l'histoire, et ils y marcheht avec plus d'avantage; car traitant d'objets présens, l'observateur peut bien mieux que l'Ecrivain posthume saisir l'ensemble des faits, démêler leurs rapports, se rendre compte des causes; en un mot, analyser le jeu compliqué de toute la machine politique. En exposant, avec l'état du pays, les circonstances d'administration qui l'accompagnent, le récit du voyageur devient une indication des mobiles de grandeur ou de décadence, un moyen d'apprecier le terme actuel de tout Empire. Sous ce point de vue la Turkie est un

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pays très-instructif: ce que j'en ai exposé démontre assez combien l'abus de l'autorité, en provoquant la misère des particuliers, devient ruineux à la puissance d'un Etat; et ce que l'on en peut prévoir ne tardera pas de prouver que la ruine d'une Nation réjaillit tôt ou tard sur ceux qui la causent, et que l'imprudence ou le crime de ceux qui gouvernent, tire son châtiment du malheur même de ceux qui sont gouvernés.

Fin du second eu dernier Volume.

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APPROBATION.

J'AI lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, un Manuscrit intitulé: Voyage en Syrie et en Égypte; l'Auteur m'a paru n'avoir rien négligé pour bien connaître les pays qu'il décrit. Je crois que cet Ouvrage intéressera autant par les détails curieux qu'il contient, que par le ton de vérité avec lequel il est écrit.

A Paris, ce I Février 1787.

GUIDI.

PRIVILEGE DU ROI.

LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France & de Navarre: à nos amés & féaux Confeillers, les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Confeil, Prévôt de Paris, Baillis, Sénéchaux, leurs Lieutenans - Civils, & autres nos Justiciers qu'il appartiendra: SALUT. Notre amé le fieur CHASSEBEUF-VOLNEY, Nous a fait exposer qu'il defireroit faire imprimer & donner au Public le Voyage en Syrie & en Egypte, dans les années 1783, 1784 & 1785, contenant l'État actuel de ces deux Provinces de l'Empire Turk, orné de Gravures & de Cartes, s'il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilège pour ce nécessaires. A CES CAUSES, voulant favorablement traiter l'Ex-

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posant, Nous lui avons permis & permettons par ces Présentes, de saire imprimer ledit Ouvrage autant de fois que bon lui semblera, & de le vendre, faire vendre & débiter par tout notre Royaume. Voulons qu'il jouiffe de l'effet du présent Privilège, pour lui & ses hoirs à perpétuité pourvu qu'il ne le rétrocède à perfonne; & si cependant il jugeoit à propos d'en faire une ceffion, l'Acte qui la contiendra sera enregiftré en la Chambre Syndicale de Paris & peine de nullité tant du Privilège que de la Ceffion; & alers, par le fair seul de la Ceffion enregiftrée, la dorée du préseat Privilége sera réduite à celle de la vie de l'Exposant, ou à celle de dix années à compter de ce jour, fi l'Exposant décède avant l'expiration desdites dix années. Le tout conformément aux articles IV & V de l'Arrêt du Conseil du 30 Août 1777, portant Règlement sur la durée des Privilèges en Librairie. FAISONS défenses à tous Imprimeurs, Libraires, & autres personnes, de quelque qualité & condition qu'elles soient, d'en introduire d'impression étrangere dans aucan lieu de notre obéissance; comme auffi d'imprimer ou faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire ledit Ouvrage, sous quelque prétexte que ce puisse être, fans la permission expresse & par écrit dudit Exposant, ou de celui qui le représentera, à peine de saisie & de consiscation des Exemplaires contrefaits, de fix mille livres d'amende, qui ne pourra être modérée, pour la première fois, de pareille amende & de déchéance d'état en cas de récidive, & de tous dépens, dommages & intérêts, conformément à l'Arrêt du Conseil du 30 Août 1777, concernant les Contrefaçons. A LA CHARGE

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que ces Préfenses seront enregistrees tout au long fur le Registre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, dans trois mois de la date d'icelles; que l'impression du dit Ouvrage sera faite dans notre Royaume, & non ailleurs, en beau papier & beaux caractéres, conformement aux Réglemens de la Librairie, à peine de déchéance du présent Privilége; qu'avant de l'exposer en vente, le Manuscrit qui ausa servi de copie à l'impression dudit Ouvrage, sera remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher & féal Chavalier, Garde des Sceaux de France, le fieur HUE DE MIROMENSIL, Commandeur de nos Ordres; qu'il en sera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle de notre très - cher & féal Chevalier Chancelier de France, le sieur DE MAUPEOU, & un dans celle dud. sieur HUE DE MIROMENSIL. Le tout à peine de nullité des Présentes: du contenu desquelles vous mandons & enjoignous de faire jouir ledit Exposant & ses ayant cause pleinement & paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie des Présentes, qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, soit tenue pour duement signifiée; & qu'aux Copies collationnées par l'un de nos amés & féaux Conseillers-Secrétaires, soi soit ajoutée comme à l'Original. Commandons au premier notre Huiffier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'exécution d'icelles, tous actes requis & nécessaires, sans demander autre permission, & nonobstant Clameur

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de Haro, Charte Normande & Lettres à ce contraires. Car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le dix-septième jour du mois de Janvier, l'an de grace mil sept cent quatre-vingt-sept, & de notre Règne le treizième. Par le Roi, en son Conseil.

Signé, LE BEGUE.

Registré sur le Registre XXIII de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires et Imprimeurs de Paris, N°. 816, fol. 143, conformément aux dispositions énoncées dans le présent Privilége, & à la charge de remettre à ladite Chambre les neuf Exemplaires prescrits par l'Arrêt du Conseil d'Etat du 16 Avril 1785. A Paris, le 23 Janvier 1787.

KNAPEN, Syndic.


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Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)

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