RECORD: Humboldt, Alexander von. 1828. Tableaux de la nature, ou considérations sur les déserts, sur la physionomie des végétaux, sur les cataractes de l'orénoque, sur la structure et l'action des volcans dans les différentes régions de la terre, etc. [Translation by J. B. B. Eyriès of Ansichten der Natur], 2d ed., 2 vols. Paris: Gide fils.
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TABLEAUX
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A. PIHAN DELAFOREST,
IMPRIMEUR DE MONSIEUR LE DAUPHIN ET DE LA COUR DE CASSATION.
rue des Noyers, no 37.
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CONSIDÉRATIONS
SUR LES DÉSERTS, SUR LA PHYSIONOMIE DES VÉGÉTAUX,
SUR LES CATARACTES DE L'ORÉNOQUE,
SUR LA STRUCTURE ET L'ACTION DES VOLCANS DANS LES DIFFÉRENTES
RÉGIONS DE LA TERRE, ETC.
PAR A. DE HUMBOLDT.
TRADUITS DE L'ALLEMAND
PAR J. B. B. EYRIÈS.
TOME SECOND.
PARIS,
GIDE FILS., RUE SAINT — MARC — FEYDEAU, No 20,
ÉDITEUR
des Annales des Voyages.
1828.
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SUR LA PHYSIONOMIE
DES
VÉGÉTAUX.
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SUR LA PHYSIONOMIE
DES
VÉGÉTAUX.
SOIT que l'active curiosité de l'homme interroge la nature, soit que son imagination hardie mesure les vastes espaces de la création organisée, des impressions multipliées qu'il reçoit, aucune n'est aussi profonde et aussi forte que le sentiment de cette profusion avec laquelle la vie est universellement répandue. Partout, même sur les glaces polaires, l'air retentit
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du chant des oiseaux et du bourdonnement bruyant des insectes. Non-seulement ses couches inférieures, remplies de vapeurs épaisses, sont animées, mais aussi les régions supérieures et éthérées. En effet, toutes les fois qu'on a gravi la chaîne des Cordillères ou la cime du Mont-Blanc, on a trouvé des animaux dans ces solitudes. Sur le Chimborazo1, qui est quatre fois plus élevé que le Puy-de-Dôme, nous avons vu des papillons et d'autres insectes ailés. Emportés par des courans d'air perpendiculaires, ils errent étrangers dans cette région où la curiosité inquiète conduit les pas circonspects de l'homme; leur présence prouve que l'organisation animale, plus flexible, peut subsister bien au-delà des limites où s'est arrêtée celle des végétaux. S'élevant plus haut que le pic de Ténériffe entassé sur l'Etna, plus
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haut que toutes les cimes des Andes, le condor2, ce géant des vautours, planait au-dessus de nous. La rapacité de ce puissant volatile l'attire dans ces régions à la poursuite des vigognes au lainage soyeux, qui, comme des chamois, errent en troupeaux dans ces savanes voisines des neiges éternelles.
Si l'œil nu nous montre la vie répandue dans toute l'atmosphère, armé du microscope, il nous découvrira encore de plus grandes merveilles. Des rotifères, des brachions et une infinité d'animalcules, sont enlevés par les vents de la surface des eaux qui se dessèchent. Sans mouvement, plongés dans une mort apparente, ils voltigent dans l'air, peut-être pendant de longues années, jusqu'à ce que la rosée les ramène à la terre, dissolve l'enveloppe
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qui enchaîne leurs corps transparens et se mouvant en tourbillons3, et, probablement par le moyen de l'oxigène que toutes les eaux contiennent, souffle de nouveau l'irritabilité dans leurs organes.
Indépendamment des êtres développés, l'atmosphère porte aussi des germes innombrables d'êtres futurs, des œufs d'insectes, et des semences de plantes que des aigrettes velues et plumeuses préparent à de longues pérégrinations automnales. Cette poussière vivifiante que lancent les fleurs mâles dans les espèces où les sexes sont séparés, est, même au-delà des terres et des mers, portée aux fleurs femelles solitaires par les insectes ailés4 et le souffle des vents.
Si le mobile océan aérien où nous som-
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mes plongés, et au-dessus de la surface duquel nous ne pouvons nous élever, est indispensable pour l'existence d'un grand nombre d'êtres organisés, ils ont encore besoin d'un aliment plus grossier, qu'ils ne trouvent qu'au fond de cet océan gazeux. Ce fond est de deux sortes; la plus petite partie est la terre sèche entourée immédiatement de l'air; la plus grande est l'eau qui, il y a peut-être des milliers d'années, se forma de substances gazeuses condensées par le feu électrique, et qui, aujourd'hui, est décomposée sans cesse dans l'atelier des nuées, de même que dans les vaisseaux des animaux et des plantes.
On ne sait pas encore où la vie eat semée avec le plus de prodigalité. Est-ce sur les continens, ou dans les immenses
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abîmes de la mer? Dans ceux-ci paraissent des vers gélatineux qui, vivans ou morts, brillent comme des étoiles5, et par leur éclat phosphorique changent la surface du vaste Océan en une mer de feu. Ce sera pour moi une impression ineffaçable, que celle des nuits tranquilles de la zone torride sur le grand Océan: du bleu foncé du firmament la constellation de la Croix inclinée à l'horizon, et au zénith celle du Vaisseau, faisaient jaillir dans l'air parfumé leur lumière douce et planétaire, tandis que les dauphins traçaient des sillons brillans au milieu des vagues écumeuses.
Non-seulement l'Océan, mais encore les eaux des marais recèlent une multitude innombrable de vers d'une forme surprenante. Nos yeux ont peine à reconnaître
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les cyclidies, les tricodes frangés, et la foule des naïdes, divisibles en rameaux comme le lemna dont elles cherchent l'ombrage. Entourés de différens mélanges d'air, et ne connaissant pas la lumière, vivent l'ascaris tacheté sous la peau du ver de terre, la leucophra d'un brillant argenté dans l'intérieur de la naïde des rivages, et l'echynorynchus dans les vastes cellules pulmonaires du serpent à sonnettes6 des tropiques. Ainsi la vie remplit les lieux les plus cachés de la nature. Arrêtons-nous ici modestement aux végétaux. C'est à leur existence que tient celle des espèces animales. Ils travaillent continuellement à disposer en ordre, pour l'organiser ensuite, la matière brute de la terre, et, par leur force vitale, préparent ce mélange qui, après mille modifications, s'ennoblit enfin en formant des
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filets nerveux, organes du sentiment et de l'intelligence.
Le regard que nous attacherons sur les familles variées des plantes, nous dévoilera aussi quelle foule d'êtres animés elles nourrissent et conservent.
Qu'il est diversement tissu, le tapis dont la prodigue déesse des fleurs couvre la nudité de notre planète: plus serré dans les climats où le soleil s'élève à une plus grande hauteur vers un ciel sans nuage; plus lâche vers les pôles engourdis où le retour de la gelée tue le bouton développé, ou saisit le fruit mûrissant! Partout, cependant, l'homme goûte le plaisir de trouver des végétaux qui le nourrissent. Que du fond de la mer, comme il arriva jadis au milieu des îles de la Grèce, un
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volcan soulève lout à coup au-dessus des flots bouillaus un rocher couvert de scories, ou, pour rappeler un phénomène moins terrible, que des néréïdes réunies7 élèvent leurs demeures cellulaires pendant des milliers d'années, jusqu'à ce que, se trouvant au-dessus du niveau de la mer, elles meurent, après avoir ainsi formé une île applatie de corail; la force organique est déja prête pour faire naître la vie sur ce rocher. Qui donc y porte si soudainement des semences? Sont-ce les oiseaux voyageurs, les vents ou les vagues de la mer? C'est ce que le grand éloignement des côtes rend difficile à décider. Mais à peine la pierre est-elle en contact avec l'air, que, dans les contrées septentrionales, il se forme à sa surface un réseau de filets veloutés qui, à l'œil nu, paraisseut des taches colorées. Quelques-uns sout bordés par des
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lignes saillantes, tantôt simples, tantôt doubles; d'autressont traversés par des silons qui se croisent. A mesure qu'ils vieillissent, leur couleur claire devient plus foncée. Le jaune qui brillait au loin se change en brun, et le gris bleuâtre des lepraria prend insensiblement une teinte de noir poudreux. Les extrémités des enveloppes vieillissantes se rapprochent et se confondent; et sur le fond obscur se forment de nouveaux lichens de forme circulaire et d'un blanc éblouissant. C'est ainsi qu'un réseau organique s'établit par couches successives; et de même que la race humaine parcourt, en s'établissant, des degrés différens de civilisation, de même la propagation graduelle des plantes est liée à des lois physiques déterminées. Où le chêne majestueux élève aujourd'hui sa tête aérienne, jadis de minces lichens cou-
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vraient la roche dépourvue de terre. Des mousses, des graminées, des plantes herbacées et des arbrisseaux, remplissent le vide de ce long intervalle, dont la durée ne peut être calculée. L'effet produit dans le nord par les lichens et les mousses, l'est, dans la zone torride, par le pourpier, le gomphrena, et d'autres plantes basses habitantes des rivages. L'histoire de l'enveloppe végétale de notre planète et de sa propagation graduelle sur la surface pelée de la terre a ses époques, comme l'histoire la plus reculée de l'espèce humaine.
La vie est répandue partout; la force organique travaille continuellement à rattacher à de nouvelles formes les élémens séparés par la mort; mais cette richesse d'êtres organisés et leur renouvellement diffèrent suivant la différence des climats.
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Dans les zones froides, la nature s'engourdit périodiquement, et comme la fluidité est une condition de la vie, les animaux, ainsi que les plantes, à l'exception des mousses et des autres cryptogames, y restent ensevelis durant les mois d'hiver dans un profond sommeil. Sur une grande partie de la terre, il n'a donc pu se dèvelopper que des êtres organiques, capables de supporter une diminution considérable de calorique, ou une longue interruption des fonctions vitales. Aussi, plus on approche des tropiques, plus la variété, la grace des formes et le mélange des couleurs augmentent, ainsi que la jeunesse et la vigueur éternelles de la vie organique.
Ces faits peuvent être niés par ceux qui n'ont jamais quitté l'Europe, ou qui ont
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négligé l'étude de la géographie physique. Lorsqu'en sortant de nos forêts de chênes touffus, on franchit les Alpes ou les Pyrénées pour aller en Italie ou en Espagne, ou lorsqu'on dirige ses regards sur les côtes d'Afrique qui bornent la mer Méditerranée, on est aisément induit à tirer la conséquence erronée, que le caractère des climats chauds est d'être dénués d'arbres. Mais on oublie que l'Europe méridionale avait un autre aspect, lorsque les colonies pélasges ou carthaginoises commencèrent à y fonder des établissemens: on oublie qu'une civilisation antique de l'espèce humaine recule les forêts, que l'inquiète activité des nations prive peu à peu la terre de cette parure qui, dans les contrées septentrionales, nous réjouit, et qui, plus que tous les documens historiques, prouve la jeunesse de notre civilisation. La grande
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catastrophe, à laquelle la Méditerranée doit sa formation, paraît avoir dépouillé les contrées voisines d'une grande partie de leur terre végétale, quand cette mer, qui n'était alors qu'un lac immense, gonfla ses eaux et rompit les digues des Dardanelles et des colonnes d'Hercule. Ce que les écrivains grecs nous ont transmis des traditions de la Samothrace8, semble indiquer que l'époque des ravages opérés par ce grand changement, était moins ancienne que l'existence du genre humain et sa réunion en société. Dans tous les pays qui confinent à la Méditerranée, et que caractérise le calcaire secondaire du Jura, une partie de la superficie du sol n'est qu'un rocher nu. La beauté pittoresque de l'Italie a surtout pour cause le contraste agréable qu'offrent la roche pelée et inanimée, et, si l'on peut s'exprimer ainsi,
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lea îles de végétations vigoureuses disséminées sur sa surface. Où cette roche moins crevassée retient l'eau sur la superficie couverte de terre, comme sur les bords enchantés du lac d'Albano, l'Italie a ses forêts de chênes aussi touffues et aussi vertes que celles qu'on admire dans le nord de l'Europe.
Les déserts au sud de l'Atlas, et les plaines immenses ou steppes de l'Amérique méridionale, ne doivent être regardées que comme des phénomènes locaux. Celles-ci sont, au moins dans la saison des pluies, couvertes d'herbes et de mimosa très peu élevés et presque herbacés: ceux-là sont des mers de sable dans l'intérieur de l'ancien continent, de grands espaces dénués de plantes et entourés de rivages boisés toujours verts. Quelques
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palmiers en éventail, épars et isolés, rappellent seuls au voyageur que ces solitudes font partie d'une nature animée. Le jeu fantastique du mirage, occasioné par l'effet de la chaleur rayonnante, tantôt fait voir le pied de ces palmiers flottant dans l'air, tantôt il répète leur image renversée dans les couches de l'air mobiles comme les vagues de la mer; à l'ouest de la chaîne péruvienne des Andes, sur les côtes du grand Océan, nous avons consumé des semaines entières pour traverser de semblables déserts dépourvus d'eau.
L'existence de ces déserts arides, de ces vastes espaces dénués de végétaux au milieu des contrées enrichies d'une végétation abondante, est un phénomène géognostique auquel on fait peu d'attention, et qui provient incontestablement d'ancien-
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nes révolutions de la nature, soit inondations, soit transformations volcaniques de l'enveloppe du globe. Dès qu'une région a perdu les plantes dont elle est couverte, que le sable est devenu mobile et dénué de sources, que l'air embrasé et s'élevant perpendiculairement empêche la précipitation des nuages9; des milliers d'années s'écouleront a vant que, du sein des bords verdoyans du désert, la vie organique pénètre dans son intérieur.
Celui donc qui sait d'un regard embrasser la nature, et faire abstraction des phénomènes locaux, voit, comme depuis le pôle jusqu'à l'équateur, à mesure que la chaleur vivifiante augmente, la force organique et la vie augmentent aussi graduellement. Mais dans le cours de cet accroissement, des beautés particulières sont
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réservées à chaque zone: aux climats du tropique, appartiennent la diversité de forme et la grandeur des végétaux: aux climats du nord, l'aspect des prairies et le réveil périodique de la natureaux premiers souffles de l'air printannier. Outre les a vantages qui lui sont propres, chaque zone a aussi son caractère. Si l'on reconnaît dans chaque individu organisé une physionomie déterminée; puisque les descriptions de botanique et de zoologie, dans le sens le plus restreint, ne sont que l'anatomie de la forme des plantes et des animaux; de même on peut distinguer une certain physionomie naturelle qui convient exclusivement à chaque zone.
Ce que le peintre désigne par les expressions de nature suisse et de ciel d'Italie a son principe dans le sentiment confus de
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ce caractère local de la nature. Le bleu du ciel, la lumière, les vapeurs qui se reposent dans le lointain, la forme des animaux, la vigueur des végétaux, l'éclat du feuillage, le contour des montagnes, tous ces élémens partiels déterminent l'impression que produit l'ensemble d'un paysage. A la vérité, sous toutes les zones, les mêmes sespèces de montagnes forment des groupes de rochers d'une physionomie semblable. Les rochers de diabase, de l'Amérique-Méridionale et du Mexique ressemblent à ceux des monts Euganéens, comme, parmi les animaux, la figure de l'alco ou de la race primitive du chien du Nouveau-Continent, répond parfaitement à celle de la race européenne. L'enveloppe inorganique de la terre est à peu près indépendante de l'influence des climats: soit que la roche ait existé avant
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que cette différence s'établît, soit que la masse de la terre en se durcissant et en dégageant de la chaleur, se soit donnée à ellemême sa température10, au lieu de la recevoir du dehors. Ainsi toutes les roches sont propres à toutes les contrées du monde, et affectent partout la même forme. Partout le basalte s'élève en montagnes jumelles, dont la cime est tronquée. Partout le porphyre trappéen paraît en masses bizarrement disposées, et le granit en sommets doucement arrondis. Ainsi des espèces semblables de plantes, telles que les pins et les chênes, couronnent également les montagnes de la Suède et celles de la partie la plus méridionale du Mexique11; cependant malgré cette correspondance de forme et cette similitude des contours partiels, l'ensemble de leurs groupes, présente un caractère entièrement différent.
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La connaissance des fossiles ne diffère pas plus de la géognosie que la description individuelle des objets naturels ne diffère de la description générale ou de la physiognomonie de la nature. Georges Forster, dans ses voyages et dans ses œuvres diverses, Gœthe, dans les tableaux que présentent plusieurs de ses immortels ouvrages, Herder, Buffon, Bernardin de St.-Pierre et Châteaubriand ont tracé, avec une vérité inimitable, le caractère de quelques zones partielles. Mais de telles peintures ne sont pas seulement propres à procurer à l'esprit une jouissance du genre le plus noble: la connaissance du caractère de la nature dans différentes régions, est liée de la manière la plus intime à l'histoire du genre humain et à celle de sa civilisation. Car, si le commencement de cette civilisation n'est pas déterminé uni-
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quement par des rapports physiques, au moins sa direction, le caractère des peuples et les dispositions gaies ou sérieuses des hommes, dépendent presque entièrement de l'influence du climat. Combien puissamment le ciel de la Grèce n'a-t-il pas agi sur ses habitans? Comment les peuples établis dans les belles et heureuses régions qu'enferment l'Oxus, le Tigre et la mer Egée, ne se seraient-ils pas élevés les premiers à l'aménité des mœurs, et à la délicatesse des sentimens? Nos ancêtres ne rapportèrent-ils pas des mœurs plus douces de ces vallées délicieuses, lorsqu'à l'Europe, retombée dans la barbarie, l'enthousiasme religieux ouvrit tout à coup l'orient sacré. Les compositions poétiques des Grecs, et les chants rudes des peuples primitifs du nord, doivent presque tout leur caractère à la configuration des ani-
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maux et des plantes que voyait le poète, aux vallées qui l'entouraient, à l'air qu'il respirait. Et pour rappeler des objets plus rapprochés de nous, qui ne se sent différemment disposé à l'ombre épaisse des hêtres, sur les collines couronnées de sapins épars, enfin sur la pelouse, où le zéphire murmure dans les feuilles tremblantes du bouleau! La figure de ces plantes de notre pays rappelle souvent en nous des images gaies, sérieuses ou mélancoliques. L'influence du monde physique sur le moral, cette action réciproque et mystérieuse du matériel et de l'immatériel, donnent à l'étude de la nature, quand on la contemple d'un point de vue élevé, un attrait particulier encore trop peu connu.
Mais si le caractère des différens pays dépend de toutes les apparences extérieu-
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res, si le contour des montagnes, si la physionomie des plantes et des animaux, si le bleu du ciel, la proportion des nuages, et la transparence de l'air, influent sur l'impression que produit l'ensemble; on ne peut nier que la cause principale de cette impression ne soit dans la masse des plantes. Les espèces animales sont trop éparses, et la mobilité des individus les dérobe trop souvent à nos regards. Les végétaux au contraire agissent sur notre imagination, par leur immobilité et leur grandeur. Leur masse indique leur âge, et c'est dans les végétaux seuls que s'unit à l'âge l'expression d'une force qui se renouvelle sans cesse. Le dragonnier12 gigantesque que j'ai vu dans les îles Canaries, a seize pieds de diamètre, et jouissant d'une jeunesse perpétuelle, il porte encore des fleurs et des fruits. Lorsque les Be-
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thencours, aventuriers français, firent au seizième siècle la conquête des îles Fortunées, le dragonnier d'Orotava, aussi sacré pour les naturels des îles que l'olivier de la citadelle d'Athènes ou que l'orme d'Ephèse, était d'une dimension aussi colossale qu'aujourd'hui. Dans la zone torride, une forêt de cœsalpinia et d'hymenea est peutêtre un monument d'un millier d'années.
Si l'on embrasse d'un regard les différentes espèces de plantes, qui sont déja13 connues, et dont le nombre est évalué par De Candolle à plus de 56,000, on reconnaît, dans cette quantité prodigieuse, un petit nombre de formes principales, auxquelles on peut ramener toutes les autres. Pour déterminer ces formes, dont la beauté individuelle, l'isolement ou le rassemblement en groupes constitue la phy-
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sionomie de la végétation d'une contrée, il ne faut pas suivre la marche des systèmes de botanique où, par d'autres motifs, on ne considère que les plus petites parties des fleurs et des fruits; il faut au contraire envisager uniquement ce qui, par ses masses, imprime un caractère particulier à la physionomie d'une contrée. Parmi ces formes principales des végétaux, il en est qui peuvent se rattacher aux familles des systèmes naturels, où par exemple, les bananiers et les palmiers sont aussi placés isolément. Mais le botaniste systèmatique divise un grand nombre de groupes que le botaniste physionomiste se voit obligé de réunir. Aux yeux de celui-ci, quand les végétaux se présentent en masses, les contours et la disposition partielle des feuilles, la forme des troncs et des branches se fondent ensemble. Ainsi le
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peintre, et c'est surtout ici que la décision appartient au sentiment délicat et naturel de l'artiste; le peintre saura sur le plan moyen et dans le fonds d'un paysage, distinguer des hêtres, les sapins et les palmiers; mais il ne pourra différencier les ormes des autres arbres analogues.
Seize différentes formes de végétaux déterminent principalement la physionomie de la nature. Je ne fais mention que de celles que j'ai observées dans mes voyages dans les deux hémisphères et en examinant avec attention pendant bien des années les végétaux des régions comprises entre le cinquante-cinquième parallèle boréal, et le douzième parallèle austral. Certainement le nombre de ces formes s'accroîtra considérablement lorsque l'on aura pénétré plus avant dans l'intérieur des
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continents, et qu'on y aura découvert de nouveaux genres de plantes. Les végétaux de la partie sud-est de l'Asie, de l'intérieur de l'Afrique, de la Nouvelle-Hollande, de l'Amérique du sud, depuis le fleuve des Amazones jusqu'aux montagnes de Chiquitos, nous sont entièrement inconnus. Ne pourrait-on pas découvrir un pays où les champignons ligneux, par exemple les clavaria ou bien les mousses, formeraient les arbres? Le nekera dendroïdes, espèce de mousse européenne, est réellement arborescente; et les fougères de la zone torride, souvent plus élevées que nos tilleuls et nos aulnes, offrent encore aujourd'hui à l'Européen un aspect aussi surprenant que le paraîtrait celui d'une forêt de hautes mousses à quiconque la verrait pour la première fois. La grandeur et le développement des or-
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ganes dépendent d'un climat qui les favorise. La forme étroite et élancée de nos lézards s'étend dans le sud jusqu'a celle de ces terribles crocodiles dont le corps est colossal et cuirassé. Dans le tigre, le lion, le jaguar et autres grandes espèces du même genre, vivant en Afrique et en Amérique, on trouve répétée la forme du chat, l'un de nos animaux domestiques les plus petits. Si nous pénétrons dans l'intérieur de la terre, si nous fouillons les tombeaux des plantes et des animaux, les pétrifications ne nous annoncent pas seulement une distribution des formes, qui se trouve en contradiction avec celles des climats actuels; elles nous montrent aussi des configurations gigantesques, qui ne contrastent pas moins avec les petites dimensions dont nous sommes entourés aujourd'hui, que l'héroïsme simple des
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Grecs avec le caractère de grandeur des temps modernes. La température de notre planète a-t-elle subi des changemens considérables, et qui reviendront périodiquement? La proportion entre la mer et la hauteur de l'océan aérien, aussi bien que sa pression,14 n'ont-elles pas toujours été les mêmes? Dans cette hypothèse, la physionomie de la nature, la dimension et la forme des organes ont dû être soumises à de nombreuses modifications. Dans l'impuissance de peindre complètement cette physionomie des états successifs de notre planète vieillissante, d'après ses traits actuels, je ne hasarderai de tracer que les caractères qui conviennent principalement à chaque groupe de végétaux. Quelque riche et souple que puisse être une langue, c'est une entreprise difficile de retracer avec des mots ce qui n'appartient qu'à l'art imi-
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tatif du peintre. Puissé-je aussi éviter la fatigue que doit produire inévitablement sur le lecteur l'énumération répétée de chaque forme partielle.
Nous commencerons par les palmiers15: entre tous les végétaux, ils ont la forme la plus élevée et la plus noble; c'est à elle que les peuples ont adjugé le prix de la beauté; c'est au milieu de la région des palmes de l'Asie, ou dans les contrées les plus voisines, que s'est opérée la première civilisation des hommes. Leurs tiges, hautes, élancées, annelées, quelquefois garnies de piquans, sont terminées par un feuillage luisant, tantôt pinné, tantôt disposé en éventail. Les feuilles sont fréquemment frisées comme celles de quelques graminées. Le tronc lisse atteint souvent une hauteur de cent quatre-vingts
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pieds. La grandeur et la beauté des palmiers diminuent à mesure qu'ils s'éloignent de l'équateur pour se rapprocher des zones tempérées. L'Europe, parmi ses végétaux indigènes, n'en a qu'un seul qui représente cette forme; c'est un palmier habitant des côtes, de stature naine, le palmite (chamœrops humilis), qui croît en Espagne et en Italie, et qu'on trouve jusqu'au quarante-quatrième parallèle boréal. Le véritable climat des palmiers, est celui dont la température moyenne annuelle, se soutient entre 19 et 20 degrés. Mais le dattier qu'on nous a apporté d'Afrique et dont la beauté est moindre que celle de la plupart des genres de ce groupe, croît encore dans des contrées de l'Europe méridionale, où la chaleur moyenne est de 13 à 14 degrés. Des troncs de palmier et des squelettes d'élé-
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phans, sont ensevelis dans les entrailles de la terre, dans le nord de l'Europe; la position où on les trouve, rend assez vraisemblable qu'ils n'ont pas été entraînés par les courans, depuis les tropiques jusqu'au septentrion; mais que dans les grandes révolutions de notre planète, les climats, ainsi que la physionomie qu'ils donnent à la nature, ont subi de nombreuses modifications.
Dans toutes les parties du monde, la forme des palmiers est accompagnée de celle des bananiers; les scitaminées des botanistes (l'heliconia, l'amomum, le strelitzia); leur tige, plus basse, mais plus succulente, est presque herbacée et couronnée de feuilles d'une contexture mince et lâche, avec des nervures délicates et luisantes comme de la soie. Les bosquets
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de bananiers sont la parure des cantons humides. C'est dans leurs fruits que repose la subsistance de tous les habitans de la zone torride; de même que les céréales farineuses du nord, les bananiers ont suivi l'homme dès l'enfance de sa civilisation16. Les fables de l'Asie placent la demeure primitive de ce végétal nourrissant des régions équinoxiales sur les bords de l'Euphrate, ou au pied des monts Himalaya dans l'Inde. Les fables grecques nomment les campagnes d'Enna comme la patrie fortunée des céréales. Si les champs vastes et monotones que couvrent les céréales répandues par la culture dans les parties septentrionales de la terre, embellissent peu l'aspect de la nature, l'habitant des tropiques, au contraire, en s'établissant, multiplie, par les plantations de bananiers, une des formes de
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végétaux les plus nobles et les plus magnifiques.
La forme des malvacées17, telles que les sterculia, les hibiscus, les lavatera et les ochroma, présente des troncs assez courts, mais d'une grosseur monstrueuse; des feuilles lanugineuses, grandes, cordiformes, souvent découpées; des fleurs superbes, et assez généralement d'un rouge pourpré. C'est à ce groupe de végétaux qu'appartient le baobab ou pain de singe (adansonia digitata), dont le tronc a douze pieds de haut et trente pieds de diamètre, et qui est probablement le plus grand et le plus ancien des monumens organiques de notre planète. Dès l'Italie, la forme des grandes malvacées commence à donner à la végétation un caractère propre aux contrées méridionales.
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Notre zone tempérée est entièrement privée, dans l'ancien continent, de ces feuilles si délicatement pinnées, auxquelles on reconnaît la forme des mimosa18; tels sont le gleditsia, le porleria, le tamarin. Cette belle forme ne manque pas aux Etats-Unis d'Amérique, où, à une latitude semblable, la végétation est plus variée et plus vigoureuse qu'en Europe. Le déploiement des rameaux en parasol, pareil à celui du pin pignon d'Italie, est assez général dans les mimosa. Le bleu foncé du ciel de la zone torride, qu'on aperçoit à travers leur feuillage délicatement pinné, est d'un effet extrêmement pittoresque.
Un groupe de végétaux qui appartient presque entièrement à l'Afrique, est celui des éricées19 ou bruyères, auquel se lient
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les passerina, les andromeda, le gnidium, le diosma, le staavia et les épacridèes; il a quelque ressemblance avec les arbres résineux, à feuilles acéreuses, et contraste avec eux d'autant plus agréablement par l'abondance de ses fleurs en grelot. Les bruyères arborescentes atteignent, ainsi que d'autres végétaux africains, les rives du bassin de la mer Méditerranée. Elles parent l'Italie et les buissons de cistes de l'Espagne méridionale. C'est dans les îles d'Afrique, sur la pente du pic de Teyde que je les ai vues croître avec le plus de force. Dans les contrées voisines de la mer Baltique et plus au nord, cette famille est redoutée comme annonçant l'aridité et la stérilité. Les éricées de ces pays, la bruyère ordinaire et la bruyère tetralix, sont des plantes vivant en société. Depuis des siècles les peuples agriculteurs com-
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battent avec peu de succès contre la marche progressive de leurs phalanges. Il est assez singulier que le genre qui a donné son nom à cette forme, ne se trouve que sur un des côtés de notre planète. Parmi les trois cents espèces de bruyère, connues jusqu'à présent, on n'en rencontre pas une seule dans le nouveau continent, depuis la Pennsylvanie et le Labrador jusqu'à Noutka et Alachka.
La forme des cactus20, au contraire, se montre presque exclusivement en Amérique. Elle est tantôt sphérique, tantôt articulée; tantôt elle s'élève comme des tuyaux d'orgues, en longues colonnes cannelées. Ce groupe forme, par son extérieur, le contraste le plus frappant avec celui des liliacées et des bananiers. Il fait partie des plantes que M. Bernardin de
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Saint-Pierre a si heureusement nommées les sources végétales des déserts. Dans les plaines dénuées d'eau de l'Amérique du sud, les animaux tourmentés par la soif, cherchent le melocactus, végétal sphérique à moitié caché dans le sable, enveloppé de piquans redoutables, et dont l'intérieur abonde en sucs rafraîchissans. Les tiges de cactus en colonnes parviennent jusqu'à trente pieds de hauteur et forment des espèces de candélabres; leur physionomie a une ressemblance frappante avec celle de quelques euphorbes d'Afrique.
Tandis que les euphorbes forment des oasis dispersées dans le désert privé de végétation, les orchidées, sous la zone torride21 animent les fentes des rochers les plus sauvages, et les troncs des arbres noircis par l'excès de la chaleur. La forme
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des vanilles se fait remarquer par des feuilles d'un vert clair, remplies de suc, et par des fleurs de couleurs bariolées et d'une structure singulière. Ces fleurs ressemblent à un insecte ailé, ou à cet oiseau si petit qu'attire le parfum des nectaires. La vie d'un peintre ne suffirait pas pour retracer toutes ces orchidées magnifiques qui ornent les vallées profondément sillonnées des Andes du Pérou.
Les casuarinées22 qu'on ne trouve que dans les lndes orientales et les îles du grand Océan, sont dénuées de feuilles, comme la plupart des cactus: ce sont des arbres dont les branches sont articalées comme celles des prêles. Cependant on trouve dans d'autres parties du monde des traces de ce type, plus singulier qu'il n'est beau. L'equisetum altissimum de Plumier,
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l'ephedra du nord de l'Afrique, le colletia du Pérou, et le calligonum pallasia de Sibérie, approchent beaucoup de la forme des casuarinées.
C'est dans les bananiers que le parenchyme est le plus prolongé; c'est au contraire dans les casuarinées et les arbres résineux23 qu'il est le plus rétréci. Les pins, les thuya, les cyprès appartiennent à une forme septentrionale qui est peu commune dans la zone torride. Leur verdure continuelle et toujours fraîche, égaie les paysages attristés par l'hiver, et annonce en même temps aux peuples voisins des pôles que, lors même que la neige et les frimas couvrent la terre, la vie intérieure des plantes, semblable au feu de Prométhée, ne s'éteint jamais sur notre planète.
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Les mousses et les lichens dans nos climats, les aroïdes sous les tropiques24 sont parasites, aussi bien que les orchidées, et revêtissent les troncs des arbres vieillissans. Ils ont des tiges charnues et herbacées, des feuilles sagittées, digitées ou alongées, mais toujours avec des veines très grosses; les fleurs sont renfermées dans des spathes. Les principaux genres sont, le pothos, le dracontium, l'arum. Ce dernier manque dans le nord; mais en Espagne et en Italie, sa présence, celle des tussilages pleins de suc, des chardons presque arborescens et des acanthes, indiquent la force de la végétation du midi.
A cette forme des arum se joint celle des lianes25; toutes deux d'une vigueur remarquable dans les contrées les plus chaudes de l'Amérique méridionale. Telles
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sont les paullinia, les banisteria et les bignonia. Notre houblon sarmenteux et nos vignes peuvent nous donner une idée de l'élégance des formes de ces groupes. Sur les bords de l'Orénoque, les branches sans feuilles des bauhinia, ont souvent quarante pieds de long. Quelquefois elles tombent perpendiculairement de la cime élevée des acajous (swietenia); quelquefois elles sont tendues en diagonale d'un arbre à l'autre comme les cordages d'un navire. Les chats-tigres y grimpent et y descendent avec une adresse admirable.
La forme roide des aloès26 bleuâtres, contraste avec la forme souple des lianes sarmenteuses d'un vert frais et léger. Leurs tiges, quand ils en ont, sont la plupart sans divisions, à nœuds rapprochés, tordues sur elles-mêmes, comme des ser-
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pens, et couronnées à leur sommet de feuilles succulentes, charnues, terminées par une longue pointe, et disposées en rayons serrés. Les aloès à tige haute ne forment pas des groupes comme les végétaux qui aiment à vivre en société. Ils croissent isolés dans des plaines arides, et donnent par là aux régions équinoxiales un caractère particulier de mélancolie, j'oserais presque dire, africain.
Une roideur et une immobilité triste, caractérisent la forme des aloès; une légèreté riante et une souplesse mobile, distinguent les graminées27, et en particulier la physionomie de celles qui sont arborescentes. Les bosquets de bambous forment, dans les deux Indes, des allées ombragées. La tige lisse, souvent recourbée et flottante, des graminées des
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tropiques, surpasse en hauteur celle de nos aulnes et de nos chênes. Dès l'Italie, cette forme commence dans l'arundo donax à s'élever de terre, et à déterminer le caractère naturel du pays, par sa taille et sa masse.
La forme des fougères28 ne s'ennoblit pas moins que celle des graminées, dans les contrées chaudes de la terre; les fougères arborescentes, souvent hautes de trente-cinq pieds, ressemblent à des palmiers, mais leur tronc est moins élancé, plus raccourci et très raboteux. Leur feuillage, plus délicat, d'une contexture plus lâche, est transparent, et légèrement dentelé sur les bords. Ces fougères gigantesques sont presque exclusivement indigènes de la zone torride; mais elles y préfèrent à l'extrême chaleur un climat
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moins ardent. L'abaissement de la température étant une conséquence de l'élévation du sol, on peut considérer comme le séjour principal de cette forme les montagnes élevées de 2,000 à 3,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Les fougères à hautes tiges accompagnent dans l'Amérique méridionale l'arbre bienfaisant dont l'écorce guérit la fièvre. La présence de ces deux végétaux indique l'heureuse région où règne continuellement la douceur du printemps.
Je ne puis passer sous silence la forme des liliacées29 l'amaryllis, l'ixia, le gladiolus, le paneratium qui ont des feuilles comme celles des roseaux, et de si belles fleurs. Le pays où elle se déploie principalement, est le sud de l'Afrique; je citerai la forme des saules30 qui se trouve
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indigène dans toutes les parties du monde, et quand ces végétaux manquent, on la retrouve dans les mimosa de la Nouvelle-Hollande à feuilles simples, et dans quelques protées du Cap. On peut encore nommer les myrtées31 auxquelles se joignent les metrosideros, les eucalyptus, et les escalonia; enfin les melastomées32 et les laurinées33.
Ce serait une entreprise digne d'un grand artiste, d'étudier le caractère de tous ces différens groupes de végétaux, sous la zone torride même, et non dans les serres chaudes, ou dans les descriptions des botanistes.
Qu'il serait intéressant et instructif pour le peintre de paysages, l'ouvrage qui représenterait les seize formes princi-
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pales de végétaux, d'abord isolées, puis en contraste les unes avec les autres. Quoi de plus pittoresque que les fougères arborescentes, qui, au Mexique, étendent leurs feuilles d'un tissu léger, au-dessus des chênes à feuille de laurier? Quoi de plus charmant qu'un massif de bananiers ombragé par des bambous? C'est à l'artiste qu'il appartient d'anatomiser ces groupes eux-mêmes; sous sa main, le grand tableau de la nature se décomposera en quelques traits simples; comme dans les écrits des hommes tous les mots se résolvent en un petit nombre de caractères simples.
C'est sous les rayons ardens du soleil de la zone torride que se déploient les formes les plus majestueuses des végétaux. De même que dans les frimas du nord
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l'écorce des arbres est couverte de lichens et de mousses, de même entre les tropiques le cymbidium et la vanille odorante animent le tronc de l'anacardium et du figuier gigantesque. La verdure fraîche des feuilles du pothos contraste avec les fleurs des orchidées, si variées en couleurs. Les bauhinia et les grenadilles grimpantes, les banisteria aux fleurs d'un jaune doré, enlacent le tronc des arbres des forêts. Des fleurs délicates naissent des racines du theobroma, ainsi que de l'écorce épaisse et rude du calebassier et du gustavia34. Au milieu de cette abondance de fleurs et de fruits, au milieu de cette végétation si riche et de cette confusion de plantes grimpantes, le naturaliste a souvent de la peine à reconnaître à quelle tige appartiennent les feuilles et les fleurs. Un seul arbre orné de paullinia, de bignonia
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et de dendrobium, forme un groupe de végétaux, qui, séparés les uns des autres, couvriraient un espace considérable35.
Dans la zone torride les plantes sont plus abondantes en sucs, d'une verdure plus fraîche, et parées de feuilles plus grandes et plus brillantes que dans les climats du nord. Les végétaux qui vivent en société et qui rendent si monotone l'aspect des campagnes de l'Europe, manquent presque entièrement dans les régions équatoriales. Des arbres deux fois aussi élevés que nos chênes, s'y parent de fleurs aussi grandes et aussi belles que nos lys. Sur les bords ombragés du Rio Magdalèna, dans l'Amérique méridionale, croît une aristoloche grimpante dont les fleurs ont quatre pieds de circonférence.
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Les enfans s'amusent à s'en couvrir la tête. Dans le grand archipel de l'Asie méridionale, la fleur du Rafflesia a près de trois pieds de diamètre et pèse quatorze livres36.
La hauteur prodigieuse à laquelle s'élèvent sous les tropiques, non-seulement des montagnes isolées, mais même des contrées entières, et la température froide de cette élévation, procurent aux habitans de la zone torride un coup d'œil extraordinaire. Indépendamment des groupes de palmiers et de bananiers, ils ont aussi autour d'eux des formes de végétaux qui semblent n'appartenir qu'aux régions du nord. Des cyprès, des sapins et des chênes, des épines vinettes et des aulnes qui se rapprochent beaucoup des nôtres, couvrent les cantons montueux du sud du Mexique,
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ainsi que la chaîne des Andes sous l'équateur. Dans ces régions, la nature permet à l'homme de voir, sans quitter le sol natal, toutes les formes de végétaux répandues sur la surface de la terre; et la voûte du ciel qui se déploie d'un pôle à l'autre37, ne lui cache aucun des mondes resplendissans.
Ces jouissances naturelles et une infinité d'autres, manquent aux peuples du nord. Plusieurs constellations et plusieurs formes de végétaux, surtout les plus belles, celles des palmiers et des bananiers, les graminées arborescentes et les mimosa dont le feuillage est si finement découpé, leur restent inconnues pour toujours. Les individus languissans que renferment nos serres chaudes, ne peuvent donner qu'une faible image de la majesté de la végétation de la
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zone torride. Mais le perfectionnement de nos langues, la verve brûlante des poètes, et l'art imitateur des peintres nous ouvrent une source abondante de dédommagemens. Notre imagination y puise les images vivantes d'une nature exotique. Sous le climat rigoureux du nord, au milieu de la bruyère déserte, l'homme solitaire peut s'approprier ce que l'on a découvert dans les régions les plus éloignées, et se créer ainsi dans son intérieur un monde, qui, ouvrage de son génie, est comme lui, libre et impérissable.
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ÉCLAIRCISSEMENS
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ADDITIONS.
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1 Sur le Chimborazo, près de deux fois plus élevé que l'Etaa, p.4.
LORSQUE les tempêtes viennent de la terre, on rencontre sur mer, à de grandes distances des côtes, de petits oiseaux et même des papillons, comme j'ai en plusie urs fois l'occasion de l'observer sur le grand Océan. C'est de même contre leur gré que les insectes arrivent à 15,000 ou 18,000
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pieds au dessus des plaines, dans la région la plus élevée de l'air. L'enveloppe échauffée de la terre occasione un courant perpendiculaire, par lequel les corps légers sont poussés en haut. M. Boussingault, excellent chimiste, qui en qualité de professeur à l'école des mines, récemment fondée à Santa Fé de Bogota, a gravi sur les montagnes de gneiss de Caracas, a été, ainsi que son compagnon don Marieno de Rivero, tèmoin dans son voyage au sommet de la Silla, d'un phénomène qui confirme d'une manière remarquable l'existence d'un courant perpendiculaire de l'air; il vit à midi des corps blanchâtres et luisans, qui de la vallée de Caracas s'élevèrent jusqu'au sommet de la Silla, haut de 5,400 pieds, puis s'abaissèrent le long de ses flancs près de la côte maritime. Ce jeu dura sans interruption pendant une heure.
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Les deux observateurs crurent d'abord que les objets qu'ils apercevaient étaient des troupes de petits oiseaux; ils se trompaient, ils reconnurent bientôt que c'étaient des petites balles de brins de paille qui s'étaient réunis. M. Boussingault m'a envoyé quelques-uns de ces brins de paille, que M. Kunth a jugé appartenir à une espèce de vilsa, genre de graminée qui se rencontre très fréquemment avec l'agrostis dans les provinces de Caracas et Cumana. Saussnre trouva des papillons sur le Mont - Blanc. Ramond en aperçut dans les solitudes qui entourent la cime du Mont - Perdu. Le 23 juin 1802, jour où avec MM. Bonpland et Montufar, je parvins sur la pente orientale du Chimborazo à une hauteur de 3,016 toises, ou 5,879 mètres, hauteur à laquelle le baromètre descendit à treize
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pouces onze lignes deux dixièmes de ligne, nous vîmes quelques insectes ailés qui bourdonnaient autour de nous. Nous reconnûmes que c'étaient des diptères ressemblant à des mouches. Mais sur une arrête de rocher (cuchilla) qui avait à peine six pouces de largeur, entre des amas escarpés de neige, il était impossible d'attraper ces insectes. L'élévation à laquelle nous les aperçûmes était à peu près celle où des rochers nus de trachyte, perçant des neiges éternelles, offraient à nos yeux la dernière trace de végétation, dans le lecidea geographica*. Ces insectes voltigeaient à environ 2,850 toises de haut, c'est-à-dire
* Le grand lichen des Alpes, ou lichen geographicus, n'est réellement qu'une variété du lecidea atro-virens d'Acharius.
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à 2,400 pieds au-dessus de la cime du Mont-Blanc. Un peu plus bas, à 2,600 toises, par conséquent bien au-delà de la région des neiges, M. Bonpland avait vu des papillons jaunâtres voltiger terre à terre.
D'après mes mesures, la hauteur perpendiculaire du Chimborazo est de 3,350 toises*. Ce résultat tient le milieu entre ceux qu'ont donnés les académiciens français et espagnols. Cette diveraité n'a point son principe dans la différence des méthodes employées pour apprécier l'effet de la réfraction, mais bien dans le mode de réduction des bases mesurées an niveau de la mer.
* Recueil d'observations astronomiques, T. I, Introduction, p. lxxij.
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Dans les Andes, cette réduction ne peut se faire que par le baromètre, par conséquent chaque mesure trigonométrique en est en même temps une barométrique, dont le résultat eat différent, d'après le terme primitif des formules employées. Dans les chaînes de montagnes d'une dimension énorme, on n'obtient que de très petits angles de hauteur, quand on veut déterminer trigonométriquement la plus grande partie de toute la hauteur, et qu'on établit la mesure sur un point bas et éloigné, soit dans la plaine ou au niveau de la mer. Dans les montagnes élevées, il n'est pas seulement difficile de trouver une base commode, mais la partie de la hauteur à déterminer barométriquement croît à chaque pas que l'on fait en s'approchant de la montagne. C'est de pareils obstacles que doit surmonter le voyageur,
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qui, dans les plaines élevées, dont le sommet des Andes est entouré, choisit le point où il doit faire ses opérations géodésiques. Je mesurai le Chimborazo dans la plaine de Tapia couverte de pierres ponces. Elle est a l'ouest du Rio-Chambo, et son élévation déterminée par le baromètre est de 1,482 toises. Les llanos de Luisa et surtout la plaine de Sisgun, élevée de 1,900 toises, donneraient de plus grands angles de hauteur. J'avais tout disposé dans cette dernière pour prendre les mesures, lorsque la cime du Chimborazo se voila d'un nuage épais.
Le savant qui fait des recherches sur les langues verra peut être avec plaisir quelques conjectures sur l'étymologie du nom de ce Chimborazo si célèbre. Le corregi-
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mento, ou district où se trouve le Chimborazo, s'appelle Chimbo. La Condamine* dérive Chimbo de Chimpani, traverser une rivière. Suivant lui, Chimbo-Raço signifie la neige de l'autre bord, parce qu'au village de Chimbo, en vue de l'énorme montagne couverte de neiges, on passe un ruisseau. Plusieurs naturels de la province de Quito m'ont assuré que Chimborazo signifiait simplement la neige de Chimbo. On trouve la même terminaison dans Carguai-Razo. Mais Razo paraît être un mot de dialecte provincial. Le jésuite Holguin, dont je possède l'excellent dictionnaire de la lengua Qquichua ô lengua general del Peru, imprimé à Lima, ne connaît nullement le mot razo. Le véritable nom de la neige est ritti.
* Voyage à l'Equateur, p. 184.
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Peut-être razo ou rasso, a-t-il quelque analogie avec casso glace, que l'on retrouve dans le nom d'un lieu appelé Cassamarca, limite de la glace*: racou désigne un objet très grand et très fort; dans la langue ynca moderne, o et ou sont perpétuellement confondus. Au reste, quelle que puisse être l'étymologie de Chimborazo, il faudrait, dans tous les cas, écrire Chimporazo, car, comme on le sait, les Péruviens ne connaissent pas la lettre b. Mais le nom de cette montagne gigantesque n'avait pent-être rien de commun avec la langue ynca, et tirait son origine de l'antiquité la plus reculée. En effet, la langue ynca ou quichua n'avait été introduite dans le royaume de Quito que peu
* Garcilasso Historia general del Peru, 1722 T. II, p. 43.
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de temps avant l'invasion des Espagnols; la langue dominante auparavant était le pourouay, aujourd'hui entièrement éteint. D'autres noms de montagne, tels que Pichincha, Ilinissa et Cotopaxi, n'ont aucune signification dans la langue ynca, et sont par conséquent plus anciens que le culte du soleil et la langue de cour introduits par les dominateurs de Cuzco.
Dans tous les pays du monde les noms de montagnes et de rivières appartiennent aux monumens les plus anciens et les plus certains des langues. Mon frère, Guillaume de Humboldt, a, dans ses recherches sur l'ancienne étendue des peuples Ibériques, fait un usage heureux de ces noms.
Quand je revins d'Amérique en Europe, les sommets de l'Himalaya n'avaient été
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encore mesurés que très imparfaitement. Depuis cette époque, le Chimborazo a perdu le premier rang qu'il tenait alors parmi les montagnes.
Des mesures exactes exécutées par des voyageurs anglais ont fait voir que le Djevahir ou Sourkandra a 4,026 toises de hauteur, et le Dhevalaghiri (Mont-Blanc) 4,390. Le Djevahir (30° 22′, 19′ lat., 79° 57′ long. à l'est de Greenwich) a été mesuré par Webb, Hodgson et Herbert. Le Dhevalaghiri (30° 40′ lat., 82° 40′ long. à l'est de Greenwich) l'a été par Webb et Blake, par une méthode moins rigoureuse, mais qui cependant inspire beaucoup de confiance*.
* Asiatick Researches, T. XIV, p. 311
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Si l'on compare entre eux les plus hauts sommets des Pyrénées, des Alpes, des Andes et de l'Himalaya, on trouve que la différence de hauteur est de 563, 900 et 1040 toises. En plaçant le col du Saint-Gothard, ou le passage du mont Cenis, sur la cime du Chimborazo, on obtient l'élévation qu'aujourd'hui on attribue généralement au Dhevalaghiri dans l'Himalaya.
Le geognoste, qui s'élève à de hautes considérations sur l'intérieur du globe, regarde les côtes de rochers, que nous appelons des montagnes, comme un phénomène si chétif et si petit, qu'il ne sera pas surpris si un jour on découvre entre l'Himalaya et l'Altaï d'autres cimes de montagnes, qui surpasseront, autant en élévation le Dhevalaghiri et le Djeva-
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hir, que ceux-ci surpassent le Chimborazo*.
La grande hauteur à laquelle la réflexion de la chaleur des plaines, des montagnes de l'Asie intérieure élève en été, les limites des neiges sur la pente septentrionale de l'Himalaya, fait que malgré la latitude de ces contrées, qui est entre 29° et 30° degrés, les montagnes y sont aussi accessibles que les Andes du Pérou dans la région équinoxiale. Récemment le capitaine Gérard s'est élevé sur le Tatchigang aussi haut, et peut-être à 118 pieds anglais plus haut que je ne suis allé sur le Chimborazo, ainsi qu'on
* Voyez mes Vues des cordillères et monumens des peuples indigènes de l' Amérique, Tom. II, p. 276.
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le prétend dans le livre intitulé Critical Researches, ou Philology and Geographia, 1824 (p. 144). Malheureusement, ainsi que je l'ai exposé ailleurs dans le plus grand détail, ces voyages dans les montagnes au-delà de la limite des neiges perpétuelles, quoiqu'ils aient beaucoup d'attraits pour la curiosité publique, n'ont qu'une bien faible utilité pour les sciences.
2 Le condor, ce géant des vautours, p. 5.
J'ai donné ailleurs l'histoire naturelle du Condour ou Condor (Vultur gryphus). Voyez mon Recueil d'observations de zoologie et d'anatomie comparée, p. 62.
Après le condor, le læmmergeier de la Suisse et le falco destructor de Daudin,
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probablement le même que le falco harpya de Linné, sont les plus gros oiseaux volans.
La région que l'on peut regarder comme le séjour habituel de cet oiseau, commence à une hauteur égale à celle de l'Etna, et comprend des couches d'air élevées de 1,600 à 3,000 toises audessus du niveau de la mer. Les plus grands individus que l'on trouve dans la chaîne des Andes de Quito, ont quatorze pieds d'envergure, et les plus petits huit pieds seulement. D'après ces dimensions, et d'après l'angle visuel sous lequel cet oiseau paraissait quelquefois perpendiculairement au-dessus de nos têtes, on peut juger à quelle hauteur prodigieuse il s'élève quand le ciel est serein. Vu, par exemple, sous un angle visuel de quatre
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minutes, il devait être à un éloignement perpendiculaire de 1,146 toises. La caverne (machay) d'Antisana, située vis à vis la montagne de Chussulongo, et de laquelle nous mesurâmes l'oiseau planant, est élevée de 2,493 toises audessus du niveau du grand Océan. Ainsi la hauteur absolue que le condor atteignait, était de 3,639 toises; là, le baromètre se soutient à peine à douze pouces. C'est un phénomène physiologique assez remarquable, que ce même oiseau qui, pendant des heures entières, vole en tournant dans des régions où l'air est si raréfié, s'abatte tout d'un coup jusqu'au bord de la mer, comme le long de la pente occidentale du volcan de Pichincha, et ainsi en peu d'instans parcourre en quelque sorte tous les climats. A une hauteur
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de 3,600 toises, les sacs aériens et membraneux du condor qui se sont remplis dans les régions plus basses, doivent s'enfler d'une manière extraordinaire. Il y a soixante ans qu'Ulloa exprima son étonnement de ce que le vautour des Andes pouvait voler à une hauteur où la pression de l'air n'était que de 14 pouces*. On croyait alors, d'après l'analogie des expériences faites avec la machine pneumatique, qu'aucun animal ne pouvait vivre dans un milieu si rare. J'ai vu, comme je l'ai dit, le baromètre descendre sur le Chimborazo à 13 pouces 11 lignes 2 dixièmes. Mon ami, M. Gay-Lussac, a respiré pendant un quart-d'heure dans un air dont la pression n'était que de 0′, 3288,
* Observations astronomiques faites par ordre du roi d'Espagne, p. 109.
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A de si grandes hauteurs, l'homme se trouve en général dans un état asthénique très pénible. Au contraire, chez le condor l'acte de la respiration paraît se faire avec une égale aisance, dans des milieux où la pression diffère de 12 à 28 pouces. De tous les êtres vivans, c'est sans doute celui qui peut à son gré s'éloigner le plus de la superficie de la terre. Je dis à son gré, parce que de petits insectes sont emportés encore plus haut par des courans ascendans. Probablement l'élévation que le condor atteint, est plus considérable que celle que nous avons trouvée par le calcul cité. Je me souviens que sur le Cotopaxi, dans la plaine de Suniguaicu, couverte de pierres ponces et élevée de 2,263 toises au-dessus du niveau de la mer, j'ai aperçu ce volatile à une hauteur telle, qu'il ne paraissait que comme un point noir. Quel est le plus
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petit angle* sous lequel on distingue des objets éclairés faiblement? L'affaiblissement des rayons de la lumière, par leur passage à travers les couches de l'air, à une grande influence sur le minimum de cet angle. La transparence de l'air des montagnes est si considérable sous l'équateur, que dans la province de Quito, comme je l'ai montré ailleurs**, le poncho ou manteau blanc d'une personne à che-
* Il est probablement d'une minute. En 1806, on vit à Berlin, avec l'œil nu, un ballon aérostatique qui avait 4 toises de diamètre, s'abattre à une distance de 6,700 toises. Il était alors sous un angle visuel de 2′ 4″. Mais on l'aurait encore distingué à une distance plus considérable, malgré la constitution de notre almosphère septentrionale.
** Dans mon Mémoire sur la diminution de la chaleur, et sur la limite inférieure de la neige perpétuelle.
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val se distingue à l'œil nu à une distance horizontale de 14,022 toises, et par conséquent sous un angle de 13 secondes.
3 Enchaine leurs corps se mouvant en tourbillons, p. 6.
Fontana rapporte dans son excellent ouvrage sur le venin de la vipère, tome Ier, page 62, qu'il a réussi à animer de nouveau en deux heures, par le moyen d'une goutte d'eau, un rotifère desséché depuis deux ans, et qui était resté sans mouvement. Au sujet des effets de l'eau, voyez mes Essais sur l'irritabilité des fibres nerveases et musculaires (en allemand), tom. II, p. 250.
4 Les insectes ailés, p. 6.
Jadis ou attribuait presque uniquement au vent la fécondation des fleurs où les
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sexes sont séparés. Kohlreuter et M. Spreugel ont prouvé, avec une sagacité étonnante, que les abeilles, les guêpes et un grand nombre de petits insectes ailés, jouaient le principal rôle dans cette opération. Je dis le rôle principal; car prétendre que la fécondation du germe ne peut absolument avoir lieu sans l'intermédiaire de ces petits animaux, ne me paraît pas une assertion conforme au génie de la nature, ainsi que M. Wildenow l'a démontré d'une manière très dêtaillée *. Mais, d'un autre côté, il faut observer que la dichogamie, les taches colorées des pétales qui indiquent les vaisseaux où le miel est contenu, et la fécondation par le concours des insectes, sont trois circonstances presque inséparables.
* Elémens de Botanique (en allemand), p. 405.
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5 Brillent comme des étoiles, p. 8.
La lueur de l'Océan est un des plus beaux phénomènes naturels, qui excitent l'étonnement, quoique pendant des mois entiers on la voie renaître chaque nuit. La mer est phosphorescente sous toutes les zones; mais celui qui n'a pas été témoin de ce phénomène dans la zone torride, et surtout sur le grand Océan, ne peut se faire qu'une idée imparfaite de la majesté d'un si grand spectacle. Quand un vaisseau de guerre, poussé par un vent frais, fend les flots écumeux, et qu'on se tient près des haubans, on ne peut se rassasier du coup-d'œil que présente le choc des vagues. Chaque fois que dans le mouvement du roulis le flanc du vaisseau sort hors de l'eau, des flammes rougeâtres, sembla-
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bles à des éclairs, paraissent sortir de la quille et s'élancer vers la surface de la mer. Le Gentil* et Forster père** expliquaient l'apparition de ces flammes par le frottement électrique de l'eau contre le corps du navire qui avançait. Mais d'après nos connaissances physiques actuelles, cette explication n'est pas admissible.
Il est peu de points d'histoire naturelle sur lesquels on ait autant et aussi longtemps disputé que sur la lueur de l'eau de la mer. Ce que l'on en sait de plus précis, se réduit aux faits suivans: il y a plusieurs mollusques luisans qui, pendant leur vie, répandent à leur gré une lu-
* Voyage aux Indes, T. I, p. 685-698.
** Remarques faites dans un Voyage autour du monde, 1783 (en allemand), p. 57.
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mière phosphorique assez faible, et généralement d'une couleur bleuâtre; c'est ce qu'on observe dans le nereis noctiluca, le medusa pelagion variété β* et le monophora noctiluca, découvert dans l'expédition du capitaine Baudin**. De ce nombre sont aussi les animaux microscopiques qui, jusqu'à présent, n'ont pas été déterminés, et que Forster vit nager en multitudes innombrables sur la mer, prés du cap de Bonne-Espérance. La lueur de l'eau de la mer est quelquefois occasionée par ces portes-lumières vivans; je dis quelquefois, car le plus souvent, malgré tous les verres grossissans, on n'apercoit aucun animal dans l'eau lumineuse; et cepen-
* Forskol, Fauna ægyptiaco-arabica, p. 109.
** Bory St.-Vincent, Voyage aux îles d'Afrique, T. I, p. 107, pl. 6.
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dant, toutes les fois que la lame vient frapper un corps dur et se brise en écumant partout où l'eau est fortement agitée, on voit briller une lumière semblable à celle de l'éclair. Ce phénomène a probablement pour principe les fibrilles décomposées des mollusques morts qui sont en quantité infinie dans la profondeur des eaux: lorsque l'on fait passer cette eau lumineuse à travers un tissu serré, ces fibrilles en sont quelquefois détachées sous la forme de points lumineux. Quand nous nous baignions le soir, dans le golfe de Cariaco, près de Cumana, quelques parties de notre corps restaient lumineuses au sortir de l'eau. Les fibrilles lumineuses s'attachent à la peau. D'après l'immense quantité de mollusques dispersée dans toutes les mers de la zone torride, on ne doit pas s'étonner que l'eau de la
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mer soit lumineuse lors même qu'on n'en peut point détacher de matière organique. La division à l'infini de tous les corps morts des dagyses et des méduses peut faire considérer la mer entière comme un fluide gélatineux, et qui par conséquent est lumineux, a un goût nauséabonde, ne peut être bu par l'homme, mais est nourrissant pour plusieurs poissons. Si l'on a frotté une planche avec une partie du corps de la méduse hysocelle, l'endroit frotté redevient lumineux toutes les fois qu'on passe dessus le doigt bien sec. Durant ma traversée pour aller à l'Amérique du sud, je mettais quelquefois une méduse sur une assiette d'étain. Si je frappais l'assiette avec un autre métal, les moindres vibrations de l'étain suffisaient pour faire luire l'animal. Comment, dans ce cas, le choc et la vibration agissent-
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ils? Elève-t-on instantanément la température? découvre-t-on de nouvelles surfaces, ou bien le choc fait-il sortir le gaz hydrogène phosphoré, de sorte que se trouvant en contact avec l'oxigène de l'atmosphère ou de l'eau de la mer, il vienne à brûler? Cet effet du choc qui excite la lumière est surtout étonnant dans une mer clapoteuse, lorsque les lames s'entrechoquent en tous sens. Entre les tropiques, j'ai vu la mer lumineuse à toutes les températures; mais elle l'était davantage aux approches des tempêtes, ou lorsque le ciel était bas, nuageux et très couvert. Le froid et la chaleur paraissent avoir pen d'influence sur ce phénomène; car sur le banc de Terre-Neuve, la phosphorescence est souvent très forte dans le moment le plus rigoureux de l'hiver. Quelquefois toutes les circonstances étant d'ail-
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leurs égales, au moins en apparence, la phosphorescence est considérable, pendant une nuit, et la nuit suivante elle est presque nulle. L'atmosphère favorise-t-elle ce dégagement de lumière, cette combustion de l'hydrogène phosphoré? ou ces différences ne dépendent-elles que du hasard qui conduit le navigateur dans une mer plus ou moins remplie de gélatine de mollusques? Peut-être aussi les animalcules luisans ne viennent-ils à la surface de la mer que lorsque l'atmosphère est dans un certain état? M. Bory St.-Vincent demande avec raison pourquoi nos eaux douces marécageuses remplies de polypes ne sont pas lumineuses? Il paraîtrait en effet qu'il faut un mélange particulier de particules organiques pour favoriser ce dégagement de lumière; aussi le bois du saule est-il plus fréquemment phospho-
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rescent que celui du chêne. En Angleterre on a réussi à rendre de l'eau salée lumineuse en y jetant de la saumure de hareng. On peut au reste se convaincre par les expériences galvaniques, que l'état lumineux des animaux vivans dépend d'une irritation des nerfs. J'ai vu un elater noctilucus qui se mourait, répandre une forte lueur lorsque je touchais avec de l'étain et de l'argent ses extrémités antérieures. Quelquefois aussi les médules répandent une lueur plus forte à l'instant où l'on termine la chaîne galvanique. (Humboldt. Relation historique t. I, p. 76. 533.)
6 Vit dans les poumons du serpent à sonnettes des tropiques, p. 7.
L'animal que j'ai nommé autrefois échynorynchus, ou même porocephalus m'a
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paru, après un examen plus exact, et suivant l'opinion raisonnée de M. Rudolphi*, appartenir à la division des pentistomes. Il habite les intestins et les vastes cellules pulmonaires du crotalus durissus, qu'on trouve quelquefois à Cumana, même dans l'intérieur des maisons, et qui attrape les souris. L'ascaride du lombric** vit ordinairement sous la peau du ver de terre; c'est la plus petite espèce de ce genre. Le leucophra nodulata, ou l'animal perlé de Gleichen, a été observé par Müller dans l'intérieur du naïs littoralis***. Il est vraisemblable que ces êtres microscopiques
* Rudolphi, Entozoorum Synoplis, p. 124-434.
** Goez, vers intestinaux (en allemand), partie IV, fig. 10.
*** Mulleri Zoologia Danica, T. XI, pl. 80, fig. a — e.
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servent à leur tour de demeure à d'autres. Tous sont entourés de couches d'air presque dépourvues d'oxigène, mais contenant des mélanges d'hydrogène et d'acide carbonique. Il est très douteux qu'un animal vive dans l'azote pur; jadis on le croyait du cistidicola farionis de Fischer, parce que, d'après les expériences de Fourcroy, la vessie natatoire des poissons paraissait contenir un air entièrement dépouillé d'oxigène. Les expériences d'Erman et les miennes prouvent que la vessie des poissons d'eau douce ne renferme pas d'azote pur*.
Dans les poissons de mer on trouve jus-
* Humboldt et Provençal sur la respiration des poissons, dans le Recueil d'observations de zoologie, T. II, p. 194-216.
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qu'à 0,80 d'oxigène; et suivant M. Biot, la pureté de l'air dépend de la profondeur à laquelle les poissons vivent*.
7 Des Néréïdes réunies, p. 11.
Suivant Linné et Ellis, les zoophytes calcaires, tels que les tubipores, les millepores et les madrépores sont habités par des animalcules qui ont quelque affinité avec les néréïdes, les méduses, et les hydres; mais des recherches plus récentes ont fait voir que tous les coraux qui forment des rochers, autrement les lithophytes saxigènes des zoologistes français, et même le pavonia cariophyllea et le nulli pora de M. Lamarck, servent d'habitation
* Mémoires de la Société d'Arcueil, T. I, p. 252—281.
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à des mollusques gélatineux d'une espèce particulière, ou s'en trouvent entourés. Depuis le voyage de Cook, les observations de Forster ont fait naître l'idée aux géognostes que plusieurs îles et des pays entiers devaient leur origine au corail produit par ces animalcules. J'ai vu de ces îles de corail couvertes d'une végétation chétive, et je ne doute pas qu'une grande partie de celles du grand Océan, n'aient été formées de cette manière. Cependant il me paraît qu'on a donné trop d'extension à cette hypothèse sur laquelle M. Adelbert de Chamisso, excellent observateur, a répandu un grand jour. Dans les Antilles, par exemple, des rochers calcaires de formation tertiaire, qui contiennent des madrépores et des tubipores pétrifiés, ont été pris pour des ouvrages récens des animalcules du corail, uniquement parce qu'ils
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se trouvent dans des parages où l'on observe encore des vers semblables. Mais quand on pénètre dans l'intérieur des grandes Antilles, on rencontre des montagnes de formation primitive qui, à une grande hauteur, sont entourées de oes mêmes roches à madrépores. Par conséquent ces rochers sont sortis du chaos du monde primitif. Entre les tropiques, sur les rivages du golfe du Mexique, le voyageur court le risque de confondre avec d'anciens bancs de corail, des couches de calcaire tertiaire qui sont posées au-dessus de la craie, et remplies de pétrifications de corail.
8 Les traditions de la Samothrace, p. 16.
Diodore nous a conservé cette tradition mémorable dont la vraisemblance se change en certitude historique pour le
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géognoste. L'île de Samothrace était habitée par le reste d'un peuple primitif qui avait sa langue particulière, dont les mots furent encore long - temps après en usage dans les cérémonies des sacrifices. La situation de cette île proche des Dardanelles, fait concevoir aisément comment la tradition plus circontanciée de la grande catastrophe de l'irruption des eaux s'y était précisément conservée. Les Samothraciens racontaient que la mer Noire avait été un lac, qui, gonflé par l'amas des eaux qu'il recevait, s'était fait jour à travers le Bosphore, puis à travers l'Hellespont, longtemps avant les inondations dont il est question chez les autres peuples*. M. Dureau de la Malle, dans son ouvrage intitulé:
* Diod. de Sicile, lib. V, chap. 47, p. 368, ed. de Wesseling.
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Géographie physique de la mer Noire, de l'intérieur de l'Afrique et de la Méditerranée*, a réuni avec beaucoup de sagacité, tout ce que l'on sait sur ces anciennes révolutions de la nature. Depuis il a paru, en allemand, deux ouvrages sur cette matière, l'un de M. Hoff** qui est vraiment classique, l'autre de M. Creuzer***.
9 La précipitation des nuages, p. 19.
Le courant d'air ascendant est une des causes principales des phénomènes météorologiques les plus importans. Quand une plaine sablonneuse dénuée de plantes est
* Paris, 1807.
** Geschiehte der Naturalichen Veræenderungen der Erdoberflæche (1822), T. I, p. 105—162.
*** Symbolik, 2° édit., T. II, p. 283, 318, 361.
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bornée par une chaîne de montagnes élevées, on voit le vent de mer pousser par dessus ce désert, des nuages épais qui ne se dissolvent que lorsqu'ils sont arrivés aux montagnes. Jadis on expliquait ce phénomène d'une manière peu exacte, en disant que les chaînes de montagnes attiraient les nuages. La véritable cause paraît en être dans cette colonne d'air chaud ascendant qui s'élève de la surface de la plaine sablonneuse, et qui empêche les vapeurs de se dissoudre. Plus une surface est dépourvue de végétation, plus le sable s'échauffe, plus les nuées s'élèvent, moins par conséquent la dissolution doit s'opérer. Toutes ces causes cessent d'agir sur le penchant des montagnes. Le jeu du courant d'air perpendiculaire y est plus faible. Les nuées s'abaissent et se résolvent en pluie dans les couches d'air plus fraîches. Ainsi,
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le manque de pluie et le défaut de plantes réagissent réciproquement l'un sur l'autre. Il ne pleut pas parce que la surface sablonneuse nue et privée de végétation, s'échauffe davantage, et réfléchit plus de chaleur; et le désert ne devient pas une steppe ou une savane, parce que sans eau il ne peut y avoir de développement organique.
10 La masse de la terre en se durcissant et dégageant de la chaleur, p. 22.
Lorsque, suivant l'hypothèse des géognostes neptuniens, toutes les roches primitives tenues en dissolution dans un fluide, se précipitèrent; ce passage de l'enveloppe de la terre, d'un état fluide à un état solide, dut dégager une quantité énorme de calorique qui occasiona une nouvelle éva-
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poration et de nouveaux précipités. Ceuxci durent se faire plus promptement, plus confusément et affecter des formes moins crystallines, à mesure qu'ils eurent lieu plus tard. Un pareil dégagement soudain de calorique, provenant de l'enveloppe de la terre, à mesure qu'elle se durcissait, indépendamment de la position de son axe et indépendamment de la hauteur du pôle, pour chaque point de la surface, pouvait occasioner une élévation de la température de l'atmosphère que plusieurs phénomènes géognostiques mystérieux, dans les roches à couches, semblent indiquer. J'ai développé en détail mes conjectures sur cet objet dans un petit mémoire sur la porosité primitive*. D'après ma nouvelle ma-
* Voyez mon ouvrage sur l'atmosphère et le Journal minéralogique de M. Moll (en allemand).
II. 7
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nière de voir, la terre dont la surface était oxidée a pu, dans les temps primitifs, par la communication de l'atmosphère avec son intérieur fortement ébranlé et entr'ouvert sur un grand nombre de points, se donner sa température, indépendamment de sa position relativement au soleil. Quelle influence n'exercerait pas sur le climat de la France durant des siècles, une fente ouverte, profonde de 2,000 toises, qui s'étendrait des rives de la Méditerranée jusqu'aux côtes du Nord?
11 Celles de la partie la plus méridionale du Mexique, p. 22.
La roche conique de diabase à couches concentriques observée dans les montagnes de Guanaxuato, est entièrement semblable à celle du Fichtelberg en Franconie. Toutes deux forment des masses d'un as-
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pect bizarres pasées, sur des roches primitives. De même la pierre perlée, le schiste phonolitique, le trachyte et le porphyre à base de résinite présentent la même forme dans les royaumes de la Nouvelle-Espagne près de Cinapecuaro et de Moran, en Hongrie, en Bohême, et dans le nord de l'Asie.
12 Le dragonier d'Orotawa, p. 26.
Cet arbre gigantesque (dracœna draco) est aujourd'hui dans le jardin de M. Franchi, dans la petite Ville d'Orotawa, appelêe jadis Taoro, l'un des endroits les plus délicieux du monde cultivé. En juin 1799, lorsque nous gravîmes le pic de Ténériffe, nous trouvâmes que ce végétal énorme avait quarante-cinq pieds de circonfêrence un peu au dessus de la racine. Sir G. Staun-
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ton prétend qu'à dix pieds de hauteur, il a douze pieds de diamètre. La tradition rapporte que ce dragonier était révéré par les Guanches, comme l'orme d'Ephèse par les Grecs; et qu'en 1402, époque de la première expédition de Bethencourt, il était aussi gros et aussi creux qu'aujourd'hui. En se rappelant que le dragonier a partout une croissance très lente, on peut conclure que celui d'Orotava est extrêmement âgé. C'est sans contredit, avec le baobab, un des plus anciens habitans de notre planète. Il est singulier que le dragonier ait été cultivé depuis les temps les plus reculés dans les îles Canaries, dans celles de Madère et de Porto-Santo, quoiqu'il vienne originairement des Indes. Ce fait contredit l'assertion de ceux qui représentent les Guanches comme une race d'hommes atlantes, entièrement isolée et n'ayant aucune relation
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avec les autres peuples de l'Asie et de l'Afrique. La forme des dragoniers est répétée à la pointe méridionale de l'Afrique, dans l'île Bourbon, en Chine et à la Nouvelle-Zélande. Dans ces contrées si distantes, on trouve des espèces de cette famille, mais on n'en voit aucune dans le nouveau continent, où cette forme 'est remplacée par l'yucca; car le dracœna borealis d'Aiton est un véritable convallaria, et il a entièrement le port de ce dernier genre. (Humboldt, Relation historique, T. I, p. 118. 639.)
13 Les différentes espéces de plantes qui sont déja connues, p. 27.
Il y a trois questions qu'il faut séparer avec soin: 1° Combien d'espèces de plantes a-t-on déja décrites dans les ouvrages imprimés? 2° Combien y en a-t-il de dé-
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couvertes? 3° Combien peut-on supposer qu'il en existe sur la terre? L'édition du Système des Vègètaux de Linné mise au jour par Murray, n'en contient, avec les cryptogames, que 10,042 espèces. Wildenow, dans son excellente édition du Species Plantarum, publiée de 1797 à 1807, en a déja décrit 17,457 espèces dans les vingt-trois premières classes, qui comprennent seulement les phanérogames ou plantes dont les parties de la fructification sont visibles à l'œil nu. Si l'on ajoute à ce nombre celui de 3,000 espèces cryptogames, le total sera de 20,000. De nouvelles recherches ont montré combien ces estimations des plantes, décrites et conservées dans les herbiers, étaient restées au - dessous de la vérité. Robert Brown, dans ses General Remarks on the Botany of Terra australis (p. 4), compta plus de 37,000
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phanérogames. J'ai rendu très vraisemblable l'opinion qu'il existe 44,000 plantes, tant phanérogames que cryptogames, dans les diverses contrées déja visitées*. Le catalogue des phanérogames décrites, donné par Steudel, comprend 39,684 espèces. Aprés avoir comparé son Système universel des Végétaux, en douze familles, avec l'Enchiridium de Persoon, M. Decandolle pense que l'on trouverait au-delà de 56,000 espèces de plantes**. Quand on faitréflexion que dans tous les jardins botaniques réunis on cultive certainement plus de 16,000 phanérogames, on est porté à regarder même le calcul de M. Decandolle comme trop
* Humboldt, de Distributione Geographica Plantarum, p. 23.
** Essai élémentaire de Géographie Botanique, P. 62
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faible. En effet, si l'on considère que nous ne connaissons pas, dans l'Amérique du sud, la province de Montogrosso au Brésil, le Paraguay, Buenos-Ayres, le versant oriental des Andes, Santa-Cruz de la Sierra, et toute la contrée comprise entre l'Orénoque, le Rio-Negro, le fleuve des Amazones et Puruz; dans le centre et dans l'est de l'Asie, le Tibet, la Boukharie, la Chine et Malacca; que nous savons à peine quelque chose de l'Afrique, de Madagascar, de Borneo et des îles voisines, enfin de la Nouvelle-Hollande, on est involontairement porté à croire que nous ne connaissons pas encore le tiers, ni même probablement le cinquième des plantes qui existent sur la terre. Qu'on fasse seulement attention aux nouveaux genres, qui, la plupart, sont de grands arbres, et qu'on a découverts depuis 300 ans près des gran-
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des villes de commerce dans les potites Antilles, fréquentées par les Européens. Ces considérations trouvent en quelque sorte leur confirmation dans l'ancien mythe du Zend-Avesta, « comme si la force créatrice primitive avait tiré 120,000 formes de plantes du sang du taureau sacré. »
14 La hauteur de l'océan aérien et sa pression n'ont–elles pas toujours été les mèmes? p. 32.
La pression de l'atmosphère a une influence frappante sur la configuration et la vie des végétaux. Chez eux, la vie, comme chez les lithophytes qui enveloppent des pierres mortes, se porte au-dehors. Les végétaux vivent principalement par leur surface; de là leur grande dépendance du milieu qui les entoure. Les ani-
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maux obéissent plutôt à des stimulus intérieurs, et se donnent la température qui leur convient. La respiration par l'épiderma est la plus importante fonction vitale des plantes, et cette fonction, en tant qu'elle sert à évaporer et à secréter des fluides, dépend de la pression de l'atmosphère. C'est pourquoi les plantes des Alpes sont très aromatiques, très garnies de poils et couvertes de nombreux vaisseaux secrétoires; car, d'après les expériences zoonomiques, les organes sont d'autant plus multipliés et plus parfaits, qu'ils peuvent plus aisément remplir leurs fonctions; c'est ce que j'ai développé dans mes Recherches sur l'Irritation des Muscles, tom. II. Aussi les plantes des Alpes croissent-elles avec difficulté dans les plaines où leur respiration par l'épiderme est dérangée, parce que la pression de l'air y est plus forte.
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On ne sait si l'océan aérien qui entoure notre planète a toujours exercé la même pression. Nous ne savons même pas si depuis cent ans, la hauteur moyenne du baromètre a toujous été la même dans le même endroit. Les expériences de Poleni et de Toaldo donneraient sujet de penser que cette pression éprouve des changemens. On a long-temps révoqué en doute la justesse de ces observations; mais les recherches récentes de l'astronome Carlini ont démontré que la hauteur moyenne du harométre décroît à Milan.
15 Les palmiers, p. 33.
Je vais insérer ici des remarques que j'écrivais en mars 1801, à bord du navire qui nous transporta de l'embouchure du Rio-Sinu a Carthagena de Yndias. Nous
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venions de quitter cette contrée si féconde en palmiers.
«Depuis deux ans, nous avons vu dans l'Amérique du sud plus de 27 espèces différentes de palmiers. Quelle quantité Thunberg, Banks, Solander, les deux Forster, Adanson, Sonnerat, Jacquin et Kœnig n'en auront-ils pas observé dans leurs voyages lointains! Cependant nos systèmes botaniques connaissent à peine quatorze ou dix-huit genres de palmiers, décrits complètement. La difficulté est ici beaucoup plus grande qu'on ne pourrait l'imaginer. Nous nous en sommes aperçus d'autant plus aisément, que nous avons dirigé principalement notre attention sur les palmiers, les graminées, les scitaminées et les autres familles les plus négligées. Les premiers ne fleurissent
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qu'une fois l'an, et près de l'équateur, dans les mois de janvier et de février. Tous les voyageurs ont-ils la possibilité de se trouver précisément à cette époque dans les contrées où les palmiers sont communs? Dans quelques espèces, la durée de la floraison est limitée à un si petit nombre de jours, que l'on arrive presque toujours trop tard, et que l'on voit les palmiers avec leur germe gonflé, mais sans fleurs mâles. Dans des espaces de 2000 lieues carrées, on ne trouve souvent que trois à quatre espèces de palmiers. Qui peut, à l'époque de la floraison, se trouver à la fois dans tous les cantons où ils abondent, dans les missions du Rio-Carony, et dans les morichalès*, à l'em-
* Dans l'Amérique du Sud, on appelle morichalès un lieu humide, garni de groupe de mauritia.
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bouchure de l'Orénoque, dans la vallée de Caura et d'Erevato, sur les bords de l'Atabapo et du Rio-Negro, ou sur les flancs du Duida. Ajoutez la difficulté de pouvoir atteindre aux fleurs de palmier, lorsque dans des forêts épaisses ou sur les bords fangeux des rivières, comme sur ceux du Temi et du Tuamini*, on les voit pendre de soixante pieds de hauteur, et que le tronc de l'arbre est armé d'aiguillons redoutables. L'Européen, qui se prépare à faire un voyage pour étudier l'histoire naturelle, se fait des illusions sur des instrumens tranchans et recourbés, qui, fixés à l'extrémité d'une perche, abattent tout ce qui fait obstacle;
* Deux petites rivières qui se jettent dans l'Atabapo, et par lesquelles on va de l'Orénoque, aux missions de Rio-Negro.
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ou s'imagine que des nègres, les deux pieds fixés par une corde, pourront grimper aux arbres les plus élevés. Malheureusement toutes ces espérances sont déçues. Dans la Guyane, on se trouve au milieu d'hommes que leur pauvreté rend si riches et si au - dessus de tous les besoins que ni argent, ni offre de présens ne peut les engager à s'écarter de trois pas de leur chemin. Cette apathie indomptable des naturels irrite d'autant plus les Européens, qu'on les voit gravir avec une légèreté incroyable partout où les pousse leur penchant; par exemple, pour saisir un singe qui, blessé d'une flèche, se soutient encore par l'extrémité de sa queue roulée autour d'une branche. Nous vîmes au mois de janvier, dans les promenades publiques, près de la Havane, et dans les campagnes voisines, toutes
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les cimes du palmier, appelé palma-réal, couvertes de fleurs blanches comme la neige. Plusieurs jours de suite nous offrîmes, à tous les petits nègres que nous rencontrions dans les rues de Regla ou de Guanavacoa, deux piastres pour chaque rameau de fleurs mâles qu'ils nous rapporteraient; ce fut en vain. Sous les tropiques, un homme libre se soustrait à toute espèce d'ouvrage pénible, à moins qu'il ne soit réduit à l'extrême nécessité. Les botanistes et les peintres de la commission royale d'histoire naturelle du comte de Monpox, MM. Estevez, Boldo, Guio et Echeviria, nous ont avoué que durant plusieurs années il leur avait été impossible d'examiner ces fleurs, n'ayant pu y atteindre. Quand on aura bien pésé ces difficultés, on comprendra aisément ce qui m'aurait toujours paru incompréhensible
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en Europe, comment, dans l'espace de deux ans, nous n'avons pu décrire systématiquement que douze espèces de palmiers: Qu'il serait intéressant l'ouvrage qu'un botaniste publierait sur ces végétaux, si, pendant son séjour dans l'Amérique du sud, il s'occupait exclusivement de leur étude, et représentait le spathe, le spadix, les parties de la fructification et les fruits dans leur grandeur naturelle! Les feuilles, il est vrai, affectent en général une forme assez constante; elles sont ou pinnées (pinnata), ou en éventail (palmato-digitata); le pétiole est tantôt sans piquans, tantôt épineux et dentelé en scie. La figure des feuilles du caryota urens est presque unique parmi les palmiers, comme cello des feuilles du gingko biloba l'est parmiles autres arbres. Le port et la physionomie des palmiers offrent un grand ca-
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ractère très difficile à exprimer par le langage. La tige est tantôt difforme et très épaisse (corozo del sinu), tantôt elle est faible et n'a que la consistance du roseau (piritu); ou bien elle est renflée par le bas (cocos), ou lisse, ou écailleuse (palma de Covija o de Sombrero dans les llanos), ou garnie de piquans (corozo de Cumana). Des différences caractéristiques sont placées dans les racines qui, très saillantes hors de terre comme dans le figuier, élèvent la tige sur une espèce d'échafaudage, ou l'entourent en bourrelets multipliés. Quelquefois la tige est renflée dans le milieu, et plus mince en dessus et en dessous, comme dans le palma-réal de l'îile de Cuba. Les feuilles sont d'un vert foncé luisant (Mauritia, Cocos), ou d'un blanc argenté en dessous; par exemple, dans le miraguama ou palmier en éven-
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tail si grêle, que nous trouvàmes, près de Puerto de la Trinidad de Cuba. Quelquefois, le milieu de la feuille en éventail est orné de raies concentriques jaunes et bleuátres, disposées, comme les yeux de la queue d'un paon. C'est ce qu'on voit dans le mauritia épineux, que M. Bonpland a découvert sur les bords du Rio Atabapo.
« Un caractère non moins important est la direction des feuilles. Les folioles sont ou placées comme les dents d'un peigne, très serrées les unes contre les autres et couvertes d'un parenchyme très roide; c'est ainsi qu'elles sont dans le cocotier et le dattier, et c'est ce qui produit ces beaux reflets de lumière sur la surface supérieure des feuilles, qui eat d'un vert plus frais dans le cocotier, plus mat et comme cen-
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dré dans le dattier; ou bien le feuillage ressemble à celui des roseaux par son tissu composé de fibres minces et souples, et se recourbant sur lui-même. (Jagua, palma-real del Sinu, palma-real de Cuba. piritu del Orinoco.) Dans les palmiers, c'est non-seulement la tige élancée qui a de la majesté, mais encore la direction des feuilles. Plus elles sont redressées, plus l'angle intérieur qu'elles forment par le bas avec l'extrémité supérieure du tronc est aign, plus la figure de l'arbre a un caractère imposant. Quelle différence d'aspect entre les feuilles pendantes du palma de Covija de l'Orénoque, même entre celles du dattier et du cocotier, et entre les branches du jagua et du pirijao qui pointent vers le ciel! La nature a prodigué toutes les beautés de formes au palmier jagua qui couronne les rochers gra-
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nitiques des cataractes d'Aturès et de Maypurès. Leurs tiges élancées et lisses atteignent une hauteur de soixante à soixante - dix pieds, de sorte que, suivant l'expression de M. Bernardin de Saint-Pierre, elles s'élèvent en portique au-dessus des forêts. Cette cime aérienne contraste d'une manière surprenante avec le feuillage épais des ceiba, avec les forêts de laurinées, de calophyllum et d'amyris qui l'entourent. Les feuilles peu nombreuses de ces palmiers (quel-ques-uns n'en ont que sept à huit) ont quatorze à seize pieds de longueur, et s'élèvent presque verticalement; leurs extrémités sont frisées en panache, couvertes d'un parenchyme mince et herbacé; les folioles légères et aériennes voltigent autour des pétioles qui se balancent lentement.
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« C'est au-dessous de la naissance des feuilles que, dans tous les palmiers, les parties de la fructification naissent de la tige. La manière dont elles paraissent modifie aussi la forme de ces arbres. Dans un petit nombre, le spathe est perpendiculaire, et les fruits redressés sont disposés en une espéce de thyrse ressemblant au fruit des ananas; tel est le corozo du Sinu. Dans la plupart, les spathes, tantôt lisses, tantôt très rudes, sont pendans; dans quel-ques-uns, la fleur màle est d'un blanc éblouissant (palmo - réal de la Hovana). Le spadix développé brille au loin; mais la plus grande partie des fleurs máles sont jaunâtres, trés serrées les unes contre les autres, et presques flasques, lorsqu'elles se dégagent du spathe. Dans les palmiers à feuilles pinnées, les pétioles sortent de la partie sèche, rude et ligneuse du tronc
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(comme dans le cocotier, le dattier et le palma - real del Sinu), ou bien celui-ci porte une espèce de tige lisse, mince et d'un vert tendre, qui donne naissance aux feuilles (palma - real de la Havana). Dans les palmiers à feuilles palmées, le feuillage touffu eat souvent posé sur une couche de feuilles desséchées, ce qui donne à ces végétaux un caractère mélancolique (moriche, palma de Sombrero de la Havana.) Dans quelques palmiers en forme de parasol, le feuillage ne consiste qu'en quelques feuilles peu nombreuses qui s'élèvent à l'extrémité des pétioles grêles (miraguama). La conformation et la couleur des fruits offrent plus de diversité qu'on ne le croit en Europe. Le mauritia porte des fruits oviformes, dont l'enveloppe écailleuse, brune at lisse leur donne de la ressemblance avec les jeunes
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pommes de pin. Quelle différence entre l'énorme coco triangulaire, la datte, et le petit fruit dur du corozo! Mais aucun fruit de palmier n'égale en beauté celui du pirija de San - Fernando de Atabapo et de San-Baltazar. Il est ovale et, comme les pêches, coloré, moitié en jaune doré, moitié enrouge foncé; on voit des grappes de ces fruits pendre du haut de la tige d'un palmier majestueux. »
Trois formes d'une beauté remarquabie sont propres aux pays de la zone torride, dans toutes les parties du monde: les palmiers, les bananiers et les fougères arborescentes. C'est lorsque la chaleur et l'humidité agissent en même temps, que la végétation est la plus vigoureuse, et que les formes sont les plus variées. C'est pourquoi l'Amérique du sud est la patrie
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des plus beaux palmiers. En Asie, cette forme est plus rare, parce que la partie de ce continent qui était sous l'équateur, paraît avoir péri dans les anciennes révolutions de notre planète. Nous ne savons rien des palmiers d'Afrique depuis la baie de Benin jusqu'à la côte d'Ajan. En général nous ne connaissons qu'un très petit nombre de palmiers de cette partie du monde. Parmi ces végétaux, les dattiers, les mauritia et le palmite croissent en société; les cocos de Guinée, le martinezia et l'iriartea vivent solitaires.
Les palmiers fournissent les exemples de la plus grande hauteur à laquelle parviennent les végétaux. Le palmier à cire, que nous avons découvert sur les Andes, dans la montagne de Quindiu entre Ibaguè et Carthago, atteint la hauteur énorme de
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160 à 180 pieds. Les troncs gigantesques d'eucalyptus, que M. la Billardière a mesurés, dans l'île de Van - Diemen, n'ont que 150 pieds de haut. Ordinairement les palmiers Cessent, sur la pente des Andes, entre 600 et 700 toises d'élévation. Cependant un petit groupe de palmiers alpins (les Kunthia montana, Oreodoxa frigida et ceroxylon andicola), monte jusqu'à 1,500 toises. (Voyez Plantes équinoxiales, 1er fascicule, p. 5; Humboldt, de Distributione geographica plantarum, p. 216-240, où je donne la liste de 137 espèces de palmiers). Les quarante-cinq espèces, que M. Bonpland et moi nous avons vues, out été prodigieusement augmentées par deux voyageurs, MM. Martius et Spix.
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16 Dès l'enfance de sa civilisation, p. 36.
On trouve, dans tous les pays de la zone torride, la culture du bananier établie depuis les temps les plus anciens, dont parlent les traditions et les histoires. Il est certain que les esclaves africains ont porté en Amérique quelques variétés de la banane, et il ne l'est pas moins qu'elle était cultivée dans le Nouveau-Monde, avant l'arrivée de Colomb. A Cumana, les Indiens Guaikeri nous ont racontè que sur la côte de Paria, près du golfe Triste, lorsqu'on laissait mûrir le fruit du bananier, il portait quelquefois des semences qui germaient. C'est pourquoi, nous dirent-ils, on trouve dans l'épaisseur des forêts de Paria, des bananiers sauvages, provenus de semences mûres
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que les oiseaux y ont répandues. Dans la province de Cumana aussi, on a quelquefois trouvé dans les bananes des semences bien formées. — Voyez mon Essai sur la géographie des Plantes, p. 29, et Relation historique, T. I, p. 104; T. II, p. 355-357.
17 La forme des malvacées, p. 37.
Adanson exprime sa surprise de ce qu'aucun des anciens voyageurs n'a fait mention du gigantesque baobab. Cependant Aloysio Cadamosto a parlé, dès 1445, du grand âge de ces arbres, dont la hauteur, dit-il, n'est pas en proportion avec la grosseur. « Quarum eminentia altitudinis non quadrat magnitudini* ». Adan-
* Cadamusti navigatio, ch. 43. Bowdich, On Madeira, p. 92.
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son a trouvé des boabab, dont le tronc était haut de 10 à 12 pieds, et qui avaient 77 pieds de circonférence. Leurs racines étaient longues de 110 pieds. D'autres écrivains parlent encore de dimensions plus grandes. Sir Georges Staunton a vu aussi des baobab aux îles du Cap - Vert; leur circonférence était de 56 pieds. Il faut se rappeler que le baobab, ainsi que la famille du bombax et de l'ochroma, croît beaucoup plus promptement que le dragonier; la végétation de celui-ci est tres lente. Les platanes que M. Michaux a trouvés près de Marietta sur les rives de l'Ohio, ont à peu près le même diamètre que le célèbre dragonier d'Orotava*. A 20 pieds d'élévation, leur tronc a 47
* Voyage à l'ouest des monts Alléghanys. Paris, 1804, p. 93.
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pieds de circonférence. Mais probablement ces platanes sont parvenus à cette grosseur en dix fois moins de temps qu'il en aurait fallu au dragonier pour y atteindre*.
Les végétaux qui, dans toutes les parties du monde, acquièrent la dimension la plus grande, sont l'if, le châtaignier, plusieurs espèces de bamboux, les mimosa, les cæsalpinia, les figuiers, les acajous, les courbarils, le cyprès à feuilles d'acacia et le platane occidental. Voyez le troisième chapitre de la deuxième partie de mon Voyage aux pays du Tropique. Dans l'île de Cuba, on a vu de superbes planches d'acajou de 35 pieds de long et de 9 pieds de large.
* Kunth, Malvaceæ et Butteriaceæ (1822).
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18 La forme des mimosa, p. 38.
Les feuilles finement pinnées des mimosa, des acacia, des desmanthus et des schrankia, sont une forme que les végétaux affectent particulièrement entre les tropiques. Cependant on trouve ailleurs que dans la zone torride quelques représentans de cette forme. Dans l'hémisphère septentrional de l'ancien continent, ce n'est qu'en Asie que j'en puis indiquer un seul; c'est un petit arbuste, décrit par M. Marschal de Biberstein, sous le nom d'acacia stephaniana. D'après les recherches récentes de M. Kunth, c'est une espèce du genre prosopis. Cette plante, qui vit en société, couvre les plaines arides de la province de Chirvan, le long du Kour (Cyrus), près du nouveau Cha-
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makie, jusqu'à l'Arass (Araxes). Olivier l'a rencontré près de Bagdad. Cet acacia à feuilles bipinnées, dont Buxbaum a fait mention, croît dans le nord jusque sous le 42° parallèle*. En Afrique, le gommier (acacia gummifera) remonte jusqu'à Mogador, c'est-à-dire jusqu'au 32° parallèle nord. An Japon, l'acacia nemu couvre les environs de Nangasaki. Dans le Nouveau-Continent, l'acacia glandulosa, de M. Michaux, et l'acacia brachyloba, de Wildenow, ornent les rives du Mississipi et du Ténessée, ainsi que les savanes des Illinois. M. Michaux vit le schrankia uncinata, depuis la Floride jusqu'en Virginie, c'est-à-dire jusqu'au 37° degré de
* Tableau des Provinces situées sur la côte occidentale de la mer Caspienne, entre les flauves Terek et Kour, 1798, p. 58, 120.
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latitude boréale. Suivant Barton, le gleditsia triacanthos se trouve à l'est des monts Alléghanys jusqu'au 38° parallèle, et à l'ouest jusqu'au 41°. Le gleditsia monosperma cesse à deux degrés plus au sud. Voilà la limite où s'arrête la forme des mimosa dans la partie septentrionale du globe; quant à la partie méridionale, nous trouvons au-delà du tropique du capricorne, des acacia à feuilles simples jusque dans l'île Van-Diemen; et même le mimosa caven de Molina, assez imparfaitement décrit, croît au Chili, entre les 24° et 37° parallèles sud*. L'espèce de mimosa qui a les feuilles le plus finement découpées, est l'acacia microphylla indigène de la province de Caracas. Jusqu'à présent
* Molina, Histoire naturelle du Chili, pag. 148.
II. 9
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aucun mimosa véritable, en prenant ce nom dans le sans déterminé par Wildenow, ni ancun inga, n'ont été déconverts dans les zones tempérées. Parmi les acacia, le julibrisin qui est indigène du levant, et que Forscol a confondu avec le mimosa arborea, supporte le plus grand degré de froid. A Padoue, où le terme moyen de chaleur est au-dessous de 11 dégrés, R, on voit en plein air, dans le jardin botanique, un arbre de cette espèce qui est d'une grosseur et d'une hauteur considérables.
19 Les éricées, p. 38.
Dans la partie orientale du nord de l'Asie, les plantes éricées commencent à n'être plus si communes qu'en Europe. Selon Pallas, on ne trouve en Sibérie que dix espèces d'andromeda, et aucune autre
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bruyère que l'erica vulgaris, «qui, ditil, devient sensiblement plus rare audelà des monts Ural, se voit à peine dans les campagnes d'Isète, et manque entièrement dans la Sibérie ultérieure.» Quœ, ultra Uralense jugum sensim deficit, vix in Isetensibus campis rarissime apparet, et ulteriori Sibiriœ plane deest*. Mais des recherches plus approfondies ont fait apercevoir que plusieurs de ces andromeda de Pallas étaient de véritables bruyères, par exemple les erica bryantha et stelleriana de Wildenow qui croiseent jusqu'au Kamtchatka. La première se trouve même dans l'île de Boring. Dans les îles du grand océan, on n'a encore découvert aucune bruyère.
* Flora Rossica, T. I, pars II, p. 53.
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20 La forme des cactus, p. 40.
Quand on est habitué à n'observer les cactus que dans nos serres chaudes, on est frappé d'étonnement en voyant à quel degré de densité peuvent parvenir les vaisseaux ligneux des vieilles tiges de cactus. Les naturels de l'Amérique savent que le bois de cactus est incorruptible, et qu'il est excellent pour faire des rames et des seuils de porte. Aucune physionomie de plante ne produit sur un étranger une impression plus extraordinaire que celle que lui fait éprouver une plain aride comme celles que l'on voit près de Cumana, de Nueva Barcelona, de Coro, et dans la province de Jaen de Bracamoros, couvertes de nombreuses tiges de cactus qui s'élèvent comme des colonnes, et se divi-
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sent par le haut comme des candelabres. Dans l'ancien continent, surtout en Afrique et dans les îles voisines, quelques espèces d'euphorbes et de cacalia représentent à peu près la forme des cactus qui tous sont américains.
21 Les Orchidées, p. 41.
La ressemblance que présentent les fleurs des orchidées avec la forme des insectes, est surtout frappante, dans les epidendron mosquito et torito, plantes fameuses de l'Amérique méridionale; dans l'anguloa, ou fleur du Saint-Esprit*, dans le bletia, et dans la famille de nos ophrys d'Europe, O. muscifera, O. apifera, O. aranifera, O. arachnites. Quelle quantité
* Florœ Peruvianœ Prodromus, p. 118, tab. 26.
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d'orchidées à fleurs superbes, ne doit pas contenir l'intérieur de l'Afrique, s'il est abondant en sources!
22 Les Casuarinées, p.42.
Le casuarina equisetifolia qui représente particulièrement cette forme, est indigène de l'Asie-Méridionale et des îles du grand Océan. Quatre autres espèces sont propres à la Nouvelle - Hollande. L'espèce nouvellement découverte appelée casuarina quadrivalvis, par Labillardière, croît dans l'île de Van-Diemen jusqu'au quarante-troisième parallèle austral.
23 Les arbres résineux, p. 43.
J'ai été témoin de l'impression singulière qu'une forêt de sapins du Mexique produi-
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sit sur un jeune homme, qui, né sous l'équateur, n'avait jamais vu ce que les botanistes appellent des feuilles acéreuses. Tous ces arbres lui semblèrent être dégarnis de feuilles, et il croyait, dans cette contraction extrême du parenchyme, reconnaître l'influence du voisinage du pôle. Si dans les régions de la zone torride, le sol ne s'élevait pas quelquefois à 1,000 ou à 1,500 toises au-dessus du niveau de la mer, cette forme d'arbres y serait entièrement inconnue, au moins dans le voisinage de l'équateur. Le pinus longifolia des Indes-Orientales, et le pinus dammara d'Amboine, sont, à la vérité, des arbres des tropiques, mais ils ne croissent que sur de hautes montagnes. Dans toute l'Amérique du sud, située dans la zone torride, je n'ai pu, malgré la hauteur des Andes, découvrir une seule espèce de
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pin. Nous trouvàmes, dans les Andes de Quindiu, un arbre à feuilles acéreuses; c'était le podocarpus taxifolia de Kunth, décrit à tort par Wildenow comme un if*. Existe-t-il en général des sapins ou des pins dans l'Amérique du sud, par exemple, au Chili, dans les provinces de Buenos-Ayres, et dans le voisinage du détroit de Magellan? Au Chili et au Brésil, l'araucaria imbricata représente la forme des arbres résineux. Quant aux limites supérieures et inférieures du pin du Mexique, qui paraît ne pas différer du pinus occidentalis de Swartz, voyez Humboldt, Bonpland et Kunth, Nova genera et Species Plantarum œquinoctialium, T. II, p. 97. Dans l'île de Pinos, au sud de Cuba,
* Wildenow, Species Plantarum, T. IV, part. II, p. 857.
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un arbre voisin du pinus occidentalis croît dans la même plaine avec l'acajou (Swietenia Mahogony): phénomène singulier qu'on pourrait expliquer par le voisinage et la configuration du continent de l'Amérique septentrionale, et par la fraîcheur que répandent souvent dans l'atmosphère les tempêtes venant du nord, si on ne le retrouvait pas sur la côte orientale de Guatemala.
24 Les Aroïdes, p. 44.
Ces végétaux appartiennent plutôt au nouveau continent qu'à l'ancien. Le caladium et le pothos n'habitent que la zone torride, mais l'arum appartient plus spécialement aux zones tempérées. En Afrique, on n'a pas encore rencontré de pothos ni de dracontium. Dans les Indes-Orien-
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tales, on trouve le pothos scandens et le P. pinnata, dont la physionomie est moins belle, et la végétation moins vigoureuse que celles des pothos d'Amérique. L'Afrique, autant que nous la connaissons, ne produit que deux espèces d'arum, l'A. colocasia et l' A. arisarum. C'est aussi de cette région qu'est indigène le caladium, espèce unique (culcasia scandens) que M. Beauvois a découverte dans le royaume de Benin*. Dans les Aroïdes, le parenchyme prend quelquefois tant d'extension, que la surface des feuilles est percée comme dans le dracontium pertusum.
25 Les lianes, p. 44.
Suivant la nouvelle division des Bau-
* Flore d' Oware, p. 4, pl. 3.
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hiniées de M. Kunth, le genre bauhinia appartient au Nouveau Monde. Le bauhinia rubescens de Lamarck, qui croît en Afrique, est un pauletia. Les bannisteriées sont aussi une forme propre à l'Amérique: deux espèces croissent dans les Indes-Orientales; une autre, décrite par Cavanille sous le nom de bannistéria leona, est indigène de l'Afrique occidentale.
26 Les aloès, p. 45.
C'est à cette famille qu'appartiennent l'yucca aloefolio et l'yucca gloriosa, deux espèces qui s'avancent dans le nord jusqu'en Caroline; l'aletris arborea, le dragonier (dracœna draco), le D. indivisa et le D. australis, ces deux dernières espèces sont de la Nouvelle Zélande, et l'aloe dichotoma. Ce dernier le koker-
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boem des Hollandais, dont la tige a vingt pieds de haut, quatre de grosseur, et une couronne de feuilles, dont la circonférence est souvent de quatre cents pieds, est décrit dans le voyage de Paterson dans le pays des Hottentots*. C'est aussi ici que je ferai mention de ce singulier végétal, le doryanthes excelsa du New-South-wales, qui ressemble à l'agave, a une tige très haute, et dont M. Correa de Serra a donné la description. Les palmiers, les aloès et les grandes fougères ont une physionomie commune par la nudité des troncs et leur denûment de branches, quoique leur caractère naturel soit différent.
Le selinum decipiens, qui vient peut-
* Voyage de Patterson chez les Hottentots, en 1790.
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être du nord de l'Asie, a quelquefois douze pieds de haut. Il appartient à un groupe particulier d'ombellifères arborescentes, d'une forme extraordinaire, auquel, avec le temps, viendront se réunir des végétaux qui restent encore à découvrir dans le nord de l'ancien continent. Ce groupe se rapproche en quelque sorte des fougères arborescentes.
27 Les graminées, p. 46.
Les graminées arborescentes sont en général rarer; nous n'en connaissons qu'un petit nombre, tels que le bambou, les guadua, ludolfia, miegia, le panicum arborescens. Des bosquets de bambous sont disséminés dans toutes les régions de la zone torride. Sur les montagnes, ils atteignent jusqu'à 700 toises au-dessus de la mer.
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28 Les fougères, p. 47.
Les fougères arborescentes se trouvent dans l'hémisphère boréal, jusque sous le 33° parallèle, et dans l'hémisphère austral jusque sous le 40°. Il est singulier que, dans les deux hémispères, ce soient les dicksonia qui s'approchent le plus de l'équateur. L'un, le dicksonia culcita, se trouve à Madère; et l'autre, le dicksonia antactica, dont les tiges ont dix-huit pieds de haut, dans l'île Van-Diemen.
29 Les liliacées, p. 48.
C'est surtout l'Afrique qui est la patrie de ces végétaux; c'est la qu'on en voit la plus grande diversité, qu'elles forment de grandes masses, et déterminent la phy-
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sionomie du pays. Le nouveau continent possède les superbes genres des alstrœmeria, des vellosia, des crinum et des pancratium. Nous avons enrichi celui-ci de trois nouvelles espèces, les pancratium undulatum, incarnatum et aurantiacum. Mais ces liliacées d'Amérique sont dispersées, et vivent moins en société que nos iris d'Europe.
30 La forme des saules, p. 48.
On connaît déja 242 espèces du genre principal, qui a donné le nom à cette forme. Ils couvrent la surface de la terre, de l'équateur à la Laponie. Leur nombre et la variété de leur extérieur augmentent depuis le 46° jusqu'au 70° degré de latitude boréale, surlout dans les contrées du nord de l'Europe, sillonées d'une ma-
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niére si surprenante par les antiques révolutions du globe. Déja les tropiques offrent au moins huit espèces de saules, le salix tetra-sperma de Roxburg, qui croît à la côte de Coromandel; deux espéces du Pérou, et cinq du Mexique. Peut-être le salix mucronata du cap de Bonne-Espérance s'avance-t-il jusqu'au tropique du capricorne? On n'a pas encore trouvé de saules dans les îles du Grand-Océan.
31 Les myrthes, p. 49.
Ces végétax se distinguent par une forme délicate et par leurs feuilles roides, luisantes, très serrées, et ordinairement petites. Les myrthes donnent un caractère particulier à trois régions du monde: 1° à l'Europe méridionale, et surtout aux
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îles composeées de roche calcaire qui s'élèvent du fond de la mer Méditerranée. 2° Au continent de la Nouvelle Hollande, qui est orné d'eucalyptus, de metrosideros et de leptospermum. 3° A une contrée élevée de 9,000 à 10,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, an milieu de la zone torride: c'est-à-dire à la haute contrée des Andes. Ce pays montueux nommé Paramo, dans la province de Quito, et Puna, au Pérou, est entièrement couvert d'arbres qui ont le port du myrthe. C'est à cette élévation que croissent les escallonia myrtilloïdes et tubar, le symplocos alstonia, de nouvelles espèces de myrica, et le joli myrtus microphylla que nous avons décrit dans le premier volume de nos Plantes équinoxiales, p. 21, pl. 4.
II. 10
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32 Les Melastomées, p. 49.
C'est à cette famille qu'appartiennent les genres melastoma (le fothergilla et le tococa d'Aublet) rexia, meriana, osbeckia. Voyez notre Monographie des melastomes et autres genres du méme ordre.
33 La forme des lauriers, 49.
On en voit des exemples dans le laurier, le mammea, le calophyllum; cette forme appartient à la zone torride et aux zones tempérées jusqu'au 38° et 40° degrés de latitude boréale. Entre les tropiques, les lauriers sont des plantes alpines, comme on le voit par les laurus alpigena, exaltata, triandra, coriacea, membranacea, patens, floribunda, persea, ferruginea, ocotea,
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latifolia, et autres décrits par Swartz, Bonpland et moi.
34 Le Gustavia, p. 51.
Dans plusieurs espèces de chupo ou gustavia, de cynometra et de theobroma, les parties délicates de la fructification naissent de l'écorce à moitié réduite en charbon. L'omphalocarpon procerum, singulier arbre d'Afrique, que M. de Beauvois a trouvé dans le Benin, présente le même phénomène.
35 Couvriraient un espace immense, p. 52.
Un voyageur français, M. le comte de Clarac, qui alla au Brésil en 1816, a su rendre avec une exactitude étonnante la sauvage abondance de la nature des
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tropiques. Son beau dessin d'une Forêt vierge du Brésil, est un admirable tableau qui me rappelle les plus douces impressions de mon voyage à l'Orénoque; rien n'est comparable au sentiment de vérité avec lequel M. de Clarac a su tracer sur le papier ces formes majestueuses et si variées de la zone torride. Daniels, dans les Vues de l'Inde, a quelquefois eu ce sentiment; mais il reste sur la lisière des forêts, tandis que M. de Clarac y fait pénétrer le spectateur, qui s'y arrête avec plaisir. Cette composition magnifique, dont la gravure a parfaitement réussi, montre à tous les yeux ce que je me suis efforcé de décrire.
36 S'en couvrent la tête, etc., p. 55.
Les plus grandes fleurs qu'on connnaisse
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après celles de l'hélianthus, sont celles de l'aristoloche, des datura, des barringtonia, des carolinea, des nélumbium, des gustavia, des lecythis, des lisianthus, des magnolia et des liliacées; mais toutes ces fleurs le cèdent à celles du Rafflesia, la seule espèce de ce genre, nommée en honneur de feu sir Thomas Stamford Raffles, à qui l'on doit une Histoire de Java, et d'autres ouvrages utiles sur les Indes, est celle qui a été décrite sous le nom de Titan, à cause des dimensions prodigieuses de ses fleurs. Cette plante croît dans les forêts de l'intérieur de Sumatra, où elle fut découverte par sir Th. St. Raffles, durant un voyage qu'il fit dans cette île, en 1818. C'est un végétal parasite qui pousse sur les tiges basses et les racines du cissus angustifolia de Roxburgh. Le bouton de la fleur, avant de s'épanouir, a près d'un
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pied de diamètre; sa couleur est d'un rouge sombre et foncé. Entièrement développée, la fleur est, sous le rapport de la dimension, le miracle du règne végétal; sa largeur, du sommet d'un pétale au sommet du pétale opposé, a bien près de trois pieds; la cavité que forme la corolle intérieure ou plutôt le calice, pourrait contenir une douzaine de pintes d'eau; le tout pèse douze à quinze livres. L'intérieur du calice eat d'un violet foncé; mais vers son ou verture, il est parsemé de nombreuses taches blanches; les pétales sont de couleur de brique rouge: touts la substance de la fleur n'a pas moins d'un demi-pouce d'épaisseur, et est d'une consistance ferme et charnue. Peu de temps après son épanouissement, elle répand une odeur de matière animale qui commence à se décomposer.
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Les feuilles de plusieurs palmiers des Indes présentent également des dimensions gigantesques: celles du corypha umbraculifera, nommé talipot à Ceylan, sont sous ce rapport les plus remarquables; elles sont si grandes, qu'une seule peut mettre quinze ou vingt hommes à l'abri du soleil et de la pluie. On en voit une, encore jeune, que l'on conserve dans une des salles du Muséum d'Histoire Naturelle de Paris.
En 1826, on apporta de Ceylan en Angleterre une feuille de talipot dont les dimensions furent regardées comme extraordinaires. Cette feuille, très bien conservée, a onze pieds de longueur depuis son pétiole jusqu'à l'extrémité opposée, seize pieds dans sa plus grande largeur, et de trente-huit à quarante pieds de cir-
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conférence; elle se déploie comme un dais, et suffit pour mettre à l'abri des rayons du soleil une réunion de six personnes assises autour d'une table.
A Ceylan et dans tous les pays où croît le talipot, on se sert de ses feuilles comme de parasol; même étant sèches, elles peuvent se plier comme un éventail. On en fait des tentes, on en couvre les maisons; enfin on les fend et on les coupe en lames alongées, sur lesquelles on écrit avec un stylet de fer.
37 La voûte du ciel. p. 54.
La plus belle partie de l'hémisphère céleste austral, qui comprend le Centaure, le vaisseau Argo et la Croix méridionale, est toujours cachée aux habitans de l'Eu-
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rope. Ce n'est que sous l'équateur qu'on jouit du coup-d'œil unique et magnifique de voir en même temps toutes les étoiles des deux hémisphères célestes. Quelquesunes de nos constellations septentrionales, telles que la grande et la petite ourse, y paraissent, à cause de leur abaissement à l'horizon, d'une grosseur étonnante et presque effrayante. L'habitant des tropiques voit toutes les étoiles, et la nature l'a aussi entouré de toutes les formes de végétaux connues.
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SUR LA STRUCTURE ET L'ACTION
DANS LES DIFFÉRENTES RÉGIONS
DE LA TERRE.
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SUR
LA STRUCTURE ET L'ACTION
DANS LES DIFFÉRENTES RÉGIONS
DE LA TERRE.
QUAND on réfléchit à l'influence que, depuis des siècles, les progrès de la géographie et les voyages scientifiques entrepris dans des régions lointaines, ont exercé sur l'étude de la nature, on ne tarde pas à reconnaître combien cette influence a été différente, suivant que les recherches ont été dirigées sur les formes du monde
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organique, ou sur la masse inanimée de la terre, sur la connaissance des roches, sur leur âge relatif, et leur origine. Des formes différentes de plantes et d'animaux vivifient la surface de la terre dans chaque zone; n'importe que la chaleur de l'atmosphère change, soit d'après la latitude géographique ou les courbes nombreuses des lignes isothermes, dans les plaines unies comme la surface de la mer, soit presque verticalement sur les pentes rapides des chaînes de montagnes. La nature organique donne à chaque région de la terre la physionomie particulière qui la caractérise. Il n'en est pas de même de la nature inorganique dans les lieux où l'enveloppe solide de la terre est dépouillée de végétaux. Les mêmes espèces de roche, s'attirant et se repoussant par groupes, se montrent dans les deux hémisphères, depuis l'équateur
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jusqu'aux pôles. Dans une île éloignée, entourée de plantes étrangères, sous un ciel où ne resplendissent plus les étoiles auxquelles son œil est accoutumé, le navigateur reconnaît souvent avec joie le schiste argileux de sa patrie et les roches qu'il était habitué à y voir.
Cette indépendance de la constitution actuelle des climats, propre à la nature inorganique, ne diminue pas l'influence bienfaisante que des observations nombreuses faites dans des contrées lointaines, exercent sur les progrès de la géognosie; seulement elle leur donne une direction particulière. Chaque expédition enrichit l'histoire naturelle d'espèces nouvelles d'animaux et de plantes. Tantôt ce sont des formes organiques qui se rattachent à des types connus depuis long - temps,
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et qui nous présentent, dans sa perfection primitive, le réseau régulièrement tissu et souvent interrompu en apparence des formes naturelles animées. Tantôt ce sont des formes qui se présentent isolées comme les restes de races éteintes, tantôt des membres de groupes non encore découverts. L'examen de l'enveloppe solide ne nous développe pas une telle diversité. Au contraire elle nous révèle, dans les parties constituantes, dans le gisement, et dans le retour périodique des différentes masses, une ressemblance qui excite l'étonnement du géognoste. Dans la chaîne des Andes, de même que dans les montagnes centrales de l'Europe, une formation semble, pour ainsi dire, en appeler une autre. Des masses de même nom prennent des formes semblables: le basalte et la dolérite composent les monta-
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gnes jumelles; la dolomie, le grès blanc et le porphyre forment des masses escarpées; le trachyte vitreux et riche en feldspath, s'élève en cloches et en dômes. Dans les zones les plus éloignées, de gros cristaux se séparent semblablement de la texture compacte de la masse primitive, comme par un développement intérieur, s'agroupent les uns aux autres, se montrent comme des couches subordonnées, et annoncent souvent le voisinage de nouvelles formations indépendantes. C'est ainsi que tout le monde organique se représente plus ou moins évidemment dans chaque montagne d'une étendue considérable; cependant, pour connaître parfaitement les phénomènes les plus importans de la composition, de l'àge relatif et de l'origine des formations, il faut comparer entre elles les observations
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faites dans les contrées les plus éloignées les unes des autres. Des problèmes qui ont paru long - temps énigmatiques au géognoste habitant du nord, trouvent leur solution près de l'équateur. Si, comme on l'a observé plus haut; les zones lointaines ne nous fournissent pas de nouvelles formations, c'est-à-dire des groupes inconnus de substances simples, elles nous apprennent, en revanche, à expliquer les lois uniformes de la nature, selon que les divers strates se supportent mutuellement, se pénètrent sous forme de filet, ou se soulèvent en obéissant à des forces élastiques.
Si nos connaissances géognostiques tirent une grande utilité de recherches qui embrassent de vantes étendues de pays, on ne doit pas être surpris de ce que la classe de phénomènes, qui est l'objet principal
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de ce mémoire, n'ait été pendant très long-temps examinée que d'une manière incomplète, parce que les points de comparaison, sont très difficiles, et on pourrait même dire pénibles à trouver. Jusqu'à la fin du dix - huitième siècle, tout ce que l'on savait de la forme des volcans, et de l'action de leurs forces souterraines, était pris de deux montagnes de l'Italie méridionale, le Vésuve et l'Etna. Le premier étant le plus accessible, et, comme tous les volcans peu élevés, ayant des éruptions plus fréquentes, une colline est en quelque sorte devenne le type d'après lequel on se figurait tout un monde lointain, les puissans volcans du Mexique, de l'Amérique méridionale et des îles de l'Asie, disposés d'après des lignes faciles à reconnaître. Cette manière de raisonner devait rappeler naturellement le berger
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de Virgile, qui, dans son humble cabane, croyait voir l'image de la ville éternelle.
Un examen attentif de toute la mer Méditerranée, notamment de ses îles et de ses côtes orientales, où le genre humain a commencé à s'élever vers la culture intellectuelle et les sentimens généreux, pouvait cependant reformer cette, manière incomplète d'étudier la nature. Entre les Sporades, des rochers de trachyte se sont élevés du fond de la mer, et ont formé des îles, semblables à cette île des Açores, qui, dans un espace de trois siècles, s'est montrée périodiquement à des intervalles presque égaux. Entre Épidaure et Trézène, près de Methrone, dans le Péloponèse, se trouve un Monte-Nuovo, décrit par Strabon, et revu par Dodwel: il est plus haut que le Monte - Nuovo des champs
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Phlégréens, près de Baies; peut-être même plus haut que le nouveau volcan de Jorallo, dans les plaines du Mexique, que j'ai trouvé environné de plusieurs milliers de petits cônes basaltiques sortis de terre et encore fumans. Dans le bassin de la Méditerranée, le feu volcanique s'échappe non-seulement de cratères permanens, de montagnes isolées qui ont une communication constante avec l'intérieur de la terre, comme Stromboli, le Vésuve et l'Etna; à Ischia, sur le mont Épomée, et, suivant les récits des anciens, dans la plaine de Lelantis, près de Chalcis, des laves ont coulé de fentes qui se sont ouvertes tout à coup à la surface de la terre.
Indépendamment de ces phénomènes qui appartiennent aux temps historiques, au domaine étroit des traditions certaines,
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les côtes de la Méditerranée renferment le nombreux restes de plus anciens effets de l'action du feu. La France méridionale nous montre, en Auvergne, un système particulier et complet de volcans disposés par alignemens, des cloches de trachyte, alternant avec des cônes terminés cratère, desquels des torrens de lave ont coulé par bandes étroites. La plaine de Lombardie, qui, unie comme la surface des eaux, forme le golfe le plus reculé de la mer Adriatique, entoure le trachyte des collines Euganéennes, où s'élèvent des dômes de trachyte grenu, d'obsidienne et de perlite; trois masses qui naissent les unes des autres, qui ont fait leur éruption, à travers le calaire jurassique rempli de silex pyromaques, mais qui n'ont jamais coulé en torrens étroits. De semblables témoins d'anciennes révolutions de la terre
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se retrouvent dans plusieurs parties du continent de la Grèce et de l'Asie - Mineure, pays qui offriront un jour de riches matériaux aux recherches du géognoste, quand la lumière sera retournée vers ces contrées d'où elle a commencé à luire sur l'occident, quand l'humanité outragée ne gémira plus sous la sauvage barbarie des Ottomans.
Je rappelle la proximité géographique de ces nombreux phénomènes, pour faire voir que le bassin de la Méditerranée avec ses îles pouvait offrir à l'observateur attentif tout ce qui a été découvert récemment sous des formes diverses dans l'Amérique méridionale, à Ténériffe, ou dans les îles Aléontiennes, près des régions polaires. Les objets à observer étaient réunis; mais des voyages dans des climats
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lointains, des comparaisons de vastes régions en Europe et hors d'Europe, étaient nécessaires pour reconnaître clairement la ressemblance des phénomènes volcaniques entre eux, et leur dépendance les uns des autres.
Le langage habituel qui souvent donne la consistance et la durée aux idées nées de la manière erronée de voir les choses, mais qui souvent aussi indique par instinct la vérité; le langage habituel, dis - je, nomme volcaniques toutes les éruptions de feux souterrains et de substances fondues; les colonnes de fumée et de vapeur qui s'élèvent du sein de rochers, comme à Colarès, après le grand tremblement de terre de Lisbonne; les salses ou cônes argileux qui vomissent de la boue humide, de l'asphalte et de l'hy-
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drogène, comme à Girgenti, en Sicile, et à Turbaco, dans l'Amérique méridionale; les sources chaudes du Géiser, qui, comprimées par des vapeurs élastiques, s'élancent à une très grande hauteur; en un mot enfin tous les effets des forces puissantes de la nature, qui ont leur siège dans l'intérieur de notre planète. Dans l'Amérique moyenne ou dans le pays de Guatèmala, et dans les îles Philippines, les indigènes font une différence essentielle entre les volcans d'eau et les volcans de feu (volcanes de agua y de fuego.) Par le premier nom, ils désignent les montagnes desquelles, dans les violens tremblemens de terre et avec un craquement sourd, sortent de temps en temps des eaux souterraines.
Sans nier la connexion des phénomènes
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dont il vient d'être question, il paraît cependant convenable de donner une langue plus précise à la partie physique et oryctognostique de la géognosie, afin de ne pas appliquer le nom de volcan, tantôt à une montagne qui se termine par une fournaise permanente, tantôt à chaque cause souterraine des phénomènes volcaniques. Dans l'état actuel du globe terrestre, la forme la plus ordinaire des volcans, dans toutes les parties du monde, est celle d'une montagne conique isolée, comme le Vésuve, l'Etna, le pic de Teyde, le Tunguragua et le Cotopaxi. Je les ai observés s'élevant depuis la dimension des collines les plus basses, jusqu'à 17,700 pieds audessus du niveau de la mer; mais auprès de ces montagnes coniques, on trouve aussi des ouvertures permanentes, des communications constantes avec l'inté-
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rieur de la terre sur de longues chaînes à dos haché, non au milieu de leur sommet en forme de mur, mais à leur extrémité, et près de la pente. Tel est le Pichincha, qui s'élève entre le grand Océan et la ville de Quito, et que les formules barométriques de Bouguer ont depuis long - temps rendu célèbre; tels sont les volcans qui dominent sur la steppe de los Pastos, haute de 10,000 pieds. Tous ces sommets de formes diverses, sont composés de trachyte, nommé autrefois porphyre trappéen, roche grenue fendillée, formée de feldspath vitreux et d'amphibole, et à laquelle le pyroxène, le mica, le feldspath feuilleté et le quartz ne sont pas étrangers. Dans les lieux où les témoins de la première éruption, je pourrais dire de l'ancien échafaudage volcanique, se sont conservés en entier, la montagne conique
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isolée est entourée, en forme de cirque, d'un grand mur construit de couches rocheuses, superposées les unes aux autres. Ces murs ou circonvallations sont les restes de cratères, de soulèvemens, phénomène digne d'attention, sur lequel le premier géognoste de notre temps, M. Léopold de Buch, aux écrits duquel j'emprunte plusieurs idées exposées dans ce Mémoire, a présenté, il y a trois ans, des vues si intéressantes.
Les volcans qui, communiquent avec l'atmosphère par des ouvertures permanentes, les cônes basaltiques ou les dômes de trachyte, dépourvus de cratère, tantôt bas comme le Sarcouy, tantôt élevés comme le Chimborazo, forment des groupes divers. La géographie comparée nous montre, d'un côté, de petits archipels, et
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des systèmes entiers de montagnes volcaniques ayant leurs cratères et leurs courans de lave, comme les îles Canaries et les Açores; de l'autre, des monts sans cratère et sans courans de lave proprement dit, comme les Euganéens et les Sept-Montagnes de Bonn; ailleurs elle nous montre des volcans disposés par lignes simples ou doubles, et se prolongeant à plusieurs centaines de lieues, tantôt parallèlement à l'axe de la chaîne, comme dans le Guatèmala, le Pérou, et Java; tantôt la coupant perpendiculairement, comme dans le pays des Aztèques, où des monts de trachyte, qui vomissent du feu, atteignent seuls à la hauteur des neiges perpétuelles; et sont vraisemblablement placés sur une crevasse qui traverse tout le continent sur une longueur de 105 lieues géographiques, depuis le
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grand Océan, jusqu'à l'Océan Atlantique.
Cette réunion des volcans, soit par groupes isolés et arrondis, soit par bandes longitudinales, démontre de la manière la plus décisive que les effets volcaniques ne dépendent pas de petites causes voisines de la surface de la terre, mais sont des phénomènes dont l'origine se trouve à une grande profondeur dans l'intérieur du globe. Toute la partie orientale du continent américain, pauvre en métaux, est, dans son état actuel, sans montagne ignivome, sans masses de trachyte, probablement même sans basalte, avec olivine. Tous les volcans d'Amérique sont réunis dans la chaîne des Andes, qui est située dans la partie de ce continent opposé à l'Asie, et qui s'étend, dans le sens
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des méridiens, sur une longueur de 1,800 lieues. Tout le plateau de Quito, dont le Pichincha, le Cotopaxi et le Tunguragua forment les cimes, est un seul foyer volcanique. Le feu souterrain s'échappe tantôt par l'une tantôt par l'autre de ces ouvertures, que l'on s'est accoutumé à regarder comme des volcans particuliers. La marche progressive du feu y est, depuis trois siècles, dirigée du nord au sud. Les tremblemens de terre même, qui causent des ravages si terribles dans cette partie du monde, offrent des preuves remarquables de l'existence de communications souterraines, non - seulement avec des pays dépourvus de volcans, fait connu depuis long - temps, mais aussi entre des montagnes ignivomes, qui sont très éloignées les unes des autres. C'est ainsi qu'en 1797.
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le volcan de Pasto, à l'est du cours du Guaytara, vomit continuellement, pendant trois mois, une haute colonne de fumée. Cette colonne disparut à l'instant même où, à une distance de soixante lieues, le grand tremblement de terra de Riobamba, et l'éruption boueuse de la Moya, firent perdre la vie à près de quarante mille Indiens. L'apparition soudaine de l'île Sabrina, dans l'est des Açores, le 30 janvier 1811, fut l'annonce de l'pouvantable tremblement de terre, qui, bien plus loin, à l'ouest, depuis le mois de mai 1811 jusqu'en juin 1812, ébranla, presque sans interruption, d'abord les Antilles, ensuite les plaines de l'Ohio et du Mississipi; enfin les côtes de Venezuela, situées du côté opposé. Trente jours après la destruction totale de la ville Caracas, arriva l'explosion du volcan de Saint-Vin-
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cent, île des Petites-Antilles, éloignée de 130 lieues de la contrée où s'élevait cette cité. Au même moment où cette éruption avait lieu le 30 avril 1811, un bruit souterrain se fit entendre, et, répandit l'effroi dans toute l'étendue d'un pays de 2,200 lieues carrées. Les habitans des rives de l'Apuré, au confluent du Rio-Nula, de même que ceux de la côte maritime, comparèrent ce bruit à celui que produit la décharge de grosses pièces d'artillerie. Or, depuis le, confluent du Rio-Nula et de l'Apuré, par lequel je suis arrivé dans l'Orénoque, jusqu'au volcan de Saint - Vincent, on compte 157 lieues en ligne droite. Ce bruit, qui certainement ne se propageait point par l'air, doit avoir eu sa cause bien avant dans le fond de la terre. Son intensité était à peine plus considérable sur les côtes de
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la mer des Antilles, près du volcan en éruption, que dans l'intérieur du pays.
Il serait inutile d'augmenter le nombre de ces exemples; mais afin de rappeler un phénomène qui, pour l'Europe, a acquis une importance historique, je me bornerai à citer le fameux tremblement de terre de Lisbonne. Il arriva le 1er novembre 1755; non-seulement les eaux des lacs de Suisse et de la mer, sur les côtes de Suède, furent violemment agitées, mais aussi celles de la mer autour des Antilles-Orientales. A la Martinique, à Antigoa, à la Barbade, où la marée ne s'élève pas ordinairement à plus de dix-huit pouces, elle monta brusquement à vingt pieds. Tous ces phénomènes prouvent que les forces souterraines se manifestent, soit dynamiquement en s'étendant et en ébran-
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lant par les tremblemens de terre, soit en produisant et en opérant chimiquement des changemens, par les éruptions volcaniques: ils démontrent aussi que ces forces agissent, non pas superficiellement dans l'enveloppe supérieure de la terre, mais à des profondeurs immenses dans l'intérieur de notre planéte; par des crevasses et des filons non remplis, qui conduisent aux points de la surface de la terre les plus éloignés.
Plus la structure des volcans, c'est-à-dire des é1évations qui entourent le canal par lequel les masses fondues de l'intérieur du globe parviennent à sa surface, offre de diversités, plus il est important de soumettre cette structure à des mesures exactes. L'intérêt de ces mesures qui, dans une autre partie du monde, ont été
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l'objet de mes recherches, s'accroît si l'on considère que la grandeur à mesurer est variable dans plusieurs points. L'étude philosophique de la nature s'est appliquée, dans la vicissitude des phénomènes, à rattacher le présent au passé. Pour établir un retour périodique ou fixer les lois de phénomènes progressifs et variables, on a besoin de quelques points de départ bien fixes, d'observations faites avec soin, et qui, liées à des époques déterminées, puissent fournir des comparaisons numériques. Si seulement, de mille en mille ans, on avait pu déterminer la température moyenne de l'atmosphère et de la terre sous différentes latitudes, ou la hauteur moyenne du baromètre sur le bord de la mer, nous saurions dans quel rapport la chaleur des climats a augmenté ou diminué, et si la hauteur de l'atmosphère a
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subi des changemens. On a besoin de ces points de comparaison pour la déclinaison et l'inclinaison de l'aiguille aimantée, ainsi que pour l'intensité des forces électro-magnétiques. Si c'est une occupation louable pour les sociétés savantes de suivre avec persévérance les vicissitudes cosmiques de la chaleur, de la pression de l'air, de la direction et de la tension magnétiques; en revanche, il est du devoir du géognoste, en déterminant les inégalités de la surface de la terre, de prendre en considération le changement de hauteur des volcans. Ce que j'avais essayé dans le temps, dans les montagnes du Mexique, au Toluca, au Nauhamputepetl et au Jorullo; dans les Andes de Quito au Pichincha, j'ai eu l'occasion, depuis mon retour en Europe, de le répéter plusieurs fois au Vésuve.
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En 1773, Saussure avait mesuré cette montagne à une époque où les deux bords du cratére, celui du nord - ouest et celui du sud-est, lui pararent de hauteur égale. Il trouva leur élévation de 609 toises audessus du niveau de la mer. L'éruption de 1794 a occasioné un écroulement dans le sud et une inégalité des bords du cratère que l'œil le moins exercé distingue à une distance considérable. En 1805, M. de Buch, M. Gay-Lussac et moi, nous mesurâmes trois fois le Vésuve. Le résultat de nos opérations nons fit voir que la hauteur du bord septentrional, la Rocca del Palo, qui est vis à-vis de la Somma, s'acordait avec la mesure de Saussure, mais que le bord méridional était de 75 toises plus bas qu'en 1773. L'élévation totale du volcan, vers la Torre del Grèco, côté vers lequel le feu, depuis trente ans, dirige
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principalement son action, avait diminué d'un huitième. Le cône de cendres est à la hauteur totale de la montagne, sur le Vésuve, dans le rapport de un à trois; sur le Pichincha, comme un à dix; sur le pic de Ténériffe, comme un à vingt-deux. Le Vésuve a donc proportionnellement le cône de cendres le plus haut, vraisemblablement parce que, comme volcan peu élevé, il a agi principalement par son sommet. J'ai réussi récemment non-seulement à répéter sur le Vésuve mes précédentes mesures barométriques, mais aussi, dans trois ascensions sur cette montagne, à prendre une détermination complète de tous les bords du cratère. Ce travail mérite peut-être quelque intérêt, parce qu'il embrasse l'époque des grandes éruptions de 1805 à 1822, et parce qu'il est peut-être la seule mesure d'un volcan,
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comparable dans toutes ses parties, que l'on ait publiée jusqu'à présent; elle fait voir que les bords du cratère, non-seulement dans les endroits où, comme au pic de Ténériffe et dans tous les volcans de La chaîne des Andes, ils sont composés visiblement de trachyte, mais aussi partout ailleurs, sont un phénomène beaucoup plus constant qu'on ne l'avait cru précédemment, d'après des observations faites rapidement. De simples angles de hauteur, déterminés du même point, conviennent beaucoup mieux à ces recherches que des mesures trigonométriques et barométriques d'ailleurs bien complètes. D'après mes dernières déterminations, le bord nord - ouest du Vésuve ne s'est peut-être pas abaissé depuis Saussure, par conséquent depuis quarante-neuf ans, et le bord du sud-est, du côté de Bosche
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Tre Case, qui, en 1794, était de 400 pieds plus bas que le précédent, a éprouvé une diminution de 10 toises.
Si les feuilles publiques, en décrivant les grandes éruptions, racontent très fréquemment que la forme du Vésuve a totalement changé, et si ces assertions sont confirmées par les vues pittoresques de cette montagne que l'on dessine à Naples, la cause de l'erreur vient de ce que l'on confond le contour des bords du cratère avec les contours des monceaux de scories qui se forment accidentellement dans le centre du cratère, sur le sol de la bouche ignivome, soulevé par des vapeurs. Un de ces monceaux, composé de rapilli et de scories entassés, était, en 1816 et 1818, devenu graduellement visible au-dessus du bord sud-est du
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cratère. L'éruption du mois de février 1822 l'avait grandi à un tel point, qu'il dépassait même de 100 à 110 pieds la Rocca del Palo, ou le bord nord-ouest du cratère. Dans la dernière éruption, le cône remarquable que l'on était habitué à Naples à regarder comme le sommet véritable du Vésuve, s'est écroulé dans la nuit du 22 octobre, avec un fracas terrible; de sorte que le sol du cratère qui, depuis 1811, était constamment accessible, est actuellement 750 pieds plus bas que le bord septentrional du volcan, et 200 pieds plus bas que le méridional. La forme variable et la position relative des cônes d'éruption, dont on ne doit pas, comme il arrive si souveut, confondre les ouvertures avec le cratère du volcan, donne au Vésuve, à des époques différentes, une physionomie particulière, et l'historio-
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graphe de ce volcan pourrait, d'après les contours de la cime et d'après le simple aspect des paysages peints par Hackert, qui sont à Portici, suivant que le côté septentrional ou méridional de la montagne est représenté plus haut ou plus bas, deviner l'année dans laquelle l'artiste a fait le dessin qui lui a servi à composer son tableau.
Un jour après que le cône de scories, haut de 400 pieds, se fut écroulé, lorsque déja de petits, mais nombreux torrens de lave, avaient coulé, dans la nuit du 23 au 24 octobre, commença l'éruption lumineuse des cendres et des rapilli. Elle dura douze jours sans interruption; mais sa force fut plus grande dans les quatre premiers. Durant ce temps, les détonations dans l'intérieur du volcan furent si vio-
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lentes, que le simple ébranlement de l'air (car on ne s'est pas aperçu de commotion de la terre), fit crevasser les plafonds des appartemens du palais de Portici. Les villages de Résina, Torre-del-Greco, Torre-dell-Anunziata, et Bosche-Tre-Case, voisins du Vésuve, furent témoins d'un phénomène remarquable. L'atmosphère était tellement remplie de cendres, que tout le canton, au milieu du jour, fut, durant plusieurs heures, enveloppé de ténèbres profondes. On allait dans les rues avec des lanterns, comme cela arrive si souvent à Quito, dans les éruptions du Pichincha. Jamais les habitans ne s'étaient enfuis en si grand nombre. On redoute bien moins les torrens de lave qu'une éruption de cendres, phénomène qui n'y était pas encore connu à ce degré, et qui, par la tradition obscure de la manière dont
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Herculanum, Pompeii et Stabiæ ont été détruites, remplit l'imagination des hommes d'images effrayantes.
La vapeur aqueuse et chaude, qui, durant l'éruption, s'élança du cratère et se répandit dans l'atmosphère, forma, en se refroidissant, un nuage épais autour de la colonne de cendres et de feu haute de 9,000 pieds. Une condensation si brusque des vapeurs, et, comme M. Gay-Lussac l'a montré, la formation même du nuage, augmentèrent la tension électrique. Des éclairs, partis de la colonne de cendres, se dirigeaient de tous les côtés, et l'on entendit très distinctement gronder le tonnerre que l'on distinguait bien du fracas intérieur du volcan. Dans aucune autre éruption, le jeu des forces électriques n'avait été si étonnant.
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Le matin du 26 octobre, un bruit surprennant se répandit: c'est qu'un torrent d'eau bouillante jaillissait du cratère et descendait le long de la pente en cône de cendres. Monticelli, le docte et zélé observateur du volcan, reconnut bientôt qu'une illusion d'optique avait occasioné cette rumeur erronée. Le prétendu torrent était un grand tas de cendres sèches, qui, semblable à du sable mobile, sortait d'une crevasse du bord supérieur du cratère. Une sécheresse qui répandit la désolation dans les champs, avait précédé l'éruption du Vésuve; vers la fin de ce phénomène, l'orage volcanique qui vient d'être décrit, occasiona une pluie extrêmement abondante et de longue durée. Un tel météore caractérise, sous toutes les zones, la cessation d'une éruption. Tant que celle-ci dure, le cône de cendres
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étant ordinairement enveloppé de nuages, et les flots de pluie étant les plus forts dans son voisinage, on voit couler de tous côtés des torrens de boue. Le cultivateur effrayé croit que ce sont des eaux qui, après être remontées du fond du volcan, sortent par le cratère. Le géognoste déçu croit y reconnaître de l'eau de mer, ou des productions boueuses du volcan, ou, suivant l'expression des anciens auteurs systématiques français, des produits d'une liquéfaction igno-aqueuse.
Lorsque la cime du volcan, ainsi qu'on le voit presque toujours dans les Andes, s'élève au-dessus de la région des neiges, ou atteint a une hauteur double de celle de l'Etna, la neige, en fondant et en coulant vers les régions inférieures, y produit des inondations fréquentes et désastreuses.
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Ce sont des phénomènes que les météores lient aux éruptions des volcans, et que modifient diversement la hauteur de la montagne, l'étendue de son sommet couvert de neiges perpétuelles, et l'échauffement des parois du cône de cendres. Il s'en faut de beaucoup qu'on puisse les regarder comme de véritables phénomènes volcaniques; ils n'en sont que les effets. Dans de vastes cavités, tantôt sur la pente, tantôt au pied des volcans, naissent des lacs souterrains qui communiquent de plusieurs manières avec les torrens alpins. Quand les commotions terrestres qui précèdent toutes les éruptions ignées dans la chaîne des Andes, ont ébranlé fortement toute la masse du volcan, alors les gouffres souterrains s'ouvrent, et il en sort en même temps de l'eau, des poissons et du tuf argileux. Tel est le phénomène singulier
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qui produit an jour le pimelodes cyclopum, poisson que les habitans du plateau de Quito nomment prenadilla, et que j'ai décrit peu de temps après mon retour. Lorsqu'au nord du Chimborazo, dans la nuit du 19 au 20 juin 1698, la cime du Carguaraizo, montagne haute de 18,000 pieds, s'écroula, toutes les campagnes des environs, dans une étendue de près de deux lieues carrées, furent couvertes de boue et de poissons. Sept ans auparavant, une fièvre pernicieuse, qui désola la ville d'Iburra, avait été attribuée à une semblable éruption de poissons du volcan d'Imbaburu.
Je rappelle ces faits, parce qu'ils répandent quelque jour sur la différence qui existe entre les éruptions de cendres sèches, et celles de boue, de bois, de char-
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bon, de coquilles, servant à expliquer les attérissemens de tuffa et de trass. La quantité de cendres que le Vésuve a vomies le plus récemment, a été, de même que toutes les particularités qui tiennent aux volcans et aux autres grands phénomènes de la nature, propre à inspirer la terreur, excessivement grossie dans les feuilles publiques. Deux chimistes napolitains, Vicenzo Pepe et Giuseppe di Nobili, ont même écrit, malgré les assertions contraires de Monticelli et de Covelli, que les cendres contenaient de l'or et de l'argent. D'après mes recherches, la couche de cendres tombées pendant douze jours du côté de Bosche-Tre Case, sur la pente du cône, dans les endroits où du rapillo s'y mêlait, ne s'élevait qu'à trois pieds, et dans la plaine, n'avait tout au plus que quinze à dix-huit pouces d'épaisseur. Les
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mesures de ce genre ne doivent pas s'exécuter dans les lieux où les cendres sont entassées comme de la neige ou du sable, par l'effet du vent, ou accumulées par l'eau, comme du mortier. Ils sont passés ces temps où, à la manière des anciens, on ne cherchait dans les phénomènes volcaniques que le merveilleux, ou, comme Ctesias, on faisait voler la cendre de l'Etna jusqu'à la presqu'île de l'Inde. Sans doute, une partie des filons d'or et d'argent du Mexique se trouve dans un porphyre trachytique; mais la cendre du Vésuve que j'ai rapportée avec moi, et qu'un excellent chimiste, M. Henri Rose, a bien voulu analyser, n'offre pas la moindre trace d'or ni d'argent.
Bien que les résultats que j'expose, et qui s'accordent parfaitement avec les ob-
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servations exactes de Monticelli, diffèrent beaucoup de ceux que l'on a publiés depuis quelques mois, l'éruption de cendres du Vésuve, le 24 et le 28 octobre 1822, n'en est pas moins la plus remarquable dont on ait une relation authentique depuis la mort de Pline l'Ancien, en l'an 70. La quantité de cendres tombées alors a été peut-être trois fois plus considérable que celle de toutes les éruptions du même genre que l'on a vues depuis que les phénomènes volcaniques ont été observés avec attention. Une couche de quinze à dix-huit pouces d'épaisseur paraît, au premier aperçu, insignifiante en comparaison de la masse qui recouvre Pompéïi; mais sans parler des torrens de pluie et des attérissemens qui, depuis des siècles, peuvent avoir accru cette masse, sans ranimer la vive discussion qui s'est élevée
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au-delà des Alpes, et qui a été conduite avec un grand septicisme sur les causes de la destruction des villes de la Campanie, il est peut-être à propos de rappeler ici que les éruptions d'un volcan à des époques très éloignées les unes des autres, ne peuvent nullement être comparées ensemble pour leur intensité. Toutes les conséquences fondées sur des analogies sont insuffisantes quand elles ont pour objet des rapports de quantité, par exemple, la masse de la lave et des cendres, la hauteur des colonnes de fumée et la force des détonations.
La description géographique du Vésuve, par Strabon, et l'opinion de Vitruve, sur l'origine volcanique de la pierre ponce, nous montrent que jusqu'à l'année de la mort de Vespasien, c'est-à-dire jusqu'à l'é-
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ruption qui couvrit Pompéïi, cette montagne ressemblait plus à un volcan éteint qu'à une solfature. Après un long repos, les forces souterraines s'ouvrirent de nouvelles routes, et pénétrèrent à travers les couches de roches primitives et trachytiques. Alors durent se manifester des effets pour lesquels ceux qui suivirent depuis ne peuvent fournir aucune mesure. La célèbre lettre dans laquelle Pline le Jeune raconte à Tacite la mort de son oncle, fait voir clairement que le renouvellement des éruptions, et on pourrait même dire le réveil du volcan endormi, commença par une explosion de cendres. La même chose a été observée au Jorullo, lorsqu'en septembre 1759, le nouveau volcan perçant les couches de syenite et de trachyte s'éleva soudainement dans la plaine. Les campagnards s'enfuirent,
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parce qu'ils trouvèrent sur leurs chapeaux des cendres que la terre avait vomies en s'entr'ouvrant de toutes parts. Au contraire, dans les explosions périodiques et ordinaires des volcans, la pluie de cendres termine chaque éruption partielle. D'ailleurs la lettre de Pline le Jeune renferme un passage qui montre clairement que dès le commencement, sans l'influence d'aucune cause qui les eût entassées les cendres sèches, tombées d'en haut, avaient atteint une hauteur de quatre à cinq pieds. «La cour, dit Pline le Jeune dans la suite de son récit, que l'on traversait pour entrer dans la chambre où Pline reposait était si remplie de cendre et de pierres-ponces, que, s'il eût tardé plus long-temps à sortir, il eût trouvé l'issue bouchée. » Dans un espace fermé comme celui d'une cour, l'action du vent
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qui rassemble les cendres ne peut guère avoir été très considérable.
J'ai osé interrompre mon examen comparé des volcans par des observations particulières faites sur le Vésuve, tant à cause du grand intérêt que la dernière éruption a excité, qu'à cause du souvenir de la catastrophe de Pompéïi et d'Herculanum que chaque pluie de cendres considérable rappelle involontairement à l'esprit. J'ai réuni dans un supplément tous les élémens des mesures barométriques et des notices sur les collections géognostiques que j'ai eu occasion de faire, vers la fin de 1822, au Vésuve et dans les champs Phlégreens, près de Pouzzoles. Cette petite collection, ainsi que les roches que j'ai rapportées des monts Euganéens, et celles que M. de Buch à recueillies dans un voyage à la
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vallée de Flemme, entre Cavalèze et Predazzo, dans le Tyrol méridional, sont déposés au musée royal de Berlin, établissement qui, par son utilité, répond parfaitement aux nobles intentions du monarque, et dont la partie géognostique, renfermant des échantillons des régions les plus éloignées, l'emporte sous ce rapport sur toutes les collections de ce genre.
Nous venons de considérer la forme et l'action des volcans qui sont, par un cratère, en communication constante avec l'intérieur de la terre. Leurs sommets sont des masses de trachyte et de lave, soulevées par des forces élastiques, et traversées par des filons. La permanence de leur action donne lieu de conclure que leur structure est très compliquée: ils ont pour
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ainsi dire un caractère individuel qui reste toujours le même dans de longues périodes. Des montagnes voisines donnent le plus souvent des produits entièrement différens, des laves d'amphigène et de feldspath, de l'obsidienne avec des pierres-ponces, et des masses basaltiques contenant de l'olivine. Ils appartiennent aux formations les plus récentes du globe, traversent presque toutes les couches des montagnes secondaires; leurs éruptions et leurs coulées de lave sont d'une origine plus récente que nos vallées; leur vie, s'il est permis d'employer cette expression figurée, dépend du mode et de la durée de leur communication avec l'intérieur de la terre. Souvent ils se reposent pendant des siècles, se rallument soudainement, et finissent par être des solfatares exhalant des vapeurs aqueuses, des gaz
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et des acides. Quelquefois, comme au pic de Ténériffe, leur sommet est déja devenu un laboratoire de souffre régénéré. Cependant sortent des flancs de la montagne de gros torrens de laves basaltiques et lithoïdes dans leurs parties inférieures; vitrées sous forme d'obsidienne et de pierre-ponce dans la partie supérieure où la pression est moindre.
Indépendamment de ces volcans pourvus de cratères permanens, il y a une autre espèce de phénomènes volcaniques, que l'on observe plus rarement, mais qui sont surtout instructifs pour la géognosie, parce qu'ils rappellent le monde primitif, c'est-à-dire les plus anciennes révolutions de notre globe. Des montagnes de trachyte, s'ouvrant tout à coup, vomissent de la lave et des cendres, et se referment peut-
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être pour toujours. C'est ce qui est arrivé au gigantesque Antisana, dans la chaîne des Andes et au mont Epomée de l'île d'Ischia, en 1302. Une éruption de ce genre a lieu quelquefois dans les plaines, par exemple, sur le plateau de Quito, en Islande loin de l'Hecla, en Eubée dans les champs de Lelantée. Plusieurs îles soulevées soudainement appartiennent à ces phénomènes passagers. Dans ces cas, la communication avec l'intérieur de la terre n'est point permanente; l'action cesse aussitôt que l'ouverture du canal de communication se ferme de nouveau. Des filons de basalte, de dolerite et de porphyre, qui, dans les diverses zones de la terre, traversent presque toutes les formations, des masses de syénite, de porphyre pyroxénique et d'amygdaloïde, qui caractérisent les couches les plus modernes des roches de transition,
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et les couches les plus anciennes des roches secondaires, ont vraisemblablement été formées de cette manière. Dans la jeunesse de notre planète, les substances de l'intérieur, encore fluides, pénétraient à travers l'enveloppe de la terre crevassée de toutes parts; tantôt se condensant comme des masses de filons à texture grenue, tantôt s'épanchant en nappe et en coulées stratiformes. Ce que le monde primitif nous a transmis de roches volcaniques n'a guère coulé par bandes étroites comme les laves sorties des cônes volcaniques qui existent aujourd'hui. Les mélanges de pyroxène, de fer titané de feldspath vitreux, et d'amphibole, peuvent bien, à diverses époques, avoir été les mêmes, tantôt plus rapprochées du basalte, tantôt du trachyte; les substances chimiques ont pu, ainsi que nous l'apprennent les travaux
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importans de M. Mitscherlich, et l'analogie des produits des hauts fourneaux, s'être réunies sous une forme cristalline, d'après des proportions définies. Iln'en est pas moins vrai que des substances composées de la même manière sont arrivées par des voies très différentes à la surface de la terre; soit étant soulevées par des forces élastiques, soit en s'insinuant par des crevasses dans les strates de roches plus anciennes, c'est-à-dire à travers l'enveloppe déja oxydée de notre planète, soit en sortant sous la forme de lave de montagnes coniques qui ont un cratère permanent. Si on confond ensemble ces phénomènes si différens, on rejette la géognosie des volcans dans l'obscurité, à laquelle un grand nombre d'expériences camparées à commencé à la soustraire peu à peu.
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On a souventagité cette question: Qu'estce qui brûle dans les volcans? qu'est-ce qui y produit la chaleur par laquelle la terre et les métaux se fondent et se mêlent? La nouvelle chimie répond: Ce qui brûle, c'est la terre, les métaux, les alcalis même c'est-à-dire les métalloïdes de cette substance. L'enveloppe solide déja oxydée de la terre sépare l'atmosphère riche en oxygène des principes inflammables non oxydés qui résident dans l'intérieur de notre planète. Des observations que l'on a faites sous toutes les zones, dans les mines et dans les cavernes, et que, de concert avec M. Arago, j'ai exposées dans un mémoire particulier, prouvent que, même à une petite profondeur, la chaleur de la terre est de beaucoup supérieure à la température moyenne de l'atmosphère voisine. Un fait aussi remarquable et pres-
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que généralement constaté, se lie à ce que les phénomènes volcaniques nous apprennent. La Place a même essayé de déterminer la profondeur à laquelle on peut regarder la terre comme une masse fondue. Quelque doute que, malgré le respect dû à un si grand nom, on puisse élever contre la certitude numérique d'un semblable calcul, il n'est pas moins probable que tous les phénomènes volcaniques proviennent d'une seule cause qui est la communication constante ou passagère entre le dedans et le dehors de notre planète. Des vapeurs élastiques élèvent, par leur pression à travers des crevasses profondes, les substances qui sont en fusion et qui s'oxydent. Les volcans sont, pour ainsi dire, des sources intermittentes de substances terreuses; les mélanges fluides de métaux, d'alcalis et de terres, qui
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se condensent en courans de lave, coulent doucement et tranquillement, lorsqu'une fois soulevés, ils ont trouvé une issue. C'est de la même manière, d'après le Phædon de Platon, que les anciens se figuraient tous les torrens de feu comme des émanations du Pyriphlégéton.
A ces considérations, qu'il me soit permis d'en ajouter une plus hardie. C'est peut-être dans la chaleur intérieure de la terre, chaleur qu'indiquent les essais tentés par le thermomètre, et les observations faites sur les volcans, que réside la cause d'un des phénomènes les plus étonnansque nous offre la connaissance des pétrifications. Des formes tropicales d'animaux, des fougères arborescentes, des palmiers et des bambusacées sont enterrés dans les régions froides du nord. Partout
II. 14
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le monde primitif nous montre une distribution des formes organiques qui est en contradiction avec l'état actuel des climats. Pour résoudre un problème si important, on a eu recours à un grand nombre d'hypothèses, telles que l'approche d'une comète, le changement de l'obliquité de l'écliptique, l'augmentation de l'intensité de la lumière solaire. Aucune n'a pu satisfaire à la fois l'astronome, le physicien et le géognoste. Quant à moi, je laisse l'axe de la terre dans sa position; je n'admets point de changement dans le rayonnement du disque solaire; changement par lequel un célèbre astronome a voulu expliquer la fécondité et les mauvaises récoltes de nos campagnes; mais je crois reconnaître que, dans chaque planète indépendamment de ses rapports avec un corps central, et indépendamment
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de sa position astronomique, il existe des causes nombreuses de développement de chaleur, soit par les procédés chimiques de l'oxydation, soit par la précipitation et les changemens de capacité des corps, soit par l'augmentation de la tension électromagnétique, soit par la communication entre les parties intérieures et extérieures du globe.
Lorsque, dans le monde primitif, la croute de la terre profondément crevassée exhalait de la chaleur par ces ouvertures, peut-être durant plusieurs siècles, des palmiers, des fougères arborescentes, et les animaux des zones chaudes, ont vécu dans de vastes étendues de terrain. Depuis cette manière d'envisager les choses, que j'ai déja indiquée dans mon ouvrage intitulé Essai géognostique sur le gise-
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ment des roches dans les deux hémisphères*; la température des volcans serait la même que celle de l'intérieur de la terre, et la même cause qui aujourd'hui produit des ravages si épouvantables, aurait pu jadis faire sortir, sous chaque zone de l'enveloppe de la terre nouvellement oxydée, et des couches de rochers profondément crevassées, la végétation la plus riche.
Si, pour expliquer la distribution des formes tropicales enfouies dans les régions boréales, on veut supposer que des éléphans à long poil, aujourd'hui ensevelis sous les glaçons, furent originairement indigènes des climats du nord, et que des formes semblables au même type princi-
* Paris, 1823, l vol. in-8°.
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pal, tel que celui des lions et des lynx, ont pu vivre à la fois dans des climats très différens, ce mode d'explication ne pourrait cependant pas s'appliquer aux productions végétales. Par des causes que la physiologie végétale développe, les palmiers, les bananiers, les monocotylédones arborescentes ne peuvent supporter les froids du nord; et dans le problème géognostique que nous examinons ici, il me paraît difficile de séparer les plantes des animaux; la même explication doit embrasser les deux formes.
J'ai, à la fin de ce mémoire, ajouté aux faits recueillis dans les contrées les plus éloignées les unes des autres, des suppositions purement hypothétiques et peu certaines. L'étude philosophique de la nature s'élève au-dessus des besoinsde l'histoire na-
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turelle descriptive; elle ne consiste pas dans l'accumulation stérile d'observations isolées. Qu'il soit quelquefois permis à l'esprit curieux et actif de l'homme de s'élancer du présent dans l'avenir, de deviner ce qui ne peut pas être encore connu clairerement, et de se plaire aux mythes géognostiques de l'antiquité, qui se reproduisent, de nos jours, sous des formes diverses.
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ET
ADDITIONS.
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ET
ADDITIONS
(1) M. le professeur Oltmanns a calculé de nouveau mes mesures barométriques du Vésuve, prises le 22 et le 25 novembre, et le 1er décembre 1822, et en a comparé le résultat avec celui que m'ont donné les mesures qui m'ont été communiquées en manuscrit par lord Minto et par MM. Visconti, Monticelli, Brioschi et Poulett Scrope.
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A. Rocca del Palo, bord le plus haut du cratère du Vésuve, du côté du nord.
toises. | |||
SAUSSURE, en | 1773. | Probablement d'après la formule de Deluc | 609 |
POLI | 1794. | Mesure barométrique | 606 |
BREISLAK | 1794. | — barométrique: mais de mêmeque pour celle Poli, on ne sait pas avec certitude d'après quelle formule | 613 |
GAY-LUSS AC DE BUCH HUMBOLDT |
1805. | D'après la formule de Laplace; de même que tous les résultats suivans | 603 |
BRIOSCHI | 1810. | — trigonométrique | 638 |
VISINTI | 1816. | — trigonométrique | 622 |
LORD MINTO | 1822. | — barométrique, souvent répétée | 621 |
POULETT SCROPE. | 1822. | — un peu incertaine, à cause du rapport inconnu entre le diamètre du tube et de la cuvette | 604 |
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MONTICELLI COVELLI |
1822 | 624 | |
HUMBOLDT | 1822 | 629 |
Résultat final le plus vraisemblable, 317 toises audessus de l'ermitage, ou 625 toises au-dessus de la mer.
B. Bord le plus bas du cratère, vers le sud-est, vis-à-vis de Bosco Tre Case.
Après l'éruption de 1794, ce bord devint de 400 pieds plus has que la Rocca del Palo, par conséquent si on estime à 625 toises la hauteur de celle-ci, celle de ce bord sera de | 559 | |
GAY-LUSSAC DE BUCH HUMBOLDT |
1805 | 554 |
HUMBOLDT | 1822 | 546 |
C. Hauteur du cône de Scories, qui s'écroula dans le cratère le 22 octobre 1822.
LORD MINTO | Mesure barométrique | 650 |
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BRIOSCHI | — trigonométrique, d'après différentes combinaisons | 636 |
ou | 641 | |
Résultat final le plus vraisemblable pour l'élévation du cône de scories, écroulé en 1822. | 646 |
D. Punta Nasone, cime la plus haute du Somma.
SHUCKBURGH | 1794. | Vraisemblablement d'après sa propre formule. | 584 |
HUMBOLDT | 1822. | D'après la formule de Laplace | 586 |
E. Plain del Atrio del Cavallo.
HUMBOLDT | 1822 | 403 |
F. Pied du cône de cendres.
GAY-LUSSAC DE BUCH HUMBOLDT |
1805 | 370 |
HUMBOLDT | 1822 | 388 |
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G. Ermitage del Salvatore.
GAY-LUSSAC DE BUCH HUMBOLDT |
1805 | 300 |
LORD MINTO | 1822 | 308,9 |
HUMBOLDT | 1822 | 307,7 |
Une partie de mes mesures a été imprimée dans l'ouvrage de M. Monticelli, intitulé: Storia del Vesuvio, 1821-1823, p. 115; mais la correction peu exacte de l'état dumercure dans le baromètre à cuvette a un peu modifié les hauteurs. Quand on fera réflexion que les résultats des tables précédentes ont été obtenus avec des baromètres de constructions dissemblables à différentes heures du jour, par des vents soufflant de points divers de l'horizon et sur la pente d'un volcan inégalement échauffée, et où la diminution de la tempé-
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rature de l'atmosphère s'éloigne beaucoup de celle que nos formules barométriques supposent, on trouvera leur accord suffisant. Mes mesures de 1822 sont faites avec plus de soin, et dans des circonstances plus favorables que celles de 1805. Les différences de hauteur sont naturellement préférables aux hauteurs absolues. Cette différence démontre de la manière la plus incontestable, que, depuis 1794, le rapport entre les bords, à la Rocca del Palo, et ceux du côté de Bosco tre Case, est resté à peu près le même. En 1805, j'ai trouvé juste 69 toises; en 1822 presque, 82. L'excellent géognoste, M. Poulett Scrope, trouva 74 toises, quoique ces hauteurs absolues des deux cratères lui parussent un peu trop faibles. Un changement si peu considérable dans une période de vingt-huit ans, au milieu d'ébranlemens
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si violens dans l'intérieur du cratère, est certainement un phénomène frappant. La hauteur à laquelle atteignit le cône de scories qui s'était élevé du fond du cratère du Vésuve, mérite également une attention particulière. En 1776, Shuckburgh trouva que l'élévation de ce cône était de 615 toises au-dessus du niveau de la mer. D'après les mesures du lord Minto, observateur généralement exact, le cône de scories, qui s'écroula le 22 octobre 1822, était haut de 650 toises. Quand on compare ensemble les mesures de la Rocca del Palo, depuis 1773 jusqu'en 1822, on est involontairement porté à faire la supposition hardie, que le bord septentrional du cratère a été graduellement soulevé par les forces souterraines. L'accord des trois mesures entre 1773 et 1805 est presque aussi surprenant que celui des mesures entre
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1816 et 1822. Dans la dernière période, il n'y a pas de doute à élever sur la hauteur de 621 à 629 toises. Les mesures qui, trente et quarante ans auparavant, ne donnaient que 606 à 609 toises, seraientelles moins certaines? Dans un temps futur, mais éloigné, on pourra être en état de décider ce qui tient aux défectuosités des mesures, ou au soulèvement du bord du cratère. L'entassement de masses roulées d'en haut n'a pas lieu dans cet endroit. Si les couches de laves trachytiques de la Rocca del Palo s'élèvent réellement, on doit penser qu'elles sont exhaussées par dessous.
Mon excellent ami M. Holtmanns a présenté au public le détail de toutes les mesures, et l'a accompagné de sa critique dans les Schriften der Kœnigl. Académie
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der Wissenschaften zu Berlin (Jahr 1822 und 1823. — S. 30 —20).
Puisse ce travail exciter les géognostes à examiner le plus accessible des volcans, le Vésuve, dans ses périodes de développement.
(2) Léopold de Buch, Notice sur le pic de Ténériffe, dans la Physikalische Beschreibung der Canarischen Inseln, 1825 (p. 213), et dans les Abhandlungen der Kœnigl. Academie zu Berlin, 1820 (p. 99.)
II. 15
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OU
LE GÈNIE DE RHODES.
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LA
OU
LE GÉNIE
DE RHODES*.
LES Syracusains, comme les Athéniens, avaient leur Pœcile. Des images de dieux et de héros, des ouvrages des arts de la Grèce et de l'Italie, ornaient les diverses salles du portique. La foule du peuple le remplissait constamment; les jeunes guer-
* Tiré de Horen, journal littéraire, publié par Schiller, 1795, n° 4.
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riers, pour y contempler les exploits de leurs ancêtres; les artistes, pour y étudier les, chefs-d'œnvre des grands maîtres. Parmi les tableaux innombrables que le zèle actif des Syracusains avait apportés de la métropole, il y en avait un surtout qui, depuis un siècle, attirait l'attention des passans. Quelquefois le Jupiter Olympien, Cécrops, fondateur des villes, le courage héroïque, d'Harmodius et d'Aristogiton, manquaient d'admirateurs, tandis que le peuple se pressait en rangs serrés autour de ce tableau. D'où venait donc cette préférence? Etait-ce un ouvrage d'Apelle échappé à l'injure des temps, ou était-il dû à l'école de Callimaque *? Non: l'agrément et la grace se montraient,
*Cacizetchnos. Pline, Hist. Nat., XXXIV, 19, 12, 35.
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il est vrai, dans ce tableau; mais pour la fonte des couleurs, le caractère et le style de l'ensemble, il ne pouvait entrer en comparaison avec beaucoup d'autres tableaux du Pécile.
Le peuple regarde avec étonnement et admire ce qu'il ne comprend pas; et cette sorte de peuple est très nombreuse. Ce tableau était en place depuis un siècle; mais, quoique la culture des arts fût plus développée à Syracuse que dans tout le reste de la Sicile, personne n'avait pu deviner le sens de ce morceau de peinture. On ne savait pas même avec précision dans quel temple il avait été antrefois, car on l'avait retiré d'un navire échoué, et les marchandises dont celui-ci était chargé, avaient seules fait connaître qu'il venait de Rhodes.
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Sur le premier plan du tableau, on voyait des jeunes gens et des jeunes filles réunis en groupes serrés. Tous ces personnages étaient sans vêtement, et d'une grande perfection de forme, mais n'avaient pas la taille élancée que l'on admire dans les statues de Praxitèle et d'Alcamène. Leurs membres robustes, qui portaient des traces d'efforts pénibles, l'expression toute humaine de leurs désirs et de leurs chagrins, semblaient les dépouiller de tout caractère céleste ou divin, et les enchaîner à leur séjour terrestre. Leur chevelure était simplement ornée de feuillages et de fleurs des champs. Ils se tendaient les bras les uns aux autres, comme pour témoigner le désir; mais leur regard était dirigé vers un génie qui, entouré d'une lumière éclatante, planait au milieu de ces groupes. Un pa-
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pillon était placé sur son épaule; de la main droite il tenait un flambeau allumé. Ses formes étaient enfantines, arrondies, son regard était animé d'un feu céleste. Il contemplait en maître les jeunes gene et les jeunes filles qui étaient à ses pieds. On ne distinguait d'ailleurs rien de caractéristique dans le tableau. Quelques personnes croyaient remarquer en bas les lettres ζ et ω, et l'on en prenait occasion, car les antiquaires d'alors n'étaient pas moins hardis que ceux d'aujourd'hui, d'en composer d'une manière très peu heureuse le nom d'un Zénodore, peintre qui, par conséséquent, aurait été l'homonyme de l'artiste qui plus tard fondit le colosse de Rhodes.
Cependant le génie rhodien, c'est ainsi qu'on appelait le tableau mystérieux, ne
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manquait pas de commentateurs dans Syracuse. Les amateurs des arts, notamment les plus jeunes, lorsqu'ils revenaient d'un voyage fait rapidement à Corinthe ou à Athènes, auraient cru être obligés de renoncer à toute prétention à la connaissance des arts, s'ils ne s'étaient pas présentés avec une explication nouvelle. Quelques-uns regardaient le génie comme l'expression de l'amour spirituel, qui interdit la jouissance des plaisirs des sens; d'autres croyaient que c'était l'image de l'empire de la raison sur les désirs. Les plus sages se taisaient, présumaient quelque chose de sublime, et examinaient avec plaisir, dans le Pœcile, la composition simple du tableau.
Cependant la chose restait toujours indécise. Le tableau avait été copié avec de
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nombreuses additions, imité en bas-relief, et envoyé en Grèce, sans que l'on eût pu obtenir le moindre éclaircissement sur son origine, lorsqu'un jour, à l'époque du lever des Pléiades, la navigation de la mer Egée, venant de se rouvrir, des navires de Rhodes entrèrent dans le port de Syracuse. Ils apportaient un trésor de statues, d'autels, de candélabres et de tableaux, que les Denys, par amour des arts, avaient fait rassembler en Grèce. Parmi les tableaux, il y en avait un qui paraissait être le pendant du génie rhodien. Il était de la même dimension, d'un coloris semblable, mais les couleurs en étaient mieux conservées. Le génie était également au milieu de la composition, mais il n'avait pas de papillon sur l'épaule; sa tête était peachée; il tenait son flambeau renversé vers la terre; les jeunes gens et
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les jeunes filles s'embrassaient étroitement; leur regard n'était plus ni triste ni soumis; il annonçait qu'ils avaient reconquis leur liberté.
Déja les antiquaires syracusains cherchaient à modifier leurs précédentes explications, afin qu'elles pussent s'adapter à ce nouveau tableau, lorsque le tyran ordonna de le porter dans la maison d'Épicharme. C'était un philosophe de l'école de Pythagore. Il demeurait dans le quartier éloigné qu'on nommait Tyché. Il allait rarement à la cour de Denys, non que ce tyran n'appelât autour de lui les hommes de talens de toutes les colonies de la Grande-Grèce; mais parce que la fréquentation des princes ôte le plus souvent aux talens une partie de leur charme. Épicharme s'occupait sans relâche de l'étude de la nature,
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de ses forces, de l'origine des plantes et des animaux et des lois harmoniques d'après lesquelles tous les corps planétaires, comme les flocons de neige et les grains de grêle, prennent la forme sphérique en se mouvant sur eux-mêmes. Comme il était accablé par l'âge, il se faisait tous les jours conduire au Pécile, et de là à Ortygie, à l'entrée du port où, selon son expression, ses yeux lui donnaient une image de l'infini, à laquelle son esprit s'efforçait en vain d'atteindre. Il était respecté du peuple et même des tyrans; il évitait ceux-ci, et se rapprochait volontiers de l'autre.
Épicharme, épuisé de fatigue, était sur son lit de repos, lorsque le nouveau tableau lui arriva de la part de Denys. On avait eu soin également de lui apporter
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une copie exacte du génie rhodien. Le philosophe les fit donc placer tous les deux devant lui; après avoir tenu long-temps les yeux fixés sur ces deux peintures, il appela ses disciples, et d'une voix émue leur parla ainsi:
«Ouvrez le rideau de la fenêtre, afin que je jouisse encore une fois du coupd'œeil de la terre animée. Pendant soixante ans j'ai réfléchi sur les mobiles intérieurs de la nature et sur la différence des substances; aujourd'hui pour la première fois, le génie rhodien me fait voir clairement ce que je ne faisais qu'entrevoir confusément. Si de l'union desêtres vivans, il résulte un effet salutaire et fécond, de même, dans la nature inorganique, la substance brute est mue par des impulsions semblables.
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Même dans la nuit du chaos, les principes se rapprochaient ou se fuyaient, selon que l'amitié ou l'inimitié exerçaient leur pouvoir. Le feu céleste suit le métal, l'aimant le fer: le succin frotté enlève des substances légères: la terre se mêle avec la terre: le sel se sépare de l'eau de mer évaporée: l'acide du suptæria* tend à s'unir à l'argile. Tout, dans la nature inanimée, s'empresse de s'unir d'après des lois particulières. Il en résulte qu'aucun principe terrestre, et qui oserait compter la lumière parmi eux, ne se trouve dans sa simplicité primitive. Tout, depuis son origine, tend à former de nouvelles unions, et l'art de l'homme peut seul séparer et présenter
* L'alun, l'acide sulfurique, déja connu des anciens.
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isolément ce que vous cherchez inutilement dans l'intérieur de la terre, et dans les océans mobiles de l'eau et de l'air. Dans la matière morte et inorganique, le repos absolu règne aussi longtemps que les liens de l'affinité ne sont pas rompus, aussi long-temps qu'une troisième substance ne pénètre pas pour se joindre aux autres. Mais même à cette lutte succède de nouveau un repos infécond.
Ce n'est pas ainsi qu'opère le mélange des principes qui constituent le corps des animaux et des plantes. C'est là que la force vitale exerce impérieusement ses droits; elle ne s'inquiète nullement de l'amitié ni de l'inimitié des atomes admis par Démocrite; elle réunit des substances qui, dans la nature inanimée,
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se fuient éternellement, et sépare celles qui s'y cherchent sans cesse.
Rapprochez-vous de moi, mes chers disciples; reconnaissez dans le génie rhodien, dans l'expression de sa force unie à la jeunesse, dans le papillon sur son épaule, dans le regard imposant de ses yeux, le symbole de la force vitale qui anime chaque germe de la création organique. A ses pieds, les élémens terrestres tendent simultanément à suivre leurs penchans propres et à s'unir les uns aux autres. Le génie, tenant en l'air son flambeau allumé, leur commande d'un air menaçant, et les contraint, sans égard pour leurs antiques droits, de suivre ses lois.
Maintenant considérez le nouveau ta-
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bleau que le tyran m'a envoyé pour l'expliquer: portez vos yeux de l'image de la vie sur l'image de la mort. Le papillon s'est envolé, le flambeau renversé est éteint, la tête du jeune homme est baissée, l'esprit s'est enfui vers la région céleste, la force vitale est anéantie. Les jeunes gens et les jeunes filles se tiennent par la main; les substances terrestres exercent leurs droits. Dégagées de leurs entraves, elles suivent avec impétuosité, après une longue privation, l'impulsion qui les porte à s'unir: le jour de la mort est pour elles un jour de fête nuptiale.
C'est ainsi que la matière inerte, animée par la force vitale, a passé, par une suite innombrable d'espèces; et dans la même substance qui a peut-être en-
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veloppé l'esprit divin de Pythagore, un misérable ver avait joui de l'existence d'un moment.
Va, Polyklès, dire au tyran ce que tu viens d'entendre; et vous, mes chers Phradman, Scopus et Timokles, rapprochez-vous encore plus de moi. Jesens que la force vitale affaiblie ne domptera pas long-temps en moi la substance terrestre; elle réclame son antique liberté. Conduisez-moi encore une fois au Pœcile, et de la sur le rivage de la mer; bientôt vous recueillerez mes cendres.»
FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.
[page 244]
[page 245]
DES MATIÈRES.
TOME PREMIER.
PRÉFACE du traducteur | Page v |
Dédicace | IX |
Préface de l'auteur | XI |
Considérations sur les Steppes et les Déserts. | 3 |
Éclaircissemens et additions sur les Steppes et les Déserts | 59 |
Considérations sur les Cataractes de l'Orénoque | 209 |
Éclaircissemens et additions sur les Cataractes de l'Orénoque | 265 |
[page] 246
TOME SECOND.
Idées sur la Physionomie des végétaux | 3 |
Éclaircissemens et additions sur la Physionomie des végétaux | 59 |
Sur la Structure et l'Action des Voleans dans les différentes régions de la terre | 157 |
Éclaircissemens et additions sur la Structure et l'Action des Volcans dans les différentes régions de la terre | 217 |
La force vitale, ou le génie de Rhodes | 219 |
FIN DE LA TABLE.
[page 247]
DE M. A. DE HUMBOLDT.
Ceux marqués d'une* sont du fonds de la Librairie de GIDE fils.
* TABLEAUX DE LA NATURE, 2 vol. in-8 | 12 | fr. |
* ESSAI POLITIQUE SUR L'ILE DE CUBA, avec un Supplément contenant des considérations sur la population, la richesse territoriale et le commerce de l'Archipel, des Antilles et de la Colombie, 1826, 2 vol. in-8, avec une grande Carte | 17 | |
* DE DISTRIBUTIONE GEOGRAPHICA PLANTARUM secundùm cœli temperiem et altitudinem montium, Prolegomena, in-8, avec planche. | 6 | |
VOYAGE AUX REGIONS EQUINOXIALES DU NOUVEAU CONTINENT, fait de 1799 à 1804, avec 2 vol. de Monumens des peuples indigènes, 14 vol. in-8. | 108 | |
* Tom. 7, 8, 9, 10, 11, 12. | 42 |
[page] 248
GRANDE ÉDITION DU VOYAGE.
PREMIÈRE SECTION. — Premiére Division.
Relation historique du Voyage, 4 vol. in-4 et atlas. Il en a paru six livraisons, ou 2 vol. 3/4. Papier fin | publié 322 f. |
à publier. 136 f. |
Papier vélin | 390 | 168 |
Liv. 4, 5, 6, papier fin | 142 | » |
Papier vélin | 174 | » |
Deuxième Division.
Vues des Cordillères ou Atlas pittoresque, 2 vol. in-f°, contenant 350 pag. de texte et 69 gravures, la plupart coloriées. | ||
Papier fin | 504 | » |
Papier vélin | 756 | » |
SECONDE SECTION.
* Zoologie et Anatomie comparée, 2 vol. in-4, accompagnés d'un grand nombre de plancbes, la plupart imprimées en couleur, en 14 livraisons; il en a paru 13. | ||
Papier fin | 330 | 25 |
Papier vélin | 395 | 30 |
TROISLÈME SECTION.
Essai sur la nouvelle Espagne, 2 vol. in-4, et Atlas in-fol. de 32 Cartes et Tableaux géographiques, physiques et statistiques. Papier fin | 300 | » |
Papier vélin | 380 | » |
[page] 249
QUATRIÈME SECTION.
Astronomie, ou Recueil d'Observations astronomiques, d'opérations trigonométriques et de mesures barométriques, faites pendant le cours du voyage, 2 vol. in-4 de 700 pages. Papier fin | publié 192 |
à publier. » |
Papier vélin | 352 | » |
CINQUIÈME SECTION.
* Géographie des Plantes, rédigée d'après la comparaison des phénomènes que présente la végétation dans les deux continens, 1 vol. in-fol. avec planches, en 4 livraisons. (Sous presse.) Papier vélin | » | 720 |
SIXIÈME SECTION.—Première Division.
Plantes équinoxiales, 2 vol. in-fol. avec 144 planches. Papier vélin | 520 | » |
Deuxième Division.
* 1° Les Melastomes, 1 vol. in-fol. de 150 pag. de texte, et 60 pl. coloriées. Papier vélin | 432 | » |
* 2° Les Rhexies, 1 vol. in-fol. avec 60 planches coloriées. Papier vélin | 432 | » |
[page] 250
Troisième Division.
* Les Mimoses, et autres plantes légumineuses du Nouveau-Continent, 1 vol. in-fol. avec 60 planches coloriées. Papier vélin | publié 672 |
à publier. » |
Sur grand-colombier | 840 | » |
Quatrième Division.
* Nova Genera et Species Plantarum quas in peregrinatione ad Plagam æquinoctialem orbis novi descript., etc., 7 vol. in-fol. avec plus de 700 pl. noires | 3000 | » |
* Même ouvrage, pl. color., papier vélin. | 6480 | » |
* Il y a de ce dernier ouvrage une édition in-4, planches noires | 1296 | » |
* Et in-fol., grand colombier, planches coloriées | 7000 | » |
Citation: John van Wyhe, ed. 2002-. The Complete Work of Charles Darwin Online. (http://darwin-online.org.uk/)
File last updated 25 September, 2022