RECORD: Azara, Félix d'. 1809. Voyages dans l'Amérique Méridionale depuis 1781 jusqu'en 1801. Contenant la description géographique, politique et civile du Paraguay et de la rivière de La Plata; l'histoire de la découverte et de la conquête de ces contrées; des détails nombreux sur leur histoire naturelle, et sur les peuples sauvages qui les habitent; le récit des moyens employés par les Jésuites pour assujétir et civiliser les indigènes, etc. Publiés d'après les manuscrits de l'auteur, avec une notice sur sa vie et ses écrits, par C. A. Walckenaer; enrichis de notes par G. Cuvier, suivis de l'histoire naturelle des Oiseaux du Paraguay et de La Plata par le même auteur, traduite, d'après l'original espagnol, et augmentée d'un grand nombre de notes par M. Sonnini. Accompagnés d'un Atlas de vingt-cinq planches. 4 vols. Paris: Dentu.
REVISION HISTORY: Transcribed (single key) by AEL Data 01.2014. RN1
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DANS
L'AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
I.
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Deux exemplaires de cet ouvrage ont été déposés à la Bibliothèque impériàle. Tous ceux qui ne seront pas signés par moi, seront saisis.
On trouve chez le même Libraire:
VOYAGE EN ESPAGNE, fait dans to années 1786 et 1787, par JOSEPH TOWNSEND; contenant la description des mœurs et usages des peuples de ce pays; le tableau de l'agriculture, du commerce, des manufactures, de la population, des taxes et revenus de cette contrée, et de ses diverses institutions; traduit de l'anglais sur la deuxième édition, par J. P. Pictet-Mallet, de Genève, avec des notes du traducteur; orné d'un bel atlas de vingt-deux plunches contenant la Carto générale de l'Espagne et de Portugal, dressée d'après Don Lopez et Tofino, et assujétie aux nouvelles observations, par P. Lapie, Ingénieur-Géographe; plusieurs vucs, plans, cartes, etc. 3 vol. in-8° sur papier fin d'Angoulème. Prix 30 fr.
Il a été tiré quelques exemplaires sur papier vélin superfin. 60 fr.
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DANS
COMMISSAIRE ET COMMANDANT DES LIMITES ESPAGNOLES DANS LE PARAGUAY
DEPUIS 1781 JUSQU'EN 1801;
Contenant la description géographique, politique et civile du Paraguay et de la rivière de La Plata; l'histoire de la découverte et de la conquête de ces contrées; des détails nombreux sur leur histoire naturelle, et sur les peuples sauvages qui les habitent; le récit des moyens employés par les Jésuites pour assujétir et civiliser les indigènes, etc.
PUBLIÉS D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
AVEC UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES ÉCRITS,
PAR C. A. WALCKENAER;
ENRICHIS DE NOTES PAR G. CUVIER,
SXCRÉTAIRE PERPÉTUEL DE LA CLASSE DES SCIENCES PHYSIQUES DE L'INSTITUT, etc.
Suivis de l'histoire naturelle des Oiseaux du Paraguay et de La Plata, par le même auteur, traduite, d'après l'original espagnol, et augmentée d'un grand nombre de notes, par M. SONNINI;
ACCOMPAGNÉ D'UN ATLAS DE VINGT-CINQ PLANCHES.
TOME PREMIER.
PARIS,
DENTU, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
RUE DU FONT-DE-LODI, ne3.
1809.
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DE L'ÉDITEUR.
MONSIEUR d'Azara vint en France en 1802. Je me liai à cette époque avec cet homme célèbre. Il m'honora de son amitié: non-seulement il eut la bonté de me prêter tous ses manuscrits et de me permettre d'en prendre des extraits, mais il me donna un calque de sa carte générale, sur lequel il se donna la peine de fixer lui-même l'emplacement et le nom de tous les peuples sauvages qu'il avait visités.
Je réservais ces précieux matériaux pour ma propre instruction, sans me permettre d'en faire aucun autre usage, lorsque, deux ans après, M. Dentu, qui publie aujourd'hui les Voyages de M. d'Azara, m'en remit le manuscrit. Il en était devenu propriétaire par suite de circonstances qu'il est inutile de développer. Il m'invita a en diriger l'édition. Je reconnus que ce manuscrit était le même que celui qui m'avait été prêté par M. d'Azara. Il l'avait fait traduire sous ses yeux, d'après
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trouver dans les autres cette franchise dont il fait lui-même profession.
Dans le chapitre des quadrupèdes on remarquera quelques notes signées C. V. Elles sont de M. Cuvier; nommer leur auteur c'est les recommander suffisamment à toute l'attention des lecteurs.
Monsieur d'Azara n'avait accompagné ses descriptions d'animaux d'aucun dessin, mais il a désiré que quelques-uns des individus qu'il a reconnus dans notre Muséum d'Histoire naturelle, fussent dessinés et joints à son ouvrage. C'est encore M. Cuvier qui a eula complaisance de me donner la liste de ceux qu'il convenait de faire graver.
Je crois devoir faire observer que les cartes qui m'ont été envoyées de Madrid par M. d'Azara, non-seulement offrent des détails qui ne sont point dans la carte n° 3, mais qu'elles en diffèrent dans quelques points importans. Cependant cette carte n° 3 a aussi été dessinée à Paris, sous les yeux de l'auteur. Les communications avec l'Espagne étant interceptées, je n'ai pu me procurer l'explication de ce défaut d'accord. Je me contenterai donc de remarquer que les cartes nos 2, 4, 5 et 6 de l'atlas, qui sont celles envoyées de Madrid.
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sont plus conformes au texte de M. d'Azara. Dans sa lettre insérée sous le n° 4, à la suite de ma Notice, il me marque qu'elles doivent être préférées.
J'ai dit qu'il y avait deux ans que cet ouvrage était imprimé, et il aurait paru beaucoup plutôt, si M. Dentu, afin de le rendre plus complet, n'avait désiré y joindre la tradution de l'Histoire naturelle des oiseaux d'Amérique, que M. d'Azara a fait imprimer à Madrid. M. Dentu a chargé M. de Sonnini de cette traduction. Il a donc été nécessaire de différer la publication de l'ouvrage, jusqu'à ce que ce savant ait terminé son travail.
Les quadrupèdes et les oiseaux qu'on a joints à l'atlas, ont été dessinés par deux artistes distingués, d'après la nature vivante ou les dépouilles empaillées et parfaitement conservées que renferme le Muséum d'Histoire naturelle de Paris. M. Huet, peintre de la ménagerie de S. M. l'Impératrice, a été chargé des quadrupèdes; les oiseaux ont été dessinés par M. Prêtre, peintre d'histoire naturelle, sous la direction de M. Vieillot, auteur de divers ouvrages d'ornithologie. Le libraire n'a rien épargné pour les faire graver avec soin. Il en est de même des cartes dont
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jai traduit la lettre sur les originaux espagnols, et que j'ai revues plusieurs fois avec une rigoureuse exactitude.
Paris, ce 4 novembre 1808.
C. A. W.
NOTE ADDITTONNELLE DE L'ÉDITEUR.
Dans les note qui accompagnent l'introduction de M. d'Azara, et notamment dans celle de la page 26, je n'ai pretendu donner les titres que des ouvrages que je posséde, ou que j'ai pu voir par moi-même, seul moyen d'éviter les doubles emptois, les confusions de titres et autres arreurs dont fourmillent les livres intitulés: Bibliocheques de voyages, Bibliographies historiques et geographiques, etc., copies sans critique et sans discernement les uns sur les autres. J'ai comparé depuis dans différens catalogues de ce genre, même les plus récens, sans trouver rien d'important à ajouter. Mais j'ai acquis récemment un volume portugais, in-4° de 107 pags d'impression, que je n'ai vu indiqué nulle part, et don't je joins ici le titre, parce qu'il est curieux à lire pour tout home qui voudrait épuiser cette matière.
Relaçaò do sitio que o governader de Buenos-Aires D. Miguel de salcedo poz no anno de 1735 à Praça da nova colonia do sacramento, sendo governadir da mesma Praça Antonio Pedro de Vasconvellas, brigadeiro dos exercitos de S. Magestade: com Algunos
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Plantas necessarias para intelligencia da mesma peoluçao escrita e dedicada a el rey nosso senhor por. Silvestre Ferreira da Sylva. Lisboa, 1748.
L'expédition des Anglais dans la Plata a aussi été l'occasion de la publication de plusieurs ouvrages insignifians qui ont paru à Londres, depuis l'impression des deux premiers volumes de M. d'Azara. On m'a fait voir un de ces ouvrages, qui est une relation de Bucnos-Ayres, en un volume in-8°, avec diverses gravures. C'est une compilation faite d'après Charlevoix. Cette mauvaise production a cependant trouvé un traducteur français, et peut-être ce traducteur trouvera-t-il un jour un imprimeur et des acheteurs……….. J'ai fait venir un autre ouvrage intitulé:
Letters from Paraguay describing the settlements of Monte-Video and Buenos-Ayres the presidencies of Rioja minor, nombre de Dios, St.-Mary and St.-John, etc. By John Constant-Davies. 1 vol. in-8°. London, 1805.
La préface de ce livre nous apprend que son auteur est mort au Chili. Je crois qu'il n'a jamais été ni au Paraguay ni au Chili. Quoi qu'il en soit, il m'a été impossible de lire seulement 100 pages de son insipide et romanesqua bavardage. (C.A.W.)
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SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
TROIS cents ans se sont écoulés depuis que l'immortel COLON1, trompé par les fausses idées d'un géographe grec, sur l'immense étendue des parties orientales de l'Asie, voulut se frayer à l'ouest une route plus courte vers les riches contrées de l'Inde, et découvrit, par une heureuse erreur, un nouveau monde qu'il ne cherchait pas.
Dans les premières années qui suivirent ce grand événement, le plus mémorable de l'histoire ancienne et moderne, on vit paraître de nombreuses relations qui furent sur-tout recherchées avec avidité par ceux que la soif de l'or, plutôt que le désir de s'instruire, portait dans ces régions lointaines.
Mais bientôt les Espagnols et les Portugais, alors au premier rang parmi les puissances maritimes de l'Europe, non contens des immenses conquêtes dont ils étaient redevables au génie entreprenant de leurs courageux navigateurs, semblèrent vouloir usurper l'empire de l'univers; et par un traité, auquel le souverain pontife des chrétiens apposa le sceau révéré de la religion, ils prétendirent se partager, et les découvertes faites, et les
1 Et non Colomb.
I. a. A
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découvertes à faire. Pour marquer les limites respectives de leurs domaines ignorés, ils tracèrent une ligne sur le globe dont ils étaient bien loin de connaître les diverses parties. Dès-lors les résultats des nombreux et périlleux voyages qu'on entreprit depuis, furent cachés avec autant de soin, qu'on avait mis auparavant d'empressement à les divulguer et même à les exagérer: non-seulement tous les pays où les Espagnols et les Portugais restèrent les maîtres, furent dérobés à l'œil curieux de la science, mais ils s'efforcèrent encore d'exclure de ceux-mêmes où ils n'avaient pas pénétré les autres puissances de l'Europe. Ils les considéraient comme des usurpatrices de leurs futures conquêtes, et punissaient leurs navigateurs comme des anticipateurs frauduleux des découvertes qui leur étaient réservées. Ainsi les deux nations qui avaient donné à la géographie la plus forte impulsion qu'elle eût jamais reçue, furent précisément celles qui mirent le plus d'obstacles à son avancement.
Mais c'est en vain qu'elles tentèrent de réserver pour elles seules la lumière du flambeau qu'elles avaient allumé: une si riche proie éveilla l'ambition et l'avarice des autres peuples; ils rompirent ce sceptre maritime injustement usurpé, et s'en partagèrent les débris.
Cependant, même après la chute de leur puissance, les Portugais et les Espagnols restèrent presque seuls en possession des côtes orientales et occidentales de l'Afrique, de l'Amérique méridionale, et de cette grande isthme, si riche, si peuplée, qui unit ensemble les deux continens américains, et ne semble faire partie d'aucun des deux. Ils continuèrent alors à garder le plus profond silence sur toutes ces vastes contrées, et une administration inquiète et jalouse interdit à cet égard toute es-
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pèce de recherches aux nations qui leur étaient étrangères. Ce système, que l'avarice, l'orgueil et une ambition usurpatrice leur avait suggéré, leur fut alors en quelque sorte commandé par la faiblesse, la cramte, et la nécessité.
Durant deux siècles, quelques relations en petit nombre, incohérentes et peu satisfaisantes, quelques cartes levées à la dérobée et évidemment fautives, furent tout ce que les savans purent se procurer sur cet immense continent de l'Amérique méridionale, et sur le Mexique. Si les gouvernemens espagnols et portugais ordonnaient, pour leur propre instruction, des travaux géographiques, ils étaient cachés avec autant de sévérité que si leur seule vue eût compromis le salut de l'état. C'est ainsi que les planches de la province de Quito, dressées à Paris par le célèbre d'Anville, par ordre du roi d'Espagne, furent enlevées à leur auteur avant même d'avoir été achevées; at que la grande carte générale de l'Amérique méridionale, terminée à Madrid en 1775, recelée avec soin, a été inconnue aux savans jusque dans ces dernières années.
Mais les grandes secousses qui ont agité le monde depuis vingt ans, et qui durent encore, semblent avoir influé sur l'antique politique de la cour de Madrid1: soit que la longue interruption des communications avec ses lointaines possessions ne lui ait pas permis d'exercer une aussi exacte surveillance; soit qu'elle n'ait pu tenir dans les circonstances où elle s'est trouvée, d'une main assez ferme, les rênes du gouvernement de ces colonies si riches, si peuplées, et qui ne reçoivent plus aucun bienfait de la mère patrie.
1 Ceci a été écrit avant les dernières révolutions qui ont eu lieu en Espagne.
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Quelles que puissent être les causes, les effets n'out jamais été plus grands ni plus sensibles. Des voyages des dissertations, des mémoires, des recueils périodiques, écrits avec un savoir et un discernement dont s'honorerait la vieille Europe, par des hommes résidans et nés dans le pays même, nous donnent les notions les plus exactes et les plus détaillées sur ces belles contrées où elles ont été imprimées et publiées: quelques exemplaires de ces différens ouvrages sont parvenus depuis trois ou quatre ans sur l'ancien continent: on en a traduit des extraits dans diverses langues, nos systèmes de géographie s'en ont emparés, et elles vont devenir en quelque sorte populaires. D'autres écrits non moins précieux ont paru, sur le même sujet, dans la capitale de l'Espagne méme.
Bien plus, le gouvernement espagnol n'a pas seulement toléré, mais a secondé et protégé les travaux de ce savant et courageux étranger1 qui a levé, observé et décrit, toute la partie septentrionale des vastes possessions de l'Espagne en Amérique, avec la science consommée du géographe, du physicien et du naturaliste, et qui publie, dans le moment où j'écris, le résultat de ses recherches
Presque toute la partie méridionale avait été depuis long-temps levée et décrite par un des plus habiles ingénieurs et un des plus courageux officiers dont l'Espagne puisse se glorifier, et le fruit de ses longs et pénibles travaux paraît maintenant sans aucune opposition.
Eufin, quoique les Portugais nous tiennent, relativement à leurs possessions en Afrique, sur-tout sur la côte orientale, dans la même ignorance où nous étions il y a deux cents ans, cependant il n'en est pas de même à l'égard de leur vaste empire dans l'Amérique méridio-
1 M. De Humboldt.
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nale; la dernière carte de cette partie du monde que Faden vient de faire paraître à Londres, si remarquable par la beauté du dessin et de la gravure, l'est encore bien davantage par des détails nombreux et entièrement neufs sur le Brésil, réduits d'après des levées faites avec soin par des ingénieurs portugais, et communiqués par eux.
Il n'y a pas d'exemple d'une telle abondance de lumières versées tout à coup sur un si vaste pays, après d'aussi longues et d'aussi épaisses ténèbres.
Au milieu des événemens mémorables qui distingueront dans l'histoire le commencement du dix-neuvième siècle, les pacifiques annales des sciences n'oublieront pas cette subite révolution qui s'est opérée dans nos connaissances sur l'Amérique méridionale, et placeront en tête de cet intéressant récit les noms de Humboldt et d'Azara.
Telle était la confiance que les savans avaient dans l'habileté de Humboldt, que ses travaux, long-temps avant d'être achevés, jouissaient déjà de toute la réputation qu'ils ont justifiée depuis; et qu'à peine avait-il commencé sa périlleuse entreprise, que les échos de la renommée répétaient de toutes parts son nom dans l'Europe savante.
Oublié dans des déserts, étranger aux progrès rapides des sciences naturelles, sans aucune communication avec le monde civilisé, d'Azara avait entrepris et terminé la description et la délinéation d'un pays de plus de cinq cents lieues de long sur trois cents lieues de large; il avait observé l'homme sauvage avec plus de soin qu'on avait fait avant lui; il avait seul, sans le secours des observations, des collections et des livres, fait faire, des
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progrès immenses aux deux parties les plus importantes de l'histoire naturelle des animaux, celle des quadrupèdes et celle des oiseaux, et l'on ne soupçonnait pas même en Europe son existence; on est loin de savoir encore tout ce dont les sciences lui sont redevables: j'espère donc que le lecteur accordera, sans regret, quelques momens à la lecture des pages suivantes, destinées à lui mieux faire connaître un homme qui a cousacré tant d'années à notre instruction.
DON FÉLIX DE AZARA est né à Barbunales, près de Balbastro, le 18 mai 1746. Son père se nommait Alexandre et sa mère, Marie de Perera. Ils vécurent tous deux dans leurs terres, loin du théâtre du monde, et trouvèrent le plus certain des bonheurs dans l'accomplissement du plus doux des devoirs: leurs fils, Don Nicolas et Don F'élix, dont ils dirigèrent l'éducation, devenus cèlèbres par des succès de genres bien différens, recommanderont leurs noms à la postérité.
Don Félix d'Azara fit see premières études à l'université da Huesca, en Arragon. Après sa philosophie il entra dans l'acudémie militaire de Barcelone. Durant toot le temps de son instruction il ne parut pas dans la maison paternelle. Peu de jours avant sa naissance, son frère Don Nicolas d'Azara, qui avait alors quinne ans, avait été envoyé à l'université de Salamanque. Les deux frères ne s'étaient jamais vus, lorsqu'en 1765, Don Nicolas ayant obtenu, par la protection du ministre Ricardos, une place d'agent auprès du saint-siége, passa par Barcelonc, y rencontra Don Félix, at n'eut que le temps de le serrer dans ses bres: ils furent ensuite trente-cinq aus sans se revoir.
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Don félix avait alors dix-neuf aus, et ágé de plus de cinquante, il ne put se défonder d'un sentiment de sunsibilité inexprimable, en recontant, à l'auteur de cette notice, cette première entrevue avec un frére chéri. Hélas! Il pressentait qu'après tant d'années il n'était venu se réurir à lui que pour s'en voir de nouveau Presque aussitôt séparé par la inort!
Un an avant cette entrevne, Don Félix avait déjà commencé sa carrière millitaire, et avait été nommé cadet dans le régiment d'infanterie de Galico, le premier septembre 1764.
Le 3 novembre 1767, il fut nommé enseigne dans le corps du génie; et le 28 septembre 1775, il fut pramu au grade de lieutenant.
Il fit, en cette qualité la guerre contre Alger; descendu un des premiers sur le rivage, il fut attaint d'une grosse balle be cuivre, et laissé comme mort sur la place. Les soins d'un ami et la hardiesse d'un mntelot qui lui ôta la balle avec un conteau, le rappeéront à la vic, mais il suffrit des dauleurs inouies, parce qu'on ful obligé de lui enlever le tiers d'une côte. Cette blessure fut cinq ans à se fermer; elle se rouvrit encore cinq ans aprés, tandis qu'il était en Amérique, et il en sortit nu autre morenix de côte. Dénné des secours de l'art, il gnéril assez promptement sans appliquer aucun rentide. Dans le méme pays, en courant à cheval dans les déserts, il fit une chute et se cassa la clavicule; il guéril pareillement sans y rien faire. Il n'a jarnais été malade, et a toujours joui d'une santé rabuste. C'est ici le lieu de parler d'un fait singulier avencé par M. Moreau-de-Saint-Méry, qul a dit, en parlant de Dan Félix: «Il offer peut-étre l'example st unique en Europe d'un home chez qui l'aversion
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pour le pain est si forte, qu'il n'en a jamais mangé.» Ce fait me parut assez, extraordinaire pour en demander par écrit la confirmation; je rapporterai textuellement la réponse que Don Félix eut la complaisance de faire aux diverses questions: que je lui adressai à ce sujet. «J'ai mangé du pain, sans une inclination particulière pour cet aliment, jusqu'à l'âge d'environ vingt-cinq ans. Mais ayant éprouvé, à cette époque de ma vie, une grande difficulté pour digérer, suivie d'un malaise universel, sur-tout après mon dîner, je consultai un habile médecin de Madrid; il imagina que mon mal pouvait provenir du pais, et me conseilla de n'en plus manger. Ce que je fis. Brentôt mon incommodité disparut, et, depuis cette époque, je n'ai jamais été malade. La privation du pain m'a fait trouver un goût plus agréable aux autres alimens, que lorsque je les mêlais avec cette nourriture générale de l'homme. Rien ne remplace le défaut de pain dans ma manière de vivre. J'observe que je suis un peu plus enclin à préférex les légumes et le poisson à la viande. Au reste, il n'est pas singulier que je ne mange pas de pain, puisque les habitans des pays que j'ai parcourus n'en mangent pas non plus, et qu'ils vivent autant et plus que nous1».
Le 5 février 1776, Don Félix d'Azara reçut le rang de capitaine.
L'année suivante, les cours d'Espagne et de Portugal, toujours en guerre sur les limites respectives de leurs possessions en Amérique, en fixèrent les bases par le
1 Le sophiste Linguet, qui a fait un livre pour prouvér que rous les désordres physiques, politiques et moraux, provenaient en Europe de la culture du blé, et de l'usage du pain comme aliment, eût été bien content de connaître ce fait extraordinaire.
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traité de Saint-Idelfonse, dont la ratification eut lieu par la paix de Pardo, en 1778.
On nomma de part et d'autre des commissaires pour déterminer, sur le terrain, les limites des deux états, conformément aux conditions du traité. Don Félix d'Azara fut un de ceux qui furent choisis par la cour de Madrid. On l'attacha au corps de la marine en qualité de lieutenant colonel d'ingénieurs, le 11 septembre 1780.
Il s'embarqua, en 1781, à Lisbonne, et fit voile pour l'Amérique, sur un bâtiment portugais, l'Espagne se trouvant en guerre avec l'Angleterre. Il apprit en mer qu'il avait été nommé capitaine de frégate; le roi avait jugé convenable que les commissaires fussent tous officiers de marine.
Les commissaires ingénieurs espagnols terminèrent les opérations dont ils étaient chargés; mais comme les Portugais, par l'exécution stricte du traité, eussent été obligés d'abandonner des pays dont ils s'étaient emparés, ils chercherent à différer, autant que possible, la conclusion des leurs, et à éluder les clauses de leurs engagemens. Ils ne furent que trop bien servis par l'insouciance ou la connivance coupable des gouverneurs espagnols.
Don Félix se trouvait donc dans l'âge de l'activité et de l'ambition, retenu dans ces contrées sous le vain prétexte de terminer une affaire que l'on cherchait à rendre interminable. Alors il conçut le hardi projet de dresser une carte du vaste pays dont il venait seulement de lever la frontière. Il prit sur lui toutes let dépenses, les peines, les risques et les périls que devait entraîner une aussi grande et aussi périlleuse entreprise. Non-seulement il n'espérait aucun secours des vices-rois sous les ordres desquels il se trouvait, mais il avait plutôt à craindre des
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entraves. Il fut obligé même d'exécuter à leur insçu une partie de ses longs voyages.
J'ai dèveloppé très au long, an commencement de cette notice, les causes qui dérobaient ces belles contrées à la connaissance des géographes: cependant, malgré la surveillance inquiète du gouvernement espagnol, l'active et insatiable curiosité des savans était parvenue à se procurer quelques renseignemens précieux sur cette portion des possessions espagnoles comme sur les autres. Les progrès de la géographie, dans cette partie du monde, furent principalement dus au zèle des géographes français, et aux matériaux que leur fournirent les jésuites. Le célèbre d'Auville dressa, en 1721, pour les lettres édifiantes, une petite carte du Paraguay1, bien supérieure à tout ce qu'on avait vu jusque-là. Il perfectionna ce travail dans son Amérique méridionale; mais, quoiqu'il ait corrigé cette partie de sa carte en 1765 et en 1779, elles se trouve encore moins exacte dans la dernière retouche pour la délinéation des côtes, que celle publiée par Bellin, en 1756, dans l'histoire du Paraguay, par le père Charlevoir. Bellin s'était procuré des jésnites, des matériaux particuliers, et d'Anville eut tort de ne pas le suivre dans cette partie. La carte de l'Amérique méridionale de Don Juan de Lacruz, gravée à Madrid en 1775, mais non publiée, et que d'Anville n'a point connue, offre des améliorations sensibles dans la géographie du Paraguay et du gouvernement de Bueons-Ayres, mais elle fourmille encore d'erneurs grosaieres, et est loin d'offrir an dessia exact de ces contrées.
1 Ou comprenait à cette époque, sous cette dénomination générale, outre le Paraguay proprement dit, le gouvernement de Buenos-Ayres, ou de la rivière de la Plata.
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M. d'Azara passa treize ans pour mettre à fin sa grande et belle entreprise; et sans les moyens que lui offraient son rang et les fonctions dont il était chargé, sans le zèle des officiers qu'il avait sons ses ordres, il lui eût été impossible de la terminer heureusement. Dans ces vastes et désertes contrées coupées par des fleuves, des lacs et des forêts, habitées presqu'uniquement par des peuples sauvages et féroces, on juge sans peine ce qu'il dût lui en coûter de fatigues et de travaux, pour se livrer aux opérations délicates que nécessitait le but qu'il s'était proposé d'atteiudre.
M. d'Azara a lui-même rendu compte, au commencement de son ouvrage, de la manière dont il a dressé sa carte; je ne répéterai donc pas ce qu'il a dit à cet égard, mais je donnerai sur la manière dont il se gouvernait, ainsi que sa troupe, durant ses longs et fréquens voyages, des détails qui méritent d'être rapportés.
M. d'Azara se munissait d'eau-de-vie, de verroteries, de rubans, de couteaux et d'autres bagatelles, pour gagner l'amitié des sauvages: tout son bagage personnel consistait en quelques hardes, un peu de café, un peu de sel, et pour sa suite, du tabac et de l'herbe du Paraguay. Tous ceux qui l'accompagnaient ne portaient avec eux d'autres effets que ceux qu'ils avaient sur le corps. Mais on emmenait un grand nombre de chevaux, selon la longueur du voyage; quelquefois il en fallait jusqu'à douze par chaque individu, non pour porter le bagage; car il était presque nul, mais parce que ces animaux sont très-communs dans ces contrées, qu'ils ne causent aucun embarras, puisqu'on ne leur donne pas d'autre nourriture que celle qu'ils paissent pendant la nuit dans la campagne; et qu'enfin ils se fatiguers assez premptement.
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Nos voyageurs étaient aussi accompagnés de gros chiens.
On se levait une heure avant le jour pour préparer le déjeûné: après ce repas, des gens de la troupe se détachaient pour aller ramasser les chevaux qui se trouvaient épars dans les environs, souvent même à une lieue de distance; car, excepté ceux que chacun conservait pendant la nuit à ses côtés, les autres, abandonnés à eux-mêmes, paissaient en toute liberté. Les chevaux rassemblés, chaque individu lâchait celui dont il s'était servi pendant vingt-quatre heures; tout le monde formait un cercle autour des chevaux de relais, pour empêcher qu'ils ne s'échappassent: quelqu'un entrait dans le cercle, et prenait ceux qui étaient nécessaires pour le voyage, par le moyen d'un lacet que Don Félix a décrit dans son ouvrage. Ensuite on se mettait en route deux heures après le lever da soleil. Comme il n'y a point de chemin frayé dans ces déserts, un guide, qui connaissait bien le pays, marchait trois cents pas en avant: il était seul, afin de n'être distrait par aucune espèce de conversation. Après lui s'avançaient les chevaux de relais; la troupe entière les suivait; et on continuait ainsi sans s'arrêter, jusqu'à deux heures avant le coucher du soleil.
On choisissait alors pour faire halte, le voisinage de quelque marais ou de quelque ruisseau. On envoyait des hommes de côté et d'autre, les uns pour se procurer du bois à brûler, les autres pour prendre les vaches nécessaires pour manger, parmi celles qui sont sauvages dans les campagnes, ou parmi celles qui appartenaient à quel-qu'habitation, s'il s'en trouvait dans les environs, c'est-à-dire, à deux ou trois lieues de distance. Au défaut de ces vaches, il y en avait qui suivaient la troupe par derrière. Il y a des endroits où l'on trouvait des Tatous en
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suffisante quantité pour nourrir toute la troupe. Lorsque tous ces secours devaient manquer dans le pays que l'on se proposait de parcourir, on faisait d'avance une provision de viande de vache, que l'on coupait par petits morceaux de la grosseur du doigt, et fort longs; on les faisait sécher au soleil, et on en chargeait les chevaux. Cette provision de bouche est la seule qu'on portait avec soi. On la mangeait rotie avec des broches de bois, unique manière de préparer, dans, ces contrées, la viande, qui est le seul aliment des habitans.
Avant de camper dans un endroit quelconque, il fallait prendre des précautions contre les vipères qui sont souvent très - nombreuses. On faisait donc promener tous les chevaux dans l'espace que l'on voulait occuper, afin d'écraser ces reptiles, ou de faire sortir ceux qui se trouvaient cachés sous l'herbe; quelquefois cette opération coûtait la vie àquelques chevaux. Lorsqu'il s'agissait de prendre du repos, chaque individu, muni d'un morceau de peau de vache, l'étendait par terre. M. d'Azara était le seul qui eût un hamac qu'on suspendait à des pièces de bois ou à des arbres. Pendant la nuit chacun gardait son cheval à côté de lui, le plus près possible, afin de pouvoir fuir au besoin les bêtes féroces: leurs approches étaient toujours annoncées par les chiens qui les sentaient de fort loin, parce qu'elles exhalent une odeur très-forte. Souvent, malgré les précautions qu'on avait prises, il se glissait dans le camp quelques vipères, mais elles se cachaient ordinairement sous les peaux de ceux qui dormaient, et y restaient tranquilles. Quelquefois elles passaient près, ou même par-dessus les hommes, sans leur faire aucun mal, car elles ne mordent que lorsqu'on les inquiète. M. d'Azara, dans son ou-
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vrage, a décrit l'effet de la morsure de ces animaux.
L'ordre de marche que nous venons de décrire, n'avait lien que dans les pays où l'on n'avait rien à redouter des Indiens sauvages. Dans ceux où on craignait leur rencontre, M. d'Azara prenait d'autres précautions: il ne marchait que de nuit; il envoyait de toutes parts des éclaireurs pour reconnaître la route qu'il fallait suivre: deux patrouilles allaient en avant de chaque côté de la troupe; chacun gardait son rang et avait ses armes prêtes. Malgré ces précautions, M. d'Azara a plusieurs fois été attaqué, et a en la douleur de perdre quelques-uns des siens. Tels sont les détails que j'ai pu me procurer sur sa manière de voyager.
Lorsqu'on se fixait pendant quelque temps dans les déserts, ce qui arrivait souvent, M. d'Azara se faisait construire une petite hutte de paille pour se garantir de la pluie, et sa troupe en construisait de semblables à celles qu'il a détaillées dans ses voyages, à l'article des Indiens Charruas.
Les sentimens d'amitié que M. d'Azara avait conçus pour quelques-uns des compagnons de ses travaux, étaient d'autant plus forts, que son genre de vie, ses continuelles occupations, et les femmes qu'il avait devant les yeux, contribuaient à écarter de lui cet autre sentiment qui naît et s'accroît par l'oisiveté et la mollesse, auquel l'illusion et les prestiges sont des alimens nécessaires: cependant né sous un climat brûlant, plein de force, de vigueur et de santé, dans cet âge où le sang circule en bouillonnant dans les veines, élevé dans les camps, pouvait-il avoir la puissance et mème la volonté de vaincre cette impulsion qui entraîne un sexe vers l'autre? Non sans doute; mais parfaitement instruit du caractère et de
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la manière de vivre des femmes de ces contrées, il esquivait, autant qu'il le pouvait, les indiennes chrétiennes, et préférait à toute autre les mulâtresses un peu claires.
S'il est vrai que l'homme dépend en partie des circonstances où il se trouve placé, il n'est pas moins certain qu'il exerce sur elles un empire qui diffère selon la nature de son caractère. Un esprit actif, qui sent le besoin de nourrir le feu dont il est animé, se saisit en quelque sorte de tout ce qui l'environne: transportez-le en Grèce, en Egypte, parmi les ruines majestueuses de Thèbes antique, ou des monstrueuses pyramides; ou mieux encore, offrez à ses regards cette Rome qui voit s'élever à sa surface, et recèle dans son sol classique les monumens de tant de peuples et de tant de siècles, il deviendra un homme érudit, un antiquaire profond, ou un artiste célèbre. Placez-le au pied du Vésuve vomissant des flammes, près des flancs noircis et déchirés de l'Etna, au milieu du majestueux cahos des Alpes et des Pyrénées, il sera indubitablement minéralogiste ou géologue. Mais qu'il se trouve forcé d'errer dans les vastes plaines et dans les épaisses forêts de l'Amérique, où des végétaux, qu'il n'a jamais vus, couvrent la terre et la chamarrent de mille couleurs différentes; où l'homme sauvage et les animaux, seuls habitans de ces déserts, offrent partout des formes insolites et des habitudes singulières, il deviendra botaniste ou zoologue. Les deux frères Azara nous offrent un exemple frappant de la justesse de ces réflexions: Don Nicolas, malgré ses occupations et les devoirs assujétissans de sa place, devint à Rome un philologue distingué, un protecteur éclairé des arts et des lettres; Don Félix, sans livres, sans secours, sans instruction préalable, mais avec des matériaux d'obser-
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vations qui s'offraient à lui de toutes parts, s'est, par ses seuls efforts, placé au premier rang parmi les zoologistes.
La peine et la perte de temps qu'entraînaient le mode de voyager que nous avons décrit, les observations astronomiques et les calculs qui en étaient la suite, les opérations géodésiques, la description du pays et des peuples sauvages qui l'habitent, la correspondance avec ses chefs, et l'accomplissement des devoirs qui lui étaient prescrits, ne suffisaient pas à M. d'Azara pour remplir le vide que lui faisait éprouver l'éloignement de sa patrie et des siens. Il voulut connaître les quadrupèdes et les oiseaux des contrées dont il avait étudié le climat et les habitans, et dont il avait tracé le plan. D'abord il ne fit la guerre à ces animaux que pour les dépouiller, en conserver les peaux, et les transporter en Europe, mais elles s'altéraient et se corrompaient. Il prit ensuite le parti de décrire minutieusement chaque individu lorsqu'il se présenterait à lui. Bientôt ses descriptions s'accumulèrent à un tel point, qu'il lui fut quelquefois impossible de reconnaître s'il avait ou non décrit certaines espèces, et que dans le doute il les décrivait plusieurs fois. Enfin, pour s'épargner cet inutile travail, il eut l'idée de distribuer en grouppes les nombreux individus qu'il était parvenu à connaître. Il donna à ces grouppes les caractères généraux qu'il avait observés dans toutes les espèces qui les composaient: la description de ces espèces fut par là considérablement simplifiée: sa mémoire se trouva soulagée, et il acquit plus d'habileté dans l'observation, plus de clarté dans la manière de les rédiger. Il se doutait peu, qu'inspiré par la nécessité et par un sens droit, il était le créateur d'une
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méthode successivement inventée et combattue par deux hommes célèbres, qui tous les deux ont illustré leur siècle et leur pays.
Bientôt après, une circonstance heureuse rendit M. d'Azara possesseur de la traduction espagnole des œuvres de Buffon. On doit juger avec quelle avidité il dut les parcourir. Mais trouvant que dans les contrées qu'il avait décrites, il y avait un grand nombre d'espèces inconnues à cet habile naturaliste, il rédigea de nouveau son travail, il fit les observations critiques que lui suggéra l'examen de Buffon, et il envoya ces notes au traducteur espagnol de cet homme illustre, don Joseph Clavijo y Faxardo. Soit ignorance, soit indolence, ce dernier n'en fit aucun usage, et négligea même de répondre. Don Félix, à portée de vérifier souvent les mêmes faits, bien certain qu'il ne se trompait pas, continua toujours à décrire les formes et les mœurs des quadrupèdes et des oiseaux. Il rapprochait ses descriptions de celle de l'histoire naturelle de Buffon, seul livre qu'il possédât, et notait soigneusement toutes les erreurs qu'il croyait y découvrir.
D'après les circonstances seules qui présidèrent à la composition des ouvrages de M. d'Azara, sur l'histoire naturelle, il est facile d'apprécier les qualités et les défauts qu'y s'y trouvent.
On ne peut désirer rien de plus exact pour les descriptions de forme, de plus curieux et de plus certain sur les mœurs, et il est impossible de montrer à la fois plus de sagacité et de patience ces deux qualités essentielles d'un grand observateur; mais dépourvu d'instruction générale sur l'histoire naturelle, n'ayant jamais eu de communication avec aucun naturaliste, ni visité aucune grande collection, ne connaissant pas même les
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animaux de son pays natal, puisqu'il ne s'était livré à cette étude que depuis qu'il était en Amérique, il lui arrive quelquefois de faire des rapprochemens qui ne sont pas dans la nature, et de séparer, dans des genres différens, des espèces qui devraient être réunies dans le même genre. L'embarras d'expliquer certains faits, dont ses propres observations ne lui donnaient pas la solution, le conduit quelquefois à des systèmes pareils à ceux que l'on imagina dans l'enfance de la science, et que de nouvelles lumières ont depuis long-temps fait disparaître. Il ne faut pas oublier que sa modestie l empêchait de vouloir entreprendre un ouvrage original; il ne composait le sien que pour augmenter et corriger l'ouvrage du célèbre, Buffon, auquel il se proposait de faire parvenir ses notes et ses descriptions. Voila pourquoi il croit ne jamais trop multiplier les remarques critiques sur cet auteur, et qu'il est long et minutieux. Comme il ne juge souvent des animaux dont Buffon a parlé, que d'après les descriptions et les planches que ce dernier a publiées, et qui sont quelquefois insuffisantes pour les reconnaître, il confond souvent en une seule, des espèces distinctes et très-différentes entre elles; puis réalisant ses propres erreurs, et les regardant comme des faits réels, il se livre à des discussions qui embrouillent le sujet qu'il s'était proposé d'éclaircir. Il résulte aussi de ces faux rapprochemens, qu'il fait connaître un bien plus grand nombre d'espèces nouvelles et non décrites, qu'il ne l'avait cru lui-même. L'éloignement, et sa propre obscurité, lui exageraient encore ce que l'autorité de Buffon avait d'imposant; de sorte que, lorsqu'il le combat, la crainte qu'on ne fasse pas à ses remarques toute l'attention dont en effet elles étaient dignes, lui fait affirmer avec force tout ce dont
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il croit être certain; il réfute, avec la même énergie, ce qui donne à son style des formes âpres et tranchantes, peu convenables dans des recherches où le plus instruit et le plus exercé n'est pas toujours certain de se garantir de l'erreur. Mais on se tromperait beaucoup, si l'on jugeait de M. d'Azara d'après son style: il n'y a pas d'homme plus doux, plus modeste, plus éloigné de la morgue scientifique, plus prompt à douter, plus empressé à se rétracter lorsqu'il croit s'être trompé; j'en ai eu la preuve dans plusieurs discussions que nous avons eu ensemble en visitant le Muséum d'histoire naturelle de Paris; et on en trouve un grand nombre d'autres dans le chapitre des quadrupèdes de l'ouvrage que nous publions, où il corrige plusieurs erreurs qui lui étaient échappeées. Enfin, on voit dans la préface de l'histoire des oiseaux, qu'il connaissait bien la différence que l'on doit établir entre ses observations sur la nature, et celles sur l'ouvrage de Buffon. «J'espère, dit-il, que mon travail méritera quelqu'estime; et lorsqu'on en blâmerait la partie critique, le reste n'en sera pas moins exact.»
Cette partie critique renferme cependant d'excellentes remarques; et comme l'auteur l'avait écrite en présence des objets même, qu'il n'avait plus sous les yeux en Europe, il lui devenait impossible, sans de laborieuses comparaisons, de distinguer avec certitude ce qu'elle renferme de vrai ou d'erroné. Il a donc bien fait de laisser ce soin aux naturalistes qui le suivront, et de publier l'ouvrage tel qu'il l'avait écrit; s'il avait retranché de l'histoire de chaque espèce les discussions relatives à la synonimie, il eût essuyé moins de reproches, mais il eût été moins utile.
Cependant il n'y a eu qu'une voix en Europe parmi les
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naturalistes sur l'importance et l'utilité des ouvrages de M. d'Azara. Le rédacteur éclairé du rapport que la première classe de l'Institut a fait sur une édition encore imcomplète de son histoire des quadrupèdes, s'exprime de la manière suivante: «Le premier il a fait connaître la conformation et les habitudes de plusieurs animaux dont nous ne possédions que des descriptions imparfaites et des dessins infidèles, et dont on ne savait en quelque sorte que le nom. Il a enrichi d'un grand nombre d'espèces encore inconnues des naturalistes, le catalogue de celles qu'il nous est le plus utile de connaître, et relativement à laquelle nous pouvions le moins espérer de nouvelles découvertes.»
L'ouvrage sur les oiseaux qui paraît pour la première fois, en français, à la suite de ses voyages, est encore plus riche et plus fécond en découvertes: sur quatre cent quarante-huit espèces qu'il décrit, il y en a environ deux cents nouvelles dont aucun naturaliste, aucun voyageur n'a parlé, et un grand nombre d'autres dont il donne des descriptions plus exactes ou sur lesquelles il fournit des détails de mœurs ignorés avant lui.
C'est faute de connaître personnellement M. d'Azara, que M. Sonnini attribue à la haine ou à la jalousie les attaques dirigées contre Buffon et contre lui dans cet ouvrage1. Il est très-vrai que plusieurs fois en examinant avec moi les oiseaux empaillés qui sont dans notre Muséum d'histoire naturelle, M. d'Azara m'en montra qu'il regardait comme des espèces imaginaires composées de plumes rapportées de différens oiseaux. M. d'Azara a cru que M. Sonnini en avait fourni de tels à Buffon; il s'élève avec force contre une pareille fraude, et l'indi-
1 Voyez la note tom. III, pag. 417.
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gnation qu'elle lui cause donne encore plus de rudesse à son style, déjà étranger aux formes que la politesse européenne regarde comme indispensables. Voilà l'explication des critiques peu mesurées de M. d'Azara sur M. Sonnini; mais ce n'en est pas l'excuse.
Au reste, dans les préliminaires de son édition espagnole sur les quadrupèdes, M. d'Azara nous fait connaître un des motifs qui influèrent désagréablement sur son style; et parmi ceux que je viens de rapporter, je n'aurais pas dû l'oublier, car il est de nature à désarmer le censeur le plus rigoureux. «Si l'on trouve (dit-il en parlant de Buffon), que dans la manière de m'exprimer, j'ai oublié le respect dû à un si illustre personnage, je supplie de considérer que mon zèle pour la vérité en est la seule cause, et que j'ai écrit rempli de tristesse et mélancolie, désespérant de pouvoir jamais m'affranchir de ces tristes solitudes et de la société des animaux.1».
M. d'Azara avait écrit en Espagne qu'il avait rempli la commission dont on l'avait chargé, et avait demandé son rappel; mais il n'avait point reçu de réponse. Me voilà donc, comme malgré moi, ramené au détail des causes qui le retenaient, durant tant d'années, si éloigné de sa patrie.
Je me suis plu, en effet, à montrer à mes lecteurs Dou Félix d'Azara occupé à reculer les bornes des plus intéressantes portions des connaissances humaines; luttant, pour y parvenir, avec la nature, les bêtes féroces et l'homme sauvage, plus redoutable encore. Il y a quelque chose dans ce spectacle qui plaît à l'ame et l'élèeve; mais combien l'ingratitude des hommes civilisés, leur bassesse
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et leur hypocrisie l'attriste et l'humilie! Ce n'est donc pas seulement dans les populeux états de l'ancien continent que l'avarice, l'ambition et l'orgueil nous inspirent, avec le mépris de nos semblables, le dégoût de la vie; et il faut encore détromper les cœurs sensibles et les imaginations ardentes de leur dernière illusion, en leur apprenant qu'aux extrémités du monde et jusque dans les déserts, on retrouve des oppresseurs, des envieux, et des perfides!
Qu'il me soit permis de glisser avec rapidité sur cette dernière partie de mon récit; j'omettrai même plusieurs faits importans dont j'ai une connaissance certaine; mais si la volonté me manque pour tout dire, la tâche que je me suis imposée ne me permet pas de tout taire.
Après avoir passé tant de temps et s'être donné tant de peines pour faire connaître les pays où le sort l'avait jeté et le forçait de résider, Don Félix voulut savoir ce qu'on avait écrit avant lui sur le même sujet. Il entreprit de lire tous les ouvrages imprimés et manuscrits qu'il put trouver dans les archives de la ville de l'Assomption. Le gouverneur fit fermer ces archives et en ôta les clefs à celui qui en avait la garde, pour les envoyer à un de ses confidens qui était à trente lieues dans l'intérieur.
Ce gouverneur était seulement ignorant et jaloux; mais celui qui lui succéda joignait aux défauts de son prédécesseur, les vices de l'hypocrisie et de l'envie. Le corps de ville de l'Assomption avait prié M. d'Azara de lui communiquer un extrait de ses travaux sur les pays qu'il avait levés et parcourus, il s'empressa de le lui offrir1. On en fut tellement satisfait, qu'on lui conféra le
1 C'est cet extrait qui fut envoyé en Europe à Don Nicolas d'Azara, et que M. Moreau de St.-Méry avait commencé à traduire.
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litre et les priviléges de citoyen le plus distingué de la ville de l'Assomption. Le gouveneur fut à un tel point irrité de cette distinction, qu'il fit enlever secrètement des archives de la cité la carte et la description de M. d'Azara, ainsi que le registre sur lequel était écrit son titre de citoyen. Malgré les précautions du gouverneur pour cacher ce vol, il devint public; sa rage et sa jalousie s'en accrurent; il écrivit à tous les ministres de la cour que M. d'Azara n'avait dressé ses cartes et composé ses mémoires que pour les livrer aux Portugais. En 1790, six grosses malles remplies d'effets précieux furent envoyées à ce gouverneur par le gouverneur portugais de Matogroso, qui tâchait de le corrompre et de le faire entrer dans ses vues. Il eut l'infamie de profiter de cette circonstance pour appuyer le mensonge qu'il avait inventé, et de répandre que ces malles avaient été envoyées en présent à M. d'Azara: il l'écrivit au vice-roi à Buenos-Ayres, et œlui-ci s'empara de toutes les cartes et de tous les papiers de Don Félix dont il put se saisir.
M. d'Azara, fort de sa conscience et de l'estime générale, eût cru compromettre la dignité de son caractère s'il eût répondu, sans y être requis, à d'aussi horribles calomnies. Il prit seulement la précaution de déposer entre les mains d'un moine qui avait sa confiance, la principale partie de ses ouvrages, et la suite des temps a prouvé qu'il avait agi sagement, car on ne lui a jamais rendu les papiers dont s'était emparé le vice-roi.
A ces accès de persécution, succédait tout à coup envers M. d'Azara une basse et vile adulation, dans l'èspoir de lui ravir et de s'approprier le fruit de ses travaux. Le gouverneur dont nous venons de parler doutant trop peu de son pouvoir à cet égard, avait eu l'impudence
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d'écrire à sa cour qu'il avait composé une histoire naturelle des oiseaux et des quadrupèdes de son gouvernement, et qu'il l'enverrait incessamment. Il ne put l'obtenir de son véritable auteur ni par force ni par ruse: alors il fit tout son possible pour empêcher les Indiens sauvages d'apporter des animaux à M. d'Azara, et pour lui ôter les moyens de perfectionner et d'achever le travail qu'il avait entrepris.
Cependant M. d'Azara avait communiqué plusieurs de ses mémoires à quelques - uns de ses subalternes qui entirèrent des copies: il en parut une partie dans un journal périodique imprimé à Buenos-Ayres, et l'on eut bien soin d'omettre le nom de l'auteur. Le vice-roi réunissant tous les lambeaux, tant imprimés que manuscrits, de l'ouvrage de M. d'Azara, qu'il put se procurer, en composa une relation qu'il envoya à sa cour, comme étant de lui.
On pense bien qu'avec ces dispositions, les vices-rois et les gouverneurs s'étaient fait une loi, en écrivant au ministère, de ne jamais parler de Don Félix d'Azara ni de ses services, et qu'ils employaient, au contraire, toute leur puissance pour l'empêcher de retourner en Europe. Ainsi, ce qui eût dû lui procurer de la célébrité, des récompenses et des honneurs, était précisément la cause de l'obscurité, de l'oubli et de l'abandon où il semblait condamné pour toujours.
Cependant l'injustice et l'ingratitude de ses chefs ne diminuaient en rien le zèle avec lequel il exécutait leurs ordres. Il fut spécialement chargé de reconnaître la côte du sud où son gouvernement se proposait de faire des établissemens, et cette commission était d'autant plus pénible, que ce pays est absolument désert, et que tous
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les jours il était exposé à l'attaque des sauvages féroces appelés Pampas. On lui donna aussi le commandement de la frontière du Brésil; on le chargea de la reconnaître et d'en chasser les Portugais qui y étaient établis. Il eut aussi la commission de visiter les ports de la Plata, et de dresser un plan de défense en cas d'attaque de la part des Anglais. Il composa en outre différentes instructions et différens mémoires qui lui furent demandés par les vices-rois et les gouverneurs pour la conduite des affaires relatives à leurs emplois. Il leur présenta plusieurs projets d'amélioration dans leur administration, entr'autres celui de donner la liberté aux Indiens civilisés, en proscrivant le gouvernement absurde qui avait été établi parmi eux par les jésuites.
Durant les derniers temps de son séjour en Amérique, il rendit au vice-roi de Buenos-Ayres et à son pays un service important dont il est nécessaire de détailler la nature.
En 1778 le gouvernement espagnol forma le projet de peupler la côte Patagonienne, et un grand nombre de families espagnoles furent transportées, par ses ordres, en Amérique. Elles abordèrent dans les ports de Monté-Video, de Maldonado et de San-Sacramento; mais soit indolence, soit tout autre motif, le vice-roi alors en charge, ne trouva moyen d'établir convenablement qu'un très-petit nombre de ces families, et se vit obligé de payer provisoirement aux autres une certaine somme, afin qu'elles pussent subsister. Vingt ans après, l'établissement de ces families n'était pas plus avancé que le premier jour. Il en résultait un grand nombre de fainéans dont on ne savait que faire, une foule de réclamations envers le trésor, une consommation considéra-
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ble de provisions faite par des bouches inutiles, et une perte pour l'état de cinquante mille piastres fortes par an. Le vice-roi alors en charge voyait la grandeur du mal, et désespérait de ne pouvoir y apporter remède. M. d'Azara se chargea de tout: il transporta ces families sur les frontières du Brésil vers les sources de l'Ybicui; il leur distribua des terres et tous les moyens pour les exploiter; il fonda la nouvelle ville de Saint-Gabriel de Batovi; il établit d'autres colons près de la rivière de Sainte-Marie, qui se rend dans l'Ybicui; il assigna l'emplacement de leur ville future, qu'il nomma l'Espérance, et qu'il mit sous la protection de Saint-Félix. Enfin, dans le court espace de huit mois, il délivra le trésor du tribut annuel de cinquante mille piastres fortes payées à la fainéantise. Il pourvut à la défense et à la conservation de soixante lieues de côtes dont les Portugais se seraient emparés, parce qu'elles étaient incultes. On peut voir au commencement des pièces justificatives que j'ai jointes à cette notice, un rapport officiel fait par le vice-roi, qui renferme le détail de cette opération.
Enfin cessa le long oubli dont le gouvernement espagnol s'était rendu coupable envers un serviteur si dévoué et si digne de récompense. M. d'Azara obtint, vers le commencement de 1801, son retour en Europe, qu'il sollicitait depuis si long-temps. Mais comme il n'y avait pas de bonne carte de la rivière de l'Uruguay, depuis sa cataracte jusqu'à la rivière de la Plata, pour compléter son travail il en fit lever une à ses frais par deux de ses officiers.
Il fit voile en Espagne vers la fin de 1801; il avait été nommé capitaine de vaisseau le 14 janvier 1789.
De retour dans sa patrie, son premier soin fut de
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livrer à l'impression la seule partie de ses longs travaux qu'il pouvait publier sans l'aveu de sa cour, c'est-à-dire, son histoire des quadrupèdes et celle des oiseaux. Il les dédia à son frère chéri, Don Nicolas d'Azara, et voici l'épitre dédicatoire qu'il mit en tête du premier de ces ouvrages:
«Cher Nicolas, à peine étions-nous nés, que nos parens nous séparèrent. Durant le cours de notre vie, nous ne nous sommes vus et entretenus que pendant le court espace de deux jours, à Barcelone, où je t'ai rencontré comme par hasard. Tu as vécu dans le grand monde, et par tes dignités, par tes talens, par tes ouvrages et par tes vertus, tu t'es rendu célèbre en Espagne et dans toute l'Europe; mais moi, sans être jamais parvenu à aucun emploi remarquable, sans avoir eu occasion de me faire connaître ni de toi, ni des autres, j'ai passé les vingt meilleures années de ma vie aux extrémités de la terre, oublié de mes amis, sans livres, sans aucun écrit raisonnable, continuellement occupé à voyager dans des déserts ou dans d'immenses et épouvantables forêts, sans presqu'aucune société que celle des oiseaux de l'air et des animaux sauvages. J'ai écrit leur histoire: je te l'envoie, et te la dédie, afin qu'elle puisse me faire connaître à toi, et te donner une idée de mes travaux.»
Il se rendit ensuite à Paris, auprès de Don Nicolas, alors ambassadeur d'Espagne à la cour de France. Il partageait son temps entre les soins qu'il lui rendait et l'étude de l'histoire naturelle. Le roi d'Espagne lui avait conféré le titre de brigadier de ses armées, le 5 octobre 1802; mais son frère sentait, par un commerce intime,
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s'accroître chaque jour l'amitié qu'il avait pour lui, et la supériorité de son âge mêlait à ce sentiment quelque chose de paternel: il l'engagea à donner la démission de son nouveau grade, et à se fixer auprès de lui. Don Félix y consentit sans peine. Hélas! il n'a pas joui long-temps du bonheur d'avoir consacré son existence à l'amitié fraternelle. Le 26 Janvier 1803, il eut la douleur de voir expirer dans ses bras ce frère chéri, auquel il avait sacrifié toutes les espérances de l'ambition, et tout l'éclat des honneurs!
Le roi d'Espagne rappela Don Félix, et le fixa auprès de lui, en le créant membre d'un conseil de généraux, relatif aux affaires des Deux Indes1.
Il y a peu de temps encore qu'en terminant cette notice, j'avais la satisfaction d'apprendre à mes lecteurs que Don Félix d'Azara jouissait enfin, dans sa patrie, du repos qu'il avait si bien mérité. Depuis, j'ai envain tenté tous les moyens qui étaient en mon pouvoir, pour être instruit de son sort, et lui offrir le juste tribut de ses propres travaux. C'est avec un sentiment pénible que je me vois aujourd'hui forcé de livrer à l'impression ces mêmes pages, que j'avais eu tant de plaisir à tracer.
1 Miembro de la junta de fortificationes y defensa de ambos Indias.
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Lettre de M. Lastarria à M. Walckenaer, dans laquelle était contenue la pièce suivante.
MUY Sr. mio: tengo el honor de saludar à Vm. atentamente, y gozo la satisfaccion de incluir en èsta una copia del capitulo de la relacion de Gobierno del Virrey Avilès en que dà idea de uno de los importantisimos trabajos del Sor. D. Feliz Azara en el Virreynato de Buenos-Ayres: creo que conduce al intento de Vm. que, segun he sabido, se ha propuesto dàr à luz la recomendable descripcion del Paraguay que ha escrito dho. Sor. Azara, para dàr una completa idea topografica, fisica, y moral de aquellas colonias españolas adyacentes al Rio de la Plata que son las mas importantes que tenemos en America. Y como el juicio de una Obra historica depende esencialmente del concepto de su Autor, he sabido tambien que Vm. se ha propuesto escribir algunos rasgos de la vida del nominado Sor. Azara principalm de los qued se refieren à la ocasion y circunstancias en que ha escrito: creo p1. qe. para esto podrà servir el adjunto papel que ofrezco à Vm. como testigo delo que contiene: sobre cuyos particulars tengo treinta y seis cartas de dho. Sor. Azara que me escribia desde Batovi comunicandomes sus observaciones muy interesantes relativamente. à la economia politica de aguellos paises.
Debo tambien noticiar à Vm. que el Sr. D. Feliz Azara, en medio de sus cuidados y trabajos de esta-
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blecer Poblaciones en las fronteras del Brasil, escribio una Memoria sobre el arreglo de los muy estendidos campos de Buenos-Ayres; donde se obserban los abusos consiguientes à la arbitrariedad de los particulares, y al capricho y descuido de los Gobernadores que son los culpados en no haber propuesto las mejores Leyes agrarias: esta Memoria se imprimio en Buenos-Ayres inserta en el periodico titulado Semanario de Agricultura; pero el redactor no la dio à luz con puntualidad, ni la puso baxo del nombre del Sor. Azara; quien sustame mereced el titulo de Primer Observados y Pensador que ha tenido aquel Pais para darse à conocer y merecer su fomento.
He venido de America à esta Corta de donde regresare à aquel mi patrio suelo; y en todas partes estaré pronto à cumplir las ordenes de Vm. que se servirà reconocerme por su muy atento servidor.
Q. S. M. B.
MIGUEL LASTARRIA.
Madrid, 2 de diciembre de 1805.
Copia y extracto de un capitulo de la Relacion que hizo de su Gobierno, al dexar el mando del Virreynato de Buenos-Ayres, el Exmo. Sor. Marques de Avilée;s; la qual dirigio al rey nuestro señor con fecha de 20 de Mayo de 1801, y se halla en la secretaria del real y supremo consejo de Yndias en esta Corte.
Cap. Pobladores.
«En el año de 1778 dispuso nuestra corte que se poblase la costa Patagonica, y à este fin, de cuenta de S. M se enviaron desde España muchas familias, que por providencia interina se depositaron en la jurisdiccion de Monte-Video, Maldenado, y colonia del Sa-
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cramento, y algunas en las Guardias de esta frontera: y como el unico parage de la costa Patagonica donde se pudo hacer establecimiento fue sobre el Rio Negro, donde apenas se colocaron muy poco pobladores y tan provisionalmente que aun en el dia se les estan construyendo Casas, quedò por consiguiente un grande numero de estas familias sin establecimiento solido para ellas, sin utilidad del estado, y con gravamen del Erario Real; que les ha estado subministrando à real (2½ rrs. v.on) por las cabezas de familias y à medio real por cada individuo de los hijos de ellas, y por algunos tiempos à quatro pesos (fuertes) al mes por familia para alquiler de Casa: lo que ha causado unos gastos tan enormes como inutiles al Estado, que no solamente no aprobechò en la poblacion y agricultura de estos campos este numero de vasallos, sino que por el contrario perdiò muchos de ellos, cuyos brazos en tantos años de inaccion se han hecho inertes para el trabajo. — No han sido estos solos los daños que resultaron de la retardacion en colocarlos, sino que por las probidencias medias de situarlos interinamente no dandoles posesion formal de terreno, ni cerrande con claridad algunas contratas, han resultado un sin numero de pleitos sobre alcances contra la real Hacienda, y recursos à la corte por los interesados. — Antes de llegar à este mando tenia y algunas noticias en confuso de la inaccion en que estaba el asunto de Pobladores, y comprehendiendo lo necesario que era su conclusion (luego que pasò aquel tiempo que necessita todo Gobernador que entra en un mando nuevo, y que otros asuntos de urgencia me permitieron dedicarme à este obgeto) determiné, suzgandolo por mas util al
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Rey y à los interesados, tratar de transaciones ò combenios con ellos, y darles establecimientos en las fronteras del Brasil à los que no admitiesen partidos razonables. — A pesar de estos buenos descos, que de contado se dirigian à libertar al Rey del desembolso de cerca de ciuqüenta mil pesos fuertos que anualmente se subministraban por razon de las dichas asignaciones, nada podia adelantar si no me proporcionaba Dios un sugeto qui tubiese disposicion para un encargo mas prolixo y molesto de lo que parocerà, à quien no se haga cargo de la clase de gentes conquienes se habia de contratar, y que habiendo calculado à su fabor grandes alcances contra el Erario por las asiguaciones que no se les habia satisfecho en los anos anteriores, acompanados de la rudeza propria de su clase, seria indispensable mucha paciencia y tulento à parte para persuadirlos; pero la divina Providencia que por sus inescrutables juicios tan beneficia se muestra conmigo, solo por su infinita misericordia, me proporciono al Sor. D. Felix de Arara, capitan de navio de la Real Armada, primer Comisario de la tercera partida de demarcacion de la frontera del Paraguay, quien se hallaba en esta ciudad (Bucnos-Ayres) sugeto en quien habia advertido un modo de pensar muy puro y cristiano acompañado de un verdadero amor patrio; de cuyos estimulos animado tomò gustosamente esta comision sin mas interes que el de manifestar su fidelidad al Rey y dedicacion al bieu comun como buen patricio; incomodandose y haciendo los gastas de viage, y de su mantencion, y subalternos, por paises despoblados»….. — Prosigue retiriendo el nominado Virrey que habiendose cucaminado el Sor. Azara à Monte-
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Video praticò cumplidamente la principal empresa de libertar al Real Erario del numerado crecido desembolso anual que por una especie de indolente descuido se subministraba à dhos. Pobladores: que con siete mil quatrocientos diez y seis pesos siete xx2. Cancelò la obligacion respecto de ciento cinqüenta y tres Pobladores que alegaron no podian ir à establecerse en las designadas fronteras del Brasil: à donde se encaminò el Sor. de Azara con las demas familias; las adjudicò tierras y ganados; las construyò habitaciones, y edificò una Yglesia; à la qual se destinò un capellan remitiendose lo necesario para el culto, etc. fundando asi la nueva villa de Santa-Gabriel de Batovi en las cabezeras del Rio Ybicui: que succesivamente el Sor. Azara estableciò otros Pobladores en la otra banda del Rio Santa-Maria confluente al Ybicui para formar otra villa que se habia de nombrar la Esperanza baxo la proteccion de San-Feliz, con lo que resultaron pobladas por la diligencia del Sor. Azara sesenta leguas de frontera que teniamos desiertas; cuyo grave inconveniente politico y economico pondera el nominado Virrey al considerar estos nuevos establecimientos tan interesantes. Considera tambien el Virrey lo muy conveniente que es continuar estas poblaciones en el espacio que se comprehende entre aquella frontera, el rio Vruguay, y el rio Negro; cnyo territorio es la mansion de los Gentiles Charruas y Minuanes, en numero de cien familias pocas mas ô meno, y de muchos vandidos que salen à robar, y à cometer raptos, teniendo en continua consternacion à nuestros pacificos campesinos de los alreededores. Hace notar dho. Virrey que acia la parte del rio Negro destinò al capitan D. Jorge Pacheco con una comision militar, para que baso su proteccion se
I. a. C
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fuesen estableciendo familias pobres del propio modo que lo executaba prodigiosamente el Sor. Azara; pero que el referido capitan no cumplio como debia y podia hallandose con muchos mas auxilios que el Son Azara. Y exponiendo el plan de obrar paralelamente continuando por la parte de la frontera las importantes poblaciones del Sor. Azara, y por la parte del rio Negro las que habia ordenado, y no executo el capitan Pacheco, concluye: «que para continuar esta idea tan util puede seguirse con preferencia al de qualesquiera otros el dictamen del Sor. Azara». — Debe notarse que en septiembre de 1800 se trasladò el Sor. Azara de Puenos-Ayres à Monte-Video donde à pesar de su mucha actividad se detubo algunos dias en practicar la referida cancelacion que ha exhonerado al real Erario del perjudicial desembolso de cinqüenta mil pesos fuertos anuales; que inmediatamente se encaminò à la frontera à fundar dhos. establecimientos; que muchas semanas no pudo continuar por falta de auxilios; y que habiendo sido llamado à esta Corte de orden de S. M. suspendiò sus interesantos trabajos, y regresò à Monte-Video en mayo de 1801; de modo que en el corto periodo de ocho meses sucedio lo que se ha relacionado por mayor.
«Esta copia y extracto es conforme al original, que remitiò al Rey el excellentissimo. Sor. Marques de Avilés, que se hallarà en la secretaria del Real y supremo Consejo de Yndias, y cuyo borrador dictado por el propio Virrey, y escrito en parte por su misma mano conservo en mi poder con occasion de haber sido Asesor y secretario pribado del nominado Virrey.»
MIGUEL LASTARRIA.
Madrid, 2 de diciembre de 1805.
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DE LA CORRESPONDANCE
DE M. DE AZARA,
AVEC M. WALCKENAER.
n.° 1.
MONSIEUR,
Après être sorti de Paris, mes affaires m'ont arrêté à Barcelone et chez moi en Arragon: mais enfin ce gouvernement m'a fixé ici pour quelque temps, où je vous offre toutes mes facultés.
Le libraire qui s'était chargé de publier mes annotations sur les oiseaux, m'a présenté le premier volume imprimé depuis deux ans, en me disant que ses affaires ne lui avaient pas permis de faire imprimer le reste de l'ouvrage, mais qu'il allait le faire tout de suite.
Quoique cet ouvrage ne se publiera pas en Espagne, par volumes détachés, je m'empresse, avec plaisir, de vous envoyer le premier volume, que vous recevrez de la main de M. le secrétaire de la légation espagnole, à Paris; et j'espère que vous aurez la bonté d'accueillir, avec bonté, cette partie du fruit de mes voyages.
Je suis avec reconnaissance, Monsieur, votre, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, dixième jour de l'an 1805.
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n.° 2.
MONSIEUR,
J'ai reçu avec bien de la reconnaissance votre tableau des Aranéïdes. Comme il n'est que le prélude de ce que vous voulez publier sur les araignées, je suis fort enchanté que vous vouliez bien enrichir l'histoire naturelle par de tels ouvrages. J'ai l'honneur de vous envoyer le livre espagnol de la Tarantule. Je désire qu'il puisse vous être utile. Je n'en ai pas trouvé d'autre sur les araignées. Vous le recevrez par M. le secrétaire de la légation d'Espagne.
Par la même voie, vous aurez bientôt mon second volume des oiseaux. Si vous voulez le faire traduire et le publier en français, vous en êtes le maître, puisque je ne puis pas m'occuper de le faire. Mais dans le cas ou vous feriez cette entreprise, il serait bon de profiter des deux ou trois mois que tardera l'ouvrage à paraître en espagnol, parce qu'une fois publié, tout le monde pourrait se mêler d'en faire la traduction, et d'y ajouter des notes et des planches…..etc.
Je suis, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Ce 9 avril 1805.
n.° 3.
MONSIEUR,
En conséquence de vos désirs, j'avais déposé au secrétariat d'état de cette cour, un cahier du premier volume, avec le second et le troisième volume de mon ouvrage, relatif aux oiseaux, pour qu'il vous parvint par la voie de notre ambassadeur à Paris. Je comptais vous
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le faire recevoir tout de suite: mais ledit ambassadeur ayant été absent de votre capitale, l'envoi a été retardé; ce qui a contrarié le désir que j'ai de faire toujours, le plutôt possible, tout ce qui pourra vous être agréable. Il m'a été promis qu'il vous sera envoyé par le premier extraordinaire.
J'ai trouvé une satisfaction particulière à faire ce travail, non dans la vue et par l'ambition qui dirigent ordinairement les auteurs, d'immortaliser leur mémoire, mais par le plaisir que je trouve à être utile. Mon ouvrage a déjà, à mes yeux, un mérite de plus, c'est votre approbation; et si j'ai le bonheur de le voir accueillir par la nation française, qui seule pent décider du mérite des produits de mes travaux, je n'ai plus rien à désirer.
Cet ouvrage va être publié ici sans tarder. Je ne m'attends pas à le voir estimé dans ce pays-ci, où le goût pour les sciences, et sur-tout pour l'histoire naturelle, est absolument mis de côté…..
Je vous avouerai que je serai très-enchanté que la première traduction en français sortit de vos mains: et comme je suis instruit qu'il y a ici une personne chargée d'acheter cet ouvrage au moment qu'il sera mis au jour, pour l'envoyer à Paris, je m'empresse de vous le faire parvenir avant de le publier. Il me semble que si vous avez déjà traduit le premier volume, vous ne feriez pas mal de le faire paraître, pour gagner ce temps sur tout autre qui voudra le traduire.
Je serai très-enchanté que ceci vous donne une preuve de mon désir bien sincère de vous être utile, et du respectueux attachement avec lequel je suis, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, ce 25 juillet 1805.
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n.° 4.
MONSIEUR,
J'ai reçu vos deux lettres en date du 5 août, par lesquelles vous me prévenez de la décision dc M. Dentu pour l'achat de mon ouvrage sur le Paraguay. Je vous remercie de l'éloge que vous avez bien voulu lui en faire. Cet arrangement est nouveau pour moi; car la personne à qui j'ai confié mon manuscrit, ne m'a point écrit à ce sujet. Cependant, si cette vente est effectuée, j'y consens volontiers, avec d'autant plus de raison que je présume que l'intérêt que vous y avez mis ne laisse rien à désirer.
Pour ce qui regarde vos demandes relativement à cet ouvrage, je vais faire faire mon portrait pour vous l'envoyer sans tarder.
Quant aux cartes et plans particuliers, vous en recevrez quatre: l'un de l'Amérique méridionale, et les autres relatifs à mes voyages. Je crois que ces quatre plans ou cartes sont préférables à celui que vous avez dans une échelle trop petite. On pourrait donc en faire un atlas en y ajoutant les cartes que je vous enverrai bientôt, et qu'on a imprimées ici, qui sont, sans contredit, les meilleures qui existent. Vous y trouverez les plans particuliers des principaux ports de la rivière de la Plata, et celui de la ville de Monte-Video.
J'ai déposé ces cartes dans le bureau d'état, afin qu'on vous les remette par quelque extraordinaire; j'y ai ajouté le plan de la ville de l'Assomption, capitale du Paraguay, et celui de Buenos-Ayres, qui n'a point d'écriture. Ceuxci sont accompagnés de quelques autres plans que vous.
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pourrez examiner et en faire l'usage que vous croirez convenable.
Pour ce qui est de votre quatrième article, relatif aux ouvrages qu'on a publiés en Espagne sur le Paraguay, il n'en existe aucun.
Je vous enverrai des additions et des notes que vons voudrez bien ajouter.
Recevez tous mes remercîmens pour tous les soins que vous vous êtes donné. Je vous prie d'être bien convaincu de mon désir pour vous témoigner toute ma reconnaissance. Croyez à l'attachement bien sincère avec lequel je suis, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, 29 août 1805.
P. S. Vous recevrez, sans tarder, le reste de mon ouvrage sur les oiseaux, qui est déposé depuis quelque temps dans le secrétariat d'état, pour vous le faire parvenir. Ce sera avec plaisir que je recevrai votre ouvrage sur les Aranéïdes.
n.° 5.
MONSIEUR,
Vous aurez reçu sans donte les cartes que j'ai eu l'honneur de vous envoyer par la voie du bureau de la légation d'Espagne à Paris. Je désire qu'elles soient conformes è vos désirs et au but que je me suis proposé.
Je vous envoie à présent mon portrait, et le cahier des additions et corrections que vous m'avez demandé. Je désire qu'elles aient votre approbation. Au reste, si vous croyez devoir y retoucher, je vous en laisse le
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maître. Vous savez que je ne suis pas infaillible, que je parle et quej'écris très-mal le français.
Il me tarde de voir publier mon ouvrage et de savoir la sensation qu'il fait dans le public. Ce sera avec un plaisir particulier que je verrai les notes dont vous avez bien voulu l'orner. Ce n'est point que je doute de leur vérité et de leur exactitude, mais c'est uniquement pour avoir le plaisir de les admirer et de vous rendre la justice qui vous est due.
Recevez tous mes remercîmens des soins que vous avez bien voulu vous donner. On les trouve toujours dans les personnes éclairées; et qui n'ont en vue que le bien général.
Je suis avec les sentimens d'une véritable amitié, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, 28 octobre 1805.
n.° 6.
MONSIEUR,
Je vois dans votre lettre du 18 octobre dernier, que les cartes qui doivent accompagner mon ouvrage sont déjè entre les mains des graveurs. Je vois aussi avec beaucoup de plaisir que vous avez eu la bonté de corriger les phrases de mauvais style, et d'y ajouter de savantes notes.
Je crois que vous recevrez bientôt mon portrait, et quelques additions et corrections que je vous ai remis par la mâme voie de l'ambassade d'Espagne. Je vous prie de les placer convenablement et de les écrire en bon français.
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Vous trouverez dans ma préface tout ce qu'on peut désirer relativement à ma vie publique et à mes ouvrages. Mais puisque vous voulez savoir jusqu'à quel point vous pourrez compter sur l'exactitude de ce que dit de moi M. Moreau-Saint-Méry, j'ajouterai que tous les ouvrages dont il fait l'énumération, se réduisent aux cartes que je vous ai remises, à mes quadrupèdes, à mes oiseaux, et à la description qui va être imprimée. Il parle d'une autre description historique, physique, politique et géographique de la province du Paraguay, qu'il avait commencé à traduire; mais vous n'en devez faire aucun cas, parce qu'elle est contenue dans celle qu'on va publier, et parce que je l'écrivis à la hate dans un temps où je n'avais pas l'instruction que j'ai aujourd'hui, et uniquement pour satisfaire les prières du corps de ville de la cité de l'Assomption.
M. Moreau-Saint-Méry n'est pas bien informé lorsqu'il dit que j'ai fait les dessins des oiseaux et des quadrupèdes; de même que quand il dit que j'ai formé un excellent cabinet ou collection d'animaux. Dans la préface de mes oiseaux, je dis qu'il m'a été impossible de faire les dessins, et de transporter et conserver les animaux. Je dis dans le même endroit ce que j'ai envoyé au cabinet de Madrid. J'ajoute ici qu'on n'a profité de rien de ce que j'ai envoyé.
Au reste, j'avais écrit mon ouvrage en forme de journal ou de voyage; mais je l'ai arrangé après comme vous le voyez, parce qu'il aurait été aussi ennuyeux que les voyages maritimes, qui parlent tous les jours de vents, de changement de rhumb, de périls et de travaux; toujours la même chose à peu près.
Il me reste à vous dire que l'ouvrage gagnerait beau-
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coup si M. Dentu faisait graver les quadrupèdes que j'ai reconnus dans votre Muséum. Vous les trouverez cités dans le chapitre IX.
Quant aux oiseaux, je crois que cet ouvrage est supérieur à celui des quadrupèdes, mais non pas si nouveau et si important que vous le jugez. Je connais fort bien combien serait utile mon voyage à Paris pour publier la traduction de cet ouvrage avec des gravures belles et exactes, parce que (comme vous le dites,) je reconnaîtrais dans les excellentes collections que vous possédez, plusieurs oiseaux de ceux que j'ai décrits. Mais comme je suis retenu par le gouvernement, il est impossible à présent que je sorte d'ici. Il y a quatre mois que j'en ai demandé la permission, et on ne me l'a pas accordée.
Il y a dans votre Muséum plusieurs de mes oiseaux; voilà ceux, que je me rappèle d'avoir vus, cités par des chiffres arabes, quoique dans mon ouvrage ils soient romains: n° 1, avec deux ou trois de ses variétés; n os 2, 3, 13, 50, 51, 57, 149, 216, 248, 243, 250, 271, 272, 285, 307, 331, 335, 337, 338 (une seule femelle et plusieurs mâles,) 341, 343, 345, 346, 347, 357, 361, 362, 367, 379, 384, 385 et 393. Il y en a beaucoup d'autres dont je ne me rappèle pas.
J'ai lu avec plaisir le prospectus de votre utile ouvrage sur les Aranéïdes. Je ne doute pas qu'il ne soit digne de vous et le meilleur qu'on ait publié jusqu'à présent. Je recevrai l'exemplaire que vous m'offrez comme un présent précieux, et comme un témoignage de l'amitié dont vous m'honorez. Agréez l'assurance, etc.
FÉLIX D'AZARA.
1er décembre 1805.
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n.° 7.
MONSIEUR,
J'ai reçu votre lettre du 17 décembre dernier, par laquelle vous m'annoncez que les cartes sont entre les mains des graveurs, et que vous allez faire la remise de mon portrait aussitôt que vous l'aurez reçu. Je croyais qu'il était déjà en votre pouvoir, amsi que les notes, ayant calculé le temps où j'en fis la remise au bureau d'état. Ce retard m'a vraiment affligé, parce que je sais bien persuadé qu'il a contrarié votre zèle et l'ardeur que vous mettez dans vos entreprises. J'ai écrit de nouveau aux membres de ce bureau, et j'ai demandé avec instance que l'on profite de la première occasion pour que le tout vous parvienne.
J'approuve et je vous remercie de tous vos projets pour donner du prix à mon ouvrage. Vous savez qu'il n'est pas l'effet de mon amour propre. Je désire seulement de trouver ma jouissance dans le plaisir d'être utile par mes travaux.
Quant à ce que vous me dites de M. Lastarria, j'eus effectivement une conversation avec lui, qui tendait à vous faire un envoi dont je n'ai pas connaissance; mais comme je suis persuadé que vous saurez le juger selon son mérite, je laisse à votre prudence le soin d'en faire l'usage qui vous paraîtra convenable.
J'ai déjà oublié tout ce que j'ai eu à souffrir dans mes déserts; et j'en serais particulièrement dédommagé si mes souffrances peuvent être avantageuses à l'instruction publique.
J'ai reçu la première livraison de vos Aranéïdes, que
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vous avez eu la bonté de m'envoyer. Je l'ai lue avec plaisir, et j'y ai reconnu autant de sagacité que de précision et d'exactitude.
Quant à mon voyage de Paris, je n'en prévois pas l'époque. Vous savez que le bon citoyen se doit à sa patrie. Je suis utile à la mienne dans ce moment-ci; mais soyez persuadé que, de près comme de loin, je vous conserverai toujours mon sincère attachement et la haute considération avec laquelle je suis, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, 12 janvier 1806.
n.° 8.
MONSIEUR,
Je vois par votre lettre du 3 du courant, que vous n'avez pas reçu les notes que je vous avais promises, et que vous attendiez. Votre lettre m'a affecté; mais j'ai été rassuré par monsieur le secrétaire d'ambassade à Paris, qui m'écrit, en date du 7, qu'il vous en a fait la remise. Vous voilà donc en régle pour tout ce que vous désirez relativement à mon ouvrage. Je n'ai rien à vous dire làdessus, etc.
Recevez les assurances, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, 22 janvier 1806.
n.° 9.
MONSIEUR,
Au commencement de février dernier, je fus obligé de sortir à la hâte de cette ville, pour régler mes intérêts particuliers avec mon frère1, qui était fort malade,
1 Don Francisco.
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et pour visiter les biens - fonds que j'ai en arragon.
Je me suis occupé de ces affaires Presque cinq mois; et dans ce moment que j'arrive ici, et qu'on m'a remis la vôtre, du 6 mai, par le secrétrait d'état, je suis bien faché de ce que votre letter antérieure se soit égarée dans les différens détours qu'elle a dù faire avant que d'arriver à mes mains: prace que cet accident m'a privé du plaisir de savoir de vos nouvelles, et m'a mis dans l'impossibilité de satisfaire aux demandes que vous faites, relatives à mon ouvrage. Si vous avex la bonté de me les rététer, vous serez satisfait sans la moindre perle de temps, parce que je désire vous complaire dans tout ce qui pourra cous étre agréable.
Dans ce moment-ci, je reçois une letter qui me dit que M. ***, savant de Paris, trouve dans mon ouvrage le défaut d'attaquer plusieurs systémes d'histoire naturelle admis par les naturalists, et que mes réflexions sont postérieures à voyages.
J'avoue qu'une partie de mes réflexions sont postérieures, mais je ne vois pas que ce soit un ruotif pour me priver de les faire et de les angrnenter jusqu'au unoment de la publication de l'ouvrage. Si elles s'appasent aux systèmes ètables, je dis dans la preface, qu'on n'en fasae aucun cas, lorsqu'on no les trouvers pas sensées, et naturellement déduites des faits et des observations.
J'aurais dèsiré que M. *** eut pris la peine de s'expliquer plus en détail, et qu'il eùt ècrit xa critique en faient voir que toes rétlexinus étaient des chimeres, parce que j'airne plus la vèrité que tres réllexious.
J'ai l'houneur d'étre, etc.
FÈLIX D'AZARA.
Ce a juillet 1806.
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n.° 10.
MONSlEUR,
J'ai reçu votre lettre du 15 du mois dernier, dans laquelle vous me témoignez tout l'intérét que vous mettes à donner du prix à mon ouvrage. Les demaudes que vous me faites, m'eu donnent une nouvelle preuve. Recevesen mes bien sincères remercîmens, etc.
J'ai mangé du pain; sans une inclination particulière pour lui, jusqu'à l'âge d'environ vingt-cinq ans. Mais ayant éprouvé dans ces dernières années une difficulté dans la digestion, qui laissait dans mon individu un embarras et une incommodité tous les après-diner; je consultai un habile médecin de Madrid. Ce docteur imagina que la cause de mon indisposition pouvait provenir du pain, et il me conseilla de faire l'épreuve de la privation de cet aliment. Je l'exécutai. Bientôt mes incommodités disparurent, et à tel point, que je n'ai souffert aucune maladie depuis cette époque. La privation du pain, bien loin de me donner du dégoût pour les autres alimens, a, au contraire, contribué à m'y faire trouver an goût bien plus agréable, que lorsque je les mêlais à cette générale nourriture de l'homme. Rien ne remplace le défaut de pain dans ma manière de vivre. J'observe que je suis un peu plus euclin pour les légumes et pour le poisson, que pour la viande. Au reste, il n'est pas singulier que je ne mange pas du pain, puisque tous les gens des pays que j'ai parcourus, n'eu mangeut pas, et qu'ils vivent autant ou plus que nous, sans manger que de la viande rotie.
Pour ce qui regarde les ouvrages relatifs an Paraguay, dont vous me parlez, je n'en connais aucun en espagnol,
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et je n'en ai lu d'autres que ceux dont je parle dans la préface.
Voilà toutes les instructions que je puis vous donner pour satisfaire vos désirs.
Mon ouvrage des oiseaux ne renferme que les trois volumes que vous devez avoir reçus. Il fait la description de quatre cent quarante-huit oiseaux.1
Il me reste actuellement, Monsieur, à vous remercier de ce feu d'intérêt que vous voulez bien mettre à ce qui me regarde: je vous en conserverai une reconnaissance éternelle.
Je suis, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, ce 4 août 1806.
n.° 11.
MONSIEUR,
J'ai reçu votre lettre qui me prouve de nouveau le grand intérêt que vous prenez à mon ouvrage, pour lui donner autant d'utilité qu'il sera possible. Je vous laisse à deviner toute ma reconnaissance et toute ma sensibilité. Je vais donc têcher de répondre à vos demandes.
L'intérêt des Portugais de ne pas déterminer les limites de leur territoire en Amérique, avec celui de l'Espagne, est que toutes les fois que cette nation ne les trouve pas bien fixées, elle est dans l'usage de s'introduire chez
1 Cela est positif; et cependant des naturalistes m'ont assuré qu'il existait une continuation qui avait paru à Madrid; si cela est, je ne la crois pas de M. d'Azara. Je lui ai écrit à ce sujet, mais je n'ai point reçu de reponse. (C. A. W.)
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son voisin, autant qu'elle le peut; et cet usage a lieu depuis la découverte des Amériques; et une fois qu'elle a pris possession d'un pays, elle soutient que c'est une propriété, sans vouloir en démordre. Cet abus provient de ce que le gouvernement espagnol, qui n'a aucune connaissance du territoire de ses Amériques, a toujours regardé cette usurpation avec indifférence.
Let peuplades d'Indiens que vous avez dù reconnaître dans les différens plans que je vous ai envoyés, sont des jésuites. Celles du Paraguay sont, à peu près, comme celle d'Atira, dont je joins ici le plan, afin que si vous jugez à propos de le faire graver, vous en ayez une entière connaissance, etc.
Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire de plus particulier pour satisfaire à vos demandes.
J'ai l'honneur d'être, etc.
FÉLIX D'AZARA.
Madrid, ce 22 septembre 1806.
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DANS
INTRODUCTION.
COMME cet ouvrage est le résultat de mes propres observations, je dois dire quelque chose des raisons qui m'ont engagé à les faire, des moyens que j'ai eus et de la methode que j'ai suivie; mais je passerai entièrement sous silence les dépenses, les peines, les dangers, les obstacles, et même les persécutions que m'a fait éprouver la jalousie, parce que toutes ces choses ne peuvent ajouter aucun prix à mon ouvrage, ni intéresser personne. Un tel récit ne servirait au contraire qu'à décourager ceux qui voudraient par la suite marcher sur mes traces.
Me trouvant en 1781 à Saint-Sébastien, ville du Guipuzcoa, en qualité de lieutenant-colonel d'ingénieurs, je reçus, pendant la nuit, un ordre du général pour me rendre
I. a. 1
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sur-le-champ à Lisbonne, et pour m'y présenter à notre ambassadeur. Je laissai dans cette première ville mes livres et mon équipage, et je partis le lendemain au point du jour; mais j'eus le bonheur d'arriver promptement et par terre à ma destination. L'ambassadeur me dit uniquement que j'allais partir avec le capitaine de vaisseau don Joseph Varela-y-Ulloa, et deux autres officiers de marine; que nous étions tous chargés d'une même commission, que le vice-roi de Buenos-Ayres nous communiquerait en détail, et que nous devions nous rendre de suite dans cette ville de l'Amérique méridionale, sur un bâtiment portugais, parce que nous étions en guerre avec l'Angleterre. Nous nous embarquâmes tous aussitôt, et nous arrivâmes heureusement à Rio-Janeiro, qui est le principal port des portugais au Brésil. J'avais appris par une dépêche que l'on avait ouverte sous la ligne, que le roi m'avait nommé capitaine de frégate, parce qu'il avait jugé convenable que nous fussions tous officiers de marine.
Varela eut avec le vice-roi une conférence après laquelle nous nous embarquâmes pour Montevidéo, sur la rivière de la Plata. Notre vice-roi qui s'y trouvait, nous communiqua
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les ordres et les instructions que nous devions suivre. Il s'agissait de fixer, conjointement avec les commissaires portugais, et d'après le traité préliminaire de paix de 1777, la ligne de démarcation de nos possessions respectives depuis la mer, un peu plus loin que la rivière de la Plata, jusqu'au-dessous du confluent des rivières Quaporé et Mamoré, d'où se forme celle de la Madera qui se jette dans le Marañon. On divisa cette très-longue partie de la frontière en cinq autres, que l'on partagea ainsi pour notre travail. Nous étions quatre officiers envoyés d'Espagne; on en nomma un cinquième sur les lieux. Varela fut chargé des deux parties les plus voisines et les plus méridionales, et moi des deux suivantes.
Ensuite le vice-roi m'envoya seul par terre à la grande rivière de San-Pedro, éloignée de 150 lieues, ou à-peu-près, et capitale de la province portugaise qui porte le même nom, pour concerter avec le général portugais le moyen de commencer et de suivre nos opérations. La nuit même de mon retour à la rivière de la Plata, aprês m'être acquitté de ma commission, on m'ordonna de me rendre le plutôt possible à l'Assomption, capitale du Paraguay, pour faire les préparatifs nécessaires
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et pour attendre les commissaires portugais. Comme je commençais à être au fait de leur manège, et que je voyais, qu'au lieu de travailler à la fixation des limites, ils ne voulaient que prolonger cette opération à l'infini, par des délais, des renvois à la cour, et par les prétextes les moins fondés et les plus ridicules, pour en empêcher l'exécution, je pensai à tirer parti le mieux qu'il me serait possible du long espace de tems que devaient me procurer ces retards; mais croyant que les vice-rois ne me donneraient ni permissions ni secours, dans la crainte que je n'abusasse de leur condescendance au préjudice de mon obligation principale qui consistait dans la fixation des limites, je résolus de prendre sur moi l'affaire et les dépenses qu'elle entraînerait, et de voyager à leur inscu, mais sans perdre un instant de vue l'objet dont j'étais chargé.
Je fis donc un grand nombre de longs voyages dans toutes les parties de la province du Paraguay, et les poussai même jusqu'aux Missions, ou peuplades des Jésuites, et jusqu'à la vaste juridiction de la ville de Corrientes.
Après avoir ainsi passé près de treize ans,
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je reçus ordre de me rendre promptement à Buenos-Ayres: on m'y donna le commandement de toute la frontière du sud, c'est-à-dire, du territoire des indiens Pampas, et l'on m'ordonna de reconnaître le pays en m'avançant du côté du sud, parce que l'on voulait étendre les frontières espagnoles de ce côté-là.
Quand je me fus acquitté de cette commission, le vice-roi me permit de visiter toutes lies possessions espagnoles au sud de la rivière de la Plata et de celle du Paraná. En même tems j'ordonnai à don Pedro Cerviño et à don Louis Ynciarte de s'embarquer: de tous les officiers sous mes ordres, c'étaient ceux en qui j'avais le plus de confiance. Je les chargeai de lever la carte de la rivière du Paraná, et de comparer leurs observations avec celles que je ferais par terre: nous ne trouvâmes aucune différence.
Dans le cours de ce voyage, j'étais déjà parvenu à la ville de Santa-Fé de-la-vera-cruz, du district de laquelle j'avais levé la carte; et quand je me disposais à en aller faire autant dans les provinces de Cordova, de Salta et de Mendoza, et sur les limites occidentales du Chaco et de la terre des Patagons, je reçus un ordre positif de revenir sur mes pas,
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à cause de la guerre que nous avions avec l'Angleterre: on croyait même que nous l'aurions avec le Portugal.
En conséquence, on me donna le commandement de toute la frontière de l'est, qui est celle du Brésil, ce qui me fournit l'occasion de la reconnaître à mon aise et d'en lever la carte. Je vérifiai et rectifiai mes observations quelques années après, lorsque je retournai dans le pays, et dans la même qualité, pour remplir différentes commissions. Une d'entre elles consistait à libérer le trésor public d'une pension annuelle de cinquante mille piastres, que l'on payait à beaucoup de colons qu'on avait fait venir d'Espagne.
Après m'être acquitté de cette commission, je reçus l'ordre que je désirais depuis si long-tems, et qui me rappelait en Espagne. Je devais partir sur le premier bâtiment qui mettrait à la voile; et c'est ce que je fis à la fin de l'année 1801. Mais comme il n'y avait point de bonne carte de la rivière d'Uruguay, depuis sa cataracte juaqu'à la rivière de la Plata, j'en fis lever une à mes dépens par Cerviño, dont j'ai déjà parlé, et par don Andres Oyalvide.
Le principal objet de mes voyages, aussi
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longs que multipliés, était de lever la carte exacte de ces contrées, parce que c'était mon état, et que j'avais les instrumens necessaires. Aussi ne fis-je jamais un pas sans porter avec moi deux bons instrumens de réflexion d'Halley, et un horizon artificiel. J'observais la latitude quelque part que je me trouvasse, même au milieu d'un champ, tous les jours à midi, et toutes les nuits, par le moyen du soleil et des étoiles. J'avais aussi une boussole garnie de ses pinnules, et j'en vérifiais souvent la variation, en comparant son animut avec celui que me donnaient mes calculs et l'observation du soleil.
Comme le pays est plat, il m'arrivait très-fréquemment de fixer avec la boussole le rumb direct d'un point à l'autre entre deux latitudes observées; ce qui me faisait calculer aisément la différence de la longitude. C'est de cette manière que j'ai toujours tâché de bien déterminer la position de toutes les hauteurs ou points remarquables; parce qu'en les relevant ensuite avec la boussole depuis d'autres endroits dont je connaissais la latitude, je trouvais aisément par le calcul leur différence en longitude. Quelquefois, lorsque je me trouvais dans les bois, je faisais
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allumer de grands bûchers, dont la fumée me servait de signaux; et je trouvais, par ce moyen, la véritable position des lieux dont j'avais toujours préalablement observé la latitude. Dans d'autres occasions, et lorsqu'il n'y avait pas d'autre ressource, j'envoyais devant moi deux homines à cheval, dont l'un s'arrêtait lorsqu'il me perdait da vue, et le second continuait jusqu'à ce qu'il eût perdu de vue le premier qui s'était arrêté, et ainsi de suite. Je relevais la position du premier; et quand je l'avais atteint, j'en faisais autant relativement au second, et successivement. J'avais le plus grand soin, non seulement de marcher le plus droit qu'il m'était possible, mais encore je tenais note du tems que j'employais pour parvenir d'un planton à l'autre en marchant toujours au même pas. Ensuite, par le rapport des minutes et des rumbs, et par la comparaison du produit des deux observations, je dé terminais le rumb direct entre deux latitudes observées.
Enfin, dans mes voyages, j'ai toujours évité de juger par approximation. Il ne peut donc se trouver ici d'autre erreur que celle dont est susceptible une observation de la
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latitude, quoique faite avec un bon instrument, et une détermination prise avec une boussole où les demi-degrés sont bien marqués. Mais on sait que toute erreur, dans une observation faite avec l'horizon artificiel, se réduit à la moitié dans le calcul de la latitude, et que des fautes de détermination avec la boussole ne peuvent pas être fort considérables dans des rumbs aussi courts que l'étaient ceux de mes voyages, vu sur-tout que j'ai têché de les rapprocher du nord et du sud, négligeant toujours ceux qui avoisinaient l'est et l'ouest. Et qu'on ne croye pas que les lieux habités et les principales élévations soient les seuls endroits de ma carte que j'aie déterminés avec tant de soin, puisque j'en ai fait autant pour déterminer une multitude d'autres positions dans les déserts et dans les chaumières, ou habitations répandues dans les champs, que je ne place pas sur la carte, parce qu'elles ne sont pas permanentes.
Pour déterminer la position des ruisseaux et des rivières, soit au point où je les passais, soit à celui où je parvenais à leurs bords, j'employais de préférence la méthode que je viens de rapporter; ou je calculais cette position par deux lignes que je rapportais à des
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points bien connus; el quand je ne pouvais faire ni l'un ni l'autre, je rapportais leur situation par le rumb à un point voisin et connu dout j'estimais la distance: ainsi, je le répète, il ne peut se trouver à cet égard, qu'une erreur très-peu considérable et sans conséquence pour le reste, puisque je ne me suis jamais servi de ces points pour en placer d'autres.
On a navigué avec le plus grand soin possible sur les principles rivières, savoir: le Paraguay depuis le Jaurú, tout le Paraná depuis le Tiete, une partie de celui-ci, et de l'Yguazú, l'Uruguay, le Curuguatý et ensuite le Jesui, le Tebicuarý, et le Gatemý avec partie de l'Aguaray, et par-tout j'ai déterminé les embouchures des rivières qui s'y jettent. Mais comme celles-ci sont innombrables, et que marquer exactement la direction du cours entier de chacune d'elles serait une chose impossible, non-seulement à un particulier seul comme j'étais, mais même à cent autres personnes travaillant de concert et ensemble; j'ai tâché d'approcher du but en prenant pour points sûrs leurs embouchures et les autres endroits de leur cours que j'avais observés par terre, et jai tracé
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l'intervalle d'après les renseignemens qu'on m'a fournis, ou par approximation.
En observant l'énorme étendue de ma carte, on verra bien qu'elle n'a pu être faite dans l'espace de vingt ans, par un seul homme chargé en même tems de beaucoup d'autres occupations très-sérieuses: je dirai donc ce que j'en ai copié sur le travail des autres, et je nommerai avec plaisir les amis et les camarades qui m'ont aidé dans la partie qui est proprement à moi.
J'ai copié les sources ou la première partie du cours du Paranà et du Paraguay, sur la carte inédite du brigadier portugais José-Custodio de Saa y Faria, qui passa quelques années dans ces contrées; mais comme il n'était qu'ingénieur et non astronome, je ne lui accorde pas une entière confiance, quoique j'estime plus sa carte que toutes celles qu'on a publiées.
J'ai dressé celle de la province de Chiquitos et de Santa-Cruz de la Sierra, d'après le travail de mon camarade don Antonio-Alvarès Sotomayor, chef d'une division de commissaires des limites; et quoique j'ignore la méthode qu'il a suivie, comme il avait de bons instrumens et le tems néces-
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saire, j'ai confiance en son travail, et je ne doute pas qu'il ne soit supérieur à tout ce qu'avaient fait les jésuites.
La carte de la rivière da Paraguay, depuis l'embouchure du Jaurú jusqu'au dixneuvième degré de latitude, est une copie de celle que dressèrent les commissaires des limites, en vertu du traité de 1750: celle de la partie supérieure du Paranà, depuis sa grande cascade jusqu'à la peuplade du Corpus, est dressée d'après le travail que vient d'achever mon camarade le capitaine de vaisseau don Diego Alvear, chef d'une autre division de commissaires des limites. J'ai la plus grande confiance à l'exactitude de ces deux parties de la carte.
Tout le reste est à moi, hormis le cours des petits ruisseaux qui sortent des côtes les plus orientales de la grande chaîne de montagnes appelée des Andes, et qui, en se réunissant, forment les différentes rivières qui traversent le Chaco. J'ai copié toutes ces rivières et les côtes qui en dépendent, de la carte de don Juan de la Crux, gravée en 1775, parce qu'il fallait terminer, de ce côte-là, la grande province du Chaco, dans laquelle j'ai très-peu voyagé. Cette carte est réputée, avec assez
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de fondement, pour la meilleure de l'Amérique méridionale. Cependant je ne puis pas lui attribuer l'exactitude qu'a la mienne, ni aux autres que j'ai copiées. D'abord elle donne à la rivière Pilcomayo deux branches, et les fait entrer dans celle du Paraguay au-dessous de la ville de l'Assomption. Mais, comme je n'ai trouvé aucune trace de la branche plus australe, je l'ai supprimée: et, comme je sais qu'une rivière considérable entre dans celle du Paraguay du côté de l'occident, vers les 24° 24′ de latitude, je l'ai marquée comme le second bras du Pilcomayo, parce que je crois qu'il l'est véritablement. J'ai aussi corrigé les latitudes des villes de Cordoue et de Saint-Jacques-del-Estéro, qui étaient un peu fautives, aussi bien que les ruines de l'ancienne ville de Sainte- Croix de la Sierra.
Dans mes voyages, je me suis presque toujours fait accompagner par quelque subalterne, non seulement pour observer les latitudes en même terns que moi et pour les confronter, mais aussi pour qu'il pût se mettre au fait de ma manière de travailler à la confection de la carte. J'obtins entièrement ce que je désirais, et j'ai été aidé dans mon tra-
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vail, non - seulement par Cerviño, Ynciarte et Oyalvíade que j'ai déjà cités, mais aussi par le capitaine de frégate don Juan François Aguirre, par le capitaine de vaisseau don Martin Boneo, et par les pilotes don Pablo Zizur, et don Ygnacio Pazos.
Pour rendre ma carte plus exacte, et en assujettir les méridiens à celui de Paris, j'ai fait à Montevidéo, à Buenos-Ayres à Corrientes et à l'Assumption, beaucoup d'observations de l'immersion et de l'émersion des satellites de Jupiter, d'éclipses de soleil, et d'occultations d'étoiles par la lune; et c'est en conséquence que j'ai exprimé les degrés de longitude sur me carte.
Le détail de toutes ces observations est resté au Paraguay, et je l'ai demandé pour le comparer avec les observations du même genre, faites dans les observatoires d'Europe.
La carte des vingt lieues du cours de la rivière de Pilcomayo, que j'ai navigué autant que son peu d'eau me le permit, est aussi restée dans ce pays-là. J'ai également laissé à Buenos-Ayres, entre les mains de mon fidèle et intime ami don Pierre Cerviño, mes cartes originales avec différens détails: ignorant la
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conclusion de la paix, je n'ai pas voulu les exrposer à mon retour. Mais j'en ai apporté avec moi une copie où l'on a omis quelques petits détails. Je ne dois pas non plus dégniser que le cours des rivières qui débouchent dans celle du Paraguay du côté de l'orient, depuis les 22° 4′ de latitude jusqu'à la rivière Taquary, est peut-être un peu différent de ce que ma carte représente. Je n'ai pas assez voyagé dans cette partie pour être súr de cette portion de mon travail: les cartes et les relations ne s'accordent pas sur cet objet.
Je dois prévenir que j'ai marqué sur la carte les limites du Brésil, d'après le traité de paix de 1777, sans avoir égard aux variations que veulent y faire les portugais: les différens gouvernemens espagnols n'ont aucunes limites marquées dans le Chaco, et ceux que j'y ai placés sont d'après ce qui m'a paru le plus régulier.
Je n'ai pas horné mes travaux à la géographie. Me trouvant dans un pays immense qui me paraissait inconnu, ignorant presque toujours ce qui se passait eu Europe, dépourvu de livres et de conversations agréables et instructives, je ne pouvais guères m'occuper que des objets que me présentait la nature.
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Je me trouvai donc presque forcé à l'observer; et je voyais, à chaque pas, des êtres qui fixaient mon attention, parce qu'ils me paraissaient nouveaux. Je crus convenable et même nécessaire de tenir note de mes observations, ainsi que des réflexions qu'elles me faisaient faire. Mais j'étais retenu par la défiance que m'inspirait mon ignorance, croyant que les objets qu'elle me découvrait comme nouveaux avaient déjà été complètement décrits par les historiens, les voyageurs et les naturalistes d'Amérique. D'un autre côté, je ne me dissimulais pas qu'un homme isolé comme moi, écrasé de fatigue, occupé de la géographie et d'autres objets indispensables, sans secours et sans conseils, se trouvait dans l'impossibilité de bien décrire des objets si nombreux et si variés. Mais je me déterminai à observer tout ce que me permettraient ma capacité, le tems et les circonstances, en prenant note de tout, et en suspendant la publication de mes observations jusqu'au moment où je serais débarrassé de mes principales occupations.
De retour en Europe, j'ai cru que je ne devais pas priver de mes observations les curieux et les savans. Ils s'apercevront aisé-
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ment que je n'ai aucunes connaissances relativement à la qualité des terres et des pierres, non plus qu'aux végétaux, aux poissons, aux insectes et aux reptiles, et que je n'ai pas donné aux observations de ce genre tout le tems que j'aurais désiré. Mais je compte beaucoup sur leur sagacite pour y supplÉer. Quant aux faits, ils peuvent être surs qu'il n'y a rien d'exagéré ni de conjectural, et que je ne dis rien que je n'aie vu, et que tout le monde ne pussie vérifier par ses propres observations, ou par les renseignemens que lui donneront les habitans du pays.Quant aux conséquences que je déduis quelquefois des faits, on les croira, lorsqu'on les trouvera fondéés; et dans le cas contraire, on peut les abandonner, et en présenter de meilleures. Je serai le premier à les approver.
Je n'ai par voulu non plus priver entiérement l'histoire des rénseignemens que j'ai acquis dans le pays, non-seulement en consultant sur les lieux les anciennes traditions, mais aussi par la lecture d'une grande partie des archives civiles de l'Assomption, de quelques-uns des papiers de celles de Buenos-Ayres, de Corrientes, de Santa-Fé, et de tous les anciens mémoires des colonies et des
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paroisses. Ces pièces originales, et la connaissance des lieux et des indiens qui les habitent, m'ont mis à portée de corriger beaucoup d'erreurs où sont tombés Alvar-Nuñez-Cabeza de Vaca, Antonio Herrera, Ulderic-Schimidels, Martin del Barco - Centenera, Ruy-Diaz de Guzman, ainsi que les jésuites Lozano et Guevara. Je donnerai ici une courte notice sur tous ces auteurs, parce que ce sont les seuls historiens du pays, et qu'ils sont peu connus.
Alvar-Nuñez-Cabeza de Vaca fut chargé, en 1542, de coutinuer la conquête, en qualité d'adelantado, ou chef principal; mais il y eut tant de mésintelligence entre lui et ses troupes, qu'en 1544 celles. ci le mirent aux fers et l'envoyèrent ainsi en Espagne avec son confident, le greffier Pedro-Hernandez. Le conseil souverain des Indes, après avoir examiné le procès et entendu l'accusé, condamna aux galères Nuñez et son favori. D'après quoi il ne mérite guères d'être cru dans ses mémoires, qu'on a fait imprimer pendant les deux années de son administration; sur-tout lorsqu'il parle de lui-même et de ceux qui le firent arrêter1.
1 On trouvera l'ouvrage de cet auteur dans le tom. 1 du Recueil curieux de Barca, intitulé Historiadores primitivos de las Indias occidentals. Madrid, 1749, trois vol. in-fol. (C. A. W.)
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A la fin du seizième siècle, Herrera, sans connaître le pays, écrivit à Madrid l'ouvrage qui porte son nom, lorsque Cabeza de Vaca et son greffier, voulant se justifier, montraient à tout le monde leurs mémoires, qui étaient l'unique description que l'on eût faite de ce pays-là. Ainsi le peu que dit Herrera du Paraguay et de la rivière de la Plata, ne mérite pas plus d'estime qu'Alvar. Nuñez son original1.
Schimidels participa à la conquête de ce pays, en qualité de simple soldat, en 1535, et il revint en 1552. Etant à Séville, il remit à l'empereur Charles - Quint une description historique de ces contrées, faite par Domingo-Martinez de Yrala. Je ne l'ai pas vue, mais
1 L'ouvrage d'Herrera, intitulé Historia general de los hechos de los castellanos en las islas y terra firma del mar Oceano, a d'abord été imprimé à Madrid en 1601, en quatre volumes in-fol. Il en parut une traduction latine en 1622, Descriptio Indiœ occidentalis. Amst., in-fol. On en publia à Madrid une nouvelle édition, en 1730, quatre volumes in-fol., qui fat traduite en anglais par Stephen, en 1740, General histor., etc. Londres, six volumes in-8°. (C. A. W.)
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c'est sans doute le meilleur ouvrage qu'il y ait sur cette matière, puisqu'il a pour auteur l'espagnol le plus habile qu'il y eût parmi les conquérans de l'Amérique. Schimidels, étant de retour à Straubing, en Bavière, sa patrie, écrivit en allemand l'histoire de ce qu'il avait vu. Mais, comme cela êtait naturel, il estropia tellement les noms des rivières, des lieux et des habitans indiens et espagnols, qu'il est très-difficile d'entendre son histoire. On traduisit cet ouvrage en latin sans rectifier les noms, et même on les latinisa, comme celui de l'auteur qu'on appelle Uldericus Faber. Il n'y a pas long-tems qu'on en a donné une traduction espagnole1, mais sans corriger suffisamment la nomenclature, objet sur lequel je ne saurais me tromper, puisque je connais les lieux et que j'ai suivi l'auteur pas à pas. Je fais grand cas de ce petit ouvrage, à cause de son impartialité, de son ingénuité, et de l'exactitude des dis-
1 Fl y en a une dans le tome 3 du Recueil de Barca, Schimidel historia e descubrimento del rio de la Plata e del Paraguay. Serait-ce la même qu'on aurait rémprimée? Alors elle ne serait pas nouvelle, puis-qu'ainsi que je l'ai déjà observé, l'ouvrage de Barca a paru en 1749. (C. A. W.)
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tances et des situations; choses en quoi personne ne l'égale. Il a cependant les défauts inséparables de la qualité d'un simple soldat qui donne la relation d'un pays très-eloigné; comme, par exemple, de multiplier le nombre des ennemis et celui des morts dans les batailles, et d'ignorer souvent les mésintelligences particulières des officiers, et les affaires où il ne s'est pas trouvé.
Barco-Centenera était un prêtre d'Estrémadure, qui alla dans le pays en 1573, et qui écrivit en vers son Argentina ou histoire de la rivière de la Plata, depuis la déconverte, jusqu'à l'année 1581. Cet ouvrage s'imprima à Lisbonne en 16021. On y remarque aisément que l'auteur ne s'occupait guères de la recheche de la vérité ni des faits; qu'il se laisse entraîner par l'esprit de médisance; qu'il a inventé des noms et des fables; qu'il a peu de méthode et qu'il racoute fort mal-à-propos des histoires arrivées dans d'autres pays; et enfin qu'il paraît avoir eu pour objet favori de faire un grand nombre de vers: ce qui n'empêehe pas qu'ils ne soient bien mauvais. On y trouve cependant quelques faits que
1 On le trouve aussi dans le tome 3 du recueil de Barca. (C. A. W.)
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l'on chercherait en vain dans d'autres auteurs.
Ruy - Diaz de Guzman naquit au Paraguay, en 1554. Il passa presque toute sa vie dans la province du Guayrá, dont il devint commandant en chef. Ayant refusé de reconnaître la supériorité de l'Assomption, capitale de tout le pays, il fut exposé à beaucoup d'intrigues et de procès, comme on peut le voir par les pièces déposées aux archives de cette ville. Cela l'obligea de se sauver dans la province de los Charcas, pour se justifier devant l'audience. C'est-là qu'il écrivit presque entièrement de mémoire la Argentina ou Histoire de la conquête et de la découverte de la rivière de la Plata, et, en 1612; il envoya son ouvrage au duc de Medina-Sidonia. Il en donna une copie à la municipalité de l'Assomption, qui la garda dans ses archives, jusqu'à ce qu'elle lui fut volée, en 1747, par le gouverneur Larrazabal. Heureusement on en avait tiré des copies: et j'en possède une qui comprend, depuis la découverte jusqu'à l'année 1573. L'auteur parle d'une deuxième partie servant de continuation; mais on ne la trouve pas dans le pays. Comme il devait nécessairement y parler de ses affaires particulières, peut-être n'osa-t-il pas en pu-
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blier la relation sous les yeux des personnes mêmes qui le contredisaient et le persécutaient. Cet ouvrage, qui est encore manuscrit, est infiniment meilleur que ceux de Nuñez, Cabeza de Vaca, d'Herrera et de Barco; et il forme la base de tous ceux qu'on a écrits depuis. Le caractère de l'auteur est ingênu, et quelquefois même trop crêdule. Ses dates ne sont pas fort exactes: et comme il était fils d'Alonso Riquelme, neveu de ce Cabeza de Vaca dont nous avons parlé, et de dona Ursula, fille de Domingo Martinez de Yrala, on ne doit pas être surpris qu'il attribue quelquefois à son père des expéditions dont il n'était pas le chef, qu'il exagère ses peines et ses services, et qu'il tâche de cacher et de dissimuler les défauts de son oncle et de son ayeul. Il est vrai que ce dernier n'en avait point d'essentiels; mais Ruy-Diaz va au-devant même des mauvaises interprétations qu'on aurait pu donner à ses actions et à ses discours.
Lozano est connu par son histoire de la Compagnie de Jésus, en deux volumes infolio, et par celle du Chaco1. Il écrivit éga-
1 La première est intitulée: Description chorographica de los territorios, arboles, animales, de Grand Chaco, y de los ritos e costumbres, de las innumerabiles naciones que la habitan: cet ouvrage a été imprimé à Cordoue en 1733, en un vol. in-4° La seconde a pour titre Historia de la Compagnia de Jesus en la provincia del Paraguay, et parut à Madrid en deux vol. in-fol, en 1753. (C. A. W.)
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lement celle du Paraguay et de la rivière la Plata, qui est encore manuscrite et qui forme un très - gros volume, dont il y à Buenos-Ayres un examplire unique qui appartient à don Julien Leyba, avocat. Il la présenta au collége de Cordoba-del-Tucuman dont il était membre. Il en fit la lecture; mais ses collègues trouvèrent l'auteur si mordant et si acharné contre les espagnols, qu'ils ne voulurent pas consentir à l'impression de l'ouvrage. C'est ce que m'ont assuré des personnes qui ont entendu des jésuites même s'exprimer ainsi. En effet, je n'ai jamais rien lu de cette force, et je ne connais point d'ouvrage où il y ait tant de longues et insipides moralitiés. Il est bon d'observer que, quoiqu'il dise toujours beaucoup de mal de tous les espagnols dont il parle, il vante infiniment les vertus de Cabeza de Vaca et du premier évêque. dont il rapporte des actions merveilleuses, quoiqu'ils fussent tous les deux les êtres les plus ineptes
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et les plus méchans qui jamais aient mis les pieds dans le pays. Il déguise les faits pour trouver l'occasion de placer les satyres les plus cruelles: cependant, comme ses collègues lui fournirent beaucoup de pièces et de renseignemens, il rapporte quelquefois des choses oubliées par les autres écrivains.
Les jésuites, connaissant les défauts de l'histoire de Lozano, voulurent la faire corriger, et chargèrent de cette opération un de leurs pères, nommé Guevara, et aussi petit d'esprit que de corps, à ce que m'ont assuré des personnes qui l'ont connu et fréquenté. Effectivement, à l'époque de l'explusion des jésuites, on trouva dans leus collége de Cordoba, une histoire manuscrite dont quelques personnes ont tiré copie, s'imaginant qu'elle devait être la meilleure, puisque c'était la dernière. C'est une copie de celle de Lozano. La seule différence est que l'auteur semble avoir pris à tâche d'écrire avec plus de pureté, et que cependant il écrivit plus mal; qu'il supprima quelques traits satyriques pour en substituer d'autres plus insipides encore; qu'il omet des choses essentielles pour en mettre d'autres qui ne le sont pas, et qu'il y a inséré l'histoire du Tucuman, qui n'a aucun
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rapport avec celle de la rivière de la Plata1.
Dans l'ouvrage que je présente au public,
1 Je crois devoir joindre ici la liste des autres ouvrages sur le Paraguay, la rivière de la Plata et le Chaco, dont j'ai connaissance, et que M. d'Azara n'a pas jugé à propos de mentionner:
Acarete de Biscay. Relation des Voyages dans la rivière de la Plata, et de là par terre au Pérou, dans la 4.° partie du Recueil de Thevenot.
F. N. de Techo. The history of the provinces Paraguay, Tucumam, Rio de la Plata, etc., dans la collection de Churchill, VI, 3.
Lettres édifiantes. Dans les tomes 11, 21, 23, 25, 30, 32 et 33 de l'ancienne édition, il y a plusieurs lettres qui concernent le Paraguay. On a réuni toutes ces lettres dans le tom 9 de la nouv. édit. Paris, 1781, in-12.
N. Duran. Relation des insignes progrès de la religion chrétienne, faits au Paraguay, province de l'Amérique méridionale, et dans les vastes régions de Guair et d'Uruaig; traduite du latin en français. Paris, 1638, in-8.°
L. A. Muratori. Il Cristianesimo felice nelle missioni dei padri della Compagnia di Gesù nel Paraguay. Venise, 1743, 1 vol. in-4.°
Charlevoix. Histoire du Paraguay. Paris, 1756, trois vol. in-4.° et six vol. in-12.
Documentos tocantes a la persecucion, que los regulares de la Compagnia suscitaron contra don B. de Carderes, obispo de Paraguay. Madrid, 1768.
D. Bernardo Ibagnez de Echaveri. El Reino Jesui- tico del Paraguay, dans le tom. 4 de la Coleccion de Documentos. Madrid, 1770.
Dobrizhoffer. De Abiponibus, 3 vol. 1783–1784. J'ai communiqué cet ouvrage à M. d'Azara pendant son séjour à Paris; il ne le connaissait pas, parce qu'on l'a publié pendant qu'il était en Amérique. Il en a pris lecture, et m'a dit qu'il ne l'estimait pas. Suivant lui, l'auteur de ce livre, de retour dans sa petrie, a rédigé avec beaucoup de prolixité tout ce qu'il avait entendu dire à Buenos-Ayres ou à l'Assomption; mais il n'a pas pénétré dans l'intérieur et n'a pas observé par lui-même.
D. Jolis saggio sulla storia naturale della provincia del Gran Chaco. Faenza, 1789, in-8.°
Viagero Universal. Dans les derniers volumes de cette grande collection, on trouve quelques détails sur Buenos-Ayres.
J'ai demandé à M. d'Azara de me faire parvenir d'Espagne les ouvrages relatifs au Paraguay ou à la rivière de la Plata, publiés depuis son retour en Europe ou pendant son séjour en Amérique. Par sa lettre du 23 août 1805, il m'a répondu qu'il n'en existait aucun. (C. A. W.)
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j'ai divisé les matières par chapitres, le mieux que j'ai pu, et j'ai rangé ceux-ci dans l'ordre qui m'a paru le plus convenable. J'ai toujours tâché d'éviter le style de roman, c'est-à-dire, de m'occuper plus des mots que des choses. J'ai eu soin également de n'exagérer ni la
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grandeur, ni la petitesse, ni la rareté des objets, et d'employer toujours l'expression convenable à la mesure réelle de chaque chose, telle que je l'ai vue, ou telle que je la conçois.
Peu de tems avant mon retour en Europe, j'appris que don Tadeo Haenk avait employé presque autant de tems que moi à voyager dans l'Amérique méridionale, ne s'occupant que de découvertes d'histoire naturelle, et qu'il avait écrit sur cet objet un ouvrage, où il se hornait à la province de Cochabamba, et à ses environs. Cette nouvelle excita vivement ma curiosité, et me fit désirer ardemment de lire cet ouvrage, non-seulement à cause du mérite de l'auteur regardé comme un savant dans cette matière, et que le gouvernement espagnol avait fait venir d'Allemagne en cette qualité, et en lui fournissant tous les secours et toute la protection nécessaires; mais aussi parce que je m'imaginais qu'il devait parler du pays que j'avais parcouru.
Je ne connaissais pas Haenk; mais comme il avait fait présent de son ouvrage au régent, au tribunal du consulat, et naturellement aussi à plusieurs autres personnes, je m'en procurai une copie. Je vis qu'il ne parlait
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point du pays qui avait été l'objet de mes recherches, et que, son ouvrage et le mien formant en quelque sorte un contraste, étaient presque aussi différens que les contrées que nous décrivions: le terrain que je venais de reconnaître étant, dans sa totalite, un pays bas, en plaine, uniforme, et sans mines, au lieu que l'autre est mégal, élevé, varié, et rempli de substances minérales. Mais, comme les deux ouvrages parlent de provinces voisines (puisque celle de cochabamba comprend celle qui porte le nom de Santa Cruz de la Sierra, placée sur me carte, ainsi que ses limites orientales qui forment les terrains inondés par le lac de los Xarayes) j'ai cru qu'il serait utile de les publier tous les deux ensemble. En effet celui de Haenk contient une multitude d'observations curieuses et neuves, qui méritent d'être connues, à cause de l'utilité qui en peut résulter pour la chimie, la médecine, la botanique, l'histoire naturelle et les arts.
Je ne me suis pas dissimulé que l'on pourrait peut - être trouver de l'indiscrétion à publier un ouvrage sans le consentement de l'auteur, et même sans qu'il en eût connaissance. Mais comme il se trouve dans des
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contrées si éloignées d'Europe, et où il lui est impossible de faire imprimer le fruit de ses travaux; et que d'ailleurs j'ai vu qu'il l'avait communiqué au public par la seule voie qui fût à sa disposition, j'ai cru ne pas m'opposer à ses intentions, en faisant imprimer son ouvrage comme un appendice au mien. J'ai d'autant moins de scrupules, que cela n'empêchera pas Haenk d'augmenter, d'améliorer et d'embellir son ouvrage, comme je l'espère et comme je le désire; et qu'alors il aura la gloire de nous donner l'histoire naturelle la plus complète des grandes et riches contrées qu'il a parcourues.
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Du Climat et des Vents.
PRENONS pour limite australe le détroit de Magellan, ou le parallèle de 52 ou de 53 degrés; pour borne au nord, le parallèle de 16 degrés; à l'ouest, les croupes irrégulières les plus orientales de la Cordillière ou chaîne des Andes, qui se trouvent enfermées dans les mêmes limites. Prenons à l'orient, la côte des Patagons jusqu'à la rivière de la Plata, en suivant après la ligne de démarcation entre les possessions espagnoles et le Brésil, jusqu'au parallèle de 22 degrés. Continuons ensuite en marchant directement vers le nord pour aboutir à ce point de 16 degrés dont nous avons parlé. Ces limites renferment une surface très - irrégulière, mais dont la latitude géographique seule offre plus de 720 lieues de long. Sa largeur varie beaucoup; mais on peut prendre pour terme moyen celui de 200 lieues. A la vérité je ne
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I'ai pas parcourue en entier; mais les renseignemens que je me suis procurés suffisent pour me mettre en état d'en donner une idée, à l'exception de la province de Chiquitos, dont je ne parlerai pas.
Dans une aussi vaste étendue, comparable peut-être à l'Europe entière, il y a, comme on peut le concevoir, de la variété dans le climat; mais comme cette variété suit une gradation exacte et dépendante de la latitude, pour se former une idée du climat et des vents qui dominent, il me suffira de rapporter ce que' j'ai observé dans deux villes très-éloignées l'une de l'autre.
A l'Assomption, capitale du Paraguay, située à 25° 16′ 40′1 de latitude, j'observai que le mercure du thermometre de Fahrenheït montait, dans ma chambre, à 85 degrés, pendant l'été, les jours ordinaires, et jusqu'à 100, les jours les plus chauds; et que, dans ceux d'hiver que l'on appelait froids, il descendait à 45. Mais dans les années extraordinaires
1 C'est ainsi que j'exprimerai toujours les degrés, les minutes et les secondes. Toutes les latitudes seront australes, et les longitudes seront occidentales, à compter du méridien de Paris. J'ai observé moi-même les unes et les autres.
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de 1786 et 1789, quelques plantes, et l'eau même gelèrent dans la cour de mon habitation; ce qui équivaut à 30 deg.; et comme il y a une grande différence entre ce point et celui de la plus forte chaleur, cela rend sensible la diversité des saisons, et fait que beaucoup d'arbres changent de feuilles. On dit ordinairement dans le pays, et avec raison, qu'il fait toujours froid lorsque le vent est au sud ou au sud-est, et chaud quand il est au nord. En effet, la chaleur et le froid semblent dépendre autant ou plus des vents, que de la situation ou de la déclinaison du soleil. Les vents les plus ordinaires sont l'est et le nord. Si celui du sud se fait sentir, c'est tout au plus pendant le douzième de l'année; et s'il tire vers le sudouest, il rend le ciel calme et serein. A peine connaît-on le vent d'ouest, comme si la Cordillière des Andes l'arrêtait à plus de 200 lieues de distance; et s'il se fait sentir quelquefois, il ne dure pas deux heures.
A Buenos-Ayres je n'avais point de thermomètre pour observer le plus haut point de froid et de chaleur; mais on ne saurait douter que la chaleur n'y soit moins considérable, vu la latitude de 34° 36′ 28″. Quant au froid, il est également plus grand qu'à
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l'Assomption, el l'on regarde comme un hiver ordinaire celui dont on ne compte que trois ou quatre jours où l'eau a gelé légèrement; tandis qu'on l'appelle rigoureux s'il a produit le même effet plus fréquemment. Quoique les vents y suivent la même règle qu'à l'Assomption, j'ai observé qu'ils y ont trois fois plus de force; que ceux du couchant soufflent plus fréquemment; que ceux du sudest amènent toujours de la plule en hiver, et jamais en été; qu'ils sont moins violens en automne; et qu'au printems et en été, ils sont plus suivis et plus violens; qu'ils élèvent des nuages de poussière qui quelquefois cachent le soleil, et qui ne manquent jamais d'incommoder beaucoup, en salissant les vêtemens, les habitations et les chambres. Les vents les plus forts sont ceux du sud - ouest au sud-est. Les ouragans sont rares; mais il y en a quelquefois, comme celui du 14 mai 1799, qui renversa la moitié de la peuplade d'Atira au Paraguay, tua trente-six personnes, entraîna beaucoup de charrettes, et coupa la tête à un cheval qui était attaché par le cou. La même année il y en eut un autre, le 18 septembre, qui jeta sur la côte du port de Montevidéo huit gros bâtimens et beaucoup de petits.
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Par-tout l'atmosphère est humide et gâte les meubles, sur-tout à Buenos-Ayres, où les chambres exposées au sud ont toujours le plancher humide; les murailles qui sont a la même exposition, sont couvertes de gazon on de mousse; et le côté des toits qui se trouvent dans se cas, est embarrassé d'herbes touffues, hautes de près de trois pieds; de sorte qu'on est obligé de les nettoyer tous les deux ou trois ans, pour éviter les gouttières et les filtrations. Mais rien de tout cela ne nuit à la santé.
Il est rare que les vapeurs se condensent assez pour former des brouillards: le ciel est clair et serein; et d'après ce que l'on m'a dit, il n'a neigé qn'une fois à Buenos-Ayres, et même très-peu. Cette neige produisit sur l'esprit des gens da pays, le même effet que la pluie sur les habitans de Lima. Quand ceux-ci sortent pour la première fois se leur patrie, ils sont tout étonnés quand il pleut, parce que c'est un phénomène inconnu ches eux. La grêle est peu fréquenté; cependent l'orage du 7 octobre 1789 en fit tomber a douze lieues de l'Assomption, dont les grains avaient jusqu'à trois pouces de diamètre. Le signe de pluie le plus sûr est une barre que
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l'on aperçoit collée à l'horizon du côté de l'ouest, au moment du coucher du soleil. Un vent de nord un peu fort, et qui quelquefois cause des pesanteurs de tête, annonce de la pluie pour le surlendemain. On doit s'attendre au même effet, lorsqu'à la nuit tombante on aperçoit des éclairs vers le sudouest, lorsqu'on éprouve une chaleur étouffante, et quand on découvre de Buenos-Ayres la côte qui est en face.
Je crois que la quantité annuelle des pluies est, dans toutes ces contrées, plus considérable qu'en Espagne. Dans toutes les saisons, et sur-tout en été, il y tombe fréquemment des pluies accompagnées d'un grand nombre d'éclairs: le tout avec de grands coups de tonnerre qui se succèdent avec tant de rapidité que souvent ils ne sont séparés par aucun intervalle entr'eux, et l'on dirait que le ciel est embrasé. La foudre y tombe dix fois plus fréquemment qu'en Espagne, sur - tout si l'orage vient du nord-ouest. De mon tems plusieurs personnes en furent les victimes au Paraguay; et dans l'orage seul du 21 janvier 1793, la foudre tomba 37 fois dans l'intérieur de la ville de Buenos-Ayres, et tua 19 personnes. J'observai, au Paraguay, que la foudre suivait
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toujours les pièces de bois les plus élevées des édifices, quoiqu'elles fussent engagées dans la muraille; de manière que, pour éviter le danger, il suffit de s'en éloigner un peu.
On ne saurait attribuer à l'influence des bois ni des montagnes, les orages, la plus grande quantité de pluies, le tonnerre, les éclairs, ni leurs effets; car on ne trouve aucune montagne à plus de cent lieues de distance; et l'on peut être assuré qu'il n'y a pas un seul arbre au sud de la rivière de la Plata, et au nord jusqu'au Paraguay, si ce n'est sur le bord des ruisseaux. Il faut donc croire que c'est la nature de l'atmosphère qui occasione de pareils météores en toute saison, et plus fréquemment qu'en Europe. L'air doit donc y avoir quelque chose de particulier, soit qu'il contienne une plus grande quantité de fluide électrique, soit qu'il ait quelque qualité plus propre à condenser les vapeurs, à les précipiter plus rapidement en les réduisant en pluie, et à produire plus d'éclairs et de coups de tonnerre.
De tout cela, il semble que l'on peut conclure que le froid, l'humidité de l'atmosphère et la force des vents augmentent graduellement depuis l'Assomption jusqu'à Bue-
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nos-Ayres, en raison de la latitude; que c'est l'unique cause visible qui puisse y occasioner de l'altération. On doit penser par la même raison; qu'a measure qu'on s'approche du détroit de Magellan, tous ces phénomènes doivent y acquérir plus de force, et que les vents doivent y être très - violens. Les mêmes effets n'ont pas lien relativement au tonnerre et à la foudre, aussi terribles au Paraguay qu'à Buenos-Ayres, et qui même me paraissent moins considérables sur la rivière de la Plata. Tout doit être à l'inverse, si l'on dirige sa marche du Paraguay vers le nord; et je crois que l'humidité et la violence des vents y sont, à latitude égale, plus considérables qu'ici.
Quant au froid, personne ne donte que l'hémisphère du sud ne soit plus froid, sous la même latitude, que celui du nord. Cependant Buenos-Ayres et Cadix sont situées presque à la même latitude, et dans cette dernière ville plus maritime que l'autre, on fait grand usage de cheminées et de brasiers, chose inconnue à Buenos-Ayres, où les brasiers, s'il y en a, sont très-rares, quoique les maisons y soient très-peu abritées. Le froid, dans ce pays là, paraît dépendre moins du territoire et de la distance du soleil, que du vent.
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Pour ce qui regarde la santé, on peut être assuré que, dans le monde entier, il n'y a pas de pays plus sain que celui que je décris. Le voisinage même des lieux aquatiques et des terrains inondés qu'on y rencontre fréquemment, n'altère en rien la santé des habitans.
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Disposition et qualité du terrain.
NOUS avons vu, au commencement du chapitre précédent, quelle était l'étendue du pays dont je parle. Je dis à présent que sa vaste surface ne forme qu'une plaine unie et dont la majeure partie est sensiblement horizontale; car toutes les exceptions se réduisent à quelques hauteurs ou petites montagnes de peu d'étendue, qui n'ont pas 90 toises d'élévation au-dessus de leurs bases, et à qui l'on ne donnerait pas le nom de montagnes, si elles n'étaient pas placées dans une plaine. Les cartes les rendent d'une manière trop sensible, et je ne crois pas devoir m'arrêter à parler de choses si peu importantes dans une description générale. Il faut observer cependant que les environs de la partie orientale, depuis la rivière de la Plata jusqu'au parallèle de 16 degrés, sont formés de croupes très-étendues et doucement arrondies, qui diminuent de ce côté l'horizon du pays, et modifient en même tems les phénomènes
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qui en résultent, et que je ferai connaître.
Quoique la simple vue suffise pour apercevoir l'horizontalité1 de cette contrée, il y a aussi quelques expériences qui la prouvent en grande partie. D'abord, les gens qui connaissent bien le pays assurent que, lorsque les vents d'est et de sud-est font monter à Buenos-Ayres les eaux de la rivière à sept pieds au-dessus de leur niveau ordinaire, elles s'introduisent dans la rivière du Paranà, et qu'on les reconnaît à 60 lieues. Ensuite l'examen que j'ai fait des hauteurs du baromètre, observées par les commissaires des limites, en vertu du traité de paix de 1750, m'a fait conclure que le fleuve du Paraguay, dans son cours du nord au sud, n'a pas un pied de pente par mille marin de latitude, entre les parallèles de 16° 24′ et 22° 57′.
Les conséquences de cette forme de plaine qui constitue un si vaste terrain, méritent quelque attention. La fameuse Cordillière des Andes et ses côtes orientales, qui sont la limite occidentale du pays que je décris, dans une longueur de 720 lieues, doivent nécessairement verser toutes leurs eaux de sources
1 Je risque ce mot qui me paraît nécessaire; l'auteur avait écrit parallélisme. (C. A. W.)
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et de pluies, du côté de l'est, dans une multitude de ruisseaux et de rivières. Cependant à peine arrive-t-il à la mer cinq ou six de ces ruisseaux ou petites rivières, soit directement, soit par l'intermède du fleuve du Paraguay ou de celui du Paraná, parce que le terrain qui touche immédiatement les croupes de la Cordillière est tellement horizontal, que les caux qui en descendent s'arrêtent dans la plaine sans prendre un cours décidé, et s'évaporent insensiblement, comme les pluies qui tombent dans cette même plaine.
Une autre conséquence, c'est que le pays ne pourra jamais être arrosé par des canaux artificiels, et qu'on n'y connaîtra jamais ni les moulins à eau ni les autres machines hydrauliques. On ne pourra pas même exécuter de conduite d'eau pour une fontaine, parce que l'eau des rivières et des ruisseaux n'a que la pente juste qu'il faudrait pour un canal de conduite: aucun endroit n'est sensiblement plus bas qu'un autre, et tout est presque horizontal. Buenos-Ayres et les villes du pays, ainsi que beaucoup de bourgs et de paroisses, sout situés sur des rivières; et cependant les habitans ne pourront jamais en amener les eaux dans leurs places pour y
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former des fontaines, à moins qu'ils n'emploient la pompe à feu.
Les fontaines naturelles viennent de la réunion des eaux, et cette réunion est produite par l'inégalité du terrain. Par conséquent, lorsqu'il est presque horizontal comme celui-ci, il ne peut y avoir, et il p'y a en effet qu'un très-petit nombre de petites fontaines, et seulement dans les endroits où j'ai remarqué qu'il était moins horizontal.
Un pays très-plat doit aussi nécessairement avoir beaucoup de lacs: ceux-ci doivent avoir une surface très-étendue, peu de profondeur, et par conséquent se sécher en été; parce que le sol n'offrant pas un dégorgement suffisant aux eaux de pluie qu'il ne peut absorber, elles se réunissent indispensablement dans les endroits qui sont un peu plus profonds, mais qui ne peuvent pas l'être beaucoup dans un tel pays: aussi s'étendent-elles en surface.
Ma description offre un exemple frappant de tous ces effets. Le famcux lac de los Xarayes est formé par le concours de toutes les eaux produites par les pluies abondantes qui tombent pendant les mois de novembre, décembre, janvier et février, dans la province de los Chiquitos, et dans toutes les montagnes
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dont les eaux contribuent à former la grande rivière du Paraguay du côté de sa source. En effet, cette rivière ne pouvant contenir toutes ces eaux dans son lit, les répand de côté et d'autre, parce que le pays est horizontal. Comme ces pluies sont beaucoup plus considérables dans certaines années que dans d'autres, le lac suit la même règle dans son étendue; et comme sa figure ou son contour dépend de l'horizontalité du terrain, ce lac est aussi extrêmement irrégulier, et it est impossible de le décrire exactement. Pour en donner une idée approximative, je parlerai d'abord de son étendue à l'est de la rivère du Paraguay, et je passerai ensuite à l'antre côté.
Il commence avant le 17.e degré de latitude, et il peut avoir, dans cet endroit, vingt lieues de large à l'est de la rivière du Paraguay: il conserve à-peu-près la même graudeur jusqu'au 22.e degré, c'est-à-dire, pendant plus de cent lieues, sans parler du Pain-de-Sucre (Pan.de Azucar), et d'autres petites montagnes qu'il entoure de ses eaux. A l'ouest de la même rivière, le lac commence à 16° 30′ et continue jusqu'au 17° 30′, en s'enfonçant dans la province de los Chiquitos, l'espace de plusieurs lieues. Depuis 17° 30′
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jusqu'au 19° 30′, son étendue est peu considérable; mais ensuite jusqu'au 22.e degré, il continue à s'étendre beaucoup dans le Chaco, et encore plus dans le pays des Chiquitos, selon ce que le marque ma carte. On peut par approximation estimer sa longueur à 110 lieues, et sa largeur à 40; et cependant nulle part il n'est navigable, à cause de son peu de profondeur. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que, pendant la plus grande partie de l'année, il est à sec, sans qu'on y trouve une goutte d'eau à boire, et rempli de glayeuls et d'autres plantes aquatiques. Quelques anciens ont cru que ce lac était la source du fleuve du Paraguay, et c'est précisément tout le contraire. D'autres qui aimaient à forger des contes, ont dit qu'au centre de ce lac existait l'empire des Xarayes ou del Dorado, ou de Paytiti, et ils ont embelli ce mensonge par d'autres fables encore plus étranges.
D'autres lacs du Paraguay sont de la même nature que celui de los Xarayes, tels que celui de Aguaracaty vers les 25°: ceux que l'on trouve au nord et au sud de la lagune Ypoa, située à 26°, celui de Ñeembucú; à 27°; tous ceux de l'est de la rivière du
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Paraguay, et une multitude innombrable de terrains plus ou moins étendus, sur les bords de presque toutes les rivières et de presque tous les ruisseaux.
Tous lcs dépôts permanens d'eau sont aussi peu profonds; tels que celui de Mandità au 25° 20′ de latitude; celui d'Ypacarary vers les 25° 25′; celui d'Yberà au sud du Paramâ; celui de Miri et de la Manguera vers les 33°, et une innombrable multitude d'autres lacs grands et petits que l'on trouve par-tout, et qui diminuent la quantité du terrain cultivable. Il en résulte que ces contrées ne pourront jamais admettre une culture égale à celle de l'Europe, proportionnellement à leur surface, et surtout celles qui manqueut de fontaines, et qui sont presque entièrement privées de rivières et de ruisseaux; tel que le pays qui s'étend depuis la rivière de la Plata jusqu'au détroit de Magellan, et tout le Chaco, ou la plus grande partie de son territoire.
Les roches qui composent les hauteurs et les petites montagnes, sont sablonneuses et non calcaires: elles varient en duveré et en grain. On voit quelquefois percer, à la surface des collines, des roches de cette nature; et dans quelques endroits on voit sortir de terre
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des blocs qui ont tout au plus six toises de hauteur. On dirait que le pays situé à l'orient des fleuves du Paraguay et du Paraná n'est composé que d'une croûte qui recouvre la roche massive, et d'une seule pièce que l'on trouve au-dessous dans toute l'étendue de cette région. Cette roche se trouve à si peu de profondeur sur les hauteurs de Montevidéo et de Maldonádo, et à la frontière du Brésil, que, dans l'espace peut-être de mille lieues carrées, il n'y a pas la quantité suffisante de terre propre à la culture. Aussi est-il impossible aux arbres d'y prendre racine, et aux eaux d'y pénétrer, parce que la roche est toute d'une pièce. On n'éprouve pas cet inconvénient dans le Chaco, ni dans les pays qui sont à l'ouest de ces mêmes fleuves; car le terrain y est beaucoup plus horizontal, et la roche paraît être à sept toises au-dessous de la surface. J'en dis autant de la rivière de la Plata du côté du sud. Et comme cette roche intérieure ne laisse pas pénétrer bien avant les eaux de pluie, il en résulte qu'aucun puits n'est profond, et que, pour trouver de l'eau, s'il y en a, il suffit de creuser un peu dans le premier vallon qui se présent.
J'ai vu, sur quelques élévations de la fron-
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tière da Brésil, percer quelques crêtes d'une pierre très-blanche, vitreuse et très-dure, nullement sablonneuse, et très-différente de toutes les autres; il me paraît impossible de la travailler. Sur quelques monticules, j'ai vu aussi des ardoises jaunâtres et bleuâtres en gros feuillets. J'ai aussi rencontré quelques cailloux ou pierres à fusils, mais en petite quantité, sur-tout dans le lit d'un petit ruisseau près de Pando, à sept lieues de Montevidéo.Un peu plus loin, et en différens endroits du Paraguay, il y a des pierres à aiguiser. Dans l'île de la rivière du Paraguay, vers les 22° 10′, il y a des pierres propres à aiguiser les rasoirs, ainsi que dans l'endroit que l'on appelle de Alfonso; mais il paraît qu'elles rejettent l'huile, et qu'elles ne s'en imbibent pas bien. Dans la peuplade d'Yati vers les 26° 36′, il y a une carrière d'aimant qui semble être d'assez mauvaise qualité. La cour du curé de l'endroit en est pavée. En allant de Yapeyú au Saut de l'Uruguay, je trouvai dans le lit d'un ruisseau de petites pierres rougeâtres, un peu cristallines, très - dures, et qui sont des cornalines. J'en ai rencontré aussi dans la vallée de Pirayù au Paraguay, et je sais qu'elles sont assez communes aux environs
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de l'Uruguay, à l'ouest vers les 31° 50′. Il y a dans quelques endroits des pierres que l'on appelle cocos, et qui renferment des cristaux à facettes groupés comme des grains de grenade. Leurs couleurs varient; mais les plus grands et les plus beaux se trouvent dans les monticules de Maldonàdo. Les gens du pays supposent que le suc qui forme ces cristaux, pénètre dans l'intérieur de la pierre, et qu'en le remplissant, ils font crever la croûte pierreuse, avec un bruit plus fort que celui d'une bombe. Quant aux graviers et aux cailloux, ils sont rares; et on les découvre ordinairement dans les lits de la partie supérieure des fleuves et des ruisseaux. Mais jamais je n'ai vu de brèche ou de pierre formée par la réunion de ces cailloux. Je crois qu'aucune des pierres que j'ai nommées dans cet article, ne doit se rencontrer au Chaco, ni au sud de la rivière de la Plata; et en général, il est très-rare de trouver dans ce pays des pierres ou des cailloux roulés.
Je ne sache pas que l'on y connaisse de pierre à chaux, si ce n'est sur les bords des rivières du Paranà et de l'Uruguay, vers le 32° de latitude, et dans quelques monticules de Maldonádo: toutes les deux ne sont que
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d'une médiocre qualité. La dernière est la meilleure. D'après que j'ai vu, la première paraît être formée de coquilles de mer qui ne sont pas encore bien marbrifiées, elle a des interstices garnis d'argile. La seconde est une sorte de roche bien différente du marbre, et qui au premier coup-d'œil ne ressemble pas à la pierre calcaire. La troisième espèce est formée de blocs arrondis, séparés les uns des autres, et que l'on prendrait pour des urnes ou des amphores de marbre blanchâtre. Ces blocs sont renfermés entre deux parois d'ardoise. A Buenos-Ayres on fait une petite quantité de chaux d'assez mauvaise qualité, avec de petites coquilles qu'on trouve par bancs. Je be connais point d'autres carrières de pierre à chaux, et il n'en existe point au Paraguay, ni aux Missions. Peut-être avec le tems en découvrira-t-on d'autres. On assure même qu'il y en a beaucoup à Cordova-del-Tucuman. Quant au plâtre, je ne crois pas qu'on en trouve de mine proprement dite. On en rencontre seulement quelques blocs blancs et isolés dans le lit de la rivière du Paraguay, vers le 26° 17′, et dans celui du Paraná vers le 32°.
J'ai dit, page 47, que la roche massive qui
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formait l'intèrieur de ces contrées était recouverte d'une couche ou croûte de terre. C'est en général de l'argile un peu noirâtre à la surface, à cause des débris des végétaux pourris; celle qui est au-dessous est plus dure et variée dans ses couleurs. Il y en a de très-blanche, de très-rouge, de très-jaune, et de couleur mélangée; mais je ne me rappelle pas d'en avoir vu de bleue ni de noire. On délaye dans de l'eau l'argile blanche, et on s'en sert, au lieu de chaux, pour blanchir les maisons de campagne. Quant à la rouge et à la jaune, on l'emploie pour peindre les treillages. Il suffit de purifier un peu la jaune pour en retirer une belle ocre. Les orfévres du Paraguay se servent de l'argile jaune-brunâtre pour faire leurs creusets. On emploie celle qui est noirâtre et que l'on tire des vallons pour fabriquer des terrines et de la vaisselle d'assez bonne qualité, quoique la cuisson se réduise à remplir les vases, de bois auquel on met le feu. On rencontre en général des argiles de couleur vive, en beaucoup d'endroits; mais elles paraissent être plus abondantes vers la frontière du Brésil, et je doute qu'il y en ait au Chaco.
Mais dans les terrains où il y a des éléva-
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tions, comme ceux de cette frontière, et une partie de ceux des Missions et du Paraguay, cette couche ou croûte qui recouvre la roche est rougeâtre; je la crois composée de limon et de sable amalgamés et durcis. Dans quelques endroits les eaux ont entraîné le limon et laissé le sable seul: dans d'autres, le sable vient de la décomposition des pierres. Dans les sillons ou ravines formés par les pluies, on rencontre quelquefois un sable fin, noir, excellent pour mettre sur l'écriture. Il est mêlé de sable blanc d'une égale finesse; mais il suffit de souffler dessus pour dissiper celui-ci et pour le séparer du noir qui est plus pésant, et chargé de fer attirable à l'aimant. La colline appelée Cerrito-Colorado au sud de la rivière de la Plata, est formée de ce sable fin qui est bon à faire des horloges pour la marine.
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Des Sels et des Minéraux.
POUR parler des sels, il faut diviser le pays en deux parties, dont on se fera facilement une idée, en prenant pour former la première, tout le côté de l'est du Paraguay et du Parané; le reste fera la seconde partie, c'est-à-dire, le terrain qui s'étend depuis la rivière de la Plata jusqu'au sud, et tout le Chaco. Cela posé, j'ai observé que tous les ruisseaux, tous les lacs sont d'eau douce dans la première division; j'ai vu également qu'au nord de la rivière de la Plata ou dans les plaines de Montevidéo et de Maldonádo, les troupeaux recherchent et mangent avec avidité les os secs: qu'à mesure qu'ils s'avancent vers le nord, ils mangent une terre appelée Barrero, qui est une glaise salée que l'on trouve dans les fossés; et que quand elle vient à leur manquer (comme cela arrive dans les cantons orientaux du Paraguay et des Missions d'Uru-
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guay). le bétail de toute espèce périt infailliblement au bout de quatre mois. On ne saurait croire avec quelle ardeur les troupeaux recherchent et mangent cette glaise salée: n'eussent - ils été qu'un mois sans en manger, s'ils en rencontrent, les coups même ne leur font pas quitter place; el ils en mangent quelquefois tant, qu'ils meurent d'indigestion. On assure la même chose des oiseaux et des quadrupèdes qui vivent de végétaux; et ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai trouvé une grande quantité de glaise salée dans l'estomac de l'Anta1. Je conclus de ces faits, que les pàturages de ces contrées ne pourraient servir à la nourriture d'aucune espèce de bétail, sans le secours du sel ou de la glaise salée; mais que la douceur des herbes va en diminuant depuis les Missions jusqu'à la rivière de la Plata. Au Brésil, malgré l'abondance des pâturages, on ne saurait élever de bestiaux sans employer le sel; et comme on n'en trouve pas dans ce pays, et qu'on le tire d'Europe, il y revient fort cher, parce qu'il se vend pour le compte du roi.
L'homme paraît faire une exception à ce
1 C'est le nom que les Portugias du Brésil donnent au tapir. (C. A. W.)
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que je viens de dire des animaux; cer il est certain que dans les pays privés de sel, dont je parle, il y avait des nations d'indiens dont la principale nourriture était de végétaux, et qui, avant l'arrivée des européens, ignoraient l'usage du sel, el qu'il y en a même aujourd'hui dans ce cas. Mais peut-être ces indiens suppléaient-ils au sel par l'usage du poisson et du miel sauvage; on peut - être encore mangeaient ils de la glaise salée quand ils en trouvaient; peut-être aussi faisaient-ils ce que nous voyons faire aujourd'hui aux nations d'Ubayá et de Guaná. Ces peuples brûlent des herbes et font avec les cendres et les charbons qui en résultent, des pelotes qu'ils mêlent avec leurs alimens en guise de sel, parce que ces cendres sont salées. Quand on ignore cela, on croit qu'ils mangent de la terre.
Il arrive tout le contraire dans la seconde division, c'est-à-dire, dans tout le Chaco ou dans la partie située à l'ouest des rivières du Paraguay et du Paraná, et depuis la rivière de la Plata vens le sud. Dans tout ce pays, il n'y a ni ruisseau, ni lac, ni puits, qui ne soit saumâtre, en été ou quand les pluies sont rares; car la pluie diminue nécessairement
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leur salure. Les rivières mêmes, telles que le Pilcomayo et le Vermejo se ressentent de cette salure, quand elles sont très-basses, quoique leur cours ne soit jamais interrompu. Mais il y a des eaux plus salées les unes que les autres, et les sels ne sont pas tous de la même qualité. Vers le 33° 44′ de latitude, se trouve le fort de Melincué, presque entièrement entouré de lagunes, qui se sèchent lorsque les pluies sont rares. Ce fut dans une pareille circonstance que j'y arrivai au mois de mars, et j'y trouvai une surface de presque une lieue de traversée, coùverte de quatre doigts de sel d'epsom ou d'Angleterre (sulfate de magnésie) reconnu tel par un apothicaire que je chargeai d'en faire l'essai. A 130 lieues de Buenos-Ayres, en suivant le rumb ouest-sud-ouest, il y a un lac toujours rempli d'excellent sel commun. On vient en chercher une fois l'an, parce qua'à Buenos-Ayres on le préfère à celui qui vient d'Europe; on trouve qu'il sale davantage, et qu'il n'a pas le petit goût d'amertume, que celui d'Europe conserve toujours. La chaleur du soleil fait crystalliser du sel de la même qualité dans beaucoup d'autres lacs de ces contrées, ainsi que dans le Chaco du
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côté de la rivière Vermejo. Je ne doute pas non plus que ces terrains ne contiennent du salpêtre, puisqu'on en tirait autrefois pour faire de la poudre. Les pâturages ou les végétaux de cette vaste étendue de pays ne pourraient pas suffire à la nourriture des bestiaux, sans le secours du sel; mais celui qu'ils trouvent dans les eaux qu'ils boivent y supplée. Au Paraguay, pour avoir du sel, on ramasse les efflorescences blanches que l'on trouve en tems sec dans quelques vallées. On les dissout, on les filtre, et on en fait bouillir la lessive, pour opérer la crystallisation du sel. Autrefois on fabriquait aussi du salpêtre.
Comme la situation locale ne permet pas de penser que les terrains salés soient l'ouvrage de la mer, et que les autres soient celui des rivières, on pourrait imaginer que la salure des pays où on l'observe vient des sels que les eaux de pluie ont entraînés en descendant de la Cordillière des Andes. Mais, quant à moi, je pense que les terrains salés étant presque horizontaux, et généralement incapables de laisser de l'écoulement aux eaux, celles ci s'évaporent, en abandonnant les sels qui ne sont pas susceptibles d'évaporation. Cela n'arrive pas dans les terrains dé-
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pourvus de sels, parce qu'ils ont la pente nécessaire pour se débarrasser des eaux, et par conséquent des sels qu'elles contiennent.
Il suffit d'avoir dit que le pays est plat, et qu'il n'a qu'un petit nombre de montagnes peu élevées, pour faire connaitre qu'on n'y trouve point de minéraux. En effet il y a bien peu de choses à en dire. Au village des mines de Maldonádo, on rencontre quelques grains d'or dans le sable du ruisseau de San-Francisco: le titre en est bon; mais il est en trop petite quantité pour payer les frais. Dans la peuplade de San-Carlos, aux Missions, on a rencontré, mais très-rarement, quelques petits échantillons de mine de cuivre, mais sans découvrir de filon ni de mine. Dans les plaines de Montevidéo près de la Estancia de Legal de Aceguá, on a cru trouver une mine d'argent, mais je crois que ce n'est que de la couperose. Il est très-probable qu'il y a des mines d'or et de toute espèce de pierres précieuses dans la chaîne de montagnes appelée Santa-Ana par les conquérans du pays, et San-Fernando par les modernes, ainsi que par Cruz dans sa carte; cette chaîne est située près de la rivière du Paraguay dans la province de Chiquitos: J'en dis autant de
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toutes les montagnes de cette province et de celle de Moxos: car toutes sont voisines de celles que les Portugais nous ont usurpées injustemen t, en s'établissant au milieu même de notre pays, à Matogroso et Cuyabá.
Je ferai connaître ici un phénomène rare dans la nature. C'est un morceau unique de fer pur, flexible et malléable à la forge, obéissant à la lime, mais en même-tems si dur que les ciseaux s'ébrèchent et se cassent quelquefois en le coupant. Cette masse renferme beaucoup de zinc, et par cette raison se conserve intact malgré le contact et les intempéries de l'air. Quoique sa surface présente quelques inégalités, et que l'on s'aperçoive qu'on en a coupé plusieurs grands morceaux, ses dimensions, à quelque différence près, sont les suivantes: longueur 13 palmos1; largeur 8; hauteur on grosseur 6; solidité, 624 palmos cubiques. Je m'en rapporte à ces mesures que donnent dans leur journal, don Miguel Rubin-de-Celis et don Pedro Cerviño, qui examinèrent ensemble ce morceau de fer, par ordre du roi, en 1783. Ils partirent de la ville de Santiago-del-Estero, dont ils déter-
1 Le palmo équivaut à 9 pouces caslillans, et 7 de ceux-ci en font 6 de Paris.
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minèrent la latitude à 27° 47′ 42″. Conduits par quelques-uns des habitans qui avaient vu ce bloc de fer plusieurs fois, ils le trouvèrent à soixante-dix lieues en ligne droite par le rumb nord 85 degrés à l'est, après avoir marché continuellement dans des plaines, et sans trouver une seule pierre, ce qui arrive dans toute l'étendue du Chaco. On voit par ce journal, que le fer est posé horizontalement sur une surface argileuse et dénuée de pierres; qu'il n'est nullement enfoncé dans la terre, comme on s'en assura en creusant un peu à l'un des côtés, ce qui fit tomber la masse du côté de l'excavation, où l'on ne découvrit pas également la plus petite pierre. Mais comme à leur retour à la ville de Santiago, le gouverneur leur montra une pierre pesant une once, qui contenait assez d'or sensible à la vue, en leur disant qu'on l'avait trouvée au puits de Rumi à vingt lieues de distance du bloc de fer, ils envoyèrent à cet endroit pour en chercher une plus grande quantité; et en effet on leur apporta quelques petites pierres qui ne donnaient aucun indice de métal. Cerviño lui-même m'a assuré cent fois qu'il avait su, depuis, que le petit échantillon de mine d'or avait été apporté du Pérou par
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un indien, et qu'il l'avait vendu au gouverneur, en lui faisant accroire qu'il l'avait trouvé au puits de Rumi.
Rubin-de-Celis, de retour en Espagne, essuya plusieurs disgraces qui le conduisireut à s'expatrier; mais voulant faire connaître le bloc de fer dont nous avons parlé, il en publia, peut - être de mémoire, une relation certainement fautive, dans le tome 78 des Transactions philosophiques, d'après ce que j'ai lu dans l'extrait des meilleurs journauux, n.° 190. Il y dit qu'à très-peu de profondeur au-dessous du fer, il avait trouvé du quartz d'un beau rouge avec des grains d'or, et là-dessus il cite la pierre du gouverneur. Il dit aussi que ce fer est d'origine volcanique, ne faisant pas attention qu'il n'est ni aigre, ni cassant, mais très-malléable; qu'il est isolé et sans aucune autre matière volcanique; que l'immense plaine du Chaco ne peut avoir de volcans; que le plus proche est peut-être à 300 lieues; et que, quand bien même cette masse eût été lancée par un volcan, elle ne serait pas restée à la surface. Il n'est pas croyable non plus qu'elle y ait été portée par aucune rivière, puisqu'il n'y a aucune mine de fer dans toute l'Amérique mé-
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ridionale. On ne saurait croire non plus qu'on l'ait apportée d'Espagne pour l'abandonner dans un désert, et que l'on ait pu tirer une pareille masse des mines d'Europe. Enfin, je ne suis pas capable d'expliquer l'origine de ce fer; et je suis plus porté à croire qu'il est aussi ancien que le monde, et qu'il est sorti, tel qu'il est, de la main du créateur. Car si l'on veut regarder sa formation comme postérieure, on se trouve arrêté par la difficulté de supposer que ce fer était enveloppé d'autres matières à l'abri desquelles il s'était formé, et que ces matières ont été entraînées par les eaux; ce dont on ne conçoit guères la possibilité dans un pays de plaines. En outre, on ne conçoit pas comment il ne s'en est formé qu'un seul morceau, et si considérable, différent d'ailleurs par sa qualité de celui qu'on trouve dans toutes les mines connues1.
1 La masse de fer natif dont parle ici M. d'Azara, a beaucoup exercé les minéralogistes de l'Europe. Les savans auteurs da Journal de Chimie donnèrent, dans le tems, un extrait du Mémoire de don Michel Rubin-de-Celis(1). Proust, qui a examiné des fragmens de cette masse, a reconnu que le nickel y était allié avec
(1) Tome 5, peg. 149 et suiv.
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le fer, et il conclut de ses observations, qu'il serait prématuré de juger si cet alliage est l'ouvrage de l'art ou de la nature (1). Mais d'après les détails donnés ici par M. d'Azara, il paraît certain que c'est une production de la nature; et quoiqu'en effet ce phéno-mène soit très-rare, il y en a encore deux autres exemples. Le premier est cette masse énorme de fer malléable trouvée par Pallas en Sibérie, sur le haut d'une montagne voisine du grand fleuve Yenisei, et de la chaîne des monts Kémir (2); elle pesait 1680 livres russes. Le second exemple est un gros bloc de fer trouvé à Aken, près de Magdebourg, sous le pavé de la ville, pesant 15 à 17 milliers, et auquel on a reconnu toutes les qualités du meilleur acier anglais. Le docteur Chaldni, de Wirtemberg, a publié à ce sujet, en 1794, un ouvrage (3) dans lequel il examine toutes les hypothèses qui ont été imaginées pour expliquer la formation de ces trois différentes masses de fer natif. Il prouve qu'il est également impossible d'admettre, et leur production par la voie humide, et leur fusion, soit artificielle, soit naturelle, par le feu des volcans, par celui des houilles enflammées, ou même par le feu du ciel. Il relègue ces corps parmi ceux qui ont tant exercé dans ces derniers tems l'imagination des savans, et qu'on a nommé bolides, météorolithes, pierres atmosphériques ou pierres tombées du ciel. M. Chaldni pense que ces corps tirent leur origine des corps cé-
(1) Journal de Physique, thermidor an 7, p. 148.
(2) Pallas, Observ. sur la forme des montagnes. Pétersbourg, 1777, in-4.°, p. 25.
(3) Uber der ursprung der von Pallas gefundenen und anderer ihr aenlicher Eisenmassen. Riga, 1794.
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lestes, et cette opinion a été adoptée et développée en France par plusieurs physiciens respectables.
Quoi qu'il en soit, il paraît constant que l'on ne doit pas confondre ces singulières masses avec les morceaux de fer natif que l'on trouve quelquefois dans les mines. Quoique ces morceaux soient si rares que même plusieurs habiles minéralogistes aient douté de leur existence (1), on peut dire qu'elle est aujourd'hui prouvée. On vient tout récemment encore de découvrir au Muséum d'histoire naturelle de Paris, dans un morceau qui venait de Kausdorf en Saxe, la présence du fer natif. Lehmann a donné la description d'un autre morceau qui venait d'Eibensock en Saxe (2). On en a trouvé en forme de stalactite rameuse, aux environs de Grenoble, sur la montagne de Oulle. Wallerius mentionne un fer natif sous forme cubique, qui se trouve près du Sénégal, en Afrique, où les Maures l'exploitent pour en faire différens ouvrages (3) Les lieux que j'ai cités sont jusqu'ici les seuls où l'on a trouvé du fer natif. (C. A. W.)
(1)Voyez Haüy, Traité de Minéralogie, t. 4, p. 6.
(2) Art des mines, trad. franç, p. 112.
(3) Wallerius, Syst. minér. édit. de 1778, t. 2, p. 233.
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De quelques-unes des principales Rivières, des Ports et des Poissons.
IL serait impossible de décrire toutes les rivières d'un pays aussi étendu; ainsi je me bornerai à dire quelque chose des trois plus considérables, qui sont renommées dans le monde par l'abondance de leurs eaux. Pour les autres, quoiqu'il y en ait dans ce nombre de plus considérables que les plus grandes d'Europe, je renverrai à ma carte qui en marque le cours et la direction.
Mais, avant tout, je dois faire observer que le cours de ces trois principales rivières, se dirigeant vers le sud, comme on le voit par la carte, cela fait voir clairement que la zone torride, ou les environs de l'équateur, sont plus élevés que la zone tempérée australe. La rivière des Amazones prouve la même chose du côté opposé. Les géomètres démontrent par des calculs, aussi exacts que bien fondés, que le diamètre de la terre est
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plus considérable sous l'équateur, et qu'il va en diminuant vers les pôles. Cette inégalité de diamètre ou de hauteur n'altère pas le niveau de la terre, au point de faire couler les eaux vers les pôles. Je veux dire seulement que cette inégalité générale de hauteur ou de diamètre est plus considérable en Amérique, près de l'équateur que près des pôles: c'est ce que prouve en effet le cours de ces trois principales rivières.
Les indiens carios ou guaranýs, qui habitaient la rive orientale du Paraguay, à l'époque de la première arrivée des espagnols, appelaient cette rivière Payaguáy, c'est-à-dire rivière des Payaguás, par allusion à ce qu'ils étaient les seuls qui y naviguassent dans toute son étendue. Les espagnols altérèrent un peu ce nom, en l'appelant Paraguay, et le donnant aussi à toute la province que ce fleuve arrose. See premières eaux sont formées de différens ruisseaux qui commencent au 13° 30′ latitude sud, dans les montagnes nommées Sierra del Paraguay, où les portugais ont beaucoup de mines d'or et de pierres précieuses. Ce fleuve coule constamment vers le sud, et termine son cours en se réunissant au Paraná. Il est navigable pour des goëlettes
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depuis le 16.e degré jusqu'à son embouchure (quoique son canal soit en général étroit), parce qu'on n'y trouve ni rescifs ni autres obstacles, et qu'il a tonjours assez de fond.
Pour donner une idée de l'abondance de ses eaux, j'en mesurai la largeur à l'Assomption, à une époque où elles étaient plus basses que ni moi ni les habitans ne l'avions jamais vu. Je divisai en différentes parties cette largeur qui était de 1, 332 pieds de Paris; et je déterminar la profondeur et la vîtesse de chacune de ces parties, en sondant et en observant le tems que mettait à s'écouler une quantité déterminée d'eau, au moyen d'une boule de coton que je laissais flotter sur l'eau et entraîner par le courant. Ces données me firent calculer qu'il s'écoulait à cette époque 98, 303 toises cubiques d'eau par heure; et en supposant que la quantité moyenne des eaux de cette rivière aille au double, comme cela me parait certain, si même elle n'est pas plus considérable, on verra qu'il s'écoule alors 196,618 toises cubiques d'eau par heure; sans compter celle qui tombe dans cette rivière au-dessous de l'endroit où j'ai fait mon expérience, et que l'on peut considérer comme équivalent au double de l'Ebre.
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A l'Assomption, ces eaux ne sont jamais assez troubles pour incommoder, parce que les pluies qui tombent, soit au-dessus soit au-dessous de cette ville, ne suffisent pas pour salir une aussi grande masse d'eau: et quand bien même ces pluies auraient lieu à-la-fois de tous les côtés possibles, elles ne pourraient pas entraîner beaucoup de terre des terrains incultes. Cette rivière éprouve un accroissement périodique, qui commence à l'Assomption à la fin de février, et qui augmente par degrés et avec une égalité admirable jusqu'à la fin de juin. C'est alors qu'elle commence à décroître de la même manière et dans le même espace de tems. Quoique cette crue soit plus grande une année que l'autre, et qu'à l'Assomption les eaux sur-passent quelquefois de cinq ou six toises leur niveau ordinaire et s'étendent beaucoup, elle éprouve cependant peu de variation au commencement et à la fin. Cette crue est produite par le fameux lac des Jarayes, dont j'ai parlé au chapitre II. Quand il est plein, il verse ses eaux dans la rivière du Paraguay, à proportion que son canal ou son lit le lui permet. La qualité de l'eau est excellente.
La rivière du Paranà prend sa source dans
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les montagnes où les portugais ont leurs mines d'or des Goyazes, entre les 17° 30′ et les 18° 30′ de latitude australe, et elle est formée par la réunion de beaucoup de ruisseaux ou de courans d'eau. Ces courans se dirigent d'abord vers le sud, et tirent ensuite fortement à l'ouest, jusque vers le 20e degré où ils prennent une autre direction, que l'on peut voir sur ma carte, ainsi que le reste du cours de cette rivière et de celles qui y portent leurs eaux. Celles-ci sont en très-grande quantité, et il y en a parmi elles de plus considérables que les plus grandes de l'Europe. De cette classe sont l'Yguazú, le Paraguay et l'Uruguay. Quoique je n'aie fait aucune expérience pour connaître la quantité de ses eaux, je ne crois pas exagérer en disant qu'au point de sa réunion avec le Paraguay, dont nous avons vu la grandeur, le Paraná est déjà dix fois plus considérable, et qu'il égale lui seul les cent plus grandes rivières de l'Europe. Enfin lorsqu'il reçoil l'Uruguay, il forme ce qu'on appelle ordinairement la rivière de la Plata, que l'on regarde comme une des plus grandes du monde, et qui l'est peut-être autant que toutes celles d'Europe réunies.
Le Paraná est beaucoup plus rapide et plus
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violent dans son cours que le Paraguay, parce qu'il vient da Brésil ou du côté de l'est, où l'on sait que le terrain a plus d'inclinaison. Depuis Candelaria où il n'a que 400 toises de largeur, il augmente considérablement, et à Corrientes il en a déja 1500. Il renferme une multitude innombrable d'îles dont quelques-unes sont très-grandes. Ses plus grandes crues ont lieu en décembre plus qu'en toute autre saison; elles sont plus nombreuses et plus promptes que celles du Paraguay, parce qu'elles ne dépendent pas d'un lac, tel que celui des Jarayes. Les eaux de cette rivière passent pour être excellentes, quoique on y rencontre fréquemment des troncs d'arbres et des os pétrifiés.
Malgré l'énorme volume de ses eaux, cette rivière n'est pas navigable dans toute son étendue, parce qu'elle est, entrecoupée de cataractes et de rescifs. Une de ces cataractes se trouve un peu au nord de la rivière Tiete ou Añembý, qui se réunit au Paranà vers le 20° 35′ de latitude; mais je ne parlerai que des autres que le connais mieux. La première appelée Saut de Canendiyú, du nom d'un cacique qui habitait de ce cêté-là au tems de la conquête, et Saut de Guayra à cause
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du voisinage de la province de ce nom, n'est pas loin du tropique du capricorne au 24° 4′ 27″ de latitude, d'après les observations. C'est une cascade effroyable et digne d'être décrite par les poëtes. Il s'agit de la rivière du Paranà, de cette rivière qui plus bas prend le nom de la Plata; de cette rivière qui, dans cet endroit même, a plus d'eau qu'une multitude des plus grands fleuves d'Europe réunis, et qui au moment même où elle se précipite, a dans son état moyen beaucoup de fond et 2,100 toises de largeur (on l'a mesurée), ce qui fait presque une lieue marine. Cette ènorme largeur se réduit subitement à an canal unique qui n'a que trente toises, dans lequel entre toute la masse d'eau en se précipitant avec une fureur épouvantable. On dirait que cette rivière, fière du volume el de la vitesse de ses eaux, les plus considérables du monde, veut ébranler la terre jusque dans son centre, et produire la nutation de son axe. Elles ne tombent pas verticalement ni d'aplomb, mais sur un plan incliné de 50 degrés à l'horizon; de manière à former une hauteur perpendiculaire de 52 pieds de Paris. La rosée ou les vapeurs qui s'élèvent au moment où l'eau choque les parois intérieures dn roc, et quelques
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pointes de roches qui se trouvent dans le canal du précipice, s'aperçoivent à la distance de plusieurs lieues en forme de colonnes; et de près elles forment, aux rayons du soleil, différens arcs-en-ciel des couleurs les plus vives, et dans lesquels on aperçoit quelque mouvement de trépidation. De plus ces vapeurs forment une pluie éternelle dans les environs. Le bruit se fait entendre de six lieues; on croit voir trembler les rochers du voisinage, qui sont si hérissés de pointes qu'ils déchirent les souliers.
Pour reconnaître ce saut ou cataracte, il faut faire trente lieues dans un désert, depuis le bourg de Curuguatý jusqu'à la rivière Gatemý; arrivé là, on cherche un ou deux gros arbres, dont chacun sert à faire un canot pour embarquer les voyageurs avec des vivres et tout ce qui est nécessaire. On laisse è terre, pour garder les chevaux, quelques hommes bien armés, parce qu'il y a de ces côtés-là des indiens sauvages qui ne font pas de quartier. Ceux qui doivent visiter la cataracte, et qui se sont embarqués, font trente lieues sur la Gatemý, en se tenant bien sur leurs gardes, à cause des indiens qui habitent les bords de cette rivière, qui sont cou-
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verts de bois très - épais. Les voyageurs sont quelquefois obligés de traîner leurs canots sur les nombreux rescifs qu'ils rencontrent, et quelquefois même de les porter sur leurs épaules. Ils parviennent enfin au Paranà, et il leur reste encore jusqu'à la cataracte trois lieues, que l'on peut faire par eau ou à pied sur les bords, en côtoyant un bois où on ne rencontre aucun oiseau ni grand ni petit, mais quelquefois seulement quelque yaguarète, bête féroce, et plus terrible que les tigres et les lions. On peut, de dessus la rive, mesurer la cataracte à son aise, et même en reconnaître la partie inférieure en entrant dans le bois; mais il pleut tellement dans les environs, qu'on est obligé de se mettre tout nud pour en approcher.
Je n'ai parlé que de la partie la plus forte de cette chute d'eau, formée par une colline que l'on appelle Cordillière de Maracayú, et qui traverse la rivière. Mais on peut, et on doit même en regarder comme la continuation les trente-trois lieues en ligne droite qu'il y a depuis la cataracte jusqu'à l'embouchure de la rivière Yguazú ou Curitiba, au 25° 41′ de latitude observée; parce que dans toute cette étendue, la ri-
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vière a une pente très-considérable, et coule dans un canal de rochers qui sont en général taillés d'aplomb, et qui est si étroit, que deux lieues au-dessous de la cataracte, la rivière n'a que quarante-sept toises de large. Ses eaux se choquent avec fureur les unes contre les autres, et forment une multitude de gouffres et d'abymes terribles qui engloutiraient en peu de tems tons les bâtimens qui voudraient y passer.
Je vais parler de deux autres cataractes que l'on trouve dans ces contrées. La rivière d'Yguazú ou Curitiba, dont nous avons parlé, a un volume d'eau égal à celui des deux plus grands fleuves d'Europe réunis; et à deux lieues de son confluent avec le Paranà, elle a aussi une cataracte. Sa longueur totale est de 656 ½ toises, et la hauteur verticale de 171 pieds de Paris; mais elle est divisée en trois degrés principaux, dont chacun a différens canaux. L'eau se précipite à plomb de plusieurs de ces canaux, et la plus grande hauteur de sa chute est de 18 pieds. Le bruit, les vapeurs, l'écume et les arcs-en-ciel ressemblent à ceux de la cataracte du Paraná.
L'autre est celle de la rivière Aguaraý.
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que l'on peut comparer à la Seine. Elle tombe dans la rivière Jesuý, et toutes les deux se jettent dans le Paraguay. La grande carte de Cruz, dressée d'après observations des commissaires pour les limites en 1750, fait verser les eaux de cette rivière dans l'Ypané; mais c'est une erreur, et d'ailleurs le nom est mal écrit. Cette dernière cascade est à pic ou perpendiculaire: elle a 384 pieds de Paris de hauteur, et se trouve au 23° 28′ de latitude observée.
On pourra trouver dans l'ancien continent des chutes d'eau d'une hauteur égale ou même supérieure; mais si l'on veut faire attention à tous les accessoires, il sera difficile d'en rencontrer de semblables à celles que je viens de décrire. Si l'on veut chercher des points de comparaison, c'est en Amérique qu'il saut les fixer, parce que dans cette partie du monde, les montagnes, les vallées, les rivières, les cataractes, tout en un mot a de si grandes proportions, que les objets de même nature que l'on pourrait trouver en Europe ne semblent être, à leur égard, que des miniatures ou des copies en petit. Voyez la description de la cataracte de Tequendama, donnée dans les Annales de sciences na-
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turelles, page 148, par don Francisco-Antonio de Zea. Elle est à-peu-près à quatre lieues de la ville de Santa-Fé de Bogota. La chute est perpendiculaire, et de 681 pieds de Paris de hauteur; mais elle est divisée en trois degrés comme celle de l'Yguazú. Le volume d'eau de cette rivière est considérable, puisque les uns le comparent au Tibre, et les autres au Guadalquivir.
M. P. F. Tardieu, qui vient de copier la carte des Etats-Unis de l'Amérique septentrionale, dressée par Arrowsmith, a traduit également de l'anglais la description du fameux saut de Niagara. Cette cataracte se trouve au point de communication des deux grands lacs Erié et Ontario, et elle est formée par la rivière de Niagara, qui prend ensuite le nom de fleuve Saint-Laurent: c'est un des plus grands fleuves du monde, quoiqu'il n'ait, au point de sa chute, que 371 toises de large. Cette description dit en substance, que l'eau se précipite avec une si étonnante vîtesse, que beaucoup de personnes ont cru qu'elle tombait presque verticalement; que la pente de la rivière, un demi - mille avant la cataracte, est de 54 4/10 pieds de Paris; que la hauteur verticale de la chute est de 140 7/10 et que
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l'on estime à 60 9/10 la profondeur de l'abyme où l'eau tombe. Il conclut que, de ces trois quantités résulte la somme totale de 256 pieds pour la pente de la rivière, dans l'étendue de sept milles et demi de cours. D'après cette description, on serait tenté de croire que la cataracte n'est pas perpendiculaire; et cependant l'auteur semble insinuer le contraire. La Rochefoucauld-Liancourt, tom. 11, pag 12 du Voyage dans les Etats- Unis d'Amérique, dit positivement que la cataracte est perpendiculaire, et je le crois. Mais si, comme il le dit, la pente totale de la rivière, dans l'espace de sept milles et demi, est de 256 pieds, on ne peut guère concevoir que la chute se fasse par trois degrés différens, comme il l'assure. D'un autre côté, la Rochefoucauld donne à la cataracte seule 160 pieds de hauteur. On en croira ce qu'on voudra1.
1 Dans l'ouvrage de Volney, intitulé:Tableau du climat et du sol des Etats-unis d'Amérique, Paris, 1806, 2 vol. in-8.°, on trouve à la page 106 du premier volume, un chapitre curieux sur la chute de Niagara: j'y renvoie le lecteur, qui pourra y lire un précis des différentes descriptions qu'on a faites de cette célèbre cataracte, et des différentes évaluations qu'on a données de sa hauteur. Quoique M. Volney ait luimême visité cette cataracte, et qu'elle ait été avant lui examinée et décrite par un grand nombre de voyageurs, il est encore incertain si, avant de parvenir au saut de Niagara, la rivière de Genessi subit deux ou trois chutes. De là les différentes àvaluations qu'on a données de sa hauteur. Il paraît constant que la chute de Niagara proprement dite, est de 144 pieds; celle des deux ou trois autres chutes qui la précedent, s'évalue à 157 pieds, ou 160, ou 180 pieds, suivant les différens observateurs. Il y a dans Volney une faute d'impression qui n'est point corrigée dans l'errata, et qu'il est important de rectifier. A la page 123 on lit pour total de toutes les chutes et des rapides réunis, 190 pieds; il faut lire 370 pieds. (C. A. W.)
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En comparant ces cataractes, on voit que celle d'Aguaray est la plus perpendiculaire. Viennent ensuite celles da Tequendama, du Niagara et de l'Yguazú, et enfin celle du Paraná. Si l'on regarde au volume d'eau, celles de l'Aguaraý et du Tequendama sont bien inférieures à celles de l'Yguazú, da Niagara et du Paraná. Mais aucune ne peut entrer en comparaison avec celle du dernier, si l'on considère qu'il ne se précipite pas, comme le Niagara, par cascade ou en nappe presque égale, dans toute son étendue de 371 toises, mais qu'il ne forme qu'un seul et ênorme prisme de 30 toises, plein et solide.
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Les rochers qui forment toutes ces cataractes, sont très-durs. Le Paraná s'est ouvert à travers ces masses une tranchée de cent milles jusqu'au confluent de l'yguazú, comme je l'ai dit. Le Niagara s'en est ouvert une de sept milles; et tous les autres sont plus ou moins dans le même cas. Il semble que ces roches étaient déjà formées, quand l'eau commença à couler par-dessus. En effet, il n'est pas croyable que des rivières aussi considérables et aussi fortes eussent permis à la pierre de se consolider sous leurs eaux; et comme l'existence des rivières date de l'époque de celle de l'atmosphère, des pluies et des sources, c'est-à-dire de la création du globe, il paraît également croyable que les roches des cataractes, et par conséquent toutes celles de la même espèce, ne se sont pas formées avec le tems et par les seules forces de la nature, mais qu'elles furent créées en même tems que la terre et tout ce qui existe dans notre planète. Le voyageur que j'ai cité partage mon opinion; car il dit que le Niagara coule sur ces roches depuis te commencement du monde. Il est donc important pour, l'historie naturelle de connaître la nature des roches qui forment les cataractes des rivières, et que l'on
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doit considérer comme des matières primitives, quoiqu'elles renferment des substances différentes, qui sembleraient indiquer que c'est de leur réunion qu'elles se sont formées postérieurement par quelque combinaison due aux forces de la nature. Mais malheureusement, comme je ne me connais pas en roches, tout ce que je puis dire de celles qui forment les cataractes que j'ai décrites, c'est qu'elles me paraissent être de granit (berroqueña). Celles du saut de Niagara sont calcaires, à ce que dit la description que je viens de citer; mais elle n'explique pas si c'est un marbre formé de corps marins, ou si sa composition est différente. Dans le premier cas, si l'on regardait cette roche comme primitive, l'argument que l'on tire des coquilles pour prouver que notre globe a été couvert d'eau, perdrait beaucoup de sa force.
Retournons au Paraná. Il y a un rescif que l'on appelle saut ou cascade, situé au 27° 27′ 20″ de latitude observée, et au 59.e degré de longitude; mais le passage y est toujours libre pour les petits bâtimens et même pour des goëlettes, quand les eaux sont grandes; de sorte que le Paraná est navigable
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depuis le confluent de I'Yguazú jusqu'à la mer. Près de ce rescif, on trouve le lac Yberá, Il a trente lieues de large au nord, parallèlement au Paraná, dont il est très-rapproché, sans avoir de communication visible avec ce fleuve. Il se prolonge à 30 lieues au sud, où il forme ce qu'on appelle la gorge d'Yuquicuá; et s'élargissant ensuite à mesure qu'on avance vers le sud, il finit par former la rivière Miriñay, qui est considérable, et qui se jette dans l'Uruguay. Depuis Yuquicuá, les bords de l'Yberá suivent l'ouest pendant 30 lieues; et il en sort trois rivières, savoir: celle de Sainte-Lucie, celle de Corrientes et celle de Bateles, que l'on ne peut jamais passer à gué, et qui se jettent dans le Paraná. Le lac de l'Yberá ne reçoit ni rivière, ni ruisseau, ni source: il subsiste toute l'année sans presque aucune variation, et il est en grande partie rempli de plantes aquatiques, et même de quelques arbres. Mais il est entretenu par la simple filtration des eaux du Paraná, qui n'a pas d'exemple dans le monde. Cette filtration fournit non - seulement l'eau des quatre grandes rivières dont nous avons parlé, mais encore celle qui est enlevée par l'évaporation dans une surface qui a au moins
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1,000 milles marins carrés, et qu'on ne peut pas estimer au-dessous de 70,000 toneaux par jour, d'après les expériences de Halley; on doit même la porter beaucoup plus haut, parce que le pays est plus chaud que l'Angleterre.
J'ai lu dans quelques histoires manuscrites des jésuites, que dans l'intérieur du lac Yberá, vivait une nation d'indiens pygmées, et ils en donnent une description très-détaillée. Mais tout cela est faux, et n'a pas plus de réalité que cet empire qu'on suppose exister au milieu du lac des Jarayes. L'Yberá est une grande étendue d'eau qui, dans quelques endroits, forme un véritable lac; mais la plus grande partie est remplie de plantes: de sorte qu'il est impossible d'en reconnaître l'intérieur, ni à pied, ni à cheval, ni en bateau. Sa situation, et la disposition totale du pays, indiquent qu'autrefois la rivière du Paraná traversait ce lac, et qu'elle se divisait ensuite dans les quatre rivières qui en sortent; et je ne doute pas que le Paraná ne reprenue par la suite son ancien lit.
L'Uruguay prend sa source vers le 28.e degré de latitude, dans des montagnes situées au couchant, et assez près de l'île de Sainte-
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Catherine. Il coule d'abord à l'ouest, et il reçoit tant d'eaux ou de ruisseaux, qu'à 25 lieues de sa source, à l'endroit où il est traversé par le chemin de San-Pablo à Viamon, il est déjà fort, et s'appelle la rivière des Canots. En suivant le chemin de Viamon, on trouve à 11 lieues une autre rivière considérable, nommée Uruguay-Mirý, et Rio de las Pelotas. De la réunion de cette rivière à celle des Canots, résulte la rivière d'Uruguay. Quand cette rivière sort des montagnes où elle prend sa source, elle coule pendant long-terns à travers un terrain dépouillé d'arbres et entrecoupé de collines; mais ensuite elle traverse des bois très-considérables, en recevant continuellement de nouveaux ruisseaux jusqu'au confluent de la rivière Uruguay-Pita. On peut examiner le reste de son cours sur ma carte, qui le marque avec exactitude, et où l'on voit que l'Uruguay finit par se réunir au Paraná pour former ce qu'on appelle aujourd hui la rivière de la plata. Les anciens auteurs donnaient à ce nom beaucoup plus d'étendue, puisqu'ils l'appliquaient également au Paraná, et par suite an Paraguay.
Le volume de ses eaux pent être regardé comme peu inferieur à celui du Paraguay;
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mais comme il est beaucoup plus oriental que ce dernier, et même que le Paraná, et que du côté de l'est le terrain est beaucoup moins horizontal, il s'ensuit qu'il est beaucoup plus rapide et plus violent que ces deux rivières. Ses eaux passent pour excellentes, et sur-tout celles que lui fournit la rivière Noire (rio Negro), quoique les os et les troncs d'arbre s'y pétrifient. Ses plus grandes crues arrivent ordinairement depuis la fin de juillet jusqu'au commencement de novembre. Dans le seul intervalle qu'il y a entre le confluent de la rivière Pepirý et la rivière de la Plata, l'Uruguay a plus de cinquante rescifs, ou basfonds sur des rochers; mais je n'en connais que deux que l'on puisse appeler cascades (saltos). L'un se trouve à 27° 9′ 29″ de latitude observée, et l'autre au confluent de la rivière Mberuý. Ce dernier a de hauteur verticale cinq pieds de Paris, et l'autre vingt-neuf. Quant à la navigation, elle est toujours libre depuis la rivière de la Plata jusqu'au rescif appelé Salto Chico, à 31° 23′ 5″ de latitude observée; et quelquefois même on surmonte cet obstacle dans les grandes crues, et l'on remonte jusqu'au Salto Grande qui se trouve au 31° 12′: et de ce dernier endroit jusques
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aux peuplades des Missions, on peut toujours naviguer sur des canots ou bateaux plats.
On s'étonnera du nombre considérable de cascades et de rescifs que je viens d'indiquer dans le peu de rivières que j'ai décrites, et sur-tout si l'on fait attention qu'on trouve aussi de ces cascades dans tous les ruisseaux et dans toutes les rivières grandes ou petites qui s'y jettent, depuis le 27.e deg. jusqu'au, nord. Si cela souffre quelque exception, en revanche il y en a d'autres qui en ont jusqu'à quatorze, comme le Tiete. Peut - être est - il naturel d'en conclure que les bancs de roches. sont véritablement horizontaux; que ces roches sont naturellement très-dures; que toutes celles du pays sont de même qualité et primitives, et qu'elles n'ont point été formées par la succession des tems. J'ai remarqué également qu'en général ce n'est que près de la source des rivières ou dans les ruisseaux les plus petits, que l'on trouve du gravier, des cailloux ou des pierres roulées. J'attribue cela au peu de pente du terrain, qui a empêché que ces pierres ne fussent entraînées par les eaux. La rareté de ces pierres dans tout le pays n'aura pas peu contribué à produire le même résultat.
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Je vais dire à présent quelque chose des ports. Ceux de la côte Patagonienne ont été bien décrits par plusieurs voyageurs, qui en ont même publié des plans ou des cartes: ainsi je ne dois m'occuper que de ceux de la rivière de la Plata. Pour en donner une idée générale, cette rivière est un golfe, formé par la réunion da Paraná et de l'Uruguay, qui finissent par se jeter dans la mer, en conservant la douceur de leurs eaux jusqu'à 25 ou 30 lieues à l'est de Buenos-Ayres. On n'y observe pas les marées qui sont si fortes sur la côte des Patagons; et quand l'eau s'élève au-dessus de son niveau ordinaire, cels ne provient pas de la crue de ces rivières, mais des vents d'est et de sud-est, qui la repoussent et la font quelquefois remonter de la hauteur de sept pieds. Les vents contraires font baisser l'eau à proportion. Mais étant au Paraguay, j'appris que, sans qu'il eût régné aucun de ces vents, l'eau baissa tellement qu'elle laissa à découvert trois lieues de plage à Buenos-Ayres, qu'elle se maintint dans cet état pendant un jour, qu'elle reprit ensuite su hauteur ordinaire, mais petit-à-petit Ce phénomène eut lieu sans doute parce que la mer se retira beaucoup du côté de l'est; mais je
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n'en saurais deviner la cause, qui sans doute était puissante.
Quoiqu'en général les cêtes de la rivière de la Plata soient basses, comme elle forme un golfe qui entre très-avant dans l'intérieur des terres, elle offre toujours quelque abri, sur-tout du cêté du sud; parce que les vents les plus forts et les plus dangereux viennent de ce cêté-là: c'est pour cela que l'on a vu plusieurs vaisseaux rester, pendant long-tems, et sans éprouver d'avarie, mouillés à l'Amarradero que l'on trouve à trois lieues de Buenos-Ayres, en tirant vers le nord. Le Vigilant entr'autres y resta neuf ans. L'ancrage ne saurait être meilleur. Il y a quelques bancs que j'indique dans ma carte: tous sont de sable, et même celui qu'on appelle l'Anglais, et que l'on croyait auparavant être de rochers.
Outre ce que je viens de dire, il y a dans le golfe ou rivière de la Plata, plusieurs ports, dont les principaux sont sur la côte du nord, la Colonie, Montevidéo et Maldonádo; et du côté du sud, la baie de Barragan et le ruisseau de Buenos-Ayres. Celui-ci est, comme le dit son nom, un ruisseau long et étroit, qui vient de l'intérieur, où l'on trouve toutes les sûretés et toutes les commodités possibles
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pour décharger les marchandises, et même pour carener les bâtimens, etc. Mais il n'a que la profondeur nécessaire pour des bâtimens de moyenne grosseur; et, ce qu'il y a de plus désagréable, il faut que le vent fasse monter l'eau au-dessus de son niveau ordinaire, pour que ces bâtimens puissent passer la barre qui se trouve à son embouchure.
Le port de la baie de Barragan (l'Ensenada de Barragan), est à l'est sur cette même côte méridionale, dix lieues plus loin que le précédent; c'est là que se tenaient les bâtimens et les frégates du Roi, avant que Montevidéo ne fût peuplé. Ce port est sûr; l'ancrage y est bon; il est formé par le ruisseau de Santiago qui vient de l'intérieur des terres, et qui le traverse. Mais l'entrée en est étroite; et quoique son étendue intérieure soit assez grande, les frégates armées en guerre ne peuvent mouiller qu'aux environs du canal: c'est le seul endroit où il y ait assez de fond, c'est-à-dire deux brasses et demie.
Le port de la Colonie est petit et mal abrité du côté des vents les plus forts et les plus dangereux du pays, c'est-à-dire du sud-ouest au sud-est; quoiqu'il soit un peu ga-
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rand par la petite île de Saint-Gabriel, par d'autres encore plus petites, et par un banc de sable, qui en couvrent l'entrée. Les eaux de la rivière de la Plata, au moment de leur écoulement sur les bords de la côte, ont quelquefois une vîtesse de six milles par heure. Ce port a six à sept brasses de fond.
Le port de Montevidéo1 devient de jour en jour moins profond, et l'on doit craindre qu'il ne soit bientôt inutile. Outre cela, il est exposé aux mauvais vents, qui non - seulement rendent la mer grosse, mais encore font cbasser les bâtimens sur leurs ancres, entravent leurs cables, les font tomber les uns sur les autres, et quelquefois même les jettent à la côte, parce que le fond est une vase molle où les ancres ne tiennent pas, et où les cables et le bois se pourrissent. On ne peut pas non plus sortir de ce port aussi vîte qu'on le désirerait; et quoiqu'il y ait assez d'eau pour des frégates et même pour des vaisseaux, ceux-ci sont obligés de mouiller un peu loin du port.
Le port de Maldonádo 2 est très-grand. Son
1 Voyez le plan de ce port dans l'atlas de cet ouvrage
2Ibid.
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ancrage est excellent, et il y a assez pour les plus grands bâtimens. Comme il a deux entrées, on en sort et on y entre, quelque vent qui souffle; et comme le conrant sort toujours par l'entrée de l'est, il est toujours opposé au vent, excepté à celui de l'ouest, et c'est un avantage qui soulage infiniment les cables. Mais il n'est pas abrité dans toute son étendue; il ne l'est que du côté qui est sous le vent de l'île de Gorriti.
Je nommerai ici les poissons que l'on trouve dans les rivières de ce pays, et qui n'entrent jamais dans les eaux de la mer. Je commencerai par les cangrejos, que les Français appellent écrevisses. On n'en voit aucune sur les bords d'aucun ruisseau ni d'aucune rivière, ni même dans le voisinage, mais seulement au milieu des champs éloignés, et où l'eau de ces rivières ne parvient pas dans les inondations. Ces animaux font dans la terre en creux rond et perpendiculaire, toujours dans de l'argile, et jamais dans un terrain sablonneux; ils l'élargissent assez dans l'intérieur, pour y être à leur aise, et pour qu'il contienne une quantité suffisante d'eau pluviale, car ils n'en connaissent ni n'en cherchent pas d'autre; et dans chaque trou, il
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n'habite qn'un mâle et une femelle. Ils sortent la nuit, et deviennent souvent la proie de plusieurs quadrupèdes, tels que le micuré1, le popé2, et sur-tout l'aguará-guazú3, qui est un renard de la taille du plus grand chien, mais qui ne saurait digérer la viande. J'en ai mangé, et je leur ai trouvé la même couleur, la même grandeur et le même goût qu'à ceux d'Europe4, et je crois que je suis le seul qui en ait mangé; car personne dans le
1 Les micourés de M. Azara sont les quadrupèdes désignés par les naturalistes d'Europe, sous les noms de didelphes et de sarigues. (C. A. W).
2 Variété ou espèce voisine du yaguarète, quadrupède du genre felis. M. Azara m'a dit qu'il ne regardait pas ce quadrupède comme le même que le jaguar de Buffon, ou felis onça de Linné, ainsi qu'on le dit dans la traduction française de son ouvrage sur les quadrupèdes. Il m'a montré dans les galeries du Muséum d'histoire naturelle de Paris, un animal étiqueté (panthère d'Afrique, n.° 249), qu'il regarde comme un yaguarète très-jeune et pas encore adulte, et par conséquent originaire d'Amérique. (C. A. W.)
3 C'est le couguar de Buffon. (C. A. W.)
4 Il est plus que probable, d'après les mœurs particulières de ces écrevisses, qu'un examen attentif y ferait découvrir des différences avec celles d'Europe, et qu'elles forment une espèce distincte. (C. A. W.)
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pays n'en fait cas. Il est dangereux de galopper dans les plaines où il y a des écrevisses (on appelle ces endroits cangrejales), parce que les pieds des chevaux enfoncent à plus de douze pouces dans leurs trous, ce qui les fait tomber. Ces cangrejales sont quelquefois éloignés les uns des autres de plusieurs lieues, et comme on ne peut guères concevoir que ces animaux aient passé d'un endroit à l'autre, on doit plutôt présumer que ceux qui habitent dans chaque plaine différente, ont eu également une origine différente, quoiqu'ils se ressemblent par les couleurs, la grandeur et la façon de vivre. A plus forte raison, on doit croire que ces écrevisses ne descendent pas de celles d'Europe.
Dans le Paraguay, on ne connaît que la pêche à la ligne; et ce ne sont pas les espagnols qui s'y livrent; mais seulement les indiens sauvages appelés Payaguás. D'autres nations indiennes en font autant, et pêchent aussi à coups de flèches. Il est vrai que les espagnols de ces contrées aiment peu le poisson, et que plusieurs même ont tant d'aversion pour cel aliment, que tout l'argent du monde ne leur eu ferait pas manger. A Buenos-Ayres, quand on veut pêcher, deux
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hommes à cheval entrent dans la rivière jusqu'à ce que les chevaux soient à la nage; et c'est ainsi qu'ils jettent le filet. Mais les catalans commencent à leur apprendre à pêcher en bateau. En général, le poisson est abondant, mais de médiocre qualité; et on n'y trouve ni huîtres ni coquillages, qui se trouvent en si grande quantité au Chili. A Santa-Fé, quelques personnes font sécher le poisson, pour le vendre à Buenos-Ayres en guise de bacallao (morue sèche); mais les corvinas, que l'on fait sécher du côté de Maldonádo, sont bien meilleures.
Je n'ai pas l'instruction nécessaire pour être en état de décrire tous les poissons de ces rivières et de tous les amas d'eau que l'on trouve dans ce pays, et je me bornerai à nommer ceux dont je me ressouviendrai. Il y a des tnanguruyús, de plus de cent livres; des surubýs, de trente; des pacús1, de vingt; des dorades également de vingt livres, mais bien différentes de celles qu'on trouve dans la mer, et plus belles; de très-grandes rayes, qui piquent lorsque l'on marche dessus, et qui cau-
1 C'est le nom qu'on donne, au Brésil, au spare salin. Perche salin et perca unimaculata de Bloch.(C. A. W.)
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sent une forte inflammation et de violentes douleurs; des patýs, des bogues1, des aloses, et des palometas, qui ont les dents si tranchantes qu'elles emportent la pièce dans un instant; de sorte qu'il faut être sur ses gardes quand on se baigne. Si l'on est tranquille, la palometa mord cruellement: ce malbeur est arrivé à plusieurs personnes, et entr'autres à un moine qui perdit les marques distinctives de son sexe. Il y a aussi des cazones ou armados, des soles, des bagres2, des lararyras, des pexes-reyes, poissons plus grands que par-tout ailleurs; des pyrápitás, des vieilles, des dentales, des mojarritas, des anguilles, des tortues différentes de celles de la mer, et plusieurs autres poissons.
Quant aux tortues, je ne dois pas omettre que j'en pris deux un jour en pêchant dans la rivière de Santa-Maria, vers les 30° 15′de latitude: comme elles faisaient de grands efforts pour retirer leur tête sous leur écaille, et que cela m'empêchait de leur ôter l'hameçcon de
1 Spare bogue de Lacépède, sparus boops, LINNÉ, édit. de Gmelin. (C.A. W.)
2 Pimélode bagre de Lacépède, silurus bagre, LINNÉ, édit. de Gmelin. (C. A. W.)
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la gueule, je la leur coupai entièrement, et même une partie du cou; et cependant j'observai avec étonnement qu'elles s'échappèrent et sautèrent dans la rivière, sans reparaître à la surface, avec autant de vîtesse, de régularité et d'adresse que si elles n'eussent pas perdu leur tête. Ce fait pourra donner matière aux réflexions des savans, et quelques-uns voudront peut-être l'expliquer par le galvanisme; mais il faut savoir que le procédé de ces tortues ne se réduisit pas à remuer les muscles des pattes comme le font les grenouilles et autres animaux soumis aux expériences, mais qu'elles agirent avec méthode et même avec raisonnement; car j'observai également qu'elles se retournèrent pour se diriger du cêté de l'eau, comme si elles eussent conservé la faculté de raisonner, quoique privées de leur tête.
On parle beaucoup au Paraguay d'un poisson nommé l'Yaguaron, qui cependant n'existe point. On suppose qu'il creuse avec une promptitude incroyable des gouffres dans les rives des fleuves pour les y faire tomber. Il y a en outre dans toutes les rivières et dans tous les ruisseaux des loutres, des quiyàs et des capibáras, animaux que j'ai décrits dans mon
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histoire naturelle des quadrupèdes de ces contrées; el l'on trouve aussi assez avant dans I'intérieur quelques phoques ou loups marins.
Il paraît inutile d'observer qu'on ne trouve pas de grands poissons dans les endroits peu profonds, et que tous ne se rencontrent pas également par-tout. Par exemple, les vieilles, les tarariras et d'autres espèces encore n'existent, à ce que je sache, dans aucune des grandes rivières; et comme on les rencontre dans tous les lacs, et dans toutes les moyennes et petites rivières, il est très - croyable qu'ils ont été créés séparément dans chaque endroit. Plusieurs personnes dignes de foi, et qui ont souvent pêché au-dessus et au-dessous des cascades ou cataractes des rivières, m'assurent également qu'on ne trouve dans la partie supérieure aucune des espèces qui existent dans l'inférieure, ce qui pourrait incliner à conclure que ces poissons sont d'une création différente, et que l'antiquité de ces cataractes remonte à la création du monde, ou à celle des poissons; car, dans le cas contraire, ces animaux auraient remonté ou descendu les cascades des rivières. Aucun de ces poissons ne se trouve dans la mer; par conséquent ils ont été créés dans les rivières
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mêmes. Si l'on trouve ces mêmes espèces de poissons dans des rivières qui n'ont aucune communication avec celles que j'ai décrites, telles que celle des Amazones, on en conclura que leur origine est différente. Tel est le cas du yacaré ou crocodile, que je décrirai, chapitre VIII; car il paraît qu'on le trouve en différens endroits d'Amérique. J'en dis autant de l'anguille qu'on rencontre dans presque tous les lacs, quoiqu'ils n'aient aucune communication entr'eux, et qu'ils soient éloignés de plusieurs lieues. Il paraît que ce poisson est le produit d'une génération spontanée, puisqu'on en trouve dans des mares creusées de main d'homme, et même dans les puits des maisons; et on ne leur trouve jamais ni œufs ni petits dans le ventre1.
1 C'est une erreur bien ancienne que les observations modernes ont fait disparaître. L'anguille vient d'un véritable œuf, comme tous les poissons. L'œuf éclôt le plus souvent dans le ventre de la mère comme celui des rayes, des squales de plusieurs blennies, et de plusieurs silures. Il paraît que, contre l'ordinaire des animaux de cette classe, il y a parmi les anguilles et tous les poissons du même genre un véritable accouplement.(C. A. W.)
I. a. 7
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Des Végétaux sauvages.
COMME je ne suis pas botaniste, il ne faut pas me demander les caractères des végétaux, mais seulement quelques notices superficielles, telles qu'un simple voyageur peut les donner. Je dis donc que des pays comme ceux que je décris, en plaine, incultes, et où la qualité du sol est presque par-tout la même, ne peuvent pas offrir beaucoup de variétés dans leurs productions végétales: car la seule cause visible qui pourrait faire varier la végétation, serait la température qui dépend du plus ou moins de latitude, et le plus ou moins d'humidité ou de facilité pour l'écoulement des eaux. En effet, j'ai toujours observé dans les plaines une grande égalité dans la végétation. J'ai toujours vu dans les pâturages les mêmes plants hautes de deux ou trois pieds, et peu variées dans leurs espèces; mais si touffues, que l'on n'aperçoit jamais la terre que dans les chemins,
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ou dans les ruisseaux, ou dans quelque ravine creusée par les eaux. Vers la frontière du Brésil, par les 30° 30′ de latitude, où le pays est entrecoupé de hauteurs, on trouve beaucoup de plantes qu'on ne rencontre pas ailleurs, et dont l'aspect est étrange, parce que leurs feuilles, leurs fleurs et leurs troncs semblent être couverts de givre. Sur ces mêmes hauteurs, je vis, au mois de juin, une petite plante à quatre feuilles larges collées sur terre, et poussant une tige longgue comme celle de la renoncule, terminée par une fleur à-peu-près de la grosseur d'un œil, rude au toucher, d'un rouge orangé, et très - belle. Elle ne perd jamais sa couleur, ni sa forme.
Mais dans les lieux bas et sujets aux inondations les plantes dominantes sont plus élevées, et on les appelle paxonales, tels sont les, pailles coupautes, les glayeux, les pites (agave), et d'autres dont je ne saurais dire les noms. Dans les lieux très-humides, il y a use infinité de pites ou caraguatás, et entr'elles il y a d'autres plantes dont la racine est une bulbe ou oignon gros comme le poing, qui pousse une tige terminée par plusieurs flours cramoisies en
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forme de lys, et qui figurerait avec avantage dans les jardins. Dans quelques lagunes ou terrains inondés au nord du Paraguay, il y a aussi une espèce de riz sauvage, dont les indiens non civilisés font usage pour leur nourriture. Comme, depuis la rivière de la Plata jusqu'au sud, tout le terrain est extrêmement salé, on trouve dans les parties basses, plusieurs plantes qui ont le goût de sel; et passé 40 degrés de latitude, toutes les plantes paraissent être dans ce cas, et indiquer qu'on ne pourrait pas y cultiver du blé, etc.
Quand les plantes sont devenues fortes et dures, on y met le feu, pour qu'elles repoussent et qu'elles fournissent un pêturage plus tendre aux bestiaux. Mais cette opération diminue peut-être le nombre des espèces, parce que les graines se brûlent, et qu'il est naturel que le feu fasse périr les plantes délicates. Il faut des précautions pour mettre le feu à ces plantes, parce que le vent propage l'incendie, qui n'est arrêté que par les ruisseaux ou par les chemins. J'ai fait plus de deux cents lieues au sud de Buenos-Ayres, toujours dans une plaine que l'on avoit brûlée d'un seul coup, et où l'herbe
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commençait à repousser, et je n'en ai jamais vu la fin. Il est vrai qu'il n'y avail aucun obstacle qui pût arrêter la propagation du feu. Les bois arrêtent ses ravages, parce qu'ils sont si touffus et si verds qu'ils ne brûlent pas. Mais les bords de ces bois se dessèchent et se grillent de manière à s'enflammer facilement par un nouvel incendie. Cela fait périr une foule d'insectes, de reptiles et de petits quadrupèdes, et même des chevaux, parce qu'ils n'ont pas autant de courage que les bœufs pour passer à travers le feu.
J'ai parlé des campagnes où il n'y a ni hommes, ni troupeaux, ou dans lesquelles il y en a peu, ou qui sont nouvellement peuplées. Mais dans les parcs ou pâturages fréquentés depuis long-temps par les bergers et les troupeaux, j'ai constamment observé que ces paxonales ou lieux remplis de grandes herbes diminuaient journellement, et que ces plantes étaient remplacées par du gazon et par une espèce de chardon rampant très-touffu, et à très-petite feuille: de sorte que si le bétail se multiplie, ou s'il s'écoule un tems un peu considérable, les grandes herbes que le terrain produisait naturellement, disparaîtront totalement. Si ce bétail est com-
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posé de bêtes à laine, la destruction des grandes herbes est plus prompte, et le gazon pousee plus vîte, etc. J'ai observé également mille fois qu'autour des maisons ou de tout endroit où l'homme s'établit, on voit naître à I'instant des mauves, des chardons, des orties et beaucoup d'autres plantes dont je ne sais pas le nom, mais que je n'avais pas rencontrées dans les endroits déserts, et quelquefois même à plus de trente lieues à la ronde. Il suffit que l'homme fréquente, même à cheval, un chemin quelconque, pour qu'il naisse sur ses bords quelques - unes de ces plantes qui n'y existaient pas auparavant, et que l'on ne trouve pas dans les campagnes voisines: et il suffit de cultiver un jardin pour qu'il y pousse du pourpier. Il paraît donc que la présence de l'homme et des quadrupèdes, occasione un changement dans le règnè végétal, qu'elle détruit les plantes qui croissaient naturellement, et qu'elle en fait naître de nouvelles. Ceux qui croient que la création des végétaux a été simultanée, et, par conséquent, que toute plante vient de graine ou de rejeton, sont persuadés que lorsqu'on voit naître une plante dans un endroit où elle n'existait pas auparavant, on le doit aux
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vents ou aux oiseaux qui y ont apporté de la graine; mais je voudrais qu'ils fissent réflexion que le grand nombre d'espèces parasites qui ne vivent que sur le tronc des gros arbres, est d'une formation très-postérieure à ces arbres; qu'en supposant au vent la force d'un boulet de canon, il ne pourrait pas empêcher les graines de tomber à terre avant d'avoir parcouru l'espace de deux lieues; qu'aucun oiseau ne mange les graines d'une extrême petitesse; que quand bien même ils les mangeraient, ils ne les transporteraient pas à des distances éloignées; que quand bien même ils les transporteraient, ils n'attendraient pas, pour le faire, exclusivement le moment fixe et précis où l'homme aurait élevé une habitation; et qu'enfin aucun oiseau ne mange la graine de l'abroxo (espèce de chardon), et que ces animaux ne peuvent en conséquence la transporter nulle part.
Jusqu'à-présent je n'ai parlé que des plantes ou des herbes; je vais passer aux arbres. On peut dire que depuis la rivière de la Plata jusqu'au détroit de Magellan il n'en existe point, et qu'on ne trouve pas même un buisson, parce qu'en effet ils sont extrêmement
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rares dans ces parages. Dans quelques endroits assez rapprochés de notre frontière, on trouve quelques viznagas (espèce de grande carotte sauvage) et des chardons, que l'on ramasse pour faire du feu; mais comme il n'y en a pas assez, on brûle aussi les os et le suif des animaux, et la graisse des jumens. A Buenos-Ayres et à Montevidéo même, on brûle beaucoup de ces derniers objets, sur-tout dans les fours; mais on y a en outre la ressource d'une foule de pêchers que l'on sème uniquement pour cet usage. On coupe aussi un peu de bois sur le bord des ruisseaux de la côte septentrionale, et dans les îles du Paranà et de l'Uruguay. On y rencontre aussi un peu de bois propre à construire des charrettes, des maisons et des barques plus ou moins grandes; mais la majeure partie de cette dernière espèce de bois vient du Paraguay et des Missions. On pourrait planter des peupliers, des ormes, etc., et beaucoup d'autres arbres.
Dans le Chaco, il y a assez de bois, Ceux qui sont sur le bord des ruisseaux sont très-touffus; ceux qui sont en pleine campagne sont plus clairs et composés en général de cebiles, d'espinillos, de quebrahachos et d'algarrobos, d'espèces très-variées et très-diffé-
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rentes de celles qui portent le même nom en Espagne. Le fruit d'un de ces algarrobos (espèce de caroubier ou ceratonia,) est une grosse gousse, noirâtre, qui, après avoir été pilée, est au moins aussi bonne que la noix de galle pour faire de l'encre, et pourrait servir à d'autres usages dans la teinture. Le fruit d'un autre algarrobo ressemble à une cosse de haricots; les pauvres en mangent assez ordinairement: en la pilant et en la jetant dans l'eau, il en résulte par fermentation une chicha, boisson agréable, mais capable d'enivrer.
Depuis la rivière de la Plata jusqu'aux Missions, on ne trouve de bois que sur le bord des ruisseaux et des rivières; mais ces bois se détruisent à mesure que le pays se peuple. Dans les Missions jésuitiques et à mesure qu'on s'avance vers le nord, on trouve déjà de grands bois, non-seulement sur le bord de l'eau, mais encore par-tout où le terrain est un peu inégal. Ils sont si épais et si remplis de fougères, qu'on a bien de la peine à y marcher; les graines tombant sur un sol couvert de feuilles, peuvent à peine toucher la terre et n'en sont jamais enveloppées, parce qu'elles n'essuient ni vent ni poussière, de façon que
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les arbres ne peuvent se multiplier que par les rejetons qui sortent de terre; et il paraît même difficile d'en expliquer ainsi la multiplication, parce que l'épaisseur même de ces bois paraît devoir déterminer les arbres à pousser en haut, plutôt qu'à former des rejetons. Enfin ces bois semblent créés d'aujourd'hui. J'ai quelquefois rencontré dans leur intérieur des plantes ou arbustes, qu'on désigne sous le nom d'Axý-cumbarý. Leurs feuilles et l'ensemble de leur port ne diffèrent pas du piment - cornu; mais le fruit qui est jaune, rond et de la figure d'un grain de poivre noir, est si caustique, que son suc brûle et fait tomber la peau. On trouve ordinairement dans cette plante un petit ver, qui produit le même effet sur la peau; comme cela arrive si on le pose sur le dos de la main, où il se met aussitôt à marcher.
On voit dans ces bois beaucoup d'espèces d'arbres, toutes différentes de celles d'Europe, et tellement mélangées dans les forêts, que pour rencontrer une douzaine d'arbres de la même espèce, il faut quelquefois parcourir beaucoup de terrain. Mais il n'en arrive pas autant dans les bois d'orangers. Comme l'ombre de ces arbres ou le sac des oranges pour-
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ries ne permettent de croître à aucun autre arbre ni même à aucun autre végétal, quand quelques-uns de ceux qui étaient antérieurs aux orangers vient à périr de vieillesse ou par accident, ceux - ci restent seuls, sans souffrir même ni agarics ni autres plantes parasites; et c'est ainsi que périt petit à petit, sans être remplacée, l'ancienne végétation. Je présume que ces bois d'orangers sont postérieurs à la conquête, parce qu'on les trouve ordinairement près des endroits peuplés autrefois, ou qui le sont encore actuellement. Ils sont très-épais, et le sol y est entièrement dépourvu de plantes. On n'y voit qu'un grand nombre de jeunes orangers qui poussent, et, d'espace en espace, quelques gros arbres de l'espèce de ceux qui existaient dans l'endroit avant les orangers. Les oranges sont aigres; mais il y en a aussi d'aigres-douces, et toutes ont la peau très - grosse. J'attribue ces qualités au manque d'un air libre et au défaut de culture; car j'ai souvent observé que les citrouilles, qui naissent d'elles-mêmes dans les champs où les hommes en ont laissé tomber de la graine, produisent des fruits qu'on appelle porongos, plus amers que le fiel.
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Je n'ai point vu d'arbres d'une grosseur démesurée ou extraordinaire; mais je ne doute point qu'il n'y en ait dans l'intérieur des grands bois; et quoiqu'on ignore aujourd'hui l'usage auquel on peut appliquer plusieurs de ces bois, j'espère qu'avec le tems on le découvrira. En général le bois des arbres du Paraguay me paraît plus compact, plus solide et plus cassant que celui d'Europe. C'est au point qu'un bâtiment construit de bois du Paraguay, dure trois fois autant qu'un des autres. Il est vrai que le bois de la Grande - Montagne, vers la frontière du Bresil, par les 29 ou 30 degrés de latitude, paraît avoir moins de force et de durée que celui de la même espèce que l'on trouve au Paraguay, quoiqu'il croisse dans on terrain plus élevé.
Je regarde aussi le bois du Paraguay comme moins combustible que celui d'Europe. L'arbre appelé tataré ne flambe point, et se consume sans s'allumer, sans laisser presque aucune braise, et en répandant une très-mauvaise odeur. Ce bois pourrait cependant être utile aux ébénistes, parce qu'il est très-compact, jaunâtre, très-doux, et qu'il est impossible d'en retirer les clous qu'on y a
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enfoncés. On l'emploie préférablement à tout autre usage pour les baux, les courbes et les liaisons des vaisseaux. L'ybéraro ou lapacho est ce qu'il y a de mieux pour les planches, les poutres, les ciseaux, les moutons, les jantes et les rayons des roues de charrette; et c'est aussi le bois qui dure le plus dans les vaisseaux et autres bâtimens de ce genre. Le bois de l'algarrobo (arbre bien différent de celui qui porte ce nom en Espagne), s'emploie pour des jantes, des varangues, etc. L'urundeý-pitá est bon pour des poteaux: son bois est rouge; mais il faut le travailler quand il est encore verd, parce qu'une fois sec, il émousse les outils de fer. Il est presque incorruptible sous terre. On en peut dire autant de l'espinillo ou yandubáy; mais comme ses branches sont tortneuses, courtes et peu grosses, il ne sert guères que pour des palissades et pour brûler. C'est effectivement le meilleur bois qu'il y ait au monde pour faire du feu, parce qu'il brûle avec la plus grande facilité, soit verd, soit sec, et qu'il produit un feu très-vif. On emploie l'urundey-iraý pour faire des meubles précieux. Il n'y a peut - être pas au monde de bois qui ait des veines aussi belles et aussi
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vives; et quoiqu'elles deviennent obscures avec le tems, on pourrait les conserver au moyen d'un vernis. C'est un arbre de la première grandeur, très-gros et extrêmement dur. Cependant il est persécuté, plus qu'aucun autre, par des vers gros comme le doigt; de sorte qu'il arrive rarement qu'on puisse en tirer des planches de plus d'un pied et demi de large. Le Tatayibá ou mûrier sauvage fournit des planches, et même des meubles, parce qu'il a une belle couleur jaune. Le timbo est un gros arbre da premier ordre, assez solide, peu pesant, qui ne se fend ni n'éclate jamais; c'est pour cela qu'on le préfère pour les bois de fusil, pour les caisses de voitures et les canots. Le cèdre sert à faire une infinité de planches pour toutes sortes d'usages, des baux, des rames, etc., parce qu'il est très-aisé à scier et travailler; mais il est très-sujet à se fendre, il est très-sensible à l'humidité et à la sécheresse, et les planches qu'on en fait se séparent aisément, quelque bien jointes qu'elles soient. L'apeterebý fournit des vergues et des mâts, mais qui n'ont ni la grosseur, ni la longueur de celle du pin du nord, et qui sont plus pesans. Il y a un laurier (bien
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différent de celui d'Espagne), que l'on emploie sur-tout pour les assemblages dans les navires. Le ñandipá, sert à faire des bois de fusil. Le Canbacá, le sapý et l'oranger, donnent des essieux de charrettes. Le bois de lance fournit des timons et des. brancards pour les carrosses, etc. On ne fait presque aucun usage du guayacán; mais le carandaý est utile par les chevrons qu'il fournit pour le toit des maisons. Cet arbre est un palmier dont le tronc est très-dur, et qui subsiste long - tems lorsqu'il est à l'abri de l'eau. Il croît au Paraguay, dans les endroits unis, bas et humides. Ses feuilles sont en forme d'éventail. Les arbres qui fournissent les bois précieux dont nous avons parlé, se trouvent mêlés dans les forêts avec l'arbre que nous appelons en Europe platane; et comme celui-ci, qui y a été transporté de l'ancien continent, y a bien réussi, on peut espérer que l'on obtiendrait le même succès à l'éegard des autres.
Je vais parler avec plus d'étendue de quelques arbres remarquables par leur utilité ou par leur rareté. Le curiý se trouve dans des bois très-étendus, qui ne sont pas fort éloignés des rivières du Paraná et de l'Uruguay;
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et quelques personnes l'appellent pin. Il me paraît surpasser un peu en longueur et en grosseur ceux qui nous viennent du nord, mais il est aussi droit. On prétend qu'il n'a qu'une seule racine très-grosse et très-droite, et que son bois est trés-ressemblant à celui du pin; mais ses feuilles sont beaucoup plus larges et plus courtes que celles du pin ordinaire, et se terminent en forme de lance. Les branches sortent du tronc par étages assez éloignés les uns des autres: elles sont horizontales, et peu grosses. Le fruit est un cône arrondi, de la grosseur de la tête d'un petit garçon, et les écailles n'y sont pas aussi distinctes que dans le pin ordinaire. Quand elles sont mûres, elles s'ouvrent d'elles mêmes, et il n'y reste que le noyau du milieu, qui est gros comme le doigt. Les graines sont très-longues, grosses comme le pouce à l'endroit le plus gros, qui est un des deux bouts; quand elles sont grillées, elles ont un goût supérieur à celui des châtaignes. Les indiens sauvages en sont très - friands; et il paraît qu'ils en font de la farine et du pain. Les jésuites avaient semé quelques - uns de ces arbres dans leurs Missions, et ils y sont déjà grands. On pourrait couper un de ces
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arbres, le transporter par eau sur quelques-unes des rivières dont nous avons parlé, et en faire un mât ou une vergue pour essai; car je suis persuadé qu'on pourrait en tirer parti pour cet objet, et même pour toute espèce de planches. On devrait également porter de la graine de cet arbre en Europe: c'est dans cette vue que j'en emportais avec moi douze cônes; mais les portugais me les prirent avec beaucoup d'autres graines, ainsi que tout mon équipage. J'en ai vu un à Buenos-Ayres dans un jardin: il y venait très-bien.
L'ybirapepé est un arbre de la première grandeur, et son bois est bon; mais son tronc est tellement conformé que, de quelque côté qu'on le coupe horizontalement, il en résulte une étoile dont les rayons ont presque autant de longueur que le centre a de grosseur. L'ybaro est un autre grand arbre sauvage. Les jésuites en plantèrent une grande allée depuis leur peuplade d'Apostoles jusqu'à la fontaine, afin que les indiennes prissent en passant quelques-uns de leurs fruits pour servir de savon dans le blanchissage de leur linge. Cet arbre produit une multitude de fruits ronds, dont les noyaux servent de jouets.
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aux enfans, et dont on fait aussi de grands chapelets, parce qu'ils sont bruns, brillans et luisans. Entre ces noyaux et la peau extérieure, il y a une pulpe glutineuse que l'on emploie en guise de savon, en l'écrasant sur le linge; mais il ne doit pas être d'une excellente qualité, puisqu'on n'en fait aucun cas au Paraguay, quoique l'arbre y soit très-abondant.
L'ombú est aussi gros, aussi touffu et aussi grand que le noyer. Indépendamment de l'humidité ou de la sécheresse, et de la bonne ou mauvaise qualité du terrain, il croît plus vîte que tout autre arbre. Son ombre le rendrait utile pour former des promenades et des points de repos dans les mauvais terrains. Son bois est d'une nature si particulière qu'il ne sert à rien, pas même à faire du feu. Il en existe un seul au port de Sainte - Marie près Cadix. On a découvert que ses feuilles nettoient et guérissent toute espèce de blessures.
Le papamondo, qui est très-touffu, de la plus grande hauteur, et qui produit un fruit bon à manger, serait excellent pour donner de l'ombre, et pour former des bosquets. Un autre arbre, très-garni de branches et de feuilles, très-grand, et qui est fort com-
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mun au Paraguay, a un tronc que l'on dirait être formé par la réunion de plusieurs autres qui s'entrelacent, de manière même à représenter quelquefois les anses d'un vase. C'est un fait que j'ai observé, et que je ne saurais expliquer.
On voit quelquefois sortir du haut de l'embranchement d'un arbre de la plus grande taille, ou sur un poteau, et même sur un pieu, un autre arbre de la même hauteur, et dont les racines, tombant d'abord séparément et en ligne droite jusqu'à terre, finissent pap se réunir si intimement ensemble, qu'elles embrassent et couvrent pour toujours l'arbre ou le pieu où elles ont pris naissance. Mais comme les branches du haut du premier arbre demeurent libres et isolées jusqu'à ce qu'elles périssent, on est tout étonné de voir d'un seul et même tronc sortir des branches et des feuilles d'espèces différentes. Si cet arbre parasite se trouve dans le voisinage d'un rocher, il l'embrasse également de tous côtés; de sorte que le tronc même de la plante n'a souvent, dans le principe, que trois ou quatre pouces de grosseur, tandis que la partie qui recouvre la roche a trois pieds ou même plus d'étendue. Cette plante produi-
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rait le plus bel effet dans Ies promenades. On l'appelle higueron.
Quoique la famille des tunales (cactus, Linn.) de ces plantes dont le tronc, les branches et les feuilles ont la forme de raquette, soit de tons les arbres ou arbrisseaux la plus mal proportionnée et celle dont l'aspect est le moins agréable, j'ai cependant vu deux véritables tunales qui étaient les arbres les mieux faits du monde. Leur tronc était haut de 20 à 24 pieds, rond, et uni comme s'il eût été fait au tour. Ce tronc était dégarni de feuilles jusqu'au sommet, qui se termine par une sphére formée par des branches ou feuilles en forme de raquette. Les fruits ont la même forme que ceux de toutes les plantes de ce genre, mais ils sont plus petits que les autres, ainsi que les feuilles. Je les trouvai, au Paraguay, dans deux différens bois de la peuplade d'Atirá, éloignés l'un de l'autre à-peu-près d'une lieue; et je fus surpris de les trouver si isolés parmi d'autres arbres, sans en voir un seul autre de leur espèce. De sorte que cette espèce, réduite à ces deux individus, peut-être uniques dans le monde, disparaîtra à la mort de ceux que je viens de décrire.
Je ne dois pas omettre qu'on trouve en
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grande abondance dans les bois du Paraguay un arbre de moyenne taille, très-vert et très-touffu, que l'on appelle lis des bois, parce qu'il se couvre entièrement de fleurs à quatre pétales seulement, mais qui par leur multitude et leur belle couleur violette que le tems fait blanchir, produisent un beau coup-d'œil qui dure pendant long-tems. On pourrait l'élever dans les jardins et le tailler comme le buis et le myrte; j'en ai fait l'expérience, et il n'y a pas de doute que ce ne fût un grand ornement. Je ferai aussi mention d'un petit buisson très-commun aux environs de tous les ruisseaux, sur-tout dans les plaines de Montevidéo, et je crois, dans celles de Buenos-Ayres, puisque j'y ai vu quelques dames se parer de ses fleurs. Il y en a un grand nombre; et, au lieu de pétales, ce sont des soies de deux à trois pouces, d'un rouge très-vif. L'ensemble de la fleur ressemble à un goupillon. A Buenos-Ayres, on lui donne le nom de plumerito (plumeau). Cet arbuste ferait une belle figure dans nos jardins.
J'ai entendu parler en Europe d'une plante que l'on appelle sensitive; mais je ne l'ai pas vue. Dans le pays que je décris, j'ai rencontré deux plantes qui ferment également leurs
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feuilles, lorsqu'on les touche. L'une d'elles principalement est très - abondante vers la frontière du Brésil; mais ce n'est pas de ces plantes dont je parle à présent. J'ai vu un arbre qui fait le même mouvement lorsqu'on le touche, ou lorsqu'il éprouve l'impression d'un vent un peu fort. Au Paraguay, on l'appelle yuquerý, et il est très-commun dans les endroits humides. Son tronc peut être de la grosseur du bras, les branches sont tortues, très-épineuses, et presque horizontales; ses feuilles sont étroites, alongées, et disposées par paires: le fruit est renfermé dans des baies semblables à celles des haricots, mais aplaties et disposées en groupes circulaires.
Vers les 24 degrés de latitude, j'ai vu beaucoup de buissons qui pouvaient avoir six pieds de haut, et dont les troncs et les feuilles ressemblaient à du velours, non-seulement à la vue, mais même au toucher. On y trouve aussi une très-grande quantité de sauge sauvage, quelques pieds de basilie, et assez de rue.
On n'y manque pas de ces roseaux gros comme la cuisse, creux, mais très-forts, et qui sont si utiles pour les échafaudages et pour mille autres objets. Les jésuites se servirent de ces roseaux renforcés de cuir de
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taureaux par - dehors, pour en former des canons dont ils firent usage dans la guerre qu'ils soutinrent centre l'Espagne et le Portugal en 1752. Ces roseaux croissent sur le bord des ruisseaux qui sont si communs dans le pays, et leur hauteur surpasse celle de tous les autres arbres. Ils forment un buisson comme tous les autres roseaux; et l'on dit qu'il leur faut sept ans pour parvenir à leur entière grandeur, qu'alors ils se sèchent, et que la racine ne pousse de rejetons qu'au bout de deux ans. On tire des bâtons d'un autre roseau, appelé taquapará. Celui-ci est fort, plein, solide, de couleur de paille, avec différens dessins noirâtres, et il ne vient que sur le bord des ruisseaux qui se jettent dans l'Uruguay. Une autre espèce, qui est également pleine ou solide, fournit des hampes de lances, et des chevrons pour les toits. Il y en a une que l'on nomme taqua-pý (écorce de roseau), parce qu'elle est très-creuse, et que la partie solide est aussi mince qu'une écorce. Les tuyaux en sont très-longs, et ils ont, depuis une articulation jusqu'à l'autre, d'un pied et demi à deux pieds. Ils servent aux voyageurs de moules à bougies, en y faisant couler le suif des animaux qu'ils tuent.On coupe ces
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moules, à mesure qu'on en a besoin, et le reste se conserve et se transporte sans que la bougie se casse. Enfin, je crois qu'ily a dans le pays, au moins sept espèces de roseaux, soit pleins, soit creux, et qu'il serait bon de les transporter en Europe, où l'on ne connaît peut-être que l'espèce la plus inutile.
L'arbre qui produit l'herbe du Paraguay1 est sauvage, et croît au milieu des autres dans les bois qui bordent toutes les rivières et tous les ruisseaux qui se jettent dans le Paraná et dans l'Uruguay, ainsi que sur les bords de ceux dont les eaux aboutissent à la rivière du Paraguay vers l'est, depuis le 24° 30′, en tirant vers le nord. J'en ai vu de la grosseur d'un oranger plus que médiocre. Mais, dans les endroits où on fait la récolte des feuilles, ces arbres ne forment que des buissons, parce qu'on les émonde tous les deux ou trois ans, et jamais plutôt; car l'on croit que les feuilles
1 D'après ce que dit Molina (Saggio sulla storia naturale del chili, Bologna, 1782, p. 163), il paraît que cette plante est le psoralen glandulosa de Linné, et qu'elle est connue sous le nom de culèn au Brésil. On en trouve dans cette contrée une autre espèce que l'on emploie aux mêmes usages, et que Molina a décrite sous le nom de psoralea lutea ou culèn jaune.(C. A. W.)
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ont besoin de cet intervalle de tems pour parvenir à leur point de perfection. Elles ne tombent pas en hiver. Le tronc parvient à la grosseur de la cuisse; l'écorce est lisse et blanchâtre; les branches se dirigent vers le ciel, comme dans le laurier: la plante présente un ensemble touffu et très-branchu. La feuille est elliptique, un peu plus large vers les deux tiers de sa longueur du côté de la pointe, elle a 4 ou 5 pouces de long, la moitié de large; elle est épaisse, luisante, dentelée tout autour, d'un vert plus foncé dans sa partie supérieure que dans l'intérieure, et son pétiole est court et rougeâtre. Ses fleurs sont disposées en grappes de 30 à 40 chacune; elles ont quatre pétales et autant de pistiles placés dans les intervalles. La graine est très-lisse, d'un rouge violet, et semblable aux grains de poivre.
Pour rendre l'herbe du Paraguay propre à l'usage auquel on la destine, on en grille légèrement les feuilles, en faisant passer la branche même à travers la flamme. Ensuite on fait rôtir les feuilles, et enfin on les brise jusqu'à un certain point, pour les conserver en dépôt, quelque part où elles soient fortement pressées; car elles n'ont pas bon goût lorsqu'elles viennent de recevoir leur pre-
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mière préparation. L'usage de cette herbe est général dans ce pays, et même au Chili, au Pérou et à Quito. Les espagnols le doivent aux indiens guaranýs de Monday ou de Maracayú, et il s'est tellement étendu, que l'extraction qui n'était que de 12,500 quintaux en 1726, monte aujourd'hui a 50,000. Pour en prendre, on en met une pincée dans une tasse ou petite calebasse, appelée maté, et remplie d'eau très-chaude; et à l'instant on boit l'eau, en suçant par le moyen d'un petit tube ou pompe, percé à sa partie inférieure de petits trous qui arrêtent les feuilles et ne laissent passer que le fluide. L'herbe sert jusqu'à trois fois, en jetant dessus de nouvelle eau. Quelques-uns y ajoutent du sucre. On en prend à quelque heure que ce soit. La consommation ordinaire de chaque habitant est d'une once par jour. Un ouvrier peut en récolter et en préparer au moins un quintal, et quelquefois trois dans sa journée.
Les jésuites plantèrent dans leurs peuplades mêmes les arbres qui produisent cette feuille, et ils l'exploitaient plus commodément et dans le tems convenable; mais personne n'a imité cette pratique, dont l'extrême utilité ne peut être sentie que par ceux qui en connaissent
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bien tous les détails. Les jésuites avaient soin de briser davantage les feuilles, et d'en ôter les petits morceaux de bois, et c'est pourquoi ils appellaient leur herbe caa-miri. Mais rien de tout cela n'influe sur la qualité; et beaucoup de personnes même préfèrent une feuille moins brisée. L'essentiel est que les feuilles soient bien grillées et bien rôties, et qu'on les ait cueillies dans un tems convenable et lorsqu'elles n'étaient point imprégnées d'humidité. Ainsi, sans faire attention au mélange des petits morceaux de bois, ni au plus ou moins de division des feuilles, on divise l'herbe du Paraguay en deux classes, l'une appelée choisie ou douce, et l'autre nommée forte. Une partie de la première se consomme au Paraguay, et la province de la rivière de la Plata peut en employer environ 5,000 quintaux. L'autre ne sert qu'à l'exportation, savoir: environ mille quintaux au Potosi; et le reste au Pérou, au Chili et à Quito.
Je dois parler des usages auxquels on applique quelques autres végétaux du pays. Outre l'algarrobilla qui sert à faire de l'encre, et dont j'ai parlé plus haut, il y a, vers le nord du Paraguay, une plante qui produit des racines très-jaunes, dont on se sert en guise de
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safran, pour donner de la couleur aux ragoûts. Elle croît en abondance dans les lieux humides: elle pousse des tiges de trois pieds de haut, presqu'entièrement couvertes de feuilles dans toute leur longueur, et ces feuilles sont assez grandes. L'écorce des arbres appelés cebil et curupaý, sert au lieu de sumach pour tanner les cuirs, et l'on dit même que l'opération est moins longue. On fait bouillir dans de l'eau l'écorce du catiguá, on y trempe la toile ou la peau que l'on juge à propos; en la frottant ensuite dans de la lessive pour la faire sécher après au soleil, et finissant par la laver dans de l'eau claire, on obtient une teinture d'un rouge parfait. La caacangay est une herbe qui se graine sur la terre au Paraguay. Ses racines sont rouges: on les pile, on les fait bouillir; on y plonge la toile préparée dans de l'eau d'alun, et il en résulte une couleur rouge, qui devient plus vive en la lavant dans de l'urine pourrie. Cette odeur disparaît au savonnage. L'urucú est un arbre commun, qui porte un fruit qui s'ouvre de lui-même, et qui est plein d'une foule de petits grains. Ces grains donnent à l'eau une très-belle couleur rouge; mais, au bout de très-peu de tems, la matière colorante se dépose
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au fond comme l'indigo. Une étoffe, que l'on a eu soin d'aluner auparavant, acquiert une couleur jaune, belle et brillante, dans une decoction de copeaux du mûrier sauvage, appelé palo-mora et tatayibá; mais cet effet n'a lieu que pour la soie et le coton. On prétend que cette teinture ne prend pas sur la laine, peut-être parce qu'on ne sait pas la dégraisser. On emploie encore d'autres plantes pour la teinture; mais je crois que ce que j'ai dit suffit.
Voici les résines dont j'ai pu avoir connaissance: elles se trouvent toutes au Paraguay et aux Missions. Dans la partie septentrionale de ces provinces, on trouve un grand arbre appelé palo santo (bois saint). Son bois est fort et odorant: quand on le réduit en copeaux, et qu'on le fait bouillir, on en tire une résine qui surnage sur l'eau, et qui se congèle en se refroidissant. On ne s'en sert que pour parfumer, parce que l'odeur en est excellente. On trouve assez communément l'arbre appelé encens, parce qu'en y faisant des incisions, il en découle une résine qui a l'odeur et la couleur de l'encens, et qu'on emploie comme tel dans les églises, quoiqu'il soil souvent mêlé d'écorces ou d'autres
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impuretés. Quand le canal ou le lit de la rivière du Paraná est très-bas, les indiens de la peuplade Del Corpus y ramassent assez ordinairement de petites boules de résine un peu transparentes, dont les plus grandes sont de la grosseur d'une petite noix; et l'on ne saurait douter que cette résine ne découle des arbres situés plus haut. Quelques manuscrits des jésuites supposent que c'est de l'ambre gris; mais je ne doute pas que ce ne soit de l'encens, peut-être supérieur à celui que l'on brûle en Espagne. Ces boules ou ces larmes, approchées d'une chandelle, prennent feu à l'instant; et à mesure qu'elles brûlent, il en découle une substance qui a la forme et la couleur du caramel, et qui ne s'enflamme pas, mais qui donne une odeur bien supérieure, quand on la jette sur de la braise.
Le mangaysý est un arbre qu'on ne rencontre que vers la rivière Gatemý, au 23.e ou 24.e degré de latitude. Sa résine est très-connue dans le monde sous le nom de gomme élastique1. En Europe on l'applique à diffé-
1 L'arbre dont parle ici M. d'Azara, qui produit la gomme ou plutôt la résine élastique, a d'abord été décrit par Aublet, mais n'a été bien connu que depuis,
que Richard, botaniste français, a donné la description, de ses fleurs. Cet arbre, auquel les botanistes ont conféré le nom peu convenable d'hevea Guianensis, puisqu'il croît ailleurs que dans la Guiane, est de la classe monoecie monadelphie de Linné, et est nommé caout-chouc par les Indiens mainas de la rivière des Amazones. Dans la province des Eméraudes, au nord de Quito, les naturels du pays l'appellent hhvé. Les portugais du Para le nomment arbre seringue. La Condamine, dans la relation de son voyage en Amérique, p. 78, ne donna d'abord que peu de détails sur cet objet; mais dans les Mémoires de l'Académie des Sciences pour l'année 1751, p. 319, il publia un excellent mémoire que l'on a depuis reproduit dans plusieurs compilations d'histoire naturelle, en y ajoutant un petit nombre d'expériences faites par les chimistes modernes. Ce Mémoire est accompagné de trois planches qui ne sont pas satisfaisantes, et ne donnent pas les caractères distinctifs de la plante; il faut recourir, pour cela, aux Illustrations botaniques de Lamark, pl. 790.(C. A. W.)
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rens usages, et on s'en sert mêne en médecine. Dans le pays même, je ne l'ai vu employer que pour faire des balles, dont les enfans se servent au jeu, et pour s'éclairer pendant la nuit dans le désert. Pour cet effet, on fait une boule de cette résine; on la jette dans l'eau, on observe le côté qui surnage; on y forme, en le pétrissant, une espèce de
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mèche, à laquelle on met le feu; on la met dans de l'eau, et elle dure toute la nuit, et même jusqu'à ce qu'elle soit entièrement consumée. Quand on fait une entaille à cet arbre, il en sort, en peu de tems, une grande quantité de résine très-liquide, que l'on reçoit ordinairement sur un cuir étendu par terre. Peu de tems après, elle se fige; et en en prenant une petite quantité, le reste se déroule comme une courroie; mais en la serrant un peu, on en forme une boule qui a l'air d'être d'une seule pièce.
On dit aussi que l'arbre nommé nandipá produit, par incision, une résine qui, mêlée à dose égale avec de l'eau-de-vie de canne à sucre, et exposée au soleil pendant quelques jours, se change en un vernis bon pour recouvrir les bois précieux. On tire d'un autre arbre la véritable térébenthine, et un autre fournit d'excellente gomme élémi1. Un arbre très-commun nommé curupicaý donne, par incision, une grande quantité de lait gluant, et dont les enfans se servent en guise de glu
1 C'est l'amyris elemifera qui produit cette gomme résine; on en apporte aussi une autre sorte d'Ethiopie ou d'Egypte. L'amyris elemifera est, suivant Linnæus, nommé icicariba par les Brasiliens. (C. A. W.)
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pour prendre des oiseaux, avant qu'il ne se fige et ne devienne dur.
Dans les Missions jésuitiques, et sur-tout dans celles de l'Uruguay, on trouve en abondance l'aguaraibaý. C'est un grand arbre, dont le tronc est quelquefois aussi gros que le corps d'un homme. Ses branches sont éparpillées, et ses feuilles, qui ne tombent pas en hiver, sont d'un vert encore plus clair que celui du saule, longues d'un pouce et demi, larges de trois lignes, aigues et dentelées, posées de deux en deux avec une autre au bout. Quand on les frotte, il en sort une humidité gluante, dont l'odeur ressemble à celle de la térébenthine.La fleur est blanche, disposée en grappes, très - petite, et a ses graines dans une petite gousse. On cueille les feuilles en quelque tems que ce soit, mais sur-tout quand l'arbre est en fleurs. On les fait bouillir dans de l'eau ou dans du vin, pour en dégager la résine: on retire les feuilles, et l'on continue de faire bouillir le reste, jusqu'à ce qu'il ait acquis la consistance de sirop: c'est ce qu'on appelle baume d'Aguaraybay ou des Missions. Cinquante arrobes de feuilles en produisent une de baume. Chacune des peuplades des indiens, du pays qui produit
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cet arbre, est obligée d'en fournir toutes les années deux livres au moins, destinées à l'apothicairerie du roi à Madrid. Mais comme on n'a publié aucune notice sur ses vertus, et qu'il est probable que l'on fait des quiproquo dans son usage, il faut que je dise ici l'opinion qu'on en a dans le pays qui le produit.
On l'appelle ordinairement curalo todo (remède universel), parce qu'on le trouve bon à tout. Comme avec le tems il s'endurcit dans les vases qui le contiennent, on le ramollit avec du vin tiède, et on l'applique sur les blessures avec succès. On croit que, pour guérir les faiblesses d'estomac, il suffit d'en frotter extérieurement la partie; et que l'on guérit les maux de tête qui proviennent de fluxions ou de catarres, en s'en frottant les tempes et le haut de la tête. On suppose que son application extérieure soulage dans les coliques, dans les points de côté, dans les maux d'estomac, dans les opilations, et dans les douleurs produites par les vents; et qu'en en prenant matin et soir gros comme deux amandes avec du sucre, ce haume arrête le crachement de sang et les diarrhées, et qu'il guérit les faiblesses d'estomac. On en doit la découverte au jésuite Sigismond
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Asperger, médecin de Hongrie, qui exerça cet état et celui de botaniste au Paraguay, dans les Missions, pendant quarante ans, et mourut après l'expulsion de ses confrères à l'âge de 112 ans. Après avoir fait sur les indiens tous les essais qu'il voulait, il laissa un recueil manuscrit de recettes, où il n'employa que des herbes du pays. Quelques guérisseurs (curanderos) du Paraguay en conservent des copies, et si on l'examinait, on y trouverait peut-être qúelques spécifiques nouveaux.
Comme j'ai constamment joui d'une bonne santé, je me suis peu occupé de remèdes. J'ai oui dire cependant qu'on trouvait dans ces contrées, la rhubarbe, la canchalagua, la calaguala, le cétérac (doradilla) los cabellos de angel, la consoude (suelda consuelda,) et plusieurs autres plantes médicinales. Il y en a une que l'on appelle pignon purgatif. Il est très-actif, et il occasione quelquefois de violens vomissemens au bout de moins d'un quart d'heure, quand on a mangé la moitié d'un pignon; et cette graine est moins grosse qu'une amande ordinaire. On prétend que le côté du germe fait vomir, que l'autre purge par en bas, et que si
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l'on mange la graine toute entière, on éprouve à-la-fois l'un et l'autre effets. Passant un jour sous un des arbres qui produisent ce fruit avec la gouvernante du Paraguay et sa fille, je leur expliquai l'effet qu'il produisait, et cela suffit pour qu'elles voulussent en faire l'essai. Elles en mangèrent un tout entier à elles deux, parce que ce fruit a très-bon gout. Mais il n'y avait pas encore vingt minutes d'écoulées, qu'elles en éprouvèrent l'effet toutes les deux et des deux manières, et si précipitamment qu'elles furent obligées de se soulager dans l'instant même. Du reste, cela ne produit aucunes suites fâcheuses, et il suffit de boire du vin pour arrêter tout l'effet de ce purgatif. On éprouva une fois des fièvres tierces à l'Assomption, et on se les guérit avec l'infusion d'un chardon si commun, qu'on le trouve même dans les rues. La fleur est jaune, elle ressemble à celle du coquelicot, et elle a quatre grandes feuilles. Le pere Michel Escriche, curé d'Ytapúa, qui s'occupe un peu de médecine-pratique, m'a assuré que les feuilles d'un arbre très-commun dans tous les bois, produisaient le même effet que le jalap, à moitié moins de dose.
Je ne veux pas oublier tout-à-fait les plan-
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tes parasites. Les lianes, autrement nommés Ysipos, sont extrêmement multipliés dans les bois; ils montent et descendent sur les plus grands arbres, et passent de l'un à l'autre; ils en embrassent quelquefois les troncs si étroitement en forme de spirale, qu'ils semblent ne former avec eux qu'un seul et même corps. Il y a aussi une grande abondance de plantes parasites appelées fleur de l'air, parce qu'elles naissent et vivent sur les troncs et les branches des autres arbres. Les unes sont recommandables par la forme extraordinaire, ou par la beauté de leurs fleurs, et les autres par leur odeur supérieure peut-être à celle de toutes les autres fleurs. A Buenos-Ayres, on en a sur les balcons. Parmi l'innombrable multitude de plantes grimpantes, il y en a plusieurs qui couvrent entièrement les grands arbres, et à l'époque marquée, les ornent d'une grande quantité de fleurs jaunes-orangées, et qui produisent le plus beau coup-d'œil. On devrait les transporter dans nos jardins, où je n'ai jamais rien vu de si ravissant.
La plante parasite appellée guenbé, pousse sur l'enfourchure la plus élevée des plus
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grands arbres, lorsque leur intérieur commence à se pourrir. Son tronc est de la grosseur du bras et long de trois à cinq pieds, et il y en a plusieurs sur chaque plante. Quelques - unes des ses feuilles inférieures se sèchent et tombent toutes les années. Leur pédicule est très-long; elles sont d'un verd très-luisant, longues de plus de deux pieds, larges d'un pied, et elles ont des rainures très-profondes, qui leur donnent l'apparence d'une main avec ses doigts. Cette plante produit un épi entièrement semblable à celui du maïs, ainsi que les grains, que l'on mange assez ordinairement, parce qu'ils ont le goût un peu doux. Du haut de l'arbre où ces plantes se sont fixées, elles jettent des racines droites, sans nœuds, de la grosseur du doigt, et qui s'enfoncent en terre quelquefois après s'être roulées autour du tronc, et d'autres fois en tombant perpendiculairement. On les coupe par le haut avec un couteau fixé en travers à un roseau, et leur écorce, qui est très - fine, et qui se détache très-aisément, sert à faire tous les cables ou cordages que l'on emploie pour la navigation du Paraguay, sans autre préparation que de la mouiller si elle est sèche. Ces cordes sont
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à bon marché, elles ne se pourrissent jamais dans l'eau ni dans la vase, et résistent bien aux efforts; mais comme elles ne sont pas aussi fortes que celles de chanvre, on leur donne plus de grosseur. En outre, elles souffrent beaucoup par le frottement, ou quand elles prennent quelques plis la sécheresse leur nuit. Nos frégates ont cependant employé ces cordes avec avantage dans les dernières années de cette guerre. Cette écorce qui est d'un violet foncé, sert aussi à former des dessins en compartimens sur les nattes et les paniers de roseaux.
Les plantes, nommées généralement Pitas, cardas et caraguatas (aloës), se trouvent en grande abondance dans le pays, et il y en a quelques-unes de parasites, qui croissent sur les arbres, et même à terre. Elles ont toutes dans leur intérieur une quantité plus ou moins grande d'eau, claire comme du cristal, très-fraîche, et qui sert souvent à étancher la soif des voyageurs. Je ne m'occuperai pas à les décrire toutes, et je ne parlerai que de deux. L'une, qui est la plus commune, se trouve en grande quantité au bord des bois, et même dans les terrains découverts; mais je crois qu'elle ne s'étend pas jusqu'à la rivière de
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la Plata. Ses feuilles ont la grosseur et la largeur de celle de l'ananás, qui est si connu; mais elles sont plus longues et plus épineuses aux bords. La filasse qu'on en tire, est aussi beaucoup plus fine que celle que la pita produit en Espagne; mais on n'en fait aucun usage. Quand te rejeton de la plante doit produire du fruit, ses feuilles sont de la plus belle couleur de nacre, quoique toutes les autres soient de la couleur de celles de l'ananás; de sorte que les voyageurs pourraient croire aisément que c'est une autre espèce de plante. Ce rejeton pousse en hauteur d'environ deux pieds, gros, et tout couvert de petites fleurs, dont chacune produit une datte d'un pouce de grosseur et de deux de longueur. Quand elles sont mûres, elles ont une belle couleur orangée, et on les mange.
L'autre pita s'appelle ybirá. Son fruit ressemble beaucoup au fameux ananás; mais il ne vaut rien. Les feuilles sont peu épineuses, et ont de trois à cinq pieds de long; leur plus grande largeur est de deux pouces, et l'épaisseur est peu considérable. Cette plante ne vient jamais dans les lieux découverts, mais toujours dans l'intérieur de tous les bois du Paraguay. On arrache ou l'on coupe les feuilles;
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on les fait pourrir comme le chanvre; on enlève facilement avec les doigts la peau qui recouvre les deux côtés, et il ne reste plus que la filasse que l'on appelle caraguatá. Dans cet état, sans aucune autre opération, on en tire du fil pour les souliers; ou bien, après l'avoir un peu crépée sur un peigne formé de six à huit clous, on l'emploie pour calfater les bâtimens ou navires, préférablement au chanvre, parce que ce genre d'étoupes ne se relâche et ne se pourrit jamais dans l'eau. En voyant le caraguatá, on dirait que c'est du chanvre, eu égard à sa finesse et à sa couleur; et il n'y a pas de doute qu'on ne pût en faire des toiles à voile, des agrès, des cables, et tout ce qu'on voudrait. Mon ami, don Josef de Bustamante y Guerra, fit fabriquer avec du caraguatá un bout de corde de la grosseur du pouce; et l'ayant comparé avec un autre de la même grosseur, fabriquè dans nos arsenaux avec du chanvre, celui de caraguatá se trouva plus fort. Je présume qu'il ne prendrait pas aussi bien le goudron; mais il n'en a pas besoin, puisqu'il est plus fort que le chanvre; et d'ailleurs il n'est pas sujet à se pourrir. Je pense aussi qu'il doit être un peu moins flexible pour les
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cordages destinés à la manœuvre; mais je crois en même tems qu'il n'y a rien de meilleur pour les cables.
On trouve au Paraguay un nombre considérable de gouyaves sauvages, de deux ou de trois qualités différentes. Ce sont des fruits très-connus; mais ils sont mangeables, et rien de plus. On compte aussi dans le pays plus de douze espèces de fruits sauvages. Il y en a entr'autres un appelé tarumù, de la grosseur d'une petite prune, alongé et violet. On le cueille sur un arbre très-commun, mais non sur les branches, comme à l'ordinaire. On le trouve sur le tronc, et même sur les racines, lorsqu'elles sont à découvert. Les gens du pays mangent de tous ces fruits, et même les vantent beaucoup: mais, à consulter mon goût, je trouve qu'ils ne valent ni les nèfles, ni les jujubes, ni les arbouses, ni les mûres de ronce de nos pays. On trouve aussi de ces ronces au Paraguay: elles sont peu communes, et ne donnent pas de fruit. Mais elles en donneraient, si on les taillait ou si on les fatiguait à coups de gaule, comme on fait aux rosiers du Paraguay pour leur faire produire des roses, où, sans cela, il n'y en aurait pas.
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Des Végétaux cultivés.
IL est prouvé, par des manuscrits authentiques, que le Paraguay fournissait autrefois du blé à Buenos-Ayres; mais aujourd'hui, c'est tout le contraire, parce qu'au Paraguay la terre ne produit tout au plus que quatre pour un. Comme on n'a pas eu le soin de changer les grains destinés à ensemencer, ils ont dégénéré, et il y en a une grande partie qui sont petits, d'une couleur obscure, et dont on ne peut faire aucun usage. Si l'on faisait venir de Buenos-Ayres du blé pour les semailles, la récolte serait plus abondante, et le grain de meilleure qualité; mais la quantité n'en serait jamais très-grande, paree que le elimat est déjà un peu chaud pour le froment.
A Montevidéo le blé produit, année moyenne, douze pour un, et seize à Buenos-Ayres; c'est-à-dire, le double qu'en Espagne. Voici mon opinion sur la cause de cet excès de produit Le grain du blé de
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Buenos-Ayres et de Montevidéo est presque de la moitié plus petit que celui d'Espagne; de sorte qu'en en semant un boisseau, on obtient presque le double d'individus. Ceux-ci, en supposant même qu'ils ne produisent que le même nombre d'épis, doivent avoir plus de grains dans chacun, d'après cette règle générale, que la fécondité des graines est en raison inverse de leur grandeur. Quand bien même on supposerait que la petitesse des grains du blé est un effet de la génération, parce qu'on n'en fait pas venir d'Europe pour la renouveler, ce qu'il y a de sûr c'est qu'on en fait le meilleur pain du monde. On observe dans le pays que le blé qu'on recueille, dix lieues à l'entour de Buenos-Ayres, et sur-tout celui de la côte de San Ysidro et de la Gorge de Moron, est de meilleure qualité et donne plus de farine.
Gomme sur la côte septentrionale de la rivière de la Plata, ou autrement dans les plaines de Montevidéo, la majeure partie des habitans est occupée du soin des troupeaux et de la preparation des cuirs et des salaisons, on n'y sème pas assez de blé pour la consommation, et on en tire de Buenos-Ayres, ou de la côte du sud, pays dont on
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estime la récolte moyenne à cent mille fanègues du pays, ce qui fait 2,19,300 fanègues de Castille. La consommation annuelle de Buenos - Ayres est de 70,000 fanègues du pays; le reste est exporté à la Havane, au Paraguay, au Brésil, et à l'île Maurice. Les bergers ne mangent pas de pain, et vivent exclusivement de viande. Ceux des Missions jésuitiques et du Paraguay sont dans le même cas; mais les laboureurs y font du pain de maïs et de manioc, ou cassave.
Il paraît inutile d'avertir que depuis le 24.e degré de latitude australe, en marchant vers le nord, pays déjà très-chaud, on ne doit pas s'attendre à récolter du froment. Cette plante trouverait un climat plus favorable au sud de la rivière de la Plata; mais je crois que depuis le 40.e degré jusqu'au détroit de Magellan, le terrain ne pourrait pas en produire, parce qu'il est trop salé.
Il est également prouvé qu'en 1602, il y avait dans les environs de l'Assomption, capitale du Paraguay, près de deux millions de pieds de vigne, et qu'on en tirait du vin pour Buenos-Ayres. Mais aujourd'hui, dans tout le pays que je décris, il n'y a plus que quelques treilles. La ville de Mendoza fournit an-
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nuellment à Buenos-Ayres et à Montevidéo 3,313 barils de vin, et celle de Saint-Jean 7,942 d'eau-de-vie de vin, d'après le résultat que j'ai pris des cinq dernières années de paix: le reste s'apporte d'Espagne. Ces deux villes sont situées sur la croupe des Andes, vers la frontière du Chili.
Les habitans se fatiguèrent sans doute de la culture des vignes, parce que les raisins y sont très-exposés aux ravages des fourmis, des papillons, des guêpes et d'autres insectes, et à ceux des quadrupèdes excessivement multipliés dans le pays; et parce qu'aussitôt que les troupeaux se furent multipliés, il leur fut facile de se procurer des liqueurs par l'échange de leurs cuirs ou de leurs suifs. Cette dernière manière même est plus conforme à leur fainéantise naturelle, si enracinée chez eux, et qui fait que l'on n'y trouve ni agriculteurs ni moissonneurs. Le gouvernement est obligé de faire couper les blés de force. Ajoutez à cela que les espagnols ont commencé à imiter les nègres et les indiens, qui aiment peu le vin, et préferent l'eau-de-vie.
On cultivait le tabac depuis le 29.e degré de latitude en tirant vers le nord. Cette cul-
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ture produisait au trésor public, par le moyen de différens droits, soixante mille piastres fortes par an, sans exiger d'augmentation parmi les employés des finances. Le tabac circulait librement par-tout. Mais en 1779, on établit une régie, qui ne rend que peu ou presque rien au trésor public. On y emploie une multitude de gens qui pourraient faire autre chose; le gouvernement est fatigué de réclamations, de comptes et de monceaux de papier; les commerçans et les voyageurs sont assujétis à mille formalités; enfin, il vaudrait bien mieux que l'on n'eût jamais pensé à un pareil établissement. Le tabac du pays paraît avoir bon goût et peu de force. Le projet était de tirer de cette colonie les vingt mille quintaux que consomment les bureaux d'Espagne; mais on ne calcula pas le nombre de bras sur lesquels on pourrait compter; on ne fit pas attention que les cultivateurs, n'étant point esclaves, se feraient payer plus cher; on oublia, qu'assujétir au monopole la vente d'une plante, c'était à-peu-près la même chose que la détruire entièrement. En effet, lorsque le commerce du tabac était libre, on en exportait plus de quinze mille quintaux
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par an, et aujourd'hui on ne peut pas s'en procurer cinq mille, qu'il faudrait pour les petits bureaux.
Dans les provinces du Paraguay et des Missions jésuitiques, on cultive la canne à sucre et le coton, quoique ces deux récoltes souffrent beaucoup des premiers froids. Jamais elles ne sont considérables, parce que la culture se réduit à peu de chose, et qu'on n'y a point de machines pour fabriquer le sucre en grand comme ailleurs. Malgré l'imperfection de sa fabrication, le sucre y est de très-bonne qualité, et on en exporte, quoique en petite quantité, pour Buenos-Ayres. Le terrain de cette dernière ville n'en produit point, et l'on tire de la Havane et du Brésil ce que le Paraguay ne peut pas fournir. Mais les habitans de ce dernier pays trouvent plus de profit à tirer de leurs cannes à sucre de la melasse et de l'eau-de-vie, dont le débit est considérable. On exporte aussi un peu de coton, parce que les femmes de Buenos-Ayres et de Montevidéo ne se piquent pas d'être grandes fileuses. Mais presque tout ce coton reste dans l'endroit même où on le récolte; et on en fait de la toile si grossière, qu'à peine peut-on l'employer pour des chemises
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d'esclaves ou de pauvres. Il est vrai que la filature et les métiers sont très - imparfaits, puisqu'on connaît à peine le rouet et la quenouille, ainsi que la rainure pratiquée au bout du fuseau. Le métier, le peigne et autres instrumens du tisserand n'y sont guères plus connus. Il faut également beaucoup de peine et de tems pour débarrasser le coton de ses graines, et pour l'arçonner. La première opération se fait entre deux cylindres, et la seconde avec un arc.
La mandioca (manioe) 1, vient aussi très-bien au Paraguay et aux Missions jésuitiques, Il y en a deux espèces. La mandiocué pousse un grand nombre de racines très-longues; le jus ou eau qu'on en exprime fait mourir les cochons qui en boivent; la même chose leur arrive s'ils mangent la racine dont on vient de tirer le jus. On dit qu'il en arriverait autant à un homme. Mais on ne la cultive, et même en petite quantité, que pour se procurer l'excellent amidon que ce jus produit par précipitation ou dépôt. Les portugais ne mangent pas d'autre pain que cette
1 Cette plante est le jatropha manihot de Linné, apppelé en français le medecinier à cassque. (C. A. W.)
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racine même, dont ils expriment le jus après l'avoir rapée, et qu'ils font rôtir: ils l'appellent farina. L'espèce de mandioca (manioc) que l'on cultive le plus, a des racines blanches ou d'un blanc jaunâtre: on l'apprête de différentes façons, sans avoir besoin de la raper ni d'en exprimer le jus. Cette espèce de racine est connue de tout le monde, et fait le bonheur de tous les pays où on la trouve. Il serait done très-à-propos de tâcher de la naturaliser dans les provinces méridionales d'Espagne et dans l'île de Mayorque. Cette plante suffit pour assurer la nourriture du pauvre. Mais comme il lui faut un climat assez doux, on ne la trouve pas au-delà du 29.e degré du côté du sud, non plus que le tabac, la canne à sucre et le coton.
Le maïs réussit très - bien dans toutes ces contrées; mais, au Paraguay, j'en ai vu de quatre espèces, indépendamment même de la variété des couleurs, rouges ou violettes. Celle qu'on appelle abatý-ty (maïs blanc), ne diffère point des deux autres que je décrirai, pour sa plante, pour son épi, ni pour ses grains; mais ces grains sont blancs, et si tendres qu'il suffit de les rôtir un peu pour les manger en guise de pain, parce qu'ils se
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brisent sous la dent, et se mâchent avec la plus grande facilité. L'abatý-tupý ne diffère du précédent qu'en ce que ses grains sont beaucoup plus luisans, jaunâtres, et si durs qu'on ne peut pas les manger de la même manière que ceux du premier. Ordinairement on les pile dans un mortier de bois, avec un pilon de la même matière, en les frappant obliquement, de manière à enlever la peau extérieure, et sans briser les grains, qui restent entiers, au moins pour la plupart. C'est dans cet état qu'on les met au pot, comme des pois ou des haricots. On en fait aussi le ragoût à la lessive, que les habitans du pays aiment tant, et qu'ils appellent mazdmorra. Enfin les gens du pays font une foule de mets et d'espèces de pain différentes, en employant pour chaque objet l'espèce de maïs convenable, parce que chacune a ses avantages respectifs; et je crois même que l'une croît plus vîte que l'autre.
Comme je n'ai pas eu occasion de voir souvent l'espèce de maïs appelée abatý guaicurú, je présume qu'on ne la croit guère supérieure aux autres en qualité. Elle est cependant singulière. En effet, quoique l'épi soit absolument semblable à celui des précédentes, et
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qu'il ait la même enveloppe, chaque grain est enveloppé à part par de petites feuilles qui ressemblent entièrement aux grandes qui enveloppent l'épi entier. Je ne me rappelle pas le nom qu'on donne à la quatrième espèce, dont la tige, beaucoup plus mince, se termine, non par un épi, mais comme le millet, par une espèce de discipline à plusieurs cordes, dont chacune est couverte de grains absolument semblables à ceux du maïs, mais plus petits. J'ignore aussi les usages particuliers auxquels on peut l'appliquer. Je sais seulement qu'en faisant bouillir dans de la graisse ou de l'huile cette espèce de discipline qui contient les grains, ceux - ci crèvent tous sans se séparer, et qu'il en résulte un superbe bouquet, capable d'orner la nuit la tête d'une dame, sans que l'on puisse reconnaître ce que c'est. J'ai souvent mangé de ces grains crevés, que je trouvais très-bons1
1 Les botanistes ne distinguent qu'une seule espèce dans le genre maïs, zea mays de Linné, et reprochent à Tournefort de l'avoir, ainsi que le blé, subdivisé en un grand nombre d'espèces. Mais il y a dans le maïs comme dans le blé, un grand nombre de variétés que l'on désigne par la couleur, sous les noms de rouge, violet, bleu, noir, bigarré, ou chine-jaune roux, blanc,
Cependant presqne toutes ces variétés sont accidentelles, et se réduisent en Europe à deux principales qui mériteraient peut-être le rang d'espèces: l'une est Le maïs précoce cultivé en Italie dans les environs de Turin et de Milan, l'autre est le maïs tardif qui compose les grandes cultures de ce graminée dans le midi de la France. Toutes les recherches que l'on a faites concourent à prouver que cette plante est originalre du Nouveau Monde, et qu'elle n'était connue dans aucune des parties de l'ancien avant le 15.e siècle. (C. A.W.)
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On trouve par-tout dans ce pays plusieurs espèces de bonnes patates douces (batatas)1; il y en a de chairs blanches, de jaunes et de violettes. Celle qu'on appelle Abáyibacué, est de la grosseur du mollet, et longue comme la jambe. Sa peau est rougeâtre, la chair blanchâtre. et le goûut en est excellent. Il serait possible, et même avantageux de transporter toutes. ces espèces en Europe 2 J'en dis autant de huit ou neuf espèces différentes de calebasses d'un goût plus agréable que celles d'Espagne, sur-tout lorsqu'on les fait griller sur la braise, quand elles sont sèches. On
1. Convolvulus batatas de Linné, ou liseron batate.(C. A. W.)
2 Je crois qu'on cultive cette plante en Espagne; les essais que l'on a faits pour la naturaliser dans le midi de la Franee, n'ont pas jusqu'ici été très-heureux.(C. A. W.)
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pourrait également tirer de ce pays une multitude d'espèces de haricots, et principalement ceux qu'on nomme pallares, qui sont les meilleurs, qui produisent beaucoup, et qui ont des couleurs très-variées. Il y a aussi un arbuste qui résiste à l'hiver, et qui produit des haricots très-petits, mais excellens. Partout on sème d'autres végétaux très-utiles, tels que des féves, des lentilles, des petits pois, des alberjas, et du many ou manduby (arachide), que l'on commence à cultiver en Espagne pour en extraire l'huile. C'est ce que l'on ne fait pas dans cette partie de l'Amérique. On se contente de le griller, et de l'employer aux mêmes usages que l'amande ou la noisette en Europe 1.
A propos d'huile, je vais parler du tartago, que je crois connu ailleurs sous le nom de palma christi2. Personne ne cultive cette plante; mais on la trouve toujours à côté des maisons, des fermes ou des jardins, et je ne me souviens pas d'en avoir vu dans
1 La culture de cette plante, qui est l'arachis hypogea de Linné, a été essayée dans le midi de la France, et en Italie dans les environs de Rome. (C. A. W.)
2 C'est le jatropha curcas de Linné, ou medicinier ricin ou cathartique. (C. A. W.)
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les déserts; ce qui me fait soupçonner qu'elle est du nombre de celles qui croissent partout où il y a des hommes. On en trouve dans tous les endroits peuplés. Il y en a au Paraguay de deux espèces, qui ne diffèrent que parce que l'une des deux est plus grande, et que ses graines le sont à proportion. Il y avait un homme qui en ramassait, et qui, après les avoir pilées dans un mortier, et fait bouillir dans de l'eau, fabriquait d'excellent savon avec de l'huile qui surnageait.
Quoique dans ce pays les amandiers et les pruniers croissent rapidement et donnent beaucoup de fleurs, jamais ils ne produisent un seul fruit. C'est aussi à peu près le cas des pêchers au Paraguay. Mais dans la province de la rivière de la Plata, cet arbre produit beaucoup de fruits, que l'on vante trop. Depuis quelque tems, on a porté à Buenos-Ayres quatre ou cinq espèces de pêchers inconnus en Europe, et qui nous viennent du Chili et d'autres endroits d'Amérique: il serait bon de les transporter en Europe, parce qu'il y en a de bonnes. Il n'y a également que peu d'années que l'on y connaît l'abricotier nommé damas, et qui est assez bon.
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Il pérvint par hasard dans le pays une petite caisse de graines de choux et de laitues que l'on envoyait d'Italie. La personne qui la reçut y trouva deux noyaux de damas, et ne les connaissant pas, elle les sema pour voir ce qu'elles produiraient. Telle est l'origine de l'introduction de ces damas dans la province de la rivière de la Plata.
Les poires n'y valent pas grand'chose, et les cerises rien du tout. Il n'y en a point au Paraguay. Les oranges et autres fruits analologues sont abondans et très-bons, depuis le trentième degré en avançant vers le nord, quoiqu'on ne greffe pas les arbres qui les portent. Mais en avançant vers le sud, la qualité diminue, et les orangers sont moins nombreux et plus petits. La pacoba ou le bananier de différentes espèces se multiplie avec facilité au Paraguay, et jusqu'au vingtseptième degré: mais il donne peu de fruit, parce qu'il est sensible au froid, et qu'il se gèle facilement. Il en arrive autant à la pifia ou ananás, qui cependant s'étend davantage du côté du sud. Les pommes sont bonnes à Montevidéo, médiocres à Buenos-Ayres, et les pommiers ne produisent pas de fruit au Paraguay. Il y a par-tout des figues, des
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coings et des grenades; mais la qualité eu est médiocre et même inférieure au Paraguay. Cette dernière contrée ne fournit pas non plus d'oliviers: mais à Buenos-Ayres, ils réussissent aussi - bien ou mieux qu'en Espagne, et ils donnent du fruit toutes les années.
Dans la province de la rivière de la Plata, le melon est tout au plus mangeable, et il ne vaut rien dans la partie septentrionale. Le melon d'eau est meilleur dans certains endroits que dans d'autres; et cela ne depend point de la latitude, mais de la localité Ce fruit a toujours, dans le pays que je décris, le double plus de graines qu'en Espagne; et près de l'Assomption et ailleurs, il a moins de chair que de graines. Il n'y a de fraises que dans la province de la rivière de la Plata; et encore sont-ce de ces grosses fraises insipides que l'on appelle frutillas. Le chanvre et le lin réussissent bien dans cette dernière contrée; mais on ne les y séme que pour la graine, parce qu'il en coüterait trop pour exploiter la filasse. Les légumes en général y viennent plus ou moins bien, suivant la latitude. Mais du côté des Missions jésuitiques et du Paraguay, on en sème peu.
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On y cultive le riz dans des terrains secs, et l'on en récolte assez pour la consommation du pays.
On pourrait sans doute cultiver l'añil (indigo) du côté du nord, puisque cette plante y croît d'elle - même, et y est commune. On pourrait également y récolter de la soie, si on y introduisait le ver qui la produit, puisque le mûrier y vient naturellement. J'en dis autant du cacao et du café; mais la fainéantise et la paresse générales, la cherté des journées, le goût pour la destruction et le gaspillage qui caractérise les habitans du pays, leur peu de besoins, leur défaut d'ambition, l'esprit chevaleresque qui dédaigne et méprise même toute espèce de travail, le manque d'instruction, la nullité des gouverneurs, et l'incroyable imperfection des instrumens, contribuent à rendre presque impossible toute espèce d'amélioration. Au Paraguay et aux Missions, on n'a d'autres pioches que de gros os de cheval ou de vache, que l'on ajuste au bout d'un manche. La charrue se réduit à un bâton pointu, que chacun arrange à sa manière. Il en est de même du joug et des autres ustensiles de labourage. Il est vrai qu'il en arrive autant
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dans presque tous les métiers: l'orfévre fabrique ses creusets; le musicien ses cordes et sa guitare; et, dans chaque maison particulière, on fait la chandelle, le savon, les confitures, les remèdes, les teintures, enfin tout ce dont on a besoin.
Quant aux fleurs cultivées, on en a quell-ques-unes d'Europe, et entr'autres, à Buenos-Ayres, on possède les plus grands œillets du monde. Mais je me contenterai de dire ici un mot de quelques fleurs américaines. L'ariruma est une espèce de jacinthe jaune, d'une odeur si agréable qu'il y en a peu de supérieures. La diamela est, sous ce rapport, peut-être la reine des fleurs. C'est un buisson qui en donne beaucoup et pendant long-tems; chacune est composée de plusieurs petites, groupées ensemble et blanches. La plante est délicate, et ne produit point de graine; mais on la multiplie par marcotte. La peregrina est également inconnue en Europe, où elle jouerait un brillant rôle par la beauté de ses nombreuses fleurs, bien jaspées de rouge et de blanc. Elle n'a point d'odeur, et se multiplie facilement de graines.
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Des Insectes.
JE commencerai par observer que les insectes étant des animaux très-petits, dont les espèces sont innombrables, et dont les procédés se dérobent ordinairement à la vue, il n'est pas possible d'en donner une description exacte et complète. Cela serait encore plus difficile pour moi, qui n'ai rien lu de ce que les autres ont écrit sur cette matière, et qui étais occupé dans mes voyages de commissions importantes de la cour et des vicerois. Je ne ferai done que ce que je pourrai, c'est-à-dire que je donnerai des observations sur quelques espèces; je me contenterai d'en nommer d'autres, et j'en oublierai en quelque façon le plus grand nombre.
Les naturels du pays distinguent les abeilles des guêpes, et en font deux families différentes. Ils disent que les dernières piquent et ne font point de cire, et que les autres font
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de la cire et ne piquent point1. Quant à moi, j'ai vu une espèce qui pique, et qui cependant fabrique de la cire: c'est ce qui arrive aussi à l'abeille d'Espagne; et, en adoptant les principes des habitans du Paraguay, ces deux espèces seraient intermédiaires entre les deux families. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas assez de connaissances pour établir une bonne, division entre elles, et je me bornerai à dire ce que je sais. Je regarderai done comme abeilles celles qui, ne sachant ou ne pouvant pas construire les parois extérieures de leurs demeures, profitent de celles qu'elles trouvent toutes préparées dans le creux des arbres, où elles fabriquent leurs rayons; et j'appellerai guêpes, celles qui construisent elles-mêmes leurs habitations à l'extérieur et
1 Les abeilles aussi bien que les guêpes ont un aiguillon; ces dernières ne font point de cire: la configuration des organes de la bouche, des antennes des ailes et des pattes diffère dans ces deux families d'insectes, et c'est de ces parties que les entomologistes ont tiré les meilleurs caractères pour les distinguer. On les trouvera exposés en détail dans l'Histoire naturelle des insectes, par Latreille, qui fait suite au Buffon de Sonnini, dans le systema Piezatorum de Fabricius, et dans la Faune Parisienne que j'ai publiée. (C. A. W.)
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à l'intérieur, et à la vue de tout le moade 1,
On dit que l'abeille, et je crois même la guêpe d'Europe, n'ont qu'une seule femelle par ruche, avec une multitude de màles pour la féconder; que cette femelle unique est la reine, la maîtresse, la directrice et la mère de toutes les autres; que le reste des individus est neutre ou sans sexe, et que les ruches se multiplient par les essaims qui en sortent 2. A dire vrai, je ne saurais parler de toutes ces choses, ni assurer si elles ont lieu ou non à l''égard de mes abeilles; mais je ne doute nullement que le contraire n'arrive à mes guêpes, dont les individus sont tons mâles ou
1 Cette distinction manque de précision, car il y a des guêpes, telle que la guêpe commune, ou vespa vulgaris, qui, comme les abeilles, ne construisent pas l'enveloppe extérieure de leur demeure, mais se creusent en terre une habitation; et il y a au contraire des abeilles qui construisent l'enveloppe extérieure de leur demeure: telle est l'abeille amalthée décrite en premier par Olivier. (C. A. W.)
2 Il y a parmi les abeilles une femelle, plusieurs mâles, et un très-grand nembre de neutres. J'ai donné, à la page 152 de la. Faune Parisienne, l'abrégé de l'histoire naturelle de l'abeille d'Europe, d'après les observations les plus récentes. Jy renvoie le lecteur.(C. A. W.)
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femelles comme à l'ordinaire, et comme dans les autres insectes et les autres animaux. Je parle des guêpes qui travaillent et qui vivent en communauté, parce qu'il y en a beaucoup d'autres espèces dont les individus sont solitaires, et se fécondent peut-être eux-mêmes, comme nous le verrons 1.
On connaît au Paraguay jusqu'à sept espèces d'abeilles: la plus grande l'est du double de celle d'Espagne, et la taille de la plus pe-
1 Il y a parmi les guêpes proprement dites, et surtout celles qui vivent en société, trois sexes, des mâles, des femelles et des neutres, comme dans les abeilles. Il n'existe aucun insecte ni aucun animal connu qui puisse se reproduire lui-même, et sans l'accouplement ou du moins la participation du mâle et d'une femelle. Les femelles des poissons produisent des œufs sans accouplement; mais pour être fécondés, il faut que le mâle verse dessus sa liqueur séminale. Tous les insectes se reproduisent par accouplement. Bonnet a cependant observé qu'une femelle de puceron, après être accouplée avec le mâle, produisait des petits qui avaient la faculté d'engendrer sans accouplement, et ainsi de suite jusqu'à la neuvième génération. Une femelle d'araignée, après s'être accouplée avec le mâle, fait plusieurs pontes productives à plusieurs mois d'intervalle, saus avoir besoin de s'accoupler de nouveau. Je me suis assuré de ce fait curieux par des expériences très-exactes. (C. A. W.)
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tite n'égale pas le quart de celle de la mouche commune. Aucune d'ellesne pique1, et toutes font de la cire et du miel. D'après ce que j'ai vu, ce miel a la consistance d'un sirop épais de sucre blanc. Il m'arrivait assez souvent d'en faire fondre un peu dans de l'eau, le soir, pour me servir de boisson, parce que, outre son bon goût, ce miel a la propriété de rafraîchir l'eau, du moins en apparence. Mais celui que produit la grande espèce n'est pas aussi bon, parce qu'il prend assez souvent le goût des pétales de fleurs que l'abeille enlève en le recueillant, et que même elle y mêle quelquefois. Le miel d'une autre espèce, appelée cabatatú, donne un violent mal de tête, et cause une ivresse au moins aussi forte que celle que produit l'eau-de-vie. Celui d'une autre occasione des con-
1 Probablement qu'aucune n'est féroce et ne cherche à piquer, ou pique faiblement; car toutes les abeilles, sans exception, sont pourvues d'aiguillon. Mais il faut bien que les abeilles du nouveau continent aient ce caractère particulier d'avoir un aiguillon peu offensif, ou dont elles font peu d'usage; car Pison parle aussi d'une abeille assez grande nommée eiricu, qui fait de bon miel, et ne pique pas. Barrère (dans sa France équinoxiale) dit aussi la même chose de son apis sylvestris. (C. A. W.)
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vulsions et les plus violentes douleurs; qui se terminent au bout de trente heures, sans produire aucunes suites fâcheuses. Les gens de la campagne connaissent bien ces deux espèces nuisibles, et ils n'en mangent pas le miel, quoique le goût en soit aussi bon que celui de toutes les autres, et que la couleur soit la même. Il y a une espèce d'abeille, plus carrée et plus petite que celle d'Europe, qui ne dépose pas son miel dans des rayons, mais dans de petits vases de cire sphériques, de six lignes à-peu-près de diamètre. J'ai vu transporter du Tucuman à Buenos-Ayres une ruche de cette espèce, c'est-à-dire à la distance de plus de deux cents lieues. Peut-être pourrait-on transporter cette espèce en Europe, ainsi que toutes celles que l'on trouve en Amérique, en les embarquant lorsque leur provision de miel est abondante. Cette substance est un des articles les plus considérables de la nourriture des indiens qui vivent dans les bois; et de plus, en la délayant dans de l'eau et l'y laissant fermenter, ils se procurent une boisson enivrante.
Quant à la cire, celle que j'ai vue est jaunâtre, beaucoup plus foncée que celle d'Europe, et plus molle. On ne l'emploie que,
I. a. 11
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pour les églises de campagne et pour celles des Missions d'indiens. On ne sail pas la blancbir. Mais celle de la grande espèce, dont les habitans de Santiago del Estero recueillent par an quatorze mille livres sur les arbres du Chaco, est plus blanche, et si ferme qu'on y peut mêler jusqu'à la moitié de suif. Si l'on élevait cet insecte dans des ruches, on pourrait exporter beaucoup de cire en Europe 1.
1 Des observations récentes de Huber père, sur la formation de la cire par les abeilles, insérées dans le 6.e vol. des Actes de la Société Linnéenne, il résulte:
1.° Que la cire vient du miel;
2.° Que le miel est encore pour les abeilles un aliment de première nécessité;
3.° Que les fleurs n'ont pas toujours du miel comme on l'avait imaginé; que cette sécrétion est soumise aux variations de l'atmospbère, et que les jours où elle est abondante sont très-rares dans nos climats;
4.° Que c'est la partie sucrée du miel qui met les abeilles en état de produire de la cire;
5.° Que la cassonade produit plus de cire que le miel et que le sucre raffiné;
6.° Que la poussière des étamines ne contient pas les principes de la cire;
7.° Que ces poussières ne sont pas la nourriture des abeilles adultes, et que ce n'est pas pour elles qu'elles font cette récolte;
8.° Que le pollen ou la poussière des étamines leur fournit le seul aliment qui convienne à leurs petits: mais il faut que cette matière subisse une élaboration particulière dans l'estomac des abeilles, pour être convertie en un aliment toujours approprié à leur sexe, à leur âge et à leurs besoins, puisque les meilleurs microscopes ne font point voir les grains du pollen, ou leurs enveloppes, dans la bouillie que les ouvriers leur préparent.
Les observations de Huber fils, sur les bourdons, genre bombus de Latreille, ont confirmé ces résultats, et ont montré de plus:
1.° Que la cire sort du corps des bourdons en très-petite quantité à-la-fois, et par les vides que laissent les anneaux écailleux dont le corps de ces insectes est garni eu-dessus et en-dessous;
2.° Que leur cire sort de leur corps un instant après qu'ils ont mangé du miel;
3.° Que les femelles font une plus grande quantité de cire que les autres individus;
4.° Que les mâles paraissent en faire, ainsi que les ouvrières et les femelles, mais qu'ils ne sont pas instruits à l'employer à différens usages. (C. A. W.)
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Voilà à quoi se réduit tout ce que je sais sur ces abeilles. Comme elles vivent dans les grands bois, et le plus souvent à une élévation considérable, il n'est pas facile d'observer leurs opérations. J'ai cependant remarqué que quelques-unes des petites espèces m'incommodaient dans les bois, en venant
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me sucer la sueur sur les mains et sur le visage 1. A propos de cire, je dois dire qu'il y en a une qualité beaucoup meilleure, plus blanche et plus ferme, fabriquée par de petits insectes en forme de boules qui ressemblent à des perles, et qu'ils collent l'une contre l'autre, en assez grand nombre, sur les petites branches du guabirámý, exclusivement à toute autre plante. Ces branches appartiennent à un arbuste en buisson de deux ou trois pieds de haut, et qui produit le meilleur fruit du pays. Ce fruit est aromatique, plus petit qu'une petite cerise, et ressemblant pour la figure et pour la couleur, à la goyave ou à la grenade.
1 Latreille est le premier qui ait établi des caractères distinctifs entre les différentes espèces d'abeilles, tant de l'ancien que du nouveau continent. On doit consulter, à cet égard, les deux savans mémoires qu'il a publiés dans les Annates du Muséum, tom, IV, pag. 383, et tom, v, pag. 161. D'après ses observations, on peut dire qu'en général les abeilles du nouveau continent ont l'abdomen beaucoup plus court que les nôtres; son plus grand diamètre transversal ne surpasse et n'égale même pas sa longueur; sa figure est plus arrondie; aussi les ailes supérieures paraissent-elles plus grandes; les pattes postérieures diffèrent et se rapprochent de celles de nos bourdons. (C. A. W.)
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J'indiquerai onze espèces de guêpes, et je ne crois pas les connaître toutes. Je n'ai en occasion de voir qu'un seul guêpier, collé et suspendu à un tronc de la grosseur du bras: il était presque sphérique, de deux pieds de diamètre; il fallut le couper à coups de hache, parce que, dans quelques endroits, il était recouvert de quatre pouces d'argile bien pétrie. L'intérieur était composé de rayons de cire, qui renfermaient de bon miel. La guêpe était noirâtrie, plus carrée que celle d'Europe, et presque de la même taille: elle pique moins; et je ne sais si elle se multiplie par essaims, quoique je le présume 1.
1 Cet insecte n'est point une guêpe, mais bien certainement une abeille. La description que l'auteur en donne, et les détails qu'il ajoute sur sa manière de nidifier, me font croire que c'est la même que l'abeille amalthée décrite par Olivier, dans l' Encyclopedie méthodique, et par Latreille, dans les Annales du Muséum, tom, v, pag. 175. M. Coquebert l'a figurée dans ses Illust. Iconogr. Insect. Dec. 3. tab. 22, fig; 4. Quoique la division précédemment établie par M. d'Azara l'ait conduit à de faux résultats, il n'en est pas moins vrai que, jusqu'à un certain point, elle est fondée en raison, et que les abeilles dont il est ici question forment en quelque sorte la nuance ou le passage des abeilles aux guêpes, et qu'on reconnaîit là cette gradation insensible et ces rapports multipliés que la nature a établis entre tous les êtres. En effet, les abeilles dont l'espèce nominée amalthée est le type, non-seulement composent, comme les guêpes cartonnières, l'extérieur de leurs habitations, mais elles ont aussi comme elles, et pour le même usage, des mandibules dentelées. Peut-être que si l'on examinait avec plus d'attention les autres parties essentielles de la bouche, on y trouverait des caractères suffisans pour en former un genre particulier, et aussi distinct que ceux que Latreille, Kirby et Jurine ont établis entre les abeilles de l'ancien continent. Du moins il est certain que même, d'après les observations connues, on doit former de l'abeille amalthée et de celles qui lui ressemblent, une section distincte de celle de l'abeille rucbaire, ou apis favosa du nouveau continent, qui n'a pas les mandibules dentées, et qui probablement ne construit pas l'enveloppe extérieure de sa demeure. (C. A. W.)
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Toutes les guêpes suivantes piquent horriblement. La plus commune, qui est de couleur orangée, et plus grande que celle d'Espagne, fabrique des rayons absolument semblables à celle -ci, quoique plus grands. Elle en trouve la matière dans le bois à demi-pourri et sec, dont elle ronge la surface, le matin, lorsque la rosée l'a un peu attendri, et dont elle forme de petites boules à force de tems. Il n'y a que deux guêpes qui commencent leur guêpier par une espèce de pédicule qu'elles attachment
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à quelque bout de poutre qui avance hors du toit, ou bien à quelque rocher, et toujours de manière qu'il soit à couvert de la pluie 1. Aussitôt que l'ouvrage est commencé l'une d'entr'elles ne l'abandonne pas; et à peine y a -t - il cinq ou six alvéoles de construits, que la femelle y dépose des œufs ou de petits vers, qu'elle nourrit je ne sais de quelle Substance, puisque cette espèce ne fabrique point dé miel. Ils mangent des fruits succulens, mais je ne leur ai vu manger ni araignées ni vers. Quand les nouveaux insectes sont en état de voler et de se reproduire, on voit augmenter le guêpier par l'addition de nouveaux alvéoles, qui se remplissent de petites
l La guêpe d'Europe nommée vespa gallica, ou guêpe gauloise, a précisément la même industrie. J'ai trouvé un guêpier de cette espèce suspendu par un peédicule court au mur d'un potager: j'ai vu se métamorphoser sous mes yeux un assez grand nombre d'individus dont les larves étaient contenus dans les alvéoles, et je me suis convaincu que cette espèce, toute commune qu'elle est, a été très-mal décrite, et qu'elle offre plusieurs variétés dont les entomologistes ont fait des espèces distinctes. J'ai donné, à la page 91 du tome 11 de la Faune Parisienne*, la description de toutes ces variétés. (C. A. W.)
* Deux vol. in-8. ° planches, Paris, ches Dentu.
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guêpes, de même que les anciens. Cela continue jusqu'à ce que le guêpier ait acquis à-peu-près la grandeur d'un plat. Alors il s'en détache des couples qui vont s'établir à quelque distance dans les environs; et quand ils se trouvent occupés, les guêpes vont plus loin. Il y a toujours, dans chaque ruche ou guêpier, au moins la moitié des guêpes qui font la garde.
Je me rappelle qu'en Espagne les guêpes ne sont jamais qu'au nombre de deux lorsqu'elles commencent leurs établissemens, et qu'elles travaillent toujours par couple 1. Si cela est ainsi, il semble qu'on doit en conclure que ces guêpes, et en général celles qui vivent en société, sont toutes également fécondes; qu'il n'y a point de chef dans la ruche; que chaque couple prend soin du produit de son union, qui monte tout au plus à quatre ou six individus; et que, quand le guêpier s'agrandit de manière que chaque couple ne saurait soigner sa couvée sans s'in-
1 En Europe, chaque guêpier est commencé par une mère qui pond d'abord quelques œufs, d'où naissent des neutres ou des guêpes ouvrières qui l'aident à agrandir son ouvrage et à nourrir les petits qui éclosent ensuite. (C. A. W.)
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commoder réciproquement, ils quittent une habitation qui les gêne pour en choisir une autre. Tout cela paraît être bien indiqué par leur manière d'agir. Ainsi la république des guêpes n'a rien de remarquable, puisqu'on n'y voit ni individus neutres ou stériles, ni chefs, ni gouvernement commun. Chaque couple ne s'occupe que de sa famille exclusivement: si l'on trouve plusieurs familles réunies, cette réunion ne dure qu'autant qu'elles ne s'incommodent pas réciproquement; et, si elles se réunissent pour défendre la ruche, c'est qu'elles n'ont qu'un seul et même intérêt. Cette république ou société de guêpes est peut-être la chose du monde qui ressemble le plus à toutes les nations d'indiens sauvages de ce pays, comme nous le verrons. Cette guêpe est peut - être plus heureuse que tout autre animal dans ses amours; car lorsque le mâe et la femelle sont unis, leur ardeur est telle qu'ils tombent par terre sans se séparer, quoiqu'ils s'accouplent au haut du guêpier, qui a quelquefois douze pieds ou plus.
Une autre espèce plus petite paraît chercher à s'abriter avec plus de soin que la précédente. Elle ne se contente pas de construire
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son rayon de la même manière, et de l'enfoncer davantage sous les avances des toits, ou à l'abri de quelque berceau, elle pénètre même jusqu'au plafond des chambres, si le toit lui offre quelque passage pour s'y insinuer. Elle l'attache par un pédicule à une poutre ou à un chevron; et, quoique je n'aie pas vu cette guêpe commencer son nid, on m'a dit, je crois qu'il n'y a d'abord, comme dans les autres, que deux individus seuls. Ce nid a la forme d'une espèce de bonnet ou calotte, quelquefois de deux palmes de diamètre dans sa partie inférieure, et d'un palme et demi de haut. L'insecte ajoute les rayons successivement et horizontalement; ils sont formés d'alvéoles, et ne contiennent point de miel. Cette addition se fait par-dessous. Les rayons sont parfaitement collés a la croûte extérieure qui les recouvre tous, et elle s'accroît avec la plus grande promptitude, à mesure que la famille se multiplie. Cette famille est très - nombreuse, puisqu'un des grands guêpiers de cette espèce contient plus d'alvéoles, que 400 de l'espèce précédente. Je présume aussi que chaque couple ne soigne que ses petits, et qu'elle agit en tout comme la précédente.
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J'en ai trouvé une autre espèce à l'abri de quelques sinuosités de rochers, mais jamais dans les maisons: elle fait son guêpier beaucoup plus étroit que la précédente, mais des mêmes matériaux avec les rayons horizontaux et sans miel. Pour le reste, je la crois égale à celle que j'ai décrite antérieurement.
Je n'ai pas fait attention à la manière dont se multiplie une autre espèce, qui est noirâtre et de taille moyenne: elle aime beaucoup les raisins. Un de mes amis préserva les siens, une année, en les enfermant dans des sacs de papier sur la treille même. Mais, l'année suivante, quoiqu'il eût pris la même précaution, cette guêpe découvrit le moyen de percer le papier, et ne lui laissa pas un seul grain de raisin.
Deux autres espèces, appelées le chiguana et camuatý, font des rayons assez semblables pour la forme et pour la figure à ceux de la troisième, et de la même matière. La première les suspend aux plus petites branches de quelque petit arbre placé sur le bord des bois, et la seconde à quelque grosse touffe de paille en rase campagne. La superficie du nid de la première a un assez grand nombre d'irrégularités très-remarquables, et celui de
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la seconde est entièrement lisse; mais la croûte da guêpier de la lechiguana est plus grosse et plus dure que l'autre. Toutes les deux sont très-fécondes, leurs rayons ont jusqu'à un pied de diamètre, et sont remplis d'une grande quantité d'excellent miel, qui a plus de consistance que celui des abeilles du pays; mais elles ne font point de cire, et je suis persuadé, qu'excepté la figure du guêpier et la forme horizontale des rayons, elles ressemblent en tout à la seconde guêpe que j'ai décrite.
Toutes les guêpes précédentes vivent en société, comme celles d'Espagne; mais les quatre suivantes sont bien singulières et bien différentes, non pas autant pour la figure que pour le reste. Ces quatre espèces habitent dans les maisons et dans les appartemens: elles sont solitaires, et je n'ai jamais pu m'assurer qu'elles formassent aucune union d'amour ou de société avec des individus de leur espèce ou d'une autre. Je n'en ai jamais même vu deux ensemble dans la même maison ou dans la même chambre.
La première espèce est une guêpe noire, avec quelques traits d'un jaune vif, et qui a le corps comme partagé par une ceinture
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longue et très-fine 1. Je crois en avoir vu une semblable dans une auberge d'Andalousie. Elle fait constamment son nid dans les appartemens, et passe la nuit dehors. Elle apporte une petite boule de mortier de la grosseur d'un pois, et elle l'étend au haut du chassis de la porte ou de la fenêtre, ou bien sur quelque poutre ou sur quelque chevron du toit. Ensuite, en ajoutant d'autres petites boules, elle forme un tube ou tuyau d'environ un pouce et demi de long, garni endedans d'une espèce de stuc, et elle dépose son petit au fond. Elle apporte de la campagne, une à une, plusieurs araignées, qu'elle a tuées à coup d'aiguillon, et elle remplit avec leurs cadavres tout le tuyau, qu'elle ferme avec du mortier. Ensuite elle fabrique un autre tuyau à côté, un autre par-dessus, et enfin jusqu'à quatre ou cinq. Pendant qu'elle achève le dernier, la petite guêpe se trouve en état de sortir. Il paraît que la mère l'écoute, qu'elle lui ouvre le tuyau, et que le petit s'en va aussitôt pour ne jamais
1 D'après le détail de la forme et des habitudes des quatre espèces d'insectes dont l'auteur parle, il est évident qu'ils font partie du genre sphex et Pompilius de Fabricius. (C. A. W.)
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revenir. Quelquefois la mère dépose d'autres œufs dans le même tuyau. Au Paraguay, j'avais toujours, en été, dans ma chambre une de ces guêpes, occupée à ce manège. Elle pique comme toutes les précédentes, et comme les suivantes. Les enfans s'amusent quelquefois à les tuer, et à les couper à l'endroit de leur ceinture: ils prennent ensuite la partie postérieure, et l'appliquent adroitement à d'autres enfans, pour leur jouer un tour; parce que la guêpe pique encore, même dans cet état. En défaisant les tuyaux, j'ai observé, que si quelque araignée était pourrie, ou si au contraire le venin de la guêpe n'avait pas été assez actif, et que l'araignée eût eu le tems et la force de faire sa toile, la petite guêpe était infailliblement morte 1.
La seconde espèce est orangée; c'est la
1 Dans le tome VI, première partie des Mémoires de la Société Américaine, on trouvera des détails curieux sur deux espèces de sphex dont les habitudes ressemblent à celles des insectes dont parle ici M. d'Azara. L'un est le sphex cerulœa alis fuscis de Linné, ou guêpe ichneumon à ailes dorées de Degeer. L'autre est le sphex nigra abdomine petiolato atro, alis subviolaceis de Linné. (C. A. W.)
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plus grande de toutes, et elle l'est du double de celle d'Espagne. Elle cherche le plancher des corridors ou autres lieux à l'abri de la pluie, dans les maisons de campagne, parce qu'elle y trouve de la poussière et de la terre peu dure. Elle y creuse avec promptitude un trou rond, d'un palme et de deux doigts de profondeur: elle se sert pour cela de ses pattes; mais c'est avec la bouche qu'elle écarte les petites pierres qu'elle rencontre. Au milieu de Cette large excavation, elle creuse un petit canal; ensuite elle va dans les champs, et elle revient en traînant à reculons une araignée, qu'elle a tuée à coups d'aiguillon, et qui est plus grosse qu'une noisette avec sa coque. J'ai rencontré une de ces guêpes avec son araignée, et je la suivis jusqu'à l'endroit où elle la déposa, et qui en était éloigné de 163 pas, sans compter le chemin qu'elle pouvait déjà avoir fait. Elle l'abandonnait quelquefois, et faisait un-demi tour d'environ trois palmes, sans doute pour s'assurer du chemin. Ce chemin était tout couvert d'herbe, si haute dans certains endroits, que la guêpe ne put surmonter cette difficulté, parce que l'araignée s'embarrassait dans les tiges; mais, après un très-petit dé-
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tour, elle arriva à son nid, droit comme une balle. Elle déposa l'araignée dans le petit canal dont j'ai parlé, de manière que cet insecte ne touchait pas au fond, et qu'il était retenu par les parois. Elle pondit aussitôt sur sa partie inférieure, et recouvrit le tout de poussière et de terre, de manière que le terrain resta bien uni. La petite guêpe mange l'araignée, et quand elle l'a entièrement consommée, elle se trouve en état de se débarrasser d'un pouce de poussière qui la recouvre, et de s'envoler sans avoir vu sa mère. Celle-ci va probablement faire d'autres pontes ailleurs, parce qu'elle n'en fait qu'une dans chaque endroit. C'est une espèce peu abondante, car je n'en ai rencontré que six individus.
La troisième espèce est plus commune, de taille moyenne, et jaunâtre. Elle creuse avec la bouche, dans les murs de terre et dans ceux de briques non cuites qui sont à l'abri de la pluie, de petits tuyaux, au fond desquels elle pond. Elle nourrit la petite guêpe avec des vers de couleur verte, qu'elle tue auparavant à coups d'aiguillon, et qu'elle introduit par le bout du tuyau. J'ignore si elle en construit plus d'un, parce que souvent il
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y en a plusieurs à côté l'un de l'autre. Mais je ne doute pas qu'elle ne sache reconnaître la nature des murs de terre, quoiqu'ils soient crépis, et qu'elle ne distingue parfaitement les murs de pierre ou de brique cuite; puisque, malgré l'enduit elle fabrique des trous dans les premiers, et qu'elle n'essaie même pas d'en faire dans les seconds.
La quatrième espèce construit, avec du mortier, trois ou quatre petits vases parfaitement sphériques, excepté du côté qui est collé aux fenêtres à l'abri de la pluie. Elle dé pose au fond son petit, qu'elle nourrit avec la même espèce de vers que la précédente, elle les introduit par le goulot d'en haut, qui ressemble à un entonnoir très-bien fait.
Il est bien singulier que ces quatre guêpes soient solitaires, et qu'on n'en voie jamais deux ensemble; que l'on ne sache pas comment elles sont fécondées, et qu'elles n'aient de ruche ou de domicile fixe, qu'à l'époque où elles produisent leurs petits. Mais on doit encore observer que, si elles ne connaissent pas l'amour conjugal, elles ignorent également les affections filiales et paternelles, et que tous leurs rapports se bornent à ce que la mère donne à manger à son petit, jusqu'à
1. a. 12
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ce qu'il ait acquis l'àge néceseaire; et que ce petit, en sortant du ventre de sa mère, doit être pounvu de toutes les connaissances nécessaires, puisqu'elle ne lui apprend rien. Ce fait nous conduit à penser que plusieurs choses que nous observons dans les différens êtres, ne son't pas uniquement l'effet de l'éducation, comme on pourrait le croire, mais qu'elles sont gravées dans les individus dès le ventre de leurs mères 1. Il faut observer éga-
1 L'observation d'un insecte peut nous conduire jusque dans les régions les plus élevées de la métaphysique. Condillac et ses sectateurs semblaient avoir borné cette science à la connaissance des effets produits sur notre intelligence par l'impression des objets externes, ou à l'analyse de nos sensations Les idées innées de Descartes semblaient reléguées, dans le pays des chimères avec ses tourbillons. Cependant on peut affirmer que tout ce que Kant et ses sectateurs ont dit de plus raisonnable et de plus intelligible se trouve dans Descartes; c'est lui qui a posé la base de leur édifice. Il avait très - bien observé avant eux que la manière dont l'homme conçeit les choses, devait participer de la nature particulièe de son intelligence, de même que.la manière dont il les voit physiquement et avec les yeux du corps, participe de la structure particulière de l'organe de l'œil. Ce sont ces formes ou ces modes dont I'intelligence qui reçoit revêt nécessairement toutes les conceptions ou impressions qui lui sont transmises par les sens, que Descartes appelait justement idées innées. Telle est aussi la base du système de Kant, qui a entrepris de déterminer avec précision les formes de l'intelligence humaine, ou ses idées innées d'avec celles qui lui sont transmises du dehors. D'un autre côté, les physiologistes ont tout récemment discerné avec beaucoup de sagacite plusieurs sensations produites dans l'homme par les parties internes, lesquelles font naître. des idées sans le secours des objets extérieurs, et même déterminent impérieusement sa volonté, ses desirs, dirigent ses actions avec beaucoup d'habileté, et forment chez lui une science sans instruction préalable, pareille à celle que nous avons nommée instinct dans les animaux, laquelle provient de la même cause. Voilà donc les idées innées prouvées spirituellement et physiquement, et le système exclusif des sensations produites par les objets externes anéanti pour jamais. (C. A. W.)
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lement, que le venin de ces guêpes est un préservatif contre la corruption: car autrement les araignées et les vers qui servent de nourriture aux petits, se corrompraient dans un pays aussi chaud. Si l'on trouvait moyen de recueillir ce venin, peut-être serait-ce un spécifique contre la gangrène. Il paraît même qu'on pourrait le prendre intérieurement, puisque les petites guêpes mangent ces araignées empoisonnées, sans en être incommodées.
Comme le Paraguay et la province de la
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rivière de la Plata où se trouvent les fourmis dont je vais parler, ne sont pas des pays froids, ces insectes sortent et travaillent toute l'année; et l'on peut croire même que le tems de leur ponte dure plus longtems qu'en Europe. Par la même raison, les espèces y sont plus variées; chacune de ces espèces a un plus grand nombre de fourmilières, et ces dernières contiennent peut-être cent fois plus d'individus. Cela paraît prouvé, si l'on considère que deux espèces de quadrupèdes, assez grands et assez forts, ne se nourrissent que de fourmis. Mais on doit présumer que cette famille d'insectes diminue à mesure qu'on s'approche du détroit de Magellan, et qu'elle augmente, au contraire, quand on va du Paraguay vers l'hémisphère septentrional.
La fourmi, appelée au Paraguay araraá, est extrêmement multipliée; car non-seulement on en trouve dans tons les gros arbres des bois, mais encore dans les petits, pourvu qu'ils soient secs, et que leur écorce soit crevassée. On en trouve également dans les pièces de bois coupé; et comme, à la campagne, les murs des maisons sont construits de pieux enfoncés en terre, et dont les in-
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tervalles sont garnis d'argile qui gerce facilement, les araraás entrent et sortent continuellement par les ouvertures. Elles sont de la même taille que les plus grandes d'Espagne, qu'elles surpassent peut-être même en ce point, quoique cette taille varie assez souvent dans une seule et même fourmilière. Sa couleur est d'un brun foncé, qui s'éclaircit un peu à la partie postérieure, où elle paraît être velue. Sa marche est ordinairement rapide, et elle s'arrête, comme pour observer s'il y a quelque surprise à craindre, et comme si elle allait à la découverte. Elle court sur les troncs, sur les branches, sur les murs, et descend à terre; mais je ne l'ai jamais vu faire des provisions, et je ne doute pas qu'elle ne se borne à manger dans l'endroit même où elle trouve ce qu'il lui faut. J'ignore de quoi elle se nourrit dans les champs, où elle ne mange ni graines ni feuilles; mais dans les maisons elle mange du sucre, auquel elle communique une mauvaise odeur et un mauvais goût; et je ne sache pas qu'elle touche à autre chose. Elle ne fabrique point de fourmilières en tirant audehors, ou de la terre, ou des morceaux de bois, et elle ne demeure que dans les cre-
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vasses. Elle ne forme pas non plus de processions en ordre, comme d'autres; on n'en trouve aucune qui ait des ailes, ou du moins je n'en ai point vu; ce qui doit faire présumer que tous les individus sont féconds, et que chaque couple soigne ses petits, comme je l'ai dit des guêpes qui vivent en société 1. Quelques habitans, pour en débarrasser leurs maisons, y ont transporté de grosses fourmis rouges de bois, qui se sont vivement battues avec elles; mais comme les araraás étaient beaucoup plus nombreuses, elles se réunissaient plusieurs ensemble contre une seule des rouges, jusqu'à ce qu'elles vinssent à bout de jeter sur elles une goutte de liqueur qui les faisait périr à l'instant.
Une des plus petites espèces n'habite pas, comme l'araraà, l'extérieur des murs des maisons, mais au contraire elle s'enfonce dans l'in-
1 Les fourmis vivent toutes en société, composées de trois sortes d'individus, des mâles et des femelles ailés, des neutres qui sont aptères, ou sans ailes. Les femelles ne restent que pour la ponte, et sont chassées lorsqu'elle est finie; c'est alors qu'on voit ces grandes processions de fourmis ailées. Quant aux mâles, ils n'entrent point, mais se contentent de veltiger autour de la fourmilière. Les uns et les autres périssent dès les premiers froids. (C. A. W.)
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térieur. Quoiqu'elle habite les campagnes, on la trouve aussi dans les grandes villes, sans avoir, de demeure fixe, au moins que l'on sache, Je n'en ai jamais vu d'ailées; j'ignore s'il y en a, et si cette fourmi fait des provisions. Tout cela me fait soupçonner que tous les individus, sont mâles ou femelles, et que leur ponte est semblable à celle das guêpes Cependant elles agissent d'accord, et marchent en procession, quand quelqu'une de leur s-sentinelles les avertit qu'elle a rencontré de la viande., et principalement du sucre et des confltures, car c'est la nourriture qu'elles préfèrent; et quoiqu'elles mangent du fruit et, de la viande, je ne sache pas qu'elles touchent aux grains ni aux feuilles. Il y a des maisons où il est, impossible: de conserver de sucre ni même, de sirop. Pour les préserver de ces insectes, on est obligé de les mettre sur une table, dont chacun des pieds est posé sur une terrine pleine d'eau. Cela suffit quelquefois; mais, aussi, j'ai vu ces fourmis former, en s'accrochant les unes aux autres, un pont large, d'un doigt et long d'un palme, par - dessus lequel les autres passaient. Si l'on prend le parti de suspendre la table ou la planobe, les fourmis montent le long de la muraille an
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plafond, jusqu'à ce qu'elles aient atteint la corde, qui leur sert à descendre à l'endroit où est le sucre, etc. J'ai moi-même essayé de les écarter, en enveloppant les pieds de la table d'un cercle de laine ou de crin, sans obtenir ce que je désirais. Il n'y a que le goudron qui les empêche de passer, tant qu'il est mou. On peut aussi porter les sucreries dans une chambre éloignée, parce que ces fourmis sont long-tems avant de les découvrir; mais si, par mégarde, on y a laissé quelqu'un de ces insectes, il avertit aussitôt les autres, qui le suivent tous. Il y a donc chez les insectes du raisonnement, un langage ou des signes pour la communication des idées. Assurément les nations indiennes, que je décrirai dans la suite, n'en font pas davantage.
L'espêce nommée Tahy - ré, c'est-à-dire fourmi puante, parce qu'elle sent tràs-mauvais quand on l'écrase, n'a point d'habitation connue, et l'on ignore sa nourriture ordinaire, parce qu'on ne la voit que lorsqu'elle sort. Au Paraguay (mais non pas à Buenos-Ayres), elle sort presque toujours de nuit, deux jours avant quelque grand changement de tems, et elle se répand de manière à couvrir le plan-
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cher, les murs et le plafond d'une; chambre, quelque considérable qu'elle soit. Elles mangent dans un instant toutes les araignées, les grillons, les scarabées et autrqs insectes qu'elles rencontrent. Elles ne laissent ni coffre, ni crevasse, ni fente, sans les visiter. Si ces fourmis rencontrent une souris, celle-ci se met à courir comme une folle; et si elle ne peut pas, sortir de la chambre, elle est bientôt toute couverte de fourmis qui la piquent, l'arrêtent, la rongent, et la mangent aussitôt. On dit que ces fourmis en font autant aux vipères; et, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elles obligent les hommes même à sortir du lit et de la chambre, en chemise et en courant. Heureusement il se passe des mois et même des années, sans qu'on en voie. On me dit que, pour les chasser d'une chambre,.il suffisait de jeter à terre un carré. de papier allumé: je le fis, et au bout de quelques minutes il n'en restait plus une seule. Une autre fois, je m'avisai de cracher sur quelques unes de celles qui étaient par terre., et elles s'enfuirent toutes en très-peu de terns. J'éprouvai le même effet à deux reprises différences. Je n'ai remarqué aucune fourmi ailée parmi les individus de cette espèce, et je n'ai pas ob-
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servé qu'elles fissent de provisions. Elles sont noires; leur figure est comme à l'ordmaire; leur taille est moyenne: j'ignore tout le reste; mais je présume que tous les individus sont mâles ou femelles, et qu'ils multiplient comme l'araraá.
Une autre espèce, de grandeur moyenne, de couleur noirâtre, et si molle qu'elle s'écrase facilement, n'habite que sur les arbres, et principalement sur les vignes, dont elle ne mange pas les raisins, qu'elle salit cependant par ses excrémens, qui sont noirs et mous. Je crois qu'elle n'a pas d'autre habitation, qu'elle ne fait point de provisions, et qu'elle n'a point d'individus ailés.
La plus grande de toutes l'est trois fois et demie plus que celles d'Espagne: mais elle est très-rare. J'en ai cependant vu une centaine, soit au Paraguay, soit aux Missions jésuitiques, mais toujours seules. Ainsi j'ignore si elles se réunissent par couples, si elles ont des fourmilières, s'il y a des individus ailés. Je ne sais de quoi cette espèce se nourrit, et je ne lui ai jamais vu transporter ni alimens ni autre chose. Elle est noire, avec de jolies taches d'un rouge vif 1
1 Cet insecte paraît être une mutille. Les mutilles sont des insectas très-ressemblans aux fourmis, mais elles ne vivent pas en société, et il n'y a parmi elles que des mâles et des femelles. (C. A. W.)
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Dans les terrains bas, exposés aux inondations, on voit des monceaux de terre pen durs, coniques, et à peu près de trois pieds de hauteur, et très-rapprochés les uns des autres. Ils appartiennent à une petite fourmi noirâtre qui, je crois, ne sort jamais de sa fourmilière pour aller chercher des végétaux ou toute autre nourriture. Dans le tems de l'inondation, elles se tiennent toutes hors de la fourmilière, ramassées en forme de peloton arrondi, d'un pied de diamètre et de quatre doigts de hauteur. C'est ainsi qu'elles se tiennent sur le courant de l'eau pendant tout le tems de l'inondation. Un des côtés du peloton qu'elles forment est attaché à quelque brin d'herbe ou de bois, et quand les eaux sont retirées, elles retournent à leur gîte. Je les ai souvent vues, pour passer d'une plante à l'autre, former un pont d'un doigt de large et de deux palmes de long, qui n'avait d'appui qu'à ses deux extrémités. On serait tenté de croire que leur propre poids devrait les submerger; mais soit que le courant même de l'eau les soutienne, soit par toute autre cause, il est
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sûr que les pelotons se soutiennent sur l'eau pendant toute l'inondation, c'est-à-dire, pendant quelques jours. Je n'ai point remarqué, parmi ces fourmis, d'individus ailés: s'il y en avait, ils ne pourraient se conserver que dans quelque recoin impénétrable à l'eau. Je crois que cette fourmi est le principal aliment du Nurumý ou tamanduá.
Il y en a une autre plus petite, rougeâtre, dont le nid forme une petite butte de terre arrondie, d'un pied et demi de diamètre environ, et de la moitié de hauteur. Elle le construit avec la terre même qu'elle tire en creusant. Je n'ai pas observé qu'elle en sortît pour aller chercher. des, alimens, et je présume qu'elle mange de la terre. Pour multiplier ses fourmilières, il en part, la nuit, une colonie qui fabrique un chemin souterrain, mais si près de la surface de la terre que l'on en voit souvent la voûte écroulée. On observe, aussi dans beaucoup d'endroits, que ces insectes ont tâché de percer leur fourmilière, et qu'ils y ont renoncé, sans doute parce que cela, était trop difficile. Je n'ai pas observé que celles qui sont ailées fassent les mêmes sorties que la suivante; mais l'analogie me le persuade. Ce qu'il y a
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de sûr, c'est que ces fourmis ailées ne paraissent pas connaître l'amour paternel; car, lorsqu'on détruit la fourmilière, elles s'étourdissent sans savoir presque se cacher, et sans donner aucun secours aux chrysalides; tandis que les autres fourmis, sans se troubler, ne perdent pas un moment pour ramasser ces chrysalides, pour réparer le dégât fait par l'agresseur, et même pour l'attaquer. On remarque également dans cette occasion, que les fourmis ailées n'ont aucune autorité sur les autres. Quand les chrysalides sont déjà bien formées, les fourmis tirent de l'intérieur de leur nid de petites mottes de terre qu'elles posent sur la fourmilière, de manière à former une croùte qui puisse être pénétrée des rayons du soleil, ou du moins échauffée par sa chaleur, qui doit animer les chrysalides: elles les placent en effet sous cette croûte qui ne saurait les écraser, parce qu'elles ont eu soin de la faire porter sur des piliers convenables. Quand on s'aperçoit le matin, que les fourmis out ainsi placé leurs chrysalides, on ne doit pas craindre la pluie pour ce jour-là, quand même on verrait des nuages, parce que la fourmi connaît le tems au moins un jour d'avance.
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Celle qu'on appelle cupiý est extrêmement nombreuse, blanchâtre, assez grande. Ses pattes sont plus écartées que celles de toutes les autres, et c'est l'espèce qui a la démarche la plus lourde. Elle fait ses fourmilières, nommées tacurús, selon le lieu où elle se fixe. Si c'est sur un arbre (il faut qu'il soit gros, grand, vieux et sec.), cette fourmi fabrique dans le tronc ou sur une très-grosse branche sa fourmilière, qui se réduit à une bosse arrondie, qui a quelquefois deux pieds de diamètre, composée d'une foule de couches partagées par une multitude de chemins larges, bas et vernissés. Le tout est formé de la substance même du tronc, parce que cette fourmi ne sort point, et qu'on ne l'aperçoit jamais. Ces chemins aboutissent à différentes galeries de la grosseur d'un tuyau de plume, placées par-dessus le long du tronc ou des branches, et recouvertes d'une voûte de colle que le cupiý sait préparer. Elles continuent leur ouvrage de la même manière, jusqu'à ce que l'arbre soit consommé, et tombe. On ne doit pas oublier que cette fourmi ne mange ni fruits, ni feuilles, ni petites branches. Si elle se fixe dans une maison, elle perce les murs de terre ou de brique crue, et elle
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forme son tacurú sur quelque poutre ou quelque poteau. Elle détruit tous les bois de la maison, et il est impossible de la chasser ou de l'exterminer entièrement. Si elle s'établit dans des terrains argileux, elle construit son tacurú avec l'argile même, en forme de coupole, et à-peu-près de deux pieds de diamètre: mais ces tacurús sont très-durs, et si près les uns des autres que quelquefois ils ne sont éloignés que de douze pieds dans une étendue de terrain considérable. Si elle se place sur des collines, le tacurú est conique, de trois pieds de diamètre, et quelquefois de cinq de hauteur 1.
Le cupiý ne mange que du bois ou de la terre, suivant l'endroit où il se trouve. Les fourmis de cette espèce qui sont ailées, ont six ailes 2 et la couleur noire. Je remarquai
1 Les insectes décrits ici par notre auteur paraissent être des termites, vulgairement nommés fourmis blanches. (C. A. W.)
2 Le nombre d'ailes, chez tous les insectes connus, n'excède jamais celui de quatre, si on excepte un petit nombre de phalènes dont les mêles paraissent avoir six ailes. Ce serait une bien grande nouveauté en histoire naturelle, qu'un hymenoptère ayant six ailes. Comme les naturalistes ont déjà décrit dix-sept à dixhuit mille de ces petits animaux, et qu'on en a observé un bien plus grand nombre, il vaut mieux penser. jusqu'à nouvel ordre, qu'il y a erreur dans cette observation. (C. A. W.)
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une fois que ces fourmis ailées sortaient, par essaims, d'un grand tacurú, par une fente horizontale d'un palme, et faite exprès. Je m'arrêtai à les considérer, sans en voir la fin, quoiqu'elles remplissaient l'atmosphère à la distance de près d'un mille. Dans une autre occasion, je vis le toit d'une petite maison recouvert d'une croûte d'un ou deux pouces d'épaisseur, formée par ces insectes posés les uns sur les autres. Presque tous les oiseaux, sans en excepter les milans et les faucons, mangent beaucoup de ces fourmis ailées. Les tatous creusent les tacurús, et s'y enfoncent pour manger les cupiýs.
On pourrait présumer que les cupiýs chassent les fourmis ailées, et leur ouvrent la porte, parce que leur trop grand nombre les incommode, ou parce que les alimens leur manquent. Mais comme ces insectes trouvent toujours de la terre ou du bois (leur unique nourriture), et que l'on observe que les éruptions des individus ailés précèdent toujours quelque grand changement de tems, tout
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cela indique qu'il y a quelques autres raisons. On se confirmera encore dans cette idée, si l'on fait attention que ces fourmis ailées sont si contentes au moment de leur départ, qu'il y en a qui s'accouplent sur-le-champ en l'air. J'ai souvent vu dans les campagnes des tas d'un centaine d'ailes de ces insectes, et je m'imagine que c'était le reste des repas des araignées et des grillons, qui ne mangent que le corps de ces fourmis. Quelques personnes de la campagne croient que ces insectes perdent leurs ailes pour devenir de simples cupiýs; mais pour cela, il faudrait qu'ils changeassent encore de couleur, de taille, et même de formes, à certains égards, ce qui ne saurait se croire; et j'aime mieux penser que toutes ces fourmis ailées périssent. J'ai vu également sortir le cupiý de dessous les carreaux de ma chambre, et de ceux d'une église; et à coup sûr, il n'avait pu y parvenir qu'en faisant une mine au moins de 45 pieds de long. Cela me fait croire que cet insecte multiplie ses tacunús, en minant par - dessous terre; car il est sûr qu'il ne sort jamais de sa fourmiliére.
On pourrait objecter qu'il paraît impossible que le cupiý ait pu peupler, par le moyen
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de ces mines, les milliers de lieues carrées, où j'ai vu moi-même qu'on le rencontre, vu sur-tout que les tacurús sont souvent éloignés de plusieurs lieues les uns des autres. La force de cet argument est évidente, et on peut l'appliquer également à d'autres espèces de fourmis, et avec encore plus de raison aux tiques, aux araignées, et à tous les insectes d'Europe qui existent dans le pays, quoiqu'il ne soit pas possible de croire qu'ils y soient parvenus sur les vaisseaux, ni qu'ils y aient passé du nord, puisqu'ils ne résistent pas au froid; ni enfin qu'ils aient pu s'étendre assez d'aucun côté pour occuper tant de pays, en traversant les énormes distances qui les séparent, ainsi que les rivières et les lacs. On éviterait très-aisément toutes ces difficultés, si l'on pouvait croire que tous les insectes, chacun dans son espèce, ne viennent pas originairement d'un seul et même couple, mais de plusieurs individus identiques, qui naquirent dans des lieux éloignés les uns des autres, où ils se sont multipliés successivement: que, par exemple, les araignées, les grillons, les fourmis, etc. d'Europe, doivent leur origine à des insectes de leur espèce, qui prirent naissance dans cette partie du monde;
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et que ceux de la même espèce que l'on trouve en Amérique proviennent d'individus identiques nés dans le pays même. On peut en dire autant de ceux qu'on rencontre, dans quelque partie du monde que ce soit, dans des îles, ou dans des contrées si éloignées les unes des autres que l'on n'en trouve aucun dans l'intervalle qui les sépare. En suivant ces idées, il y aurait telle espèce d'insecte (les cupiýs, par exemple) qui proviendraient de mille individus identiques primitivement, quoique d'une origine différente, et il en serait de même des autres espèces à proportion. Il en résulterait que ces individus primitifs auraient été plus nombreux que ceux qui ont été la souche des espèces réellement différentes, et cela prouverait que la nature est plus portée à multiplier les types identiques qu'à varier les espèces. On croit se convaincre de cette idée, quand on voit la présence de l'homme faire naître des mauves, et certaines espèces de plantes, mais jamais d'espèces nouvelles, comme je l'ai dit chapitre V.
On doit naturellement demander à ceux qui adoptent cette idée, si les différens types de chaque espèce furent contemporains ou
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non. Quelques personnes prendront peut-être l'affirmative, se figurant qu'il n'y a point eu, et qu'il n'a pas pu y avoir de création postérieure à celle du globe. Mais d'autres soutiendront la négative, et se fonderont sur les faits suivans: Selon Charpentier de Cossigny, il y a dix ans qu'on ne connaissait pas les limaces à l'Ile-de-France; personne n'y en a porté, et aujourd'hui on y en trouve en abondance. La punaise et la nigua, comme nous le verrons, paraissent très-postérieures au monde et à l'homme. Les plantes parasites ne naquirent que lorsque les bois étaient déjà grands: quelque part que l'on plante un bois ou que l'on creuse un étang, on y aura des mousses, des agarics et autres plantes parasites, des crapauds, des anguilles, des insectes et des plantes aquatiques; et si l'homme s'établit dans un désert, on y verra sur-le-champ naître des plantes qui n'y existaient pas auparavant, et qu'on n'aura point semées. Tout cela, diront-ils, indique que la nature produit tous les jours de nouveaux types d'espèces déjà connues, soit en insectes, soit en plantes. Ils ajouteront que les inondations de scarabées, fléau dont je parlerai par la suite, celles des sauterelles et d'au-
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tres insectes, et même celles des crapauds et des grenouilles rapportées dans les histoires, sont peut-être le produit d'une création récente. En effet, on ne peut guères croire qu'elles soient l'effet de la génération ordinaire d'individus de l'espèce, car cette idée ne paraît pas conforme au système suivi par la nature, qui a posé des limites fixes et invariables à la fécondité de chaque femelle, desquelles limites ces femelles ne sauraient s'écarter, au moins d'une manière aussi monstrueuse qu'il le faudrait pour que ces femelles qui, dans le cours d'une année ne produisaient que la quantité d'individus nécessaires à la conservation de l'espèce, fussent en état de couvrir, l'année suivante, un royaume ou une province du fruit de leur accouplement 1.
Pour revenir à la description de mes fourmis, il y en a une autre rougeâtre et grande, qui forme, avec la. terre qu'elle tire par ses
1 Tous les faits rapportés par l'auteur s'expliquent tout naturellement, et sans recourir à la production de nouveaux êtres. Si la présence de tel ou tel animal fait croître dans certains lieux des plantes sauvages qui n'existaient pas auparavant, c'est que cela amène ou fixe les semences de cette plante, ou modifie le sol, de
manière à développer les germes qui pouvaient déjà exister. Si dans certaines années des insectes sont très-abondans, c'est que la naissance de ces animaux dépend du plus ou moins de chaleur, ou d'humidité de l'air, et de plusieurs autres circonstances qui ne se trouvent pas toujours réunies au même degré. (C. A. W.)
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excavations, des segmens de sphère ou mottes; dont le diamètre a quelquefois douze pieds à la base, et trois dans sa plus grande hauteur. On voit à la surface une multitude de portes bien distribuées; et â chacune aboutit un chemin large de deux pouces el très-propre, qui s'étend en droite ligne au moins à trois cents pas. De chacun de ces chemins sort une procession qui retourne chargée de petits morceaux de feuilles. je ne doute pas qu'elles ne mangeassent aussi des graines; mais elles sont rares dans les pays incultes. Comme il y a autant de processions que de portes et de chemins, et que ceux-ci sont tous divergens comme les rayons d'un cercle, on peut supposer que chaque fourmilière est composée de différentes sociétés. Une des mules de mon équipage, passant sur une de ces fourmilières que des pluies abondantes avaient ramollie, s'y enfonça de manière qu'à vingt pas de distance je ne lui voyais que la tête, quoi-
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que la mule fût debout. Telle est la grandeur du souterrain formé par ces fourmilières. Voyageant un jour, au mois de Janvier, vers les 32 degrés de latitude, où cette fourmi est très-abondante, je vis en l'air une éruption si considérable de ces individus ailés, que je fis trois lieues au milieu de cet essaim. Les habitans de la ville de Santa-Fé, qui est de ces côtés-là, vont à la chasse de ces fourmis ailées: on en prend la partie postérieure, qui est fort grasse, on la fait frire, et on la mange en omelette; ou bien, après les avoir fait frire, on les passe au sirop, et on les mange comme des dragées.
J'ai observé qu'une autre espèce, qui vit sur le bord des bois ou dans les buissons du Paraguay, tire dans ses excavations beaucoup de terre qui acquiert une grande dureté, et que sur la motte s'élève, à la hauteur d'un pied et demi, un tuyau cylindrique de trois pouces de diamètre, creux en-dedans, et qui ressemble beaucoup aux tuyaux de fer de quelques cheminées de Paris. Quelquefois il y en a deux à côté l'un de l'autre et c'est par-là que sortent les fourmis, qui sont grandes et rougeâtres; mais je n'ai pas observé dans ces fourmilières des chemins disposés comme
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dans celles de la précédente; et j'ignore tout le reste.
Il y a aussi une autre espèce qui construit dans les champs, des souterrains ronds de trois pouces de diamètre et de la moitié de profondeur. On trouve en haut une ouverture ronde de près d'un pied, et qui n'est recouverte que par un tas de pailles longues d'à peu-près un pouce, de sorte que la pluie n'y pénètre pas. Elle ramasse beaucoup de feuilles; et, quoique je n'en aie pas vu d'ailées, je présume qu'il y en a.
Une autre, de taille moyenne et rougeâtre, est abondante par-tout, et fait de si grands dégâts dans les jardins et dans les champs ensemencés, qu'en une seule nuit elle enlève toutes les feuilles d'uue treille, d'un olivier ou d'un oranger, fussent-ils très-touffus. Pour en venir à bout, les unes montent en haut, déchirent les feuilles, les laissent tomber, et les autres les transportent à la fourmilière. Dans les endroits où on les poursuit (comme à Buenos-Aires), elles cachent si bien leurs nids, que souvent on ne peut pas les trouver, parce qu'elles percent les murs de brique et de terre, pour pondre dans l'intérieur des habitations sous le plan-
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cher. Quand bien même la fourmilière serait placée dans le jardin, il n'est pas facile de la découvrir, parce qu'elles ont grand soin de la placer dans un endroit éloigné de la vue, et où l'on ne travaille pas. D'ailleurs elles creusent profondément, elles déposent loin de leur trou la terre éparpillée qu'elles en ont tirée, et il n'y en a tout au plus que quelquesunes qui sortent de jour pour aller à la découverte. Les individus ailés sont très-abondans.
Quoique je ne croie pas avoir parlé de toutes les fourmis, et que mes observations sur ces insectes n'aient pas été faites avec autant de soin et d'application que celles relatives aux quadrupèdes et aux oiseaux, ce que j'ai dit doit suffire pour faire voir au moins que cette famille mérite d'être observée avec plus d'attention: car il est évident que les espèces en sont très-variées; qu'il y a entre elles de grandes différences; que les unes construisent des fourmilières, et les autres non; que celles-ci s'établissent dans les fentes des murs et des arbres; qu'il y en a qui ne sortent jamais de leurs demeures, où elles vivent de terre ou de bois, et que d'autres en sortent; que les unes ramassent quelques provisions, et les autres non; qu'il y en a
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quelques-unes (pourvues ou non d'individus ailés), qui agissent avec réflexion, comme si elles avaient une ame et l'usage de la raison; qu'elies se communiquent leurs idées, soit par des sons, soit par des signes; qu'elles connaissent infailliblement et d'avance les changemens de tems, de manière que, si on les observait bien, elles pourraient peut-être nous fournir des moyens plus sûrs que ceux que nous avons pour les recherches de ce genre.
Ce que j'ai dit fait voir également que quelques-unes au moins de mes fourmis diffèrent beaucoup de celles d'Europe. On rapporte pour vrai de celles-ci, que chaque fourmilière est composée d'individus neutres ou sans sexe, et d'individus ailés; que parmi ces derniers, il n'y a qu'un très-petit nombre de femelles; que ce sont celles-ci qui ordonnent et dirigent tout, et que, pour être fécondées, elles ont une quantité innombrable de mâles également ailés; que ces mâles, après avoir rempli leurs fonctions, sont chassés pat les neutres. Mais en vérité je me défie de tout cela, parce qu'il n'est pas très-naturel qu'une femelle ait besoin de tant de mâles, et que sa fécondité soit si prodigieuse. Si ceux que l'on suppose être les mâles, étaient chassés par les autres,
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ils ne seraient pas assez contens, à l'époque de leur sortie, pour s'accoupler immédiatement avec leurs femelles, comme je l'ai vu; les neutres n'attendraient pas pour les chasser, précisément le moment d'un changement de tems; et les femelles, qui s'unissent aux mâles en volant, devraient également être considérées comme chassées; et chacune de celles-ci ne peut pas avoir beaucoup de mâles, puisque leur accouplement dure assez long-tems, comme je l'ai observé. Il m'est aussi difficile de croire que celles que l'on suppose femelles aient quelque autorité sur les autres; car, si cela était, elles en useraient lorsqu'on bouleverse une fourmilière; ce qui n'a pas lieu 1.
D'un autre côté, on donne comme un fait incontestable, que ces individus ailés produisent non-seulement des fourmis qui leur ressemblent, mais aussi d'autres êtres très-
1 Les femelles n'ont aucune autorité sur les neutres, au contraire elles sont, comme je l'ai dit ci-dessus, chassées après la ponte. Latreille a donné dans son Histoire naturelle des fourmis, le précis des observations faites jusqu'à ce jour, sur ces insectes curieux. Pour toute réponse à ce paragraphe de M. d'Azara, je renvoie le lecteur à cet intéessant ouvrage.(C. A. W.)
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différens par leur grandeur, leur couleur et leurs formes, tels que sont les individus neutres. Et pourquoi ne serait-ce pas le contraire? Pourquoi ces prétendus neutres ne produiraient-ils pas tous les autres 1? Ce qu'il y a de sûr, c'est que lorsque l'on bouleverse une fourmilière, ces prétendus neutres donnent des marques évidentes d'un très-grand amour paternel, tandis que les individus ailés montrent la plus grande indifférence; ce qui indique que ceux-ci ne sont pas les pères, mais bien les autres 2. Outre cela, il paraît plus raisonnable d'attribuer la famille aux individus les plus nombreux, les plus vigoureux, à ceux qui paraissent avoir l'autorité, à ceux qui seuls savent et peuvent nourrir cette famille, la défendre, et fabriquer l'habitation et le nid, qu'aux fourmis ailées, qui ignorent toutes ces choses, qui ne peuvent pas les exécuter, et qui ne savent que vivre, en mangeant la nourriture qu'on leur donne 3.
1 Parce qu'ils sont neutres. (C. A. W.)
2 Les abeilles neutres ne prennent-elles pas beaucoup plus d'intérêt à la ruche et à la production de leur espèce, que les mâles ou faux bourdons? Il en est de même des fourmis. (C. A. W.)
3 Cette objection, en apparence spécieuse, ne peut combattre des faits avérés et constatés par des observations réitérées. D'ailleurs la nature est ici beaucoup plus d'accord avec elle-même que vous ne pensez. Son grand but est la reproduction de l'espèce: voilà pourquoi dans presque tous les insectes, les femelles qui sont chargées de choisir un lieu sûr pour pondre leurs œufs, quelquefois de le creuser en terre, dans le bois ou la pierre, de les mettre en sûreté, de pourvoir à la nourriture de la larve qui en doit éclore, de soigner et de protéger même souvent leurs petits vivans, sont plus grosses et plus fortes que les mâles; qu'elies ont des organes plus compliqués et plus parfaits, plus propres pour la défense et l'attaque; qu'enfin elles vivent plus long-tems que lui. Le mâle n'est utile que pour la fécondation, et aussitôt qu'il a accompli cet acte, il languit et meurt. Il en est de même du mâle et de la femelle dans les insectes où il y a trois sexes, des mâles, des femelles et des neutres: telles sont les abeilles, les guêpes, les fourmis, les termites. Dans ces insectes, c'est aux neutres que la nature a dévolu le soin des petits, la nourriture et la conservation de l'espèce. C'est done à eux qu'appartiennent la force et l'industrie; et lorsque les femelles dans ces sortes d'insectes ne sont pas, comme dans les abeilles, essentielles aubon ordre et à l'entretien de l'état entier, elles doivent périr, ainsi que les mâles, et devenir étrangères à la communauté, après avoir pondu leurs œufs; puisque n'étant pas chargées par la nature de la nourriture et de l'entretien des larves qui en doivent éclore, elles n'ont plus de fonctions à remplir, et ne sont plus utiles à rien. (C. A. W.)
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Si l'on admettait les conjectures, on pourrait supposer que les individus ailés et ceux qu'on suppose neutres, sont deux espèces différentes; que ceux qui sont ailés sont des parasites qui ont su s'associer à certaines es-
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pèces de fourmis, et qu'alors ils commencèrent à vivre et à multiplier chacun leur espèce aux dépens de la fourmi. Comme cela ne serait possible qu'à l'égard des fourmis qui font provision de vivres, il doit en résulter que celles qui vivent de ce qu'elles trouvent, ne peuvent avoir d'individus ailés; et je crois que cela est ainsi. Dans cette supposition, il ne serait pas étonnant non plus qu'il y eût quelques fourmilières appartenantes à des fourmis de l'espèce de celles qui ont des magasins où les individus ailés ne se fussent pas encore établis. La différence de taille, de consistance, de couleur, de facultés et d'instinct que l'on observe entre ces fourmis ailées et les autres avec lesquelles elles vivent, paraît indiquer une différence spécifique; et comme les unes détachent des légions de leurs compagnes pour former d'autres fourmilières, lorsque le tems est favorable, on pourrait croire également que les
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individus ailés choisissent certains momens pour s'établir, par essaims, dans ces fourmilières. Mais j'abandonne cette matière qui est si obscure, et je vais parler d'autres insectes.
La punaise, si commune en Espagne, n'était pas connue des indiens sauvages; et les espagnols, même de la capitale du Paraguay, ne la connurent qu'en 1769, époque à laquelle on croit que cet insecte y fut introduit dans l'équipage d'un gouverneur. Cet abominable insecte ne vit que de sang humain; il épargne l'homme qui erre dans les forêts, et ne s'attache qu'à l'homme civilisé, qui a une demeure fixe et des meubles; et, comme on doit présumer qu'il s'est écoulé plusieurs siècles avant que les hommes se trouvassent dans ce dernier cas, il paraît naturel de croire que le monde fût exempt de punaises dans les tems primitifs, et que leur création est bien postérieure à celle de l'homme.
Ce n'est qu'en hiver qu'on voit des puces au Paraguay; d'où l'on doit conclure que la grande chaleur est contraire à cet insecte. On doit en conséquence présumer qu'il n'a pas passé d'un côté de l'Amérique à l'autre, ni de l'ancien continent au nouveau, mais que cette espèce provient de différentes origines, comme
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je l'ai dit précédemment. A Buenos-Ayres, on en trouve abondamment toute l'année; mais il y en a moins en été. Les piques ou niguas, si connus dans la partie chaude de toute l'Amérique, existent au Paraguay; mais ces insectes ne passent pas le 29.e degré de latitude sud. Je ne crois pas qu'il y en ait dans les champs, parce que je n'y en ai point observé, non plus que sur les tayazùs ou pores sauvages, ni sur d'autres animaux qu'ils attaquent volontiers dans les maisons: mais aussitôt que l'homme a établi son habitation quelque part, il y vient beaucoup de tiques dans les immondices; et si l'on commence à exploiter du bois dans les forêts les plus éloignées et les plus désertes, on ne manque pas de trouver aussitôt, parmi les copeaux et la sciure, un grand nombre de ces insectes qui paraissent nés dans le lieu même, et n'être pas le produit d'une génération régulière. Cela ferait croire également que ces insectes appartiennent exclusivement à l'Amérique, et sont d'une création postérieure à celle de l'homme.
La vinchuca incommode beaucoup ceux qui voyagent de Mendoza à Buenos-Ayres; mais je n'en ai pas vu au nord de la rivière de la Plata. C'est un escarbot ou scarabée, don't
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le corps est ovale et très-aplati, et qui devient gros comme un grain de raisin, du sang qu'il suce; mais aussitôt qu'il l'a digéré, il le rejette, et cette teinture forme sur le linge une tache ineffaçable. Cet insecle ne sort que de nuit; les individus ailés peuvent avoir cinq lignes de long, et volent; ce qui n'arrive pas aux petits. On trouve dans toutes les plaines de ce pays de ces petits scarabées, qui répandent une forte odeur de punaise lorsqu'on les écrase 1; je crois qu'il y en a aussi dans les champs en Espagne. Durant quatre nuits, au mois de janvier, les maisons de Buenos-Ayres furent assaillies par une si grande quantité des scarabées de moyenne taille, qu'en ouvrant les fenêtres le matin, on en trouvait les balcons pleins, et qu'on en ramassait à coups de balai de quoi remplir des paniers. On observait la même chose dans la rue, le long des mors; ils y étaient presque sans mouvement et comme engourdis. Mads ceux qui se glissaient dans les appartemens pendant la nuit (et ils
1 Il ne me paraît pas douteux que ce ne soit une espèce de cimex, ou punaise des bois. Aucune espèce de scarabée ou même d'insecte à étuis, ou coléoptêres, ne suce le sang de l'homme ou des animaux. (C. A. W.)
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étaient en grand nombre) étaient très-incommodes, sur-tout, pour les dames, parce qu'ils se fourraient sous leurs jupes. Je n'ai observé ce ftéau qu'une seule année.
C'est sur-tout au Paraguay qu'on trouve un grand nombre de scarabées, d'espèces différentes, de belles couleurs, de toutes grandeurs, et quelques-uns très-grands. Je n'ai pas observé qu'ils prissent, comme le scarabée commun de mon pays, la peine de rouler une boule d'excrément; l'odorat suffit pour leur faire trouver des excrémens et des cadavres, au-dessous desquels ils creusent des trous, où leurs petits trouvent leur nourriture à portée. Il, paraît en, conséquence que ces insectes n'élèvent point leurs petits, et ne leur donnent aucune instruction; et encore, que la femelle seule travaille à assurer à sa progéniture une demeure et des alimens. Leur odorat est si fin, qu'avant qu'une personne ait achevé de faire ses besoins en plein champ, plusieurs de ces insectes se sont déjà rendus sur le lieu. Il y avait dans mon corridor une souris morte; il y vint un grand scarabée, qui, après l'avoir examinée, prit son vol pour chercher entre les briques quelque endroit favorable et à portée pour faire son trou. Aussitôt qu'il en
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eut trouvé un, il y conduisit sa proie en la poussant avec la tête, et il fit avec une promptitude admirable un trou, où il introduisit la tête de la souris, de manière que le corps s'y enfonça par son propre poids, et y resta entièrement enseveli et caché. Le scarabée s'en alla sur-le-champ pour ne plus revenir, mais il déposa sans doute auparavant sa postérité dans le corps de la souris 1. Il y a deux scarabées-lanternes ou lumineux: le plus petit lance sa lumière par la partie postérieure du corps, et elle en est plus ou moins vive; et le plus grand, par deux espèces d'yeux qu'il a au-dessus du corps. Le premier est très-abondant dans les endroits humides; l'autre est plus rare: on l'appelle Muá au Paraguay; si on le met sur le dos, il fait un grand saut en se recourbant le corps pour reprendre sa position naturelle 2. On ne les voit que de nuit, et le plus grand éclaire assez pour qu'on puisse lire, lorsqu'on le tient entre ses doigts. La majeure partie des scarabées du Paraguay est diurne.
1 Il est sans doute question ici d'un coléoptère du genre des nécrophores, ou enterreurs, qui en Europe ont précisémentle même genre d'industrie. (C. A. W.)
2 Ce dernier insecte est du genre des elater, ou taupins. (C. A. W.)
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On trouve dans les maisons, sur les arbres et dans les champs, toutes les araignées d'Espagne, et même beaucoup d'autres espèces, à ce que je crois, sur-tout au Paraguay. Il y en a une à longues dents, velue, longue de deux pouces, qui vit à la campagne, et dont la morsure, dit-on, occasionne des enflures et des convulsions, mais n'est pas mortelle. Une autre, qu'on trouve au Paraguay jusque vers le 32.e degré, fait des cocons sphériques d'un pouce de diamètre, de couleur orangée, et que l'on file, parce que la couleur est permanente 1; mais on remarque qu'il sort beaucoup d'eau aux fileuses par les yeux et par le nez tandis qu'elles filent, sans que cependant elles sentent de mauvaise odeur, ni aucune autre incommodité, ni qu'elles éprouvent aucunes suites fâcheuses. Il y en a une autre espèce, qui, pendant la nuit et sans qu'on la sente, se colle aux lèvres des personnes qui dorment, qui les suce; et le lendemain on aperçoit une ampoule à la place.
Quoique la famille des araignées passe pour
1 Je suis porté à penser que cette espèce est de la famille des tendeuses, ou de celle qui forme mon genre épeïre. Voyez mon tableau des Aranéïdes, in-8.° 1805. (C. A. W.)
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être solitaire, il y en a une, au Paraguay, qui vit en société, au nombre de plus de cent individus. Son corps peut être de la grosseur d'un pois chiche; elle est noirâtre: elle construit un nid plus grand qu'un chapeau, et elle le suspend par le haut de la calotte à un grand arbre, ou au faîtage de quelque toit, de manière qu'il soit un pen abrité par en-haut. De là partent tout à l'entour un grand nombre de fils, dont on pourrait tirer parti. En effet, ils ont cinquante ou soixante pieds de long, et ils sont blancs et gros. Ils sont traversés par d'autres fils très-fins, où s'arrêtent les fourmis ailées et d'autres insectes, qui servent de nourriture à la communauté des araignées, dont chaque individu mange ce qu'il attrape. Ces araignées périssent toutes en automne, mais elles laissent dans leur nid des œufs que le printems fait éclore 1.
Dans les endroits où il y a du sable fin ou de la poussière, et qui sont à l'abri de la pluie, comme le long des murs des maisons, j'ai souvent vu, au Paraguay, un insecte dont la marche paraît très-lourde, mais qui agit du reste avec une habileté incompréhensible pour
1 Cette espèce me paraît être dans la famille des filandières, ou de mon genre theridion. (C. A. W.)
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moi. Il forme avec le sable le plus fin une espèece d'entonnoir large par le haut, mais si bien disposé, qu'une fourmi ou tout autre insecte qui touche un seul des grains qui le composent, glisse et tombe sur le champ au fond, où l'insecte qui a fabriqué l'entonnoir se tient caché, et mange la proie que le sable y a entraînée. Les endroits propres à l'habitation de cet insecte solitaire, sont très-éloignés les uns des autres; par conséquent on ne saurait comprendre comment cette espèce s'est répandue dans le pays, puisqu'elle se trouve dans le même cas que le cupiý. J'ignore également comment il se multiplie, puisqu'il parait être solitaire 1.
J'ai vu au Paraguay, un grand ver, long à-peu-près de deux pouces, et dont la tête ressemble, la nuit, à un charbon rouge et ardent, et qui de plus a, de chaque côté, tout au long de son corps, une rangée de trous ronds, semblables à des yeux; d'où il sort une lumière plus faible et jaunâtre. Il y en a aussi une autre espèce, dont tout le corps est par-
1 C'est sans doute une larve d'un insecte da genre des myrméleons. Reaumur, dans le quatrième volume de ses Mémoires, a très-bien décrit l' industrie de l'es-pèce qu'on trouve en Europe. (C. A. W.)
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semé comme de plantes ou de petits buissons, assez élevés, noirs, et perpendiculaires à la peau. Chaque buisson est divise en différentes ramifications, qui ressemblent à des branches, et dont chacune a des feuilles, ou pour mieux dire, des poils ou des soies. On voit aussi sur quelques raquettes sauvages (cactus Linnœi), des insectes, que l'on ramasse pour en tirer une teinture rouge. J'ai parle (chap. 5) d'un ver caustique qui pourrait peut - être tenir lieu de cantharides.
De tous côtés on trouve plus ou moins abondamment les mille-pieds ou scolopendres, les scorpions, les grillons, les cloportes, les tiques, les teignes, les charansons, les taons de plusieurs espèces, une grande variété de moucherons ou cousins, des mouches grosses et petites, des vers et autres insectes d'Europe, et même plusieurs autres qui sont inconnus dans cette partie du monde. La mouche qui produit des vers est si abondante au Paraguay, que chaque semaine il faut ôter, au moins deux fois, ces vers aux veaux et aux poulains nouvellement nés, qui périraient sans cela, parce que ces vers leur rongent le nombril. Dans le même pays, il n'y a pas un seul chien marron ou sauvage,
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parce qu'ils périssent tous par les vers que les mouches déposent dans les blessures qu'ils se font, lorsqu'ils se battent pour quelque chienne en chaleur. On a même bien de la peine à garantir de ces vers les chiens domestiques. Je fus surpris par une très-grande averse, vers les 28 degrés de latitude, dans le mois de janvier. Bientôt après le soleil reparut entre les nuages, et la chaleur était terrible. Je fus alors assailli par une si grande quantité de mouches de cette espèce, qu'en moins d'une demi-heure mon habit était tout blanc, tant elles y avaient déposé de vers; et pour les ôter, il fallut les racler avec un couteau, comme si c'eût étée de la boue. J'ai vu plus d'une fois des personnes auxquelles il est arrivé, après avoir versé en dormant quelques gouttes de sang par le nez, se trouver accablées de maux de tête des plus violens, et dont elles n'en ont été soulagées qu'après avoir rendu par le nez plus de quatre-vingts grands vers, que ces mouches y avaient déposés. L'odorat de cette mouche est admirable. Quelque blessure que l'on ait, et quelque petite qu'elle soit, on l'entend à l'instant voler autour; et il faut, pour s'en garantir, quand on est blessé, ne dormir, le jour, que
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dans un endroit obscur, parce que l'obscurité les chasse.
Les papillons sont très-multipliés, très-beaux, de grande, de petite et de moyenne taille; il y en a de nuit et de jour. Quelquesuns de ceux-là qui sont très-petits entourent la lumière en si grand nombre, qu'ils l'interceptent. Une autre espèce, grande et brunâtre, dépose ses vers enveloppés d'une espèce de bave, sur la chair des personnes qui dorment toutes nues ou sans couverture, et les petits vers s'introduisent sous la peau, sans qu'on le sente. Il en résulte un petit bouton qui démange: la partie s'enfle, et l'on éprouve une douleur assez vive. Les habitans de la campagne voient à l'instant ce que c'est: ils mâchent du tabac, et crachent sur la piqûre: ils la pressent ensuite fortement avec les doigts, et il en sort cinq à six vers velus, d'une couleur obscure, longs d'environ un demi-pouce, sans que cela produise aucunes mauvaises suites.
Quelques habitans du Paraguay sont aussi sujets à une espèce de gale toute différente de la commune: il se forme dans chaque bouton ou pustule un petit insecte gros comme une puce, mais blanc. Les femmes
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ordinairement les enlèvent aux malades, en les tirant des pustules, un à un, avec la pointe d'une épingle, au moyen de quoi le malade guerit. J'en ai vu extraire jusqu'à soixante des seules fesses d'un chanoine: il semble que ce ver he s'engendre pas par accouplement, mais qu'il provient de la disposition des humeurs du corps du malade. Les vers que l'on trouve dans les rognons de l'aguara - guazu paraissent avoir la même origine.
Quoiqu'il y ait beaucoup d'espèces de sauterelles, et entr'autres une qui fait, en volant, un bruit semblable à celui d'un petit grelot, je ne parlerai que de celle qui dévore tout, sans rebuter ni linge, ni drap, ni colon, ni soie, non plus qu'une espèce de plante, excepté le melon et les oranges; encore manget-elle les feuilles de l'oranger. Cet insecte arrive au Paraguay, dans les premiers jours d'octobre, par bandes si considérables, qu'il y en eut une que je pris de loin pour un nuage, et qu'il lui fallut deux heures pour passer. Cependant ces sauterelles ne causent pas de très-grands dommages. Quoiqu'elles descendent à terre et qu'elies y rongent tout, comme la culture se réduit à peu de chose, on garantit les endroits cultivés en les effarouchant avec
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des branches. Quand ces légions ailées quittent le pays, on sait d'avance que l'année suivante, il n'y aura point de sauterelles, ou qu'on en verra tout au plus quelque bande, comme celle dont je viens de parler. Mais si cette troupe s'arrête sur des terrains durs, elle y creuse avec la partie postérieure de son corps, des trous qui contiennent chacun 40 ou 60 œufs. C'est alors que commence l'affliction, parce que les œufs éclosent au mois de décembre. Il en sort de petites sauterelles noirâtres, qui se réunissent par bandes très-serrées, et qui s'élargissent à mesure que les insectes grandissent. Alors elles changent de peau, et prennent une couleur verdâtre avec des taches noires. Elles dévorent tout, jour et nuit: jusqu'alors, elles n'ont fait que sauter. A la fin de février, elles changent encore de peau; la couleur noire disparaît, elles deviennent brunes-claires, et leurs ailes se fortifient, quoiqu'elles ne volent pas encore. A cette époque, elles couvrent quelquefois totalement de grandes étendues de terrains: cela est au point, que j'ai fait deux lieues en marchant continuellement sur ces insectes. Ils ne cessent de tout dévorer, que lorsqu'ils se sentent assez de forces pour monter sur les arbres et
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sur les buissons, qu'ils couvrent entièrerment. Ils y sont comme immobiles, et restent quelquefois huit jours sans manger. Enfin, lorsque ces sauterelles trouvent quelque nuit favorable à leurs vues, et sur-tout éeclairée par la lune, elles partent, sans que l'on sache où elles vont; mais il est naturel de croire que c'est du côté du nord. Elles ne reviennent jamais, ou tout au plus au mois d'octobre, pour répéter le manège que j'ai décrit. Ce fléau est rare à Buenos-Ayres: les habitans de cette ville se moquent assez souvent de ceux du Paraguay, en leur disant que, s'ils sont si souvent incommodés par les sauterelles, c'est en punition du mauvais traitement qu'ils firent éprouver à un évêque. Mais ceux-ci répondent qu'ils out toujours traité ces prélats mieux qu'ils ne le méritaient, et que la raison alléguée est si fausse, qu'ils ont toujours des sauterelles lorsqu'il leur arrive un évêque, et qu'ils n'en ont point quand le siége est vacant; et ils citent des exemples.
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Des Crapauds, des Couleuvres, des Vipères et des Lézards.
JE n'ai entendu coasser qu'une seule grenouille d'Espagne, sur un petit étang qui se trouve dans la ville même de l'Assomption, ce qui me fait soupçonner qu'on n'en trouve pas ailleurs dans le pays. En général, on n'y distingue pas les grenouilles des crapauds; et c'est le dernier de ces noms qu'on applique à tous les animaux de cette famille. Au Chaco, il y a quelques crapauds, qui peuvent peser plusieurs livres; et il y en a d'autres très-grands, que l'on voit sauter dans tous les terrains bas, quand il y a de l'humidité. Ils ne sont ni trop lourds ni trop ventrus, et l'on dirait qu'ils ont des oreilles droites comme des cornes. On en trouve quelquefois de taille médiocre, sous des troncs d'arbres, et l'on dit qu'ils sont venimeux, au point de faire périr les chiens qui les mordent. Dans tous les lacs et dans tous les endroits inondés, on entend
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fréquemment un cri fort et lamentable, que l'on pourrait confondre avec les cris d'un enfant du plus bas âge. Ce cri vient d'un petit crapaud qui n'a pas plus d'un pouce de long. Un autre, qui est blanchâtre, grand comme la grenouille d'Espagne, et qui saute peut-être avec encore plus de légèreté, ne se trouve jamais, ni dans l'eau, ni sur la terre, mais seulement sur les branches des arbres, dans l'intérieur des feuilles de maïs, parmi la paille dont on couvre les maisons à la campagne, ou sous les tuiles. Il monte avec facilité, soit en sautant, soit en s'accrochant à l'écorce des arbres ou aux irrégularités saillantes des murs 1. Son cri, qui n'est pas désagréable, se réduit à une syllabe un peu différente pour le mâle et pour la femelle, qui se répondent l'un à l'autre: on ne l'entend que lorsqu'il doit pleuvoir.
Au Paraguay, on donne généralement le nom de Boý à toute espèce de vipère ou de couleuvre, et on distingue chacune par des
1 C'est sans doute une rainette. Ces reptiles se distinguent des grenouilles et des crapauds par les pelottes lenticulaires qui sont à l'extrémité de leurs doigts, et à l'aide desquelles elles peuvent se coller sur des corps lisses. (C. A. W.)
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noms que je conserverai. Quoique je ne les connaisse pas toutes, je ne laisserai pas d'en nommer un grand nombre. On sait que ces reptiles sont fort sensibles au froid, qui les engourdit totalement; mais lorsque le vent du nord (vent chaud dans ce pays-là) produit un tems lourd, ils sont légers, dispos, et plus dangereux que jamais. Aucun d'eux ne monte sur les arbres, excepté le curiyú, qui ne passe pas les branches les plus basses; et jamais je n'en ai trouvé dans l'intérieur des bois. Ils vivent ordinairement dans les plaines, dont ils préfèrent les endroits les plus bas, parce qu'ils y trouvent de l'herbe assez haute pour les cacher, et des apereás et des souris à foison pour leur nourriture. Je crois cependant que tous ces reptiles sont amphibies et bons nageurs. Ils marchent, en formant avec leurs corps des replis toujours horizontaux, et en s'appuyant sur leurs écailles latérales, qu'ils relèvent. Ils mangent des œufs, des oiseaux, des souris, des apereás, des crapauds, des grenouilles, des poissons, des grillons et autres insectes, et même ils se dévorent les uns les autres. Pour saisir leur proie, ils n'emploient d'autre moyen que l'adresse et la surprise, Ils s'en approchent petit-à-petit, parce
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qu'ils ne sautent jamais; et si elle est de force à se défendre, ils se roulent autour, et la serrent, jusqu'à ce qu'elle soit fatiguée. Si cette proie est un animal à poil, ils l'avalent, en commençant par la tête, pour que l'introduction en soit plus facile. Il n'y a peut-être pas au monde d'animal qui ait autant d'ennemis que les couleuvres et les vipères de ces contrées, puisqu'elles sont poursuivies sans relâche par toutes les espèces d'aigles, de milans, de faucons, de cygognes, de hérons, par les iguanes, par l'homme, par les incendies si fréquens dans ces plaines, et par les individus de la même famille qui se dévorent les uns les autres; de sorte que leur mortalité journalière est plus considérable que je n'oserais le dire. Pour se défendre, ces animaux n'ont à peine d'autre ressource que de mordre, ou de se cacher dans des trous de souris ou de tatous, ou bien dans les paconales, ou pâturages où l'herbe est grande. Il ne faut pas beaucoup de tems aux cygognes et aux hérons pour prendre ces reptiles, parce que la longueur de leur bec et de leur cou leur donne tout l'avantage. Aussi les prennent-ils du premier coup, en les saisissant près de la tête qu'ils serrent un peu pour les
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tuer, et ces oiseaux les avalent dans un instant, Mais les aigles et les autres oiseaux de proie qui ne chassent que pendant le jour, sont obligés de se battre dans les règles. Pour approcher des couleuvres ou des vipères, ces oiseaux se présentent de côté, en se faisant un bouclier d'une de leurs ailes, qu'ils déploient à moitié, et qu'ils laissent tomber jusqu'à terre. Ils tâchent en même tems de piquer le reptile à la tête, et c est ainsi qu'ils les tuent, et qu'ils les mangent, après les avoir dépecés.
Quoique les couleuvres et les vipères aient la même figure, et que tout ce que je viens de dire leur convienne également, ces animaux diffèrent cependant, principalement en ce que les couleuvres ne mordent point, ou en ce que leurs morsures ne produisent d'autres effets que ceux qui résulteraient d'une blessure ordinaire; tandis que toutes les vipères ont un venin plus ou moins actif, le plus souvent mortel, et qui quelquefois même produit son effet au bout de quelques heures. Il y a des personnes qui disent que toutes les vipères sont vivipares, et que leurs petits, qui sont au nombre de quarante ou de soixante, sont en état de subsister seuls en veuant au monde, et que les couleuvres
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pondent des œufs que le soleil fait éclore. Cette différence pent être certaine; mais elle est contredite par d'autres personnes, qui prétendent que tous ces reptiles sont également vivipares. D'autres disent aussi que les petits des vipères déchirent le ventre de leur mère pour s'ouvrir une issue: mais c'est une erreur; car j'ai observé le contraire sur une quiririo qui mit bas quarante-cinq petits. Les habitans de la campagne disent avoir été témoins d'un fait bien singulier relativement aux vipères exclusivement. Quand une femelle est en chaleur, disent-ils, on voit se réunir une grande quantité de mâles, soit de son espèce, soit de toute autre, qui s'entortillent autour de la femelle, sans se mordre les uns les autres, quoique chacun tâche de satisfaire ses desirs. Le peloton qu'ils forment est de la grosseur de la tête. Cependant ce fait semble être contredit par le genre de vie de la vipère appelée quiririo, qui paraît former des couples ou s'apparier, comme nous le verrons. Je vais indiquer à présent les couleuvres que je connais, et ensuite les vipères.
Le curiyú est une grosse couleuvre d'un aspect effrayant, lourd sur terre, mais non pas dans l'eau, imbécille, et qui ne mord point. Ce
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reptile vit habituellement dans les lacs et dans les rivières, ou dans les environs; mais je ne crois pas que, du côté du sud, il passe le 31.e degré de latitude. Il monte quelquefois sur les barques ou bâtimens qui naviguent, en s'accrochant au gouvernail, pour manger les poules, et même le biscuit, à ce qu'on dit; et quelques personnes assurent qu'il suit ces bâtimens à la piste, d'un jour à l'autre. Il doit naturellement se nourrir de poissons, d'apereás, et peut-être quelquefois de loutres et de petites quiyás ou capibaras, parce que ce sont les animaux les plus à sa portée. Quand sa faim est satisfaite, il monte ordinairement sur quelque petit arbre, où il se suspend à quelque branche par le milieu du corps, pour dormir au soleil. La plus grande de ces couleuvres que j'aie vue, avait dix pieds et demi de long, et sa grosseur égalait celle du mollet d'une jambe ordinaire. Elle était tachetée de noir et de blanc-jaunâtre. Les relations des conquérans de l'Amérique exagèrent beaucoup ces mesures, et rapportent une infinité de fables sur cette couleuvre, qu'ils supposent être adorée par les indiens; mais je m'en tiens à ce que j'ai vu, sans faire aucuu cas de ces exagérations outrées. Un gouver-
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neur de cette, province écrivit à la cour, que quelques-unes de ces couleuvres étaient assez grandes pour avaler, non-seulement un homme et un cerf avec ses cornes, mais même une vache, et qu'elles attiraient de loin leur proie par la force de leur baleine. Les indiens sauvages tuent autant de ces couleuvres qu'ils en rencontrent, et les mangent
Celle qu'on appelle boy-hobý, à cause de sa couleur, est une, couleuvre plus souple qu'aucune autre, très-légère à la course, longue à-peu-près de trois pieds, mince à proportion, d'un vert tendre, et je l'ai toujours rencontrée dans les champs.
C'est aussi là que, l'on trouve celle qu'on nomme nuazo, ce qui signifie ver des champs Elle est de la longueur de l'hoby; mais sa tête est plus forte, la grosseur totale un peu plus considérable: elle est moins souple; elle a le cou plus mince; sa couleur est d'un brun obscur; sa démarche est assez lourde.
Celle qu'on appelle vipère à deux têtes, n'est rien moins que cela, mais un être très-différent et singulier. Elle est longue environ d'un pied, d'une couleur blanchâtre argentée et luisante, de la grosseur du pouce, le museau assez pointu, et sans queue, quoique toutes
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les autres en aient: son corps se termine brusquement sans la moindre diminution dans son diamètre. C'est ce qui lui a fait donner le nom qu'elle porte, et qui cependant ne lui convient pas, puisqu'elle n'a point les deux têtes qu'on lui attribue, et qu'elle ne marche point à reculons, comme le disent quelques personnes. Elle habite et vit comme les vers ordinaires, toujours sous terre, ou n'en sort que rarement. Comme cette couleuvre vit dans des galeries souterraines, qui n'ont que la largeur nécessaire, quoiqu'elles soient longues et profondes, on pourrait croire qu'elle ne vit que de terre et de vers; mais j'en ai vu une saisir par la patte un petit poulet, qui par hasard était entré dans le trou: la couleuvre, sans sortir de son nid, tâchait d'y faire entrer le poulet; mais elle n'y réussit pas, parce qu'il était trop gros, et parce qu'un enfant l'en empêcha. Ce reptile est assez lourd sur terre; et comme je présume qu'il n'y a qu'un individu dans chaque trou, j'ignore comment oette espèce se multiplie. Elle est commune au Paraguay, et je ne l'ai jamais vue au-delà du 30.e degré de latitude sud. Je vais à-présent indiquer les vipères.
La fiacaniná est de toutes les espèces la
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plus grande et la plus commune à la campagpe. Elle peut avoir cinq ou six pieds de long: elle est de la grosseur du poignet, d'un brun clair, et la tête est grande à proportion du corps. J'en ai vu une qui était à avaler par la queue une couleuvre ñuazo de grande taille, et qui cependant ne la, mordait pas, puisque tous ses efforts se réduisaient à tâcher de s'échapper. J'ai observé dans cette occasion, ainsi que dans d'autres, que lorsque les couleuvres ou les vipères sont occupées à avaler leur proie, rien ne les épouvante, et que, quelque rapproché qu'on en soit, elles continuent tranquillement leur opération, comme si elles n'avaient rien vu ni entendu. J'ai observé également que, dès que leur faim est assouvie, elles s'endorment, et restent comme engourdies, La ñacaniná est si légère, qu'elle saute quelquefois pour mordre aux jambes les cavaliers qui galoppent. Elle s'appuie sur la queue pour sauter, et c'est toujours à reculons; de sorte que pour la tuer, il faut l'attaquer par devant. C'est de toutes les espèces la moins venimeuse. Aussi sa morsure se guérit - elle souvent avec les faibles remèdes que l'on connaît dans le pays.
La quiririo est en général connue des es-
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pagnols sous le nom de vipère de la croix, parce qu'elle a une espèce de croix noire sur le front. Elle a à-peu-près deux pieds de long, le corps gros à proportion, la tête assez grosse, le cou mince, et elle a de belles taches noires en compartimens. Elle est des plus communes, et elle entre assez souvent dans les maisons et dans les appartemens au Paraguay: elle se glisse même quelquefois dans les lits, comme je l'ai éprouvé moimême; car j'en vis une dont la moitié sortait du mien, où elle était comme suspendue. C'est ce qui me détermina à ne faire faire mon lit qu'au moment même où j'allais me coucher. Quand une fois il en est entré une quelque part que ce soit, on craint toujours d'en trouver une autre avant deux jours, d'après l'expérience qu'on en a faite. Il s'ensuit que cette vipère vit par couples, mâle et femelle ensemble, et que son odorat est excellent. Du reste, elle est des moins agiles, et son venin est si actif qu'on n'en réchappe guères. On assure qu'il y en a une autre espèce connue sous le même nom; mais je ne l'ai pas vue.
Je n'ai vu qu'une seule vipère de l'espèce appelée boý-chiný au Paraguay, ce qui prouve sa rareté, et peut-être son peu de fécondité.
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Elle est très-lourde, longue d'environ trois pieds; sou corps est vigoureux; il n'esl pas parfaitement rond, mais plutôt en forme de prisme triangulaire, d'un brun clair mêlé de jaunâtre, tacheté de noir, et il se termine par une espèce de sonnette bien connue, et que les espagnols appellent grelot. Son poison passe pour être très-actif.
Mais celui de la ñandurié l'est bien plus, puisqu'il tue infailliblement en très-peu de tems. Cependant cette vipère n'est pas plus grosse qu'une grosse plume, et sa longueur n'excède pas un pied; de manière qu'elle peut se cacher par-tout. Sa couleur est d'un brun grisâtre, et elle n'a guères d'agilité. Elle habite ordinairement les campagnes et les lieux où il y a de petits buissons; mais elle n'est pas très-commune, et je n'en ai pas vu au-delà du 28.e degré sud.
J'ai souvent entendu parler d'une vipère nommée boy-pé, que je n'ai jamais vue, et qu'on suppose être une des plus venimeuses. On dit qu'elle peut avoir trois pieds de long, mais que son corps est si comprimé ou si plat dans toute sa longueur, qu'elle ressemble à une courroie de couleur obscure. On ajoute que, lorsqu'elle est irritée, elle se gonfle.
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Quelques espagnols appellent vipèire de corail celle que les naturels du Paraguay nomment boy - chumbé, ce qui signifie vipères à ceintures. Je ne l'ai vue qu'au nord du 29.e degré: elle est très-lourde, et comme imbécille. Cependant on dit que c'est la plus ardente et la plus active de celles qui forment le peloton dont j'ai déjà parlé. Elle peut avoir trois pieds de long; son corps est rond, sa peau est de la plus grande beauté; de sorte qu'il est impossible de la confondre avec les autres. Tout son corps, y compris la tête, est partagé alternativement par trois bandes; l'une d'un blanc-jaunâtre, l'autre noire, et la troisiéme rouge, en continuant ainsi jusqu'au bout de la queue. Ces couleurs sont si vives et si brillantes, qu'on pourrait employer la peau de ce reptile pour des fourreaux d'épée et autres ouvrages de ce genre. Quant à son venin, je n'ai pas eu occasion d'en voir l'effet; les uns disent que c'est le plus actif de tous, d'autres soutiennent que cet animal n'est point venimeux, et qu'il appartient au genre des couleuvres; d'autres assurent, mais sans vraisemblance, qu'il ne mord pas, mais qu'il pique avec la pointe de la queue.
Heureusement aucune de ces vipères n'at-
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taque personne, et elles ne mordent que pour se défendre, c'est-à-dire quand on les attaque ou quand elles ont peur. Cela est si vrai, que ces vipères, pour se mettre à l'abri, se glissaient souvent sous la peau de vacbe qui me servait de lit ou à mes gens en pleine campagne, sans faire aucun mal Quelquefois même nous les sentions passer sur nos jambes et sur nos corps; et, dans ces occasions, on ne risque rien, pourvu qu'on se tienne tranquille. En considérant ces vipères relativement les unes aux autres, il paraît que l'activité du venin est en raison inverse de la grandeur, puisque celui de la plus grande espèce n'est pas toujours mortel, et que celui de la plus petite l'est toujours. Il paraît également prouvé que cette même activité est en raison directe de la lenteur et du peu d'agilité de ces vipères, puisque les moins agiles, telles que la quiririo, la chiný et la nandurié, sont plus venimeuses que la ñacaniná, qui de toutes est la plus légère. En effet, il paraît naturel que l'espèce la moins agile ait un genre de défense plus efficace. Indépendamment de tout cela, l'activité du venin dépend beaucoup de la chaleur ou de la saison, parce que lorsqu'il fait froid, ces animaux mordent
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à peine, et leur morsure n'est pas dangereuse. Cela dépend aussi naturellement du degné d'irritation du reptile, et enfin du sujet même qui reçoit la morsure. En effet, les chevaux et les chiens ne manquent jamais d'enfler et de mourir au bout de trois ou quatre heures; et l'on trouve des gens qui assurent que les morsures de ces vipères ne sont presque jamais mortelles pour les personnes qui souffrent: beaucoup du mal vénérien.
Le moyen que j'employai pour me préserver des vipères, se réduisit à porter toujours de bonnes bottes, En effet, quoiqu'elles les percent avec leurs dents, le venin ne pénètre pas la chair. Outre cela, j'avais soin de n'aller à pied que le moins que je pouvais, dans. les. pâturages; et quand il fallait m'arrêter pour manger ou pour dormir, j'a vais soin avant tout, de réunir tous mes chevaux et de leur faire piétiner le, terrain, pour en faire sortir les vipères, au cas qu'il y en eût, Du reste, on ne connaît dans le pays aucun spécifique contre ce genre de poison; mais comme les malades veulent toujours des remèdes, les uns leur font boire de l'huile, lorsqu'il y en a à portée; et c'est ainsi que j'ai sauvé quelques-uns de mes gens. D'au-
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tres mettent sur la blessure la moitié d'un oignon chaud, coupé horizontalement; d'autres sucent fortement la blessure; d'autres y font une ligature, ou même au-dessus, avec une lanière de peau de l'espèce de cerf appelé guazu-tý. La plupart de ceux qui ont été mordus en meurent, et quelques-uns de ceux qui en réchappent, demeurent à moitié fous ou imbécilles.
Le plus grand lézard ne passe pas les 31 degrés sud. Au Paraguay on l'appelle yacaré; quelques espagnols lui donnent le nom de cayman. On le trouve dans presque tous les lacs, et même dans les rivières dont le courant n'est pas fort; soùvent on ne voit que ses yeux hors de l'eau; mais, vers midi, il sort pour dormir sur le sable du rivage, et aussitôt qu'il entend du bruit, il se précipite dans l'eau, Sa longueur totale est de huit pieds, dont la queue fait presque la moitié. La forme de cette queue est singulière: sa moitié postérieure est triangulaire et prismatique, et on voit s'élever tout au long des écailles en forme d'épi. La tête est plate par-dessus, longue, et le museau si fendu que, depuis l'angle de la gueule jusqu'au bout du museau, il y a quatorze pouces. Ce reptile n'a point de dents
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incisives; la mâchoire inférieure commence à la pointe par deux crochets, ou deux dents canines d'un pouce de longueur: ces dents ressortent en haut par deux trous percés dans la mâchoire supérieure, lorsque la gueule est fermée. On trouve ensuite, de chaque côté, deux dents cylindriques non tranchantes, puis une autre dent incisive; ensuite six molaires suivies d'une autre dent incisive, et enfin huit molaires entièrement semblables aux autres. Les dents sont disposées de même à la mâchoire supérieure; et toutes ces dents, incisives et molaires, sont placées de manière qu'on dirait que l'animal ne peut en faire usage pour couper, ni même pour déchirer sa proie, et qu'il est obligé d'avaler les poissons sans les mâcher. Le dessus de son corps est recouvert d'une peau de couleur obscure, au-dessous de laquelle il y a des écailles impénétrables aux balles de fusil. Il en a également en-dessous, de manière qu'on ne peut le tuer qu'en le frappant aux yeux, qu'il a très-petits, ou aux flancs; et encore il ne tombe jamais sur le coup. Il pond une soixantaine d'œufs, de la grosseur de ceux d'une oie; ils sont blancs et leurs coques sont rudes: il les enterre dans le sable, et les abandonne
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au soleil pour les faire éclore. Les indiens sauvages mangent avec plaisir les œufs, ainsi que la chair du yacaré, qui est blanche et très-bonne. On reconnaît ordinairement l'endroit où se trouve cet animal, à l'odeur du muse qu'il répand, et l'on dit qu'il a près des reins deux bourses qui sont remplies de cette liqueur. Il ne s'éloigne pas de l'eau, et sa démarche est lourde; ainsi on ne le craint pas sur terre. J'ai cependant observé que ce lézard saisit un jour avec la gueule un barbet qui nageait, qu'il l'entraîna au fond de l'eau où il le noya, et qu'on trouva le lendemain le cadavre entier. Plusieurs relations et plusieurs histoires d'Amérique parlent d'un cayman ou crocodile, qui, selon leurs auteurs, dévore les hommes et les quadrupèdes, et les poursuit vivement à terre, où l'on prétend qu'il est très-léger. Ces auteurs nous dépeignent la manière de le chasser; et le père Gumilla, dans sa description de l'Orénoque, pays où je crois qu'il n'a jamais été, ajoute que ces caymans ont dans l'estomac une panerée de cailloux. Mais ceux dont je parle se comportent exactement comme je l'ai dit, ni plus ni moins; et si ceux dont parlent ces relations sont de la même espèce, comme je le présume, ces relations
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ont besoin d'être modifiées pour être conformes à la vérité.
L'yguana est un lézard qui ne passe pas les 28 degrés vers le nord. Il habite dans les endroits secs et sur le bord des bois; mais, quand on le poursuit, il se jette aussi à l'eau, s'il en trouve à portée. Il court très-vîte, et se nourrit de fruits, de crapauds, de vipères, d'œufs et de petits poulets. Il ne monte pas sur les arbres, et creuse des trous où il passe l'hiver, endormi ou engourdi, et sans manger. Sa longueur totale est de 44 pouces, dont la queue en fait 27 ½ Il a cinq doigts aux pattes de devant, et autant à celles de derrière: le yacaré n'en a que quatre à celles-ci. Il a le trou auditif recouvert par une membrane légère et transparente; et sa langue est fendue à un pouce de l'extrémité. Ses dents sont grosses et coniques; les molaires sont cýlindriques: son corps est couvert de petites écailles perlées et d'autres noires, qui forment des rangées transversales; mais, à la queue on voit des anneaux alternativement de l'une et de l'autre couleur.
Le teyú-guazú habite à-peu-prèes les mêmes lieux que l'yguana, mais sur-tout depuis le 28.e degré de latitude vers le nord. Ses mœurs
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sont absolument les mêmes; il est long de 37 pouces ½, dont 21 ¾ pour la queue. Il ressemble aussi à l'yguana par ses doigts, sa langue, ses organes auditifs et ses formes. Il a, le long de l'épine du dos, une bande noire, et une autre de chaque côté. Ces trois bandes sont bien séparées par de jolis dessins d'écailles blanches et noires. Les huit derniers pouces de la queue sont également noirs, et le reste est orné de dessins disposés transversalement et séparés par des bandes noires. Je crois que les mâles ont le ventre moins gros que les femelles, et qu'ils n'ont point de bandes ou lignes noires sur le dos ni sur les côtés, et disposées en long, et qu'ils sont au contraire parsemés transversalement de lignes noires séparees par des dessins.
Le lézard vert, on teyú-hobý, est très-commun dans les buissons, où on le trouve à la fin d'octobre: à l'entrée de l'hiver il se cache dans ses trous. Il a 9 pouces de long, y compris la queue, qui en a 5 ½ Il diffère des deux précédens, en ce qu'il n'a que quatre doigts aux pattes de derrière, comme le yacaré. Ses couleurs sont belles, sa tête est d'un verd d'émail, qui se prolonge en formant une ligne le long de l'épine du dos; et cette ligne
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est flanquée de deux autres qui commencent à la tête et qui sont violettes: on en voit ensuite une autre trèes-étroite, d'un blanc vif; puis une autre, d'un violet plus clair, un peu mêlée de noir; après, une autre ligne blanche en forme de petit cordon, et enfin une dernièere ligne violette. Ces bandes ou lignes continuent jusqu'au bout de la queue, mais le verd y dégénère bientôt en violet.
Il y a, au Paraguay, un caméléon qui ne fuit pas comme les lézards, quand on s'en approche, et qui attend la bouche ouverte, en gonflant sa peau, et sur-tout celle de la mâchoire inférieure. Il a la tête plus courte que les lézards, dont il diffère aussi en ce que sa langue n'est point fendue, mais ronde, grosse, et si large qu'elle lui remplit la gueule comme celle des crapauds. Le trou auditif est aussi plus petit, placé plus en arrière, et il coïncide avec l'angle de la gueule. Il pond sept œufs blancs; du reste, il ressemble pour les formes au lézard dont j'ai parée. Sa longueur totale est de 8 pouces , dont la queue fait 5 . On lui voit sur le chignon deux lignes d'un jaunâtre obscur, qui s'étendent sur l'épine du dos jusqu'à la queue, et qui sont accompagnées de chaque côté par une autre
I. a. 16
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ligne plus claire et plus large. Il en est de même de la queue; mais elle a de plus sur les côtés, des taches triangulaires d'un jaune brun.
On trouve dans les mêmes endroits un autre caméléon qui attend aussi son agresseur, la gueule ouverte et en se gonflant la peau: il vit sur les arbres, où il saute de branche en branche, en s'appuyant un peu sur l'extrémité de sa queue qu'il recourbe. J'en gardai un pendant un mois dans ma chambre, sans qu'il prît aucune nourriture. Sa figure ressemble à celle du lézard vert; ses doigts sont disposés de même; mais le nez est au milieu de l'espace compris entre les yeux et le museau, et on n'aperçoit pas le trou auditif, qui doit être très-petit. Sa longueur totale est de 13 pouces 2/2, dont la queue forme 8 ¾. La tête est d'une couleur blanchâtre brune. De l'angle postérieur de l'œil sort une raie noire, qui, après avoir suivi le cou, se termine en ligne courbe à la racine du bras. Après celle-là il en vient une autre qui tombe parallèlement de l'épaule; et on en voit sous les yeux une autre qui aboutit également à la racine du bras. Ce qu'il y a de plus remarquable sur le corps, se réduit à quelques taches blanches de plus de deux lignes, et à d'autres qui sont noires et dispo-
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sées également sur un fond brun; mais les flancs sont blanchâtres, avec des raies noires et étroites qui tombent en zig zag et en travers. Ses couleurs sont plus ou moins vives.
Je sais qu'il y a encore au Paraguay un autre caméléon que je n'ai point vu, mais qui, dit on, ressemble beaucoup par ses formes à un crapaud, quoiqu'il en diffère, en ce qu'il a une queue longue et mince comme celle d'une souris.
Il y a un petit lézard très laid, â tête courte, qui a sur chaque œil un petit tubercule, et sur le long de l'épine du dos et jusqu'à la moitié de la queue, une espèce d'épi ou de tranchant très-remarquable. Il a 7 pouces 2/6 de long, dont la queue en forme 4½, et cinq doigts à toutes les pattes. Le dessus du cou jusqu'à la queue est de couleur obscure, ainsi que les quatre pattes; mais le chignon est plus clair, et traversé par des lignes plus obscures. On entrevoit aussi cinq angles, formés par des lignes noires dont la pointe est dirigée en arrière. La queue ressemble au dos.
Il y a encore un autre lézard beaucoup plus petit, et d'une couleur bien plus obscure que le petit lézard commun d'Espagne, et dont la queue est beaucoup plus longue.
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Des Quadrupèdes et des Oiseaux.
J'AVAIS pris des notes sur les quadrupèdes de ces contrées; mais ne sachant si elles méritaient qu'on en fit quelque cas, je les envoyai en Europe pour les soumettre en particulier au jugement de quelque naturaliste; et j'eus soin d'avertir que je ne croyais pas mon manuscrit en état d'être publié, parce que j'espérais augmenter et corriger le tout, dans les voyages que j'allais entreprendre, et qui devaient me fournir de nouveaux quadrupèdes, de nouveaux renseignemens et de nouvelles réflexions. Cependant on publia l'ouvrage en français, incomplet comme il était, sans m'en donner avis, et même contre mon intention. Par conséquent, je ne puis être responsable des fautes ou des erreurs que l'on peut y trouver, sur-tout dans la partie critique que j'avais rédigée à la hâte. De retour en Europe, je publiai en espagnol mes notices corrigées et très-augmentées. C'est à ce der-
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nier ouvrage que je renvoie mes lecteurs; et je me contenterai de donner ici une idée des quadrupèdes du Paraguay, et d'indiquer les points principaux de la critique, ou de ma manière de juger plusieurs auteurs cités par Buffon. Mais comme je n'ai lu d'autre ouvrage que celui de ce dernier auteur, en trenteun volumes avec douze de supplément, c'est aussi de lui que je tirerai mes citations, Le but que je me suis proposé dans cette critique n'a pas été de décider, ni même de prétendre être cru sur ma parole, sur-tout quand j'emploie ces termes: Je soupçonne, je croirais volontiers, je crois, etc.; parce que toutes ces expressions n'ont rien d'affirmatif. Quand je veux affirmer, je dis cela est. Je n'ai pas en non plus l'intention de blesser personne; j'ai voulu seulement détruire des erreurs, réveiller l'attention des savans, et les excitet à éclaircir la vérité en consultant les auteurs. De plus, je donnerai la notice des animaux que j'ai pu reconnaître dans le magnifique cabinet impérial de Paris, qui est aussi varié que curieux, afin qu'on puisse les examiner, les comparer et les connaître. Il est vrai que tous ne sont pas adultes, que les couleurs de la plupart sont altérées, et que l'on n'a pu
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conserver à tous leurs formes naturelles. Les noms aussi n'ont pas éprouvé moins d'altération, comme je le fais voir dans mon ouvrage espagnol; de sorte qu'ils seraient inintelligibles dans le pays habité par ces animaux. Enfin, comme j'ai reconnu quelqaes erreurs que j'avais commises dans cet ouvrage, j'en ferai l'aveu dans celui-ci, où l'on verra aussi que je regarde comme douteuses des choses que j'avais.d'abord affirmées 1.
Le mborebi ou tapir est un des plus grands animaux d'Amérique, robuste, à formes arrondies, long de 73 pouces, dont la queue fait 3.½, et haut de 42 pouces, depuis les pieds jusqu'au haut des épaules ou garrot Sa couleur est obscure et plombée, à l'exception du dessous de la tête, de la gorge et du bout de l'oreille, qui sont blanchâtres. Tous les poils sont courts. Les femelles ont cinq pouces de plups de long. Leur couleur est plus claire. Leur
1 Dans ce. chapitre j'ai retranché du manuserit de l'auteur tout ce qui avait rapport à la désignation de la place occupée par les animaux empaillés du Muséum d'histoire naturelle, parce que j'ad appris que ce Muséum avait subi un nouvel arrangement depuis que M. d'Azara l'a visité; mais comme les numéros qu'il indique sont conservés, je les ai laissé subsister.(C. A. W.)
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petit (elles n'en ont qu'un à-la-fois) est de la mê;me couleur, avec des taches blanches aux quatre pattes, et des bandes d'un blanc jaunâtre le long du corps. Cette livrée disparaît au bout de sept mois. Le cou est long, plus gros que la tête, et surmonté, dans toute sa longueur, par une arrête courbe qui commence à l'épaule., et qui remonte jusqu'aux oreilles, où elle a plus de deux pouces: elle descend ensuite jusqu'en face des yeux, et elle est accompagnée dans toute sa longueur d'une crinière rude, et longue d'un pouce et demi. La partie supérieure du museau fait une saillie de 2 pouces et demi; mais l'animal a la faculté de le dilater au double, de le contracter ou raccourcir, et en un mot de faire de ce museau le même usage que l'éléphant de sa trompe. Les dents n'annoncent point un animal carnacier, et la tête est très-comprimée par les côtés. Les doigts sont gros et courts. Il en a trois par-derrière et quatre par-devant; mais le doigt ou ergot extérieur des pattes de devant ne touche pas à terre. Sa chair est bonne à manger, et il n'y a rien de plus aisé que de l'apprivoiser. Mais cependant, c'est un animal nuisible, parce qu'il mange tout ce qu'il rencontre, même la toile.
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quoique, dans son état de liberté, il ne vive que de végétaux. Il nage parfaitement, et ne sort que la nuit: le jour, il se cache dans les bois. On dit que ses ongles réduits en poudre guérissent l'épilepsie.
Il y a au Muséum d'histoire naturelle de Paris deux individus de cette espèce, dont la peau est un peu trop bourrée. Un d'eux, n.° 448, conserve l'arrête qui s'élève le long du cou; mais on a rendu mal-à-propos cette arrête méconnaissable dans l'autre. Ils portent le nom de tapir, donné à cet animal par Buffon, qui l'appelle aussi anta et maypuri, comme à Cayenne 1.
On comprend sous le nom de curés ou tayazús, toute la famille des porcs et des sangliers. Au nord de la rivière de la Plata, il y en a deux espèces sauvages, qui diffèrent à peine du porc ou cochon ordinaire. La seule diffèrence est que ces deux espèces américaines ont la tête, le cou, le corps et l'oreille plus courts; qu'ils n'ont point de queue, ni d'ergot supérieur aux pattes de derrière. Une autre différence encore consiste en ce qu'ils ont sur le dos, au-dessus des fesses, une fente, d'où distille ou suinte continuellement une
1 Tome XXIII, pag. 271. Supplém. tom, II, P. I.
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liqueur semblable à du petit lait1. Quand on les prend jeunes, ils s'apprivoisent aisément. Il serait avantageux de les transporter en Europe, parce que leur chair est bonne. Il est vrai que ces animaux n'ont qu'une portée de deux petits. On dit que ces petits, au moment de leur naissance, sont tous réunis par le cordon ombilical. La grande espèce appelée tañicati, est longue d'environ 40 pouces, et toute noire, excepté la mâchoire inférieure, et les deux lèvres qui sont blanches. Ses soies sont aplaties. Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, on voit un individu de cette espèce sous le nom de pécari de Guyanne.
La petite espèce nommée taytetú, est plus crourte de cinq pouces; ses soies sont plus arrondies, plus courtes et plus épaisses. Sa livrée est grise, parce que chaque soie a des raies transversales blanches et noires. Le bout de ces soies est noir, et cette couleur domine également au bas dea quatre pattes. Outre cela, on remarque sur quelques individus plus que sur les autres, une bande blanchâtre d'un pouce, qui passe par le garrot, et se
1 On peut ajouter à ces caractères, que leurs dents canines ne se redressent pas pour sortir de la bouche, comme aux autres espèces du genre des cochons. (C. V.)
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termine en ligne courbe à la naissance des côtés du cou. Il est bon d'observer que ces animaux ne poussent aucun cri, quand bien même on leur percerait le cœur à coup de couteau. Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, il y a un individu de cette espèce, appelé pécari.
Il y a quatre espèces de cerfs appelés en général guazús au Paraguay, où on lés distingue par des surnoms. La plus grande, nominée guazú - pucú, a 62 pouces et demi de long, sans compter la queue. Les femelles n'ont que 61 pouces, et sont dépourvues de cornes, ainsi que toutes les autres de cette famille. Ces cornes ont 14 pouces et demi de haut dans les individus adultes, et n'ont chacune que quatre divisions ou andouillers. Le contour de l'œil est d'une couleur blanche qui s'étend sur le côté du museau, et entoure la gueule; mais on voit une tache noire à chaque lèvre. Le dessous de la tête et l'intriéur de l'oreille sont galement blancs; l'estomac et l'entre-cuisse de derrière sont blanchâtres. Le reste du corps est d'un rougebai, except les quatre pattes et le dessous de la queue, qui sont noirs. Les petits, en venant au monde, n'ont pas les mêmes taches
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blanches que les espèces suivantes. Je crois que c'est la biche des baralous, et la biche des palétuviers de Laborde1. Mais je doute que ce soit le coujouacu, etc. de Pison2, le chevreuil de la Louisiane de Dumont, et l'aculliame de Recchi3.
Le guazù-ti est long de quarante-cinq pouces; ses cornes en ont onze, et trois andouillers: il a l'oreille plus étroite et plus pointue que tous les autres. Le dessous du corps, de la queue et de la tête, l'intérieur de l'oreille, et la partie postérieure des fesses sont très-blancs. Le reste des poils est d'un bai-rougeâtre à la pointe, et l'intérieur est d'un brun plombé. Je ne doute pas que la biche des prés de Laborde ne soit de cette espèce4; mais je n'assurerai pas la mê;me chose du coujouacou-apara de Pison et de Marcgrave5, non plus que du Mazame et du Tlathuietmazame de Recchi6 (a).
1 Supplém., tom, v, pag. 202.
2 Tome XII, pag. 92.
3 Tome XXV, pag. 93, cit. (a), et pag. 99, cit. (b).
4 Supplém., tom, v, pag. 202.
5 Tome XII, pag. 92.
6 TomeXXV, pag. 92, cit. (*), et pag. 99, cit. (b).
(a) Dans la traduction française des Essais, on a rapporté cette espèce an cervus mexicanus de Linné.(C. A. W.)
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Le guazú-pitá a quarante-sept ponces; ses cornes en ont cinq, et n'ont point de ramifications. Le devant de la tête est d'un rougeâtre obscur, sans blanc autour de l'œil; mais cette-couleur occupe les lèvres, le dessous de la tête et de la queue, et la partie postérieure du ventre. Le reste est d'un rouge doré vif. Au cabinet impérial de Paris, il y a un cerf rouge, sans nom ni numéro, et qui est un peu pelé sur le dos. Je le crois de cette espèce, quoiqu'il ne soit peut-être pas complètement adulte. Je crois également qu'on doit y rapporter le cariacou de Buffon et de Daubenton, appelé à la Guyanne biche des bois 1, la biche des bois de Barrère, la biche rouge des bois, et la biche des bois de Laborde2. Le quauthl-mazame de Recchi3 y appartient-il également? Je ne fais que le présumer, et il me reste encore beaucoup de doutes.
Le guazú-birá a quarante pouces, et ses cornes n'en ont qu'un: sa couleur est d'un brun bleuâtre; mais en y regardant de plus près, on remarque que les poils ont une pe-
1 Tome XVIII, pag. 126, et tom, xxv, pag. 133.
2 Tom. xxv, pag. 94, cit. (a), et sup., tom, v, p. 202.
3 Tome xxv, pag. 99, cit. (b).
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tite tache claire près de la pointe. En outre, sa queue est blanche par-dessous; les lèvres et le dessous de la tê;te sont blanchâtres; le contour de l'œil, l'intérieur des bras, et la poitrine jusqu'aux cuisses, sont d'un blanc tirant sur la couleur de cannelle. Ces quatre espèces diffèrent aussi, en ce que la première n'habite que les endroits inondés, la seconde les plaines rases et découvertes, et les deux autres la partie la plus épaisse des bois. Je rapporte à cette espèce les petits cariacous de Guyanne, de Buffon et Laborde 1: mais je ne sais si l'on en doit faire autant du temamazame de Recchi et du cervus minor de Barrère 2.
Il y a deux bêtes solitaires, stupides, dormeuses, lourdes, qui n'ont pas la moitié autant de vîtesse que l'homme, qui ne fuient point, et qui attendent leur agresseur assises sur le derrière, pour le recevoir dans leurs bras et l'y serrer avec leurs ongles, qui sont leurs uniques armes, et ne leur servent que pour se défendre; par conséquent elles disparaîtront du monde à mesure que ces contrées se peupleront. Ces animaux ne produi-
2 Tome XVIII, pag. 126, et suppl., tom v, pag. 204.
2 Tome xxv, pag. 92, cit. (*), et pag. 94, cit. (a).
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sent qu'un seul petit, qui se tient accroché sur le dos de sa mère; et le vulgaire croit faussement qu'il n'y a point de mâles dans cette espèce. Ils ne se nourrissent que de fourmis: pour cela ils creusent la fourmilière, et passant rapidement leur langue sur les fourmis qui en sortent, ils la retirent chargée de celles qui s'y sont collées. Mais la petite espèce, qui monte sur les arbres, et qui s'y soutient avec sa queue, mange aussi du miel et des abeilles. La forme de ces animaux est singulière: le corps, la queue et le cou sont très-gros; les oreilles sont trèspetites et rondes; l'œil est petit; la tête est en forme de trompette, longue, moutonnée, et pas plus grosse que le cou; la bouche se réduit à une très-petite fente, et n'est garnie d'aucune espèce de dents; la langue est flexible, pas exactement ronde, charnue, et ils la tirent d'un pied de long quand il le faut. Les pattes de devant ressemblent à des moignons plutôt qu'à des mains: ils n'en font guère usage pour marcher; car ils s'appuient sur la partie dure de la chair, ou sur l'ongle extérieur, qui est le plus gros: les trois autres sont très- courts, n'ont pas même l'apparence de doigts, et à peine peuvent-ils
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les ouvrir un peu. Les pattes de derrière sont mal formées, et ont cinq doigts, dont l'intérieur est le plus court et le plus faible.
La plus grande espèce, appelée ñurumi ou tamanduá1, est longue de cinquante-trois pouces et demi, sans compter la queue, qui en a vingt-huit et demi, indépendamment du bouquet de poils qui la termine, et qui a onze pouces. Sans parler de ces poils, le tronc de la queue est comprimé par les côtés: il n'a pas deux pouces de large à la racine, et il en a quatre dans l'autre dimension. Toute la queue est couverte de poils si longs, qu'il y en a qui ont jusqu'à dix-huit pouces; et le total forme un plan vertical de trente pouces en hauteur et qui n'est pas plus épais ou plus large que le tronc même de la queue. L'ongle du doigt intérieur des pattes de devant a six lignes et demie; celui qui est à côté, et qui est un peu recourbé et très-fort, en a vingt-un; celui du suivant en a trente, et celui de l'extrérieur cinq. Entre les oreilles commence une crinière qui va en augmentant, et qui, à la moitié de l'épine du dos, a six pouces. Dans la partie pos-
1 Essais, tom, 1, pag. 89. Apuntamientos, t. 1, p. 67.
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térieure du corps, les poils sont assez longs; dans l'autre moitié ils sont courts, et dirigés en avant. Vers la fin des reins, on voit naître d'un seul point deux raies noires, qui vont en s'élargissant de chaque côté, et finissent par occuper la moitié inférieure des côtés du cou, le dessous de la tête et du corps, et les deux jambes. Ces deux raies noires sont accompagnées par-dessous de deux autres blanches jusqu'à l'épaule. Sous celles-ci on voit un mélange de couleur blanche et obscure; et il en est de même du resle du corps jusqu'à l'épine du dos. Voilà tout ce qu'il y a de plus remarquable dans les couleurs de ces animaux. Dans la grande collection impériale de Paris, n.° 429, il y a plusieurs individus de cette espèce, dont aucun n'est adulte, sous le nom de tamanoir.
L'espèce appelée caguaré a plus de vingtcinq pouces de long, sans compter la queue, qui en a seize et demi. Cette queue est cônique, n'a pas de longs poils, et en est dépourvue au tiers de sa longueur, près du bout, parce que l'animal s'en sert pour se soutenir sur les arbres. Il sent fortement le musc. L'ongle du doigt intérieur a cinq lignes, l'ongle voisin en a douze, le suivant
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Vingt-cinq, et l'extérieur sept. Son corps est couvert de laine. Le contour de l'œil est d'un noir qui se réunit à celui du museau. La tête, le cou et la poitrine sont d'un blanc jaunâtre qui se termine aux fesses, où cette couleur forme une espèce de capuchon pointu, dont les côtés sont enveloppés en forme de corset, ainsi que tout le tronc, par deux bandes noires qui commencent aux épaules. Il n'y a que les bras, les jambes et la queue qui soient jaunâtres. Les femelles ont moins de noir autour de l'œil, ou quelquefois même elles n'en ont point; et la couleur noire qui forme le corset, s'étend jusqu'aux deux tiers de la queue. Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, n.° 432, il y a un individu mâle adulte de cette espèce, mais dont les couleurs sont très-affaiblies. A côté on en voit un autre qui paraît entièrement noir; et quoiqu'il ait les formes et tout l'extérieur du caguaré, il constitue une variété que je n'ai jamais vue, et qui peut être même une espèce différente. Il porte le nom de tamandua, parce que Buffon le lui a douné, croyant que c'est ainsi qu'on l'appelle au Brésil, en quoi il se trompe, aussi bien qu'en nous donnant pour la figure de cet animal celle
I. a. 17
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du coati Linné le confond aussi avec le ñurumi, qui est le véritable tamandua1. Buffon décrit une autre espèce, qu'il appelle fourmilier 2. Je présumai qu'elle pourrait être apocryphe, ou que ce n'était peut-être qu'un caguaré nouveau né: mais il n'y a pas de doute que je me trompai; car il y a au Muséum, n.° 435, 436 et 437, plusieurs fourmiliers de Buffon différens des miens.
Dans le pays que je décris, la famille des chats est la plus nombreuse parmi les quadrupèdes, puisque j'en connais neuf espèces. Il y en a trois qui sont grandes et robustes. Les autres pourraient s'apprivoiser aisément; elles seraient plus belles que le chat ordinaire, et plus utiles pour se délivrer des souris. Leurs formes, leurs gestes et leurs manières sont absolument semblables à celles du chat; ainsi il est inutile d'en parler.
Le yaguareté, que les espagnols appellent tigre, ne diffère pas, pour la couleur, de la panthère, que tout le monde connaît; mais il a cinquante-cinq pouces un quart de long, sans compter la queue, qui en a presque vingt-
1 Tome xx, pag. 189, et suppl. tome VI, pag. 142.
2 Tome xx, pag. 190.
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quatre, indépendamment des poils. Il est impossible de l'apprivoiser 1, et peut-êtrê même est-il plus féroce et plus fort que le lion; puisque non-seulement il tue quelque espèce d'animal que ce soit, mais qu'il a encore assez de force pour traîner un cheval et un taureau tout entier, jusqu'au bois où il veut le dévorer; et même il traverse, à la nage et chargé de sa proie, une très-grande rivière, comme je l'ai vu. La manière dont il tue les animaux qu'il mange, indique également sa force. En effet, il saute sur un taureau ou sur un cheval, lui met une patte sur le chignon, et de l'autre saisit le museau, et, dans un instant, il leur tord le cou. Cependant il ne tue qu'autant qu'il a besoin de manger; et, quand une fois son appétit est satisfait, il laisse passer toute espèce d'animaux, sans les attaquer. Il n'est pas léger à la course: il est
1 Le yaguareté de la Ménagerie du Muséum d'histoire naturelle, est fort doux; il recherche les caresses de ceux qui s'approchent de sa loge. En général, les individus d'une même espèce peuvent prendre des habitudes différentes. Nous avons vu plusieurs lionceaux de la même portée être, les uns familiers et caressans, les autres féroces et sauvages, quoique élevés ensemble avec les mêmes soins et par la même personne. (C. V.)
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solitaire, et pêche pendant la nuit; mais il n'entre que dans les eaux dormantes ou dans les lacs: il laisse tomber dans l'eau sa salive et sa bave, pour attirer le poisson qu'il jette au-dehors d'un coup de patte. Il nage supérieurement, et ne sort que de nuit. Il passe le jour dans l'intérieur des bois, ou au milieu des grandes touffes d'herbes qu'on trouve dans les terrains inondés. Il ne craint rien; et quel que soit le nombre d'hommes qui se présentent à lui, il s'approche, en prend un, et commence à le manger, sans même se donner la peine de le tuer auparavant. Il en fait autant des chiens et des petits animaux. Il monte sur les gros arbres un peu penchés, lorsqu'il veut prendre le frais; et quand il est étourdi par les aboiemens de plusieurs chiens qui le poursuivent, c'est alors qu'on peut le tirer de près. Mais il ne faut pas croire que cent chiens suffisent pour le réduire. Sa portée est de deux à quatre petits.
Quelques personnes nomment cet animal yaguareté-pope, et croient qu'il y en a un autre, qu'ils appellent simplement yaguareté On dit que leurs différences consistent en ce que le premier est plus féroce et plus fort, plus gros de la tête, du corps et des jambes;
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qu'il a la patte plus grosse; que sa taille est aussi longue, mais moins haute; que son poil est plus court, lustré, aplati, et plus rougeâtre. On ajoute que les anneaux, ou roses noires dont il est moucheté, sont plus rapprochés et plus nets, et moins fendillés dans leur contour, et que dans leur intérieur il n'y a point ou presque point de taches noires. On dit enfin qu'il ne sort presque jamais des endroits les plus fourrés et du voisinage des rivières, si ce n'est pour chasser sur leurs bords, tandis que l'autre espèce habite sans répugnance les. hauteurs et même les plaines. Mais d'autres habitans de la campagne, hommes également judicieux, disent qu'il n'y a qu'une seule espèce; que si quelques individus ont de plus belles couleurs; c'est qu'ils habitent des lieux plus obscurs, où le soleil ne pénètre jamais, et que les différences dont on vient de parler dans le caractère et dans, les proportions n'existent pas; que d'ailleurs l'espèce n'a pas de couleurs constantes, et qu'elles varient beaucoup dans tous les individus, ainsi que dans les ocelots, ou chibi - guazùs. Effectivement, il est sûr que dans quelques - uns, les deux files de taches noires qui commencent à la racine de
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la queue, se prolongent jusqu'à la moitié du dos; que dans d'autres, à peine passent-elles la cuisse, et qu'elles sont plus ou moins marquées, selon l'individu. En examinant les peaux, on observe encore qu'il y en a dont le fond est plus ou moins rougeâtre, et que dans quelques-unes il est blanchâtre. La grandeur des anneaux varie singulièrement dans quellques-unes, et ils sont plus ou moins fendillés ou étoilés dans leur contour. Il y en a dont les anneaux sont plus ou moins séparés ou rapprochés, et ces anneaux ont quelquefois leurs centres plus ou moins mouchetés de taches noires, et d'autres fois ils sont de la couleur du fond. Enfin il est difficile de rencontrer deux peaux entièrement semblables, ou même une seule dont les anneaux et les taches correspondent avec une parfaite symétrie des deux côtés; et leur beauté est aussi variable que le reste.
Il y a aussi des gens dans le pays, qui disent qu'on y trouve une autre bête féroce appelée onza. On assure qu'elle est beaucoup plus petite que le yaguareté; qu'elle ne tue que les chevaux, et que pour cela le mâle et la femelle s'entr'aident; et que, quoique sa peau soit peinte dans le genre de celle du yaguareté,
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et des mêmes couleurs, on observe cependant toujours quelques différences qu'ils n'ont pas pu m'expliquer avec clarté ni d'une manière fixe et précise; Mais l'on trouve aussi des gens qui connaissent parfaitement le pays, et qui assurent que cette onza n'existe pas, que l'on prend pour telle deft yaguaretés non adultes, ou peut - être le chibi-guazù. Ces notices pourront servir aux naturalistes qui seront à portée d'éclaireir les doutes qui restent à cet égard.
Buffon et Daubenton supposent qu'il y a en Afrique trois bêtes féroces appelées panthéré, once et léopard. Ils décrivent la première 1, et Buffon blâme fortemeut plusieurs naturalistes qui l'ont confondue avec les deux autres; et avec d'autres animaux d'Amérique. Mais on peut certainement disculper ces naturalistes, en considérant combien l'on est exposé à être trompé sur le pays natal des animaux; et en réfléchissant sur la grande ressemblance de ceux de ce genre pour les formes, les mœurs et les couleurs, et sur la grande variété de couleurs que l'on observe dans les individus de la même espèce. La grandeur ne suffit pas pour décider, à moins
1 Tome xvIII, pag. 212.
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que l'on ne connaisse d'une manière sûre celle de l'individu adulte, ce que l'on sait rarement. Quant aux proportions de la longueur du corps, de la queue, ete, il est rare de les trouver déterminées avec exactitude par les naturalistes et par les voyageurs. De sorte que je suis un de ceux qui ont cru que la panthère de Buffon était mon yaguareté, comme on peut le voir dans mon ouvrage espagnol sur les quadrupèdes; et je me fondais sur ce que je trouvais une identité absolue dans les couleurs, dans les formes et dans les proportions. Il est vrai que l'individu de Buffon était plus petit, moins féroce et moins fort que le mien; mais je crus que la première différence pouvait provenir de l'âge, ou de ce que sa panthère avait été élevée dans une cage; et que la seconde venait d'un défaut d'exactitude dans la relation des mœurs de la panthère. Enfin, il est si difficile aujourd'hui de bien distinguer ces trois espèces d'animaux, qu'on a vu des personnes qui assurent qu'il y en a trois espèces en Amérique, tandis que d'autres les réduisent à une seule. Peut-être en est-il de même des trois espèces d'Afrique, Il existe aujour d'hui à la Ménagerie impèriale de Paris, et à
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la vue des plus savans naturalistes du monde, trois bêtes féroces; l'une a pour écriteau: Panthère, mâle; l'autre, Léopard, mâle: la troisième n'en a pas encore; mais on dit qu'elle vient d'arriver d'Amérique 1. J'ignore
1 La Ménagerie du Muséum d'hustoire naturelle possède en effet en ce moment trois animaux qui, placés à côté l'un de l'autre, présentent au mê;me coup-d'œil les caraotères distinctifs suivans: Le premier est le yaguareté, beaucoup plus fort que les deux autres; il a des taches plus grandes et moins nombreuses, une queue qui touche à peine le sol, quand il marche; et la grosseur de ses membres, comme son âge, annonce qu'il doit devenir beaucoup plus grand encore. Au milieu du corps, il n'a transversalement que quatre tacbes.
La seconde espèce, plus petite que le yaguareté; a six ou sept taches par ligne trensversale; elle a en outre une queue beaucoup plus longue, et une tête sensiblement moins large à proportion que le yaguareté. Cette espèce vient d'Afrique, et nous, paraît devoir être la panthére.
Enfin le troisième de nos chats tachetês, qui vient aussi d'Afrique, est un peu plus petit que la panthére, mais ses proportions sont les mêmes; il n'en differe que par des taches beaucoup plus nombreuses: on en compte dix dans le sens transversal, Ces deux derniers chats sont mêles; leurs différences n'appartiennent donc point au sexe. Celui - ci serait - il le léopard? (C.V.)
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le jugement qu'en ont porté les naturalistes français. Quant à moi, toutes les trois me paraissent être des yaguaretés; quoique aucune n'ait les mesures du mien, quoique je remarque quelque différence dans la couleur, et que le dernier ait les pattes de devant plus fortes. L'animal du Muséum d'histoire naturelle de Paris, qui porte le nom de panthére d'Afrique, est, à mon avis et sans le moindre doute, un yaguareté qui, n'est pas encore complétement adulte, mais qui cependant est beau. Je regarde aussi comme telle la panthère de Saint-Domìngue, du même Muséum; et peu s'en faut que je n'en dise autant des panthères n.os 250 et 251, quoique leurs anneaux, ou roses, soient sensiblement plus petits et plus rapproches que je ne l'ai observé dans les individus d'Améique. Toutes ces choses me persuadent au moins, qu'il est bien, difficile de distinguer de semblables anirmaux, et que les naturalistes doiveut les étudier avec beaucoup de soin. Il serait bon qu'ils examinassent aussi l'uncia de Caius apud Gesner, et les tigres décrits par MM. de l'Académie royale des sciences 1, parce que ce pourrait bien être des yaguaretés non adultes. Quand Buffon
1 Tome XVIII, pag. 221.
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voulut décrire ce dernier animal, il l'appela jagouar1; mais il se trompa, en prenant pour tel un ocelot ou chibi-guazú.
Le yaguareté noir n'existe, autant que je puis le savoir, que dans les bois de la frontière du Brésil, depuis les 29 degrés de latitude, en allant vers le nord. Je n'ai vu de cet animal qu'une peau qui, sans compter la queue, avait cinquante-sept pouces de long, et l'on disait que l'individu n'était pas adulte: mais ce dont on ne peut douter; c'est que l'on avait alongé cette peau, comme cela arrivé toujours. Je crus cependant voir qu'il a la tête plus grande que celui que je viens de décrire; que ses moustaches sont plus longues et du double plus grosses et plus fortes. Outre cela, tout le poil était plus brillant, plus épais, plus long, et moins serré contre le corps. Le peu de poils longs et droits qu'il y avait autour de l'œil, était blanc, tout le reste d'un noir de jais: mais en exposant cette peau au soleil, on observait quelques taches d'un noir plus foncé, comme dans l'espèce précédente. On dit que cet animal a les jambes plus courtes que l'autre, mais que son corps est plus long et plus gros,
1 Tome XIX, pag. 1.
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et qu'il est aussi plus fort et plus féroce. Buffon l'appelle jaguarete, et le regarde comme étant de la même espèce que le précédent, ou au moins comme une simple variété1. Si cela était certain, on trouverait dans le même pays des individus noirs, et d'autres de la couleur ordinaire, et l'on ne pourrait pas attribuer cette variété au climat. Mais ce sont indubitablement deux espèces différentes. Je doute néanmoins que le tigre, ou couguar noir, dont parle Buffon, soit de cette espèce 2.
Le guazúará a 47 pouces. de long, sans compter la queue, qui en a uu peu. moins de 26. Ainsi il a le corps plus court, et la queue plus, langue que le yaguarété Ajoutez à cela qu'il est à proportion plus mince, plus léger et plus souple, Il vit aussi davantage dans les campagues, et il monte aussi plus facilement aux arbres. Il cache sous la paille le reste de ses repas: il fuit toujours l'homme, et ne tue que de jeunes poulains, des veaux., des brebis et d'autres animaux encore plus petits; mais il ne cesse de tuer autant d'animaux qu'il en trouve: il ne s'arrête pas à les
1 Tome xvIII, pag. 84, et tom, xIx, pag. 6.
2 Supplém., tom, vI, pag. 41.
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manger, et ne fait que leur lécher le sang. Sa portée est de deux ou trois petits; il a une tache noire sur les moustaches, et, depuis la tête jusqu'à la queue inclusivement, il est couvert de poils, longs d'un pouce, doux, d'une couleur mélangée de rouge et de noir. Il y a des individus plus ou moins rouges, mais tous ont le bout de la queue noire, Dans la grande collection du Muséum d'histoire naturelle de Paris, n.° 268, il y a un bel individu adulte de cette espèce, sous le nom de couguar que lui donne Buffon 1. Cet auteur décrit comme différent un couguar de Pensylvanie 2, mais c'est la même espèce.
Le chibi-guazu est long de 34 pouces, sans compter la queue qui en a à-peu-près 13. Il vit par couple, et très-caché de jour. Il tue tous les oiseaux et tous les chiens plus petits que lui, ainsi que les chats; mais quand il mange de la chair de ces derniers animaux, il attrape la gale. Il mange également des couleuvres et des crapauds; mais cette dernière nourriture lui occasionne des vomissemens qui le font périr. Quand on le met en cage, il fait toujours ses ordures dans le vase
1 Tome xIx, pag. 21.
2 Supplém., tom, vI, pag. 38.
[page] 270
où est l'eau. Il met bag deux petits, qui s'apprivoisent aisément, mais qui ne manquent jamais de tuer tous les oiseaux domestiques qu'ils rencontrent. Près de chaque oreille, dans l'intervalle qui les sépare toutes les deux, on voit naître une bande noire qui s'étend jusqu'à la ligne des yeux; entre cette raie et celle de l'autre oreille, il y a des dessins noirs. De la nuque sortent quatre raies noires qui continuent sur le cou; et sur l'épaule, il y a de petites taches noires irrégulières. De là jusqu'à la queue, on voit sur le haut du corps deux raies noires interrompues. Du reste, le fond du dessus du corps est d'un blanc rougeâtre; mais il y a de chaque côté une file de taches plus séparées, qui, depuis le milieu du corps jusque vers la queue, sont vides au centre, de manière qu'elles ressemblent à des chaînons noirs. Ces mêmes chaînons occupeut le reste des côtés du corps, dont le fond est d'une couleur plus claire. Ce que je viens de dire suffit pour faire connaître cet animal 1.
Au Muséum d'histoire naturelle de Paris,
1 On doit ajouter à cette description, que le chibiguazu, comme le chat commun, a la pupille de l'œil alongé et non point ronde, comme les lions, les tigres, les panthères, les jaguars, les cougouars, etc. (C. V.)
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n.os 261, 263 et 264, il y a plusieurs individus de cette espèce, sous le nom d'ocelot que leur a donné Buffon 1. Il est vrai que, s'imaginant que c'était un yaguareté, il le décrit comme tel sous le nom de jagouar2. Je crois que l'on doit rapporter à cette espèce le jagouar de la Nouvelle Espagne, donné à M. le Brun, et le chat-tigre de la Caroline de Collinson3; mais je doute que. l'on en doive faire autant du chat-pard, décrit par MM. de l'Académie des sciences, et du pichu de Dupratz 4.
Le baracayá est long de 22 pouces, sans compter la queue qui en a environ 13. Il n'a que deux mamelles de chaque côté. Je n'ai vu qu'une femelle de cette espèce, aux frontières du Brésil, vers les 32 degrés. Je sais que sa portée est de deux petits, qui s'apprivoisent aisément. Il habite les fossés et les bois, et monte aux arbres. Le dessus de son corps présente, sur un fond brun très-clair et tirant sur la couleur de cannelle, une multitude de gouttes ou de petites taches noires, qui peu-
1 Tome xxvII, pag. 18.
2 Tome XIX, pag. 1 et 10.
3 Supplém., tom, vI, pag. 32 et 47.
4 Tome XXVII, pag. 13 et 31.
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vent avoir trois lignes de diamètre. Le fond de la couleur du chignon est de même, excepté qu'au lieu de taches il y a des bandes longitudinales noires, dont quatre se prolongent sur le front.
Au Muséum d'histoire natutrelle de Paris, n°. 254, il y a deux chats-servals, qui ont beaucoup de rapports avec l'individu que je décris; et quoique l'on obsérve entre eux quelques différences, elles sont beaucoup moins considérables que les ressemblances. J'ai donné à M. Cuvier, célèbre et savant naturaliste, la description complète du mbaracayá, traduite en français, afin qu'il puisse comparer cet animal avec les servals; et, comme il est probable qu'il s'en occupera et qu'il fera connaître son avis, je m'en rapporte à lui1. Je soupçonne également que mon mbaracayá pourrait bien être le margay de Buffon2. Cet auteur croit que l'on doit rapporter à cette espèce le maragua et maracaya, d'Abbeville et de Marcgrave, le malakaya de Barrère, le
1 Le mbaracaya est effectivement le même que le serval, et nous apprenons par là que le serval est d'Amérique, contre l'opinion de Buffon; mais le margay est une espèce différente. (C. V.)
2 Tome XXVII, pag. 30.
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tepe-maxtlacon, de Fernandez; le felis silvestris tigrinus ex Hispaniola, de Seba, et le felis ex griseo flavicans maculis nigris variegata, de Brisson. Buffon rapporte encore à cette même espèce 1 le chat-tigre de Cayenne, de Laborde; mais je soupçonne que quelquesuns de ces chats sont peut-être des ocelots ou chibi-guazú.
Le chat noir (el negro) a tout le corps de la couleur qu'indique son nom. Sa longueur est de 23 pouces, sans compter la queue, qui eu a á-peu-près 13. Il n'a que deux mamelles de chaque côté. J'en ai pris quatre dans les in mêmes endroits que le précédent.
Le yaguarundì a les mêmes dimensions que l'espèce dont je viens de parler; mais il a trois mamelles de chaque côté. L'ensemble de sa couleur est un gris qui provient de ce que chaque poil est divisé transversalement par des bandes noirâtres et blanchâtres, de mauière que le noir domine.
Au Muséum d'histoire naturelle de Parîs, n.° 289, il y a deux yaguarundis adultes, sous le même nom 2.
1 Supplém., tom, vI, pag. 46.
2 C'est une espèce nouvelle que M. d'Azara a fait connaître le premier. (C. V.)
1. a. 18
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L'eyrá est long de 20 pouces, sans compter la queue qui en a 11. Tout le poil est fortement rouge, à l'excaption de la mêchoire inférieure et d'uue petite tache sur chaque côté du nez, qui sont blanches. On ne le trouve qu'au Paraguay.
La dernière espèce de chat est le pajero; je ne l'ai vu qu'au-delà des 30 degrés sud, et toujours au milieu, des pâturages. Sa longueur est de 22 pouces 3/2 sans compter la queue qui en a 10 ½. Son poil est doux, et plus long que celui de toutes les autres espèces. Je ne lui ai trouvé qu'un seul petit dans le ventre; cependant je ne doute pas que sa portée ne soit de deux: il a deux mamelles de chaque côté. La couleur du dessus de son corps est d'un brun si clair, qu'en France on l'appellerait gris. On remarque sur sa gorge et sur son ventre des bandes transversales d'un brun tirant sur la couleur de cannelle, et l'on voit des anneaux obscurs sur les pattes de devant et de derrière. Le poil du bord intérieur de l'oreille est si long, qu'il excède l'oreille de cinq lignes.
Quoiqu'il ait beaucoup de rapports avec le chat sauvage décrit par Buffon et Daubenton1,
1 Tome II, pag. 28.
[page] 275
aujourd'hui je croirais volontiers que ce sont deux espèces différentes. J'en dis presque autant du chat sauvage, appelé hayrá à la Guyanne, et dont on envoya la peau à Buffon1.
Je connais, dans le pays, trois animaux qui ont les formes de la marte, de la fouine et du putois, mais qui sont plus grands et plus forts. Ils mangent des insectes, de petits lézards, des vipères, des souris, des apereás, des oiseaux, etc. Ils creusent des trous en terre pour leur servir de retraite, et pour élever leurs petits, qui sont toujours mâle et femelle; mais ils profitent aussi des terriers creusés par les autres animaux. Ils ne sauraient monter sur les arbres.
Celui que j'appelle huron major (grand furet), a 22 pouces de long, Sans la queue qui en a 13. Quand on l'irrite, il lâche, je ne sais comment, une odeur de muse très-incommode et très-forte, qui ne se dissipe qu'au bout de quatre heures. Il a, tout le long de la gorge jusqu'au poitrail, une tache d'un jaune blanc. Le reste du cou et la tête sont entièrement d'un blanc sale, qui commence à s'obscurcir vers l'épaule, de telle sorte que le
1 Supplém., tom. v, pag. 188.
[page] 276
croupion est d'un noir foncé, ainsi que le corps.
An Muséum d'histoire naturelle de Paris, n.e 203, on voit deux individus dêfigurés dans leurs formes, sous le nom de marte tayrá. Je ne doute pas que ce ne soit la mœtela a tra de Holmens 1; mais je trouve assez de raisons pour douter que ce soit l'ysquiepatl de Seba, le pekan de Buffon 2, le tayrá de Barrère 3, et la petite fouine de la Guyanne, de Buffon 4.
Le petit furet. (huron minor), lorsqu'on l'irrite, lâche la même odeur que l'espèce précédente. Il a dix-huit pouces et demi de long, sans compter la queue, qui en a un peu plus de six. Le front est d'un blanc jaunâtre, qui forme un angle â pouce, du bout du muaeau. Cette couleur se, prolonge des deux côtês, en formant une raie très-remarquable sur l'œil, sans y toucher, et enveloppant l'oreille par le côté du cou, à la naissance duquel elle finit insensiblement, et en diminuant gnaduellement. Tout le dessus est gris, parce quele bout des poils est blanc-jaunâtre et
1 Tom e xxx, pag. 207, cit. (b).
2 Tome xxvII, pag. 89 et 167.
3 Tome xxx, pag. 208, cit. (*).
4 Suppl. tom. 5, pag. 226.
[page] 277
que l'intérieur est noir. Le reste est d'un noir foncé. On en peut voir deux dans la collection de Paris, n,os 201 et 202, sous, le nom de marte-grison. Il faut rapporter à l'espèce, de la galera de Brown 1, l'animal de Gayenne envoyé au cabinet d'Aurbi, et le grison d'Allamand 2. Tout ce que je soupçonne,, c'est ce pourrait être l'ysquiepatl de Hernandez que. Charlevoix aura confondu avec le caguaré, en décrivant son fils du diable, et Feuillée, en parlant du chinche du Bresil,3.
Le yaguaré, que les espagnols appellent zorrillo, est une autre espèce de furet, qui n'habite que depuis le 29e degré et demi de latitude en allant vers le détroit de Magellan. Il se tient dans les champs; il ue fuit point, et a l'air de ne prendre garde à personne; mais s'il observe qu'on, le poursuit, il se resserre, se gonfle, redresse sa queue sur son dos, et lance, sans manquer son coup, sur quiconque l'approche à la portée d'une toise, une liqueur phosphorique d'une odeur si empestée qu'il n'y a ni homme ni chien qui ne recule sans s'approcher de l'yaguaré. Une
1 Tome xxx, pag. 207, cit. (b).
2 Suppl. tom, v, pag. 264 et 278.
3 Tome xxvII, pag. 8, cit. (a), et pag 92, cit. (*)
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seule goutte tombée sur les vêtemens, oblige de les jeter, parce que, sans cela, la puanteur empesterait la maison, et que l'odeur ne se dissiperait pas quand on savonnerait l'étoffe vingt fois. J'ai souvent été très-incommodé de cette odeur à plus d'une lieue de distance; et l'on peut assurer que si le yaguaré lâchait une de ces bouffées au centre de Paris, on s'en ressentirait dans toutes les maisons de cette grande ville. On dit que cette liqueur si extraordinaire est contenue dans une petite bourse située près du conduit de l'urine, et que ces deux liqueurs sorlent en même tems. Sa longueur est de dix-sept pouces et demi sans compter la queue, qui en a presque six, indépendamment des poils. Il est entièrement noir, si ce n'est qu'a deux pouces, du bout du museau, on voit commencer deux lignes d'un très-beau blanc réunies à leur naissance, et qui quelquefois se séparent sur le front: elles continuent de chaque côté par-dessus l'oreille sans y toucher, et elles se prolongedt sur les côtés du cou, du corps et même de la queue. Quelques individus manquent de ces lignes ou de ces raies; d'autres ne les ont qu'aux côtés du cou; et dans d'autres encore, elles sont plus ou moins
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étendues. On prétend que cette odeur empestée est un spécifique contre la migraine, et que le meilleur remède pour le point de côté, est de prendre une petite quantité du foie de l'yaguaré, séché à l'ombre et réduit en poudre. On dit aussi que cette même poudre, prise dans du vin ou dans du bouillon, est le plus grand sudorifique qu'on connaisse.
Dans la collection de Paris, il y a un animal extrêmement ressemblant au yaguaré, sous le nom de mouffette du Chili; et je ne douterais pas que ce ne fût le même animal, si je ne remarquais que le blanc du front et du chignon est beaucoup plus large que dans le grand nombre d'individus que j'ai vus dans le pays. On croirait que, pour caractériser ce petit animal, il suffirait de dire qu'il est de la famille des martes, des fouines et des furets, qu'il est américain, et qu'il répand à volonté une odeur d'une puanteur incroyable. Mais comme beaucoup d'auteurs parlent d'animaux qui ont de semblables caractères, et qu'ils ne sont pas bien d'accord sur les autres, on doit présumer qu'il y en a de différentes espèces, bien difficiles à reconnaître aujourd'hui à cause des caractères qu'on leur assigue. Ajoutez à cela que mes deux furets précédens répan-
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dent également une très-mauvaise odeur; ce qui suffit pour que l'exagération, si commune aux voypgeurs, égale cette odeur à celle du caguaré, De plus, cette espèce n'ayant pas les couleurs très-constantes, c'est une raison de plus pour que les relations ne soient par d'accord. Dans mon ouvrage espagnoi, je m'étais proposé d'éclaircir beaucoup de difficultés; mais y ayant réfléchi depuis, je n'affirme rien, si ce n'est que le grogneur ou souffeur de Wood est un caguaré1;. Du reste, on doit présumer que les rewards de Garoilaso, le putorius americanus de Kalm, et celui de Gemelli Cacreri2 appartiennent également à cette espèce. Cela me paraît au moins plus probable relativement à ceux-ci, que pour le suissde de Sagard Théodat3, la mapurita de Gumilla, la bête puante de Page du Pratz, et l'ortohula de Fernandez 4. Je présume aussi que Charlevoix et Feuillée l'ont confondu avec mon espèce précédente, comme je l'ai dit.
1 Tome xxvII, pag. 83, cit. (*).
2 Tome xxvII, pag. 83, cit. (*), pag. 90, cit. (*), et pag. 95, cit. (a).
3 Tome XX, pag. 164.
4 Tom XXVII, Pag, 95 cit. (b); pag.96, cit. (*), et Pag, 99, cit. (*).
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Les naturalistes appellent sarigues ou philandres les animaux que je nomme en général féconds (fecundos), parce qu'ils le sont beaucoup. J'en connais six espèces; et comme ces animaux ne se trouvent qu'en Amérique, je dois faire connaître les caractères communs à toutes les espèces, avant que de parler de ceux qui distinguent chacune en particulier. Leur queue est très-longue, nerveuse et grasse, dépourvue de poil presque par-tout ou même entièrement, couverte d'écailles; et ils s'en servent pour se soutenir sur les arbres, où ils montent facilement, ainsi que sur les murs dont la surface est raboteuse. Les doigts sont assez courts, dépourvus de poils, et flexibles, avec des griffes aigües. Il en a cinq aux pattes de devant, et le pouce n'est point distingué des autres. Mais celui des pattes de derrière, qui ont le même nombre de doigts, est rond, beaucoup plus gros, dépourvu d'ongle, et très-éloigné des autres doigts. Ces animaux ont la face triangulaire, très-aigüe et longue, les yeux obliques el saillans; la gueule est très-fendue, et plus garnie de dents que celle d'aucun autre animal. En effet, à la màchoire supérieure il a dix incisives et qua-
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tre canines, et à l'inférieure il en a huit des premieres et quatre des dernières. Ils ont de longues moustaches et les oreilles arrondies, nues et transparentes. Le corps est long, le cou court, et le scrotum est si pendant qu'il touche presque à terre. Le membre est caché dans l'orifice, divisé en deux à la pointe en forme d'Y. Chez les femelles, les deux conduits n'ont qu'un seul et même orifice. Les mamelles sont placées en forme d'ellipse ou de cercle alongé, et il y en a une au centre. Aussitôt qu'elles ont mis bas, elles appliquent leurs petits chacun à une mamelle, qu'ils ne lâchent jamais jusqu'à ce qu'ils soient en état de marcher et de manger seuls. Alors chacun s'accroche â sa mère comme il peut, et celleci les porte avec beaucoup de peine, les uns sur le dos et les autres trainant à terre. Quand on irrite ces animaux, ils. lâchent leur urine et leurs excrémens, et répandent une fort mauvaise odeur. Ils habitent les champs plutôt que les bois, où ils ne s'enfoncent jamais. Ils se cachent dans les buissons et dans les touffes d'herbes, ou sous des troncs d'arbres, ou dans des trous qu'ils creusent en terre. Leur démarche est très-lourde. Ils sont stupides, et ne sont ni féroces ni in-
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quiets. Ils ne sortent que la nuit. Ils se nourrissent d'insectes, d'œufs, de petits lézards, de souris, et je crois aussi de crapauds et d'écrevisses. Ils mangent aussi des fruits; et quand ils tuent un oiseau, ils se bornent ordinairement à en lécher le sang. C'est ce que font les grandes espèces à l'égard des poules, quand elles peuvent les saisir en pénétrant dans les maisons. On les tue facilement à coups de bâton, quoiqu'ils ne laissent pas de mordre s'ils le peuvent; mais jamais ils n'attaquent. D'après ces caractères, il sera toujours facile de s'assurer si un animal appartient ou non à cette famille de quadrupèdes. Mais la distinction des espèces est très-difficile, parce qu'il y en a plusieurs qui ne different guères que par les proportions respectives du corps et de la queue. Nous allons donner les caractères de chaque espèce.
On trouve le micuré dans toute l'étendue du pays que je décris. Il est long environ de dix-sept pouces, sans compter la queue, qui en a treize, et qui n'est couverte de poils que dans un espace de quatre pouces, à compter de la raciue. La fourrure est composée du mélange de deux sortes de poils. Le plus court et le plus abondant est d'un blanc-jau-
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nâtre, noir an bout; l'autre est long de deux pouces, blanchâtre, et plus gros. Une tache obscure entoure l'œil, et s'étend jusqu'à la moustache: une autre encore plus obscure sort du centre du chignon, et s'étend sur le front. Les pattes de devant et de derrière sont noires. Il y a le long du ventre de la femelle adulte, une fente formée pat deux bords ou plis très-remarquables, et qui s'ouvrentet se ferment à volonté. Sous cheque pli il y a une cavité, qui augmente en a allant en arrière; de sorter que la réunion des plis à la partie postérieure forme sur le pubis une bourse, qui a assez de capacité. Dans cette cavité il y a douze mamelons placés en rond, et un au milieu: c'est là que l'animal renferme ses petits dans les premiers jours
M. Cuvier, naturalise très - estimé en Europe, m'a montré, dans la salle où l'on prépare les animaux pour le Muséum d'histoire naturelle, une dépouille de micuré nouvellement arrivée de Cayenne; mais elle avait perdu une grande partie des poils blancs, les plus longs qui garnissent les côtés du corps de cet animal. Dans le même Muséum, n os 298 et 299 j'ai vu trois dépouilles sous le nom de didelphis manicu virginiensis, qui, au
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premier coup - d'œil, m'ont paru être aussi des micurés, vu leur forme, leur grandeur, leur mélange de deux poils, dont les plus longs sont blancs, et la couleur des pattes de devant et de derrière, et même celle de l'oreille dans deux individus: c'est ce que je dis d'abord à. M. Cuvier. Mais comme depuis jelui ai assuré que l'individu nouvellement arrivé de Cayenne qu'il m'avait montré, était certainement un micuré, et que j'avais des doutes à l'égard des autres, je dois espérer qu'il comparera ces animaux, et qu'il décidera la question. En attendant, je regarde ces trois individus comme différens du micuré, puisque le blanc domine beaucoup plus dans leur poil sans être mêlé de jaune: de plus, la face est incomparablement plus blanche; il n'y a point de noir sur le haut du museau, ni entre les oreilles, ni sur le chignon; à peine en découvre-t-on dans l'œil, et cette couleur ne se prolonge pas jusqu'à la moustache. La fourrure me paraît plus touffue et moins souple, et les poils blancs me semblent moins couchés, plus courts, et plus épais. Outre cela, un des individus a l'oreille entièrement noire. Daubenton nous doune la description dusarigue1;
1 Tome xxI, pag. 181.
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et je soupçonne fortement qu'il a réuni ensemhle plusieurs aniuuux différens. qu'il croyait être de la même espèce. Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes. j'ai táché d'éclaicir la matière, m'imaginaut connaître presque toutes les espèces de cette famille; mais les connaisaances que j'ai acquises au Muséum d'histoire nalurelle de Paris, meagrave; font voir qu'il m'en reste beaucoup à connaître. Par conséquent, il ne faut pas s'on rapporter entièrement à ce que j'ai dit là-dessus précedemment, mais attendre que des naturalistes habiles éclaircissent la matière. Daubenton rapporte au sarigue qu'il décrit1, un autre individu long de quinze pouces et demi, sans la queue qui en avait seize; et ces mesures me font croire que c'était mon micuré. J'en dis autant du sarigue de Tyson2; du carigneya de Ximenez; du taiibi de Marcgrave3, et du philander brasiliensis de Brisson. Je soupçonne aussi fortement que la nomenclature du sarigue de Buffon est embrouillée, et que les phrases des auteurs relatives à cet animaal sout confuses et équivoques. Buffon
1 Tome xxi, pag. 186.
2 Ibid. pag. 135.
3Ibid. pagg. 159.
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décrit aussi son crabier 1, et ensuite deux autres animaux de cette famille 2. Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, j'étais porté à croire que c'étaient des micurés; mais aujourd'hui j'en doute. Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, n. os 295,296 et 297, il y a trios crabiers très-estropiés et mal préparés, qui ne paraissent pas être ceux de Buffon, et que je ne connais pas. Cependant je dernier pourrait être mon coligrueso.
Je nomme lanoso (laineux), le second fecundo, parce qu'il est recouvert d'une laine très-douce. Je n'ai pas eu de femelles de cette espèce; mais on m'a assuré que la hourse et les mamelles étaient comme dans l'espèce précédente. Celle-ci est longue de huit pouces deux tiers, sans la queue qui en a treize et demi, et qui est toute recouverte de poil, à l'exception de quatre pouces et demi au bout. On voit naître sur le museau une petite raie obscure, qui va jusqu'au chignon: le contour de l'œil est de couleur de cannelle vive; l'espace qu'il y a entre cette dernière coulcur et la raie, est d'un brun-clair. Le chignon, le devant et l'extérier des pattes de devant, et
1 Suppl. tome VI, Pag. 125.
2 Suppl. tom XII, Pag. 20 et 29.
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la partie antérieure de celles de derrière, sont rougeâtres. Il en est de même des reins, quoique la couleur y soit un peu plus foncée. Le reste du corps est d'un brun-blanchâtre, et le blanc domine dans les parties inféreures.
Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, on voit un individu sans nom ni numéro, qui est le dixième, en comptant de la droite à la gauche de celui qui regarde la rangée des didelphes. Il se distingue des autres par la grande douceur de son poil, et je crois que c'est mon lanoso (laineux), quoique les couleurs aient beaucoup perdu. M. Cuvier a été du même avis, en comparant ma description avec un individu un peu mieux conservé, qui venait d'arriver de Cayenne, et qui était dans la salle où l'on prépare et où l'on empaille les animaux pour le Muséum. M. Geoffroi (autre naturaliste également très-connu) qui était présent, me dit qu'il avait vu les femelles de cette espèce, et qu'elles n'avaient point de bourse. Cela m'a fait revenir de l'erreur où m'avaient fait tomber ceux qui m'assurèrent qu'elle en avait. Par conséquent, comme c'est sur cette erreur que je m'étais fondé pour rapporter à mon lanoso la figure. 46 que Dau-
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benton donne de son sarigue femelle1, je vois à-présent que je m'étais trompé dans le jugement que j'avais porté à cet égard, et dans la critique que l'on peut voir dans mon ouvrage espagnol sur les quadrupèdes. Dans le même ouvrage, je ne doutais pas non plus que ce ne fût le cayopollin de Buffon, décrit par Daubenton 2; mais je crois aujourd'hui que ce sont des animaux différens, parce que, quoiqu'il n'y ait pas grande différence dans les couleurs, le cayopollin a du noir dans l'œil, la queue moins garnie de poils à sa racine, et considérablement plus courte à proportion. Cela me paraît suffisant pour établir une différence spécifique dans des animaux qui ont un grand nombre de caractères généraux de ressemblance, et dont par conséquent les espèces sont peu différentes les unes des autres. Je doute si on doit rapporter ou non à cette espèce le philander de Surinam, de Sibille Merian3, qui était une femelle. Seba donne le mâle, avec une figure et une description qui le rapprochent beaucoup de mon lanoso: il est vrai qu'il en dit des choses qui semblent l'en éloigner assez.
1 Tome XXI, pag. 181.
2 Ibid. pag. 235.
3 Tome xxx, pag. 208.
I. a. 19
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J'appelle la troisième espèce coligrueso, (grosse-queue). L'animal a douze pouces de long, sans compter la queue qui en a onze, et qui est recouverte de poils dans les deux tiers de sa longueur, à commencer de sa racine. Son poil n'est pas, à beaucoup près, aussi long que dans les espéces précédentes, et il ne l'est pas plus que celui d'une souris ordinaire. Le dessous de l'œil est d'une couleur de cannelle claire, qui environne l'angle de la bouche, et occupe ensuite le dessous de la tête, et toutes les parties inférieures de l'animal. Les pattes et la face sont d'une couleur obscure; le reste est comme dans la souris domestique. Au lieu de bourse, cet animal a entre les jambes deux plis ouverts en ellipse, qui renferment une très-petite cavité, où il y a huit mamelons d'un cercle prolongé. Je ne serais pas surpris que le didelphis crabier, n.° 297, du Muséum d'histoire naturelle de Paris, fût mon coligrueso. Mais je crois que la murina de Linné appartient à cette espèce l; et je soupçonne fort que Daubenton, dans sa description du sarigue 2, a confondu mon coligrueso avec le micuré. Je suis également persuadé que le même au-
1 Tome XXI, pag. 212.
2 Ibid. pag. 181.
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teur, en décrivant la marmose, a confondu avec le colilargo l'espèce dont je parle dans le présent article, comme je l'ai dit précédemment.
Je donne à la quatrième espèce le nom de colilargo (longue - queue). Je n'en ai vu qu'un individu, qui n'était pas adulte. Il avait trois pouces trois quarts de long, sans compter la queue qui en avait cinq, et qui était entièrement dépourvue de poil. L'entre-deux des oreilles et tout le dessus du corps sont de la même couleur que dans la souris domestique, et le poil n'est pas plus long. L'œil est entouré d'un anneau noir, suivi d'un autre blanchâtre; et dans l'espace qui s'élend d'un œil à l'autre, on voit une ligne obscure. Les parties inférieures sont blanches. On verra au n.° 23, que j'ai quelques soupçons que quatre individus du Muséum d'histoire naturelle de Paris, pourraient appartenir à cette espèce. Daubenton 1 décrit la même marmose que Buffon, d'après deux individus qu'il avait sous les yeux, et même il en cite un troisième, qui lui servit pour la dissection. Mais je crois que la proportion des mesures qu'il leur donne, indique qu'ils ne sont pas tous d'une même
1 Tome XXI, pag. 216.
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espèce, comme il le pense; et que le premier est un coligueso non adulte, et les autres, des colilargos. Je ne suis nullement surpris qu'un naturaliste aussi habile et aussi exact ait pu tomber dans une semblable erreur, puisque, dans la famille des didelphes ou fecundos, les espèces se rapprochent tellement les unes des autres, qu'il est très-difficile de les distinguer, même dans les individus vivans, et que cela est presque impossible dans les individus conservés dans les cabinets. Si ma conjecture est vraie, comme je le crois, et que ces trois individus appartienhent à deux espèces différentes, il ne serait pas surprenant qu'on eût confondu leurs caractères dans la description. En effet, toutes les couleurs dont on y parle appartiennent au coligrueso plutôt qu'à l'autre, à l'exception de la bande noirâtre qui, selon Daubenton, entoure. l'œil, et s'élargit endessus à la partie antérieure, de manière à former un anneau noir 1. Ce dernier caractère appartient au colilargo; et j'en dis autant des quatorze mamelles, et de la queue. qui n'a de poil qu'à sa racine, et dans une longueur de trois lignes. Il est vrai que Buffon dit2 qu'une
1 Tome XXI, pag. 235.
2 Ibid. pag. 213.
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grande partie de la queue est couverte de poil, ce qui appartient au coligrueso. Ce que je regarde comme certain, c'est que cet animal n'est pas la murina de Linné; mais je ne connais pas le philander de Brisson, que Buffon rapporte à cette espèce. L'individu que l'on envoya de Cayenne à ce dernier auteur 1, me paraît aussi être un colilargo.
J'appelle colicorto (queue-courte) le cinquième fecundo. Il a quatre pouces et demi de long, sans compter la queue qui en a deux un quart, et qui n'a de poils qu'à la racine. Le corps est à proportion plus gros que dans toutes les autres espèces, et le poil n'est pas plus long que celui de la souris commune. Le dessous de l'œil, et même un peu du dessus, les côtés de la tête et du corps sont d'une couleur de cannelle vive. Le dessus du museau est brun, et tout le reste est d'un brun plombé. Cet animal n'a point de bourse; mais son sein, placé entre les jambes, est gonflé et chargé de quatorze mamelons si petits, qu'on a bien de la peine à les compter. Sa portée est de quatorze petits, qui s'attachent à ces mamelons, et la mère les traîne
1 Supplém, tom, VI, pag. 118, cit. (a).
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avec elle, sans qu'ils lâchent jamais prise.
Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, on voit sur une même rangée plusieurs fecundos sous le nom général de didelphes. Les deux individus le plus à la droite de celui qui regarde, et nommés touan, sans numéro, sont de cette espèce. Je commence aussi à soupçonner qu'on pourrait y rapporter la musaraigne du Brésil, dont parle Buffon1.
J'appelle enano (nain) le dernier fecundo, parce qu'il n'a que trois pouces et demi de long, indépendamment de la queue qui en a trois deux tiers, et qui est entièrement dégarnie de poils. Je n'ai eu en mon pouvoir que deux mâles, qui avaient le poil court comme la souris, et la queue plus mince que les autres. L'entre-deux des oreilles, tout le dessus et les cotés, sont d'un plombé un peu plus foncé ou plus obscur que dans la souris, et tout le dessous est d'un blanchâtre plus clair. Mais le contour de l'œil est d'un noir qui s'étend vers le grand angle. Le sourcil est blanchâtre à la partie supéricure, et tous les deux sont séparés par un triangle un peu obscur et peu remarquable. Dans la rangée des didelphes du Muséum d'histoire naturelle
1 Tome XXX, pag. 213.
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de Paris, on voit quatre individus de différens âges, sans compter ceux qui sont sur le dos de la mère. Ces quatre derniers qui n'ont ni nom ni numéro, me parurent d'abord être de l'espèce de mon colilargo, et je le dis ainsi à MM. Cuvier et Walckenaer; mais les examinant ensuite plus à mon aise et avec plus d'attention, j'ai changé d'avis, et je erois plutôt qu'ils appartiennent à l'espèce que j'appelle enana (naine). Voici sur quoi je me fonde. La tache de l'œil n'est pas ronde comme dans le colilargo, mais disposée en long; on n'observe pas la ligne obscure verticale sur le front, ni le blanc à la partie antérieure des bras; et la grandeur et les proportions me paraissent à la vue se rapprocher plus de l'enano que de l'autre. Il est vrai que la mâchoire inférieure, au-dessous de l'œil, est blanche sans qu'on y aperçoive de jaune; mais comme cette nuance est très-peu sensible, je ne suis pas surpris qu'elle ait disparu, ainsi que la couleur foncée du centre du front, qui est pen sensible, même dans l'animal vivant. Si l'on mesurait la longueur totale et celle de la queue, peut-être nos doutes seraient-ils dissipés.
Rien de plus connuque les formes desrenards.
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(zorros). Celui qu'on nomme aguará-guazú a 41 pouces de long, sans compter la queue, qui en a quinze, indépendamment du poil, qui en a quatre. Depuis le bas du pied jusqu'au garrot ou à l'épaule, il a trente-quatre pouces et demi. Il en résulte qu'il est aussi grand qu'un chien de la plus grande taille, et plus grand qu'un loup; et il ne le cède à aucun de ces animaux par la légèreté de sa course, ni par la force des dents. J'ai vu un individu adulte qui était mort; j'en ai eu beaucoup d'autres qui étaient petits, et que je voulus élever en leur donnant à manger de la chair de vache crue; mais je m'aperçus bientôt qu'ils ne la digéraient pas, et qu'ils la rendaient presque comme ils l'avaient avalée. Ils grondaient et aboyaient absolument comme des chiens, mais avec plus de force et d'un ton plus confus. Ils ne faisaient aucune attention aux poules qui passaient à leur portée; mais ils mangeaient les petits oiseaux, des souris, des œufs, des oranges et de la canne à sacre. Comme cette espèce n'habite que les terrains inondés, sans passer au sud de la rivière de la Plata, je crois qu'elle se nourrit principalement d'escargots ou limaçons, de crapauds, d'écrevisses et de vipères.
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Cet animal fuit toujours: il ne fait aucun mal aux troupeaux; il est nocturne et solitaire; et plusieurs habitans de la campagne assurent que l'on trouve dans le cœur, dans les reins et dans les entrailles de quelques individus de cette espèce, des abeilles, des vers et même des vipères. Cela me fit examiner avec soin l'individu adulte que je possédais, et d'autres plus petits; mais je n'y trouvai rien de semblable: les jeunes moururent tous. Mon ami don Pedro Blas Noseda ne trouva rien non plus dans le corps d'un jeune individu de cette espèce; mais en examinant le corps d'une vieille femelle, il trouva que le rognon droit, qui en apparence ne différait pas de l'autre, formait une bourse qui renfermait six vers vivans, qu'on voyait remuer. Le plus grand de ces vers avait quinze pouces de long, et la grandeur des autres diminuait progressivement. Tous se nourrissaient du sans mêlé d'eau où ils nageaient. Je regarde Noseda comme un homme très-véridique. Les anatomistes penseront ce qu'ils voudront de ce fait. En attendant, on serait tenté de croire que ces vers sont le produit d'une génération spontanée et irrégulière. Le poil, beau et doux, n'est point couché; il est au con-
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traire un peu crépu, long de quatre pouces, et d'un beau rouge tirant un pen sur le jaune. Mais sa crinière, haute de six pouces, n'est de cette couleur que jusqu'à la moitié de la longueur du poil, dont le reste est noir jusqu'à l'extrémité. La partie inférieure des quatre pattes est également noire, ainsi que le museau. On voit une grande tache blanche sur le dessous de la tête, et la partie postérieure de la queue est également de cette couleur. C'est indubitablement l'ocorome de Moxos 1; et je crois aussi que c'est le koupara de Barrère2.
L'aguarachaý est très-commun dans toutes ces contrées. Il a la prunelle de l'œil conformée comme celle du chat. Il est nocturne, et ses formes et ses habitudes ne diffèrent en rien de celles du renard d'Espagne. Noseda en apprivoisa un qui devint aussi familier qu'un chien; mais il lui mangeait toutes ses poules. Il a vingt-cinq pouces et demi de long, sans compter la queue, qui en a douze et demi, et les poils du bout d'un pouce et demi. Le dehors de l'oreille, l'extérieur des pattes de devant et de celles de derrière,
1 Tome xIx, pag. 25.
2 Tome xxx, pag. 205, cit. (*).
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jusqu'au - dessus du jarret, sont de conleur rougeâtre tirant sur celle de cannelle: le museau est noir jusqu'aux yeux. Sur le reste du dessus de la tête, on voit de petits poils couleur de cannelle, dont le bout est blanc. La mâchoire inférieure est noire; le reste du dessous de la tête est blanc: Toutes les parties inférieures du corps sont blanchâtres. Le reste de la peau est gris, parce que chaque poil a alternativement deux raies blanches et deux noires. L'extrémité est de cette dernière couleur. An Muséum d'histoire naturelle de Paris, n.° 278, il y a un animal nommé renard tricolor1, apporté du nord de l'Amérique, et qui me paraît être mon aguarachaý. Si cela est ainsi, comme je n'en doute pas, on peut en conclure que le climat n'a que peu ou point d'influence, puisque l'aguarachaý est le même dans toute l'Amérique, depuis le détroit de Magellan jusqu'au pôle arctique, quoique en général le renard varie beaucoup dans ses couleurs.
Le popé est long de vingt-trois pouces et demi, sans compter la queue, qui en a treize et demi, ni les poils, qui en ont deux. Le
1 Canis cinereo argenteus. Buffon n'en a point parlé. (C. V.)
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museau est plus pointu que celui du renard, et un peu retroussé au bout. L'œil est assez grand et un peu saillant, et l'oreille est un peu inclinée sur le côté. Il a aux pattes de devant cinq doigts dégarnis de poil, séparés, calleux en-dessous, plus éle;vés que gros, qui ne lui servent pas pour déchirer, mais pour porter sa nourriture à sa gueule; ce qu'il fait avec les deux pattes à - la - fois. Les pattes de derrière sont conformées de même. Il a trois mamelles de chaque côté. Son poil est doux et un peu crépu. Toute la partie inférieure du corps est d'un jaune pâle, et les quatre pattes sont noires, ainsi que le dernier tiers de la queue, dont le reste est partagé par des anneaux noirs et blanchâtres. Les sourcils sont blancs, ainsi que le bord des lèvres, et il y a derrière l'œil une tache de la même couleur. Le reste de la tête est noir. Tout le reste de la fourrure est mélangé de deux sortes de poils: le plus long est noir, l'autre blanchâtre, ce qui donne une couleur grise. Je crois qu'il ne passe pas les 30 degrés sud, et qu'il est nocturne. Quelques personnes disent qu'il a toutes les habitudes du renard, mais qu'il suffit de considérer ses formes pour voir qu'il n'est ni
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aussi léger ni aussi actif. Il paraît qu'il préfère les lieux aquatiques, et qu'il monte aux arbres. Je ne doute pas qu'il ne mange de tout dans l'occasion; mais je crois qu'il se nourrit principalement d'insectes, de fruits, d'œufs, d'écrevisses, et des petits oiseaux qu'il peut surprendre. On l'apprivoise en le tenant à l'attache. Il est assez lourd; le corps et le cou sont gros et courts; la queue est droite; il se tient resserré, et a l'air timide; sa gueule est très-fendue. Il a à la mâchoire inférieure six incisives, dont les extérieures pourraient passer pour des canines: on trouye après un intervalle vide, suivi de dents canines, qui ont sept lignes. A la mâchoire inférieure il a six incisives, et ensuite des canines.
Dans le Muséum d'histoire naturelle de Paris, n,os 197 et 198, il y a deux popés, sous le nom de raton crabier, que leur a donné Buffon 1; mais il avait déjà décrit cet animal sous le nom de raton2.
Le cuati a 22 pouces et demi de long, sans la queue qui en a 20 ½, et que souvent il redresse verticalement, en dirigeant le bout par-der-rière. Le corps et le cou sont gros el courts;
1 Supplém., tom, XII, pag. 14.
2 Tome XVII, pag. 177.
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le museau est très-long, aigu, en forme de trompette; et le bout qui surpasse plus de seize lignes à la mâchoire inférieure, a quelque mobilité dans tous les sens. Dans la mâchoire supérieure, on trouve quatre incisives, puis un vide, et après une dent canine, séparée par un assez grand intervalle d'une canine longue de cinq lignes, et qui est à deux tranchans comme une épée. Viennent ensuite six dents molaires. Le nombre des incisives de la mâhoire inférieure est le même: elles sont suivies de canines longues de 8 lignes et à deux tranchans, et très-séparées des molaires. L'oreille est ronde et petite. Toutes les pattes ont cinq doigts, réunis par une membrane qui s'étend jusqu'à la moitié de chaque doigt. Les femelles ont presque trois pouces de moins long que les mâles: elles ont de six à dix mamelles, et mettent bas quatre à cinq petits, dont les mâles font le plus grand nombre. Cet animal a une petite tache blanche sous l'œil, une autre derrière: il en naît une troisième sur la partie postérieure de l'œil; elle fait un tour, et se prolonge le long du côté du museau. Le reste de celui-ci est noir, et cette couleur s'introduit en forme de pointe aigüe dans la tache blanche qu'il y a sur le grand angle de l'œil.
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Le front est d'un blanc jaunâtre, ainsi que tout le dessus du corps et les côtés; mais le bout du poil est d'une couleur obscure, et la queue a des anneaux de cette dernière couleur, et d'autres blanchâtres. Les poils du dessous du corps sont obscurs au bout, et d'un orangé pâle dans l'intérieur. Il y a quelques individus qui ont ces endroits blancs au lieu d'être orangés, et qui sont blanchâtres audessus du corps, au lieu d'être blancs-jaunâtres. Cet animal n'habite que les bois; il grimpe aux arbres, et on dit qu'il suffit de frapper le tronc, pour faire tomber toute la bande qui est sur les branches. Il y a aussi des personnes qui lui prêtent toutes les ruses et toutes les habitudes du renard, mais son peu de légèreté fait voir qu'elles se trompent: son museau n'annonce pas un animal qui ait le coup de dent fort; et l'on voit qu'il est toutau plus en état de manger des œufs, ou les petits animaux qu'il trouve dans les nids. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il ne mange pas de souris. Cependant quand il est apprivoisé (ce qui n'est pas difficile) il mange du pain, de la viande, du fruit, et de tout indifféremment. On le tient à l'attache, parce qu'il est très-turbulent, et pour l'empêcher de s'en aller, parce qu'il ne
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s'attache à personne. Au Muséum d'histoire naturelle de Paris, on voit réunis plusieurs cuatis, dont, à mon avis, aucun n'est adulte; et ceux des n.os 186 et 188 sont de la variété dont la couleur est plus obscure.
J'appelle loutre, l'animal que, dans le pays, on nomme loup de rivière, et que l'on trouve dans lous les lacs et dans toutes les rivières du Paraguay, et je crois même jusque dans la rivière de la Plata. Chaque société de ces animaux vit dans un grand trou, qu'ils creusent sur le bord de l'eau, et où ils mettent bas leurs petits. Ils ne vivent que de poissons, qu'ils mangent ordinairement hors de l'eau. Ils restent autant de tems qu'ils veulent sous l'eau, sans se noyer: ils montrent quelquefois la tête, et aboient après les barques, comme des chiens; mais le son de leur voix est rauque, et ils ne mordent jamais les nageurs. A terre, leur démarche est lourde, et ils se traînent de manière qu'ils marchent presque sur le ventre. J'en ai eu huit individus vivans, et je vais donner les dimensions du plus grand, sans assurer qu'il fût adulte; car il me semble en avoir vu de plus grands en naviguant sur les rivières. La longueur est de 24 pouces et demi, sans compter la queue qui en a 18: elle est
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grosse, pointue, flexible et ronde, quoique l'on remarque un pli formé par la peau tout du long de ses côtés. Le corps et le cou sont gros; la tête est courte et plate, mais le haut est en forme de demi-cercle, et plus élevé que les oreilles, qui sont petites et rondes. Le museau n'est pas pointu, mais très-garni de moustaches, et l'œil est petit. La mâchoire supérieure a six dents incisives, suivies d'une dent canine, après un intervalle: cette canitie a sept lignes de long, et elle est séparée des molaires par un autre intervalle. On observe le même nombre d'incisives à la mâchoire supérieure; il n'y a point de canines, mais seulement des molaires séparées des autres pat une place vide. Les quatre pattes ont cinq doigts réunis par une membrane. La mâchoire inférieure est de couleur de paille ou jaunàtre; tout le reste du poil est d'une couleur obscure, luisante, et doux au toucher.
Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, je ne craignis pas d'assurer que ma loutre était l'animal que Buffon appelle saricovienne. Mais ayant vu depuis cette espèce an Muséum d'Histoire naturelle de Paris, plusieurs raisons m'engagent à douter de la vérité de mon assertion. En effet, quoique le pays et les formes
I. a. 20
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paraissent être les mêmes, la saricovienne est beaucoup plus graude que les huit individus que j'ai vus et tenus entre les mains. Ajoutez à cela que le poil de ma loutre me paraît beaucoup plus doux, plus perpendiculaire à la peau, plus obscur; tandis que celui de la saricovienne est de couleur de cannelle. Il est vrai que cette dernière couleur devient assez souvent plus obscure et plus foncée dans les vieilles peaux de quelques - uns de ces animaux; mais aussi il y a une autre différence que voici: la couleur de paille ou blanc jaunâtre, qui dans ma loutre a' occupe que la mêchoire inférieure au-dessous de la tête, s'étend beaucoup dans la saricovienne, et couvre la gorge jusqu'à la poitrine. Il est vrai que les petits de la saricovienne que l'on voit au Muséum, à côté de leur mère, ne présentent pas cette différence d'une manière aussi sensible; mais elle est toujours plus remarquable que dans mes individus. Ces doutes m'ont confirmé dans un autre, qui auparavant m'avait fait peu d'impression. J'avais vu de loin, en naviguant sur quelques rivières au nord du Paraguay, des loutres qui me parurent plus grandes que les huit individus que j'avais vus et décrits, et je vis aussi dans le pays une peau de loutre
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empaillée, longue de 46 pouces, sans la queue qui en avait 21. Tout cela me fit soupçonner que ces grands individus pourraient appartenir à une autre espèce; ensuite je me persuadai que la différence de grandeur venait de l'âge, et non d'une différence spécifique. Mais comme je vois actuellement qu'il est probable que la saricovienne est une espèce différente des huit individus que j'ai mesurés et décrits, je trouve également probable que les grands individus dont je viens de parler doivent être rapportes, à la saricovienne, d'autant plus que l'animal empaillé que j'ai vu avait la même qualité de poil, et la même couleur que la saricovienne du Muséum. Il est vrai que j'ignore s'il avait aussi la tache audessous de la tête et sur la gorge, parce que le poil était tombé. Si l'on s'assure quil existe effectivement dans le pays deux loutres différentes, c'est-à-dire la mienne et la saricovienne, il faudra examiner de nouveau la nomenclature de.Buffon 1, et ma critique. Cependant je crois toujours que le cariguebeju de Thevet est mon quiyà et que la lutra atri coloris macula sub gutture flava de Brisson, est ma loutre, vu le rapport des cou-
1 Tome XXVII, pag. 126.
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leurs. Quant aux autres auteurs cités par Buffon, je ne puis rien en dire, non plus que des loutres qu'il indique ensuite 1.
Je nomme quiyá, ainsi que les indiens, un animal que les espagnols appellent improprement loutre. Il ne passe pas les 24 degrés de latitude vers le nord; mais dans la province de la rivière de la Plata, on le trouve abondamment dans tous les ruisseaux et dans tous les lacs. Il creuse des trous sur le bord de l'eau, pour se cacher et pour mettre bas ses petits, au nombre de quatre à sept. Il nage souvent, et même il plonge; mais il a besoin de sortir fréquemment de l'eau pour respirer. Il vit uniquement d'herbes. Sa longueur est de dix-neuf pouces, sans compter la queue, qui en a seize, et qui est grosse, écailleuse et dénuée de poils. Ses pattes sont très-courtes, et sa démarche est lourde. Il a aux pattes de devant cinq doigts, tous séparés; ceux des pattes de derrière, dont le nombre est le même, sont tous unis par une membrane. Il ressemble assez au lièvre par la tête et le museau; mais ses oreilles sont beaucoup plus petites et sans poils. Il n'a que deux dents à chaque mâchoire: elles sont orangées,
1 Suppl., tom. v, pag. 260.—T. 12, pag. 104 et 123.
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longues d'un pouce, et la gueule est comme dans le lièvre. Le contour de la gueule et la pointe du museau sont blancs. Du reste, le dessus est obscur, quoiqu'on aperçoive bien distinctement du rougeâtre sur les côtés, de la tête et du corps, et aux environs de l'oreille. Les parties inférieures sont plus claires. Je soupçonne fortement que le sariguebesu de Thevet appartient à cette espèce 1. Je me fonde sur ce quil dit que cet animal habite la rivière de la Plata; que sa chair est bonne à manger; que la couleur du poil est un mélange de gris et de noir, et qu'il a des membranes aux pattes, Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, je formai le même soupçon à l'égard de la petite loutre d'eau douce envoyée de Cayenne à Paris2; mais aujourd'hui je suis pour la négative.
Le capibára ne passe, pas le sud de la rivière de la Plata; mais on le trouve fréquemment sur le bord de toutes les rivières, des ruisseaux et des lacs, où il vit en famille, ne se nourrissant que d'herbes, et ne creusant point de terriers. Il nage beaucoup, et il plonge, mais seulement autant que le besoin
1 Tome XXVII, pag. 126.
2 Supplém., tom v, pag, 262.
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de respirer le lui permet. Il court peu; il est pacifique, tranquille et lourd, et il demeure long-tems assis sa chair est bonne, est très-grasse. Il sort sur-tout la nuit. Sa portée est de quatre à huit petits. Il est long de quarante-cmq pouces et demi, et n'a point de queue. Le corps est plus court, plus gros et plus arrondi que celui du cochon. Sa têté a moin de largeur que de hauteur; l'oreille est courte et sans polis. Le museau est extrémement obtus. Sa gueule ressemble à celle dulièvre, et elle a, comme dans cet animal, deux grandes dents en haut et autant en bas. Il a sur le museau une espèce de loupe très-aplatie, et dépourvue de polis. Les quatré doigts des pattes de devant sont unis par une membrane: il en est de mêmé des trois doigts qu'il a aux pattes de derriere. La femelle n'a point cette loupe, et elle a deux pouces et demi de moins de longueur. Le poil est gros, et serré contre le corps, d'une couleur obscure; mais le bout en est rougeàtre. Tout le dessoùls est d'un brun blanchâtre. Au Muséum de paris, n.° 337, on peut voir un individu jeune sous le nom de cabiai
Le paý est très-rare au Paraguay, et je crois qu'on ne le trouve plus dès le 30.e de
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latitude. On m'a assuré dans le pays, qu'il avait la même façon de vivre que l'acutý; que, comme Jui, il est nocturne, et qu'il ronge tout; qu'il habite les bois, où il se cache dans le creux des arbres, et même sous leur tronc; qu'il mange de l'herbe et des cannes à sucre; qu'il a la chair délicate, et qu'il met bas un ou deux petits. Je n'ai eu en mon pouvoir que deux mâles de cette espèce, qui avaient vingt-quatre pouces de long: la queue ou le coccix n'avait que six lignes. Le corps ressemblait à celui du cochon par sa rondeur et son embonpoint. Le museau était obtus, avec deux grandes dents en haut et en bas, la face plate et l'oreille sans poils; cinq doigts aux pattes de devant, dont l'intérieur se réduit à un ongle, tant ce dernier doigt est petit: tous sont un peu unis à leur racine. Les pattes de derrière ressemblent absolument à celles de devant. Il n'y a qu'une mamelle de chaque côté. Le poil est court, collé contre le corps, et très-blanc dans toute la partie inférieure. Celui de dessus est d'un brun obscur; mais, de chaque côté du corps, il y a des bandes blanches très-remarquables, et placées en long. Au cabinet de Paris, n.° 344, il parte le nom de Paca.
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L'acutý n'est pas rare au Paraguay; mais il ne s'étend pas au sud. Il est nocturne; et, dans les maisons, il ronge tout jusqu'au bois des portes. Il a les mêmes habitudes que l'espèce précédente; mais il est beaucoup plus léger. Il ne creuse pas non plus de terriers: il vit de végétaux; mais dans l'état d'esclavage il mange de tout Quand il a peur, il dresse ses poils sur la croupe, et ils tombent par poignées. Il a la même attitude que le lapin: on dirait qu'il est bossu. Il lève ses deux pattes à-la-fois, et s'en sert pour soutenir ce qu'il mange. Il est long de vingt pouces. La queue, qui en a tout au plus un, est roide, sans poils, et presque cylindrique. La tête, la gueule et les dents sont à-peu-près comme dans le lièvre. Il a aux pattes de devant cinq doigts, dont l'extérieur se réduit à l'ongle. Il n'en a que trois aux pattes de derrière: le tarse est très-alongé. La femelle a trois paires de mamelles, et sa portée est ordinairement de deux petits, qu'elle met bas au mois d'octobre. Le dessous de la tête jusqu'au poitrail, est de couleur de paille, et le reste en-dessous est presque blanc. Toute la partie supérieure et les côtés, sont de couleur grise, ou d'un mélange d'obscur et jaune
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verdâtre; mais le jaune domine sur le devant des pattes: le derrière est orangé; les pattes sont obscures. Au Muséum d'Histoire naturelle, il y a deux individus de cette espèce sous, le nom de cavia-agouti. Buffon sépare cet animal de celui qu'il appelle acouchi1; et dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, j'ai cru qu'il se trompait, ou du moins que son, opinion n'était pas bien fondée. Mais puisque dans le même cabinet, n.° 341, il y a un cavia-acouchi, à la vue des plus habiles naturalistes, je dois nécessairement croire que, je me suis trompé. Il est vrai que cet animal me paraît être aussi un acutý ou agouti par tous ses caractères, et je ne lui vois point la queue que lui donne l'auteur. Peut-être, en le regardant au grand jour, la découvriraiton, ainsi que d'autres différences que l'on n'aperçoit pas de la manière dont l'animal est placé au cabinet.
Jamais je n'ai vu le tapitý au sud du 30.e degré de latitude. Rien de plus ressemblant en tout au lapin sauvage; mais la queue est plus courte, et son poil lui donne la forme d'une boule. Outre cela, il ne creuse point de terriers, et il n'a d'autre demeure que les
1 Tome XXX, pag. 211; et suppl. t, vI, p, 19,
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buissons. Sa portée est de trois on quatre petits, qu'il dépose en septembre dans quelque touffe d'herbes. Il a quatorze pouces de long, sans compter la queue, qui n'en a pas un, même en comptant les poils. Le derrière de l'œil est entouré par une raie de couleur blanche et cannelée, et qui s'étend même pardessus. Les lèvres et le dessous de la téte sont blanches: cette couleur s'introduit en forme de pointe derrière la mâchoire, vers l'oreille, sans cependant y arriver. Le poitrail est également blanc jusqu'à la queue, ainsi que le devant des pattes de derrière, et le derrère des pattes de devant: mais le bas, depuis la moitié du tibia, est de couleur de cannelle brune, ainsi que le derrère des cuisses et du cou. La gorge et le museau sont dans le même cas. Le reste du poil diffère peu de celui du lapin; mais en le regardant avec plus d'attention, on voit que la pointe en est noire: on observe ensuite un peu de blanc pâle, puis du noir, et la racine est blanche. C'est le tapeti de Buffon, qui est persuadé, ainsi que moi, que c'est le citli de la Nouvelle Espagne1.
L'apereá est très-commun par - tout. Il se
1 Tome XXX, pag, 217.
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cache parmi les chardons et les pailles du pays les plus hautes, que l'on troute dans les plaines basses, ainsi quel dans les enclos et dans les buissons. Il ne creuse point de terriers, et ne profite point de ceux des au tres animaux: il mange de l'herbe; il est nocturne, stupide, nullement sauvage, peu léger; et sa portée n'est que d'un ou deux petits. Sa longueur est der onze pouces: il n'a pas de queue. Sa tête et tout le reste de ses formes ressemblent entirement à celles du cui ou petit lapin des Indes, qui n'est autre chose que l'apereà apprivoisé. Le poil est dur, sur-tout sur le chignon. La couleur du dessus et celle de la gorge sont comme dans le rat commun, mais un peu plus obscures. Le dessous de la tête et du corps est blanc. Au cabinet de paris, n.° 338 il y a un petit animal, incontestablement domestique, et connu vulgairemént sous les noms de cui, cochon d'Inde et petit lapin des Indes. Cependant l'étiquette porte caviacobayá, peut-être parce que Buffon croyait qu'on le nommait ainsi au Bresil; et en cela je crois qu'il se trompe. Le même auteur décrit séparément de l'apereá, en comme une es-
1 Tome XVI p. I.
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pèce différente1, le cochon d'Inde: mais je ne doute pas que ce ne soit la même espèce, et que leurs différences ne proviennent que de l'état de domesticité du cochon d'lnde, tandis que l'apereà vit en liberté. Cependant nous sommes d'accord pour rapporter à cette espèce les coris et les cois de difféerens auteurs.
La vizcacha n'existe pas à l'est de la rivière d'Uruguay, mais seulement à l'ouest, depuis le 30.e degré de latitude, en allant vers le sud. Elle est très - commune au sud de Buenos Ayres. Cet animal creuse des terriers comme le lapin, avec une multitude d'issues rapprochées les unes des autres, et placées souvent dans les chemins, dans les jardins, et à côté même des maisons. Il y habite réuni en femille: il consomme toute. l'herbe des environs, et cause de grands dommages dans les jardins potagers et dans les champs ensemencés; c'est ce qui fait qu'on le poursuit. On assure que si l'on fermait les issues des terriers, tous les animaux qui y sont renfermés périraient, si. d'autres individus de la même espèce ne venaient y faire leur visite comme à l'ordinaire, pour les. ouvrir. Pour les en empêcher, un de mes amis at-
1 Tome XXX, p. 240.
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tacha un chien sur chaque terrier qu'il voulait détruire, et toutes les vizcachas périrent sans oser sortir. On prétend aussi que pour les chasser, il suffit de faire ses ordures à l'entrée de leurs trous. Ils ont la singulière manie de ramasser dans les champs, et de déposer à l'entrée de leur terrier, tous les os et tous les crottins qu'ils rencontrent. Ils y ramassent tant d'objets différens que, lorsqu'on a perdu quelque chose, on est sûr de l'y retrouver. Ils ne sortent que de nuit, et au moment du crépuscule, sans s'éloigner beaucoup. Leur chair est médiocrement bonne. Ils marchent à petits pas, et sans sauter; mais ils n'ont pas la moitié de la légèreté du lapin, auquel ils ressemblent par leur attitude voûtée. Cet animal paraît être de la famille de la marmotte. La vizcacha est longue de vingtdeux pouces, sans compter la queue, qui en a presque sept, indépendamment des poils, qui en ont plus d'un. Le corps est trapu, la tête grosse et très-joufflue; l'oreille grande, elliptique, et un peu pointue; l'œil grand, le museau très-obtus et velu. La gueule et les dents sont comme dans le lièvre. Il a quatre doigts sans membranes aux pattes de derrière, et sur la paume une grande callosité,
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sur laquelle l'animal s'appuie, et non pas sur les doigts. Aux pattes de derrière il n'en a que trois: celui du milieu a sur le côt intrieur une glande couverte de poils plus durs que ceux du cochon. Les côts de la tête sont très-noirs et très-garnis de soies longues, dures et fortes: celles qui occupent la place des moustaches excèdent les autres en longueur, puisqu'il y en a de sept pouces. Une raie blanche, large d'un pouce, se prolonge parallèlement à la barbe jusqu'au point qui correspond à l'œil Le bord supérieur de cette raie est obscur, et traverse l'œil. Tout le dessus du corps est gris ou d'une couleur obscure mélangée de blanchâtre: le dessous est blanc; mais le dessus et le dessous de la queue sont noirs, tandis que les côtées en sont d'un brun clair. Les poils dont elle est couverte la font paraître comprimée latéralement. La femelle a près de trois pouces de moins de longueur. Elle n'a pas la grande barbe du mâle, quoiqu'elle en ait les longues moustaches. Toutes les couleurs de son corps sont plus claires.
Le lièvre patagon ne se trouve que depuis le 35.e degré de latitude, en allant vers le détroit de Magellan. On l'appelle lièvre,
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quoiqu'il soit plus grand et plus trapu que celui d'Espagne, et qu'il ne coure pas tant; car il se fatigue tout de suite. Il vit par couples, qui courent et agissent en commun, et qui cependant ne couchent pas ensemble, mais à la distance d'une vingtaine de pas l'un de l'autre. Son cri est fort et très-aigu. Sa portée est de deux petits. Don Joachim Maestre avait chez lui, au 41 e degré de latitude, deux de ces animaux apprivoisés, qui se promenaient en liberté dans la maison, et qui entraient et sortaient à volonté. Il m'en fit présent. Leur longueur est de vingt-huit pouces et demi, sans compter la queue, qui en a un et demi, et qui est grosse et sans poils. La tête ressemble en tout à celle du lièvre, ainsi que la gueule. Les pattes de devant ont quatre doigts, et il y a en-dessous une callosité en forme de toupie ou de cœur, et de la grosseur d'une noix. Il a une semblable callosité aux pattes de derrière, qui n'ont que trois doigts, et dont le tarse est sans poils. La femelle ressemble au mâle: elle n'a que quatre mamelles, dont une paire est placée sur le milieu du ventre, et l'autre trois pouces et demi plus avant. Ce qu'il y a de plus remarquable
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dans la couleur, est uue bande blanche bien terminée, qui commence à un des flancs, où elle est très-étroite, et va rejoindre l'autre flanc par-dessus la queue: elle s'introduit ensuite entre les jambes, et occupe la partie inférieure. Le croupion est d'une couleur obscure, dans l'endroit où il touche cette bande. Sur le reste de la partie supérieure du corps et sur les côtés, les poils sont bruns, et il n'y a que l'extrémité qui soit blanchâtre.
Je n'ai rencontré la cuiý que dans les grands bois du Paraguay. Il marche flegmatiquement et sans se troubler, sur le tronc et sur les branches des plus grands arbres. J'en ai eu un pendant un an dans ma chambre. On l'avait pris lorsqu'il était déjà adulte. J'observai qu'il courait très-peu, qu'il ne montra jamais ni joie, ni tristesse, ni reconnaissance, mais au contraire la plus grande stupidité, de l'indifférence, de la lourdeur et de la tranquillité, et qu'il savait tout au plus manger et vivre. Il passait vingt-quátre heures, et quelquefois quarante-huit sans remuer d'une ligne, sur le haut d'un volet, où il restait constamment sans changer de place, soutenu seulement sur les pattes de derrière, celles de devant jointes et en l'air, mais touchant Presque
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au museau et aux pattes de derrière, tant il avait le corps courbé. Il ne regardait rien, et peu lui importait qu'on entrât ou qu'on criât: rieu ne l'émouvait. Il descendait à terre une fois par jour, et pour un instant, pour manger des fruits et de toute espèce de végétaux, et même des brins secs de saule. Il ne buvait jamais, et mangeait très-peu Il prenait ses alimens avec ses dents; et après les avoir soulevés de terre, il les soutenait avec ses deux pattes pour manger. Il monte avec facilité le long d'un morceau de bois; il se tient ferme sur la pointe d'un pieu vertical, même sans se soutenir avec sa queue, qui cependant pourrait lui servir à cet usage, ainsi qu'aux singes; mais il n'y a recours que pour descendre. Sa portée est d'un petit, qui diffère du père et de la mère, en ce qu'il est de couleur de roseau ou jaune de serin. Cet animal est long de onze pouces un tiers, sans compter la queue, qui en a neuf. Elle est grosse, nerveuse, et dégarnie de poils aux trois quarts de sa longueur vers l'extrémité. Il a quatre doigts à toutes les pattes, une paire de mamelles sur les muscles pectoraux, et une autre à un grand pouce plus bas. Les quatre lignes de la pointe du museau sont
I. a. 21
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cylindriques, et garnies de moustaches; la gueule et les dents sont comme dans la souris. L'œil est très-petit, un peu saillant; l'oreille, courte it sans poil, est entièrement cachée sous des piquans on épines. Ces piquans commencent sur le cylindre du museau, et sont plus longs du côté du chignon. Depuis là jusqu'à l'épaule, ils ont deux pouces; mais ils ne sont pas aussi forts que sur la tête. Sur le dos et sur la queue il y en a en abondance, sans mélange de poils. Ces piquans sont longs d'un pouce, plus forts que les autres, et les uns sont en travers ou placés obliquement relativement aux autres; mais on n'aperçoit ceuxci que lorsque l'animal veut se défendre. Pour cet effet, il dresse les piquans de la tête, et il hérisse horizontalement ceux des côtés du corps et de la queue, lesquels en état de repos couvraient ceux du dos. Ces piquans qui couvrent les autres, sont très-mélangés de poils longs et bruns. Tous sont très-aigus et très-forts, jaunâtres à la partie inférieure et à l'extrémité, et de couleur obscure dans le milieu. Il n'y en a point sur les quatre pattes ni sur le dessous du corps, où l'on ne trouve que des poils bruns.
J'ai cru, et j'ai même assuré, dans mon
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ouvrage sur les quadrupèdes, que mon cuiý était le coendou de Buffon 1; mais je dois avouer ici avec franchise que je crois actuellement le contraire, et que je pense que ce sont deux animaux différens. Voici mes raisons: Non-seulement Daubenton donne à l'animal qu'il décrit un doigt de plus au pied, des piquans plus longs d'un demi-pouce, et le corps de cinq pouces plus long; mais ayant vu moi-même le coendou au cabinet de Paris, n.° 328, je lui trouve les piquans plus épais, plus gros et plus forts, et ils ne sont pas entremêlés d'une aussi grande quantité de poils que dans le cuiý. De plus, les moustaches de ce dernier ont à peine la moitié de la grosseur et de la longueur de celles du coendou. Cependant ils se ressemblent par la physionomie et par la couleur. Peut-être Buffon estil tombé dans une erreur semblable à la mienne, en réduisant à une seule espèce les deux coendous de Pison et d'autres auteurs, parce que je ne doute pas que les auteurs n'aient pu parler du coendou et du cuiý, animaux différens et appartenans tous les deux à l'Amérique. Ainsi je soupçonne de la confusion dans la nomenclature de Buffon, puis-
1 Tome xxv, pag. 229.
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qu'il ne l'a pas corrigée, lorsquil a dit ensuite qu'il y avail à la Guyanne deux espèces de coendous. Je crus que cette notice était peu sûre ou même fausse, parce qu'elle venait d'un homme en qui j'ai tres-peu de confiance; mais aujourd'hui je la crois vraie, excepté dans quelques points relatifs à la manière de vivre qu'il attribue à ces animaux.
Tout le monde connaît les caractères des souris; mais on sait rarement distinguer les espèces les unes des autres, parce que cela est plus difficile qu'on ne le croirait. Si l'on ne connaît pas bien les rapports de la longueur du corps à celle de la queue, il est inutile de s'en mêler, parce que toutes les explications du monde ne feront pas reconnaitre une espèce à qui ne l'a pas vue. J'ai observé dans le pays les onze espèces suivantes:
Il y en a une appelée tucutuco, à qui l'on a donné ce nom, parce que lorsque l'on dort sur les terriers de ces animaux, on les entend répéter ce son fréquemment. On la trouve par-tout, pourvu que le terrain soit sable pur, et. qu'il ne soit pas exposé aux inondations. Comme ces conditionsne se trou-
1 Suppl. tom, VI, pag. 22.
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vent remplies que dans certains endroits, leurs terriers sont très-éloignés les uns des autres, quelquefois à plus de vingt-cinq lieues, sans qu'on puisse concevoir comment ces animaux ont pu passer d'un endroit à l'autre. Au milieu du sable, à un palme de la surface, cet animal creuse un trou ou magasin de deux ou trois palmes de diamètre: de la circonférence sortent des galeries dans tous les sens; chacune d'elles aboutit à un autre magasin qui a d'autres galeries semblables à celles du premier, et ainsi de suite. Il en résulte qu'il est très - difficile d'attraper l'animal, qui d'ailleurs est logé dans un terrain qui enfonce sous les pieds des chevaux. Ces animaux forment des buttes ou des taupinières, avec le sable qu'ils tirent de dessous terre; et ils ont soin d'en fermer toujours l'entrée. Ils vivent de radioes et de légumes, et déposent ce qu'ils trouvent lorsqu'ils sortent, dans les magasins que nous venons de décrire; mais jamais ils ne sortent de jour. Je n'en ai jamais pu prendre qu'un, quoiqu'ils soient extrêmement communs. La longueur est de sept pouces et demi, sans compter la queue, qui en a trois, et qui est garnie de poils jusqu'à six lignes dans sa naissance. Le reste de cette queue est nud, sans
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écailles, mais très-gros. La têete est plus courte, plus aplatie et plus large que dans toutes les autres espèces. L'œil est beaucoup plus petit que celui du rat ordinaire. L'oreille est très-singulière, dénuée de poils: elle se réduit à un tuyau vide et long, de deux lignes de diamètre et d'une de hauteur. Il a cinq doigts aux pattes de devant, et en outre, on en aperçoit un autre collé au derrière du pouce, et plus gros, mais arrondi et sans ongle. Les pattes de derrière ont cinq doigts, et le dessous ou la plante en est plus large que dans toutes les autres espèces. Les dents sont extraordinairement larges. Le poil est très - doux. Le dessus est entièrement gris de plomb, et le bout du poil est de couleur cannelle dorée. Le dessous est dans le même cas, mais blanchâtre. Le poil de l'intérieur des pattes est blanc. Je crois que c'est le tukan de la Nouvelle Espagne dont parle Buffon 1; mais je doute beaucoup que ce soit également la taupe rouge d'Amérique de Seba 2.
Je n'ai pu me procurer que trois femelles et un mâle de l'espèce que j'appelle l'épineuse (espinoso), près de la peuplade d'Atirá an
1 Tome XXX, pag. 211.
2 Suppl. tom, XII, pag. 36.
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Paraguay. Je les pris en bouleversant leur terrier, qui a cinq pieds de longueur horizontale, et neuf ou douze pouces de profondeur, dans un terrain sablonneux qui n'est jamais inondé. Sa longueur est de huit pouces, sans compter la queue, qui en a trois. Elle est très-grosse, et couverte de petits poils courts qui en cachent les écailles. Il a cinq doigts à toutes les pattes. La tête, le cou et le corps sont plus forts que dans le rat ordinaire: les pattes sont aussi plus courtes, le ventre presque traînant, la démarche moins légère et l'oreille plus courte. Tout le dessus est gris ou mélangé d'obscur et de rougeâtre, et tout le dessous est blanchâtre. Mais en examinant l'animal avec soin, on observe que la couleur grise provient de la nature différente des poils: les uns sont fins et blancs; les autres sont proprement des piquans, longs tout au plus de dix lignes, en forme d'épée à deux tranchans, avec une gouttière en-dessous, et une arête en haut dans le sens de la longueur. Ces piquans sont blanchâtres jusqu'aux trois quarts, ensuite ils deviennent obscurs, et la pointe en est rougeâtre. Ce qu'ils ont de particulier, c'est qu'ils sont terminés par de petits poils qui les empêchent d'enfoncer, et qu'ils tombent très-
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fecilement, comme je l'ai dit en parlant de ceux de l'acutý Les femelles ont presque un pouce de moins long.
Je tuai un individu de cette espèce à l'entrée de son trou, près d'un ruisseau, et je lui donnai le nom de hocicudo, parce que son museau est si long et si pointu que cela distingue cette espèce de toutes les autres. Il a cinq pouces de long, sans compter la queue, qui en a trois et demi, et qui est recouverte de poils qui s'étendent à trois lignes de sa racine. L'ensemble de la tête ressemble un peu à celle du cochon, parce que le museau est long, droit, en forme de trompe, et aigu, quoique sans rebord. La fente de la gueule est plus éloignée du bout du museau, que dans toutes les autres espèces, puisqu'il y a cinq lignes depuis cette pointe jusqu'à la partie la plus avancée de la lèvre supérieure. L'oreille est en demi-cercle, et a cinq lignes de rayon. Il a cinq doigts aux pattes de derrière: celles de devant en ont autant; mais le pouce se réduit à l'ongle, et elles sont plus courtes. Le poil est un peu rude, de couleur obscure depuis le museau jusqu'à la queue, le bout tirant un peu sur la cannelle: le reste du dessus du corps est de couleur de cannelle
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rouge. Il en est de même du dessous, qui est cependant un peu blanchâtre.
J'appelle orejon (oreillon), une souris qui vit dans les champs, mais qui se réfugie quelquefois dans les maisons qui y sont bâties. Cet animal est long de quatre pouces trois quarts, sans compter la queue, qui en a plus de trois et demi, et qui est plus mince que celle du rat ordinaire. La tête est joufflue, l'œil grand, l'oreille élevée de neuf lignes sur la tête, et presque circulaire à la pointe. Le tarse est de couleur obscure en-dessous; il a cinq doigts aux pattes de derrière, à celles de devant il en a quatre, avec un tubercule à la place du pouce. Ces pattes de devant sont courtes: le poil en est court et doux. Tout le dessous du corps est de couleur de cannelle claire; le reste de la fourrure ressemble à celle de la souris ordinaire, quoique un peu claire autour de l'œil.
Dans les plaines de Montevideo, des chiens prirent une souris que je nomme colibreve (courte-queue), parce que sa queue est à proportion plus courte que dans toutes les autres espèces. L'animal a quatre pouces un quart de long, sans compter la queue, qui en a deux un quart. Le cou est très-court, la tête
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un peu joufflue, 1′œil de moyenne grandeur, l'oreille en demi - cercle, assez petite; les pattes de devant très-courtes, garnies de quatre doigts et d'un tubercule à la place du pouce; les pattes de derrière plus longues, le tarse de couleur obscure en-dessous, long de neuf lignes, en y comprenant les griffes: il y a cinq doigts. Tout le dessous est de couleur de perle, et le reste obscur.
J'appelle une autre souris cola igual at cuerpo (queue égale au corps), parce qu'effectivement elle a quatre pouces de long, ainsi que le corps: elle est garnie de longs poils jusqu'à trois lignes de sa racine; et elle n'est pas aussi grosse que dans le rat ordinaire. En outre, cet animal a la tête plus courte et plus grosse à proportion, les yeux moins saillans, et plus rapprochés l'un de l'autre; les oreilles plus courtes, presque circulaires, et plus éloignées; les moustaches beaucoup plus fines et plus courtes, les pattes de derrière plus longues en comparaison de celles de devant; le tarse plus long de treize lignes, en comptant les griffes, et le croupion plus obtus. Les pattes de devant ont cinq doigts, et un tubercule à la place du pouce; celles de derrière ont également cinq doigts. Tout le
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dessous du corps est blanchâtre; le reste est couvert de poils de couleur plombée, et dont le bout est couleur de cannelle.
On donne, au Paraguay, le nom d'anguyá à toute espèce de souris. J'applique ce nom à une espèce qui peut-être est la même que la précédente, quoique cela ne soit pas mon opinion. Cet animal a cinq pouces et demi de long, sans la queue, qui en a six. Le museau est peu pointu, et n'est pas dénué de poils; les moustaches sont touffues, et quelques-uns des poils dépassent le bout de l'oreille, qui a neuf lignes de haut, cinq de largeur, et dont le bout est rond. L'œil est un peu saillant; les dents sont orangées. Il a cinq doigts aux pattes de devant; mais en y regardant de près, le pouee se réduit à l'ongle. Les pattes de derrière ont cinq doigts; le tarse est de couleur basanée, long de quatorze lignes, y compris l'ongle ou la griffe. Tout le dessous du corps est blanchâtre; le reste est brun, tirant sur la couleur de cannelle.
Faute de mieux, j'appelle colilargo (longue queue), une petite souris dont j'ai eu deux individus au Paraguay. Sa longueur est de deux pouces deux tiers, sans la queue, qui en a deux et cinq sixièmes, et qui est plus grosse
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et plus douce au toucher que celle de la souris ordinaire. Elle a aussi la tête plus grande, plus longue et plus grosse; le museau également plus gros et plus obtus, l'œil et l'oreille plus petits, le front plus élevé et moutonné, le cou plus court, et les pattes et les doigts plus courts; le tarse est plus long, et noir endessous comme de l'encre. Celles de devant ont quatre doigts, avec un tubercule à la place du pouce; celles de derrière en ont cinq: tout le dessous du corps est blanchâtre, et le dessus est plus obscur que dans la souris ordinaire.
J'appelle agreste, une petite souris des champs, que je pris au 30.e degré et demi de latitude. Elle était longue de trois pouces et demi, sans la queue, qui en avait deux et cinq sixièmes, et qui était de couleur obscure, et plus courte que celle de la souris commune. Les parties inférieures sont d'un blanchâtre sale, et le reste est d'une espèce de gris, parce que les poils, longs de quatre lignes, ont la pointe couleur de cannelle et le reste obscur. La tête n'est point moutonnée, mais elle est aussi grosse que le corps; l'œil n'est ni grand pi saillant, l'oreille est petite, en demi-cercle et grosse; les joues sont un peu saillantes, le
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cou est court, le corps rond et fort gros, les pattes de devant sont courtes, les doigts comme dans l'espèce précédente: il a trois paires de mamelles.
La laucha est une petite souris de la campagne, qui s'introduit dans les maisons, où elle se comporte comme la souris ordinaire d'Europe; mais elle me paraît moins vive et moins légère. Sa portée est de six petits. Elle est longue de deux pouces trois quarts, sans la queue, qui en a deux, et qui n'est pas grosse. La tête est un peu petite, l'oreille ronde, et peu grande; l'œil petit, et point saillant; les joues sont arquées; le corps est plus gros que celui de la souris commune, à qui elle ressemble par le nombre des doigts. Tout le dessous est blanchâtre et le dessus est gris, ou mélangé d'obscur et de cannelle.
Je donne le nom de blanco-debaxo (blanc dessous), à une petite souris, parce qu'elle a le dessous du corps plus blanc qu'aucune autre espéce. Elle vit â la campagne; et si l'on établit quelque jardin, elle s'y rend, et y vit parmi les haricots, les tomates, etc., sans se creuser de trous. Elle est longue de trois pouces, sans la queue, qui en a deux, et qui est blanchâtre. Tout le dessous du corps
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est blanc, le reste est gris obscur et blanchâtre. La tête est un peu plus grosse que dans l'espèce précédente, et plus moutonnée; le museau et le corps sont plus gros, l'oreille un peu plus grande et plus large, la queue de la même grosseur, mais plus courte; les doigts entièrement semblables.
J'ai observé dans le pays jusqu'à huit espèces de tatoùs (tatús). Toutes ont la peau du dessous de la tête et de toute la partie inférieure du corps semée de tubercules écailleux, d'où sortent de longues soies, excepté sur les pattes, qui sont garnies d'écailles de nature osseuse, dures, et recouvertes d'une pellicule qui produit l'effet d'un vernis. Une mosaïque d'écailles de la même nature recouvre les parties supérieures, les côtés et la queue, excepté le cou de toutes, et la queue d'une seule espèce qui en sont dépourvus. Les écailles du front forment un ensemble qui n'est susceptible d'aucune flexibilité ni d'aucun mouvement. C'est aussi le cas du plastron de l'épaule et de celui de la croupe; mais celles du tronc sont disposées par bandes transversales, séparées par une peau qui permet aux tatoús d'alonger et de resserrer leur corps comme ils veulent. Les écailles de
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la queue sont aussi susceptibles de quelque mouvement. La tête a un museau pointu, l'oreille est couverte de très-petites écailles, qui ne les empêchent pas d'être souples; l'œil est petit; ils n'ont ni dents incisives ni dents canines; la langue est très-longue et flexible, le cou très-court, le corps très-gros, ainsi que les pattes; les doigts courts et très-forts, les griffes très-longues, crochues, très-fortes, uniquement propres à creuser la terre, et la queue longue et très-grosse. Ils n'ont point de scrotum; mais la verge est plus grande que dans aucun animal, proportionnellement au corps. Ces animaux sont robustes, et creusent avec facilité, comme le lapin, des terriers où ils s'enfoncent, et qui sont leur seul moyen de défense: mais comme ces terriers sont peu profonds, et que la vîtesse de ces animaux est tout au plus égale à celle de l'homme, ces espèces seront exterminées tôt ou tard par les habitans du pays, qui les recherchent à cause de leur chair bonne à manger. Celle de quelques espèces est si délicate, qu'on ferait bien de les transporter en Europe, où on pourrait les élever infailliblement et sans aucune difficulté, comme des animaux domestiques. Ils sont très-féconds,
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ne boivent jamais, et vivent de vers, d'insectes, de fourmis et de chair, même quand elle serait pourrie. On dit qu'ils mangent aussi des légumes et des racines; mais j'en doute.
Tous les naturalistes ont cru que le nombre de bandes ou ceintures mobiles était fixe dans chaque espèce, et différent dans chacune d'elles. Dans cette idée, ils ont adopté le nombre de ces bandes pour caractère essentiel et distinctif des espèces; mais à coup sûr ils se sont trompés fortement, puisque plusieurs espèces différentes ont le même nombre de bandes, et que le nombre de ces bandes varie dans la même espèece. On doit par conséquent réformer la classification que l'on avait établie sur ce principe.
Le grand tatoù ou géant est rare, et ne se rencontre que dans les grands bois déserts, depuis le 24.e degré de latitude en allant vers le nord. On raconte que, dans le pays où il se trouve, il faut enterrer les morts dans des fosses très - profondes, et garnies de gros troncs d'arbres, sans quoi il les déterre et les dévore. Ce tatoú est si fort et si robuste, qu'il porte aisément un homme sur son dos. Il a trente-huit pouces et demi de long, sans la queue, qui en a dix-huit et demi, en en
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comptant l'origine, comme dans tous les autres, depuis les écailles les plus rapprochées du corps. La tête est en forme de trompe. Il y a de chaque côté des deux mâchoires dixsept dents molaires, ce qui fait en tout soixante-huit. Le plastron de l'épaule a sur le haut neuf rangées transversales d'écailles, dont les deux premières ont un peu de mobilité; et sur les bords, il a jusqu'à dix ou onze de ces rangées. Le plastron de la croupe a dix - sept rangées parallèles aux; bandes mobiles du tronc, qui sont au nombre de douze, et séparées par une peau noire. La figure des écailles est en général à-peu-près carrée; mais celles de la queue sont arrondies, et ne sont disposées en anneau qu'à la racine; et dans tout le reste, les intervalles forment des spirales. Il a cinq doigts à toutes les pattes. Les plus grandes griffes sont aux pattes de devant: elles sont longues de quatre pouces et demi, et leur plus grande largeur est d'un pouce et demi. La tête, la queue, et une large bande de chaque côté sont d'un blanc jaunâtre; et le reste des écailles du dessus du corps est d'un noir foncé,
Dans la grande collection de Paris, n.° 414, il y a une dépouille de tatoú, appelé géant,
I. a. 22
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qui appartient indubitablement à l'espèce que j'appelle maximo ou grand tatoú. Mais, soit par l'effet de la préparation, soit par l'injure du tems, elle ne conserve pas ses couleurs naturelles, et d'ailleurs il lui manque les grands ongles. Comme Buffon suivait l'opinion générate de l'invariabilité du nombre des bandes, et qu'il voyait que ce tatoú et mon tatuaý se ressemblaient en cela, il les a réunis dans sa description comme un seul et même animal, sous le nom de Kabassou1. Il est vrai qu'il eut de la répugnance à les confondre, vu les grandes différences qu'il y observait; et c'est pour cela qu'il nous a donné la figure de chacun de ces animaux en particulier. La quarante - unième représente le maximo (grand tatoû); mais elle n'est pas bonne.
Le tatú-poyú commence à se trouver vers le 33.e degré; il s'étend vers le nord, et se trouve très-fréquemment au Paraguay. C'est de tous les tatoús celui qui, à proportion, a l'armure la plus solide, les écailles les plus grandes et les plus grosses; celui qui a la tête la plus large et la plus plate, et le museau le moins pointu; enfin celui dont la vî-
1 Tome XXI, pag. 52 et 104.
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tesse s'approche le plus de celle de l'homme, si même elle ne la surpasse. Il ne sort que de nuit, pour dévorer les cadavres qu'il trouve dans les champs. C'est le seul tatoú dont personne ne mange la chair, qu'on dit avoir mauvais goût et mauvaise odeur. Quelques personnes disent que sa portée est de quatre petits; d'autres qu'elle est de dix. Il est long de dix-huit pouces, sans la queue, qui en a neuf. Sur le haut du chignon, entre les oreilles, il y a une rangée de neuf écailles semblables à celles du tronc, et qui recouvrent le cou. Le plastron de l'épaule est formé en haut par quatre rangées d'écailles; mais celles du milieu se séparent sur les côtés, et laissent un espace triangulaire couvert d'écailles sem blables aux autres. Il y a sur le tronc sept bandes mobiles. Le plastron de la croupe est formé de dix rangées, qui en occupent toute l'étendue. Toutes ces écailles sont grandes, en forme de carré long, et chacune a dans l'intéieur deux raies longitudinales disposées à-peu-près comme dans l'espèce précédente et dans la suivante. A chaque côté de la mâchoire supérieure il y a neuf dents molaires, et il y en a dix de chaque côté de l'inférieure. En comparant plusieurs individus adultes, j'ai
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vu que les rangées d'écailles du plastron de l'épaule varient pour le nombre de quatre à cinq, celles de la croupe de dix à onze, celles du tronc, qui sont mobiles, de six à sept; et je ne doute pas que, dans les individus jeunes, ces rangées ne soient réduites à cinq. La différence de sexe n'y influe en rien. Il a cinq doigts aux pattes de devant et de derrière. La plus grande griffe, qui a quatorze lignes, se trouve au doigt du milieu de la patte de devant. Le membre, dans son état d'inaction, a cinq pouces de long et six lignes de diamètre moyen: en l'alongeant sans effort, on lui trouve plus de huit pouces. Il est recourbé en spirale, ce qui l'empêche de traîner. Il n'y a qu'un mamelon sur chaque muscle pectoral. On voit naître beaucoup de soies longues et blanches sur les bords postérieurs des bandes mobiles du tronc: elles sont dirigées en arrière; il y en a aussi quelques-unes sur les plastrons: celles des parties inférieures sont noires. La peau est d'un brun pâle: le jaunâtre sale est la couleur dominante des écailles, excepté les quatre pattes, qui sont d'un orangé pâle.
Au Muséum d'Histoire naturelle de Paris, il y a une dépouille de ce tatoû poyû; mais
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l'individu n'était pas adulte; les oreilles, les quatre pieds et la queue sont mutilés: quant aux couleurs, elles ne sont pas sensiblement altérées. Il porte le nom d'encoubert, que lui a donné Buffon 1. Cet auteur croit que. c'est le tatoú de Bellon, l'echinus brasiliensis d'Aldrovande, le sexinctus de Linné, et l'armadillo mexicanus de Brisson. Je n'ose rien affirmer ni nier à cet égard; mais je crois que l'on doit rapporter à cette espèce le tatupeba de Pison et de Marcgrave, le kabassou de Barrère, et celui que Nieremberg dit avoir la chair mal saine. Je crois égalemeat de cette espèce le cirquiuçon de Buffon 2; et je pense que Grew s'est trompé en disant qu'il n'a point de plastron sur la croupe, et que ses bandes mobiles continuent. jusqu'à la queue.
Le tatuai est rare depuis le 27.e degré en allant vers le nord. Sa longueur est de vingt pouces, sans la queue, qui en a sept et un tiers. C'est l'unique espèce de tatoús dont la queue ne soit pas couverte d'écailles, mais d'une peau de couleur obscure, et douce au toucher. Le corps est moins gros et plus
1 Tom. xxI, pag. 40 et suiv.
2 Tom. xxI, p. 49.
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arrondi que dans l'espèce précédente; la tête est plus petite, plus étroite, plus pointue; et les écailles du front, ainsi que les oreilles, sont plus grandes que dans toutes les autres. Les quatre pattes sont plus courtes et plus grosses, et les griffes considérablement plus grandes que dans l'espèce précédente: les plus grandes griffes ont vingt-deux lignes, et se trouvent aux pattes de devant. Il a cinq doigts aux quatre pattes. Il n'a qu'un seul mamelon de chaque côté. Le cou est recouvert par trois bandes mobiles et étroites. Le plastron de l'épaule est composé de sept rangées d'écailles en forme de carré long, qui le remplissent entièrement. Il a treize bandes mobiles sur le tronc, recouvertes d'écailles qui sont un peu plus larges en travers. C'est le contraire de l'espèce précédente, dont les six ou sept bandes occupent sur le dos autant d'espace que lies treize bandes de celle que je décris. Le plastron de la croupe a dix rangées, et toutes les écailles ont deux raies profondes dans l'intérieur. Le jaunâtre sale est la couleur dominante de toutes ces écailles.
Il y a au cabinet de Paris un individu de cette espèce, dont les couleurs sont altérées, sous le nom de kabassou que lui a donné
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Buffon 1, en le confondant avec mon grand tatoú, comme je l'ai dit précédemment. Il nous en donne, n.° 40, une figure qui a quelques défauts, dont le plus grand est de représenter l'animal avec la queue écailleuse. Il croit (et en cela je pense qu'il se trompe) que le kabassou de Barrère est de la même espèce. Il y rapporte également le tatu seu armadillo africanus de Seba et de Brisson, dont les phrases sont indéterminées: celle du dasypus tegmine tripartito de Linné, me paraît encore plus vague.
Le tatoú velu ne se rencontre que depuis le 35.e degré en allant vers le sud. Il y est très-multiplié: il sort le jour; il est trèsardent è dévorer les cadavres de chevaux et de vaches; sa chair est délicate: on dit que sa portée est de quatre à dix petits. Il a quatorze pouces de long, sans compter la queue, qui en a cinq. On voit sur le cou une rangée transversale de quatre petites écailles. Le plastron de l'épaule a, sur le haut, six rangées, dont celles du milieu s'écartent un peu pour faire place à une autre que l'on voit sur le côté. Il a sur le tronc, tantôt sept tantôt six bandes. Le plastron de la croupe
1 Tom. XXI, p. 52.
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a six bandes comme dans le poyú. Les écailles du bord du plastron du front ont des pointes aiguës, qui ressortent depuis l'œil jusqu'à l'oreille; et il en a ausa sur le feston ou le contour de la croupe. Le plastron de l'épaule est dans le même cas, ainsi que les écailles qui sont au-dessous des bandes du tronc. En général, toutes ces écailles ont la forme d'un carré long; et l'on dirait qu'elles sont partagées en trois dans leur longueur. Celle du milieu est d'un seul morceau; quant aux autres, elles paraissent être formées de différentes pièces. Il a en tout trente-deux dents molaires, et cinq doigts à toutes les pattes. Il n'a que deux mamelles. Le membre, dans son état d'inaction, a trois pouces et demi Les côtés du corps et de la queue sont couverts de soies brunes, plus fines et plus longues que dans le poyú. Il en a aussi sur tout le dessus du corps; mais elles sont plus courtes, et usées par le frottement qu'éprouve le corps dans les terriers. Celles du dessous de la tête et du corps, un pinceau qui est placé; sous l'œil, ainsi que les soies des quatre pattes, sont très-longues et de couleur obscure. La peau est jaune dans ces endroits. Celle qui sépare les bandes du tronc est noire, comme
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celle du museau: toutes les écailles sont d'un brun obscur, et celles des quatre pattes sont d'un orangé pâle.
Le tatú-pichý commence au 36.e degré de latitude, et on le trouve au moins jusqu'au 42.e. Ce tatoú ressemble au précédent par la bonté de sa chair et par ses habitudes. Il lui ressemble également en ce qu'il a le corps trapu, et que la tête et les flancs sont larges. Le membre, le nombre et la disposition des doigts, et l'ensemble du corps sont aussi les mêmes; mais il est beaucoup plus petit et moins velu; la tête est plus étroite, la queue plus longue; et il en diffère encore à d'autres égards. Sa longueur est de dix pouces, sans la queue, qui en a quatre et demi. Sur le cou, on voit une rangée de petites écailles comme dans l'espèce précédente, mais plus longue et plus remarquable. Le plastron de l'épaule est presque de deux pouces sur le haut: les bandes mobiles du tronc varient suivant les individus; il en a tantôt sept, tantôt six. Le plastron de la croupe est comme dans l'espèce précédente, qui ressemble également à celle-ci par la pointe des franges des plastrons et des bandes. Chaque écaille en particulier est formée de beaucoup d'autres
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plus petites, irrégulières, et qui ressemblent à de petites pierres; mais celles qui forment les bandes du tronc ont la forme d'un carré long. Chacune de ces écailles a trois raies: celle du milieu est d'une seule pièce; celles des côtés sont au contraire partagées en plusieurs. Les soies sont disposées comme dans le Poyú. Toutes les écailles sont de couleur obscure.
Je n'ai jamais vu le tatoú noir au sud de la rivière du Paraná ou des 27 degrés; mais il est très-commun au Paraguay. Sa chair est bonne. On dit que sa portée est de quatre à dix individus. Sa longueur est de seize pouces et demi, sans la queue, qui en a quatorze. Le plastron de l'épaule est composé de deux espèces de petites écailles: les plus grandes sont presque ovales, longues de deux lignes et demie, et elles s'élèvent un peu au-dessus des autres. Elles sont placées par files transversales un peu éloignées les unes des autres. Les intervalles qui séparent ces grandes écailles, ainsi que l'entre-deux des rangées, sont occupés par les petites. Le plastron de la croupe ressemble au premier, et tous les deux ressemblent beaucoup aux bandes du tronc par le bord qui s'en rapproche. Ces dernières sont composées de
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grandes écailles triangulaires, dont les bases sont opposées. La garniture du front est irrégulière, et formée de grandes pièces, mais qui sont bien loin d'approcher de la solidité des espèces précédentes. Il a la tête plus petite et en forme de trompe, les oreilles plus hautes, et trente - deux dents molaires en tout. Il en diffère aussi en ce qu'il n'a que quatre doigts aux pattes de devant, et que les griffes en sont plus petites: il a aussi les pattes de derrière plus hautes; son corps est plus arrondi: outre les mamelles qu'il a sur les muscles pectoraux, il en a une autre paire à deux pouces de la matrice. Le membre, dans son état d'inaction, a un pouce et demi, et il est terminé par deux glandes, qui ont au milieu un petit membre de quatre lignes. Toutes les écailles sont noires. Le nombre des bandes dorsales varie beaucoup, depuis six jusqu'à neuf inclusivement.
Au Muséum d'histoire naturelle, n.° 417, il y a deux dépouilles de tatoú qui appartiennent indubitablement à cette espèce, et qui proviennent d'individus adultes, quoiqu'elles aient perdu entièrement leur couleur noire naturelle par l'injure du tems, ou plutôt par l'effet de la préparation. On leur a conservé
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le nom de cachicame, donné par Buffon d'après Gumillal. Je crois, avec Buffon, qu'il faut rapporter à cette espèce l'ayotochtli de Grew, Wormius et Nieremberg, l'armadilla, americanus de Seba, le tatu porcinus de Klein, l'erinaceus loricatus cingulis 9 de Linné, les deux dasypus à neuf bandes du même Linné, et le cataphractus de Brisson, qui en a le même nombre. Mais Linné se trompe en ne donnant à l'un de ses dasypus, que trois doigts aux pattes de devaut. Je crois aussi que Buffon a fait un double emploi de, mon tatoú noir, en l'appelant tatuete avec Ray et Marcgrave 2 Je ne vois pas non plus grand inconvénient à réunir à la même espèce le talus de Gesner, l'armadillo de. Dutertre, l'ayotochtli mexicain de Hernandez et de Nieremberg, le tatu de Clusius et de Laët, et l'armadillo brasiliensis de Brisson, Mais la phrase de ce dernier auteur, cataphractus, scutis 2, cingulis 6, et celle de Linné, septemcinctus, sont indéterminées.
D'après ce que j'ai observé, le tatoú-mulita ne remonte pas au nord des 26 degrés et demi; mais du côté du sud, on le trouve
1 Tom. XXI, p. 48.
2 Tom. XXI, p. 44.
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au moins jusque vers les 41 degrés. On ne peut le distinguer du tatoú noir que par la différence d'habitation, par les jambes qui sont plus courtes; par les bandes dorsales, qui sont plus séparées, et qui ne passent jamais sept et ne sont pas au-dessous de cinq dans les individus nouvellement nés; par la queue, plus courte à proportion, et par sa taille qui est beaucoup moins considérable, puisqu'il n'a que onze pouces de long, sans la queue, qui en a six et un quart. C'est un manger délicat. On l'attrape facilement, parce qu'il marche de jour; et quaud on se place devant lui, il s'arrête, et se laisse saisir avec la main. La mère prépare dans son terrier un lit de paille qu'elle ramasse avec les pattes, et qu'elle transporte en traînant son fardeau et marchant à reculons. Vers le mois d'octobre, elle met bas de sept à onze petits, avec cette singularité, qu'ils sont tous, à chaque portée, ou mâles ou femelles. Je ne sais pas si celle qui met bas à sa première portée des individus femelles, est dans le même cas toute sa vie. Une autre particularité étrange, c'est que la mére, quoiqu'elle n'ait que quatre mamelles, nourrit tous ses petits; ce qui arrive à toutes les espèces de tatoús. Le tatoú-mulita, lors-
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qu'il est las de donner à teter à ses petits, se fourre sous la paille où ils sont couchés, et de cette manière ils se trouvent sur lui. Quand la mère sort pour aller chercher sa nourriture, elle bouche soigneusement avec de la paille la porte du terrier, et elle attend un instant pour voir si ses petits essaient de la suivre; dans ce cas elle renforce le bouchon de paille. Cette espèce ne mange point de pain, mais seulement de la viande, des vers, etc.
Le tatoú-mataco habite au sud du 36.e degré. C'est le seul de cette famille qui, lorsqu'il a peur, cache la tête, la queue et les quatre pattes, en formant de tout son corps une boule qu'on ne saurait séparer avec les mains; mais on le tue aisément en lui donnant un coup contre terre. Il marche toujours le corps resserré, et plus lentement que les autres espèces: les pattes de devant et de derrière sont plus faibles, et les ongles sont si peu propres pour creuser la terre, que je doute qu'il le fasse. Sa longueur est de quatorze pouces, sans la queue, qui en a deux et deux tiers. La racine n'en est pas ronde comme dans les autres espèces, mais plate et couverte d'ècailles en forme de gros grains
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ou boutons saillans. Il a trois bandes dorsales, larges en haut et étroites aux bouts. Les écailles sont irrégulières, rudes, d'une couleur plombée obscure. Il a cinq doigts aux pattes de derrière et quatre à celles de devant.
Au cabinet de Paris, on voit la dépouille d'un individu adulte, qui a perdu le vernis de toutes ses écailles, et qui ne conserve que la couleur de l'os. Il porte le nom d'apar, que Buffon lui a donné1.
J'ai observé dans le pays trois especes de singes. Le carayà ne passe pas au sud des 31 degrés: il n'habite que les grands bois, par petites families, de quatre à dix individus, dirigées par un mâle, qui se place toujours à l'endroit le plus élevé. Ils passent d'un arbre à l'autre, sans sauter et sans se balancer, mais très-lentement, parce qu'ils sont lourds, tristes et sérieux. Chaque mâle a trois ou quatre femelles. Quand quelqu'un s'approche d'eux, ils lâchent de peur tous leurs excrémens. La femelle, vers le mois de juin, met bas un seul petit, qu'elle porte monté sur son dos. Les indiens et les portugais mangent la chair de ce singe. Il fait un grand usage de sa queue pour se soutenir. Personne n'en apprivoise,
1 Tom. XXI, p. 35.
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sans doute à cause de son sérieux. On entend à plus d'un mille de distance son cri, qui est fort, triste, rauque, insupportable. Le mâle a vingt-un pouces un quart de long, sans la queue, qui en a autant: elle est tortillée, et dénuée de poils à un p alme du bout. La face présente un carré long; les narines sont grandes, miptiques, et très-éloignées l'une de l'autre; l'oreille est petite et ronde; le nœud de la gorge est très-saillant, le cou gros et court, le corps ventru. Il a aux pattes de devant cinq doigts, dont le pouce ressemble entièrement aux autres par sa forme et par sa position, et c'est le plus faible de tous. Il a également cinq doigts aux pattes de derrière; mais le pouce est séparé des autres. Il a à chaque mâchoire quatre incisives suivies de dents canines. Toute la peau est très-noire, ainsi que le poil, à l'exception du ventre et du poitrail, qui sont d'un rouge obscur. Outre cela, il a une barbe touffue et obtuse, garnie de poils qui ont trois pouces de long. Le corps de la femelle est plus court d'un pouce; le nœud de la gorge et la barbe sont plus petits, et la couleur du poil est brunâtre.
Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes,
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j'ai cru positivement que les ouarines de Buffon et d'Abbeville1 étaient des carayàs mâles, et qu'il en était de même de l'arabate de Gumilla, mais que ce dernier était un individu albino. Je persiste dans mon opinion; mais je doute aujourd'hui d'une chose que je croyais alors, et c'était que le guariba de Marcgrave et de Brisson, et les singes de Campêche de Dampier devaient également se rapporter à cette espèce. J'avais la même idée à l'égard du panicus de Linné, et des singes que Gentil et Oexmelin observèrent à l'île de Saint-Grégoire, et au cap de Gracias à Dios. J'étais également porté à regarder comme des carayàs femelles les alouates de Buffon, de Barrère et de Brisson, et les singes de la Condamine et de Binet; mais aujourd'hui je suis persuadé qu'ils sont d'une autre espèce, dont M. Cuvier m'a montré un individu dans la salle où l'on prépare les animaux pour le cabinet de Paris. Quant au coaitá de Buffon2, j'ai cru que c'était une espèce différente du carayà; et il ne me restait à cet égard qu'un très-léger doute, qui s'est entièrement dissipé en voyant le coaità au cabinet, n.os 5 et 6. L'auteur a
1 Tom. xxx, p. 7.
2 Tom. xxx, p. 12.
I. a. 23
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formé ce nom1 de celui de caytaya, que l'on donne au Brésil à un autre singe qui me parait être indubitablement an carayà mâle. Il est persuadé que l'on doit rapporter aux coaitas le cayou d'Abbeville, les singes noirs barbus de Dampier, et le singe araignée d'Edwards. Mais je crois que tous ces animaux sont des carayàs; je doute seulement que l'on doive rapporter aussi à cette espèce le quoatà de Barrère.
Le caý est un autre singe qui habite les mêmes lieux que le précédent; mais son caractère est tout opposé, parce qu'il est extrêmement léger, vif, et dans un mouvement continuel. Il vit par couples et par familles, sautant légèrement d'arbre en arbre. La portée est d'un seul petit, que la mère porte sur le dos. Il se soutient avec sa queue. On l'apprivoise, et on le tient à l'attache. Quand on le tourmente il pousse des cris insupportables. Sa voix commune ressemble à un éclat de rire, ou bien à celle d'une personne qui crierait de toutes ses forces, hu ! hu ! hu ! Sa longueur est de dix-sept pouces, sans compter la queue, qui en a dix-neuf. Les naseaux sont
1 Tom. xxx. Nomenclature.
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éloignés l'un de l'autre; l'oreille est ronde; les incisives et les canines sont disposées comme dans l'espèce précédente. Les quatre pattes ont cinq doigts, dont les pouces sont bien séparés. On prendrait la femelle pour un mâle, parce qu'à l'angle antérieur de la vulve, on voit sortir une espèce de membre susceptible d'érection. Le dessus de la tête est noir: cette couleur passe par-devant l'oreille, et finit sur la mâchoire par une raie. Le poil du front, des tempes et de la face, est blanchâtre, et vient aboutir en forme de pointe vers le haut de l'oreille, qui est également blanchâtre, ainsi que le dessous de la tête, la gorge et le dessus des pattes. Le dessus de la queue est obscur, ainsi que la partie antérieure des pattes de devant et la cheville du pied. Tout le reste est brun, plus clair sur les côtés, et tirant un peu sur la couleur de cannelle aux fesses, au ventre et à la partie inférieure de la queue. Dans la femelle, la couleur blanchâtre de la figure est plus claire, et la couleur obscure de la queue, et des quatre pattes est plus étendue.
Ce singe, par sa grandeur, ses habitudes, la qualité de son poil, ses couleurs et ses formes, a tant de rapports avec les sapajous,
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nommés par Buffon sajou et say1, que j'ai era que c'était la même espèce; mais ayant vu an cabinet de Paris ce sajou et l'animal qui est à côté n.° 9, ainsi que le say, n.° 8, et les ayant comparés avec la description de mon caý, il ne me reste aucun doute sur la différence des deux espèces. Par conséquent il ne faut pȧs s'en rapporter aux notes critiques que j'ai faites à cet égard dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, n.° 62. Mais je soupçonne encore que les singes sans barbe, que Dampier place dans l'isthme de Panamà2, peuvent être des caýs, et que Buffon peut avoir confondu mon caý dans sa nomenclature des deux sapajous dont j'ai parlé. J'en soupçonne autant à l'égard de celle de son sapajou saïmiri; mais je manque des faits nécessaires pour éclaircir ce point. Il ne faut donc pas non plus s'en rapporter entièrement à ce que j'ai dit du saïmiri dans mon ouvrage; et j'ajoute que les trois animaux de cette espèce que l'on voit au cabinet, n.os 12, 13 et 14, ne sont certainement pas des caýs communs, ni albinos.
Le miriquiná est un singe que l'on trouve au Chaco ou à l'oust de la rivière du Para-
1 Tom. xxx, pag. 12 et 69.
2 Tom. xxx, p. 12.
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guay, mais non à l'est. Il vit sur les arbres où il ne se soutient point avec sa queue. Il paraît stupide, lourd et imbécille. Sa longueur est de quatorse pouces un tiers, sans la queue qui en a seize, indépendamment des poils qui en ont deux. Cette queue est droite et touffue. Le cou est extrêmement court, et en apparence, aussi gros que la tête. Celle-ci est petite, et presque ronde: l'ouverture les nal rines n'est pas de côte, comme dans les est pèces précédentes, mais au dessous et elles sont moins séparées. L'oreille est grande et arrondie; l'œil grand, et l'i ns nougeâtre: les dents et les canines ressemblent anssi à celles des autres espèces; les pattes denrière ont cinq doigts, dont le pouce est bien sépáré, il n'en est pas ainsi de celles de devant, qui ont également cinq doigts. Au dessus de chaque œil, il y a une tache blanchâtre en forme de pointe aigue, sur un fond obscue, ainsi que la partie de la face qui est dénuée de poil.Ce lui de la mâchoire est également blanchâtre, comme une petite partie du dessus de la barbe. Les parties inférieures sont de couleur de cannelle; le reste est gris: cela vient de ce que les poils ont le bout blanc et ensuite obscur. Les poils de la quque sont rou-
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geâtres dans l'intérieur, et noirs au bout.
Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, j'ai cru que le miriquiná était le saki de Buffon et de Daubenton1, parce qu'ils se rapprochent par la grandeur, par la petitesse et la rendeur de la face; par la nature de leur queue, qui n'est pas prenante; par leurs poils doux, de couleur obscure ou noirs, avec le bout blanc, ete Mais M. Cuvier m'ayant montré un saki dans la salle où on prépare les animaux, je lui dis que ce n'était pas le miri-quiná. Ayant vu ensuite au cabinet un animal, n.° 15, sous le nom de saki à ventre roux, je me suis confirmé dans cette dernière idée, et je ne doute nullement que ce ne soient deux espèces différentes. Le me fonde sur ce que le saki n'a pas la queue si touffue, que les poils ne deviennent pas plus longs à son extrémité, et qu'ils ne sont pas rouges dans l'intérieur. Sa fourrure est plus longue, moins douce, et les poils sont moins perpendiculaires à la peau. Enfin il y a beaucoup moins de blanc à la pointe du poil que dans le miriquiná; et même il y a encore d'autres différences. Buffon forma le nom de saki de celui de sakée, que Brown donne à une espèce de singe; et il rapporte à
1 Tome xxx, p. 115.
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cette espèce le cagui major de Marcgrave, et le cercopithecus, pilis nigris, etc. de Brisson. J'ai été de son avis dans mon ouvrage; mais aujourd'hui je crois que l'animal de Brown est un miriquiná, et celui de Brisson un saki, sans rien décider sur celui de Marcgrave.
Le titi est un autre singe que je n'ai pas vu dans ce pays-là, mais bien au Brésil. Il a huit pouces de long, sans compter la queue, qui en a onze. Il a une tache blanche dans l'entredeux des sourcils, et cette couleur est également celle des poils longs et droits du contour de l'oreille. La tête et le cou sont obscurs; le reste du dessus du corps est jaunâtre, avec le bout des poils blanc. C'est aussi la couleur des flancs; mais l'intérieur est obscur. La queue est molle, n'est point prenante, et ses poils présentent alternativement des anneaux blancs et obscurs.
Au cabinet de Paris, n.° 17, il y a un individu de cette espèce qui ne me paraît pas complètement adulte. Il porte le nom de sagouin ouistiti, que lui a donné Buffon1. Il croit qu'il est de l'espèce du sagouin de Brisson et du Jacchus de Linné, et je suis de
1 Tome xxx. p. 126.
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son avis. Mais je n'oserais pas en dire tout-à-fait autant du galgopithecus de Gesner, du sagoui du Maragnon d'Abbeville, du cereopithecus Brasiliensis tertius de Clusius, du petit cagoui de Marcgrave et d'Edwards, et du cebus sagoin dictus de Klein.
Après avoir indiqué les quadrupèdes sauvages de ces contrées, je vais faire sur eux quelques réflexions qui se présentent à mon esprit, sans m'arrêter à déterminer ceux que l'on pourrait apprivoiser et transporter en Europe, parce que je crois en avoir dit assez à cet égard.
Quelques-uns de mes quadrupèdes, comme le mborebi, le ñurumi, le caguaré, les féconds, le cuiý et les tatous, n'ont aucune analogie avec ceux de l'ancien continent, et ne peuvent pas en avoir, parce que tous étant presque sans défense et sans ressource contre les poursuites de l'homme, ne peuvent exister que dans des pays déserts.
Il paraît que quelques personnes croient que le continent d'Amérique, non-seulement diminue la grandeur des animaux, mais même qu'il est incapable d'en produire de la taille de ceux de l'ancien monde. Quant à moi, j'observe que mon yaguareté est le plus fort de
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toute la famille des chats, et qu'il ne le cède à aucun autre pour la grandeur; que mes trois premiers cerfs ne le cèdent non plus ni aux cerfs, ni aux chevreuils d'Europe; ni l'aguarà-quazú au loup ni au chacal; ni l'aguarachaý au renard; ni le tapiti au lapin; ni les souris à celles d'Espagne. Si les singes que je décris n'approchent pas des africains, ni les curés du sanglier, d'un autre côté mes furets excèdent ceux d'Afrique, ainsi que les martes et les fouines: la loutre n'est pas inférieure à celle d'Europe, ni la vizcacha à la marmotte, ni les tatoús aux pengolins, ni le taureau de Montevideo à celui de Salamanque. Si l'on ne trouve pas en Amérique un animal comparable à l'éléphant, on n'en trouve pas non plus dans l'ancien monde qui, ayant la gueule et les dents du lapin, soient de la grandeur du capibara et du paý. Outre cela, on a souvent rencontré, dans l'interieur des terres de la province de la rivière de la Plata, des ossemens de quadrupèdes qui le disputent en grandeur à ce colosse asiatique. Et surtout, les races on espèces d'hommes de la plus haute taille, des formes et des proportions les plus élégantes qu'il y ait au monde, se trouvent dans le pays que je décris.
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Si nous regardons la situation locale, en consultant mes observations, et les récits des voyageurs et des naturalistes, nous trouverons qu'une grande partie de mes quadrupèdes existe et se multiplie dans les deux Amériques ou dans la plus grande partie de ce continent, c'est-à-dire dans une étendue sans comparaison plus grande que celle qu'occupent les quadrupèdes en Europe. Cette différence peut venir de ce que l'Amérique étant presque déserte, les quadrupèdes ont pu s'étendre facilement dans tous les sens; ce qui ne peut pas avoir lieu en Europe, où une grande population poursuit et extermine les quadrupèdes, excepté le petit nombre d'entre eux que l'on trouve relégués en quelque sorte dans des lieux détermines et inaccessibles.
On regarde en général comme une vérité incontestable, que tous les quadrupèdes tirent leur origine de l'ancien continent, d'où ils ont passé en Amérique. On cherche en conséquence l'endroit par où ce passage a pu s'effectuer; et comme les continens se rapprochent au nord plus que dans aucun autre endroit, on croit que c'est par-là qu'ils passèrent. Il ne paraît pas difficile d'appliquer cette idée à ceux de mes quadrupèdes qui peuplent toute
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l'Amérique ou la plus grande partie de ce continent, tels que le mborebi, les tayasús, les cerfs, le yaguareté, le guazuará, le chibiguazu, le mbaracayá et beaucoup d'autres, qu'on voit se porter par une série non interrompue depuis le nord de l'Amérique jusqu'au sud, et qui paraît nous indiquer le chemin qu'ils ont suivi; et quoique l'on soit porté à croire qu'ils n'ont jamais existé dans l'ancien continent, puisqu'on ne les y trouve plus aujourd'hui, on peut présumer que l'homme les y a exterminés.
Quelque naturelle que paraisse cette façon de penser, on peut y faire plusieurs objections, doit voici la première: 1.° Il paraît impossible que le ñurumi, le caguaré, le cuiý, ainsi que plusieurs espèces de féconds et de tatoús qui se trouvent dans les deux Amériques, aient pu faire un si long voyage, vu leur paresse et leur poltronnerie excessives; et l'on ne conçoit point quelle cause aurait pu les déterminer à voyager. Par exemple, ces animaux trouvent au 20.e degré de latitude un bon climat pour eux, puisqu'ils y existent, et qu'ils y trouvent des alimens de reste; ils n'ont donc pas eu besoin de s'avancer vers le sud, où ils ne trouveraient pas
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plus d'avantages que dans le pays qu'ils quitteraient.
2°. La transmigration de quelques espèces paraît impossible. Par exemple, mon capibá;ra et ma loutre n'entrent point dans l'eau de la mer; et je n'ai jamais vu ni entendu dire que ces animaux s'éloignent de trente pas de la rivière ou du lac où ils vivent. Ainsi il n'est, pas facile de croire qu'ils soient sortis de l'étendue des lacs et des rivières qu'ils habitent, encore moins si l'on considère qu'ils ont un instinct sociable et stationnaire, puis qu'on voit qu'ils vivent par familles, et que chacune d'elles occupe un lieu fixe et séparé. Cependant on les trouve, non-seulement dans le pays que je décris, mais encore dans tout le Bresil, à Cayenne, et dans beaucoup d'autares endroits qui n'ont point de communication par eau avec les lieux où je les ai vus; et là même, ils vivent dans des lacs différens, qui ne communiquent point entre eux, et on ne trouve pas de raison qui puisse les obliger à voyager, puisque certainement ils ne manquent point d'alimens.
3°. Le tucutneo ne sort point de son habitation souterraine; il ne se trouve que dans les terrains presque entièrement composés de
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sable pur, et c'est le plus lourd et le moins agile de tous les rats. Comment donc, de la Nouvelle Espagne, où il existe également, a-t-il pu passer dans le pays que je décris? Où trouvera-t-on un chemin de sable pur, de plusieurs milliers de lieues, dont cet animal aurait besoin, ainsi que d'une infinité de ramifications de semblable nature, pour s'établir aux deux bords opposés des rivières, vu qu'il ne sait pas nager? Dans le pays même que je décris, on ne conçoit pas qu'il ait pu s'établir, par transmigration, dans tous les endroits sablonneux, puisque nous voyons ces endroits éloignés les uns des autres quelquefois de cinquante lieues; et cependant on ne trouve jamais un tucutuco là où il n'y a point de sable.
4°. Trois espèces de chats, savoir le mbaracayá, le negro et le pajéro, l'yaguaré, le quiyà, la vizcacha, le lièvre patagon, les tatoús appelés pichý peludo, mulita et mataco, tous animaux du pays que je déoris, se trouvent au sud des 26° 30′ de latitude, comme je l'ai vu, et aucun au nord de cette parallèle. Comment arranger ce fait avec le passage de ces animaux d'un continent à l'autre? Il faudrait pour cela qu'ils eussent passé par le nord à
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l'Amérique, et qu'ensuite ils l'eussent traversée toute entière du nord au sud. Mais comment comprendre que cela ait eu lieu sans qu'il soit resté quelque traîneur en route? Si l'on s'imagine que les climats qu'ils traversaient ne leur permettaient pas de s'y établir, comment n'en sentaient-ils pas l'influence dans le cours de leur voyage? Ajoutez que le climat de l'extrémité de l'Amérique septentrionale est précisément semblable à celui de la méridionale; et cependant il n'est resté dans celle-là aucun des individus de ces espèces, fût-il malade. Il paraît aussi inutile de chercher d'autres causes, puisque toutes se trouveraient insuffisantes. En effet, elles n'ont pas empêché les autres espèces de chats, de tatoús, de féconds, et beaucoup d'autres animaux, de se trouver par-tout; et il en devrait être de même de ceux qui n'existent que dans le recoin le plus méridional de l'Amérique. Si, pour résoudre cette difficulté, on suppose que les continens étaient réunis du côté du sud, et que c'est par-là que s'est fait le passage, nous retombons dans les mêmes inconvéniens, puisque aucun de ces quadrupèdes n'existe en Afrique.
On prétendra peut-être détruire la force
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des réflexions précédentes, en disant qu'il ne faut faire aucun cas des apparences, des raisonnemens ni des discours; qu'il suffit de savoir que ces quadrupèdes existent dans le pays où je les ai trouvés, et en conclure qu'ils ont passé d'un continent à l'autre. D'autres personnes croiront que les quadrupèdes que je n'ai vus que depuis le parallèle de 26° 30′ en allant vers le sud, peuvent se trouver également plus au nord de l'Amérique septentrionale; car mon argument est purement négatif, puisqu'il se réduit à dire que ni les naturalistes ni moi, n'avons rencontré ces animaux dans des endroits plus septentrionaux relativement à ce parallèle. Il est vrai que cela ne serait pas étonnant à l'égard de quelqu'un des onze quadrupèdes que je n'ai vus qu'au sud des 26° 30′; mais il n'est pas facile d'en croire autant de tous les autres, puisque personne ne les a jamais rencontrés plus au nord, non plus que moi. A joutez à cela que tous ceux qui se trouvent dans l'Amérique méridionale, et non dans l'autre, sont dans le même cas; que si l'histoire naturelle fait des progrès, on en trouvera probablement beaucoup d'autres exemples; et que, quand bien même ce que j'ai dit n'au-
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rait lieu qu'à l'égard d'un seul quadrupéde, l'objection n'en subsisterait pas moins, et que l'on pourrait toujours dire que ce quadrupède unique n'a pas passé d'un continent à l'autre, mais qu'il est ne dans le pays même où on le trouve; qu'il en est de même de tous les animaux du nouveau continent, et que peut-être l'on se trompe en croyant que les deux continens aient jamais eu aucune communication, avant que Christophe Colomb eût découvert le nouveau monde.
La situation locale de mes quadrupèdes offre encore quelques considérations relatives à leur origine, que je ne dois pas omettre puisque personne n'en a parlé. Mais, pour les bien entendre, il faut consulter ma carte, et bien connaître les lieux que je citerai. La vizcacha, du n.° 39, habite les plaines qui bordent les deux côtés de la rivière de la Plata, qui est un des plus grands fleuves du monde. Il n'est pas aisé de croire qu'elle l'ait traversé à la nage, puisque se trouvant à l'ouest de la rivière d'Uruguay, elle n'est pas allée s'établir sur sa rive orientale, du côté de Montevideo, où on ne trouve pas cet animal. On ne peut pas supposer non plus que c'est en remontant jusqu'au-dessus de la source de ce fleuve, que
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la vizcacha s'est étendue sur ses deux rives; puisque cette rivière a sa source dans la zone torride, et que l'animal dont nous parlons ne peut pas supporter une chaleur plus forte que celle du 30.e degré de latitude. Il n'est pas croyable non plus que les indiens l'aient transporté d'un côté à l'autre avant l'époque de la conquête, puisque eux - mêmes ne passaient pas le fleuve. On ne doit pas présumer non plus que ce transport ait été fait par les espagnols, dont le caractère est plutôt porté à la destruction, et qui savent d'ailleurs que la vizcacha est nuisible aux pâturages, aux champs cultivés et aux jardins.
Le yaguaré du n.° 20 est dans le même cas que la vizcacha: la seule différence est qu'on le trouve aussi sur les deux rives de l'Uruguay; et d'ailleurs il est encore plus incroyable qu'on l'ait transporté d'un endroit à l'autre, si l'on fait attention à sa puanteur insupportable. Le chat pajero habite les mêmes endroits que le yaguaré, ainsi que le tatoú mulita du n.° 61. Il y a même une difficulté de plus relativement à ce dernier; c'est que comme on le rencontre depuis les 26° 30′ en allant vers le sud, il faut supposer qu'il a traversé la rivière du Paranà. Enfin, l'es-
I. a. 24
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pèce de souris appelée tucutuco du n.° 43, qui n'existe que dans les terrains sablonneux, ne paraît pas avoir pu traverser cinquante lieues de terres argileuses, que l'on trouve quelquefois, comme je l'ai vu, entre les terrains sablonneux.
Tous ces faits paraissent confirmer l'opinion de ceux qui pensent comme je l'ai dit à l'égard du cupý et de tous les insectes, Chapitre VII, n.° 31; c'est-à-dire que chaque espèce d'insectes et de quadrupèdes ne provient pas d'un seul couple primitif, mais de plusieurs couples identiques créés dans les différens endroits où nous les voyons aujourd'hui. Ainsi, par exemple, dans cette hypothèse, il a dû naître au moins un couple de vizcachas, de yaguarés, de chats pajeros et de tatoús mulitas sur chaque rive des fleuves dont nous avons parlé, et un couple de tucutucos dans chaque sablonnière. Si cela était certain, on en pourrait présumer autant de tous les autres quadrupèdes. L'on peut donner plus d'extension à cette idée, en méditant sur le passé. En effet, si la création qui concerne la zoologie, avait été instantanée, et d'un seul couple de chaque espèce, qui aurait pu fournir à alimenter celles qui ne vivent qu'aux dépens
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des autres? Elles seraient mortes de faim, ou auraient exterminé la race de celles qui leur servirent de nourriture. La première de ces propositions est fausse, puisque les espèces destructives existent: la seconde est bien difficile à croire; car il n'est pas régulier que les premières espèces ou couples innombrables qui furent les victimes et durent continuer de l'être jusqu'à ce que les espèces faibles qui restent furent suffisantes pour servir d'aliment aux carnivores, aient disparu entièrement. Il ne paraîtrait donc pas sans fondement, dans la supposition d'une création instantanée, de s'imaginer que chaque espèce de la zoologie provienne de plusieurs couples primitifs qui, quoique parfaitement semblables, et réduits à une unité spécifique, auraient été créés dans divers endroits; et de cette manière, toutes les espèces créées pourraient s'être conservées, malgré la destruction nécessairement opérée par les espèces dévorantes. Cela même pourrait encore s'arranger dans la supposition que, dans le principe, il n'y eut qu'un seul couple de chaque espèce, en admettant que la création des faibles ait été très-antérieure à celle des autres, afin d'avoir eu le tems de se multiplier beau-
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coup: alors l'homme, l'iaguareté, le lion, le tigre, etc., auraient été créés postérieurement, et après un laps d'années et même de siècles indispensables, pour que les espèces destinées à être sacrifiées, aient pu se multiplier en assez grand nombre pour alimenter les autres. D'après ces observations, la création instantanée devient incompatible avec l'unité d'un seul couple de chaque espèce: mais cette unité d'un seul couple ne s'opposerait pas à leur création successive, en admettant toujours que les espèces destructives furent les dernières. On ne doit pas avoir plus de répugnance à combiner une création successive avec la multiplicité des types ou couples dans chaque espèce; et c'est ce que les réflexions précédentes sur l'existence locale des insectes, des oiseaux et des quadrupèdes, semblent indiquer.
Dans mon Histoire Naturelle des Quadrupèdes du Paraguay, j'ai donné quelques renseignemens sur ceux que les conquérans espagnols y transportèrent d'Europe: je vais en donner un extrait. Depuis le 30.e degré de latitude vers le sud, on trouve beaucoup de chevaux qui sont devenus sauvages, et qui vivent dans l'état de nature. Mais, quoi-
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qu'ils descendent de la race andalouse, il me semble qu'ils n'en ont ni la taille, ni l'élégance, ni la force, ni l'agilité. J'attribue cette différence au choix des étalons, qui n'a pas lieu en Amérique. Ces chevaux vivent en état de liberté, dans les plaines, par troupes de plusieurs milliers d'individus; et ils ont la manie de préférer les chemins et le bord des routes pour déposer leurs excrémens, dont on trouve des monceaux dans ces endroits. Ils ont aussi celle de se former tous en colonne non interrompue, pour investir au galop les chevaux domestiques, aussitôt qu'ils en apperçoivent, même à la distance de deux lieues: ils les entourent, ou bien ils passent à côté d'eux; ils les caressent en hennissant doucement, et ils finissent par les emmener avec eux pour toujours, sans que les autres y montrent aucune répugnance. Ils attaquent aussi les hommes à cheval, mais ils se bornent à passer devant eux. Les habitans du pays les poursuivent vivement pour les éloigner de leurs haras, parce que, sans cela, les chevaux sauvages enlèveraient tous les autres. Ils courent avec un aveuglement incroyable; et quand on les force à s'écarter, ils se brisent quelquefois la tête contre la première
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charrette qu'ils rencontrent. On voit un exemple aussi étonnant de cette fougue dans les années sèches, où l'eau est extrêmement rare au sud de Buenos-Ayres. En effet, ils partent comme fous, tous tant qu'ils sont, pour aller chercher quelque mare ou quelque lac: ils s'enfoncent dans la vase, et les premiers arrivés sont foulés et écrasés par ceux qui les suivent. Il m'est arrivé plus d'une fois de trouver plus de mille cadavres de chevaux sauvages morts de cette façon. Tous ont le poil châtain ou bay - brun, tandis que les chevaux domestiques l'ont de toute espèce de couleurs. Cela pourrait faire penser que le cheval original ou primitif était bay-brun, et que, si l'on en juge par la couleur, la race des chevaux à poil bay-brun est la meilleure de toutes.
Les chevaux domestiques sont aussi très-multipliés. Le prix d'un cheval commun, déjà dompté, n'est que de deux piastres ou même moins à Buenos-Ayres: au Paraguay, une jument avec son poulain ne coûte que deux réaux (vingt-cinq sous). On maltraite beaucoup ces animaux, que l'on fait quelquefois travailler pendant trois et quatre jours sans leur donner à manger ni à boire;
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et jamais on ne les met à couvert. Pour commencer un haras, on réunit plusieurs jumens, et on met un cheval entier pour vingt-cinq ou trente jumens. Ces chevaux se les disputent et se les partagent de suite comme les chevaux sauvages. Chaque étalon conserve les siennes réunies; il fait assidûment le tour de son troupeau, et le défend à coups de dents et à coups de pieds. Tous ces troupeaux parcourent les champs en liberté, sans avoir personne pour les garder, les dompter ni les apprivoiser: on se contente de les conduire et de les réunir de tems en tems dans un grand parc, et de ne pas les laisser sortir de l'étendue du domaine de leur maître; et pour cela, on ne les rassemble qu'une fois par semaine.
Comme on ne monte guère les chevaux entiers, on châtre les poulains au bout d'un ou deux ans, et on les dompte à l'âge de trois ans. Cette opération se réduit à les monter et à les faire courir jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus; ce qui se répète pendant quelques jours. On prétend que les chevaux pies ou tachetés sont plus difficiles à apprivoiser, et qu'en general, ceux qui ont les oreilles dures ou droites sont les plus in-
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domptables de tous. C'est dans l'été qu'on les accoutume au frein, parce qu'on dit que si on le faisait en hiver, cela leur rendrait la bouche baveuse et écumeuse pour toute la vie. On a observé aussi que les chevaux blancs, et sur-tout ceux qui ont un grand nombre de petites taches d'un rouge obscur, sont ceux qui nagent le mieux; ce qui indique qu'ils doivent être spécifiquement moins pesans, et que peut-être la pesanteur varie suivant le poil ou la couleur.
J'ai fait, dans ces contrées, quelques observations sur les changemens de couleur que l'on voit quelquefois dans les hommes, dans les quadrupèdes et dans les oiseaux. Elles me paraissent prouver que la cause qui les produit est accidentelle, passagère, et que le principe réside dans les mères; qu'elle n'altère ni les formes ni les proportions, et qu'elle ne diminue point la fécondité; que ses effets se perpétuent, et qu'elle ne dépend pas des climats. D'autres observations que j'ai faites, paraissent également prouver que les nègres à cheveux longs et plats, sont plus anciens que ceux à cheveux courts et crépus; et que la cause qui a produit quelques chiens sans poil, est également
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accidentelle et indépendante des climats. On peut voir tout cela dans mon Histoire Naturelle, dont j'ai parlé ci-dessus.
Dans le pays que je décris, on ne fait presque aucun usage ni aucun cas de l'âne: le plus haut prix auquel on le vend est douze sous. Je n'en ai jamais vu aucun qui fût blanc, pie ou à poil crépu; de manière que sa couleur et son espèce sont beaucoup plus inaltérables que celle du cheval. Il en diffère assez par les formes; et en outre, il est plus lent, plus patient, plus tranquille et plus facile à nourrir, parce que ses alimens sont plus variés. Il suit toujours les sentiers, et il y passe sans broncher, et même dans les endroits difficiles. Son pas est plus sûr, et il marche avec plus de précaution et d'attention que le cheval. Il a de la répugnance pour nager; et, en fait d'amour, il ne connaît ni fidélité ni attachement conjugal, comme le cheval, et il ne pense qu'à se satisfaire.
Comme la mule est le résultat de l'union de l'âne et du cheval, et que l'espèce du premier est beaucoup plus constante et plus inaltérable que celle de l'autre, il s'ensuit que la mule ressemble beaucoup
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plus à l'âne, et que le mulet, en qualité de métis, est plus fort.
Il y a dans ces pays-là un grand nombre de troupeaux de vaches sauvages et domestiques, qui ne diffèrent de celles d'Andalousie et de Salamanque, qu'en ce qu'elles ont moins de férocité. On exporte annuellement pour l'Espagne près d'un million de peaux ou de cuirs; et l'on peut dire que ces troupeaux suffisent à tous les besoins des habitans du pays. Les troupeaux sauvages vivent en liberté, et quelquefois se réunissent aux troupeaux domestiques, qui s'échappent tous avec eux: mais ces vaches sauvages n'emploient pas pour cela autant d'adresse que les chevaux1. La couleur des troupeaux domestiques varie beaucoup: celle des sauvages est invariable et constante; c'est-à-dire brun-rougeâtre sur le dessus du corps, et noir sur le reste: une de ces deux couleurs domine plus ou moins. Cela pent faire soupçonner que le couple primitif de l'espèce était de cette couleur, que l'on appelle osco. En 1770, il naquit un taureau mocho ou sans cornes, dont la race s'est très-multipliée. Il est bon d'observer que les individus qui proviennent
1 Voyez ci-dessus ce que j'ai dit de ces derniers.
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d'un taureau sans cornes sont dans le même cas, quoique la mère en ait, et que si le père a des cornes, les animaux qu'il produit en auront également, quoique la mère n'en ait point. Ce fait prouve non-seulement que le mâle influe plus que la femelle dans la géenération, mais encore que les cornes ne sont pas plus un caractère essentiel pour les vaches que pour les chèvres et les brebis, et que l'on voit se perpétuer les individus singuliers que la nature produit quelquefois par une combinaison fortuite. On a vu aussi, dans le même pays, des chevaux qui avaient des cornes; et si l'on avait eu soin de les faire multiplier, peut-être aurions-nous aujourd'hui une race de chevaux cornus. J'ai parlé dans mon ouvrage d'un taureau hermaphrodite, ainsi que d'un espagnol et de deux oiseaux qui l'étaient également, et que j'ai vus.
Les brebis et les chèvres grandissent autant qu'en Espagne, et elles donnent au moins trois petits par an en deux portées. Elles n'ont point d'autres bergers que des chiens appelés ovejeros. Ces chiens font sortir le matin le troupeau de la basse-cour; ils le conduisent dans les champs, l'accom-
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pagnent toute la journée, l'empêchent de se séparer, et le défendent contre toute espèce d'attaque. Au coucher du soleil, ils le ramènent à la maison, où ils passent la nuit. On n'exige pas que ces chiens soient des mâtins; il suffit qu'ils soient de forte race. On les ôte à leur mère avant qu'ils aient les yeux ouverts; on les fait teter différentes brebis, que l'on assujétit et que l'on tient de force; on ne les laisse pas sortir de la bassecour; et aussitôt qu'ils sont en état de suivre le troupeau, on les fait aller ensemble. Le matin, le maître du troupeau a grand soin de bien donner à manger et à boire au chienberger, parce que si la faim le prenait dans les champs, il ramènerait les brebis à midi. Pour éviter cela, on met assez ordinairement au cou du chien un collier de viande, qu'il mange quand l'appétit le presse; mais il faut que ce ne soit pas de la chair de brebis, parce que la faim la plus violente ne leur en ferait pas manger. On conçoit que ces chiens sont toujours mâles et châtrés, parce que s'ils étaient entiers, ils abandonneraient le troupeau pour courir après les chiennes, et que si c'était des femelles, elles attireraient les autres chiens.
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Il y a des chiens qui, quoique nés à la campagne dans une maison, ne s'attachent point au lieu de leur naissance ni aux personnes qui les ont élevés, et qui suivent les passans et le premier venu; mais aussi ils les abandonnent avec la même facilité, et vont quelquefois se joindre aux chiens marrons ou sauvages, dont il y a une infinité depuis le 30.e degré de latitude en allant vers le sud. Il ne peut pas y en avoir plus au nord, d'après ce que j'ai dit au Chapitre VII. Aucun n'est sujet à la rage ou hydrophobie, maladie inconnue en Amérique. Ces chiens marrons proviennent des animaux domestiques de leur espèce, transportés d'Espagne. Il n'y en a point de petite race, et ils me paraissent appartenir à la race que Buffon nomme grand danois. Ils aboient et hurlent comme les chiens domestiques, en relevant la queue: ils mettent bas dans des trous qu'ils creusent en terre; ils fuient toujours l'homme, et vivent en société. Ils se réunissent plusieurs pour attaquer une jument ou une vache et les faire courir, tandis que d'autres tuent le poulain ou le veau; de sorte qu'ils causent beaucoup de dégâts dans les troupeaux.
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Dans mon ouvrage sur les quadrupèdes, j'ai décrit treize espèces de chauve-souris qui se trouvent dans ce pays, parce que ces animaux ont plus de rapport avec les quadrupèdes qu'avec les oiseaux. A la vérité, quoiqu'ils ressemblent a ceux-ci par la faculté de voler, par leur poitrine large et charnue, et en particulier à quelques oiseaux aquatiques, par la situation de leurs pattes de derrière placées à l'extrémité du corps; la tête et toutes ses parties, les pieds et la queue, le poil, les mamelles et les parties sexuelles, la manière de mettre bas et d'allaiter les petits, et leur marche à quatre pattes, sont entièrement conformes à ce que l'on observe dans les quadrupèdes. Je ne crois pas nécessaire de m'arrêter à décrire la bizarrerie de leurs formes générales, les embarras que leur cause la membrane qui unit leurs bras avec le corps et la queue, non plus que leur manière de se nourrir et leur engourdissement pendant la saison froide, parce que ce sont des choses connues de tout le monde. J'en connais quatre espèces dénuées de queues, mais qui ont sur le museau une crête où sont placées les narines; les neuf autres espèces, au contraire, ont une queue et point de crête.
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On sera peut-être surpris de ce rapport étonnant entre la queue et la crête. En effet, toute chauve-souris qui a une crête, est toujours privée de queue, et l'inverse a lieu; comme si la queue eût été formée aux dépens de la crête, et réciproquement la crête aux dépens de la queue.
Buffon décrit plusieurs chauve-souris, et entr'autres deux des miennes, qui sont le vampire et le fer-de-lance. Quant à la première espèce, il a copié les notices de plusieurs auteurs. Elles sont, à mon avis, très-exagérées, et même fausses, comme on peut le voir dans mon ouvrage, dont j'ai déjà parlé, et auquel je renvoie pour les détails.
M. Cuvier m'a montré différentes chauvesouris qui venaient d'arriver de Cayenne, et qui sont destinées pour le cabinet national. Si j'avais eu le tems, j'en aurais peut-être reconnu quelques-unes, comme il m'est arrivé à l'égard de ma première espèce.
Comme je n'ai pas sous la main mes Notices pour servir à l'Histoire naturelle des oiseaux du Paraguay et de la rivière de la Plata, ouvrage manuscrit, il m'est impossible d'en donner un extrait; et je ne le ferais pas, même quand je les aurais, parce que l'ou-
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vrage est deux fois plus considérable que mou Histoire des Quadrupèdes. Ainsi je me bornerai à en dire très-peu de chose, et autant que ma mémoire me les rappellera. Cet ouvrage renferme quatre cent quarante-huit espèces d'oiseaux, divisés en classes ou families, d'après les caractères qui m'ont paru devoir les distinguer. Je ne me suis pas contenté d'iudiquer les espèces qui avaient déjà été décrites, mais j'ai même corrigé les erreurs des auteurs qui m'ont précédé.1
Les espèces d'oiseaux de proie sont beaucoup plus nombreuses dans le pays que je décris, que dans le reste du monde, puis-qu'ici il y en a une sur neuf espèces des autres oiseaux, et que, dans l'ancien continent, il n'y en a qu'une sur quinze. Outre cela, les oiseaux de proie que j'ai décrits ne sont ni aussi féroces, ni aussi carnassiers que les autres; puisque la plupart vivent d'insectes, de grenouilles, de crapauds, de vipères, etc., plutôt que de quadrupèdes et d'autres oiseaux. Il n'est pas facile de savoir s'ils agissent ainsi
1 Cet ouvrage a depuis été imprimé en espagnol: nous en avons fait faire un extrait, que nous joignons aux Voyages de M. d'Azara, afin d'offtir réuni l'ensemble de ses travaux sur le Paraguay et la Plata. (C. A. W.)
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par suite de la nonchalance naturelle que peut inspirer le climat d'Amérique, ou parce qu'ils auraient trop de peine à chasser dans un pays aussi fourré. En général, on peut dire que presque tous ces oiseaux sont insectivores; puisque ceux même dont les formes annoncent qu'ils sont granivores, mangent plus d'insectes que de toute autre chose, parce que les graines, dont ils pourraient se nourrir, sont assez rares dans ces contrées incultes.
Comme les oiseaux de passage ne voyagent que pour chercher des alimens, qui dépendent toujours de l'influence du soleil, ils suivent constamment cet astre. Ainsi leurs voyages ne peuvent se diriger que du nord au sud, ou sous le même méridien, à quelque différence près. On ne doit donc trouver, dans l'Amérique, qui s'étend d'un pôle à l'autre, que les oiseaux de passage de l'ancien continent, et réciproquement ceux de l'ancien dans le nouveau; c'est effectivement ce que j'ai observé. Or il paraît que ce même principe nous indique que les oiseaux de passage d'Amérique sont originaire de cette partie du monde, et qu'ils n'ont jamais habité l'ancien continent. On pourra, si l'on
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veut, étendre cette observation à toutes les autres espèces.
J'ai vu dans ce pays, un assez grand nombre d'oiseaux, qui ne sont pas de passage, et qui existent aussi dans les autres parties du monde. Comme leurs proportions, leurs formes et leurs couleurs sont les mêmes partout, il semble qu'on en peut conclure, que le climat n'a point d'influence avérée. Parmi ces mêmes oiseaux, qui habitent des contrées très-différentes, il y en a un assez grand nombre dont le vol est faible et ne paraît pas pouvoir s'étendre à de grandes distances; qui, d'ailleurs, ne peuvent pas supporter un grand degré de froid: il paraît donc impossible qu'ils aient pu franchir des distances aussi considérables.
On doit être étonné de voir quelques espèces très-multipliées, tandis que d'autres le sont si peu, que je n'ai trouvé qu'un ou deux individus de quelques-unes d'entr'elles. L'étonnement augmentera, si l'on considère: que d'autres espèces, qui ont beaucoup de rapport à celles-ci et qui sont de la même famille, sont très-multipliées: que les unes et les autres jouissent de la même liberté, du même climat, des mêmes alimens, qu'elles ont les mêmes
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proportions, et que l'on n'a observé aucune différence dans leur fécondité, ni dans la durée de leur vie. Il y a aussi des espèces qua l'on trouve au sud et point au nord; d'autres qui sont comme isolées, ainsi que je l'ai dit en parlant des quadrupèdes.
Les espèces qui habitent les bois les plus épais, ne volent qu'à une très-petite distance; leurs ailes sont concaves et faibles: les plumes du corps sont longues, les barbes en sont isolées et mal arrangées; elles ne peuvent marcher qu'en sautant. Au contraire, les oiseaux qui habitent les champs marchent légèrement; leurs ailes sont roides et fermes; le reste du plumage est plus court; les plumes sont plus rondes, les barbes en sont plus collées; ils volent à de plus grandes distances. Ceux qui s'élèvent jusqu'au sommet des plus grands arbres, sans se cacher entre les basses branches, tiennent des uns et des autres; ce sont ceux dont le vol est le plus rapide, et dont les couleurs sont les plus belles.
Il y a quelques oiseaux singuliers qui paraissent ne pas connaître la jalousie, puis-qu'ils se réunissent par bandes pour faire un nid, où toutes les femelles font, en même-
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tems, leur couvée. De ce nombre est le nandu ou l'autruche; mais il a quelque chose de singulier, c'est qu'un seul mâle se charge de couver les œufs, et de conduire les petits. Une autre espèce d'oiseau met ses petits sous les plumes scapulaires et les porte toujours ainsi.
FIN DU PREMIER VOLUME.
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TABLE
DES CHAPITRES.
AVERTISSEMENT de l'Editeur, | page V. |
Notice sur la Vie et les Écrits de Don Felix de Azara, | xiij |
INTRODUCTION, | 1 |
CHAP. I. Du Climat et des Vents, | 51 |
CHAP. II. Disposition et qualité du terrain, | 40 |
CHAP. III. Des Sels et des Minéraux, | 53 |
CHAP. IV. De quelques-unes des principales Rivières, des Ports et des Poissons, | 65 |
CHAP. V. Des Végétaux sauvages, | 98 |
CHAP. VI. Des Végétaux cultivés, | 139 |
CHAP. VII. Des Insectes, | 156 |
CHAP. VIII. DesCrapauds, des Couleuvres, des Vipères et des Lézards, | 221 |
CHAP. IX. Des Quadrupèdes et des Oiseaux, | 244 |
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Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)
File last updated 25 September, 2022